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Full text of "Histoire de la Révolution française"

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HISTOIRE 


DE 


LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE 


TIRAGE  EXECUTE  SUR  AUTORISATION  SPECIALE 

DE  M.  LE  GARDE  DES  SCEAUX 

EN  MÊME  TEMPS  QUE  CELUI  DE  L'EDITION  IMPRIMEE  AUX   FRAIS  DE  L'ETAT 


Celle  édilion  a  élé  composée  sur  celle  de  1868,  doiil  Micheiel 
avail  revu  el  complélé  le  texle.  Oiï  s'esl  appliqué  lout  parliculiè- 
remeiit  à  rendre  exacls  les  références  et  les  renvois. 


HISTOIRE 


DE 


LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE 


PAR 


J.  MICHELET 


IMPRIMEE   POUR   LE   CENTENAIRE   DE    1789 


TOME  DEUXIEME 


PARIS 
IMPRIMERIE  NATIONALE 


PAUL  OLLENDORFF,  ÉDITEUR,  28  RIS,  RUE  DE  RICHELIEU 


M  DCCG   LXXXIX 


DE  LA   MÉTHODE 


ET 


DE  L'ESPRIT   DE  CE  LIVRE, 


DE  LA  METHODE 


ET 


DE  L'ESPRIT  DE  CE  LIVRE. 


Ce  volume  contient  deux  parties,  d'environ   dix  mois 
chacune;  son  milieu,  son  apogée,  c'est  le  beau  moment  où 
/^^la  France  crut  voir  le  ciel  ouvert,  la  dernière  des  fédéra- 
\    tions,  la  grande  fédération  du  Champ  de  Mars,  au  i4  juil- 
\  let  1790.  Elle  monte  ainsi,  notre  histoire,  pleine  d'espoir 
et  d'élan,  jusqu'à  ce  rêve  sublime  de  l'union  des  cœurs  et 
des  esprits.  Puis  elle  descend,  par  les  degrés  de  la  réalité 
pénible,  jusqu'au  21  septembre  1791,  où  ce  crédule  en- 
fant, le  peuple,  délaissé  de  son  tuteur,  qui  déserte  et  le 
trahit,  est  forcé  enfin  d'être  homme,  où  il  fait  le  premier 
^  I  essai  d'un  vrai  gouvernement  d'hommes  :  être  homme,  c'est 
j  se  régir  soi-même. 

Les  deux  parties  de  l'ouvrage,  le  livre  111,  le  livre  IV,  sont 
ainsi  très  diverses  de  sujets;  de  l'un  à  fautre,  l'histoire  y 
change  de  caractère,  par  une  transition  plus  rapide,  moins 
ménagée,  qu'il  n'arrive  ordinairement  dans  le  cours  des 
choses    humaines.    Ce    changement    n'est    nullement    un 


k  HISTOIRE  DE  LA   UEVOLUTION  FRANÇAISE. 

hasard  ;  c'est  la  crise  môme  du  temps,  le  destin  de  la  Révolu- 

ttion.  Donc  deux  sujets  et  aussi  deux  couleurs  et  deux  lu- 
mières :  l'une  éclatante  d'espoir;  l'autre  intense,  concentrée 
et  sombre.  On  se  rappelle  le  projet  proposé  par  quelques 
savants  pour  illuminer  Paris,  deux  phares  de  lumières  élec- 
triques, qui,  allumés  sur  deux  tours,  éclaireraient  d'un  de- 
mi-jour les  rues  les  plus  obscures  et  les  plus  profondes, 
fortifiant  les  lumières  partielles,  locales,  du  gaz  ou  des  ré- 
/"Verbères.  Voilà  mon  livre.  Les  deux  phares  qui  en  éclairent 
i  les  deux  côtés  sont:  i**  les  fédérations;  2"  les  clubs,  Jaco- 
•^  bins  et  Cordeliers.  Ces  deux  sujets  dominent  tout,  se  repré- 
sentent partout;  aux  chapitres  où  nous  paraissons  nous  en 
éloigner  le  plus,  ils  reviennent  invinciblement;  lors  même 
qu'ils  n'apparaissent  pas,  ils  n'en  font  pas  moins  sentir  leur 
présence  à  la  couleur  très  diverse  dont  ils  teignent  les  ob- 
jets, joyeuse  lumière  d'un  feu  de  hêtre,  brillant  comme  le 
matin,  sombre  lueur  d'un  feu  de  houille,  dont  la  flamme 
intense,  tout  en  éclairant,  augmente  l'impression  de  la  nuit, 
rend  les  ténèbres  visibles. 

Pour  nous,  joyeuse  ou  mélancolique,  lumineuse  ou 
obscure,  la  voie  de  l'histoire  a  été  simple,  directe;  nous  sui- 
vions la  voie  royale  (ce  mot  pour  nous  veut  dire  populaire), 
sans  nous  laisser  détourner  aux  sentiers  tentateurs  où  vont 
les  esprits  subtils;  nous  allions  vers  une  lumière  qui  ne  va- 
cille jamais,  dont  la  flamme  devait  nous  manquer  d'autant 
moins  qu'elle  était  tout  identique  à  celle  que  nous  portons 
en  nous.  Né  peuple,  nous  allions  au  peuple. 

Voilà  pour  l'intention.  Mais  la  droite  intention  est  chose 
si  puissante  en  l'homme,  quelle  que  soit  sa  faiblesse  indi- 
viduelle, que  nous  croyons,  en  cette  œuvre,  avoir  avancé 


INTRODUCTION.  5 

l'œuvre  commune  d'un  pas.  Dans  cette  construction  pre- 
mière, insudisante,  comnie  elie  est,  il  y  a  plusieurs  points 
solides,  où  nos  camarades  en  histoire  pourront  mettre  har- 
diment le  pied,  pour  bâlir  plus  liaul.  Oui,  qu'ils  marchent 
sur  nous  sans  crainte,  nous  serons  heureux  d'y  aider  et  de 
leur  prêter  l'épaule. 

Notre  seul  avantage  à  nous,  c'était  le  travail  antérieur, 
l'accumulation  patiente  des  œuvres  et  des  jours;  ce  qui  est 
commencement  pour  d'autres  est  pour  nous  un  couronne- 
ment. Dix  ans  dans  l'antiquité,  vingt  ans  dans  le  moyen  âge, 
nous  avons  longuement  conlenq)lé  le  fonds  sur  lequel  l'âge 
moderne  bâtit  aujourd'hui.  Nous  avons  ])u  apprécier,  mieux  ' 
peut-être  qu'on  ne  fait  d'un  regard  rapide,  où  est  la  base 
solide,  où  seraient  les  points  ruineux. 

La  base  crui  trompe  le  moins,  nous  sommes  heureux  de 
le  dire  à  ceux  qui  viendront  après  nous,  c'est  celle  dont  les 
jeunes  savants  se  défient  le  plus,  et  qu'une  science  persévé- 
rante finit  par  trouver  aussi  vraie  qu'elle  est  forte,  indes- [  yy^ 
tructible:  c'est  la  croyance  populaire. 

Vraie  au  total,  quoiqu'elle  soit,  dans  le  détail,  chargée 
d'ornements  légendaires,  étrangers  à  l'histoire  des  faits.  La 
légende,  c'est  une  autre  histoire,  l'histoire  du  cœur  du 
peuple  et  de  son  imagination. 

Nous  avons,  dans  la  scène  du  6  octobre,  donné  un  re- 
marquable exemple  de  ces  ornements  légendaires  qui  ne 
sont  nullement  des  mensonges  du  peuple  ;  il  y  affirme  seu- 
lement ce  qu'il  a  vu  des  yeux  du  cœur. 

Ecartez  les  ornements;  ce  qui  reste,  dans  la  croyance 
populaire,  spécialement  en  ce  qui  touche  la  moralité  his- 
torique, est  profondément  juste  et  vrai. 


6  HISTOIRE  DE  LA   RÉVOLUTION   FRANÇAISE. 

U  ne  faut  pas  que  notre  confiance  dans  une  culture  supé- 
rieure, dans  nos  recherches  spéciales,  dans  les  découvertes 
subtiles  que  nous  croyons  avoir  faites,  nous  fasse  aisément 
dédaigner  la  tradition  nationale.  Il  ne  faut  pas  qu'à  la  lé- 
gère nous  entreprenions  d'altérer  cette  tradition,  d'en  créer, 
d'en  imposer  une  autre.  Enseignez  le  peuple  en  astrono- 
mie, en  chimie,  à  la  bonne  heure;  mais  quand  il  s'agit 
de  l'homme,  c'est-à-dire  de  lui-même,  quand  il  s'agit  de 
'  son  passé,  de  morale,  de  cœur  et  d'honneur,  ne  craignez 
pas,  hommes  d'étude,  de  vous  laisser  enseigner  par  lui. 

Quant  à  nous,  qui  n'avons  nullement  négligé  les  livres,  et 
qui,  là  où  les  livres  se  taisaient,  avons  cherché,  trouvé  des 
secours  immenses  dans  les  sources  inanuscàtes ,  nous  n'en 
avons  pas  moins,  en  toute  chose  de  moralité  historique, 
consulté  avant  tout  J^a  .tradition  orale. 

Et  ce  mot  ne  veut  pas  dire  pour  nous  le  témoignage  in- 
téressé de  tel  ou  tel  homme  d'alors,  de  tel  acteur  important. 
La  plupart  des  témoins  de  ce  genre  ont  trop  à  compter  avec 
l'histoire,  pour  qu'elle  puisse  trouver  en  eux  des  guides 
,  bien  rassurants.  Non,  quand  je  dis  tradition  om/e,  j'entends 
tradition  nationale,  celle  qui  reste  généralement  répandue 
dans  la  bouche  du  peuple,  ce  que  tous  disent  et  répètent, 
les  paysans,  les  gens  de  ville,  les  vieillards,  les  hommes 
mûrs,  les  femmes,  même  les  enfants,  ce  que  vous  pouvez 
apprendre,  si  vous  entrez  le  soir  à  ce  cabaret  de  village,  ce 
que  vous  recueillerez,  si,  trouvant  sur  le  chemin  un  pas- 
sant qui  se  repose,  vous  vous  mettez  à  causer  de  la  pluie  et 
du  beau  temps,  puis  de  la  cherté  des  vivres,  puis  du  temps 
de  l'Empereur,  du  temps  de  la  Révolution.  .  .  Notez  bien 
ses  jugements;  parfois,  sur  les  choses,  il  erre,  le  plus  sou- 


A 


INTHOnUCTION.  7 

vent  il  ignore.  Sur  les  hommes,  il  ne  se  méprend  point, 
très  rarement  il  se  trompe  ^'^ 

Chose  curieuse,  le  plus  récent  des  grands  acteurs  de 
rhistoire,  celui  qu'il  a  vu  et  touché,  l'Empereur,  est  celui 
qu'il  charge  et  défigure  le  plus  de  traditions  légendaires.  La 
critique  morale  du  peuple,  très  ferme  partout  ailleurs,  fai- 
blit ici  généralement;  deux  choses  troublent  la  balance,  la 
gloire,  et  le  malheur  aussi,  Austerlitz  et  Sainte-Hélène. 

Pour  les  hommes  antérieurs,  plusieurs  choses  en  sont 
oubliées,  la  tradition  s'est  affaiblie,  quant  au  détail  de  leurs 
actes.  Mais,  quant  à  leur  caractère,  il  en  reste  un  jugement 
moral,  identique  dans  tout  le  peuple  (ou  la  presque  tota- 
lité) ,  jugement  très  ferme  et  très  précis. 

Etendez,  je  vous  prie,  cette  enquête.  Consultez  des  gens  ' 
de  toutes  sortes,  —  non  pas  seulement  des  ouvriers  (plu- 
sieurs sont  déjà  des  lettrés  plutôt  que  du  peuple),  — 
non  pas  des  femmes  seulement  (leur  sensibilité  parfois  les 
égare),  —  mais  des  personnes  diverses  d'âge,  de  sexe,  de 
condition;  écartez  les  diversités  accessoires,  prenez  le  total 
des  réponses;  voici  ce  que  vous  trouverez,  ce  qu'on  pour- 
rait appeler  le  catéchisme  historique  du  peuple  : 

Qui  a  amené  la  Révolution?  Voltaire  et  Rousseau.  — 
Qui  a  perdu  le  Roi?  La  Reine.  —  Qui  a  commencé  la  Ré- 
volution? Mirabeau.  —  Quel  a  été  fennemi  de  la  Révolu- 
tion? Pitt  et  Cobourg,  les  Chouans  et  Coblenlz.  —  Et 
encore?  Les  Goddem  et  les  Calotins.  —  Qui  a  gâté  la  Ré- 
volution ?  Marat  et  Robespierre.  '  ^ 

'*'  Ceci  ne  contredit  en  rien  ce  que  peuple.  Ce  serait  faire  injure  à  i'intelli- 
iious  avons  dit  au  chapitre  x  du  livre  IV.  gence  du  lecteur  que  d'expliquer  I»  dif- 
Là   il   s'agit   du  public,   ici  il  s'agit  du         férence. 


8  HISTOIRE   DE  LA   IlEVOLUTION    KRANÇALSE. 

Telle  est  la  tradition  nationale,  celle,  vous  pouvez  vous 
en  convaincre,  de  toute  la  France.  Otez-en  seulement  quel-  j 
ques  écrivains  systématiques,  et  quelques  ouvriers  lettrés, 
qui,  sous  l'influence  de  ces  deux  systèmes,  et  cultivés  de- 
puis vingt  ans  par  une  presse  spéciale,  sont  sortis  de  la 
tradition  commune  à  la  masse  du  peuple.  En  tout,  quelques 
milliers  d'hommes,  à  Paris,  à  Lyon,  dans  trois  ou  quatre 
grandes  villes;  nombre  peu  considérable,  en  présence  de 
trente-quatre  millions  d'âmes. 

Le  catéchisme  historique  que  nous  venons  d'indiquer  est 
celui  de  tous  les  habitants  des  canipafpies,  celui  de  la  majorité 
des  habitants  des  villes;  majorité  est  impropre,  il  faut  dire  la 
quasi-totalité. 

Prenez  maintenant  l'envers  de  ce  catéchisme  (Voltaire 
et  Rousseau  n'ont  rien  fait,  la  Reine  n'a  point  influé  sur  le 
sort  du  Roi,  les  prêtres  et  les  Anglais  sont  innocents  des 
maux  de  la  Révolution,  etc.),  vous  avez  contre  vous  la 
France. 

A  quoi  vous  répondrez  peut-être  :  «  Nous  sommes  des 
gens  habiles,  des  savants;  nous  savons  la  France  bien  mieux 
qu'elle  ne  se  sait  elle-même.  » 

Une  telle  fin  de  non-recevoir,  opposée  à  la  croyance  du 
peuple,  m'étonne,  je  dois  l'avouer.  Cette  histoire,  si  pro- 
fonde en  lui,  qui  la  vécut,  la  fit  et  la  soulfrit,  lui  en  con- 
tester la  connaissance,  cela  me  semble,  de  la  part  des  doctes, 
une  prétention  outrecuidante,  si  j'ose  parler  ainsi.  Laissez- 
lui,  Messieurs  les  lettrés,  laissez-lui  ses  jugements,  il  a  bien 
gagné  d'en  garder  la  possession  paisible,  —  possession 
grave,  importante.  Messieurs,  c'est  son  patrimoine  moral, 
une  partie  essentielle  de  la  moralité  française,  un  dédom- 


INTROnilCTION.  9 

inagement  considérable  de  ce  ([ue  cette  histoire  lui  coûta 
de  sang. 

Quand  le  peuple  a  tiré  un  axiome,  un  proverbe,  de  son 
expérience,  il  n'en  sort  pas  aisément;  une  chose  proverbiale 
pour  lui,  en  médecine  politique,  qu'il  a  retenue  de  1798, 
c'est  que  la  saignée  ne  vaut  guère  et  qu'on  est  plus  malade 
après. 

Et  n'eût-il  pas  l'expérience,  le  bons  sens  lui  dirait  assez 
que  le  salut  par  voie  d'extermination  n'est  pas  un  salul. 

La  France  était  perdue,  après  le  Salut  public,  perdue  de 
force  et  de  cœur,  jusqu'à  se  laisser  prendre  à  celui  qui  vou- 
lut la  prendre. 

Maintenant,  Messieurs  les  doctes,  contre  cette  croyance 
universelle,  arrivez  avec  vos  systèmes,  faites  entendre  à  ce 
bon  peuple  que,  «  la  vie  et  la  mort  s'échangeant  incessam- 
ment dans  la  nature,  il  est  indilïerent  de  vivre  ou  mourir; 
que,  l'un  mort,  d'autres  arrivent;  que  la  terre  n'en  fleurit 
que  mieux  ».  Que  si  cette  douce  doctrine  ne  le  charmait  pas 
d'abord,  dites-lui  avec  assurance  qu'elle  revient  tout  à  fait 
au  christianisme;  le  salut  dont  il  nous  parle,  c'était  le  Salut 
public;  l'apôtre  de  la  Terreur  fut  cousin  de  Jésus-(Jirisl. 
Puis  faites-lui  cet  apôtre  sentimental  et  pastoral,  donnez- 
lui  un  habit  plus  céleste  encore  qu'il  n'en  porta  à  la  fête 
de  prairial,  vous  aurez  beaucoup  de  peine  à  réconcilier  le 
peuple  avec  le  nom  de  Robespierre. 

Ce  peuple  a  la  tête  dure.  C'est  ce  que  disait  Moïse,  quand, 
après  avoir  tué  vingt  ou  trente  mille  Israélites,  il  appelait 
en  vain  les  autres;  ils  faisaient  la  sourde  oreille. 

Ou  bien  voulez-vous  que  j'emprunte  une  trop  naïve 
image,  que  vous  trouverez  basse  peut-être,  mais  qui  n'en 


10  HISTOIRE   DE  I.A   RÉVOLUTION   FRANÇAISE. 

est  pas  plus  inaiivaise,  c'est  la  fable  de  La  Fontaine;  le  cui- 
sinier, son  grand  couteau  au  côté,  qui  amadoue  les  poulets  : 
«  Petits!  petits!  »  Il  a  beau  prendre  une  voix  douce;  les  pe- 
tits n'ont  garde;  un  couteau  n'est  point  un  appât. 

Mais  parlons  sérieusement. 

Nous  ne  sommes  point  de  ces  amis  du  peuple  qui 
méprisent  l'opinion  du  peuple,  sourient  du  prcjiiçjé  popu- 
laire, qui  se  croient  modestement  plus  sages  que  Tout-Ie- 
monde, 

Toiit-le-monde ,  pour  les  habiles  et  les  gens  d'esprit,  c'est 
un  pauvre  homme  de  bien,  qui  n'y  voit  guère,  heurte, 
choppe,  qui  barbouille,  ne  sait  pas  trop  ce  qu'il  dit.  Vite, 
un  bâton  à  cet  aveugle,  un  guide,  un  soutien,  quelqu'un 
qui  parle  pour  lui . 

Mais  les  simples,  qui  n'ont  pas  d'esprit,  comme  Dante, 
Shakespeare  et  Luther,  voient  tout  autrement  ce  bon 
homme.  Ils  lui  font  la  révérence,  recueillent,  écrivent  ses 
paroles,  se  tiennent  debout  devant  lui.  C'est  lui  que  le  petit 
Shakespeare  écoutait,  gardant  les  chevaux,  à  la  porte  du 
spectacle;  lui  que  Dante  venait  entendre  dans  le  marché  de 
Florence.  Le  docteur  Martin  Luther,  tout  docteur  qu'il  est, 
lui  parle  le  bonnet  à  la  main,  l'appelant  maître  et  seigneur  : 
«  Herr  omnes  (Monseigneur  Toiit-le-monde) .  » 

Tout-le-monde ,  ignorant  sans  doute  dans  les  choses  de  la 
nature  (il  n'enseignera  pas  la  physique  à  Galilée,  ni  le  cal- 
cul à  Newton),  n'en  est  pas  moins  un  juste  juge  dans  les 
choses  de  l'homme.  Il  est  souverain  maître  en  droit.  Quand 
il  siège,  en  son  prétoire  et  tribunal  naturel,  aux  carrefours 
d'une  grande  ville,  ou  sur  le  banc  devant  l'église,  ou  encore 
sur  une  pierre  à  la  croix  des  quatre  routes,  sous  l'orme  du 


INTUODUCTIO.N.  11 

jugement,  il  juge  là,  sans  appel  ;  il  n'y  a  pas  à  dire  non.  Les 
rois,  les  reines  et  les  tribuns,  les  Mirabeau,  les  Robes- 
pierre, comparaissent  modestement.  Que  dis-je?  Le  grand 
Napoléon  fait  comme  faisait  Luther;  il  met  le  chapeau  à 
la  main.  .  . 

Et  mine,  erudimini,  (jni  jndicatis  terrain!  Soyez  jugés,  juges 
du  monde! 

Haute  et  souveraine  justice,  semblable  à  celle  de  Dieu, 
en  ce  qu'elle  ne  daigne  presque  jamais  motiver  ses  juge- 
ments. Ils  étonnent  parfois,  scandalisent.  Les  Scribes  et 
les  Pharisiens  demanderaient  volontiers  qu'on  interdît  un 
tel  juge;  ils  ne  savent  vraiment  comment  excuser  ses  con- 
tradictions :  «  Peuple  mobile  !  disent-ils  en  haussant  les 
épaules,  qui,  sans  nul  principe  arrêté,  juge  et  se  déjuge. 
Indulgent  pour  celui-ci  et  sévère  pour  celui-là  !  Justice 
toute  capricieuse.  Les  sages  heureusement  sont  là  pour  re- 
viser ses  jugements.  » 

Caprice  aux  yeux  de  l'ignorance;  pour  la  science,  justice 
profonde.  Lui,  il  juge,  tout  est  fini;  à  vous  autres,  histo- 
riens, philosophes,  critiques,  ergoteurs,  à  chercher,  trou- 
ver, si  vous  pouvez,  le  pourquoi.  Cherchez;  il  est  toujours 
juste.  Ce  que  vous  y  trouvez  d'injuste,  faibles  et  subtils  que 
vous  êtes,  c'est  le  défaut  de  votre  esprit. 

Ainsi  cet  étrange  juge  donne  ce  scandale  à  l'auditoire  : 
il  excuse  Mirabeau,  malgré  ses  vices;  condamne  Robespierre, 
malgré  ses  vertus. 

Grand  bruit,  force  réclamations,  dits,  contredits,  mais 
oui,  mais  non Plusieurs  hochent  la  tête  et  disent  : 


«  Le  bonhomme  a  perdu  l'esprit.  »>  Prenez  garde,  Messieurs, 
prenez  garde,  c'est  le  jugement  du  peuple,  c'est  la  décision 


"V 


12  HISTOIRE   DE  LA   RÉVOLUTION   FRANÇAISE. 

flu  maître;  nous  n'y  réformerons  rien;  lâchons  seulement 
de  comprendre. 

Ce  dernier  point  est  déjà  assez  difïicile.  Je  m'y  suis  tenu, 
sachant  bien,  quand  je  rencontrais  des  jugements  discutés, 
des  faits  étranges  parfois  où  la  tradition  commune  ne  sem- 
blait pas  concorder  avec  tels  documents  imprimés,  qu'il 
fallait  rarement  préférer  ceux-ci;  les  Mémoires  sont  des 
plaidoyers  pour  telle  cause  individuelle,  les  journaux  plai- 
dent de  même  pour  l'intérêt  des  partis.  J'ai  fouillé  alors 
d'autres  sources,  jusqu'ici  trop  négligées,  et  j'ai  vu  avec 
admiration  que,  pour  souscrire  aux  jugements  de  l'igno- 
rance populaire,  c'est  la  science  qui  m'avait  manqué. 

Un  éclatant  exemple  de  ceci,  c'est  le  fait  immense  des 
fédérations,  dont  le  peuple,  principalement  celui  des  cam- 
pagnes, est  resté  si  profondément  impressionné,  et  qu'il  ne 
manque  jamais  de  rappeler  avec  effusion,  dès  qu'on  parle 

!  de  l'année  1790.  Est-ce  à  tort.-^  Les  fédérations  furent-elles 
de  simples  fêtes .»^  On  le  croirait,  au  peu  d'attention  que  leur 
donnent  alors  les  journaux  de  Paris.  Furent-elles  des  fêtes 
hounjeoises y  comme  on  a  essayé  depuis  de  le  faire  entendre.»^ 
Comment  se  fait-il  alors  que  l'imagination,  le  cœur  du 
peuple,  en  soient  encore  tout  remplis  .\  .  .  Lisez  les^procès- 
verbaux  des  fédérations;  comparez-les  aux  documents  im- 
primés de  l'époque,  vous  trouverez  que  ces  grandes  réunions 
armées,  se  succédant  pendant  neuf  mois  (de  novembre  1  789 
à  juillet  1790),  eurent  l'effet  très  grave  de  montrer  aux 

[[aristocrates  les  forces  immenses,  invincibles,  de  la  nation; 

^ elles  leur  ôtèrent  l'espoir,  leur  firent  perdre  terre,  déci- 
dèrent l'émigration,  tranchèrent  le  nœud  de  l'époque.  Les 
fédérations  centrales  (Lyon,  Rouen,  Paris,  etc.),  qui  vinrent 


INTRODUCTION.  13 

les  dernières,  firent  comparaître  seulement  les  représentants 
de  la  garde  nationale;  à  Lyon,  cinquante  mille  hommes  re- 
présentèrent cinq  cent  mille  hommes.  Mais  les  fédérations 
locales,  celles  des  petites  villes  et  villages,  des  hameaux,! 
comprirent  tout  le  monde;  le  peuple,  pour  la  première  fois,| 
se  vit,  s'unit  d'un  même  cœur. 

Ce  fait,  imperceptible  dans  la  presse,  puis  obscurci,  dé- 
figuré par  les  faiseurs  de  systèmes,  reparaît  ici  dans  sa  gran- 
deur; il  domine,  nous  favons  dit,  la  première  moitié  de  ce 
volume.  Neuf  mois  de  la  Révolution  sont  inexplicables  saî» 
lui.  Où  était-il  avant  nous?  Dans  les  sources  manuscrites, 
dans  la  bouche  et  le  cœur  du  peuple. 

C'est  là  la  première  mission  de  l'histoire  :  retrouver  par 
les  recherches  consciencieuses  les  grands  faits  de  tradition 
nationale.  Celle-ci,  dans  les  faits  dominants,  est  très  grave, 
très  certaine,  d'une  autorité  supérieure  à  toutes  les  autres. 
Qu'est-ce  qu'un  livre  .^  C'est  un  homme.  Et  qu'est-ce  qu'un 
journal?  C'est  un  homme.  Qui  pourrait  mettre  en  balance 
ces  voix  individuelles,  partiales,  intéressées,  avec  la  voix  de 
la  France? 

La  France  a  droit,  si  personne  peut  l'avoir,  de  juger  en 
dernier  ressort  ses  hommes  et  ses  événements.  Pourquoi  ? 
C'est  qu'elle  n'est  pas  pour  eux  un  contemplateur  fortuit,  un 
témoin  qui  voit  du  dehors;  elle  fut  en  eux,  les  anima,  les 
pénétra  de  son  esprit.  Ils  furent  en  grande  partie  son  œuvre; 
elle  les  sait,  parce  quelle  les  fit.  Sans  nier  l'influence  puissante 
du  génie  individuel  ^'^  nul  doute  que,  dans  l'action  de  ces 
hommes ,Tàrpart  principale  ne  revienne  cependant  à  l'action 

'''  Dans  un  très  bel  article  où  le  journal  la  Fraternité  pose  le  véritable  idéal  de 
riiistoire,  il  réduit  trop  cependant  la  part  du  génie  individuel.  (Octobre  1847.) 


4 


14  HISTOIRE  DE  LA   RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

générale  du  peuple,  du  temps,  du  pays.  La  France  les  sait 
dans  cette  action  qui  fut  d'elle,  comme  leur  créateur  les 
sait.  Ils  tinrent  d'elle  ce  qu'ils  furent,  tels  ou  tels  points  ex- 
ceptés où  elle,  devient  leur  juge,  approuve  ou  condamne,  et 
dit  ;  «  En  ceci,  vous  n'êtes  pas  miens.  » 

Toute  étude  individuelle  est  accessoire  et  secondaire, 
auprès  de  ce  profond  regard  de  la  France  sur  la  France,  de 
cette  conscience  intérieure  qu'elle  a  de  ce  qu'elle  fit.  La  part 
de  la  science  n'en  reste  pas  moins  grande.  Autant  cette  con- 
science est  forte  et  profonde,  autant  aussi  elle  est  obscure, 
a  besoin  que  la  science  fexplique.  La  première  garde  et 
gardera  les  jugements  qu'elle  a  portés;  mais  les  motifs  des 
jugements,  toutes  les  pièces  du  procès,  les  raisonnements 
souvent  compliqués,  par  lesquels  l'esprit  populaire  obtient 
des  conclusions  qu'on  appelle  simples,  naïves,  tout  cela 
s'est  effacé.  Et  c'est  là  ce  que  la  science  est  chargée  de  re- 
trouver. 

x^^^oilà  ce  que  nous  demande  la  France,  à  nous  autres 
historiens,  non  de  faire  l'histoire,  elle  est  faite  pour  les  points 
essentiels  moralement,  les  grands  résultats  sont  inscrits 
dans  la  conscience  du  peuple  ;  mais  de  rétablir  la  chaîne  des 

-^ts,  des  idées,  d'où  sortirent  ces  résultats  :  «Je  ne  vous 
demande  pas,  dit-elle,  que  vous  me  fassiez  mes  croyances, 
me  dictiez  mes  jugements;  c'est  à  vous  de  les  recevoir  et  de 
vous  y  conformer.  Le  problème  que  je  vous  propose,  c'est 
de  me  dire  comment  j'en  vins  à  juger  ainsi .  .  .  J'ai  agi  et  j'ai 

jugé;  tous  les  intermédiaires  entre  ces  deux  choses  ont  péri 
dans  ma  mémoire.  A  vous  de  deviner,  mes  Mages  !  Vous  n'y 
étiez  pas,  et  j'y  fus.  Eh  bien,  je  veux;  je  commande  que 
vous  me  racontiez  ce  que  vous  n'avez  pas  vu,  que  vous 


INTRODUCTION.  15 

m'appreniez  ma  pensée  secrète,  que  vous  me  disiez  au  matin 
le  songe  oublié  de  la  nuit.  » 

Grande  mission  de  la  science,  et  quasi  divine!  Elle  n'y. 
suffirait  jamais  si  elle  n'était  que  science,  que  livres,  plumes 
et  papier.  On  ne  devine  une  telle  histoire  qu'en  la  refaisant 
d'esprit  et  de  volonté,  en  la  revivant,  en  sorte  que  ce  ne 
soit  pas  une  histoire,  mais  une  vie,  une  action.  Pour  re- 
trouver et  raconter  ce  qui  fut  dans  le  cœur  du  peuple,  il 
n'y  a  qu'un  seul  moyen,  c'est  d'avoir  le  même  cœur. 

Un  cœur  grand  comme  la  France!.  .  .  L'auteur  d'une 
telle  histoire,  si  elle  est  jamais  réalisée,  sera,  à  coup  sûr, 
un  héros. 

Quel  admirable  équilibre  de  justice  magnanime  se  trou- 
vera dans  ce  cœur!  Quelles  sublimes  balances  d'or! .  .  .  Car, 
enfin,  il  lui  faudra,  dans  la  grande  justice  populaire,  qui 
décide  en  général,  mesurer  aux  individus  la  justice  de  détail, 
retrouver  à  chacun,  par  une  bienveillante  équité,  ses  cir- 
constances atténuantes,  et,  sur  le  plus  coupable  même,  en 
l'amenant  au  tribunal,  dire  encore  :  «  Il  fut  homme  aussi.  » 

Ces  pensées  nous  ont  souvent  arrêté,  souvent  fait  rêver 
bien  longtemps.  Nous  sentions  trop  ce  qui  nous  manquait 
pour  toucher  cette  balance  en  pureté,  en  sainteté. 

Ce  que  nous  pouvons  dire  au  moins,  c'est  que,  digne  ou 
non,  nous  l'avons  touchée  d'une  main  attentive  et  scrupu- 
leuse ^'l  Nous  n'avons  jamais  oublié  que  nous  pesions  des 

*''  Nous  n'avons,  en  cette  histoire,  attaque    violente    et   personnelle    d'un 

nul  intérêt  que  la  vérité.  Nous  ne  sui-  membre  de  la  famille  Bertliier  n'a  nul- 

vons  à  l'aveug'le  nulle  |)assion  de  parti.  Icment  ébranlé  notre  ferme  résolution 

La  seule  réclamation  grave,  sous  ce  rap-  d'être  juste  pour  tous,  amis  et  ennemis, 

port ,  qui  nous  soit  parvenue ,  est  celle  Le  fils  et  le  petit-fils  des  deux  victimes , 

des  familles  Foulon   et  Bertliier.  Une  vieillards  aujourd'hui  fort  Agés,  nous  ont 


^" 


16  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

vies  d'hommes.  .  .  d'hommes,  hélas!  qui  vécurent  si  peu. 
C'est  une  circonstance  grave  dans  la  destinée  de  cette  géné- 
ration, qui  oblige,  pour  être  juste,  de  devenir  indulgent  : 
elle  tomba  dans  un  moment  unique,  où  s'accumulèrent  des 


transmis  des  mémoires  très  étendus.  Ils 
Icndent  à  établir,  quant  à  Foulon  :  Qu'il 
ne  fut  ni  traitant  ni  financier,  ne  spécula 
point  sur  les  grains,  ne  rançonna  pas  le 
pays  ennemi ,  ne  conseilla  point  la  ban- 
queroute; qu'il  était  bienfaisant,  et  que, 
dans  le  rude  hiver  de  1 789 ,  il  dépensa 
60,000  francs  en  travaux  pour  occuper 
les  pauvres;  que  sa  fortune,  moins  con- 
sidérable qu'on  n'a  dit ,  provenait  de  son 
mariage  et  de  ses  économies  (ceci  est 
établi  dans  le  mémoire  par  un  calcul 
fort  spécieux).  Quant  à  Berthier,  sa  fa- 
mille afllrme  :  Qu'il  était  fort  riche, 
même  avant  d'épouser  la  fdle  de  Foulon; 
qu'il  était  homme  de  mœurs  austères, 
administrateur  actif,  ami  des  réformes 
et  des  améliorations;  qu'il  en  fit  ou  pro- 
posa plusieurs  (cadastre  et  péréquation 
de  l'impôt ,  dépôts  de  mendicité ,  écoles 
vétérinaires,  fermes  modèles,  comices 
agricoles ,  etc.  )  ;  les  Berthier  occupaient , 
dès  le  xvii'  siècle,  des  places  impor- 
tantes dans  la  magistrature  et  l'adminis- 
tration, étaient  alliés  aux  plus  grandes 
familles  de  robe,  etc.  —  Plusieurs  de 
ces  faits  peuvent  être  vérifiés  dans  nos 
dépôts  publics.  La  famille  le  fera  sans 
doute.  Quant  à  la  question  politique, 
qui  nous  importe  surtout  en  ceci,  la  lec- 
ture attentive  de  ces  mémoires  n'a  point 
changé  notre  opinion,  conforme  à  celle 
de  la  majorité  des  contemporains,  et  des 
constitutionnels ,  Mounier,  Lafayelte,  les 
Amis  de  la  liberté ,  le  Moniteur,  etc.  ;  et 
des  myalistes  même  (Beaulieu,  II,  10; 


Perrière,  I,  i55;  Choiseul,  aao),  qui 
sont  peu  favorables  à  Foulon  et  à  son 
gendre.  L'enquête  juridique  faite  alors 
montre  assez  que  Foulon  était  le  con- 
seiller de  la  contre -révolution;  que 
Berthier  en  était  l'exécuteur  le  plus  éner- 
gique; il  est  prouvé  par  ses  lettres, 
reçus,  etc.,  qu'il  faisait  fabriquer  la 
poudre,  les  cartouches.  Quant  à  l'ordre 
qu'il  aurait  reçu  de  couper  les  blés  en 
vert,  pour  nourrir  la  cavalerie,  Berthier 
le  niait  si  peu  qu'il  désirait  vivement 
faire  venir  cet  ordre,  qui  eût  reporté  la 
responsabilité  sur  le  ministre  dont  Ber- 
thier était  l'instrument;  c'est  ce  qu'il 
dit  lui-même ,  dans  cette  journée  fatale , 
à  M.  Etienne  de  la  Rivière  qui  l'amenait 
à  Paris,  qui  le  défendait  et  le  couvrait 
de  son  corps.  11  essaya  en  vain  d'écrire 
sur  la  forme  de  son  chapeau  pour  faire 
venir  cet  ordre  ;  on  l'en  empêcha.  Beau- 
coup de  gens  étaient  fort  intéressés  à  ce 
qu'il  ne  fût  point  interrogé,  et  sans 
doute  ils  hâtèrent  sa  mort.  Cet  ordre  et 
l'interrogatoire  auraient  dévoilé  sans 
doute  le  projet  de  la  cour,  qui ,  hésitant 
à  engager  ses  troupes  dans  cette  grande 
ville  en  armes,  eût  mieux  aimé  la  tenir 
assiégée  et  affamée.  On  craignait  telle- 
ment la  déposition  de  La  Rivière  à  ce 
sujet  qu'on  trouva  moyen  d'empêcher 
les  journaux  de  la  donner  autrement 
que  par  extraits  infidèles.  Le  seul  Ami  du 
peuple  l'inséra  intégralement.  (i5  jan- 
vier 1790,  n'  984,  p.  5.)  S'il  s'agissait 
d'une   opinion   du  journaliste,  j'aurais 


INTIIODUCTFON  17 

siècles;  chose  terrible,  qui  ne  s'est  vue  jamais  :  plus  de  suc- 
cession, plus  de  transition,  plus  de  durée,  plus  d'années, 
plus  d'heures  ni  de  jours,  le  temps  supprimé! 

Quelqu'un,  en  1791,  dans  l'Assemblée  nationale,  raj)- 
pelait  1789  :  «Oui,  dit-on,  avant  le  ilclaçfe.*  —  Camille 
Desmoulins,  parlant  en  1794  d'un  homme  de  1792  :  «  Un 
patriote  antique  dans  l'histoire  de  la  Révolution.  »  —  Le 
même,  marié  à  la  fin  de  1 790,  écrit  en  1 798  :  «  Des  soixante 
personnes  qui  vinrent  à  mon  mariage,  deux  restent,  Robes- 
pierre et  Danton.  »  Il  n'avait  ])as  fini  la  ligne  que  des  deux 
il  n'en  restait  qu'un. 

lieu!  iinani  in  horain  natos! .  .  . 

La  tentation  du  cœur,  quand  on  voit  passer  si  vite  ces 
pauvres  éphémères  sous  le  souille  de  la  mort,  serait  de  les 
traiter  avec  une  extrême  indulgence.  Nous  ne  douions  pas 
que  Dieu  n'ait  jugé  ainsi,  qu'il  n'ait  largement  pardonné. 

Î L'historien  n'est  point  Dieu,  il  n'a  pas  ses  pouvoirs  illimités; 
il  ne  peut  oublier,  en  écrivant  le  passé,  que  l'avenir,  toujours 
copiste,  y  copiera  des  exemples.  Sa  justice  se  trouve  ainsi 
^circonscrite  à  une  mesure  moins  large  que  ne  conseillait 
son  cœur. 

Voici  ce  que  nous  pouvions  et  ce  que  nous  avons  lait  : 


quelque  défiance ,  le  connaissant  si  vio- 
lent, si  crédule;  il  s'agit  ici  d'une  pièce 
qu'aucun  journal  imprimé  publi(iuement 
n'aurait  osé  publier.  La  seule  difliculté 
que  je  trouve,  c'est  que  cet  ordre,  si 
contraire  au  caractère  connu  de  Necker, 
porte  au  bas  son  nom.  L'ordre ,  approuvé 
ou  non  de  lui,  n'en  aura  pas  moins  été 
envoyé  par  le  conseil  des  ministres  sous 
le  nom  du  ministre  dans  les  attributions 


duquel  se  trouvait  l'airairc.  —  Nous 
avons  examiné  tout  ceci  très  froidemenl , 
comme  on  peut  croire ,  avec  un  respect 
réel  de  la  vérité,  un  ferme  désir  d'être 
juste.  Seulement  nous  devons  rappeler 
une  grave  parole  de  M.  de  Bouille  (lettre 
à  M.  de  Choiseul),  qui  pose  et  formule 
très  bien  les  libertés  de  f  bistoire  :  «  Le 
caractère  des  liommes  publics  n|)particnt 
an  public,  non  à  leur  famillo.  • 


•^ 


18  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

Nous  avons  rarement  donné  un  jugement  total,  indis- 
tinct, n\ûj)ortrait  proprement  dit;  tous,  presque  tous  sont 
injustes,  résultant  d'une  moyenne  qu'on  prend  en  tel  et  tel 
moment  du  personnage,  entre  le  bien  et  le  mal,  neutralisant 
l'un  par  l'autre  et  les  rendant  faux  tous  deux,  j^ous  avons 
jugé  les  actes,  à  mesure  qu'ils  se  présentent,  jour  par  jour 
et  heure  par  heure.  Nous  avons  daté  nos  justices,  et  ceci 
nous  a  permis  de  louer  souvent  des  hommes,  que  plus  tard 
il  faudra  blâmer.  Le  critique  oublieux  et  dur  condamne  trop 
souvent  des  commencements  louables  en  vue  de  la  fin  qu'il 
connaît,  qu'il  envisage  d'avance.  Mais  nous,  nous  ne  vou- 
lons pas  la  connaître,  cette  fin;  quoi  que  cet  homme  puisse 
faire  demain,  nous  notons  à  son  avantage  le  bien  qu'il  fait 
aujourd'hui;  le  mal  viendra  assez  tôt  :  laissons-lui  son  jour 
d'innocence,  écrivons-le  soigneusement  au  profit  de  sa  mé- 
moire. 

Ainsi  nous  nous  sommes  arrêté  volontiers  sur  les  com- 
mencements de  plusieurs  hommes,  pour  qui  nous  étions 
médiocrement  sympathique.  Nous  avons  loué  provisoire- 
ment, là  où  ils  étaient  louables,  le  prêtre  Sieyès  et  le  prêtre 
Robespierre,  le  scribe  Brissot,  et  d'autres. 

Que  d'hommes  en  un  homme!  Qu'il  serait  injuste,  pour 
cette  créature  mobile,  de  stéréotyper  une  image  définitive! 
Rembrandt  a  fait  trente  portraits  de  lui,  je  crois,  tous  res- 
semblants, tous  différents.  J'ai  suivi  cette  méthode;  l'art  et 
la  justice  me  la  conseillaient  également.  Si  l'on  prend  la 
peine  de  suivre  dans  ces  deux  volumes  chacun  des  grands 
acteurs  historiques,  on  verra  que  chacun  d'eux  a  toute  une 
galerie  d'esquisses,  touchées  chacune  à  sa  date,  selon  les  mo- 
difications physiques  et  morales  que  subissait  l'individu.  La 


A 


INTRODUCTION.  19 

Reine  et  Mirabeau  passent  ainsi  et  repassent  cinq  ou  six 
fois;  à  chaque  fois,  le  temps  les  marque  au  passage.  Marat 
apparaît  de  même  sous  divers  aspects,  très  vrais,  quoique 
différents.  Le  timide  et  souffreteux  Robespierre,  à  peine  en- 
trevu en  1789,  nous  le  dessinons,  en  novembre  J790,  le 
soir,  de  profil,  à  la  tribune  des  Jacobins;  nous  le  posons  de 
face  (en  mai  1791)  dans  l'Assemblée  nationale,  sous  un 
aspect  magistral,  dogmatique,  déjà  menaçant. 

Nous  avons  ainsi  daté  soigneusement,  minutieusement, 
les  hommes,  et  les  questions,  et  les  moments  de  chaque 
homme. 

Nous  nous  sommes  dit  et  répété  un  mot  qui  nous  est  resté 
présent  et  qui  domine  ce  livre  : 

L* histoire,  c'est  le  temps. 

Cette  pensée  constante  nous  a  empêché  d'amener  les 
questions  avant  fheure,  comme  on  le  fait  trop  souvent.  C'est        /^v  • 
une  tendance  commune  de  vouloir  lire  toutes  les  pensées  |  ^^ 
d'aujourd'hui  dans  le  passé,  qui  souvent  n'y  songeait  pas.  \ 
I   Pour  ceux  qui   ont  cette  faiblesse,  rien  n'est  plus  facile. 
Toute  grande  question   est   éternelle;  on  ne  peut  guère 
manquer  de  la  retrouver  à  toute  époque.  Mais  le  fait  de  la 
science  est  de  ne  pas  prendre  ainsi  ces  côtés  vagues  et  gé- 
néraux des  choses,  ces  caractères  communs  des  temps,  où 
ils  se  confondent;  au  contraire,  de  spécifier,  —  d'insister, 
pour  chaque  époque,  sur  la  question  vraiment  dominante, 
et  non  d'y  faire  ressortir  telle  circonstance  accessoire,  qui  se 
trouve  en  d'autres  temps,  qui  peut-être  de  nos  jours  est  de- 
venue dominante,  mais  ne  fêtait  pas  alors. 

C'est  à  tort  que  les  auteurs  de  Vllistoire  parlementaire  et 
ceux  qui  la  suivent  de  près  ou  de  loin  ont  placé  en  première 

\J  \^ 


20  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

ligne,  dans  Thistoire  de  la  Révolution,  les  questions  qu'on 
appelle  sociales ,  questions  éternelles  entre  le  propriétaire  et 
le  non-propriétaire,  entre  le  riche  et  le  pauvre,  questions 
formulées  aujourd'hui,  mais  qui,  dans  la  Révolution,  ap- 
paraissent sous  d'autres  formes,  vagues  encore,  obscures, 
dans  une  place  secondaire. 

Ces  auteurs  ont  exercé  une  très  grande  influence,  et  par 
une  collection  facile  à  consulter,  qui  semble  dispenser  des 
autres,  et  par  un  journal  estimable,  rédigé  malheureusement 
dans  leur  esprit,  mais  dont  la  moralité  forte  compense  en 
partie  ce  défaut.  Le  devoir,  ce  mot  seul,  rarement  attesté  de 
nos  jours,  le  devoir  senti,  enseigné,  constitue  à  ce  journal 
une  originalité  véritable.. 

Nous  ne  reprochons  rien  aux  trop  modestes  élèves,  plus 

sensés  d'ailleurs  que  leurs  maîtres.  —  Quant  à  ceux-ci,  nous 

ne  pouvons  nous  empêcher  d'admirer  leur  sécurité  dans 

l'absurde,  leur  intrépidité  d'affirmation.  Le  devoir  pourtant 

qu'ils  attestent  commandait,  avant  d'affirmer  ainsi,  d'étudier 

avec  conscience.  On  ne  devine  pas  fhistoire.  Ce  lui  qui 

la  parcourt  en  hâte,  pour  y  trouver  quelques  preuves  d'une 

théorie   toute   faite,  limite  trop  ses  lectures  et   n'entend 

/     pas  même  le  peu  qu'il  a  iu.  C'est  ce  qui  arrive  aux  au- 

I     teurs  de  V Histoire  parlementaire;  des    deux  termes  qu'ils 

;     rapprochent  et  mêlent  sans  jugement,  le  moyen  âge,  la 

Révolution,  ils  ne  savent  pas  le  premier  et  ne  comprennent 

pas  fautre. 

Qu'est-il  arrivé  quand  ils  ont  voulu  imposer  à  la  Révo- 
lution de  1  789  le  caractère  socialiste  des  temps  postérieurs.^ 
Ne  trouvant  rien  dans  les  monuments  révolutionnaires  qu'ils 
reproduisent,  ils  y  suppléent,  en  collant,  devant,  derrière. 


INTIIODUCTION.  21 

des  préfaces  ou  postfaces  qui  n'y  ont  aucun  rapport.  Là, 
sans  preuves,  ils  afiirment  que  telle  fut  l'idée  secrète  des 
grands  acteurs  historiques,  de  tel  homme,  de  tel  parti  :  ils 
ont  pensé  ceci,  cela;  ils  n'en  ont  rien  dit,  il  est  vrai,  mais 
ils  auraient  dû  le  dire. 

Ou  bien,  s'ils  trouvent  un  secours,  quelques  mots  qu'ils 
puissent,  en  les  forçant,  détourner  à  leur  profit,  c'est  dans 
le  camp  ennemi  qu'ils  vont  les  chercher.  Donnons  ici  un 
exemple  de  cette  étrange  méthode. 

L'affaire  Réveillon,  tout  artificielle,  comme  le  dit  très 
bien  Barrère,  affaire  visiblement  organisée  parla  cour  pour 
empêcher  les  élections,  décider  le  Roi  à  ajourner  les  Etats 
généraux,  ils  en  font  une  question  toute  semblable  à  celles 
qui  nous  occupent  aujourd'hui  :  c'est  le  peuple  contre  les 
bourgeois.  Et,  pour  relever  ce  prétendu  peuple,  ils  affirment 
hardiment  qu'on  ne  pilla  rien  chez  Réveillon,  qu'il  le  dit 
ainsi  lui-même.  Pour  les  meubles,  cela  est  vrai;  on  n'aurait 
pu  les  emporter;  la  foule  était  serrée,  compacte,  et  les  spec- 
tateurs honnêtes  se  seraient  certainement  déclarés  contre 
les  pillards.  Mais,  pour  ce  qu'on  put  emporter,  pour  l'argent, 
on  remporta;  c'est  Réveillon  qui,  dans  sa  déposition,  le  té- 
moigne expressément  ^'^ 

Il  est  étrange  que  Vllistoire  parlementaire  invoque  son  té- 
moignage pour  lui  faire  dire  tout  juste  le  contraire  de  ce 
qu'il  dit. 

Où  puise-t-elle  son  récit?  Dans  Y  Ami  du  Roi,  — Vous 
croyez,  d'après  ce  titre,  qu'il  s*agit  du  journal  contem- 
porain, racontant  un  fait  de  la  veille.  Nullement.  11  s'agit  ici 

^'^  tll  y  avait  à  côté  5oo  louis  d'or,  qui  m'ont  été  volés  aussi.  »  [Exposé  justificatif 
du  siear  Réveillon,  réimprimé  à  la  fin  du  i"  volume  de  Ferrières,  p.  4 3 a,  éd.  182a.) 


22  HISTOIRE  DE  LA  REVOLUTION   FRANÇAISE. 

d'une  histoire  écrite  par  Montjoye,  deux  ans  après,  «pour 
former,  avec  le  journal  Y  Ami  du  Roi,  un  corps  complet 
d'histoire».  Il  n'y  a  jamais  eu  un  plus  effroyable  amas  de 
mensonges  que  ce  livre  de  Montjoye,  jusqu'à  raconter  que 
Mirabeau  était  là,  dans  l'affaire  Réveillon,  pour  pousser 

l'émeute! L'ouvrage,  en  général,  est  un  recueil  très 

complet  de  tout  ce  qu'on  avait  pu  imaginer  en  fait  de  ca- 
lomnies absurdes.  Vous  retrouverez  là,  entre  autres  choses, 
le  roman  de  la  République  calviniste,  travaillant  la  Révo- 
lution pendant  trois  cents  ans,  exactement  comme  on  l'a  lu 
dans  la  brochure  originale  de  Froment  en  i  790. 

La  tactique  très  perfide  des  royalistes  et  des  prêtres 
à  cette  époque  était  d'exploiter  les  souffrances  infinies  du 
peuple,  d'en  accuser  la  Révolution,  de  dire  que  tout  au 
moins  elle  n'y  pouvait  rien  changer. 

Les  évoques  (juin  1789)  apportent  hypocritement  du 
pain  noir  dans  l'Assemblée  :  «  Messieurs,  voyez  le  pain  du 
peuple .  .  .  Ayez  pitié  du  pauvre  peuple ...»  Et  Montjoye 
ajoute  en  cadence  :  «  Qu'importent  ces  élections  }  Le  pauvre 
sera  toujours  pauvre.  »  —  C'est-à-dire  qu'une  révolution 
qui,  par  le  fait,  supprimait  l'octroi  des  villes,  qui  délivrait 
le  paysan  de  la  dîme,  abolissait  fimpôt  indirect,  mettait  en 
vente  à  vil  prix  des  milliards  de  biens,  était  une  révolution 
tout  indifférente  au  peuple,  œuvre  des  bourgeois  faite  uni- 
quement pour  l'intérêt  des  bourgeois.  Burke  et  le  clergé 
ont  dit  ces  choses,  mais  quel  homme  sensé  les  croira? 

Malouet,  en  1789,  fit  la  proposition  infiniment  dange- 
reuse de  voter  une  vaste  taxe  des  pauvres,  qui,  mise  entre 
les  mains  du  Roi,  tournait  la  Révolution  exactement  à  re- 
bours, faisant  du  Roi  le  tribun  des  indigents,  le  nourricier 


INTRODUCTION.  23 

des  affamés,  le  capitaine  peut-être  des  mendiants  contre  la 
Révolution.  L'Assemblée  répondit  noblement  par  des  sacri- 
fices personnels,  par  l'immortelle  nuit  du  4  août. 

En  1790-1791,  le  club  des  Amis  de  la  constitution  mo- 
narchique usa  de  la  même  recette.  Il  se  mit  à  distribuer 
des  bons  de  pain,  non  aux  plus  affamés,  mais  aux  tra- 
vailleurs robustes.  Les  Jacobins  regardèrent  cette  tentative 
comme  tellement  dangereuse  qu'ils  eurent  recours  aux  plus 
violentes  émeutes  pour  détruire  ce  club. 

Tout  était  gagné  pour  les  royalistes,  s'ils  avaient  pu  ol)- 
scurcir  la  question  politique,  en  faire  une  question  sociale, 
la  guerre  des  bourgeois  et  du  peuple,  puis  intervenir,  faire 
accepter  au  peuple  du  pain,  en  place  de  ses  droits.  Ils 
avaient  compté  sans  lui.  Tout  affamé  qu'il  était,  il  subor- 
donna la  question  du  ventre  à  la  question  d'idées.  On  vit 
alors,  dans  les  plus  extrêmes  épreuves,  combien  la  Révolu- 
tion était,  dans  son  principe,  glorieusement  spiritual iste, 
fille  de  la  philosophie  et  non  pas  du  déficit.  Aux  portes 
des  boulangers,  comme  aux  portes  de  l'Assemblée,  on  par- 
lait de  la  disette  moiris  que  du  veto,  moins  que  du  der- 
nier discours  qu'avait  prononcé  Mirabeau;  on  discutait  les 
Droits  de  fhomme,  etc.  C'est  ce  que  les  royalistes,  confon- 
dus, ont  appelé  la  folie  de  cette  époque;  c'est  sa  gloire^j^i^ 

Étranges  amis   du  peuple    que   ceux  qui,   adoptant  à 
faveugle  la  tradition   royaliste,    rabaisseraient   ces   luttes  ' 
d'idées  aux  querelles  de  famine  ! 

Partout  où  ils  rencontrent  du  pillage,  du  brigandage, 
«  c'est  le  peuple,  voilà  le  peuple.  .  .  »  Et  que  diraient  donc 
de  plus  ses  cruels  ennemis  ? 


^ 


24  HISTOIRE   DE  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 

On  croirait  qu'ils  sont  ennemis  systématiques  de  la  pro- 
priété. Ils  ne  savent  pas  bien  ce  qu'ils  sont;  ils  restent,  sur 
ce  point,  dans  une  sorte  d'éclectisme,  comme  leur  ami 
Marat. 

Préoccupés  exclusivement  de  Paris,  des  tendances  aristo- 
cratiques de  la  garde  nationale  de  Paris,  ils  croient  voir  par- 
tout la  lutte  du  peuple  et  de  la  garde  nationale.  Que  ne 
consultent-ils  les  hommes  du  temps  qui  vivent  encore?  Ils 
leur  diraient  que,  de  juillet  1789  à  juillet  1790,  et  même 
au  delà,  la  garde  nationale,  c'était  tout  le  monde  en  France. 
Paris  et  quelques  grandes  villes  font  seules  exception  à  cela. 
Le  charbonnier,  le  porteur  d'eau,  le  commissionnaire  du 
coin  de  la  rue,  montait  sa  garde  à  côté  du  propriétaire,  du 
riche.  Notre  cher  et  vénérable  M.  de  Lamennais  m'a  conté 
qu'au  moment  où  les  villes  de  Bretagne  défendirent  du  pil- 
lage les  châteaux  des  nobles,  leurs  ennemis,  il  fut  frappé, 
tout  enfant  qu'il  était,  de  voir  la  ville  de  Saint-Malo  tout  en- 
tière partir  en  garde  nationale. 

Les  grandes  villes,  la  classe  ouvrière,  absorbent  toute 
l'attention  des  auteurs  de  V Histoire  parlementaire.  Ils  oublient 
/  une  chose  essentielle.  Cette  classe  n'était  pas  née. 

Je  veux  dire  qu'elle  était  peu  nombreuse,  en  comparaison 
de  ce  qu'elle  est  aujourd'hui. 

La  France  nouvelle  est  née  en  deux  fois  :  le  paysan  est 
né  de  l'élan  de  la  Révolution  et  de  la  guerre,  de  la  vente  des 
biens  nationaux;  l'ouvrier  est  né  de  181  5,  de  l'élan  indus- 
triel de  la  paix. 

r  Da  plupart  des  systèmes  qu'on  bâtit  sur  les  temps  de  la 
/Révolution  reposent  sur  l'idée  de  la  classe  ouvrière  qui  alors 
j  existe  à  peine.  Voilà  la  première  erreur  de  MM.  Bûchez  et 


INTRODUCTION.  25 

Roux^et  de  ceux  qui,  avec  plus  d'esprit,  plus  de  talent, 
moins  d'exagération  systc'^maticpie,  ont  adopté  à  la  légère 
plusieurs  de  leurs  conclusions. 

Et  la  seconde  erreur,  non  moins  grave,  c'est  de  supposer 
que  la  tradition  catholique  s'est  perpétuée  dans  celle  de  la 
Révolution. 

Pour  défendre  ce  paradoxe,  il  a  fallu  soutenir  à  la  Révo- 
lution elle-même  qu'elle  s'est  trompée,  qu'elle  est  identique 
à  ce  qu'elle  a  cru  combattre;  ce  qui  n'est  pas  moins  que  de 
la  représenter  imbécile  et  idiote. 

Mutilez  tant  que  vous  voudrez,  torturez  ses  paroles, 
jamais  vous  ne  la  convaincrez  d'avoir  eu  pour  principe 
l'étrange  et  bizarre  éclectisme  où  vous  mêlez  grossièrement 
ensemble  les  éléments  les  plus  contraires.  Elle  eut  un  prin-| 
cipe  simple,  comme  toute  chose  vivante,  organique;  elle  eut 
une  àme,  une  vie. 

Quand  vous  lui  prêteriez  vos  paroles,  vos  conceptions 
bizarres,  cela  ne  suffirait  pas  encore  à  la  dénaturer,  si  on  la 
voyait,  ce  qu'elle  est,  légitimement  amenée  par  le  courant 
invincible  des  siècles  qui  la  préparent.  H  faut  supprimer  ces 
siècles,  trois  au  moins,  nier  la  Renaissance,  nier  le  Protes- 
tantisme qui  est  la  moitié  du  monde,  nier  le  wiii*^  siècle  et 
le  monde  entier. 

Où  donc  faut-il  remonter  pour  trouver  l'esprit  véritable 
auquel  nous  rattacherons  la  Révolution?  Au  traité  deWest- 
phalie?  A  Luther?  A  Jean  Huss?  L'Europe,  avant  ces 
époques,  était  une,  disent-ils,  harmonique,  parfaitement 
équilibrée.  Or  savez-vous  ce  qu'avait  à  faire  la  Révolution 
selon  eux?  Vous  ne  le  devinez  ])as?  Replacer  le  monde  au 
même  point  :  «  Ramener  le  droit  public  de  l'Europe  à  l'état 


26  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION   FRANÇAISE. 

OÙ  il  était  avant  le  traité  de  Westphalie  »  (t.  VI,  p.  xiii, 
i'^'-'  édition). 

Même  page  :  «  La  Réforme  brisa  l'unité  religieuse.  »  L'unité 
avait  été  grande  en  effet  au  xv''  siècle,  grande  au  xiv®,  grande 
si  nous  remontons  aux  Albigeois  et  plus  haut.  .  .  l'unité 
d'un  chaos  sanglant! 

«Plus  tard,  disent-ils,  naquit  la  doctrine  du  droit  natu- 
rel. »  Croyez-vous  donc,  parce  que,  jusque-là,  vos  prêtres 
la  faisaient  taire,  cette  doctrine,  par  le  fer  et  par  le  feu, 
qu'elle  n'existât  pas  dans  le  cœur  de  l'homme,  qu'elle  ne 
criât  pas  contre  eux.^  —  En  quelle  année,  s'il  vous  plaît, 
est-elle  née  ?  Donnez-moi  la  date  du  droit  éternel. 

J'avais  lu  toutes  ces  belles  choses  dans  ce  pêle-mêle  alle- 
mand, qu'on  appelait  Le  Catholicjue ,  où  M.  d'Eckstein,  avec 
une  certaine  verve  trouble,  brouillait  toutes  sortes  de  doc- 
trines, de  théories  empruntées.  C'est  la  source  principale 
où  ceux-ci  ont  puisé  ce  qu'ils  savent  du  moyen  âge  catho- 
lique. Seulement,  comme  si  ce  brouillard  leur  semblait  en- 
core trop  clair,  ils  ajoutent  tout  ce  qu'ils  ont  d'ignorances, 
de  confusions,  de  malentendus.  Les  ténèbres  bien  épaissies, 
redoublées  par  des  non-sens,  ils  se  sont  là-dedans  commo- 
dément établis,  et  là  fait  un  tel  mélange  de  formules,  d'abra- 
cadabra,  que  rien  de  pareil  n'a  eu  lieu  depuis  la  scène  des 
trois  sorcières  de  Macbeth.  Vous  entendez  du  dehors  toutes 
sortes  de  doctrines  violées,  accouplées,  torturées,  hurler 
dans  la  nuit.  Chacune  d'elles  est  mêlée  aux  autres,  d'une  ma- 
nière d'autant  plus  impitoyable  et  barbare  qu'ils  ne  savent 
la  vraie  nature,  la  portée  d'aucune.  Chacune  prise  de  se- 
conde main ,  dans  des  extraits  infidèles,  dans  des  traductions 
inexactes,  n'ayant  plus  ni  figure  ni  forme,  finit  par  se  prê- 


INTUODUCTION.  27 

1er  à  tout.  La  série  des  épurations,  des  rectifications  préa- 
lables par  lesquelles  il  faudrait  faire  passer  chaque  élément 
de  ce  mélange,  avant  d'en  venir  à  discuter  finforme  Babel, 
décourage,  les  bras  en  tombent. 

Nul  système  n'est  là  plus  barbarement  estropié  que  la 
pauvre  Révolution. 

Pour  donner  quelque  vraisemblance  à  cette  confusion 
incroyable  qui  identifie  l'âge  de  libertc  avec  fàge  dautorité, 
de  tyrannie  spirituelle,  il  leur  a  fallu  placer  le  premier  dans 
ce  qui  fut  le  moins  lui-même,  dans  ce  qui  fut  le  moins 
libre,  dans  ce  que  la  Révolution  offre  d'analogue  aux  bar- 
baries du  moyen  âge.  La  Révolution,  selon  eux,  apparaît 
précisément  dans  ses  ressemblances  avec  le  système  contre 
lequel  depuis  des  siècles  se  faisait  la  Révolution.  Née,  gran- 
die dans  findignation  légitime  qu'inspirait  la  Terreur  de 
rinquisition,  elle  triomphe  enfin,  elle  éclate,  révèle  son 
libre  génie,  et  son  génie  ne  serait  autre  que  la  Terreur  de 
1793  et  l'inquisition  jacobine.^ 

Satire  amère  de  la  Révolution!  Qu'elle  déclame  cinq 
cents  ans  contre  le  moyen  âge,  et  qu'arrivée  à  son  jour, 
sommée  par  la  nécessité  de  montrer  ce  qu'elle  est,  ce 
qu'elle  veut,  elle  ne  montre  rien  en  soi  qu'une  impuissante 
déduction  du  moyen  âge,  qu'une  imitation  servile  de  ses 
procédés  barbares,  barbarie  plus  choquante  encore,  lors- 
qu'elle se  représente,  en  plein  xviif  siècle,  après  Rousseau 
et  Voltaire. 

Si  cette  théorie  est  bonne,  le  moyen  âge  a  vaincu.  Comme 
Terreur,  il  est  supérieur,  ayant,  par  delà  les  supplices  éj)hé- 
mères,  les  tourments  de  l'éternité.  Comme  Inquisition,  il 
est  supérieur,  connaissant  d'avance  fobjet  sur  lequel  porte 


i 


28  HISTOIRE  DE   LA  RÉVOLUTION    FRANÇAISE. 

son  enquête,  ayant  élevé  enfant  cet  homme  dont  il  cherche 
la  pensée,  l'ayant  pénétré  d'avance  par  tous  les  moyens  de 
l'éducation,  le  reprenant  chaque  jour  par  la  confession, 
exerçant  sur  lui  deux  tortures,  la  volontaire,  l'involon- 
taire, etc.  L'Inquisition  révolutionnaire,  n'ayant  aucun  de 
ces  moyens,  ne  sachant  comment  discerner  les  innocents 
des  coupables,  est  réduite  à  un  aveu  général  de  son  im- 
puissance; elle  applique  à  tous  au  hasard  la  qualité  de 
suspects. 

Le  moyen  âge,  nous  le  répétons,  a  tout  l'honneur  en  ce 
système.  Il  est  le  système  même,  et  la  Révolution  n'y  appa- 
raît que  comme  une  application  malheureuse,  un  accident 
barbare.  Le  catholicisme,  ici,  c'est  le  fond  de  tout,  un  fond 
absorbant  qui  rappelle  tout  à  lui.  Les  auteurs  ont  beau 
faire  parade  de  phrases  révolutionnaires,  attaquer  même 
en  tel  point  tel  abus  de  l'ancienne  Eglise  ;  leur  principe 
d'une  pente  rapide,  d'une  descente  invincible,  les  fait  rou- 
ler vers  cette  Eglise,  au  sein  des  vieilles  ténèbres.  Ce  sont 
les  Jacobins  du  pape.  Le  clergé  ne  s'y  trompe  pas;  l'apo- 
logie de  la  Saint-Barthélemi  lave  à  ses  yeux  suffisamment 
rtâpplogie  du  2  septembre. 

Je  n'insisterais  pas  ainsi  sur  Y  Histoire  parlementaire ,  si 
ce  recueil,  commode  à  consulter,  n'était  pas  pour  la  foule 
des  lecteurs  qui  ont  peu  de  temps  une  tentation  continuelle. 
Le  mot  devoir  est  en  tête,  il  commande  la  confiance.  11  porte 
à  croire  que  l'exécution  du  livre  fut  aussi  consciencieuse 
que  l'intention  pouvait  être  bonne.  Néanmoins,  quoique 
les  auteurs  soient  des  hommes  honorables,  la  passion,  la 
préoccupation  systématique,  sans  doute  aussi  la  précipita- 
tion avec  laquelle  ils  travaillèrent,  leur  ont  fait  admettre 


INTRODUCTION.  29 

dans  leur  recueil  une  quantité  innombrable  d'erreurs  maté- 
rielles qu'ils  trouvaient  dans  les  grandes  collections,  et  ils 
ont  ajouté  les  leurs  ^'^ 

Leurs  idées  ont  acquis  aussi  une  grande  influence  par  /  jL 
ce  qu'en  ont  emprunté  des  hommes  fort  supérieurs  en 
talent  littéraire  et  bien  moins  systématiques.  Les  derniers 
historiens  de  la  Révolution,  MM.  de  Lamartine,  Louis 
Blanc,  Esquiros  (que  je  ne  prétends  nullement  juger,  l'éloge 
me  mènerait  bien  loin),  sont,  malgré  leurs  différences, 
d'accord  avec  M.  Bûchez  sur  deux  points  essentiels.  En  ces 
points,  ils  sont  tous  contraires  à  la  tradition  de  l'esprit  mo- 
derne, à  celle  de  la  France.  Cette  tradition  n'est  pas  moins, 
selon  moi,  que  la  conscience  nationale.  Jusqu'à  quel  point  la 
science,  aidée  du  talent  et  du  prestige  de  l'art,  peut-elle 
avoir  raison  contre  la  conscience  populaire  ?  C'est  ce  que  le 
temps  jugera. 

1.   Le  premier  point,  c'est  leur  indulgence  pour  le  clergé. 

Contrairement  à  l'opinion  générale,  ils  ne  paraissent  pas 

croire  que  la  Révolution  ait  été  amenée  par  les  fautes  des 

f  prêtres  autant  que  par  celles  des  rois.  Les  premiers  n'appa- 

(  raissent  dans  leurs  livres  que  de  profd  et  en  seconde  ligne. 

La  tradition  antiecclésiastique  de  la  philosophie  française 

'"'  J'en  ferais  un  livre  plus  gros  que  exemple,  au  6  août  178g,  ils  suppri- 

le  leur  ;  mais  ce  qu'il  y  a  de  plus  curieux,  ment  la  proposition  que  fait  Buzot  de 

c'est  de  voir  comme  ils  escamotent  les  déclarer  que  •  les  biens  ecclésiastiques 

affaires  ecclésiasti((ues ,  suppriment  les  appartiennent  à  la  nation  ».  Ils  craignent 

discours  les  plus  fort»  sur  ces  matières,  de  donner  à  un  Iiomme  de  la  Gironde 

les  disant  de  peu  d'importance,  tandis  celle  grande  initiative.  —  Au  37  juil- 

que ,  dans  leurs  préfaces ,  les  mêmes  ma-  let  1 789 ,  ils  omettent  une  discussion 

tières  sont  présentées  comme  les  plus  tout  entière,  ce  qui  les  dispense  de  dire 

importantes.  que  Robespierre  demanda  la  violation 

l^arfois  l'esprit  de  système  les  mène  du    secret    des    lettres,   etc.   (Voir   le 

à    des    nniiilations     très    graves.     Par  tome  II ,  i"  édition,  |8.'Î4.) 


30  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

leur  inspire  peu  de  sympathie;  dans  Rabelais,  Molière  et 
Voltaire,  ils  ne  voient  que  les  organes  d'un  individualisme 
égoïste  des  classes  bourgeoises.  Nous,  nous  y  voyons  le 
peuple,  la  manifestation  vraie  et  forte  de  l'esprit  français, 
tel  qu'on  le  trouve  antérieurement  dans  les  fabliaux,  fables, 
contes,  poésies  populaires  de  tout  âge,  de  toute  forme  et 
de  toute  espèce. 

Nous  ne  portons  ici  aucun  jugement  sur  le  mérite  des 
deux  doctrines  opposées.  Nous  notons  seulement  leur  oppo- 
sition. 

II.  Il  en  est  de  même  pour  le  second  point.  Les  quatre 
écrivains  dont  je  parle  s'accordent  dans  leur  admiration 
pour  les  hommes  de  la  Terreur;  ils  croient  que  le  Salut 
/  public  a  sauvé  la  France,  ils  révèrent  les  noms  qui,  à  tort 
ou  à  raison,  sont  restés  exécrables  dans  le  souvenir  du 
peuple,  et,  dans  sa  bouche,  maudits. 

Deux  des  histoires  en  question  ne  sont  point  achevées. 
Attendons  les  faits,  inconnus  sans  doute,  qu'elles  tiennent 
encore  en  réserve,  des  faits,  s'il  en  est  d'assez  concluants 
pour  faire  que  l'instinct  populaire  a  erré,  que  la  France 
s'est  trompée. 

En  attendant,  tout  ce  qu'une  longue  étude  des  précédents 
de  la  Révolution,  et  de  la  Révolution  même,  nous  conduit  à 
croire,  c'est  que  la  France  a  raison,  c'est  qu'entre  la  science 
véritable  et  la  co/i5cie/ice  populaire,  il  n'y  a  rien  de  contra- 
dictoire. 

Loin  d'honorer  la  Terreur,  nous  croyons  qu'on  ne  peut 
même  l'excuser  comme  moyen  de  salut  public.  Elle  eut  des 
difficultés  infinies  à  surmonter,  nous  le  savons;  mais  la  vio- 
lence maladroite  des  premiers  essais  de  Terreur,  qu'on  voit 


INTRODUCTION.  31 

dans  ce  volume  même,  avait  eu  l'elTet  de  créer  à  l'intérieur 
des  millions  d'ennemis  nouveaux  à  la  Révolution,  à  l'exté- 
rieur, de  lui  ôter  les  sympathies  des  peuples,  de  lui  rendre 
toute  propagande  impossible,  d'unir  intimement  contre  elle 
les  peuples  et  les  rois.  Elle  eut  des  obstacles  incroyables 
à  surmonter;  mais  les  plus  terribles  de  ces  obstacles,  elle- 
même  les  avait  faits.  —  Et  elle  ne  les  surmonta  pas;  c'est 
elle  qui  en  fut  surmontée. 

La  faute,  au  reste,  n'est  pas  particulière  aux  hommes  du 
Salut  public;  c'est  celle  par  laquelle  avaient  péri  les  sys- 
tèmes antérieurs. 

Tous  commencent  par  poser  le  devoir;  puis  les  dangers, 
les  nécessités,  viennent,  ils  ne  songent  qu'au  salut. 

Le  christianisme  part  de  l'amour  de  Dieu  et  de  l'homme, 
du  devoir  moral;  puis,  dès  qu'il  est  contesté,  il  procède  par 
le  fer  et  le  feu,  par  voie  de  salut  public. 

La  royauté  naissante  est  une  justice  suprême;  saint  Louis 
est  un  juste  juge,  même  contre  la  royauté.  Philippe  le  Bel, 
poussé  par  le  pape,  atteste  le  salut  public  (c'est  le  mot  même 
dont  il  se  sert).  Louis  XI  l'applique  aux  seigneurs. 

Demandez  à  chaque  système  pourquoi  ces  moyens  vio- 
lents, peu  en  rapport  avec  le  principe  élevé  qu'il  mit  en  avant 
d'abord,  il  répond  :  «  Il  faut  que  je  vive;  la  première  loi  est 
le  salut.  »  —  Et  c'est  par  là  qu'il  périt. 

Ces  remèdes  héroïques  ont  cet  infaillible  effet  de  donner 
une  vigueur  nouvelle  à  ce  que  l'on  veut  détruire.  Le  fer 
a  une  force  vivifiante  qui  fait  végéter  ce  qu'on  coupe; 
c'est  comme  la  taille  des  arbres.  Torquemada,  par  les  bû- 
chers, enfante  des  philosophes.  Louis  XI,  par  les  gibets, 
réveille  l'âme  féodale  pour  le  siècle  qui  va  suivre.  Marat, 


32  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

en  aiguisant  le  couteau  de  la  guillotine,  ne  fait  que  des 
royalistes  et  prépare  la  réaction. 

Les  hommes  de  la  Révolution,  fort  courageux  et  dévoués, 
manquèrent,  il  faut  le  dire,  de  cet  héroïsme  d'esprit,  qui 
les  eût  affranchis  delà  vieille  routine  du  salut  public,  appli- 
quée par  les  théologiens,  formulée,  professée  par  les  juristes 
depuis  le  xiii*'  siècle,  spécialement  en  i3oo  par  Nogaret 
sous  son  nom  romain  de  salut  public,  puis  par  les  ministres 
des  rois  sous  le  nom  d'intérêt,  de  raison  d'Etat. 

Nos  révolutionnaires  retrouvèrent  cette  doctrine  dans 
Rousseau  ;  ils  la  suivirent  docilement.  Les  vingt  années  qui 
suivent  Rousseau  ne  leur  donnaient  nulle  idée  essentielle  de 
plus.  Eux-mêmes,  emportés  dans  l'orage,  ils  n'y  purent  rien 
ajouter.  Rousseau  fut  inconséquent,  et  ils  furent  inconsé- 
quents. 

Notons  cette  inconséquence. 

Dans  V Emile,  dans  la  profession  de  foi  du  vicaire  sa- 
voyard, Rousseau  a  atteint  la  profonde  idée  de  la  supréma- 
tie absolue  du  droit,  du  devoir,  disant  que  Dieu  même  n'en 
est  pas  affranchi  ^^K  Mais  dans  le  Contrat  social,  le  droit  flotte 
devant  ses  yeux,  il  n'est  plus  une  idée  simple,  primitive, 
absolue;  il  croit  avoir  besoin  de  l'expliquer,  il  le  dérive 
d'une  idée  antérieure ^^^ 

11  appuie  la  justice  sur  la  préférence  de  chacun  pour  soi, 


'*'  «Dieu,  dit-on,  ne  doit  rien  à  ses  dit ,  quehjues  lignes  plus  haut,  que  si 

créatures.  Je  crois   qu'il  leur  doit  tout  tous,  dans  la  Cité,  désirent  le  bonheur 

ce  qu'il  leur  promit  en  leur  donnant  de  tous,  c'est  qu'ils  y  volent  leur  inté- 

l'ètre,  »  etc.  [Emile,  liv.  IV.)  rèt  (liv.  II,  chap.  iv). 

^*'  «  L'égalité   de   droit  et  la  notion  Cette  doctrine  peu   élevée   rappelle 

de  justice  qu'elle  produit  dérivent  de  la  ([ue  le  Contrat  social  fut  écrit  d'abord  à 

préférence  que   chacun   se  donne.  »  Il  Venise. 


INTRODUCTION.  33 

sur  ïintêi^t  personnel.  La  justice  sociale  va  se  trouver  l'on- 
dée sur  l'intérêt  général.  Plus  d'injustice  dès  que  cet  intérêt 
général  commande,  dès  que  l'injustice  peut  servir  au  Salut 
public,  seule  base  de  la  justice. 

Le  salut,  dans  ce  système,  est  pris  pour  point  de  départ, 
comme  l'idée  la  plus  claire,  la  notion  la  plus  précise  qui 
prête  sa  clarté  aux  autres.  Cependant,  dans  cette  incerti- 
tude infinie  des  choses  humaines,  lorsque  les  fameux  poli- 
tiques se  trompent  à  chaque  instant,  sont-ils  surs  de  ne  pas 
se  tromper  ici,  de  bien  savoir  ce  qu'ils  disent,  quand  ils 
parlent  de  salut?  Le  salut  est-il  donc  chose  plus  claire  dans 
l'esprit  de  l'homme  que  Injustice  ne  l'est  dans  son  cœur.^ 
«  Qui  sait  en  ce  monde  (un  jeune  homme  d'un  grand  cœur 
me  disait  hier  ce  mot) ,  qui  sait  au  vrai  ce  que  c'est  que  le 
salut?  Est-ce  vivre?  Est-ce  mourir?  » 

Pour  moi,  tout  le  spectacle  de  l'histoire  m'a  montré  une 
chose  (que  les  empiriques  ignorants  de  la  politique  feront 
bien  d'apprendre)  :  c'est  que  les  plus  sûrs  du  salut,  c'étaient 
encore,  après  tout,  ceux  qui  ne  voulaient  point  de  salut 
aux  dépens  de  la  justice. 

La  justice  est  une  idée  positive,  absolue,  qui  se  suffît  à 
elle-même.  Le  salut  est  une  idée  négative,  qui  implique  la 
négation  de  la  ruine,  de  la  mort,  etc.  Ceux  qui  firent  des- 
cendre la  Révolution  de  la  justice  au  salut,  de  son  idée 
positive  à  son  idée  négative,  empêchèrent  par  cela  même 
qu'elle  ne  fût  une  religion.  Jamais  idée  négative  n'a  fondé 
une  foi  nouvelle.  La  foi  ancienne  dès  lors  devait  triompher 
tôt  ou  tard  de  la  foi  révolutionnaire.  L'ancienne  n'aurait  pu 
légitimement  céder  qu'à  une  foi  plus  désintéressée,  plus 
haute,  mieux  fondée  dans  la  juslice. 


II. 


34  HISTOIRE   DE  LA  RÉVOLUTION   FRANÇAISE. 

Personne,  du  commencement,  ne  vit  tout  cela. 

L'Assemblée  constituante,  par  la  voix  de  Mirabeau,  pro- 
clama le  principe  même  de  la  Révolution  (conforme  au 
Rousseau  de  ï Emile)  :  «  Le  droit  est  le  souverain  du  monde.  » 
Et  encore  par  Dupont  (de  Nemours)  :  «  Périssent  les  colo- 
nies plutôt  qu'un  principe!  »  Ce  qui  n'empêcha  pas  les  me- 
neurs de  l'Assemblée  de  professer,  tout  au  moins  de  prati- 
quer la  doctrine  du  Salut  public.  Ils  n'hésitèrent  pas  à 
l'avouer  dans  une  occasion  solennelle. 

Les  Girondins  et  Montagnards  commencent  précisément 
de  même.  Robespierre  répète,  dans  la  discussion  des  colo- 
nies, le  mot  de  Dupont  (de  Nemours).  Dans  la  question  de 
la  liberté  d'émigrer,  il  s'abstient,  laisse  parler  les  profes- 
seurs du  Salut  public  (février  1791).  Cependant,  dès  1789, 
il  a  conseillé  la  violation  du  secret  des  lettres;  on  peut,  sans 
peine,  prévoir  que,  s'il  arrive  à  tenir  le  timon  des  affaires, 
il  ne  défendra  pas  les  principes  plus  obstinément  que  ne 
font  les  Constituants  et  les  Girondins.  Le  grand  instranieii' 
tum  regni,  la  doctrine  du  Salut  public,  est  invariablement 
réclamée  par  les  puissants. 

Ils  n'ont  pas  une  autre  recette.  Tous,  Girondins,  Mon- 
tagnards, partent  de  l'idée  que  seuls  ils  sauront  sauver 
le  peuple.  Par  quelle  voie.^  Nulle  qui  leur  soit  propre.  Ils 
n'ont  ni  le  temps  ni  l'idée  même  de  chercher  des  choses 
nouvelles.  Ils  n'ajoutent  rien,  comme  philosophie,  aux  théo- 
ries de  Rousseau,  à  la  formule  de  Sieyès,  qui  en  dérive; 
1  je  parle  du  droit  du  nombre;  seulement  ils  l'appliquent  diver- 
sement. Sur  quoi  ce  droit  est-il  fondé?  Quel  est  le  droit 
des  classes  les  plus  nombreuses,  des  classes  non  cultivées, 
le  droit  de  l'instinct,  de  l'inspiration  naturelle? En  quoi  ces 


INTUODUCTION.  35 

classes  voieiit-eUes  mieux,  souvent,  que  les  classes  culti- 
vées? Ils  ne  songèrent  nuHemenl  à  éclaircir  ces  questions  ^'^ 

La  stérilité  des  Girondins  ne  tint  pas,  comme  on  le 
dit,  à  leur  qualité  de  hounjeois,  mais  à  leur  fatuité  d'avo- 
cats, de  scribes.  Les  Jacobins,  on  le  verra,  furent  également 
des  bourcjeois.  Pas  un  des  meneurs  jacol)ins  ne  sortait  du 
peuple. 

Scribes,  avocats,  disputeurs,  les  Girondins  crurent  ré- 
genter le  peuple  par  la  puissance  de  la  presse.  Brissot,  que 
j'ai  appelé  plus  haut  un  doctrinaire  républicain,  dit  dans  sa 
lettre  à  Barnave  :  «  Autant  un  homme  libre  est  au-dessus 
d'un  esclave,  autant  un  philosophe  patriote  est  au-dessus 
d'un  patriote  ordinaire.  »  Brissot  ignore  c[ue  l'instinct  et  la 
réflexion,  l'inspiration  et  la  méditation  sont  impuissants 
l'un  sans  l'autre;  que  le  philosophe  qui  ne  consulte  pas  sans 
cesse  les  instincts  du  peuple  reste  dans  une  vaine  et  sèche 
scolastique;  que  nulle  science,  nul  gouvernement  n'est  sé- 
rieux sans  cet  échange  de  lumières.  ^ 

Ces  docteurs  ont  cru,  précisément  comme  ceux  du  moyen "^ 
âge,  posséder  seuls  la  raison  en  propre,  en  patrimoine;  ils 
ont  cru  également  qu'elle  devait  venir  d'en  haut,  du  plus 
haut,  c'est-à-dire  d'eux-mêmes;  qu'elle  tombait  sur  le  simple! 
peuple  de  la  tête  du  philosophe  et  du  sage. 

Girondins  et    Montagnards,    ils   sont    d'accord  là-des-    v^ 
sus.  Ils  parlent  loujouis  (hi  pcupk',  mais  se  (loleul  bien      —- 

''^  Sont-elles  éclaircies  aiijouitriiui  ?  fait  dans  ce  but,   faible  essai,  mais  le 

Pas  encore.  premier;   c'est  la  deuxième    partie  de 

Qu  un  sache  bien  cependant  que  nulle  mon  livre  du  Peuple,  la  chose  la  plus 

amélioration  sociale  n'est  jwssible,  tant  sérieuse  peut-èlre  que  j'aie  écrite,  celle 

que  ces  questions  ne  seront  pas  résolues  qui,  tout  au  moins,  témoignera  de  ma 

et  leur  formule  jwsée.   Un  essai  a  été  bonne  volonté. 

3. 


36  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION   FRANÇAISE. 

au-dessus.  Les  deux  partis  également,  nous  le  mettrons  en 
lumière  d'une  manière  évidente,  reçurent  toute  leur  im- 
pulsion des  lettrés,  d'une  aristocatie  intellectuelle. 

Les  Jacobins  portèrent  l'orgueil  à  la  seconde  puissance; 
ils  adorèrent  leur  sagesse.  Ils  firent  de  fréquents  appels 
à  la  violence  du  peuple,  à  la  force  de  ses  bras;  ils  le  sol- 
-"^   dèrent,  le  poussèrent,  mais  ne  le  consultèrent  point.  Ils 
ne  s'informèrent  nullement  des  instincts  populaires  qui  ré- 
clamaient dans  les  masses  contre  leur  système  barbare  ^^^ 
Tout  ce  que  leurs  hommes  votaient  dans  les  clubs  de  i  798 , 
(^  par  tous  les  départements,  se  votait  sur  un  mot  d'ordre 
(  envoyé  du  Saint  des  saints  de  la    rue  Saint-Honoré.  Ils 
tranchèrent  hardiment  par  des  minorités  imperceptibles 
les  questions  nationales,  montrèrent  pour  la  majorité  le 
dédain  le  plus  atroce,  et  crurent  d'une  foi  si  farouche  à 
leur  infaillibihté  qu'ils  lui  immolèrent  sans  remords  un 
monde  d'hommes  vivants. 

Voilà  ce  qu'ils  dirent  à  peu  près  :  «  Nous  sommes  les 
sages,  les  forts;  les  autres  sont  des  idiots  de  modérés,  des 
enfants,  des  vieilles  femmes.  Notre  doctrine  est  la  bonne,  si 


'*'  L'organe  véritable  des  masses  fut 
l'infortuné  Loustalot,  rédacteur  des  Ré- 
volutions de  Paris ,  qui  mourut  à  vingt- 
huit  ans,  après  avoir  obtenu  un  succès 
tel  que  la  presse ,  ni  avant  ni  après ,  n'en 
peut  citer  un  semblable  ;  son  journal  fut 
tiré  parfois,  je  l'ai  fait  remarquer,  à  deux 
cent  mille  exemplaires  !  Mirabeau  tirait 
à  dix  mille ,  la  Société  centrale  des  Ja- 
cobins à  trois  mille,  etc.  —  Malgré  la 
légitime  colère  qu'inspire  à  Loustalot  la 
contre-révolution  (et  dont  il  est  mort), 
il  réelame  avec  une  vigueur  admirable 


les  droits  de  l'humanité;  en  ce  point,  il 
parle  hardiment,  sans  ménagement  pu- 
sillanime pour  sa  popularité.  Il  sent  trop 
bien  que  c'est  le  cœur  môme  du  peuple 
qui  parle  en  lui.  Il  censure  les  devises 
menaçantes  qui  avaient  paru  à  la  Fédé- 
ration ,  et  propose  celle-ci  :  «  Vaincre  et 
pardonner.  »  Il  pousse  un  cri  de  fureur 
contre  les  assassins  du  boulanger  Fran- 
çois (octobre  1789)  :  «Des  Français? 
des  Français  ?  Non ,  ces  monstres  n'ap- 
partiennent à  aucun  pays;  le  crime  est 
leur  élément ,  le  gibet  leur  patrie  I  » 


INTRODUCTION.  37 

notre  nombre  est  minime.  Sauvons,  malgré  lui,  ce  bétail. 
Qu'on  en  tue  plus  ou  moins,  qu'importe?  Cela  vivait-il, 
vraiment,  pour  se  plaindre  de  mourir?  La  terre  y  profitera.  « 

•  Un  jour  de  crime  seulement.  .  .  »  —  C'est  ce  que  disait 
ce  bon  Louis  XI  :  «Encore  un  petit  crime  seulement,  ma 
bonne  Vierge,  seulement  la  mort  de  mon  frère,  et  le  royaume 
est  sauvé.  » 

«  Un  jour  de  crime  seulement,  demain  le  peuple  est 
sauvé;  nous  mettons  la  Morale  et  Dieu  à  Tordre  du  jour.  » 
—  Autrement  dit  :  «  Quand  nous  aurons  rendu  ce  peuple 
exécrable  au  monde,  mettant  sous  son  nom  ce  que  fait 
malgré  lui  une  petite  minorité,  quand  nous  aurons  brisé 
en  lui,  par  les  honteuses  habitudes  de  la  peur,  tout  ressort 
moral,  alors,  au  moyen  d'une  petite  proclamation,  d'un 
morceau  de  papier  timbré,  tout  renaîtra,  se  relèvera; 
l'âme  flétrie  de  ce  peuple  va  refleurir  devant  le  Ciel  et  la 
Terre.  » 

Chirurgiens  ineptes,  qui,  dans  votre  profonde  ignorance 
de  toute  médecine,  croyez  tout  sauver  en  enfonçant  le  fer 
au  hasard  ici  et  là  dans  le  malade,  qui  vous  a  donné  sur  lui 
cette  autorité?  —  Tailler  et  puis  couper  encore,  c'est  toute 
votre  science;  le  mal  repousse  à  côté?  Encore  un  morceau 
de  chair! 

Voilà  une  bien  terrible  aristocratie,  dans  ces  démocrates: 

«Nous  sommes  des  docteurs,  nous;  le  malade  ne  sait  ce 
qu'il  dit.  .  .  Nous  le  guérirons,  quoi  qu'il  fasse;  il  sera 
bien  content  demain  ;  il  ne  lui  en  aura  coûté  que  tel  acces- 
soire, un  nez,  un  œil,  une  oreille,  un  bras,  une  jambe,  la 
tête,  à  prendre  les  choses  au  pis;  eh  bien,  le  tronc  sera 
sauvé  I  » 


38  mSTOIHK   l)K   I.A   HKVOMJTIO'N  FRANÇAISE. 

La  situation  était  atroce;  mais  elle  était  ridicule,  c'est  ce 
qui  nous  tira  de  là.  Qui  tuera  le  rire  en  France?  Il  tuerait 
plutôt  le  reste. 

Pendant  que  les  faux  Rousseau  prouvent  à  la  Convention, 
au  nom  des  principes,  quelle  doit  s'exterminer  elle-même, 
pendant  qu'elle  baisse  la  tcte  et  n'ose  dire  :  «  Non ...»  voici 
un  incident  grave  :  Voltaire  ressuscite. 

Béni  sois-tu,  bon  revenant!  Tu  nous  viens  en  aide  à  tous. 
Nous  étions  bien  embarrassés  sans  toi,  personne  ne  pouvait 
arrêter  la  mort  déchaînée  au  hasard.  Les  philanthropes  du 
moment  ont  guillotiné  la  clémence;  ils  ne  savent  plus  eux- 
mêmes  avancer  ni  reculer. 

Le  procès  voltairien  de  la  mère  de  Dieu  (Catherine  Théot) , 
tombé  dans  la  Convention,  y  soulève  un  rire  immense.  .  . 
Miracle  !  ces  morts  qui  rient .  .  ..  Cette  assemblée  condamnée, 
la  tête  sous  le  couteau,  la  mort  dans  les  dents,  s'oublie,  elle 
éclate,  ne  peut  se  contenir.  L'invincible  torture  du  rire,  lui 
donnant  la  question,  suscite  du  fond  de  ses  entrailles  ce 
qui  eût  semblé  éteint,  perdu  pour  toujours,  l'étincelle  de 
Voltaire.  .  .  Disons  mieux,  la  flamme  immortelle  du  vrai 
génie  de  la  France.  .  .  Rire  sacré,  rire  sauveur,  qui  vainquit 
la  peur  et  la  mort,  rompit  l'horrible  enchantement. 

L'apôtre  de  la  Terreur,  sous  l'amusante  figure  de  Messie 
des  vieilles  femmes,  ne  fut  plus  terrible  à  personne.  Le  ter- 
rorisme sentimental,  la  grimace  de  Rousseau  (dont  Rousseau 
/eût  eu  horreur)  ne  put  plus  se  soutenir.  Le  jour  où  le  dic- 
l    tateur  apparut  comme  roi  futur  des  prêtres,  la  France  ré- 
/    veillée  le  déposa  à  côté  de  Louis  XVI. 

Grande  leçon  pour  les  politiques,  et  qui  doit  les  faire 
songer!  Qu'ils  prennent  garde  à  Voltaire  !  Cet  homme-là  res- 


INTRODUCTION.  S9 

suscite  quand  on  y  pense  le  moins.  Robespierre  s'en  est  mal 
trouvé.  Chaque  fois  qu'on  s'appuie  sur  Tartufe  ou  qu'on 
veut  s'y  appuyer.  Voltaire  est  là  qui  vous  regarde .  .  . 

Plusieurs  demandent  à  quoi  sert  Voltaire,  s'il  n'est  pas 
fini  depuis  longtemps,  mort  et  enterré?  Nqnj_^l_vit,  pour 
surveiller  les  alliances  monstrueuses. 

Rousseau  ne  les  empêche  pas.  Tout  en  renversant  les 
bases  du  christianisme  comme  système,  il  l'adopte  comme 
sentiment.  Les  faux  Rousseau  ne  mancjuent  jamais  de  pro- 
fiter de  l'équivoque.  Voltaire,  qui  vint  avant  Rousseau,  doit 
encore  revenir  après,  pour  que  la  question  ne  s'obscurcisse, 
comme  on  tache  souvent  de  le  faire. 

La  France  aura  toujours  deux  pôles,  Voltaire  et  Rousseau  ; 
on  n'ôtera  pas  plus  l'un  que  l'autre.  Que  sert  de  commencer 
une  entreprise  impossible  ?  Pour  faire  plaisir  aux  prêtres  qui 
n'en  sauront  aucun  gré  ? 

Le  côté  voltairien,  né  du  sol  et  du  vin  des  Gaules,  per- 
pétué des  fabliaux  en  Rabelais,  de  Rabelais  en  Molière,  en 
Voltaire,  fleurit,  fleurira,  cultivé  des  Déranger  de  favenir. 
Ce  n'est  pas,  comme  vous  croyez,  un  fruit  sans  conséquence 
de  la  vieille  gaieté  bourgeoise  :  c'est  aussi,  c'est  avant  tout 
la  ferme  franchise  gauloise,  c'est  la  loyauté  de  ce  peuple, 
c'est  sa  haine  pour  Tartufe  (religieux,  politique,  philan- 
thrope, peu  importe). 

Voltaire,  un  en  trois  personnes,  dans  ces  trois  vainqueurs 
de  Tartufe,  Rabelais-Molière-Voltaire,  est,  sous  la  variété 
infinie  de  ses  formes  vives  et  légères,  malgré  tel  ou  tel 
mélange  accordé  à  fesprit  du  temps,  le  fond  même  de  ce  : 
peuple.  Comment?  Par  srt  haine  du  faux,  des  vaines  subtilités,  / 
des  abstractions  dangereuses,  des  scolasticjues  meurtrières^ 


40  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

et  puis  par  son  amour  du  vrai,  du  positif  et  du  réel,  par  son 
sincère  attachement  à  la  plus  certaine  des  réalités,  la  vie, 
par  sa  touchante  religion  pour  la  pauvre  vie  humaine,  si 
précieuse  et  si  prodiguée .  .  .  Par  son  bon  cœur  et  son  bon 
sens,  il  est  profondément  le  peuple.  Personne  ne  les  sépa- 
rera, il  faut  bien  vous  y  résigner.  Eussiez-vous  l'esprit  de 
Voltaire,  vous  n'arracherez  pas  Voltaire  de  l'esprit  national, 
ni  la  France  de  la  France. 


HISTOIUK 


DE 


LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 


/ 


A 


j 


LIVRE   IV. 

JUILLET  1790-.IUILLET  179L 


CHAPITRE   PREMIER. 

POURQUOI  LA  RELIGION  NOUVELLE  ?iE  PUT  SE  FORMULEH. 
OBSTACLES  IiNTÉRIEURS. 

Accord  des  rois  contre  la  Révolution,  a 7  juillet  1790.  —  Obstacles  intérieurs.  — 
Divisions  de  la  France.  —  Nulle  grande  révolution  n'avait  cependant  moins  coûté. 
—  Fécondité  religieuse  du  moment  de  1 790.  —  Forces  inventives  de  la  France.  — 
Sève  généreuse  qui  était  dans  le  peuple.  —  Réaction  d'égoïsme  et  de  |)eur,  d'irri- 
tation et  de  haine.  —  La  Révolution  entravée  produit  ses  résultats  politiques, 
mais  ne  peut  encore  atteindre  les  résultats  religieux  et  sociaux  qui  l'auraient  fon- 
dée solidement. 

La  nuil  même  de  la  fête,  du  i3  au  i/|  juillet,  lorsque  toute  la 
populalioii,  dans  l'abandon  de  l'enthousiasme  et  de  la  confiance, 
n'avait  plus  qu'une  pensée,  on  profita  de  ce  moment  pour  faire 
sortir  de  l'Abbaye  l'homme  du  dernier  complot,  l'agent  des  émigrés. 
Bonne  de  Savardin ,  qui  voulait  les  mettre  dans  Lyon ,  et  dont  on 
craignait  les  aveux. 

Kn  même  temps,  M.  de  Flachslanden ,  homme  de  confiance  de 
la  Reine  auprès  du  comte  d'Artois,  était  envoyé  par  lui  |K)ur  rece- 
voir et  complimenter  à  Nice  Froment ,  échappé  de  Nîmes. 

Le  27,  l'Assemblée  apprit  que  le  Roi  accordait  aux  Autrichiens 
le  passage  .sur  terre  de  France,  poiu'  aller  écraser  la  révolution  de 
Belgique. 

Le  même  jour,  date  mémorable,  le  57  juillet   1790,  l'Europe 


kli  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

fit  son  premier  accord  contre  la  Révolution,  contre  celle  de  Brabant 
d'abord.  Les  préliminaires  du  traité  furent  signés  à  Reiclienibacli. 
L'Angleterre,  la  Prusse  et  la  Hollande  abandonnèrent  à  la  vengeance 
de  l'Aulricbe  la  Belgique  qu'elles  avaient  soulevée,  encouragée, 
qui  n'espérait  qu'en  elles ,  qui  s'obstina  plus  tard  encore  et  jusqu'à 
sa  dernière  lieure  à  attendre  d'elles  son  salut. 

Le  même  mois,  M.  Pitt,  sûr  du  concert  européen,  ne  lit  pas 
difficulté  de  dire  en  plein  Parlement  qu'il  approuvait  mot  pour 
mot  la  diatribe  de  Burke  contre  la  Révolution,  contre  la  France; 
livre  infâme,  insensé  de  rage,  plein  de  calomnies,  de  basses  insultes, 
de  bouffonneries  injurieuses,  où  il  compare  les  Français  aux  galé- 
riens rompant  la  chaîne ,  foule  aux  pieds  la  Déclaration  des  droits 
de  l'homme ,  la  déchire  et  crache  dessus. 

Dures,  pénibles  découvertes!  Ceux  que  nous  croyons  amis  sont 
nos  plus  cruels  ennemis! 

Il  est  grand  temps  que  nous  sortions  de  nos  illusions  philanthro- 
piques, de  nos  sympathies  crédules.  La  Révolution  ne  peut,  sous 
peine  de  périr,  rester  dans  l'âge  d'innocence. 

La  vérité,  dure  ou  non,  il  faut  la  voir  face  à  face.  Il  nous  faut 
l'envisager  d'un  ferme  regard,  au  dehors  et  au  dedans.  J'ai  suivi 
la  pauvre  France,  candide  et  crédule  encore,  dans  l'entraînement 
trop  facile  de  son  cœur,  dans  ses  aveuglements  volontaires,  invo- 
lontaires. Je  dois  faire,  comme  elle  fit,  en  présence  de  ces  dangers 
imprévus,  fouiller  plus  profondément  la  réalité,  sonder  à  la  fois  le 
péril  et  les  ressources  de  la  résistance. 

Le  péril,  il  serait  peu  à  craindre,  si  la  France  n'était  divisée. 
Il  faut  le  dire ,  l'union  fut  sincère  au  sublime  moment  que  j'ai  eu 
le  bonheur  de  peindre;  elle  fut  vraie,  mais  passagère;  mais  bien- 
tôt la  division  et  de  classes  et  d'opinions  avait  reparu. 

Le  1 8  juillet  déjà ,  quatre  jours  après  la  fête ,  si  heureusement 
passée ,  lorsqu'on  avait  tant  sujet  de  se  confier  au  peuple ,  lorsqu'il 
eût  fallu  en  maintenir,  en  fortifier  l'union ,  en  présence  du  danger. 
Chapelier  (quel  changement,  pour  le  président  du  li  août!).  Cha- 
pelier propose  d'exiger  f uniforme  de  la  garde  nationale,  c'est-à- 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRE  PREMIER.  45 

dire  de  la  limiter  à  la  classe  riche  ou  aisée,  c'est-à-dire  de  préparer 
le  désarmement  des  pauvres!.  .  .  La  proposition,  il  faut  le  dire,  à 
l'honneur  de  ce  temps,  l'ut  mal  vue  et  mal  reçue  des  riches  mêmes 
(sauf  la  hourgeoisie  de  Paris  et  les  gens  de  Lafayette).  Barharoux 
la  hlâma  à  Marseille.  La  riche  Bordeaux  la  repoussa  et  protesta 
que,  pour  se  reconnaître,  on  pouvait  se  contenter  d'un  ruhan. 

Ces  germes  de  division  dans  la  garde  nationale,  les  défiances 
qui  s'élèvent  contre  les  municipalités,  doivent  multiplier,  fortifier 
les  associations  volontaires.  La  Fédération  n'a  pas  sufli,  finstilulion 
des  nouveaux  pouvoirs  n'a  pas  sulli;  il  faut  une  force  extralégale. 
Contre  la  vaste  conspiration  qui  se  prépare,  il  faut  une  conspiration. 
Vienne  celle  des  Jacohins,  et  qu'elle  enveloppe  la  France. 

Deux  mille  quatre  cents  sociétés  dans  autant  de  villes  ou  villages 
s'y  rattachent  en  moins  de  deux  ans.  Grande  et  terrihie  machine 
qui  donne  à  la  Révolution  une  incalculable  force,  qui  seule  peut 
la  sauver,  dans  la  ruine  des  pouvoirs  publies;  mais  aussi  elle  en 
modifie  profondément  le  caractère,  elle  en  change,  en  altère  la 
primitive  inspiration. 

Cette  inspiration  fut  toute  de  confiance  et  de  bienveillance. 
Candeur  et  crédulité,  c'est  le  caractère  du  premier  Age  révolution- 
naire, qui  a  passé  sans  retour.  .  .  Touchante  histoire  qu'on  ne  re- 
lira jamais  sans  larmes .  .  .  •  Jl  sy  mêle  un  sourire  amer.  Quoi  !  nous 
étions  donc  si  jeunes,  tellement  faciles  à  tromper!  Quoi!  dupes  à 
ce  point!.  .  .  N'importe!  Qu'on  en  rie,  si  l'on  veut,  nous  ne  nous 
repentirons  jamais  d'avoir  été  cette  nation  confiante  et  clémente. 

J'ai  lu  bien  des  histoires  de  révolutions,  et  je  puis  affirmer  ce 
qu'avouait  un  royaliste  en  1791,  c'est  ([ue  jamais  grande  révolution 
n'avait  coûté  moins  de  sang,  moins  de  larmes.  Les  désordres,  insé- 
parables d'un  tel  bouleversement,  ont  été  grossis  à  plaisir,  com- 
plaisamment  exagérés,  d'après  les  récits  passionnés  que  nos  ennemis 
recevaient,  sollicitaient  de  tous  ceux  qui  avaient  soulfert. 

En  réalité,  une  seule  classe,  le  clergé,  pouvait,  avec  quelque 
apparence,    se   dire   spoliée.    Et   pourtant   il   résultait    de    cette 


^0  IIISTOIHE   l)K   I.A   liKVOLUTION    KUANÇALSE. 

spoliation  ({lie  la  masse  du  clergé,  affamée  sous  l'ancien  régime 
au  profit  de  quelques  prélais,  avait  enfin  de  quoi  vivre. 

Les  nobles  avaient  perdu  leurs  droits  féodaux;  mais  dans  beau- 
coup de  provinces,  spécialement  en  Languedoc,  ils  gagnaient  bien 
plus  comme  propriétaires  à  ne  plus  payer  la  dîme  qu'ils  ne  per- 
daient comme  seigneurs  en  droits  féodaux. 

Pour  n'avoir  plus  les  bonneurs  golblques  et  ridicules  des  fiefs, 
devenus  un  non-sens,  ils  n'étaient  pas  descendus.  Presque  partout, 
avec  une  déférence  aveugle,  on  leur  avait  donné  les  vrais  bonneurs 
du  citoyen,  dont  la  plupart  n'étaient  guère  dignes,  les  premières 
places  des  municipalités,  les  grades  de  la  garde  nationale. 

Confiance  excessive,  imprudente.  Mais  ce  jeune  monde,  en  pré- 
sence des  perspectives  infinies  qui  lui  ouvraient  l'avenir,  marcban- 
dalt  peu  avec  le  passé.  Il  lui  demandait  seulement  de  le  laisser  aller 
et  vivre.  La  foi,  l'espoir,  étaient  immenses.  Ces  millions  d'bommes, 
bier  serfs,  aujourd'bul  liommes  et  citoyens,  évoqués  en  un  même 
jour,  d'un  coup,  de  la  mort  à  la  vie,  nouveau-nés  de  la  Révolution, 
arrivaient  avec  une  plénitude  inouïe  de  force,  de  bonne  volonté,  de 
confiance,  croyant  volontiers  rincroyable.  Eux-mêmes,  qu'étaient- 
ils.^  Un  miracle.  Nés  vers  avril  1789,  bommes  au  j  /i  juillet,  bommes 
armés  surgis  du  sillon,  tous,  aujourd'bul  ou  demain,  liommes 
publics,  magistrats  (treize  cent  mille  magistrats!).  .  .  et  tout  à 
riieure  propriétaires,  le  paysan  toucbant  presque  son  rêve,  son 
paradis,  la  propriété I.  .  .  La  terre,  triste  et  stérile  bier,  sous  les 
vieilles  mains  des  prêties,  passant  aux  mains  cbaudes  et  fortes  de 
ce  jeune  laboureur.  .  .  Espoir,  amour,  année  bénie!  Au  milieu  des 
fédérations  allait  se  multipliant  la  fédération  naturelle,  le  mariage; 
serment  civique,  serment  d'bymen,  se  faisaient  ensemble  à  l'autel. 
Les  mariages,  cbose  Inouïe,  furent  plus  nombreux  d'un  cinquième 
en  cette  belle  année  d'espérance. 

Abl  ce  grand  mouvement  des  cœurs  promettait  encore  autre 
cbose,  une  bien  autre  fécondité.  Fécond  en  bommes,  fécond  en 
lois,  ce  mariage  moral  des  âmes  et  des  volontés  faisait  attendre  un 
dogme  nouveau,  une  toute  jeune  et  puissante  idée,  sociale  et  rell- 


LIVHE  IV.  —  CHAPITHE  PHEMIER.  k7 

gieusc.  Kicn  qu'à  voir  ic  champ  de  la  Fédération,  tout  le  monde 
aurait  juré  que  de  ce  moment  sublime,  de  tant  de  vœux  purs  et 
sincères,  de  tant  de  larmes  mêlées,  à  la  chaleur  concentrée  de  tant 
de  flammes  en  une  ilamme,  il  allait  surgir  un  Dieu. 

Tous  le  voyaient,  tous  le  sentaient.  Les  hommes  les  moins  amis 
de  la  Révolution  tressaillirent  à  ce  moment,  ils  sentirent  qu'une 
grande  chose  advenait.  Nos  sauvages  paysans  du  Maine  et  des 
marches  de  Bretagne,  qu'un  fanatisme  perfide  allait  tourner  contre 
nous,  vinrent  eux-mêmes  alors,  émus,  attendris,  s'unir  à  nos  fédé- 
rations et  baiser  l'autel  du  Dieu  inconnu. 

Rare  moment  où  peut  naître  un  monde,  heuie  choisie,  di- 
vine!. .  .  Kt  qui  dira  comment  une  autre  peut  revenir.^  Qui  se 
chargera  d'expliquer  ce  mystère  profond  qui  fait  naître  un  homme, 
un  peuple,  un  Dieu  nouveau? 

La  conception!  l'instant  unique,  rapide  et  terrible!.  .  .  Si  ra- 
pide et  si  préparé!  Il  y  faut  le  concours  de  tant  de  forces  diverses, 
qui,  du  fond  des  âges,  de  la  variété  inlinie  des  existences,  viennent 
ensemble,  pour  ce  seul  instant. 

Un  fait  a  été  remarqué,  c'est  que  la  France,  comme  une  fennne 
(jiii  se  prépare  à  un  grand  enfantement,  avait,  outre  la  génération 
révolutionnaire,  sacrifiée  à  l'action,  une  autre  génération  en  ré- 
serve, plus  féconde  et  plus  inventive,  celle  des  hommes  qui  eurent 
vingt  ans,  ou  un  peu  plus,  en  i  790.  —  Il  y  avait  eu  là  un  flot  in- 
croyable de  puissance  et  de  génie;  deux  années  (1768-1769) 
avaient  produit  tout  à  la  fois  Bonaparte,  Hoche,  Marceau  et  Jou- 
bert,  Guvier  et  Chateaubriand,  les  deux  Fourier.  —  Saint-Martin, 
Saint-Simon,  de  Maislre,  Bonald  et  M"""  de  Staël  naissent  un  peu 
avant,  ainsi  que  Méhul,  Lesueur  et  les  Chénier.  Un  peu  après, 
Geoffroy  Saint-Hilaire,  Bichat,  Ampère,  Senancour^'^. 

''^  Si  l'on  clierclie  la  cause  de  celle  nouvelle,  etc.  Mais,  selon  moi,  il  y 
étonnante  éruption  de  génie,  on  pourra  a  priniilivenient  une  autre  cause.  Ces 
dire  sans  doute  que  ces  hommes  trou-  enfanls  admirables  furent  conçus,  pro- 
vèrent  dans  la  Révolution  l'excitation  la  duits  au  moment  où  le  siècle ,  morale- 
plus  puissante ,  une  liberté  d'esprit  toute  ment  relevé  par  le  génie  de  Rousseau , 


U8.  HISTOIRE  DE  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 

Quelle  couronne  pour  la  France  de  la  Fédération  que  ces  hommes 
de  vingt  ans,  que  personne  ne  connaît  encore!.  .  .  Qui  ne  serait 
terrifié  en  lui  voyant  briller  au  front  ces  diamants  magiques  qui 
étincellent  dans  l'ombre."^ 

Nul  doute  que,  dans  cette  foule  immense,  elle  n'en  ait  eu  bien 
d'autres  que  ceux-là.  Eux  seuls  grandirent,  vécurent.  Mais  la  cha- 
leur vitale  du  merveilleux  orage  n'avait  pas  fait  seulement,  croyez- 
le  bien,  éclore  ces  quelques  honnnes.  Des  millions  en  naquirent, 
pleins  de  la  flamme  du  ciel...  Le  dirai-je  mème.'^  La  magnanimité, 
la  bonté  héroïque  qui  fut  dans  tout  un  peuple  à  ce  moment  sacré 
faisait  attendre,  des  génies  qui  en  sortirent,  une  autre  inspiration. 
Si  vous  mettez  à  part  quelques-uns,  peu  nombreux,  qui  furent  des 
héros  de  bonté,  vous  trouverez  que  les  autres,  hommes  d'action, 
d'invention  et  de  calcul,  dominés  par  l'ascendant  des  sciences  phy- 
siques et  mécaniques,  poussèrent  violemment  aux  résultats;  une 
force  immense,  mais  trop  souvent  aride,  fut  concentrée  dans  leur 
tète  puissante.  Aucun  d'eux  n'eut  ce  flot  du  cœur,  cette  source 
d'eaux  vives  où  s'abreuvent  les  nations. 

Ahl  qu'il  y  avait  bien  plus  dans  le  peuple  de  la  Fédération 
qu'en  Cuvier,  Fourier,  Bonaparte  ! 

Il  y  avait  en  ce  peuple  l'àme  immense  de  la  Révolution,  sous  ses 
deux  formes  et  ses  deux  âges. 

Au  premier  âge,  qui  fut  une  réparation  aux  longues  injures  du 
genre  humain,  un  élan  de  justice,  la  Révolution  formula  en  lois  la 
philosophie  du  xviii*'  siècle. 

Au  second  âge,  qui  viendra  tôt  ou  tard,  elle  sortira  des  for- 
mules, trouvera  sa  foi  religieuse  (où  toute  loi  politique  se  fonde), 
et  dans  cette  liberté  divine  que  donne  seule  l'excellence  du  cœur, 
elle  portera  un  fruit  inconnu  de  bonté,  de  fraternité. 

Voilà  f infini  moral  qui  couvait  dans  ce  peuple  (et  qu'est-ce  au- 
près que  tout  génie  mortel.^),  quand,  le  i  4  juillet,  à  midi,  il  leva 
la  main. 

ressaisit  l'espoir  et  la  foi.  A  cette  aube        femmes  s'éveillèrent.  Il  en  résulta  une 
matinale  d'une    religion  nouvelle,   les        génération  plus  qu'humaine.  ' 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRE  PREMIER.  49 

Ce  jour-là,  tout  était  possible.  Toute  division  avait  cessé;  il  n'y 
avait  ni  noblesse,  ni  bourgeoisie,  ni  peuple.  L'avenir  fut  présent... 
C'est-à-dire  plus  de  temps.  .  .  Un  éclair  de  l'éternité. 

Il  ne  tenait  à  rien,  ce  semble,  que  l'âge  social  et  religieux  de  la 
Révolution,  qui  recule  encore  devant  nous,  ne  se  réalisât.  Si  l'hé- 
roïque bonté  de  ce  moment  eût  pu  se  soutenir,  le  genre  humain 
gagnait  un  siècle  ou  davantage;  il  se  trouvait  avoir,  d'un  bond, 
franchi  un  monde  de  douleurs.  .  . 

Un  tel  état  dure-t-il.-^  Etait-il  bien  possible  que  les  barrières  so- 
ciales, abaissées  ce  jour-là,  fussent  laissées  à  terre,  que  la  confiance 
subsistât  entre  les  hommes  de  classes,  d'intérêts,  d'opinions  di- 
verses ? 

Difficile  à  coup  sûr,  moins  difficile  pourtant  qu'à  nidle  époque 
de  l'histoire  du  monde. 

Des  instincts  magnanimes  avaient  éclaté  dans  toutes  les  classes, 
qui  simplifiaient  tout.  Des  nœuds  Insolubles  avant  et  après  se  ré- 
solvaient alors  d'eux-mêmes. 

Telle  défiance,  raisonnable  peut-être  au  début  de  la  Révolution, 
l'était  peu  à  un  tel  moment.  L'Impossible  d'octobre  se  trouvait  pos- 
sible en  juillet.  Par  exemple,  on  avait  pu  craindre  en  octobre  i  781) 
que  la  masse  des  électeurs  de  campagne  ne  servît  l'aristocratie  ; 
cette  crainte  ne  pouvait  sul)slster  en  juillet  1  790  :  presque  partout 
le  paysan  suivait,  autant  que  les  populations  urbaines,  l'élan  de  la 
Révolution. 

Le  prolétariat  des  villes,  qui  fait  l'énorme  obstacle  d'aujour- 
d'hui, existait  à  peine  alors,  sauf  à  Paris  et  quelques  grandes  villes, 
où  les  affamés  venaient  se  concentrer.  Il  ne  faut  placer  en  ce  temps, 
ni  voir  trente  ans  avant  leur  naissance,  les  millions  d'ouvTiers  nés 
depuis  1810. 

Donc,  en  réalité,  l'obstacle  était  minime  entre  la  bourgeoisie  et 
le  peuple.  La  première  pouvait,  devait  sans  crainte  se  jeter  dans 
les  bras  de  l'auti'e. 

Cette  bourgeoisie,  imbue  de  Voltaire  et  Rousseau,  était  plus 
amie  de  riiumanlté,  plus  désintéressée  et  généreuse  que  celle  qu'a 


50  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

faite  rindustriallsme ,  mais  elle  était  timide  ;  les  mœurs,  les  carac- 
tères, formés  sous  ce  déplora])le  ancien  régime ,  étaient  nécessai- 
rement faibles.  La  bourgeoisie  trembla  devant  la  Révolution  qu  elle 
avait  faite,  elle  recula  devant  son  œuvre.  La  peur  Tégara,  la  per- 
dit, bien  plus  encore  que  l'intérêt. 

Il  ne  fallait  pas  sottement  se  laisser  prendre  au  vertige  des 
foules,  ne  pas  s'effrayer,  reculer  devant  cet  océan  qu'on  avait 
soulevé.  Il  fallait  s'y  plonger.  L'illusion  d'effroi  disparaissait  alors. 
Lu  océan  de  loin,  des  lames  dangereuses,  une  vague  grondante, 
de  près,  des  liommes  et  des  amis,  des  frères  qui  vous  tendaient 
les  bras. 

On  ne  sait  pas  combien  à  cette  époque  subsistaient  dans  le 
peuple  d'anciennes  habitudes  de  déférence,  de  croyance,  de  con- 
fiance facile  aux  classes  cultivées.  Il  voyait  parmi  elles,  à  ce  pre- 
mier moment,  ses  orateurs,  ses  avocats,  tous  les  champions  de  sa 
cause.  Il  avançait  vers  elles,  d'un  grand  cœur.  .  .  Mais  elles  re- 
culèrent. 

Ne  généralisons  pas,  toutefois,  légèrement.  Une  partie  infini- 
ment nombreuse  de  la  bourgeoisie ,  loin  de  reculer  comme  l'autre , 
loin  d'opposer  à  la  Révolution  une  malveillante  inertie,  s'y  donna, 
s'y  précipita  d'un  même  mouvement  que  le  peuple.  Nos  patrio- 
tiques assemblées  de  la  Législative ,  de  la  Convention  (Montagnards , 
Girondins,  n'importe,  sans  distinction  de  partis)  appartenaient  en- 
tièrement k  la  classe  bourgeoise.  Ajoutez-y  encore  les  sociétés  pa- 
triotiques dans  leurs  commencements,  spécialement  les  Jacobins; 
ceux  de  Paris,  dont  nous  avons  les  listes,  ne  paraissent  pas  avoir 
admis  un  seul  homme  des  classes  illettrées  avant  1793.  Cette 
masse  de  bourgeoisie  révolutionnaire,  gens  de  lettres,  journalistes, 
artistes,  avocats,  médecins,  prêtres,  etc.,  s'accrut  immensément 
des  bourgeois  qui  acquirent  des  biens  nationaux. 

Mais,  quoiqu'une  partie  si  considérable  de  la  bourgeoisie  entrât 
dans  la  Révolution,  par  dévouement  ou  par  intérêt,  la  primitive 
inspiration  révolutionnaire  fut  modifiée  sensiblement  en  eux  par 
les  nécessités  de  la  grande  lutte  qu'ils  eurent  à  soutenir,  par  la  fu- 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRE  PREMIER.  .•>! 

rieuse  âpreté  du  conil)al,  par  TiiTitation  des  obstacles,  Tulcération 
(les  inimitiés. 

Kn  sorte  que,  pendant  qu'une  partie  de  la  bourgeoisie  fut  cor- 
rompue par  Tégoïsme  et  la  peur,  l'autre  fut  eflarourbée  par  la 
haine,  et  comme  dénaturée,  transportée  bors  de  tout  sentiment 
bnmain.  —  Le  peuple,  violent  sans  doute  et  furieux,  mais  n'étant 
point  systématiquement  baineux,  sortit  bien  moins  de  la  nature. 

Deux  faiblesses  :  la  haine  et  la  peur. 

n  fîdiait  (cbose  rare,  dilïicilc,  impossible  peut-être  dans  ces  ter- 
ribles circonstances),  il  fallait  rester  fort,  alin  de  rester  bon. 

Tous  avaient  aimé  certainement  le  i  /|  juillet.  Il  eût  fallu  aimer 
le  lendemain. 

Il  eût  fallu  que  la  partie  timide  de  la  bourgeoisie  se  souvint 
mieux  de  ses  pensées  bumaines,  de  ses  vœux  pliilanlbropiques; 
qu'elle  persiste»!  au  jour  du  péril,  qu'elfrayée  ou  non,  elle  fît 
comme  on  fait  en  mer,  qu'elle  se  remît  à  Dieu,  (ju'elle  jurât  de 
suivre  la  foi  nouvelle  en  tous  les  genres  de  sacrifices  ([u'elle  impo- 
serait pour  sauver  le  peuple. 

Il  eût  fallu  encore  que  la  partie  bardie,  révolutionnaire  de  la 
bourgeoisie,  au  milieu  du  danger,  en  plein  combat,  gardât  son 
cœur  plus  baul,  qu'elle  ne  se  laissai  point  ébranler,  rabaisser  de 
son  sublime  élan  aux  bas-fonds  de  la  baine. 

Ab!  qu'il  est  difficile,  aux  plus  forts  même  qui  combattent,  de 
dominer  leur  combat  d'un  cœur  ferme  et  serein,  de  combattre  du 
bras  et  de  garder  en  eux  Ibéroïsme  de  paix  I 

La  Révolulion  fit  beaucoup,  mais  si  elle  eût  pu  tenir,  un  mo- 
ment du  moins,  à  cette  bauteur,  que  n'eûl-elle  pas  fait? 

D'abord  elle  eût  duré.  Elle  n'aurait  pas  eu  la  Irisle  cbute  de 
1800,  où  les  âmes  stérilisées,  ou  de  peur  ou  de  baine,  devinrent 
pour  longtemps  infécondes. 

Kl  puis  elle  n'eût  pas  été  écrite  seulement ,  mais  appliquée. 
Des  abstractions  politiques  elle  fût  descendue  aux  réalités  so- 
ciales. 

Le  sentiment  de  bonté  courageuse  (|ui  fut  .son  point  de  départ 

4. 


52  HISTOIRE   l)K   LA  RÉVOLUTION   FRANÇAISE. 

et  son  premier  élan  ne  serait  pas  resté  flottant  à  l'état  de  vague 
sentiment,  de  généralités.  Il  aurait  été  à  la  fois  s'étendant  et  se  pré- 
cisant, voulant  entrer  partout,  pénétrant  les  lois  de  détail,  allant 
jusqu'aux  mœurs  mêmes  et  jusqu'aux  actions  les  plus  libres,  circu- 
lant dans  les  ramifications  les  plus  lointaines  de  la  vie. 

Parti  de  la  pensée  et  revenant  à  elle  après  avoir  traversé  la 
sphère  de  l'action ,  ce  sentiment  sympathique  d'amour  des  hommes 
amenait  de  lui-même  la  rénovation  religieuse. 

Quand  l'àme  humaine  suit  ainsi  sa  nature,  quand  elle  reste 
bienveillante,  quand,  absente  de  son  égoïsme,  elle  va  cherchant 
sérieusement  le  remède  aux  douleurs  des  hommes,  alors,  par  delà 
la  loi  et  les  mœuis,  là  où  toute  puissance  finit,  l'imagination  et  la 
sympathie  ne  finissent  pas;  l'àme  les  suit  et  veut  encore  le  bien, 
elle  descend  en  elle ,  elle  devient  profonde .  .  . 

Ceci  est  toute  aulre  chose  que  la  profondeur  de  l'esprit  et  l'in- 
vention scientifique.  C'est  une  profondeur  de  tendresse  et  de  vo- 
lonté bien  autrement  féconde,  qui  donne  un  fruit  vivant 

Etrange  incubation,  d'autant  plus  divine  qu'elle  est  plus  naturelle! 
D'une  douce  chaleur,  sans  effort  et  sans  art,  parfois  du  cœur  des 
simples,  éclôt  le  nouveau  génie,  la  consolation  nouvelle  qu'attend 
le  monde.  Sous  quelle  forme. ^  Diverse  selon  les  lieux,  les  temps  : 
que  cette  âme  tendre  et  puissante  réside  dans  un  individu ,  qu'elle 
s'étende  dans  un  peuple,  qu'elle  soit  un  homme,  une  parole  vi- 
vante ,  un  livre ,  une  parole  écrite ,  il  n'importe ,  elle  est  toujours 
Dieu.  ^1 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRE  II.  53 


I 


CHAPITRE  IL 

(SUITE.)  -  OBSTACLES  EXTERIEURS.  -  DEUX  SORTES  D'HYPOCRISIE: 
HYPOCRISIE  D'AUTORITÉ,  LE  PRETRE. 

Le  prêtre  emploie  contre  la  Révolution  le  confessionnal  et  la  presse.  —  Pamphlets 
des  catholiques  en  1 790.  —  Stérilisés  depuis  plusieurs  siècles ,  ils  ne  pouvaient 
étouffer  la  Révolution.  —  Leur  impuissance  depuis  1800.  —  La  Révolution  doit 
rendre  aux  âmes  l'aliment  religieux. 

J'ai  dit  l'obstacle  intérieur,  la  peur,  la  haine  ;  mais  l'obstacle 
extérieur  précède,  et  peut-être  sans  lui  l'autre  n'existait  point. 

Non,  l'obstacle  intérieur  ne  fut  ni  le  premier  ni  le  principal. 
Il  eût  été  impuissant,  annulé  et  neutralisé  dans  l'immensité  du 
mouvement  héroïque  qui  amenait  la  vie  nouvelle. 

Une  fatalité  hostile  exista  au  dehors,  qui  arrêta  l'enfantement 
de  la  France. 

Qui  accuser.'^  A  qui  renvoyer  le  crime  de  cet  enfantement  en- 
travé ?  Quels  sont  ceux  qui,  voyant  la  France  en  travail,  ont  trouvé 
les  mauvaises  paroles  de  l'avortement,  ceux  qui  ont  pu,  les  mau- 
dits, mettre  la  main  sur  elle,  la  contraindre  à  l'action,  la  forcer  de 
prendre  l'épée  et  de  marcher  au  combat  ? 

Ah!  tout  être  n'est-il  donc  pas  sacré  dans  ces  moments?  Une 
femme,  une  société  qui  enfante,  n'a-t-elle  pas  droit  au  respect,  aux 
vœux  du  genre  humain.*^ 

Maudit  qui,  surprenant  un  Newton  dans  l'enfantement  du  génie, 
empêche  une  idée  de  naître!  Maudit  qui,  trouvant  la  femme  au 
moment  douloureux  où  la  nature  entière  conjure  avec  elle,  prie 
et  pleure  pour  elle,  empêche  un  homme  de  naître!  Maudit  trois 
fois,  mille  fois,  celui  (pii,  voyant  ce  prodigieux  spectacle  d'un 
peuple  à  l'état  héroïque,  magnanime,  désintéres.sé ,  essaye  d'en- 
traver, d'étouffer  ce  miracle ,  d'où  naissait  un  monde  ! 


54  HLSTOIHK  l)K  LA   RÉVOLUTION  FRANÇAISK. 

Coiïiinenl  les  nations  vinrent-elles  à  s'accorder,  à  s'armer  contre 
l'intérêt  des  nations  ?  Sombre  et  ténébreux  mystère  ! 

Déjà  on  avait  vu  un  pareil  miracle  du  diable  dans  nos  guerres 
de  religion;  je  parle  de  la  grande  œuvre  jésuitique  qui,  en  moins 
d'un  demi-siècle,  fit  de  la  lumière  une  nuit,  cette  affreuse  nuit 
de  meurtres  qu'on  appelle  la  guerre  de  Trente  ans.  Mais  enfin  il 
y  l'allul  un  demi-siècle  et  l'éducation  des  jésuites;  il  fallut  former, 
élever  une  génération  exprès,  dresser  un  monde  nouveau  à  l'erreur 
et  au  mensonge.  Ce  ne  furent  point  les  mêmes  hommes  qui  pas- 
sèrent du  blanc  au  noir,  qui  virent  d'abord  la  lumière,  puis  ju- 
rèrent qu'elle  était  la  nuit. 

Ici  le  tour  est  plus  fort.  Il  suffit  de  quelques  années. 

Ce  succès  rapide  fut  dû  à  deux  choses  : 

1  **  Un  emploi  habile ,  immense ,  de  la  grande  machine  moderne , 
la  presse,  l'instrument  de  la  liberté  tourné  contre  la  liberté.  L'accé- 
lération terrible  que  celte  machine  prit  au  xviii*'  siècle ,  cette  rapi- 
dité foudroyante,  qui  vous  lance  feuille  sur  feuille,  sans  laisser  le 
temps  de  penser,  d'examiner,  de  se  reconnaître ,  elle  fut  au  profit 
du  mensonge; 

2°  Le  mensonge  fut  bien  mieux  approprié  aux  imbécillités 
diverses,  sortant  de  deux  officines,  préparé  par  deux  ouvriers,  par 
deux  procédés  différents  :  l'ancien,  le  nouveau,  la  fabrique  catho- 
lique et  despotique ,  la  fabrique  anglaise ,  soi-disant  constitutionnelle. 

C'est  là  ce  qui  différencie  profondément  le  monde  moderne 
et  balance  tous  ses  progrès.  C'est  d'avoir  deux  hypocrisies;  le 
moyen  âge  n'en  eut  qu'une,  nous,  nous  en  possédons  deux  :  hypo- 
crisie d'autorité,  hypocrisie  de  liberté,  d'un  seul  mot  :  le  prêtre, 
VAiujlais,  les  deux  formes  de  Tartufe. 

Le  prêtre  agit  principalement  sur  les  femmes  et  le  paysan ,  l'An- 
glais sur  les  classes  bourgeoises. 

Ici  un  mot  du  prêtre,  pour  expliquer  seulement  ce  que  nous 
avons  dit  ailleurs. 

La  vieille  fabrique  de  mensonge  recommence  en  i  789  par  tous 
les  moyens  à  la  fois.  D'une  part,  comme  autrefois,  la  diffusion 


r 


LIVHE  IV.  —  CHAPITRE  II.  55 

secrète  par  le  confessionnal,  le  mystère  entre  prêtre  et  femme,  la 
publicité  à  voix  basse,  les  demi-mots  à  l'oreille.  D'autre  part,  une 
presse  frénétique,  qui  peut  risquer  bien  plus  que  l'autre,  parce 
que,  remettant  ses  feuilles  en  dessous  à  des  mains  sûres,  aux 
simples  et  crédules  personnes  toutes  persuadées  d'avance,  elle  sait 
parfaitement  qu'elle  n'a  nul  contrôle  à  craindre.  Ces  brochures 
sont  des  poignards;  nous  en  avons  entre  les  mains  tpii,  pour  la 
violence  et  l'odeur  de  sang,  égalent  ou  passent  Marat. 

Quicomjue  veut  voir  jusqu'où  peut  aller  la  parole  bumaiiie 
dans  l'audace  du  mensonge  n'a  qu'à  lire  le  pamphlet  que  l'homme 
de  Nimes,  Froment,  lança  de  l'émigration,  au  mois  d'août  1790. 
Là  se  développe  à  son  aise,  en  pleine  sécurité,  tout  un  long 
roman  :  comment  la  République  calviniste ,  fondée  au  xvi*  siècle , 
édifiée  peu  à  peu,  triomphe  en  1789;  comment  l'Assemblée  na- 
tionale a  donné  commission  aux  protestants  du  Midi  d'égorger 
tous  les  catholiques,  pour  diviser  le  royaume  en  républicpies  fédé- 
ratives,  etc. 

Cette  brochiu^e  atroce,  répandue  dans  Paris,  jetée  la  nuit  sous 
les  portes,  semée  aux  cafés,  aux  églises,  eut  ici  peu  d'action.  Elle 
en  eut  ime,  et  grande,  dans  les  campagnes.  Mille  autres  la  suivi- 
rent. Variées  selon  les  tendances  différentes  du  Midi  ou  de  l'Ouest, 
colportées  par  de  bons  ecclésiastiques,  de  loyaux  gentilshommes, 
des  femmes  tendres  et  dévotes,  elles  commencèrent  le  grand  travail 
d'obsciu-cissement,  d'erreur,  de  stupidité  fanatique  qui,  suivi  con- 
sciencieusement pendant  deux  années,  nous  a  donné  la  Vendée, 
la  guerre  des  chouans;  de  là,  par  contre,  l'affreuse  contraction  de 
la  France,  qu'on  appelle  la  Terreur. 

Nos  transfuges,  d'autre  part,  allaient  inspirer,  dicter  aux  Anglais 
leurs  arginuents  contre  nous.  C'est  Calonne,  c'est  Necker,  c'est 
Dumouriez,  les  gens  à  qui  la  France  a  conlié  ses  affaires,  qui  usent 
de  cette  connaissance,  qui  écrivent  contre  la  France  des  livres 
profondément  anglais. 

Ces  trois  n'ont  pas  cependant  la  grande  respon.sabilité.  Calonne 
était  trop  méprisé  pour  être  cru ,  les  deux  autres  trop  haïs. 


56  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

L'homme  qui  agit  incontestablement  avec  plus  d'efficacité  contre 
la  Révolution,  qui  nuisit  le  plus  à  la  France,  qui  rassura  le  plus 
l'Angleterre  sm-  la  légitimité  de  sa  haine,  fut  un  Irlandais  (d'ori- 
gine) ,  Lally-Tollendal. 

C'est  de  lui  qu'un  autre  h  landais,  Burke,  reçut  le  texte  tout 
fait,  de  lui  qu'il  partit,  et,  portant  la  haine  et  l'insulte  à  la  seconde 
puissance,  donna  le  ton  à  l'Europe.  Ces  deux  hommes  parlèrent; 
tout  le  reste  répéta. 

Qu'on  ne  dise  pas  que  je  leur  donne  une  responsabilité  exa- 
gérée, qu'avec  leur  brillante  faconde  sans  idées,  avec  la  légèreté 
de  leur  caractère ,  ils  n'avaient  pas  en  eux  de  quoi  changer  ainsi 
l'Europe.  Je  répondrai  que  de  tels  hommes  n'en  font  que  de 
meilleurs  acteurs,  parce  qu'ils  jouent  au  sérieux,  parce  que  leur 
vide  intérieur  leur  permet  d'autant  mieux  d'adopter,  de  pousser 
vivement  comme  leurs  toutes  les  idées  des  autres.  Nous  avons  vu 
dernièrement  un  homme  tout  semblable,  O'Gonnell,  tout  aussi 
bruyant  et  tout  aussi  vide,  prononcer  au  profit  de  l'Angleterre, 
au  dommage  de  l'Irlande,  le  mot  qui  pouvait  ôter  à  cette  pauvre 
Irlande  son  futur  salut  peut-être,  la  sympathie  de  la  France, 
réclamer  pour  les  Irlandais  le  carnage  de  Waterloo. 

L'éloquent,  le  bon,  le  sensible,  le  pleureur  Lally,  qui  n'écrivit 
qu'avec  des  larmes  et  vécut  le  mouchoir  à  la  main,  était  entré 
dans  la  vie  d'une  manière  fort  romanesque;  il  resta  homme  de 
roman.  C'était  un  fils  de  l'amour,  que  le  malheureux  général  Lally 
faisait  élever  avec  mystère  sous  le  simple  nom  de  Trophime.  Il  ap- 
prit dans  un  même  jour  le  nom  de  son  père,  de  sa  mère,  et  que 
son  père  allait  périr.  Sa  jeunesse,  glorieusement  consacrée  à  la 
réhabilitation  d'un  père,  eut  l'intérêt  de  tout  le  monde,  la  béné- 
diction  de  Voltaire  mourant.  Membre  des  Etals  généraux,  Lally 
contribua  à  rallier  au  Tiers  la  minorité  de  la  Noblesse.  Mais  dès 
lors,  il  l'avoue,  ce  grand  mouvement  de  la  Révolution  lui  inspirait 
une  sorte  de  terreur  et  de  vertige.  Dès  son  premier  pas,  elle  s'écar- 
tait singulièrement  du  double  idéal  cju'il  s'était  fait.  Ce  pauvre 
Lally,  le  plus  inconséquent  à  coup  sur  des  hommes  sensibles,  rêvait 


LIVRE  IV.  --  CHAPITRE  II.  57 

à  la  fois  deux  choses  fort  dissemblables,  la  constitution  anglai.se 
et  le  gouvernement  paternel.  Dans  deux  occasions  très  graves,  il 
nuisit,  voulant  .servir,  à  son  Roi  qu'il  adorait.  J'ai  parlé  du  2.3  juil- 
let, où  son  élotjuence  étourdie  gâta  une  occasion  fort  précieuse 
pour  le  Roi  de  se  rallier  le  peuple.  En  novembre,  autre  occa.sion, 
et  Lally  la  gâte  encore;  Mirabeau  voulait  servir  le  Roi  et  tendait 
au  ministère;  Lally,  avec  son  tact  habituel,  prend  ce  moment  pour 
lancer  un  livre  contre  Mirid)eau. 

11  s'était  alors  retiré  à  Lausanne.  La  terrible  .scène  d'octobre 
avait  trop  profondément  ble.ssé  sa  faii)lc  et  vive  imagination.  Mou- 
nier,  menacé  et  réellement  en  péril,  quitta  en  même  temps  l'As- 
semblée. 

Le  départ  de  ces  deux  hommes  nous  fit  un  mal  immense  en 
Europe.  Mounier  y  était  considéré  comme  la  raison,  la  Minei*ve  de 
la  Révolution.  Il  l'avait  devancée  en  Dauphiné  et  lui  avait  servi 
d'organe  dans  son  acte  le  plus  grave,  le  serment  du  Jeu  de  paume. 
Et  Lally,  le  bon,  le  sensible  Lally,  adopté  de  tous  les  cœurs,  cher 
aux  femmes,  cher  aux  familles  pour  la  défense  d'un  père,  Lally, 
l'orateur  à  la  fois  royaliste  et  populaire,  qui  avait  donné  l'espoir 
d'achever  la  Révolution  par  le  Roi,  le  voilà  qui  dit  au  monde 
qu'elle  est  perdue  sans  retour,  que  la  royauté  est  perdue  et  la 
liberté  perdue ...  Le  Roi  est  captif  de  l'Assemblée ,  l'Assemblée 
du  peuple.  Il  adopte,  ce  Français,  le  mot  de  l'ennemi  de  la  France, 
le  mot  de  Pitt  :  «  Les  Français  auront  seulement  traversé  la  liberté.  » 
Dérision  sur  la  France  !  L'Angleterre  est  désormais  le  .seul  idéal 
du  monde.  La  balance  des  trois  pouvoirs,  voilà  toute  la  politique. 
Lally  proclame  ce  dogme,  «  avec  Lycurgue  et  Blackstone  ». 

Fond  ridicule,  belle  forme,  éloquente,  passionnée,  langue 
excellente,  de  la  bonne  tradition,  abondance  et  plénitude,  un  flot 
du  cœur.  .  .  Et  tout  cela  pour  accuser  la  patrie,  la  déshonorer, 
s'il  pouvait,  tuer  sa  mère.  .  .  Oui,  le  même  homme  qui  consacra 
une  moitié  de  sa  vie  à  réhabiliter  son  père  donne  le  reste  à 
l'œuvre  impie,  parricide,  de  tuer  .sa  mère,  la  France. 

Le   mémoire   adressé   par  Lally    à  ses  commettants  (janvier 


58  HISTOIRE  DE  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 

1  -y^o)  offre  ie  premier  exemple  de  ces  tableaux  exagérés,  que 
depuis  l'étranger  n'a  cessé  de  faire,  des  violences  de  la  Révolution. 
Les  pages  écrites  là-dessus  par  Lally  sont  copiées,  pour  les  faits, 
pour  les  mots  même ,  par  tous  les  écrivains  qui  suivent.  Les  soi- 
disant  constitutionnels  commencent  dès  lors  contre  la  France  la 
plus  injuste  des  enquêtes,  allant  de  province  en  province  demander 
aux  seigneurs,  aux  prêtres  :  «  Qu  avez-vous  souffert  .^  »  Puis ,  sans 
examen,  sans  contrôle,  sans  production  de  pièces  ni  de  témoins, 
ils  écrivent,  ils  certifient.  Le  peuple,  victime  obligée  et  néces- 
saire, après  avoir  souffert  des  siècles,  dans  son  jour  de  réaction, 
souffre  encore.  Ses  prétendus  amis  enregistrent  avidement  tous 
ses  méfaits,  vrais  ou  faux;  ils  reçoivent  contre  lui  les  témoins  les 
plus  suspects;  contre  lui,  ils  croient  tout.. 

Lally  marche  le  premier,  il  est  le  maître  du  chœur;  par  lui 
commence  ce  grand  concert  de  pleureurs ,  qui  pleurent  tous  contre 
la  France.  .  .  Pleureurs  du  Roi,  de  la  noblesse,  qui  gardez  la 
pitié  pour  eux,  qui  n'accordez  rien  aux  millions  d'hommes  qui 
souffrirent,  périrent  aussi,  dites-nous  donc  quel  rang,  cpiel  blason 
il  faut  avoir  pour  qu'on  vous  trouve  sensibles.  .  .  Nous  avions  cru, 
nous  autres,  que  pour  mériter  les  larmes  des  hommes,  être  homme, 
c'était  assez. 

Ainsi  l'on  a  mis  en  branle  contre  le  seul  peuple  qui  voulait  le 
bonheur  du  genre  humain  ce  grand  mouvement  de  pitié.  La  pitié 
est  devenue  une  machine  de  guerre,  une  machine  meurtrière.  Et 
le  monde  a  été  cruel,  à  mesure  qu'il  était  sensible.  Lally  et  les 
autres  pleureurs  ont  fomenté  contre  nous  la  croisade  des  peuples 
et  des  rois;  elle  a  jeté  la  France,  acculée  entre  tous,  dans  la  né- 
cessité homicide  de  la  Terreur.  —  Pitié  exterminatrice  !  elle  a 
coûté  la  vie  à  des  millions  d'hommes.  Cette  cataracte  de  larnies 
qu'ils  eurent  dans  les  yeux  a  fait  couler  dans  la  guerre  des  torrents 
de  sang. 

Qu'on  juge  avec  quelle  délectation  intérieure,  quel  sourire  de 
complaisance,  l'Angleterre  apprit  des  Français,  des  meilleurs,  des 
plus  sensibles,  des  vrais  amis  de  la  liberté,  que  la  France  était  un 


I 


LIVRE  IV.  —  CHAPITHK  II.  59 

pays  indigne  de  la  liberté,  un  peuple  étourdi,  violent,  qui,  par 
faiblesse  de  tète,  tournait  aisément  au  crime.  Enfants  brutaux, 
malfaisants,  qui  gâtent  et  brisent  ce  qu'ils  touchent.  .  .  Ils  brise- 
raient le  monde  vraiment,  si  la  sage  Angleterre  n'était  là  pour  les 
châtier. 

La  partie  n'était  pas  égale  dans  ce  procès  devant  le  monde, 
entre  la  Révolution  et  ses  accusateurs  anglo- français.  Eux,  ils 
montraient  des  désordres  trop  visibles.  Et  la  Révolution  montrait 
ce  qu'on  ne  voyait  pas  encore,  la  persévérante  trahison  de  ses 
ennemis,  l'entente  cordiale,  intime,  des  Tuileries,  de  l'émigration, 
de  l'étranger,  l'accord  des  traîtres  du  dedans,  du  dehors.  On  niait, 
on  jurait,  on  prenait  le  ciel  à  témoin.  Soupçonner  ainsi ,  calomnier, 
ah  !  quelle  injustice  ! .  .  .  Ces  innocents  (|ui  protestaient  sont  venus 
en  1810  dire  bien  haut  qu'ils  étaient  coupables,  se  vanter  et 
tendre  la  main. 

Oui,  nous  pouvons  aujourd'hui,  sur  leur  témoignage  même, 
affirmer  avec  sûreté  :  Les  Necker,  les  Lally,  furent  des  simples, 
des  niais,  quand  ils  garantirent  ce  que  le  temps  a  si  violemment 
démenti . . .  Des  niais,  mais,  dans  cette  niaiserie,  il  y  avait  corrup- 
tion; ces  tètes  faibîes  et  vaniteuses  avaient  été  tournées  par  leurs 
désappointements,  corrompues  par  les  caresses,  les  flalleries,  la 
funeste  amitié  des  ennemis  de  la  France. 

La  France  révolutionnaire,  qu'on  a  crue  si  violente,  fut  patiente, 
en  vérité.  Partout  dans  Paris,  rue  Saint-Jacques,  rue  de  la  Harpe, 
on  imprimait,  on  étalait  les  livres  des  traîtres,  d'un  Galonné,  par 
exemple,  admirablement  exécutés  aux  frais  de  la  cour,  le  livre 
furieux,  immonde  de  Burke,  aussi  violent  cpie  ceux  de  Marat,  et, 
si  l'on  songe  aux  résidtals,  bien  autrement  homicide! 

Ce  livre,  si  furieux  que  l'auleui-  oublie  à  chaque  page  ce  cpi'il 
vient  de  dire  dans  l'autre,  s'enferrant  lui-même  à  l'aveugle  dans 
ses  propres  raisonnements,  me  rappelle  à  tout  moment  la  fin  de 
Mirabeau-Tonneau,  qui  mourut  de  sa  violence,  se  jetant  les  yeux 
fermés  siu*  l'épée  d'im  officier  qu'il  forçait  de  se  mettre  en  gartle. 

L'excès  de  la  fureur  qui  souffre  de  n'en  pouvoir  dire  assez  jette 


60  HISTOIRE  DE  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 

à  chaque  instant  l'auteur  dans  ces  basses  boulTonneries  qui  avilis- 
sent le  bouflbn  :  «  Nous  n'avons  pas  été,  nous  autres  Anglais,  vidés, 
recousus,  empaillés,  comme  les  oiseaux  d'un  musée,  de  paille  ou 
cb liions,  de  sales  rognures  de  papier  cfu'ils  appellent  les  Droits  de 
riiomme.  »  Et  ailleurs  :  «  L'Assemblée  constituante  se  compose  de 
procureurs  de  village.  Ils  ne  pouvaient  manquer  de  faire  une  con- 
stitution litigieuse ,  qui  donne  nombre  de  bons  coups  à  faire ...» 

J'ai  cherché,  avec  une  simplicité  dont  j'ai  honte  maintenant,  s'il 
y  avait  quelque  doctrine.  Rien  qu'injiu*e  et  contradiction.  11  dit 
dans  la  même  page  :  «  Le  gouvernement  est  une  œuvre  de  sagesse 
humaine.  »  Et  quelques  lignes  plus  bas  :  «  11  faut  que  l'homme  soit 
borné  par  quelque  chose  hors  de  Vhomme.  »  Quelle  donc.^  Un  ange, 
un  dieu,  un  pape.-^  Revenez  donc  alors  aux  merveilleux  gouver- 
nements du  moyen  âge,  aux  politiques  de  miracle. 

Le  plus  amusant  dans  Burke ,  c'est  son  éloge  des  moines.  Il  ne 
tarit  pas  là-dessus.  Elève  de  Saint-Omer,  converti  pour  arriver,  il 
sem])le  se  rappeler  (un  peu  tard)  ses  bons  maîtres  les  jésuites.  La 
protestante  Angleterre  a  le  cœur  attendri  pour  eux,  par  sa  haine 
contre  nous.  La  Révolution  a  du  bon,  puisqu'elle  rapproche  et  met 
d'accord  de  si  anciens  ennemis.  M.  Pitt  irait  à  la  messe.  Tous 
ensemble.  Anglais  et  moines,  se  mettent  à  l'unisson,  dès  qu'il 
s'agit  de  dire  pour  la  France  les  vêpres  sanglantes ,  et  chantent  au 
même  lutrin. 

Pitt  avoua  le  livre  de  Burke.  Il  voulut  créer  une  brèche  éternelle 
entre  les  deux  peuples,  élargir,  creuser  le  détroit. 

La  haine  des  Anglais  pour  la  France  avait  été  jusque-là  un 
sentiment  instinctif,  capricieux,  variable.  Elle  fut  dès  lors  l'objet 
d'une  culture  systématique  qui  réussit  à  merveille.  Elle  grandit, 
elle  fleurit. 

Le  fonds  était  bien  préparé.  Sismondi  (nullement  défavorable 
aux  Anglais  et  qui  s'est  marié  chez  eux)  fait  cette  remarque  très 
juste  sui'  leur  histoire  au  xviii*  siècle.  Ils  étaient  d'aulant  plus  bel- 
liqueux qu'ils  ne  faisaient  jamais  la  guerre.  Ils  ne  la  faisaient  du 
moins  ni  par  eux-mêmes  ni  chez  eux.  Ils  se  croyaient  inattaquables; 


I 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRE  II.  61 

de  là  une  sécurité  d'égoïsnie  qui  leur  endurcissait  le  cœur,  les 
rendait  violents,  insolents,  irrilal)les  pour  tout  ce  qui  résistait. 
Le  cliàlinicnl  de  cette  disposition  haineuse  fui  le  progrès  de  la 
haine,  la  triste  facilité  avec  laquelle  ils  se  laissèrent  mener  par 
leurs  grands,  leurs  riches,  à  toutes  les  folies  que  la  haine  inspire. 
Les  bonnes  qudités  de  ce  peuple,  laborieux,  sérieux,  concentré, 
tournèrent  toutes  au  mal.  Une  vertu  inconnue  au  continent,  et 
qui  a,  il  faut  le  dire,  servi  souvent  beaucoup  leurs  hommes,  les 
Pitt,  les  Nelson  et  autres,  la  doggedncss ,  ainsi  tournée,  fut  une 
sorte  de  rage  mue,  cette  fureur  sans  cause  du  bouledogue,  qui 
mord  sans  savoir  ce  cju'il  mord  et  qui  ne  lâche  jamais. 

Pour  moi,  ce  triste  spectacle  ne  m'inspire  pas  haine  pour  haine. 

Non,  plutôt  pitié! Peuple   frère,  peuple  qui  fut  celui  de 

Newton  et  de  Shakespeare,  qui  n'aurait  pitié  de  vous  voir  tomber 
à  cette  crédulité  basse,  à  cette  lâche  déférence  pour  nos  ennemis 
comnmns,  les  aristocrates,  jusqu'à  prendre  au  mot,  recevoir  avec 
respect,  confiance ,  tout  ce  que  le  nobleman,  le  gentleman,  le  lord, 
vous  a  dit  contre  des  gens  dont  la  cause  était  la  vôtre?.  .  .  Votre 
misérable  prévention  pour  ceux  qui  vous  foulent  aux  pieds,  elle 
nous  a  fait  bien  du  mal;  vous,  elle  vous  a  perdus. 

Ah  !  vous  ne  saurez  jamais  ce  que  fut  pour  vous  le  cœur  de  la 
France  ! . . .  Lorsque,  en  mai  i  790 ,  un  de  nos  députés,  parlant  de 
l'Angleterre,  s'avisa  de  dire  :  «Notre  rivale,  notre  ennemie,»  ce 
fut  dans  l'Assemblée  un  murmure  universel.  On  faillit  abandonner 
l'Espagne,  plutôt  que  de  se  montrer  défiant  pour  nos  amis  les 
Anglais. 

Tout  cela  en  1  790,  pendant  que  le  ministère  anglais  et  l'oppo- 
sition réunis  lançaient  le  livre  de  Burke. 

L'effet  de  cette  pauvre  déclamation  fut  immense  sur  les  Anglais. 
Les  clubs  qui  s'étaient  formés  à  Londres  pour  soutenir  les  prin- 
cipes de  notre  Révolution  furent  en  grande  partie  dissous.  Le  li- 
béral lord  Stanhope  effaça  son  nom  de  leurs  livres  (novembre  1790). 
Des  publications  nombreuses,  habilement  dirigées,  multipliées  à 
l'infini,  vendues  à  vil  prix  dans  le  peuple,  le  tournèrent  si  bien 


62  HISTOIRE  DE  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 

qu'ail  1 /j  juillet  1791,  une  réunion  d'Anglais  célébrant  à  Bir- 
mingliam  l'anniversaire  de  la  Bastille,  la  populace  furieuse  alla 
saccager,  briser,  brider  les  meubles,  la  maison  de  Priestley,  son 
laboratoire  de  cbimie.  11  quitta  ce  pays  ingrat  et  passa  en  Amé- 
rique. 

Voilà  la  fête  qu'on  faisait  en  Angleterre  à  l'ami  de  la  France. 
Et  voici ,  la  même  année ,  celle  qu'on  faisait  en  France  aux  Anglais. 

En  décembre  1791,  nos  Jacobins,  présidés  alors  par  les  Gi- 
rondins Isnard  et  Lasource,  décidèrent  que  les  trois  drapeaux  de 
la  France,  de  l'Angleterre  et  des  Etats-Unis  seraient  suspendus 
aux  voûtes  de  leur  salle,  et  les  bustes  de  Price  et  de  Sidney 
placés  à  côté  de  ceux  de  Jean-Jacques,  Mirabeau,  Mably  et  Franklin. 

On  donna  la  place  d'honneur  à  un  Anglais,  député  des  clubs 
de  Londres.  Les  félicitations  les  plus  tendres  lui  furent  adressées, 
parmi  les  vœux  de  paix  éternelle.  Mais  l'union  eût  semblé  impar- 
faite si  nos  mères,  nos  femmes,  les  médiatrices  du  cœiii-,  ne  fussent 
venues  marier  les  nations  et  leur  mettre  la  main  dans  la  main. 
Elles  apportèrent  un  gage  toucbant,  leur  propre  travail;  elles 
avaient  elles-mêmes  et  leurs  filles  tissu  pour  l'Anglais  trois  drapeaux , 
le  bonnet  de  la  liberté,  la  cocarde  tricolore.  Tout  cela,  mis  en- 
semble dans  une  arche  d'alliance,  avec  la  Constitution,  la  nou- 
velle carte  de  France,  des  finiits  de  la  terre  de  France,  des  épis 
de  blé. 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRE  III.  65 


\ 


CHAPITRE  III. 

MASSACRE  DE  ISANCY  (SI  AOÛT  1790). 

Le  prêtre  et  l'Anglais  ont  été  la  tentation  de  la  France.  —  Entente  des  royalistes 
et  des  constitutionnels.  —  Le  roi  de  la  bourgeoisie,  M.  de  Lafayette,  un  Anglo- 
Américain.  —  Agitation  de  l'année.  —  Irritation  des  officiers  et  des  soldais.  — 
Persécution  du  régiment  Vaudois  de  Cliàteuuvieux.  —  Lafayette,  sûr  de  l'Assem- 
blée et  des  Jacobins,  s'entend  avec  Bouille,  l'autorise  à  frapper  un  coup.  —  On 
provoque  les  soldats,  a 6  août  1790.  —  Bouille  marche  sur  Nancy,  refuse  toute 
condition  et  donne  lieu  au  combat ,  3 1  août.  —  Massacre  des  Vaudois  aban- 
donnés. —  Le  reste  supplicié  ou  envoyé  aux  galères.  —  Le  Roi  et  l'Assemblée 
remercient  Bouille.  —  Loustalot  en  meurt,  septembre. 

L'obstacle  général  dans  notre  Kcvolution,  comme  dans  tontes 
les  autres,  lut  l'égoïsme  et  la  peiu'.  Mais  l'obstacle  spécial  qui 
caractérise  historiquement  la  nôtre,  c'est  la  haine  persévérante 
dont  l'ont  poursuivie  par  toute  la  terre  le  prêtre  et  l'Anglais. 

Haine  funeste  dans  la  guerre,  plus  fatale  dans  la  paix,  meur- 
trière dans  l'amitié.  Nous  le  sentons  aujoind'hui. 

Ils  ont  été  pour  nous,  non  la  persécution  seulement,  mais,  ce 
qui  est  plus  destructif,  la  tentation. 

A  la  foule  simple  et  crédule,  à  la  femme,  au  paysan,  le  prêtre 
a  domié  l'opium  du  moyen  âge,  plein  de  trouble  et  de  mauvais 
songes.  Le  bourgeois  a  bu  l'opium  anglais,  avec  tous  ses  ingré- 
dients d'égoïsme,  bien-être,  confortable,  hberté  sans  sacrifice; 
une  liberté  qui  résulterait  d'un  écjuilibre  mécanique,  sans  que 
l'àme  y  fût  pour  rien,  la  monarchie  sans  vertu,  comme  l'explique 
Montesquieu;  garantir  sans  améliorer,  garantir  surtout  l'égoïsme. 

Voilà  la  tentation. 

Quant  à  la  persécution,  c'est  cette  histoire  tout  entière  qui  doit 
la  conter.  Elle  commence  par  une  éruption  de  pamphlets,  des  deux 
côtés  du  détroit,  par  les  faussetés  imprimées.  Elle  continuera  tout 


64  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

à  l'heure  par  une  émission,  non  moins  effroyable,  de  faussetés 
d'un  autre  genre,  fausses  monnaies,  faux  assignais.  Nul  mystère. 
La  grande  manufacture  est  publique  à  Biimingbam. 

Cette  nuée  de  mensonges, fde  calomnies,  d'absurdes  accusations, 
comme  une  armée  d'insectes  immondes  que  le  vent  pousse  en 
été,  eut  ce  résultat,  d'aljord  d'attacher  des  millions  de  mouches 
piquantes  aux  flancs  de  la  Révolution,  pour  la  rendre  furieuse  et 
folle;  puis  d'obscurcir  la  lumière,  de  cacher  si  bien  le  jour  que 
plusieurs  qu'on  avait  crus  clairvoyants  tâtonnaient  en  plein  midi. 

Les  faibles,  qui  jusque-là  allaient  d'élan,  de  sentiment,  sans 
principes,  perdirent  la  voie  et  se  mirent  à  demander  :  «  Où  sommes- 
nous.*^  Où  allons-nous?  »  Le  boutiquier  commença  à  douter  d'une 
révolution  qui  faisait  émigrer  les  acheteurs.  Le  bourgeois  routinier, 
casanier,  forcé  à  toute  minute  de  quitter  la  case,  au  roulement 
du  tambour,  était  excédé,  irrité,  «voulait  en  finir  ».  Tout  à  fait 
semblable  en  cela  à  Louis  XVI,  il  eût  sacrifié  un  intérêt,  un  trône, 
s'il  eût  fallu,  plutôt  que  ses  habitudes. 

Cet  état  d'irritation,  ce  besoin  de  repos,  de  paix  à  tout  prix, 
mena  très  loin  la  bourgeoisie,  et  M.  de  Lafayette,  le  roi  de  la 
bourgeoisie,  jusqu'à  une  méprise  sanglante  qui  eut  sur  la  suite 
des  événements  une  influence  incalculable. 

On  ne  quitte  pas  aisément  ses  idées,  ses  préjugés,  ses  habitudes 
de  caste.  M.  de  Lafayette,  soulevé  quelque  temps  au-dessus  de 
lui-même  par  le  mouvement  de  la  Révolution,  redevenait  peu  à 
peu  le  marquis  de  Lafayette.  Il  voulait  plaire  à  la  Reine  et  la  ra- 
mener; il  voulait  complaire  aussi,  on  ne  peut  guère  en  douter,  à 
M"**^  de  Lafayette,  femme  excellente,  mais  dévote,  livrée  comme 
telle  aux  idées  rétrogrades,  et  qui  fit  toujours  dire  la  messe  dans 
sa  chapelle  par  un  prêtre  non  assermenté.  A  ces  influences  intimes 
de  la  famille  ajoutez  sa  parenté  tout  aristocratique,  son  cousin 
M.  de  Bouille,  ses  amis,  tous  grands  seigneurs,  enfin  son  état- 
major,  mêlé  de  noblesse  et  d'aristocratie  bourgeoise.  Sous  une 
apparence  ferme  et  froide,  il  n'en  était  pas  moins  gagné,  changé 
à  la  longue,  par  cet  entourage  contre-révolutionnaire.  Lue  meil- 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRE  III.  65 

leiire  tête  n'y  eût  pas  tenu.  La  fédération  du  Champ  de  Mars  mit 
le  coml)le  à  l'enivrement.  Une  foule  de  ces  braves  gens  qui  avaient 
tant  entendu  parler  de  Lafayetle  dans  leurs  provinces,  et  (jui 
avaient  enfin  le  bonheur  de  le  voir,  donnèrent  le  spectacle  le  plus 
ridicule  :  ils  Tadoraient  à  la  lettre,  lui  l)ai.saient  les  mains,  les 
bottes. 

Rien  de  plus  sensible  qu'un  dieu,  de  plus  irritable;  et  la  situa- 
tion elle-même  était  éminemment  irritante.  KHe  était  pleine  de 
contrastes,  d'alternatives  violentes.  Le  dieu  était  obligé,  dans  les 
hasards  de  l'émeute,  de  se  faire  commissaire  de  police,  gendarme 
au  besoin  :  une  fois  il  lui  arriva,  n'obtenant  nulle  obéissance, 
d'arrêter  un  homme  de  sa  main  et  de  le  mener  en  pri.son. 

La  gi'ande  et  souveraine  autorité  qui  eût  encouragé  Lafayette  et 
l'eût  soutenu  dans  ces  épreuves  était  celle  de  Washington.  Elle  lui 
manqua  entièrement.  Washington  était,  comme  on  sait,  le  chef 
du  parti  qui  voulait  fortifier  en  Amérique  l'unité  du  gouvernement. 
Le  chef  du  parti  contraire,  JeflTerson,  avait  fort  encouragé  l'élan 
de  notre  révolution.  Washington,  malgré  son  extrême  discrétion, 
ne  cachait  pas  à  Lafayette  son  désir  qu'il  pût  enrayer.  Les  Amé- 
ricains, sauvés  par  la  Fiance  et  craignant  d'être  menés  par  elle 
trop  loin  contre  les  Anglais,  avaient  trouvé  prudent  de  concentrer 
leur  reconnaissance  sur  des  individus,  Lafayette,  Louis  XVI.  Peu 
comprirent  notre  situation,  beaucoup  furent  du  parti  du  Roi 
contre  la  France.  Une  chose  d'ailleurs  les  refroidit,  à  quoi  nous 
n'avions  point  songé,  mais  qui  blessait  leur  commerce,  une  déci- 
sion de  l'Assemblée  sur  les  tabacs  et  les  huiles. 

Les  Américains,  si  fermes  contre  l'Angleterre  en  toute  alïiiire 
d'intérêts,  sont  faibles  et  partiaux,  pour  elle  dans  les  questions 
d'idées.  La  littérature  anglaise  est  loujom's  leur  littérature.  La 
cruelle  guerre  de  presse  que  nous  faisaient  les  Anglais  influa  sur 
les  Américains,  et  par  eux  sur  Lafayette.  Du  moins  ils  ne  le 
soutinrent  pas  dans  ses  primitives  aspirations  républicaines.  Il 
ajom'na  ce  haut  idéal  et  se  rabattit,  au  moins  provisoirement,  aux 
idées  anglaises,  à  mi  certain  éclectisme  bâtard   anglo-américain. 


66.  HISTOIRE  DE  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 

Lui-même,  Américain  d'idées,  était  Anglais  de  culture,  un  peu 
même  de  ligure  et  d'aspect. 

Pour  ce  provisoire  anglais,  pour  ce  système  de  royauté  démo- 
cratique ou  démocratie  royale,  qui,  disait-il,  n'était  bon  que  pour 
une  vingtaine  d'années,  il  lit  une  chose  décisive,  qui  parut  arrêter 
la  Révolution  et  qui  la  précipita. 

Reprenons  les  précédents. 

Dès  l'hiver  de  i  790,  l'armée  fut  travaillée  de  deux  côtés  à  la 
fois,  d'un  côté  par  les  sociétés  patriotiques,  de  l'autre  par  la  cour, 
par  les  officiers  qui  essayèrent ,  comme  on  a  vu ,  de  persuader  aux 
soldats  qu'ils  avaient  été  insultés  dans  l'Assemblée  nationale. 

En  février,  l'Assemblée  augmenta  la  solde  de  quelques  deniers. 
En  mai,  le  soldat  n'avait  rien  reçu  encore  de  cette  augmentation: 
elle  devint  entièrement  insignifiante ,  étant  employée  presque  entiè- 
rement à  une  imperceptible  augmentation  des  rations  de  pain. 

Long  retard  et  résultat  nul.  Les  soldats  se  crurent  volés.  Dès 
longtemps,  ils  accusaient  l'indélicatesse  des  officiers,  qui  ne  ren- 
daient aucun  compte  des  caisses  des  régiments.  Ce  qui  est  sûr, 
c'est  que  les  officiers  étaient  tout  au  moins  des  comptables  très 
négligents ,  très  distraits ,  ennemis  des  écritures ,  nullement  calcula- 
teurs. Dans  les  dernières  années  surtout,  dans  la  languem*  univer- 
selle de  la  vieille  administration,  la  comptabilité  militaire  semble 
n'avoir  plus  existé.  Pour  citer  un  régiment,  M.  du  Ghâtelet, 
colonel  du  régiment  du  Roi,  étant  à  la  fois  comptable  et  inspec- 
teur, ne  comptait  ni  n'inspectait. 

«Les  soldats,  dit  M.  de  Bouille,  formèrent  des  comités,  choi- 
sirent des  députés,  qui  réclamèrent  auprès  de  leurs  supérieurs, 
d'abord  avec  assez  de  modération,  des  retenues  qui  avaient  été 
faites.  .  .  Leurs  réclamations  étaient  justes,  on  y  fit  droit.  »  Il  ajoute 
qu'alors  ils  en  firent  d'injustes  et  d'exorbitantes.  Qu'en  sait-il  .'^  Avec 
une  comptabilité  tellement  irrégulière,  qui  pouvait  faire  le  calcul.^ 

Brest  et  Nancy  fment  le  théâtre  principal  de  cette  étrange  dis- 
pute, où  l'officier,  le  noble,  le  gentilhomme,  était  accusé  comme 
escroc. 


LIVRE  IV.  —  CHAPITHK  III.  67 

Les  olliciers  récriminèrent  violemment,  cruellement.  Forts  de 
leur  position  de  chefs  et  de  leur  supériorité  dans  l'escrime,  ils 
n'épargnèrent  aucune  insolence  au  soldat,  au  bourgeois,  ami  du 
soldat.  Us  ne  se  hattaient  pas  contre  le  soldat,  mais  ils  lui  lançaient 
des  maîtres  d'armes,  des  spadassins  payés,  qui,  sûrs  de  leurs 
coups,  le  mettaient  en  demeure  ou  de  se  livrer  à  une  mort  cer- 
taine, ou  de  reculer,  de  saigner  du  nez,  de  devenir  ridicule. 

On  en  trouva  un  à  Metz,  qui,  déguisé  par  les  officiers,  payé 
par  eux  à  tant  par  tète,  s'en  allait  le  soir,  tantôt  en  garde  national, 
tantôt  en  bourgeois,  insulter,  blesser  ou  tuer.  Et  qui  refusait  de 
passer  par  cette  épée  infaillible  était  le  lendemain  matin  pro- 
clamé, moqué  au  quartier,  un  sujet  de  passe-temps  et  de  gorge 
chaude. 

Les  soldats  finirent  par  saisir  le  drôle ,  le  reconnaître ,  lui  faire 
nommer  les  officiers  qui  lui  prêtaient  des  hal)its.  On  ne  lui  fit  pas 
de  mal ,  on  le  chassa  seulement  avec  un  bonnet  de  papier,  et  son 
nom  :  Iscariote. 

Les  officiers  découverts  passèrent  la  frontière  et  entrèrent, 
comme  tant  d'autres,  dans  les  corps  que  l'Autriche  dirigeait  vers 
le  Brabant. 

Ainsi  s'opérait  la  division  natmelle  :  le  soldat  se  rapprochait 
du  peuple,  l'officier  de  l'étranger. 

Les  fédérations  furent  une  occasion  nouvelle  où  la  division 
éclata.  Les  officiers  n'y  parurent  pas. 

Us  se  démasquèrent  encore  quand  on  exigea  le  serment.  Imposé 
par  l'Assemblée,  retardé,  prêté  à  contre-cœur,  par  plusieurs  avec 
une  légèreté  dérisoire,  il  ne  fit  qu'ajouter  le  mépris  à  la  haine 
que  le  soldat  avait  pour  ses  chefs.  Us  en  restèrent  avilis. 

Voilà  l'état  de  l'aimée,  sa  guerre  intérieure.  Et  la  guerre  exté- 
rieure est  proche.  La  nouvelle  éclate  en  juillet  que  le  Roi  accorde 
passage  aux  Autrichiens  qui  vont  étouffer  la  révolution  des  Pays- 
Bas.  Le  passage  ?  ou  le  séjour  ? .  .  .  Qui  sait  s'ils  ne  cesseront  pas , 
si  le  beau-frère  Léopold  ne  logeia  pas  fraternellement  à  Mézières 
ou  à  Givet?.  .  .  La  population  des  Ardennes,  ne  se  liant  nullement 

6. 


68  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

à  une  armée  si  divisée,  à  Bouille  qui  la  commandait,  voulut  se 
défendre  elle-même.  Trente  mille  gardes  nationaux  s'ébranlèrent; 
ils  marchaient  aux  Autrichiens,  lorsqu'on  sut  cpie  l'Assemblée 
nationale  avait  refusé  le  passage. 

Les  officiers,  au  contraire,  ne  cachaient  nullement  devant  les 
soldats  la  joie  que  leur  inspirait  l'armée  étrangère.  Quelqu'un  de- 
mandant si  réellement  les  Autrichiens  arrivaient  :  «  Oui ,  dit  un 
officier,  ils  viennent,  et  c'est  pour  vous  châtier.  » 

Cependant  les  duels  continuaient,  augmentaient,  et  d'une  ma- 
nière effiayante.  On  les  employait,  comme  à  Lille,  à  l'épuration 
de  l'armée.  On  profitait  des  disputes,  des  vaines  rivalités  qui  s'é- 
lèvent entre  les  corps,  souvent  sans  qu'on  sache  pourquoi.  A  Nancy, 
ils  allaient  se  battre  quinze  cents  contre  quinze  cents;  un  soldat  se 
jeta  entre  eux ,  les  força  de  s'expliquer,  leur  fit  remettre  l'épée  au 
fourreau. 

On  donnait  des  congés  en  foule  (à  l'approche  de  l'ennemi!); 
beaucoup  de  soldats  étaient  renvoyés,  et  d'une  manière  infamante, 
avec  des  cartouches  jaunes. 

Les  choses  en  étaient  là,  lorsque  le  régiment  du  Roi,  qui  était 
à  Nancy  avec  deux  autres  (Mestre-de-Camp  et  Châteauvieux ,  un 
régiment  suisse),  s'avisa  de  demander  ses  comptes  aux  officiers  et 
se  fit  payer  par  eux.  Cela  tenta  Châteauvieux.  Le  5  août,  il  envoya 
deux  soldats  au  régiment  du  Roi  pour  demander  des  renseigne- 
ments sur  l'examen  des  comptes.  Ces  pauvres  Suisses  se  croyaient 
Français,  voulaient  faire  comme  les  Français;  on  leur  rappela 
cruellement  qu'ils  étaient  Suisses.  Leurs  officiers,  aux  termes  des 
capitulations,  étaient  leurs  juges  suprêmes,  à  la  vie  et  à  la  mort. 
Officiers,  juges,  seigneurs  et  maîtres  :  les  uns,  patriciens  des  villes 
souveraines  de  Berne  et  Fribourg;  les  autres,  seigneurs  féodaux 
de  Vaud  et  autres  pays  sujets  qui  rendaient  à  leurs  vassaux  ce 
qu'ils  recevaient  en  mépris  de  Berne.  La  démarche  de  leurs  soldats 
leur  parut  trois  fois  coupable;  soldats,  sujets  et  vassaux,  ils  ne 
pouvaient  jamais  être  assez  cruellement  punis.  Les  deux  envoyés 
furent  en  pleine  parade  fouettés  honteusement,  passés  par  les 


I 


LIVRE  IV.  —  GHAPITUE  ÎII.  A9 

courroies.  Los  olficiers  français  rcg^ardaient  et  admiraient  :  ils  com- 
plimentèrent les  officiers  suisses  pour  leur  inhumanité. 

Ils  n'avaient  pas  calculé  comment  l'armée  prendrait  la  chose. 
L'émotion  fut  violente.  Les  Français  sentirent  tous  les  coups  qui 
frappaient  les  Suisses. 

Ce  régiment  de  ChAteauvieux  était  et  méritait  d'être  cher  à 
l'armée,  k  la  France.  C'est  lui  qui,  le  1/4  juillet  178(),  campé  au 
Champ  de  Mars,  lorsque  les  Parisiens  allèrent  prendre  des  armes 
aux  Invalides,  déclara  que  jamais  il  ne  tirerait  sur  le  peuple.  Son 
refus,  évidemment,  paralysa  Besenval,  laissa  Paris  libre  et  maître 
de  marcher  sur  la  Bastille. 

Il  ne  faut  pas  s'en  étonner.  Les  Suisses  de  Chàteauvieux  n'étaient 
pas  de  la  Suisse  allemande,  mais  des  hommes  du  pays  de  Vaud, 
des  campagnes  de  Lausanne  et  de  Genève.  Quoi  de  plus  Français 
au  monde  ? 

Hommes  de  Vaud,  hommes  de  Genève  et  de  Savoie,  nous  vous 
avions  donné  Calvin,  vous  nous  avez  donné  Rousseau.  Que  ceci 
soit  entre  nous  un  sceau  d'alliance  éternelle.  Vous  vous  êtes  dé- 
clarés nos  frères  au  premier  matin  de  notre  premier  jour,  au 
moment  vraiment  redoutahle  où  personne  ne  pouvait  prévoir  la 
victoire  de  la  liberté. 

Les  Français  allèrent  prendre  les  deux  Suisses  battus  le  matin , 
les  vêtirent  de  leurs  habits,  les  coilfèrent  de  leurs  bonnets,  les 
promenèrent  par  la  ville  et  forcèrent  les  oIFiciers  suisses  à  leur 
compter  à  chacun  100  louis  d'indemnité. 

La  révolte  ne  fut  d'abord  qu'une  explosion  de  bon  coeur,  d'é- 
quité, de  patriotisme;  mais,  le  premier  pas  franchi,  les  officiers 
ayant  été  une  fois  menacés,  contraints  de  payer,  d'autres  violences 
suivirent. 

Les  officiers,  au  lieu  de  laisser  les  caisses  des  régiments  au 
quartier  où  elles  devaient  être  d'après  les  règlements,  les  avaient 
placées  chez  le  trésorier  et  disaient  outrageusement  qu'ils  les 
feraient  garder  par  la  maréchaussée,  comme  contre  les  voleurs. 
Les   soldats,  par   représailles,   dirent   qu'ils  craignaient   (pie   les 


70  HISTOFRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

officiers  n'emportassent  la  caisse  en  passant  à  l'ennemi.  Ils  la  re- 
mirent au  quartier.  Elle  était  à  peu  près  vide.  Nouveau  sujet  d'ac- 
cusation. Les  soldats  se  firent  donner,  à  compte  sur  ce  qu'on  leur 
devait,  des  sommes  avec  lesquelles  les  Français  régalèrent  les 
Suisses,  et  les  Suisses  les  Français,  puis  les  pauvres  de  la  ville. 

Ces  orgies  militaires  n'entraînèrent  nul  désordre  grave,  si  nous 
en  croyons  le  témoignage  des  gardes  nationaux  de  Nancy  à  l'As- 
semblée. Cependant  elles  avaient  quelque  chose  d'alarmant.  La  si- 
tuation demandait  évidemment  un  prompt  remède. 

Ni  l'Assemblée  ni  Lafayette  ne  comprirent  ce  qu'il  y  avait  à  faire. 

Ce  qu'il  eût  fallu  voir  d'abord,  c'est  que  les  règles  ordinaires 
n'étaient  nullement  applicables.  L'armée  n'était  pas  une  armée.  Il 
y  avait  là  deux  peuples  en  face,  deux  peuples  ennemis,  les  nobles 
et  les  non-nobles.  Ces  derniers,  les  non-nobles,  les  soldats,  avaient 
vaincu  par  la  Révolution;  c'est  pour  eux  qu'elle  s'était  faite.  Croire 
que  les  vainqueurs  continueraient  d'obéir  aux  vaincus,  qui  les  in- 
sultaient d'ailleurs,  c'était  une  chose  insensée.  Beaucoup  d'officiers 
avaient  déjà  passé  à  l'ennemi;  ceux  qui  restaient  avaient  différé, 
décliné  le  serment  civique.  11  était  réellement  douteux  que  l'aimée 
put  obéir  sans  péril  aux  amis  de  l'ennemi. 

Une  seule  chose  était  raisonnable,  praticable,  celle  que  con- 
seillait Mirabeau  :  dissoudre  l'armée,  la  recomposer.  La  guerre 
n'était  pas  assez  imminente  pour  qu'on  n'eût  le  temps  de  faire 
cette  opération.  L'obstacle,  le  grave  obstacle,  c'est  que  les  puis- 
sants de  l'époque,  Mirabeau  lui-même,  Lafayette,  les  Lameth, 
tous  ces  révolutionnaires  gentilshommes,  n'auraient  guère  nommé 
officiers  que  des  gentilshommes.  Le  préjugé,  la  tradition,  étaient 
trop  forts  en  faveur  de  ceux-ci  :  on  n'attribuait  aucun  esprit  mili- 
taire aux  classes  inférieures;  on  ne  devinait  nullement  la  foule  de 
vrais  nobles  qui  se  trouvaient  dans  le  peuple. 

Ce  fut  Lafayette  qui,  par  son  ami,  le  député  Emmery,  poussa 
l'Assemblée  aux  mesures  fausses  et  violentes  qu'elle  prit  contre 
l'armée,  se  faisant  partie,  et  non  juge.  —  Partie,  au  profit  de  qui.»^ 
De  la  contre-révolution. 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRK  III.  71 

Le  6  août,  Lafayette  fit  proposer  par  Emmery,  décréter  par 
rAssembiée ,  que,  pour  vérifier  les  comptes  tenus  par  les  officiers, 
le  Roi  nommerait  des  inspecteurs  choisis  parmi  les  officiers,  qu'on 
n'infligerait  aux  soldats  de  congés  infamants  (ju'après  un  jugement 
selon  les  formes  anciennes,  c'est-à-dire  porté  par  les  officiers.  Le 
soldat  avait  son  recours  au  Roi,  c'est-à-dire  au  ministre  (olïicier 
lui-même),  ou  bien  à  l'Assemblée  nationale,  cpii  apparemment 
allait  quitter  ses  travaux  immenses  pour  se  faire  juge  des  soldats. 

Ce  décret  n'était  qu'une  arme  qu'on  se  ménageait.  On  avait  hâte 
àe frapper  un  coup.  Rendu  le  6,  il  fut  sanctionné  le  7  par  le  Roi. 
Le  8  ,  M.  de  Lafayette  écrivit  à  M.  de  Bouille,  qui  de\  Ait  frapper  le 
coup.  C'est  le  mot  même  dont  il  se  sert,  qu'il  répète  plusieurs 
foisO). 

M.  de  Lafayette  n'était  nullement  sanguinaire.  Ce  n'est  pas  son 
caractère  qu'on  attaque  ici,  mais  bien  son  intelligence. 

n  s'imaginait  que  ce  coup,  violent,  mais  nécessaire,  allait  pour 
jamais  rétablir  l'ordre.  L'ordre  rétabli  permettrait  enfin  de  faire 
agir  et  fonctionner  la  belle  machine  constitutionnelle ,  la  démocratie 
royale,  qu'il  regardait  comme  son  œuvre,  aimait  et  défendait  avec 
l'amour-propre  d'auteur. 

Et  ce  premier  acte,  si  utile  au  gouvernement  constitutionnel, 
allait  être  accompli  par  l'ennemi  de  la  constitution,  M.  de  Bouille, 
qui  avait  différé  tant  qu'il  avait  pu  de  lui  prêter  serment  et  qui 
lui  gardait  rancune,  —  par  un  homme  personnellement  irrité 
contre  les  soldats  qui  tout  récemment  n'avaient  tenu  compte  de 
ses  ordres  et  l'avaient  forcé  de  payer  une  partie  de  ce  qu'on  leiu' 
devait. 

Etait-ce  bien  là  l'homme  calme,  impartial,  désintéressé,  à  qui 
l'on  pouvait  confier  une  mission  de  rigueur.^  N'étail-il  pas  à 
craindre  qu'elle  ne  fût  l'occasion  d'une  vengeance  personnelle  ? 

M.  de  Bouille  dit  lui-même  qu'il  avait  un  plan  secret  :  laisser  se 

^'^  Mémoires  de  Lafayette,  lettre  por-  français  et  suisses  aient  généralement 
tant  la  date  du  18  août  1790,  t.  III.  ou  omis  ou  défiguré  l'aiTaire  de  Clià- 
p.  1 35.  —  Je  regrette  que  les  liistoriens        teauvieux. 


72  HISTOIRE   DK   LA   RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

désorganiser  la  plus  grande  partie  de  l'armée,  tenir  à  part,  et  $ous 
une  main  ferme,  cjuelques  corps,  surtout  étrangers.  Il  est  clair 
qu'avec  ces  derniers  on  pourrait  accabler  les  autres. 

Pour  employer  un  tel  homme  en  toute  sûreté,  sans  se  compro- 
mettre, Lafayette  s'adressa  directement  aux  Jacobins.  Il  effraya 
leurs  chefs  du  péril  d'une  vaste  insurrection  militaire.  Chose 
ciu'ieuse!  les  députés  jacobins,  dont  les  émissaires  n'avaient  pas 
peu  contribué  ii  soulever  le  soldat,  n'en  votèrent  pas  moins  contre 
lui  à  l'Assemblée  nationale.  Tous  les  décrets  répressifs  furent  votés 
à  l'unanimité. 

La  cour  fut  tellement  enhardie  qu'elle  ne  craignit  pas  de  confier 
à  Bouille  le  commandement  des  troupes  sur  toute  la  frontière  de 
l'Est,  depuis  la  Suisse  jusqu'à  la  Sambre.  Ces  ti'oupes,  il  est  vrai, 
n'étaient  guère  sûres.  11  ne  pouvait  bien  compter  que  sur  vingt  ba- 
taillons d'infanterie  (allemands  ou  suisses);  mais  il  avait  beaucoup 
de  cavalerie,  vingt-sept  escadrons  de  hussards  allemands  et  trente- 
trois  escadrons  de  cavalerie  française.  De  plus,  ordre  à  tous  les 
corps  administratifs  de  l'aider  de  toute  façon,  de  l'appuyer,  spé- 
cialement par  la  garde  nationale.  M.  de  Lafayette,  pour  mieux 
assurer  la  chose,  écrWit  fraternellement  à  ces  gardes  nationales  et 
leur  envoya  deux  de  ses  aides  de  camp  ;  l'un  se  fit  aide  de  camp 
de  Bouille;  l'autre  travailla  d'une  part  à  endormir  la  garnison  de 
Nancy,  d'autre  part  à  rassembler  les  gardes  nationales  qu'on  vou- 
lait mener  contre  elle. 

Bouille,  qui  nous  explique  lui-même  son  plan  de  campagne, 
laisse  entrevoir  beaucoup  de  choses  lorsqu'il  avoue  «  qu'il  voulait, 
par  Montmédy,  s'assurer  une  communication  avec  Luxembourg  et 
l'étranger  ». 

Dans  sa  lettre  du  8  août,  Lafayette  disait  à  Bouille  que  pour 
inspecteur  des  comptes  on  enverrait  à  Nancy  un  officier,  M.  de  Mal- 
seigne,  qu'on  faisait  venir  tout  exprès  de  Besançon.  C'était  un 
choix  fort  menaçant.  Malseigne  passait  pour  être  le  «  premier  crâne 
de  l'armée  »,  un  homme  fort  brave,  de  première  force  pour  l'es- 
crime, très  fougueux,  très  provocant.  Etrange  vérificateur I  il  y 


I 
I 


LIVRE  IV.  —  CÏIAPITKK  III.  73 

avait  bien  à  croire  qu'il  solderait  en  coups  d'épée.  Notez  qu'on 
l'envoyait  seul,  comme  pour  signifier  un  défi. 

Cependant  les  soldats  avaient  écrit  à  l'Assemblée  nationale;  la 
lettre  fut  interceptée.  Ils  envoyèrent  quelques-uns  des  leurs  pour 
en  porter  une  seconde,  et  Lafayette  fit  arrêter  et  la  lettre  et  les 
porteurs  dès  qu'ils  arrivèrent  à  Paris. 

Au  contraire,  on  présenta  à  l'Assemblée,  on  lui  lut  l'accusation 
portée  contre  les  soldats  par  la  nmnicipalilé  de  Nancy,  toute  dé- 
vouée aux  officiers.  Emmery  soutint  bardiment  que  l'aflaire  de 
Chàteauvieux  (du  5  et  du  6  août)  avait  eu  lieu  après  qu'on  eut 
proclamé  le  décret  de  l'Assemblée  qu'elle  avait  rendu  le  G  Celte 
affaire,  exposée  ainsi,  sans  faire  mention  de  sa  date,  semblait  une 
violation  du  décret,  non  violé,  puisqu'il  était  inconnu  à  Nancy  et 
qu'il  fut  fait  à  Paris  le  même  jour.  De  même,  on  présenta  aussi 
comme  violant  le  décret  du  6  une  insurrection  des  soldats  de 
Metz  qui  avait  eu  lieu  plusieurs  jours  avant  le  6. 

Au  moyen  de  celte  exposition  artificieuse  et  mensongère,  on 
tira  de  l'Assemblée  un  décret  passionné,  indigné,  qui  avait  déj;\  le 
caractère  d'une  condamnation  des  soldats;  ils  devaient,  d'après  ce 
décret,  déclarer  aux  cbefs  leur  erreur  et  leur  repentir,  même  par 
écrit,  s'ils  l'exigeaient,  c'est-à-dire  remettre  à  leur  adverse  partie 
des  preuves  écrites  contre  eux.  Décrété  à  funanlmité;  nulle  obser- 
vation :  «Tout  presse,  tout  brûle,  dit  Emmery;  il  y  a  péril  dans 
le  plus  léger  retard.  » 

Le  26,  Malseigne  arrive  à  Nancy,  armé  du  décret.  L'ordre  y 
était  rétabli;  Malseigne  trouble,  irrite,  embrouille.  Au  lieu  de  vé- 
rifier, il  commence  par  injurier.  Au  lieu  de  s'établir  pacifiquement 
ti  l'Hôtel  de  Ville,  il  s'en  va  au  quartier  des  Suisses  et  refuse  de 
leur  faire  droit  pour  ce  qu'ils  réclamaient  des  chefs.  «  Jugez-nous,  » 
lui  criaient-ils.  Il  veut  sortir,  on  l'en  empêche.  Aloi's  il  recule  trois 
pas,  tire  l'épée,  blesse  plusieurs  hommes.  L'épée  casse;  il  en  saisit 
une  autre  et  sort,  sans  trop  se  presser,  à  travers  cette  foule  fu- 
rieuse, qui  pourtant  respecte  ses  jours. 

On  avait  ce  qu'on  voulait,  une  belle  provocation,  tout  ce  qui 


n  HISTOIRE   DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

pouvait  paraître  une  violation,  un  mépris  des  décrets  de  l'Assem- 
l)Iée.  Les  Suisses  étaient  compromis  de  la  manière  la  plus  terrible. 
Bouille,  pour  leur  donner  lieu  d'aggraver  leur  faute,  leur  fit  or- 
donner de  sortir  de  Nancy;  sortir,  c'était  se  livrer,  non  à  Bouille 
seulement,  mais  à  leurs  chefs,  à  leurs  juges,  ou  plutôt  à  leurs 
bourreaux;  ils  savaient  parfaitement  les  supplices  effroyables  que 
leur  gardaient  leurs  ofliciers;  ils  ne  sortirent  point  de  la  ville. 

BouHIé  n'avait  plus  qu'à  agir.  Il  choisit,  rassembla  trois  mille 
hommes  d'infanterie,  quatorze  cents  cavaliers ,  tous  ou  presque  tous 
Allemands.  Pour  donner  un  air  un  peu  plus  national  à  cette  armée 
d'étrangers,  les  aides  de  camp  de  Lafayette  couraient  la  campagne 
et  tâchaient  d'entraîner  les  gardes  nationaux.  Ils  en  amenèrent  sept 
cents,  aristocrates  ou  fayettistes,  qui  suivirent  Bouille  et  se  mon- 
trèrent très  violents ,  très  furieux.  Mais  la  masse  des  gardes  natio- 
naux, environ  deux  mille,  ne  se  laissèrent  pas  tromper;  ils  com- 
prirent parfaitement  que  le  côté  de  Bouille  ne  pouvait  pas  être 
celui  de  la  Révolution;  ils  se  jetèrent  dans  Nancy. 

Les  carabiniers  de  Lunéville,  où  s'était  réfugié  Malseigne,  ne  se 
soucièrent  pas  non  plus  de  participer  à  l'exécution  sanglante  que 
l'on  préparait.  Eux-mêmes,  ils  livrèrent  Malseigne  à  leurs  cama- 
rades; ce  foudre  de  guerre  fit  son  entrée  à  Nancy,  en  pantoufles, 
robe  de  chambre  et  bonnet  de  nuit. 

Bouille  tint  une  conduite  étrange.  Il  écrit  à  l'Assemblée  qu'il  la 
prie  de  lui  envoyer  deux  députés,  qui  puissent  l'aider  à  arranger 
les  choses.  Et  le  même  jour,  sans  attendre,  il  part  pour  les  arranger 
lui-même  à  coups  de  canon. 

Le  3i  août,  le  jour  même  où  le  massacre  se  fit,  on  lisait  à 
l'Assemblée  cette  lettre  pacifique.  Emmery  et  Lafayette  essayaient 
de  faire  décréter:  «  Que  l'Assemblée  approuve  ce  que  Bouille  fait  et 
fera.  »  Une  députation  de  la  garde  nationale  de  Nancy  se  trouva  là 
heureusement  pour  protester,  et  Barnave  proposa ,  fit  adopter  une 
proclamation  ferme  et  paternelle,  où  l'Assemblée  promettait  de 
juger  impartialement .  .  .  Juger  I  C'était  un  peu  tard  I .  .  .  L'une 
des  parties  n'était  plus. 


I 


LIVRE  IV.   —  CHAPITRE  III.  75 

Bouille,  parti  de  Metz  le  28,  le  29  de  Toul,  était  le  3i  fort 
près  de  Nancy.  Trois  dépulations  de  la  ville,  à  1  1  heures,  à  3,  à  4. 
vinrent  au-devant  de  lui  et  lui  demandèrent  ses  conditioas.  Les 
députés  étaient  des  soldats  et  des  gardes  nationaux  (Bouille  dit  de 
la  populace,  parce  qu'ils  n'avaient  pas  d'unifomies);  ils  avaient  mis 
à  leur  tête  des  municipaux,  tout  tremblants,  qui,  arrivés  près  de 
Bouille,  ne  voulurent  pas  retourner  et  restèrent  avec  lui,  l'auto- 
risant encore  par  leur  présence,  par  la  crainte  qu'ils  témoignaient 
de  revenir  à  Nancy.  Les  conditions  du  général  étaient  de  n'en  faire 
aucune,  d'exiger  d'abord  que  les  régiments  sortissent,  remi.ssent 
leur  otage  Malseigne  et  livrassent  chacun  quatre  des  leurs,  cjui  .se- 
raient jugés  par  l'Assemblée.  Leur  faire  choisir,  trahir,  livrer  eux- 
mêmes  quelques-uns  de  leurs  camarades,  cela  était  dur,  dés- 
honorant pour  les  Français,  mais  horrible  pour  les  Suisses,  qui 
savaient  parfaitement  qu'ils  n'iraient  jamais  au  jugement  de  l'As- 
semblée, qu'en  vertu  des  capitulations  leurs  choisies  réclameraient 
pour  être  pendus,  roués  vifs  ou  mourir  sous  le  bâton. 

Les  deux  régiments  français  (du  Roi  et  Mestre-de-Camp)  se  sou- 
mirent, rendirent  Malseigne,  commencèrent  à  sortir  de  la  ville. 
Resta  le  pauvre  Ghâteauvieux ,  dans  son  petit  nomljre,  deux  batail- 
lons seulement;  quelques-uns  des  nôtres  pourtant  rougirent  de 
l'abandonner;  beaucoup  de  vaillants  gardes  nationaux  de  la  banlieue 
de  Nancy  vinrent  aussi ,  par  un  instinct  généreux ,  se  ranger  auprès 
des  Suisses  et  voulurent  partager  leur  sort.  Tous  ensemble  ils  occu- 
pèrent la  porte  de  Stainville,  la  seule  qui  fût  fortifiée. 

Si  Bouille  eût  voulu  épargner  le  sang,  il  n'avait  qu'une  chose  à 
faire  :  s'arrêter  un  peu  à  distance,  attendre  que  les  régiments 
français  fussent  sortis,  puis  faire  entrer  quelques  troupes  par  les 
autres  portes  et  placer  ainsi  les  Suisses  entre  deux  feux;  il  les 
aurait  eus  sans  combat. 

Mais  alors  où  était  la  gloire.^  Où  était  le  coup  imposant  que  la 
cour  et  Lafayette  avaient  attendu  de  Bouille  } 

Celui-ci  raconte  lui-même  deux  cho.ses  qui  sont  contre  lui  : 
d'abord  qu'il  avança  jusqu'à  trente  pas  de  la  porte,  c'est-à-dire 


7Q  HISTOIRE  DE  LA   REVOLUTION   FRANÇAISE. 

qu'il  mit  en  face,  en  contact,  des  ennemis,  des  rivaux,  des  Suisses 
et  des  Suisses,  qui  ne  pouvaient  manquer  de  s'injurier,  se  provo- 
quer, se  renvoyer  le  nom  de  traîtres.  Deuxièmement  il  quitta  la 
tête  de  la  colonne  pour  parler  à  des  députés  qu'il  eût  pu  fort  bien 
faire  venir;  son  absence  eut  reflet  naturel  qu'on  devait  attendre  : 
on  s'injuria,  on  cria,  enfin  on  tira. 

Ceux  de  Nancy  disent  que  tout  commença  par  les  hussards  de 
Bouille;  Bouille  accuse  les  soldats  de  Chàteauvieux.  On  a  peine  à 
comprendre  pourtant  comment  ceux-ci,  en  si  grand  danger,  s'avi- 
sèrent de  provoquer.  Ils  voulaient  tirer  le  canon;  un  jeune  officier 
breton,  Désilles,  aussi  hardi  qu'obstiné,  s'asseoit  sur  la  lumière 
même,  renversé  de  là,  il  embrasse  le  canon,  grave  incident  qui 
permettait  aux  gens  de  Bouille  d'avancer;  on  ne  put  l'arracher  du 
canon  qu'à  grands  coups  de  baïonnette. 

Bouille  accourt,  se  rend  maître  de  la  porte,  lance  ses  hussards 
dans  la  ville,  à  travers  une  fusillade  très  nourrie  qui  partait  de 
toutes  les  fenêtres.  Ce  n'était  pas  évidemment  Chàteauvieux  seul 
qui  tirait,  ni  seulement  les  gardes  nationaux  de  la  banlieue,  mais 
la  plus  grande  partie  de  la  population  pauvre  s'était  déclarée  pour 
les  Suisses.  Cependant  les  officiers  des  deux  régiments  français  sui- 
virent l'exemple  de  Désilles,  et  avec  plus  de  bonheur;  ils  parvinrent 
à  retenir  les  troupes  dans  les  casernes.  Dès  lors  Bouille  ne  pouvait 
manquer  de  venir  à  bout  de  la  ville. 

Le  soir,  Tordre  était  rétabli,  les  régiments  français  partis,  les 
Suisses  de  Chàteauvieux  moitié  tués,  moitié  prisonniers.  Ceux  qui 
ne  se  rendirent  pas  de  suite  furent  trouvés,  les  jours  suivants, 
égorgés.  Trois  jours  après,  on  en  prit  encore  un  qu'on  coupa  en 
morceaux  dans  le  marché;  dix  mille  témoins  l'ont  pu  voir. 

Après  le  massacre ,  la  ville  eut  un  spectacle  plus  affreux  encore , 
mi  supplice  immense.  Les  officiers  suisses  ne  se  contentèrent  pas 
de  décimer  ce  qui  restait  de  leurs  soldats,  il  y  eût  eu  trop  peu 
de  victimes  :  ils  en  firent  pendre  vingt  et  un.  Cette  atrocité  dura 
tout  un  jour;  et,  pour  couronner  la  fête,  le  vingt-deuxième  fut 
roué. 


\ 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRE  III.  77 

L'ignoble,  rinfâme  pour  nous,  c'est  que  ces  Nérons  ayant  con- 
damné encore  cinquante  Suisses  aux  galères  (probablement  tout 
ce  qui  restait  en  vie),  nous  reçûmes  ces  galériens;  nous  eûmes  la 
noble  mission  de  les  mener  et  de  les  garder  à  Brest.  Ces  gens,  (|ui 
n'avaient  pas  voulu  tirer  sur  nous  le  1 4  juillet,  eurent  pour  récom- 
pense nationale  de  traîner  le  boulet  en  France. 

Le  même  jour,  3i  août,  nous  l'avons  dit,  l'Assemblée  avait  fait 
la  promesse  pacificpie  d'une  justice  impartiale.  Antérieurement  elle 
avait  voté  deux  commissaires  pacificateurs.  Bouille,  qui  les  deman- 
dait, ne  les  avait  pas  attendus;  il  avait  vidé  le  procès  par  l'exter- 
mination de  l'une  des  deux  parties.  L'Assemblée  apparemment  va 
désapprouver  Boulllô! 

Au  contraire.  .  .  L'Assemblée,  sur  la  proposition  de  Mirabeau, 
remercie  solennellement  Bouille  et  approuve  sa  conduite;  on  vote 
des  récompenses  aux  gardes  nationaux  qui  l'ont  suivi ,  aux  morts 
des  bonncurs  funèbres  dans  le  Champ  de  Mais,  des  pensions  à 
leurs  familles. 

Louis  XVI  ne  montra  point  dans  cette  occasion  l'horreur  du  sang 
qui  lui  était  ordinaire.  Le  vif  désir  qu'il  avait  de  voir  l'ordre  ré- 
tabli fit  qu'il  eut,  de  cette  ajjligeante  mais  nécessaire  affaire,  une 
extrême  satisfaction.  H  remercia  Bouille  de  sa  bonne  conduite  et 
l'engagea  à  continuer,  «^ette  lettre,  dit  Bouille,  peint  la  bonté, 
la  sensibilité  de  son  cœur.  » 

«  Ah  !  dit  l'éloquent  Loustalot,  ce  n'est  pas  là  le  mot  d'Auguste, 
(juand,  au  récit  du  sang  versé,  il  se  battait  la  tète  aux  murs  et 
disait  :  «  Varus ,  rends-moi  mes  légions  I  » 

La  douleur  des  patriotes  fut  grande  pour  cet  événement.  Lous- 
talot n'y  résista  pas.  Ce  jeune  homme,  qui,  sorti  à  peine  du  bar- 
reau de  Bordeaux ,  était  devenu  en  deux  ans  le  premier  des  jour- 
nalistes, le  plus  populaire  à  coup  sûr  (puisque  ses  Révolutions  de 
Paris  se  tirèrent  quelquefois  à  deux  cent  mille  exemplaiies) , 
Loustalot  prouva  qu'il  était  le  plus  sincère  aussi  de  tous,  celui  qui 
portait  le  plus  vivement  la  liberté  au  cœur,  vivait  d'elle ,  mourait 


78  HISTOIRE  DE  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 

de  sa  mort.  Ce  coup  lui  parut  ajourner  pour  longtemps ,  pour  tou- 
jours, l'espérance  de  la  patrie.  Il  écrivit  sa  dernière  feuille,  pleine 
d'élo(juence  et  de  douleur,  une  douleur  mâle,  sans  lai'mes,  mais 
d'autant  plus  âpre,  de  celles  auxquelles  on  ne  sumt  pas.  Quelques 
jours  après  le  massacre,  il  mourut,  à  Tàge  de  vingt-huit  ans. 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRE  IV.  79 


CHAPITKE   IV. 

LES  JAGOBIiNS. 

Danger  de  la  France.  —  L'affaiie  de  Nancy  rend  la  garde  nationale  suspecte.  — 
.Nouveaux  troubles  du  Midi.  —  Fédération  contre-révolutionnaire  de  Jalès.  —  Le 
Roi  consulte  le  pape;  il  proteste  auprès  du  roi  d'EIspagnc,  6  octobre  1790.  — 
Accord  de  l'Europe  contre  la  Révolution.  —  L'Europe  tire  une  force  morale  de 
l'intérêt  qu'inspire  Louis  XVI.  —  Nécessité  d'une  grande  association  de  surveil- 
lance. —  Origine  des  Jacobins,  1789.  —  Exemple  d'une  fédération  jacobine.  — 
Quelles  classes  recrutaient  les  Jacobins.  —  Avaient-ils  un  credo  précis?  —  En 
quoi  modifiaient-ils  l'ancien  esprit  français  ?  —  Us  formaient  un  corps  de  surveil- 
lants et  accusateurs,  une  inquisition  contre  une  inquisition.  —  La  société  de  Paris 
est  d'abord  une  réunion  de  députés,  octobre  1789.  —  Elle  prépare  les  lois  et 
organise  une  police  révolutionnaire.  —  La  Révolution  reprend  l'offensive,  sep- 
tembre 1790.  —  Fuite  de  Necker.  —  Terreur  des  nobles  duellistes.  —  Les  Jaco- 
bins lui  opposent  la  terreur  du  peuple.  —  L'bôtel  Castries  saccagé,  i3  novembre 
1790. 

Le  massacre  de  Nancy  est  une  ère  vraiment  funeste ,  d'où  l'on 
pourrait  dater  les  premiers  commencements  des  divisions  sociales, 
qui,  plus  tard,  développées  avec  l'industrialisme,  sont  devenues  de 
nos  jours  l'emLarras  réel  de  la  France,  le  secret  de  sa  faiblesse, 
l'espoir  de  ses  ennemis. 

L'aristocratie  européenne,  son  giand  agent,  l'Angleterre,  doi- 
vent ici  remercier  leur  bonne  fortune.  La  Révolution  ama  comme 
un  bras  lié ,  un  seul  bras  pour  lutter  contre  elles. 

Ce  petit  combat  de  Nancy  eut  les  effets  d'une  grande  victoire 
morale.  Il  rendit  suspectes  d'aristocratie  les  deux  forces  que  venait 
de  créer  la  Révolution ,  ses  propres  municipalités  révolutionnaires, 
sa  garde  nationale. 

On  dit,  on  répéta,  on  crut,  et  plusieurs  disent  encore  que  la 
garde  nationale  avait  combattu  pour  Bouille.  Et  cependant  on  a 
vu  qu'avec  les  lettres  de  Lafayette,  avec  tous  les  efforts  de  ses 


80  HISTOIRE  DE  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 

aides  de  camp  envoyés  exprès  de  Paris,  Bouiilé  ne  put  ramasser, 
sur  une  route  assez  longue,  que  sept  cents  gardes  nationaux,  des 
nobles  très  pro])al)lement,  leurs  fermiers,  gardes- chasse,  etc. 
Mais  les  vrais  gardes  nationaux,  les  paysans  propriétaires  de  la 
banlieue  de  Nancy,  fournissant  à  eux  seuls  deux  mille  hommes, 
prirent  parti  pour  les  soldats,  et,  malgré  l'abandon  des  deux  régi- 
ments français,  tirèrent  sur  Bouille. 

Naguère,  à  la  nouvelle  que  les  Autrichiens  avaient  obtenu  le 
passage,  trente  mille  gardes  nationaux  s'étaient  mis  en  mouvement. 

Chose  bizarre.  Ce  furent  surtout  les  amis  de  la  Révolution  qui 
accréditèrent  ce  bruit,  que  la  garde  nationale  avait  pris  parti  pour 
Bouille.  Leur  haine  poui'  Lafayette,  pour  l'aristocratie  bourgeoise 
qui  tendait  à  se  fortifier  dans  la  garde  nationale  de  Paris,  leur  fit 
écrire,  imprimer,  répandre  ce  que  la  contre -révolution  voulait 
faire  croire  à  l'Europe. 

La  conclusion  fut,  pour  l'Europe,  qu'il  fallait  bien  que  cette 
Révolution  française  fût  vraiment  une  chose  exécrable  pom'  que 
les  deux  forces  qu'elle  avait  créées,  les  municipalités,  la  gai'de  na- 
tionale, se  tournassent  déjà  contre  elle. 

Lafayette  armant  Bouille,  l'autorité  révolutionnaire  ne  pouvant 
rétablir  l'ordre  qu'avec  l'épée  de  la  contre -révolution  I  quoi  de 
plus  propre  à  persuader  que  celle-ci  avait  la  vraie  force ,  qu'elle 
était  le  vrai  parti  social.^  Le  Roi,  les  prêtres,  les  nobles,  se  confir- 
ment dans  la  conviction  qu'ils  ont  de  la  légitimité  de  leur  cause. 
Ils  s'entendent  et  se  rapprochent;  divisés  et  impuissants  dans  la 
période  précédente,  ils  vont  se  ralliant  dans  celle-ci,  se  fortifiant 
les  uns  par  les  autres. 

Les  compagnies  qu'on  croyait  mortes  relèvent  bravement  la  tète. 
Le  paiement  de  Toulouse  casse  les  procédures  d'une  municipalité 
contre  ceux  qui  foulaient  aux  pieds  la  cocarde  tricolore.  La  Cour 
des  aides  donne  gain  de  cause  à  ceux  qui  refusaient  des  payements 
en  assignats.  Les  percepteurs  n'en  veulent  point.  Les  fermiers  gé- 
néraux défendent  à  leurs  gens  de  les  recevoir.  Repousser  la  mon- 
naie de  la  Révolution,  c'est  un  moyen  très  simple  de  la  prendre 


LIVhE  IV.  —  CHAPITRE  IV.  81 

par  famine,  de  lui  faire  faire  hancfueroute  et  la  vaincre  sans 
combat. 

Mais  les  fanatiques  veulent  le  combat,  tout  cela  est  trop  lent 
pour  eux.  Ceux  de  Montauban  poursuivent  à  coups  de  pierres  les 
patrouilles  d'un  régiment  patriote.  Dans  l'un  des  meilleurs  dépar- 
tements, celui  de  l'Ardèche,  les  agents  de  l'émigration,  des  Fro- 
ment et  des  Anlraigues,  organisent  un  vaste  et  audacieux  complot 
pour  employer  les  forces  de  la  garde  nationale  contre  elle-même, 
pour  tourner  les  fédérations  à  la  ruine  de  l'esprit  qui  les  dicta.  On 
appelle  à  une  fête  fédéralive,  près  du  château  de  Jalès,  les  gardes 
nationaux  de  l'Ardèche,  de  l'Hérault  et  de  la  Lozère,  sous  pré- 
texte de  renouveler  le  serment  civique.  Cela  fait,  la  fête  linie,  le 
comité  fédératif,  les  maires  et  les  olliciers  de  gardes  nationales, 
les  députés  de  farniée ,  montent  au  château  de  Jalès  et  là  airêtcnt 
que  le  comité  sera  permanent,  qu'il  restera  constitué  en  un  corps 
autorisé,  salarié,  qu'il  sera  le  point  central  des  gardes  nationales, 
(ju'il  connaîtra  des  pétitions  de  l'armée,  qu'il  fera  rendre  les  armes 
aux  catholiques  de  Nimes,  etc.  Et  tout  ceci  n'était  pas  une  petite 
conspiration  occulte  d'aristocratie.  Il  y  avait  une  base  de  fana- 
tisme populaire.  Des  gardes  nationales  avaient  au  chapeau  la  croix 
des  confréries  du  Midi,  des  bataillons  entiers  portaient  la  croix 
pour  bannière.  Un  certain  abbé  Labastide,  général  de  ces  croisés, 
ayant  cinq  gardes  du  corps  pour  aides  de  camp,  caracolait  sur  un 
cheval  blanc,  appelant  ces  paysans  à  marcher  sur  Nîmes,  à  aller 
délivrer  leurs  frères  captifs,  martyrs  pour  la  foi. 

L'Assemblée  nationale,  avertie  et  alarmée,  lança  un  décret  pour 
dissoudre  cette  assemblée  de  Jalès,  décret  si  peu  efficace  cpi'elle 
durait  encore  au  printemps. 

L'idée  qui  se  répandait,  s'affermissait  dans  les  esprits,  qu'une 
grande  partie  de  la  garde  nationale  était  favoral)le  à  la  contre- 
révolution,  dut  contribuer  plus  qu'aucune  autre  chose  à  faire 
sortir  le  Uoi  de  ses  iiTésolutions,  et  lui  faire  faire  en  octobre  deux 
démarches  décisives.  Il  se  tiouvait  à  cette  épo(|ue  irrévocablement 
fixé  sur  la  question  religieuse,  celle  (|ui  lui  tenait  le  plus  au  cœur. 


82  HKSTOIHE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

En  juillet,  il  avait  consulté  i'évêque  de  Clermont  pour  savoir  s'il 
pouvait,  sans  mettre  son  àme  en  péril,  sanctionner  la  constitution 
du  clergé.  A  la  fin  d'août,  il  avait  adressé  la  même  question  au 
pape.  Quoique  le  pape  n'ait  fait  aucune  réponse  ostensible,  crai- 
gnant d'irriter  TAssemblée  et  de  lui  faire  précipiter  la  réunion 
d'Avignon,  on  ne  peut  douter  qu'il  n'ait  en  septembre  fait  savoir 
au  Roi  sa  vive  improbation  des  actes  de  l'Assemblée.  Le  6  octobre, 
Louis  XVI  envoya  au  roi  d'Espagne,  son  parent,  sa  protestation 
contie  tout  ce  qu'il  pourrait  être  contraint  de  sanctionner.  Il  adopta 
dès  lors  l'idée  de  fuite  qu'il  avait  toujours  repoussée ,  non  pas  d'une 
fuite  pacifique  à  Rouen,  qu'avait  conseillée  Mirabeau,  mais  d'ime 
fuite  beUi(|ueuse  dans  l'Est,  pour  revenir  à  main  armée.  Ce  projet, 
celui  qu'avait  toujours  recommandé  Breteuil,  l'homme  de  l'Au- 
triche ,  l'homme  de  Marie-Antoinette ,  fut  reproduit  en  octobre  par 
I'évêque  de  Pamiers ,  qui  le  fit  agréer  du  Roi ,  obtint  plein  pouvoir 
pour  Breteuil  de  traiter  avec  les  puissances  étrangères,  et  fut  en- 
voyé de  Paris  pour  s'entendre  avec  Bouille. 

Ces  négociations,  commencées  par  I'évêque,  furent  continuées 
par  M.  de  Fersen,  un  Suédois,  très  personnellement,  très  tendre- 
ment attaché  à  la  Reine  depuis  longues  années,  qui  revint  exprès 
de  Suède  et  lui  fut  très  dévoué. 

L'Espagne,  l'Empereur,  la  Suisse,  répondirent  favorablement, 
promirent  des  secours. 

L'Espagne  et  l'Angleterre ,  qui  semblaient  près  de  faire  la 
guerre,  traitèrent  le  27  octobre.  L'Autriche  ne  tarda  pas  à  s'ar- 
ranger avec  les  Turcs,  la  Russie  avec  la  Suède.  De  sorte  qu'en 
quelques  mois  l'Europe  se  trouva  réunie  d'un  côté ,  et  la  Révolu- 
tion était  toute  seule  de  l'autre. 

Allons  avec  ordre  et  méthode.  C'est  assez  de  tuer  une  révolu- 
tion par  an.  Celle  de  Brabant  cette  année.  Celle  de  France  à 
l'année  prochaine. 

Beau  spectacle.  L'Europe  contre  le  Brabant,  le  monde  uni, 
marchant  en  guerre ,  la  terre  tremblant  sous  les  armées ...  et  pour 
écraser  une  mouche.  Et  encore  avec  toutes  ces  forces,  les  braves 


\ 


LIVHE  IV.  —  CHAPITKE  IV.  83 

employaient  de  surcroît  les  armes  de  la  perfidie.  Les  Autrichiens, 
par  Lamarck,  ami,  agent  de  la  Reine,  avaient  divisé  les  Belges, 
anuisant  leurs  progressistes ,  leur  doiniant  espoir  de  progrès,  leur 
montrant  un  monde  d'or  dans  le  cœur  du  philanthrope  et  sensihle 
Léopold.  Le  jour  où  Léopold  fut  sùi'.de  l'Angleterre  et  de  la 
Prusse,  il  se  moqua  d'eux. 

Voilà  ce  qui  serait  arrivé  chez  nonsaux  Mirabeau ,  aux  Lafayette, 
à  ceux  qui  soutenaient  le  Roi  par  intérêt  ou  par  un  dévouement 
de  bon  cœur  et  de  pitié.  Chose  grave  et  qui  faisait  le  danger 
le  plus  profond  peut-être  de  la  situation,  c'est  que  la  royauté  si 
cruellement  oppressive  en  Europe,  si  brutalement  iNrainiiquepour 
les  faibles  (naguère à  Genève,  en  Hollande,  maintenant  à  Bruxelles, 
à  Liège),  la  royauté,  dis-je,  en  même  temps  intéres.sait  à  Paris, 
elle  tirait  de  Louis  XVI  et  de  sa  famille  une  incalculable  force  de 
sympathie,  de  pitié.  Ainsi  elle  allait  de  l'épée  et  du  poignard,  et 
c'est  sur  elle  qu'on  pleurait.  La  captivité  du  Roi ,  objet  de  tous  les 
entretiens  chez  toutes  les  nations  du  monde,  y  faisait  ce  qu'il  y  a 
de  plus  rare  dans  nos  temps  modernes,  de  plus  puissant,  de  plus 
terrible,  une  légende  populaire!  une  légende  contre  la  France. 
Tout  le  monde  parlait  de  Louis  XVI  et  persoinie  ne  parlait  de  la 
pauvre  petite  Liège  barbarement  étouffée  par  le  beau-frère  de 
Louis  XVI.  Liège,  notre  .avant-garde  du  Nord,  qui  jadis  pour  nous 
sauvera  péri  deux  ou  trois  fois,  Liège,  notre  Pologne  de  Meuse .  .  . 
dédaigneusement  écrasée  entre  ces  colosses  du  Nord,  sans  que 
personne  y  regarde.  Mais  qu'est-ce  donc  que  le  cœur  de  l'homme, 
s'il  faut  qu'il  y  ait  des  caprices  si  injustes  dans  sa  pitié  ? 

De  quelque  côté  que  je  regarde,  je  vois  un  immense,  un  redou- 
table filet,  tendu  de  partout,  du  dehors  et  du  dedans.  Si  la  Révo- 
lution ne  trouve  une  force  énergiquement  concentiée  d'association, 
si  elle  ne  se  contracte  pas  dans  un  violent  effort  d'elle-même  sur 
elle-même,  je  crois  que  nous  périssons.  Ce  ne  sont  pas  les  inno- 
centes fédérations,  qui  mêlaient  indistinctement  les  amis  et  les  en- 
nemis dans  l'aveugle  élan  d'une  sensibilité  fraternelle,  ce  ne  sont 
pas  elles,  ne  l'espérons  pas,  qui  nous  tireront  d'ici. 

6. 


84.  HISTOinE   DE   LA   UEVOLUTION   FRANÇAISE. 

11  faut  des  associations  tout  autrement  fortes,  il  y  faut  les 
Jacobins. 

Une  organisation  vaste  et  forte  de  surveillance  inquiète  sur  l'au- 
torité, sur  ses  agents,  sur  les  prêtres  et  sur  les  nobles.  Les  Jaco- 
bins ne  sont  pas  la  Révolution,  mais  l'œil  de  la  Révolution,  l'œil 
pour  surveiller,  la  voix  pour  accuser,  le  bras  pour  frapper. 

Associations  spontanées,  naturelles,  auxquelles  on  aurait  tort 
de  cliercher  une  origine  mystérieuse  ou  bien  des  dogmes  cachés. 
Elles  sortirent  de  la  situation  même,  du  besoin  le  plus  impérieux, 
celui  du  salut.  Elles  furent  une  publique  et  patente  conjuration 
contre  la  conspiration,  en  partie  visible,  en  partie  cachée,  de 
l'aristocratie. 

Il  serait  fort  injuste  pour  cette  grande  association  d'en  placer 
l'unique  origine,  d'en  resserrer  toute  l'histoire  dans  la  société  de 
Paris.  Celle-ci,  mêlée,  plus  qu'aucune  autre,  d'éléments  impurs, 
spécialement  d'orléanisme ,  plus  audacieuse  aussi,  peu  scrupuleuse 
.sur  le  choix  des  moyens,  a  souvent  poussé  ses  sœurs,  les  sociétés 
de  provinces,  qui  la  suivaient  docilement,  dans  des  voies  machia- 
véliques. 

Le  nom  de  société  mère,  que  l'on  emploie  trop  souvent,  ferait 
croire  que  toutes  les  autres  furent  des  colonies  envoyées  de  la  rue 
Saint-Honoré.  La  société  centrale  fut  mère  de  ses  sœurs,  mais  ce 
fut  par  adoption. 

Celles-ci  naissent  d'elles-mêmes.  Elles  sont  toutes  ou  presque 
toutes  des  clubs  improvisés  dans  quelque  danger  public,  quelque 
vive  émotion.  Des  foules  d'hommes  alors  se  rassemblent.  Quelques- 
uns  persistent,  et,  même  quand  la  crise  est  finie,  continuent  de 
se  rassembler,  de  se  communiquer  leurs  craintes,  leurs  défiances; 
ils  s'inquiètent,  s'informent,  écrivent  aux  villes  voisines,  à  Paris. 
Ceux-ci,  ce  sont  les  Jacobins. 

La  situation  néanmoins  n'est  pas  toute  dans  la  formation  de  ces 
sociétés.  Leur  origine  tient  aussi  à  une  spécialité  de  caractère. 
Le  Jacobin  est  une  espèce  originale  et  particulière.  Beaucoup 
d'hommes  sont  nés  Jacobins. 


MVUK  IV.  —  CIIAPITHE  IV.  85 

Dans  rentrainement  général  de  la  France,  aux  moments  de  .sym- 
pathies faciles  et  crédules,  où  le  peuple  sans  défiance  se  jeta  dans 
les  bras  de  ses  ennemis,  celte  cla.sse  d'hommes,  plus  clairvoyante 
ou  moins  sympathique,  se  tient  ferme  et  défiante.  On  les  voit 
dans  les  fédérations,  paraître  aux  fêtes,  se  mêler  à  la  foule,  for- 
mant plutôt  un  corps  à  part,  un  bataillon  de  surveillance,  qui, 
dans  l'enthousiasme  même,  témoigne  des  périls  de  la  situation. 

Quel({ues-uns  firent  leur  fédération  à  part,  entre  eux,  à  huis 
clos.  Citons  un  exemple. 

Je  vois  dans  un  acte  inédit  de  Rouen  ([ue,  le  i4  juillet  1790, 
trois  Amis  de  la  constitution  (c'est  le  nom  que  prenaient  alors  les 
Jacobins)  se  réunissent  chez  une  dame  veuve,  personne  riche  et 
considérable  de  la  ville;  ils  prêtent  dans  ses  mains  le  serment 
civi(jue.  On  croit  voir  Gaton  et  Marcie  dans  Lucain  :  Junguntar 

laciii  contenlique  auspicc  Bruto Ils  envoient  fièrement  l'acte 

de  leur  fédération  à  l'Assemblée  nationale,  qui  recevait  en  même 
temps  celui  de  la  grande  fédération  de  Rouen,  où  parurent  les 
députés  de  soixante  villes  et  d'un  demi-million  d'hommes. 

Les  trois  Jacobins  sont  un  prêtre,  aumônier  de  la  conciergerie, 
et  deux  chirurgiens.  L'un  d'eux  a  amené  son  frère,  imprimeur  du 
Roi  à  Rouen.  Ajoutez  deux  enfants,  neveu  et  nièce  de  la  dame, 
et  deux  femmes,  peut-être  de  sa  clientèle  ou  de  sa  maison.  Tous 
les  huit  jiu-ent  dans  les  mains  de  cette  Cornélie,  (jui,  seule  en- 
suite, fait  serment. 

Petite  société,  mais  complète,  ce  .semble.  La  dame  (veuve  d'un 
négociant  ou  armateur)  représente  les  grandes  fortunes  commer- 
ciales. L'imprimeur,  c'est  l'industrie.  Les  chirurgiens,  ce  .sont  les 
capacités,  les  talents,  l'expérience.  Le  prêtre,  c'est  la  Révolution 
même;  il  ne  sera  pas  longtemps  prêtre  :  c'est  lui  qui  écrit  l'acte, 
le  copie,  le  notifie  à  l'Assemblée  nationale.  Il  est  l'agent  de  l'affaire, 
comme  la  dame  en  est  le  centre.  Par  lui,  cette  .société  est  com- 
plète ,  quoiqu'on  n'y  voie  pas  le  personnage  qui  est  la  cheville  ou- 
viière  de  toute  société  semblable,  l'avocat,  le  procureur.  Prêtre 
du  palais  de  justice,  de  la  conciergerie,  aumônier  de  prisonniers. 


86  HISTOIHK   DE   I, A   REVOLUTION   FRANÇAISE. 

confesseur  de  suppliciés,  hier  dépendant  du  Parlement,  Jacobin 
aujourd'hui  et  se  notifiant  tel  à  l'Assemblée  nationale,  pour  l'au- 
dace et  l'activité,  celui-ci  vaut  trois  avocats. 

Qu'une  dame  soit  le  centre  de  la  petite  société,  il  ne  faut  pas 
s'en  étonner.  Beaucoup  de  femmes  entraient  dans  ces  associations, 
des  femmes  fort  sérieuses,  avec  toute  la  ferveur  de  leurs  cœurs 
de  femmes,  une  ardeur  aveugle,  confuse,  d'affections  et  d'idées, 
l'esprit  de  prosélytisme ,  toutes  les  passions  du  moyen  âge  au  ser- 
vice de  la  foi  nouvelle.  Celle  dont  nous  parlons  ici  avait  été  sérieu- 
sement éprouvée  ;  c'était  une  dame  juive  qui  vit  se  convertir  toute 
sa  famille  et  resta  israélite  ;  ayant  perdu  son  mari ,  puis  son  enfant 
(par  un  accident  affreux),  elle  semblait,  en  place  de  tout,  adopter 
la  Révolution.  Riche  et  seule,  elle  a  dû  être  facilement  conduite 
par  ses  amis,  je  le  suppose,  à  donner  des  gages  au  nouveau  système, 
à  y  embarquer  sa  fortune  par  l'acquisition  des  biens  nationaux. 

Pourquoi  cette  petite  société  fait-elle  sa  fédération  à  part?  C'est 
que  Rouen  en  général  lui  semble  trop  aristocrate,  c'est  que  la 
grande  fédération  des  soixante  villes  qui  s'y  réunissent,  avec  ses 
chefs,  MM.  d'Estouteville ,  d'Herbouville ,  de  Sévrac,  etc.,  cette 
fédération,  mêlée  de  noblesse,  ne  lui  paraît  pas  assez  pure;  c'est 
qu'enfin  elle  s'est  faite  le  6  juillet,  et  non  le  i4,  au  jour  sacré  de 
la  prise  de  la  Bastille.  Donc,  au  i4,  ceux-ci,  fièrement  isolés  chez 
eux,  loin  des  profanes  et  des  tièdes,  fêtent  la  sainte  jom'née.  Ils  ne 
veulent  pas  se  confondre  :  sous  des  rapports  divers,  ils  sont  une 
élite,  comme  étaient  la  plupart  de  ces  premiers  Jacobins,  une  sorte 
d'aristocratie,  ou  d'argent,  ou  de  talent,  d'énergie,  en  concurrence 
naturelle  avec  l'aristocratie  de  naissance. 

Peu  de  peuple,  à  cette  époque,  dans  les  sociétés  jacobines, 
point  de  pauvres  ('^.  Dans  les  villes  cependant  où  il  y  avait  rivalité 
de  deux  clubs,  où  le  club  aristocratique  (comme  il  arriva  parfois) 

^''  Justement  par  la  raison  que  plu-  Elles  divisaient  leurs  membres  en  éco- 

sieurs  de   ces    sociétés   se  proposaient  nomes,  introducteurs,  rapporteurs,  lec- 

d'aider  les  pauvres  et  faisaient  contri-  leurs,  observateurs,   consolateurs,  etc. 

buer  leurs  membres  à  cet  effet.  etc. 


MVnK  IV.  —  CHAPITRE  FV.  87 

usurpait  le  titre  d'Amis  de  la  constitution,  Tautre  club  du  même 
nom  ne  manquait  pas,  pour  se  fortifier,  de  se  rendre  plus  facile 
sur  les  admissions,  de  recevoir  parmi  ses  membres  des  petites 
gens,  boutiquiers  et  petits  industriels.  A  Lyon  et  sans  doute  dans 
quelques  villes  manufacturières,  les  ouvriers  assistèrent  de  lK)nne 
heure  aux  discussions  des  clubs. 

Le  \Tai  fonds  des  clubs  jacobins,  c'était,  non  pas  les  derniers, 
non  pas  les  premiers,  mais  une  classe  distinguée,  quoique  secon- 
daire, qui  dès  longtemps  avait  une  guerre  sourde  contre  ceux  des 
premiers  rangs  :  l'avocat,  |)ar  exemple,  contre  le  magistrat  qui 
l'écrasait  de  sa  morgue,  le  procureur,  le  chii^urgien,  voulant  s'élever 
au  niveau  de  l'avocat,  du  médecin,  le  prêtre  contre  févêque.  Le 
chirurgien,  dans  ce  siècle,  avait,  à  force  de  mérite,  rompu  la  bar- 
rière, monté  presque  à  l'égalité.  Le  Chàtelet  entretenait  une  guerre 
contre  le  Parlement;  il  vainquit  en  1789  et  fut  un  moment  (qui 
l'eût  cru.'^)  le  grand  tribunal  national.  Le  célèbre  fondateur  des 
Jacobins  de  Paris,  Adrien  Duport,  était  un  honune  du  Chàtelet, 
qui  monta  au  Parlement,  mais  qui,  à  la  Révolution,  repaient  homme 
du  Chàtelet,  brisa  les  parlementaires. 

Tout  cela  ensemble  faisait  des  Jacobins  une  classe  d'hommes 
âpre,  défiante,  très  ardente  et  très  contenue,  plus  positive  et  plus 
habile  qu'on  ne  l'aurait  attendu  de  leurs  théories  peu  précises. 

Quoique  les  vieilles  jalousies,  les  ambitions  nouvelles,  aient  été 
un  puissant  aiguillon  pom'  eux,  quoique  les  intrigues  de  divere 
partis  aient  exploité  ces  sociétés,  leur  caractère  en  général,  très 
fortement  exprimé  dans  l'exemple  que  nous  avons  cité,  est  ori- 
ginairement celui  d'associations  naturelles,  spontanées,  formées 
par  une  véritable  religion  patriotique,  une  dévotion  austère  à  la 
liberté,  une  pureté  civique  fort  exigeante  et  tendant  toujours  ^ 
l'épuration. 

Quel  était  le  symbole  de  ces  petites  églises.^  Celte  foi  ardente 
avait-elle  un  credo  bien  aiTêté.»^  Non,  très  vague  encore,  alliant, 
sans  s'en  douter,  les  principes  contradictoires.  Tous,  presque  tous, 
royalistes,  à  cette  époque,  et  pourtant  fort  aigres  pour  le  Roi. 


88  HISTOIRE   l)K   LA    REVOLUTION   FRANC  \ISE. 

Tous  dominés  par  Rousseau,  par  le  fameux  principe  de  la  philoso- 
phie du  siècle  :  Revenez  à  la  nalure.  Et  néanmoins,  avec  cela,  plur 
sieurs  se  croyaient  chrétiens,  se  rattachaient,  au  moins  de  nom,  à  la 
vieille  croyance  qui  condamne  la  nature,  qui  la  croit  gâtée, déchue. 

Cette  contradiction  même,  cette  ignorance,  cette  foi  au  prin- 
cipe nouveau  peu  approfondi  encore,  a  quelque  chose  de  respec- 
tahle.  C'est  la  foi  au  dieu  inconnu.  Et  cette  foi  en  eux  n'est  pas 
moins  active.  Elle  élève,  fortifie  les  âmes.  Comme  levu'  maître 
Rousseau,  ils  élèvent  leurs  regards,  dirigent  leur  émulation  vers 
les  nobles  modèles  antiques,  vers  les  héros  de  Plutarque.  S'ils 
n'entrent  pas  bien  au  fond  du  génie  de  l'antiquité,  ils  en  sentent 
du  moins  l'austérité  morale,  la  force  stoïque,  y  puisent  l'inspiration 
des  dévouements  civils;  ils  apprennent  d'elle  ce  qu'elle  a  le  mieux 
su,  ce  qu'eux-mêmes  ils  auront  besoin,  dans  leurs  périlleuses  voies, 
de  savoir,  d'eml3rasser  :  la  mort  ! 

Chose  grave  à  dire  aussi  :  ils  puisent  là  une  profonde  modifi- 
cation à  l'esprit  de  l'ancienne  France. 

Cet  esprit  tenait  à  deux  choses,  presque  impossibles  à  concilier 
avec  la  Révolution ,  avec  la  lutte  violente  qu'elle  devait  soutenir. 
D'ime  part,  une  certaine  facilité  de  confiance  et  de  croyance,  une 
déférence  trop  grande  pour  les  autres ,  une  certaine  fleur  de  poli- 
tesse et  de  douceur,  —  charmantes  et  fatales  qualités  qui,  dans 
tant  d'occasions,  ont  donné  prise  sur  nous.  L'autre  caractère  du 
vieil  esprit  français  tenait  à  ce  qu'on  appelle  l'honneur,  à  certaines 
délicatesses  de  procédés,  à  certains  préjugés  aussi,  à  la  facilité, 
par  exemple,  avec  laquelle  on  admettait  qu'un  liomme,  pour  vous 
avoir  insulté,  eût  droit  de  vous  égorger,  opinion  qui,  en  théorie, 
part  de  l'estime  du  courage ,  et  qui ,  en  pratique ,  livre  souvent  les 
braves  aux  habiles. 

Ces  deux  traits  de  l'ancienne  France  furent  méprisés  des  Ja- 
cobins. 

Adversaires  des  piètres,  obligés  de  lutter  contre  une  vaste  asso- 
ciation dont  la  confession  et  la  délation  sont  les  premiers  moyens, 
les  Jacobins  employèrent  des  moyens  analogues,  ils  se  déclarèrent 


IJVIIE  IV.  —  CHAPITRE  IV.  «9 

linrdimcnl  ami.s  de  la  délation,  ils  la  proclamèrent  le  premier 
des  devoirs  du  citoyen.  La  surveillance  nuiluelle,  la  censure  pu- 
blique, même  la  délation  cachée,  voilà  ce  qu'ils  enseignèrent, 
pratiquèrent,  s'appuyant  à  ce  sujet  des  plus  illustres  exemples  de 
Tantiquité.  La  cité  antique,  grecque  et  romaine,  la  petite  cité 
monastique  du  moyen  âge,  qu'on  appelle  couvent,  ahhaye,  ont 
pour  principe  le  devoir  de  perfectionner,  épurer  toujours,  par  la 
.surveillance  que  tous  les  membres  de  l'association  exercent  les 
luis  sur  les  autres.  Et  tel  est  aussi  le  principe  que  les  Jacobins 
appliquent  à  la  société  tout  entière. 

Nés  dans  un  grand  danger  national,  au  milieu  d'une  immense 
conspiration,  que  niaient  les  conspirateurs  (dont  ils  se  sont  vantés 
depuis),  les  Jacobins  formèrent,  pour  le  salut  de  la  France,  une 
légion,  lui  peuple  d'accusateui-s  publics. 

Mais,  à  la  grande  différence  de  l'inquisition  du  moyen  âge,  qui, 
par  le  confessionnal  et  mille  moyens  différents,  pénétrait  juscpi'au 
fond  des  âmes,  l'inquisition  révolutionnaire  n'avait  à  sa  disposition 
c|ue  des  moyens  extérieurs,  des  indices  souvent  incertains.  De  là 
une  défiance  excessive,  maladive,  un  esprit  d'autant  plus  soup- 
çonneux qu'il  avait  moins  de  certitude  d'atteindre  le  fond.  Tout 
alarmait,  tout  inquiétait,  tout  paraissait  suspect. 

Craintes  trop  naturelles  dans  le  péril  où  Ton  voyait  la  France, 
la  Révolution,  la  cause  de  la  liberté  et  du  genre  humain!  Cette 
beiu'euse  révolution,  attendue  mille  ans,  arrivée  enfin  hier  et  déjà 
près  de  périr  !  Arrachée  d'un  coup  tout  à  l'heure  à  ceux  qui 
l'avaient  embrassée,  mise  au  fond  de  leur  cœur,  comme  la  meil- 
leure part  d'eux-mêmes.  Ce  n'était  plus  un  bien  extérieur  qu'il 
s'agissait  de  leur  ôler,  mais  leur  vie .  .  .  Nul  n'eût  sui'vécu. 

Pour  faire  justice  aux  Jacobins,  il  faut  se  replacer  au  moment 
et  dans  la  situation,  comprendre  les  nécessités  où  ils  se  trouvèrent. 

Ils  étaient  en  face  d'une  association  immense,  mi-partie  d'idiots 
et  mi-partie  de  coquins,  ce  qu'on  appelait,  ce  qu'on  appelle  le 
monde  des  honnêtes  gens. 

D'une  part,  deux  délateui-s:  le  Roi,  qui  tout  à  l'heure  dénonce 


90  HISTOIRE  DE  LA   RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

son  peuple  à  l'Europe,  et  le  prêtre,  qui  dénonce  le  peuple  aux 
simples,  aux  femmes,  à  la  Vendée. 

D'autre  part,  l'inepte  alliance  de  Lafayette  avec  Bouille,  au 
profit  de  celui-ci,  et  qui  (avec  bonne  intention)  irait  mettre  la 
Révolution  aux  mains  de  ses  ennemis. 

Qui  peut  dire ,  dans  le  détail ,  ville  par  ville,  dans  les  campagnes 
et  les  villages,  ce  que  c'était  que  l'association  du  monde  des  hon- 
nêtes gens? 

Du  monde-prêtres,  du  monde-femmes,  du  monde-nobles  et 
quasi  no])les. 

Les  femmes  1  quelle  puissance  !  Avec  de  tels  auxiliaires,  qu'est-il 
besoin  de  la  presse  .►^  Leur  parole  est  un  véhicule  bien  autrement 
efficace.  Vraie  force,  d'autant  plus  forte  qu'elle  n'a  rien  de  cassant, 
qu'ellt  cède,  est  élastique,  fléchit  pour  se  mieux  relever.  Dites- 
leur  un  mot  à  l'oreille,  il  court,  il  va,  il  agit,  le  jour,  la  nuit,  le 
matin,  au  lit,  au  foyer,  au  marché,  et  le  soir,  dans  la  causerie, 
devant  les  portes,  partout,  sur  l'homme,  sur  l'enfant,  sur  tous.  .  . 
Trois  fois  homme  qui  y  résiste  ! 

Voilà  un  obstacle  réel,  terrible  pour  la  Révolution.  Et  qu'est-ce, 
au  prix,  que  l'étranger,  toutes  les  armées  de  l'Europe.^.  .  .  Ayons 
pitié  de  nos  pères. 

Maintenant,  qui  voudrait  entrer  dans  le  détail  irritant  du 
monde  noble  et  quasi  noble  .^  De  la  pourriture  antique  des  parle- 
mentaires, de  leur  ancienne  police,  l'obstacle  le  plus  réel  que 
Lafayette  assure  avoir  trouvé  dans  Paris.  De  la  clientèle  basse ,  ser- 
vilc  de  marchands,  petits  rentiers,  créanciers  minimes,  qui  se  rat- 
tachaient au  clergé,  aux  nobles. 

Et  ces  nobles  se  retrouvaient,  par  la  grâce  de  Lafayette  et  des 
lois  révolutionnaires,  chefs,  officiers  de  leius  clients  dans  la  garde 
nationale. 

Pour  résister  à  tout  cela ,  il  fallait  à  la  nouvelle  association  une 
organisation  très  forte.  Elle  se  trouva  dans  la  société  de  Paris. 
L'originalité  primitive  de  celle-ci  fut  moins  dans  les  théories  que 
dans  le  génie  pratique  de  ses  fondateurs. 


MVHK  IV.  —  CIIAPITHR  IV.  91 

Le  principal  fut  Diiport,  et  il  resta  pendant  longtemps  la  tète 
même  de.s  Jacobins.  «Ce  que  Duport  a  pen.sé,  disait-on,  Barnave 
le  dit  et  Lanieth  le  fait.  >  Mirabeau  les  appelait  le  Triumyucusat. 
A  la  vigueur  des  coups  (ju'ils  portèrent  à  la  royauté,  on  les  crut 
républicains,  on  leur  attribua  im  dessein  profond,  un  projet  bien 
arrêté  de  cbanger  tout  de  fond  en  comble.  Eux-mêmes,  ils  étaient 
flattés  de  cette  mauvaise  renommée.  Ils  ne  la  méritaient  pas.  Ils 
n'étaient  (ju'inconséquents.  Il  .se  trouva  au  jour  critique  qu'ils 
étaient  partisans  de  la  monarchie  qu'ils  avaient  détruite. 

Duport  était  pourtant  un  penseur,  une  tête  forte  et  plus  com- 
plète que  celle  de  ses  collègues;  homme  de  spéculation,  il  avait 
en  même  temps  beaucoup  d'expérience  révolutionnaire,  avant  la 
Révolution  même.  Rival  de  d'Esprémesnil  au  Parlement,  il  avait 
été  l'un  des  principaux  moteurs  de  la  résistance  contre  Galonné  et 
Brienne.  Il  devait  connaître  à  fond  l'action  secrète  de  la  police  par- 
lementaire, l'organisation  des  émeutes  de  la  basoche  et  du  peuple 
en  faveur  du  Parlement. 

Pendant  les  élections  de  1789,  il  commença  à  réunir  chez  lui 
plusieurs  hommes  politiques  (rue  du  Grand-Chantier,  près  du 
Temple).  Mirabeau,  Sieyès,  y  vinrent  et  n'y  voulurent  pas  re- 
tourner. «  Politique  de  caverne  !  »  dit  Sieyès.  Le  grand  métaphy- 
sicien ne  voulait  agir  que  par  les  idées.  Duport,  au  .secours  des 
idées,  voulait  appeler  l'intrigue  souterraine,  l'agitation  populaire, 
l'émeute,  s'il  le  fallait. 

Nouvelle  réunion  à  Versailles.  Celle-ci,  dont  le  fond  était  la  dé- 
putation  de  Bretagne,  s'appela  le  club  Breton.  Là  se  préparaient , 
sous  rinfluence  de  Duport,  Chapelier,  etc.,  pliLsieurs  des  mesures 
hardies  (jui  sauvèrent  la  Révolution  naissante.  La  minorité  de  la 
noblesse,  mi-partie  de  grands  seigneurs  philanthropes  et  de  cour- 
tisans mécontents,  se  mêla  à  ce  club  Breton  et  y  inqîorta  un  esprit 
fort  divers,  fort  équivoque.  Des  courtisans  révolutionnaires,  les 
plus  intrigants,  les  plus  audacieux,  étaient  les  frères  Lameth, 
jeimes  colonels,  d'une  famille  très  favorisée  de  la  cour,  mais  point 
.satisfaite. 


92  HISTOII\K   DE  LA   «ÉVOLUTION  FIWNÇAISE. 

Nobles  d'Artois,  ils  avaient  été  élus  en  Fianche-Comté.  Et  ce 
fut  un  député  de  cette  dernière  province ,  très  probal)lement  leur 
homme,  qui,  en  octobre  1789,  quand  l'Assemblée  fut  à  Paris, 
loua  un  local  aux  Jacobins  pour  réunir  les  députés.  Les  moines 
louèrent  leur  réfectoire  pour  200  francs,  et  pour  200  francs  le 
mobilier,  tables,  chaises.  Plus  tard,  le  local  ne  suffisant  pas,  le 
club  se  fit  prêter  la  bibliothèque  et  enfin  l'église.  Les  tombeaux 
des  anciens  moines,  l'école  ensevelie  de  Saint-Thomas,  les  con- 
frères de  Jacques  Clément,  se  trouvèrent  ainsi  les  muets  témoins 
et  les  confidents  des  intrigues  révolutionnaires. 

Outre  les  membres  du  club  Breton,  beaucoup  de  députés  qui 
n'étaient  jamais  venus  à  Paris,  qui  n'étaient  pas  fort  rassurés  après 
les  scènes  d'octobre  et  se  croyaient  comme  perdus  dans  cet  océan 
de  peuple,  s'étaient  logés  rue  Saint- Honoré,  près  les  uns  des 
autres,  pour  se  retrouver  au  besoin.  Ils  étaient  là  à  la  porte  de  l'As- 
semblée, qui  siégeait  alors  au  Manège,  à  l'endroit  où  se  croisent 
les  rues  de  fiivoli  et  de  Castiglione.  Il  lem'  était  commode  de  se 
réunir  presque  en  face ,  au  couvent  des  Jacobins. 

Il  y  eut  cent  députés  le  premier  jour,  puis  deux  cents,  puis 
quatre  cents.  Ils  prirent  le  titre  d'Amis  de  la  constitution.  Dans  la 
réalité,  ils  la  firent.  Elle  fut  entièrement  préparée  par  eux;  ces 
quatre  cents,  plus  liés  entre  eux,  plus  disciplinés,  plus  exacts  d'ail- 
leurs que  les  autres  députés,  furent  maîtres  de  l'Assemblée.  Ils  y 
apportèrent  toutes  faites  et  les  lois  et  les  élections;  eux  seuls 
nommaient  les  présidents,  secrétaires,  etc.  Ils  masquèrent  quelque 
temps  cette  toute-puissance  en  prenant  parfois  le  président  dans 
d'autres  rangs  que  les  leurs. 

L'hiver  de  1789,  toute  la  France  vint  à  Paris.  Beaucoup 
d'hommes  considérables  voulaient  entrer  aux  Jacobins.  Ils  admirent 
d'abord  quelques  écrivains  distingués;  le  premier  fut  Condorcet; 
puis  d'autres  personnes  connues,  qui  devaient  être  présentées,  re- 
commandées par  six  membres.  On  n'entrait  qu'avec  des  cartes,  qui 
étaient  soigneusement  examinées  à  la  porte  par  deux  membres 
qu'on  y  plaçait. 


LIVIIE  IV.  —  CIIAPIThE  IV.  93 

Le  club  des  Jacobins  ne  pouvait  se  borner  longtemps  à  èire 
une  oITîcine  de  lois,  un  laboratoire  pour  les  préparer.  11  devint  de 
bonne  heure  un  grand  comité  de  police  révolutionnaire. 

La  situation  le  voulait  ainsi.  Que  servait  de  faire  la  constitution, 
si  la  cour,  par  un  coup  habile,  renversait  cet  échafaudage  pénible- 
ment élevé?  On  a  vu  qu'au  bruit  du  complot  de  Brest,  qui,  disait- 
on,  allait  être  livré  aux  Anglais,  Duport  (le  27  juillet  lySy)  avait 
fait  créer  par  rAsseml)lée  le  comité  des  recherches.  Le  comité 
n'avait  point  d'agents,  que  ceux  mêmes  du  gouvernement  qu'il  avait 
à  surveiller.  Ces  agents  qui  lui  manquaient,  ils  se  trouvèrent  aux 
Jacobins.  Lafayette,  qui  apprit  à  ses  dépens  à  connaître  leur  or- 
ganisation, dit  cjue  le  centre  en  était  une  réunion  de  dix  hommes 
(|u'eux-mêmes  appelaient  le  Sabbat,  qui  prenaient  tous  les  jours 
l'ordre  des  Lameth;  chacun  des  dix  le  transmettait  à  dix  autres  de 
bataillons  et  sections  différentes,  de  sorte  que  toutes  les  sections 
recevaient  en  même  temps  la  même  dénonciation  contre  les  auto- 
rités, la  même  proposition  d'émeute,  etc. 

Lafayette  avait  pour  lui  le  comité  des  recherches  de  la  Ville  et 
beaucoup  de  gens  dévoués  dans  la  garde  nationale.  Ces  deux  po- 
lices se  croisaient  entre  elles  et  avec  celle  de  la  cour.  Celle  des 
Jacobins,  agissant  dans  le  sens  du  mouvement  populaire,  du  flot 
qui  montait,  trouvait  autant  de  facilité  que  les  autres  rencontraient 
d'obstacles.  Elle  s'étendit  partout,  s'organisa  dans  chaque  ville  en 
face  des  municipalités,  opposa  à  chaque  corps  civil  et  militaire 
une  société  de  surveillance  et  de  dénonciation. 

Nous  avons  parlé  du  Club  de  i  789  que  Lafayette  et  Sieyès  es- 
sayèrent d'abord  d'opposer  aux  Jacol)ins.  Ce  club  conciliateur,  qui 
croyait  marier  la  monarchie  et  la  Révolution,  n'eût  abouti,  s'il  eût 
réussi,  qu'à  détruire  la  Révolution.  Aujourd'hui  que  tant  de  choses 
alors  secrètes  sont  en  pleine  lumière ,  nous  pouvons  prononcer  hardi- 
ment que ,  sans  la  plus  forte ,  la  plus  énergique  action ,  la  Révolution 
périssait.  Si  elle  ne  redevenait  agressive,  elle  était  perdue.  L'impru- 
dente association  de  Bouille  et  de  Lafayette  lui  avait  porté  le  coup 
le  plus  grave.  C'est  par  les  Jacobins  qu'elle  reprit  l'offensive. 


9k  HISTOIRE  DE  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 

Le  2  septembre,  on  apprit  à  Paris  la  nouvelle  de  Nancy,  et 
le  même  jour,  peu  d'heures  après,  quarante  mille  hommes  rem- 
plissaient les  Tuileries,  assiégeaient  l'Assemblée ,  criant  :  «Le 
renvoi  des  ministres!  La  tête  des  ministi'esl  Les  ministres  à  la 
lanterne  !  »  * 

L'effet  de  la  nouvelle  fut  amorti ,  l'émotion  dominée  par  l'émo- 
tion ,  la  terreur  par  la  terreur. 

La  rapidité  singulière  avec  laquelle  l'ut  arrangée  cette  émeute 
prouve  à  la  fois  l'état  inflammable  où  le  peuple  se  trouvait  et  la 
vigoiu'euse  organisation  de  la  société  jacobine  qui  pouvait,  au  mo- 
ment même  où  elle  donnait  le  signal ,  réaliser  l'action. 

Et  M.  de  Lafayette,  avec  ses  trente  et  quelques  mille  hommes 
de  garde  nationale,  avec  sa  police  militaire  et  municipale,  avec  les 
ressources  de  l'Hôtel  de  Ville ,  avec  celles  de  la  cour,  un  moment 
rapprochée  de  lui  ^our frapper  le  coup  de  Nancy,  Lafayette,  dis-je, 
avec  tant  de  ressources  diverses,  ne  pouvait  rien  à  cela. 

Le  ministre  contre  lecjuel  on  lançait  d'abord  le  peuple  était 
celui  qui,  dans  ce  moment,  agissait  le  moins,  Necker,  ministre  des 
linances.  Tout  ce  qu'il  faisait,  c'était  d'écrire.  Il  venait  de  faire 
paraître  un  mémoire  contre  les  assignats.  On  envoya  quelques 
bandes  crier  contre  lui ,  menacer.  Lafayette ,  qui  frappait  si  fort  à 
Nancy,  n'osa  frapper  à  Paris  et  conseilla  à  Necker  de  se  mettre  en 
sûreté.  Sur  la  proposition  d'un  député  jacobin,  l'Assemblée  décréta 
qu'elle  dirigerait  elle-même  le  Trésor  public.  Grave  décision,  l'un 
des  coups  les  plus  violents  qu'on  pût  porter  à  la  royauté. 

Voilà  donc  les  deux  partis,  jacobin,  constitutionnel,  qui  tous 
les  deux  emploient  la  force,  la  violence,  la  ten'eur.  Lafayette 
frappe  par  Bouille,  les  Jacobins  par  l'émeute.  Terreur  de  Nancy, 
terreur  de  Paris. 

A  combien  de  siècles  sommes-nous  de  la  fédération  de  juil- 
let?. .  .  Qui  le  croirait.^  A  deux  mois.  Cette  belle  lumière  de  paix, 
où  donc  est-elle  déj à. ^^  L'éclatant  soleil  de  juillet  s'enténèbre  tout 
à  coup.  Nous  entrons  dans  un  temps  sombre,  de  complots,  de  vio- 
lences. Dès  septembre,  tout  devient  obscur.  La  presse,  ardente, 


LIVHE  IV.  —  CHAPITRE  IV.  05 

inquiète,  marche  à  tâtons,  on  le  sent.  Klle  cherclie,  cligne,  elle 
ne  voit  pas,  elle  devine.  L'inquisition  des  Jacobins  (jui  commence 
donne  de  faibles  et  fausses  lueurs,  qui  tout  à  la  fois  éclairent, 
obscurcissent,  comme  ces  lumières  fumeuses  dans  la  grande  nef 
où  ils  s'assemblent,  au  couvent  de  la  rue  Saint-Honoré. 

Une  seule  chose  était  claire ,  dans  cette  obscurité ,  c'était  l'inso- 
lence des  nobles.  Ils  avaient  pris  partout  l'attitude  du  défi,  de  la 
provocation.  Partout  ils  insultaient  les  patriotes,  les  gens  les  plus 
paisibles,  la  garde  nationale.  Parfois  le  peuple  s'en  mêlait  et  il  en 
résultait  des  scènes  très  sanglantes.  Poui"  ne  citer  cjuiui  exem|)le, 
à  Cahors,  deux  frères  gentilshommes  trouvèrent  plaisant  d'insuller 
un  garde  national  (jui  avait  chanté  Ça  ira.  On  voulut  les  arrêter; 
ils  blessèrent,  tuèrent  ce  qui  se  présenta,  puis  se  jetèrent  dans 
leur  maison,  et  de  là,  fortifiés,  ayant  plusieurs  fusils  chargés, 
tirèrent  sur  la  foule  et  tuèrent  un  grand  nombre  d'hommes.  On 
mit  le  feu  à  la  maison  pour  terminer  ce  carnage. 

Dans  rAssem])lée  même,  au  sanctuaire  des  lois,  on  n'entendait 
qu'insultes  et  délis  des  gentilshommes.  M.  d'Ambly  menaçait  Mira- 
beau de  la  canne.  Un  autre  alla  jusqu'à  dire  :  «  Que  ne  tombons- 
nous  sur  ces  gueux  l'épée  à  la  main  ?  » 

Un  quidam,  envoyé  par  eux,  suivit  deux  jours  entiers  Charles 
de  Lameth  pour  le  forcer  de  se  battre.  Lameth,  très  brave  et  très 
adroit,  refusa  obstinément  de  l'honorer  d'un  coup  d'épée.  Le  troi- 
sième jour,  comme  rien  ne  pouvait  lasser  sa  patience,  tout  le  côté 
droit  en  masse  l'accusa  de  lâcheté.  Le  jeune  duc  de  Castries  l'in- 
sulta; ils  sortirent;  Lameth  fut  blessé.  De  là  grande  fureur  du 
peuple.  On  répandit  que  l'épée  de  Castries  était  empoisonnée, 
que  Lameth  allait  en  mourir.  Les  Jacobins  crurent  l'occasion 
bonne  pour  effrayer  les  duellistes.  Leurs  agents  poussèrent  la  foule 
à  l'hôtel  Castries;  il  n'y  eut  ni  meurtre  ni  vol,  mais  tous  les 
meubles  furent  brisés,  jetés  dans  la  rue.  Tout  cela  tranquillement, 
méthodiquement;  les  briseurs  mirent  une  sentinelle  au  portrait 
du  Roi  (fui  seul  fut  respecté.  Lafayette  vint,  regarda,  ne  put  rien 
faire;  la  plupart  des  gardes  nationaux  étaient  indignés  eux-mêmes 


96  HISTOIRE  DE  LA   REVOLUTION   FRANÇAISE. 

de  la  blessure  de  Lameth  et  trouvaient  (ju  après  tout  les  briseurs 
n'avaient  pas  tort  (i  3  novembre  i  790). 

Dès  ce  jour,  cette  terreur  des  duellistes,  qui  peu  à  peu  rendait 
l'ascendant  à  la  noblesse,  fit  place  à  une  autre  terreur,  celle  des 
vengeances  du  peuple.  La  supériorité  individuelle  fjue  les  nobles 
avaient  par  Tescrime  disparut  devant  la  foule.  Ils  avaient  essayé  de 
faire  des  questions  d'honneur  de  toute  question  de  parti.  Ils  abu- 
saient de  l'adresse.  On  leur  opposa  le  nombre.  Les  révolutionnaires 
les  plus  braves,  ceux  qui  l'ont  prouvé  depuis  sur  tous  les  champs 
de  bataille,  refusèrent  de  donner  aux  spadassins  l'avantage  facile 
des  combats  individuels. 


LIVHE  IV.  —  GHAPITUE  V.  97 


CHAPITRE  V. 

LUTTE  DES  PRINCIPES  DAINS  L'ASSEMBLÉE  ET  AUX  JACOBINS. 

Paris  vers  la  fin  de  1790.  —  Cercle  social.  Bouche  de  fer.  —  Le  club  de  1789. 
Le  club  des  Jacobins.  —  Robespierre  aux  Jacobins.  —  Origine  de  Robespierre. 

—  Robespierre  orphelin  à  dix  ans;  boursier  du  clergé.  —  Ses  essais  littéraires. 

—  Juge  criminel  à  Arras;  sa  démission.  —  Il  plaide  contre  revenue.  —  Robes- 
pierre aux  Etats  généraux.  —  Au  5  octobre,  il  appuie  Maillnxl.  —  G)nspiration 
pour  le  rendre  ridicule.  —  Sa  solitude  et  sa  pauvreté.  —  Il  rompt  avec  les  L;i- 
meth.  —  Marche  incertaine  ou  rétrograde  de  l'Assemblée.  —  Elle  avait  restreint 
le  nombre  des  citoyens  uctift.  —  Conduite  double  des  Lameth  et  des  Jacobins 
d'alore.  —  Ils  confient  leur  journal  à  un  Orléaniste,  novembre.  —  Probité  de 
Robespierre.  —  Sa  politique.  —  En  1790,  il  s'appuie  sur  les  seules  grandes  as- 
sociations qui  existent  alors  en  France  :  les  Jacobins  et  les  prêtres. 

Vei'S  la  fin  de  1790,  il  y  cul  un  nionicnl  de  halle  apparente, 
peu  ou  polnl  de  mouvement.  Rien  qu'un  giand  nonihie  de  voi- 
lures qui  encombraient  les  barrières,  les  roules  couvertes  d'émi- 
grés. En  revanche,  beaucoup  d'éliangers  venaient  voir  le  giand 
spectacle ,  observer  Paris. 

Halte  inquiète,  sans  repos.  On  s'étonnait,  on  s'effrayait  pres(jue 
de  n'avoir  pas  d'événements.  L'ardent  Camille  se  désole  de  n'avoir 
rien  à  conter;  il  se  marie  dans  l'entr  acte  et  notifie  cet  événement 
au  monde. 

Point  de  mouvements;  en  pleine  guerre  (comme  on  se  sentait 
déjà),  cela  n'était  pas  naturel.  En  réalité,  il  y  avait  deux  événe- 
ments immenses. 

Premièrement  le  Roi  dénonçait  la  France  aux  rois. 

Deuxièmement  contre  la  conspiration  ecclésiastique -aristocra- 
tique s'organisait  fortement  la  conjuration  jacobine. 

Le  trait  saillant  de  l'époque,  c'est  la  multiplication  des  clubs, 
l'immense  fermentation  de  Paris  spécialement,  telle  qu'à  tout  coin 
de  rue  s'improvisent  des  assemblées.  Le   brillant   et   monotone 

II.  7 


98  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

Paris  de  la  paix  ne  donne  guère  d'idée  de  celui  d'aloi's.  Replou- 
geons-nous  un  moment  dans  ce  Paris  agité,  bruyant,  violent,  sale 
et  sombre,  mais  vivant,  plein  de  passions  débordantes. 

Nous  devons  bien  cet  égard  au  premier  théâtre  de  la  Révolu- 
tion, de  faire  la  première  visite  au  Palais-Royal.  Je  vous  y  mène 
tout  droit;  j'écarte  devant  vous  cette  foule  agitée,  ces  groupes 
bruyants,  ces  nuées  de  femmes  vouées  aux  libertés  de  la  nature. 
Je  traverse  les  étroites  galeries  de  bois,  encombrées,  étouffées, 
et,  par  ce  passage  obscur  où  nous  descendons  quinze  marches,  je 
vous  mets  au  milieu  du  cirque. 

On  prêche!  Qui  s'y  serait  attendu,  dans  ce  lieu,  dans  cette  ré- 
union, si  mondaine,  mêlée  de  jolies  femmes  équivoques?.  .  .  Au 
premier  coup  d'œll,  on  dirait  d'un  sermon  au  milieu  des  filles.  .  . 
Mais  non,  l'assemblée  est  plus  grave,  je  reconnais  nombre  de 
gens  de  lettres,  d'académiciens;  au  pied  de  la  tribune,  je  vois 
M.  de  Condorcet. 

L'orateur,  est-ce  bien  un  prêtre.^  De  robe,  oui;  belle  figure  de 
quarante  ans  environ,  parole  ardente,  sèche  parfois  et  violente, 
nulle  onction,  l'air  audacieux,  un  peu  chimérique.  Prédicateiu', 
poète  ou  prophète,  n'importe,  c'est  l'abbé  Fauchet.  Ce  saint  Paul 
parle  entre  deux  Thécla,  l'une  qui  ne  le  quitte  point,  qui,  bon 
gré  mal  gré,  le  suit  au  club,  à  l'autel,  tant  est  grande  sa  ferveur; 
l'autre  dame,  une  Hollandaise,  de  bon  cœur  et  de  noble  esprit, 
c'est  M™^  Palm  Aelder,  l'orateur  des  femmes,  qui  prêche  leur 
émancipation.  Elles  y  travaillent  activement.  M^"''  Kéralio  puljlie 
un  journal.  Tout  à  l'heure  M™*^  Roland  sera  ministre  et  davantage. 

Je  m'étonne  peu  que  ce  prophète,  si  bien  entouré  de  femmes, 
parle  éloquemment  de  l'amour;  l'amour  revient  à  chaque  instant 
dans  ses  brûlantes  paroles.  Heureusement  je  comprends,  c'est 
l'amour  du  genre  humain.  Que  veut-il.»^  Il  semble  exposer  quekpie 
mystère  inconnu  qu'il  confie  à  trois  mille  personnes.  Il  paile  au 
nom  de  la  nature  et  néanmoins  se  croit  chrétien.  Il  marie  bizar- 
rement, sous  forme  franc-maçonnique.  Bacon  et  Jésus.  Tantôt  en 
avant  de  la  Révolution,  tantôt  rétrograde,  un  jour  il  prêche  La- 


LIVUE  IV.   —  CHAPITRE  V.  90 

fayetle ,  un  autre  jour  il  dépasse  les  démocrates  et  fonde  la  société 
liiunaine  sur  le  devoir  de  donner  à  chacun  de  ses  membres  la  suffi- 
sante vie.  Plusieurs,  dans  sa  doctrine  obscure,  croient  voir  la  loi 

atrraire. 
o 

Son  journal,  celui  du  Cercle  social  pour  la  fédération  des  amis 
de  la  vérité,  s'appelle  la  Bouche  de  fer,  litre  menaçant,  cnVayanl. 
Cette  bouche  toujours  ouverte  (rue  de  T Ancienne-Comédie  et  près 
du  café  Procope)  reçoit  nuit  et  jour  les  renseignements  anonymes, 
les  accusations  cpi'oii  veut  y  jeter.  Elles  y  entrent;  mais,  rassu- 
rez-vous, la  plupart  y  restent.  La  Bouche  de  fer  ne  mord  pas^'l 

Sortons.  Dans  la  crise  où  nous  sommes,  il  faut  veiller,  il  faut 
pourvoir.  H  y  a  ici  trop  de  théories,  trop  de  femmes  et  trop  de 
rêves.  L'air  n'est  pas  sain  ici  pour  nous.  L'amour,  la  paix ,  choses 
excellentes,  sans  doute,  mais  cjuoi.^  La  guerre  a  commencé.  Peut- 
on  faire  embrasser  les  hommes,  les  principes  opposés,  avant  de 
les  concilier.^.  .  .  Au-dessus  du  cirque  d'ailleurs,  pour  augmenter 
mes  défiances,  je  vois  planer  le  Club  suspect  de  1789,  dans  ces 
brillants  appartements  qui  resplendissent  de  lumières,  au  premier 
étage  du  Palais-Royal,  le  club  de  Lafayette,  Bailly,  Mirabeau, 
Sieyès,  de  ceux  qui  voudraient  enrayer  avant  d'avoir  des  garanties. 
De  moment  en  moment,  ces  idoles  populaires  paraissent  sur  le 
balcon,  saluent  royalement  la  foule.  Le  nerf  de  ce  club  opulent 
est  un  bon  restaurateur. 

J'aime  mieux,  à  la  jaune  lueur  des  réverbères  qui  de  loin  en 
loin  percent  le  brouillard  de  la  rue  Saint-Honoré ,  j'aime  mieux 
suivre  le  flot  noir  de  la  foule  qui  va  toute  dans  le  même  sens, 
jusqu'à  cette  petite  porte  du  couvent  des  Jacobins.  C'est  là  que, 
tous  les  malins,  les  ouvriers  de  l'émeute  viennent  prendre  l'ordre 
des  Lameth  ou  recevoir  de  Laclos  l'argent  du  duc  d'Orléans. 
A  cette  heme,  le  club  est  ouvert.  Entrons  avec  précaution,  le  lieu 
est  mal  éclairé.  .  .  Grande  réunion  pourtant,  vraiment  sérieiLse, 

^'J  Ce  journal,  parmi  son  fatras  de  éloquentes  et  hirarres.  Il  raériterail 
faux  piysticisme  et  de  franc-maçon-  peut-être  d'être  réimprimé,  comme  cu- 
nerie,    contient    beaucoup    de    choses         riosité  historique. 


100  HISTOIRE  DE  LA  REVOLUTION   FRANÇAISE. 

imposante.  Ici,  de  tous  les  points  de  la  France,  vient  retentir 
Topinion;  ici  pleuvent  des  départements  les  nouvelles  vraies  ou 
fausses,  les  accusations  justes  ou  non.  D'ici  partent  les  réponses. 
C'est  ici  le  Grand -Orient,  le  centre  des  sociétés,  ici  la  grande 
Franc-Maçonnerie,  non  chez  cet  innocent  Fauçhet,  qui  n'en  a  que 
la  vaine  forme.. 

Oui,  cette  nef  ténébreuse  n'en  est  que  plus  solennelle.  Regar- 
dez, si  vous  pouvez  voir,  ce  grand  nombre  de  députés;  ils  ont  été 
jusqu'à  quatre  cents;  aujourd'hui,  ce  que  vous  voyez,  deux  cents 
environ,  toujours  les  principaux  meneurs,  Duport,  Lameth,  et 
cette  présomptueuse  figure,  provocante  et  le  nez  au  vent,  le 
jeune  et  brillant  avocat  Barnave.  Pour  suppléer  les  députés  al>- 
sents,  la  société  a  admis  près  de  mille  membres,  tous  actifs,  tous 
distingués. 

Ici  nul  homme  du  peuple.  Les  ouvriers  viennent,  mais  à 
d'autres  heures,  dans  une  autre  salle,  au-dessous  de  celle-ci.  On  a 
fondé,  pour  leur  instruction,  une  société  fraternelle,  où  on  leur 
explique  la  constitution.  Une  société  de  femmes  du  peuple  com- 
mence aussi  à  se  réunir  dans  cette  salle  inférieure  ^^\ 

Les  Jacobins  sont  une  réunion  distinguée ,  lettrée.  La  littérature 
française  est  ici  en  majorité.  Laharpe,  Ghénier,  Champfort,  An- 
drieux,  Sedaine,  tant  d'autres;  et  les  artistes  abondent,  David, 
Vernet,  Larive,  et,  la  Révolution  au  théâtre,  le  jeune  romain 
Talma.  Aux  portes,  pour  viser  les  cartes  et  reconnaître  les  membres» 
deux  censeurs-portiers,  Laïs  le  chanteur,  et  ce  beau  jeune  homme, 
ie  digne  élève  de  M™*'  de  Genlis ,  le  fds  du  duc  d'Orléans. 

L'homme  noir  qui  est  au  bureau,  qui  sourit  d'un  air  si  sombre, 
c'est  l'agent  même  du  prince ,  le  trop  célèbre  auteur  des  Liaisons 
dangereuses.  Grand  contraste  I  A  la  tribune  parle  M.  de  Robes- 
pierre. 

Un  honnête  homme  celui-là,  qui  ne   sort  pas  des   principes. 

^'^  Marat  met  en  contraste  l'énergie  de  ces  femmes  et  le  bavardage  de  l'aristo- 
cratie jacobine  (numéro  du  oo  décembre  1790). 


LIVI\K  IV.  —  CHAPITRE  V.  101 

Homme  de  mœurs,  homme  de  talent.  Sa  voix  fail)le  et  un  peu 
aigre,  sa  maigre  et  triste  figure,  son  invariable  liahit  olive  (habit 
uni({ue,  sec  et  sévèrement  brossé),  tout  cela  témoigne  assez  que 
les  principes  n'enrichissent  pas  fort  leur  homme.  Peu  écoulé  à 
l'Assemblée  nationale,  il  prime,  primera  toujours  davantage  aux 
Jacobins.  Il  est  la  société  même,  rien  de  plus  et  rien  de  moins. 
11  l'expiime  parfaitement,  marche  d'un  pas  avec  elle,  sans  la  de- 
vancer jamais.  Nous  le  suivrons  de  très  près  et  très  attentivement , 
marquant,  datant  chaque  degré  dans  sa  prudente  carrière,  notant 
aussi  sur  son  pâle  visage  le  profond  travail  qu'y  fera  la  Révolution, 
les  rides  précoces  des  veilles  et  les  sillons  de  la  pensée.  Il  faut  le 
raconter  avant  de  le  peindre.  Produit  tout  artificiel  de  la  fortune 
et  du  travail,  il  dut  peu  à  la  nature;  on  ne  le  comprendrait  pas, 
si  l'on  ne  connaissait  à  fond  les  circonstances  qui  le  firent,  la  grande 
volonté  qui  le  fit. 

Peu  de  créatures  humaines  naquirent  plus  malheureusement. 
D'abord  frappé  coup  sur  coup  dans  sa  famille  et  sa  fortune;  puis 
adopté,  protégé  par  le  haut  clergé,  un  monde  de  grands  seigneurs, 
hostile  aux  idées,  antipathique  à  fesprit  du  siècle  que  partageait 
le  jeune  homme.  Il  ne  sortait  ainsi  d'un  premier  malheur  que  pour 
retomber  dans  un  plus  grand ,  la  nécessité  d'être  ingi'at. 

Les  Rohespierre  étaient  de  père  en  lils  notaires  à  Garvin,  près 
de  Lille.  L'acte  le  plus  ancien  que  j'aie  vu  d'eux  est  de  iGoo^'^. 
On  les  croit  venus  de  l'Ii-lande.  Leurs  aïeux  peut-être  au  xvi*"  siècle 
auront  fait  partie  de  ces  nombreuses  colonies  irlandaises  qui  ve- 
naient peupler  les  monastères,  les  séminaires  de  la  côte,  et  y 
recevaient  des  jésuites  une  forte  éducation  d'ergoteurs  et  dispu- 
teurs.  C'est  là  qu'ont  été  élevés,  entre  autres,  Burke  et  O'Connell. 

Au  xviii*  siècle,  les  Robespierre  cherchèrent  un  plus  grand 
théâtre.  Une  branche  resta  près  de  Carvin;  mais  l'autre  s'établit 
à  Arras,  grand  centre  ecclésiastique,  politique  et  juridique,  ville 
d'Etats  provinciaux,  ville  de  tribunaux  supérieurs,  où  affluaient  les 

^''  Collection  de  M.  Gentil,  à  Lille. 


102  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

affaires  et  les  procès.  Nulle  part  la  noblesse  et  l'Eglise  ne  pesaient 
plus  lourdement.  Il  y  avait  spécialement  deux  princes  ou  deux 
rois  d'Arras,  l'évêque  et  le  puissant  abbé  de  Saint-Waast,  auquel 
appartenait  environ  le  tiers  de  la  ville.  L'évêque  avait  conservé  le 
droit  seigneurial  de  nommer  les  juges  au  tribunal  criminel.  Au- 
jourd'bui  encore  son  palais  immense  met  la  moitié  d'Arras  dans 
l'ombre.  Des  rues  à  noms  expressifs,  qui  rappellent  une  vie  de  clii- 
cane,  circulent  bumides  et  tristes  sous  les  murs  de  ce  palais,  rue 
du  Conseil ,  rue  des  Rapporteurs ,  etc.  C'est  dans  cette  dernière ,  la 
plus  sombre ,  la  plus  triste ,  dans  une  maison  fort  décente  d'bono- 
rable  bourgeoisie,  que  vivait,  travaillait,  écrivait  nuit  et  jour  un 
avocat  au  conseil  d'Artois,  laborieux  et  honnête,  qui  fut  père  de 
Robespierre  en  1758^^^ 

Il  n'était  riche  que  d'estime  et  de  bonhem-  domestique  ;  ayant  eu 
le  malheur  de  perdre  sa  femme,  sa  vie  fut  brisée.  Il  tomba  dans 
vme  inconsolable  tristesse,  devint  incapable  d'affaires,  cessa  de 
plaider.  On  lui  conseilla  de  voyager.  Il  partit,  ne  donna  plus  de 
nouvelles;  on  a  toujours  ignoré  ce  qu'il  était  devenu. 

Quatre  enfants  restaient  abandonnés  dans  cette  grande  maison 
déserte.  L'aîné,  Maximilien,  se  trouva,  à  dix  ou  onze  ans,  chef  de 
famille ,  tuteur  en  quelque  sorte  de  son  frère  et  de  ses  deux  sœurs. 
Son  caractère  changea  tout  à  coup;  il  devint  ce  qu'il  est  resté, 
étonnamment  sérieux;  son  visage  pouvait  sourire,  une  sorte  de 
faux  sourire  en  devint  même  plus  tard  l'expression  habituelle, 
mais  son  cœur  ne  rit  plus  jamais.  Si  jeune,  il  se  trouva  tout  d'abord 
un  père,  un  maître,  un  directeur  pour  la  petite  famille  qu'il  rai- 
sonnait et  prêchait. 

Ce  petit  homme,  si  mùr,  était  le  meillem*  élève  du  collège 
d'Arras.  Pour  un  si  excellent  sujet,  on  obtint  sans  peine  de  l'abbé 
de  Saint-Waast  une  des  bourses  dont  il  disposait  au  collège  Louis- 
le-Grand.  Il  arriva  donc  tout  seul  à  Paris,  séparé  de  ses  frère  et 
sœurs,  sans  autre  recommandation  qu'un  chanoine  de  Notre-Dame, 

'*'  Et  non  1759.  M.  Degeorge  a  bien  voulu  m'envoyer  d'Arras  l'acte  de  naissance 
retrouvé  récemment. 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRE  V.  103 

auquel  il  s'attacha  beaucoup.  Mais  rien  ne  lui  réussissait;  le  cha- 
noine mourut  bientôt.  Et  il  apprit  en  même  temps  qu'une  de  ses 
sœurs  étail  morte,  la  plus  jeune  et  la  plus  aimée. 

Dans  ces  grands  murs  sombres  de  Louis-lc-Grand,  tout  noirs  de 
l'ombre  des  jésuites,  dans  ces  cours  profondes  où  le  soleil  ap- 
paraît si  rarement,  l'orphelin  se  promenait  seul,  peu  en  rapport 
avec  les  heureux,  avec  la  jeunesse  bruyante.  Les  autres,  qui  avaient 
des  parents,  qui,  aux  congés,  respiraient  l'air  de  la  famille  et  du 
monde,  sentaient  moins  la  rude  atteinte  de  cette  triste  éducation, 
qui  Ole  à  l'âme  sa  fleur,  la  brûle  d'un  hàle  aride.  Elle  mordit  pro- 
fondément sur  l'âme  de  Robespierre. 

Orphelin,  boursier  sans  protection,  il  lui  fallait  se  protéger  par 
son  mérite,  ses  efforts,  une  conduite  excellente.  On  exige  d'un 
boursier  bien  plus  que  d'un  autre.  Il  est  tenu  de  réussir.  Les 
bonnes  places,  les  prix,  qui  sont  la  couronne  des  autres,  sont 
comme  un  tribut  du  boursier,  un  payement  qu'il  fait  à  ses  protec- 
teurs. Position  humiliée,  triste  et  dure,  qui  pourtant  ne  paraît  pas 
avoir  altéré  l)eaucoup  le  caractère  de  Camille  Desmoulins,  autre 
bomsier  du  clergé.  Celui-ci  était  plus  jeune,  Danton  à  peu  près 
de  l'âge  de  Robespierre;  il  suivait  les  mêmes  classes. 

Sept  ans,  huit  ans,  passent  ainsi.  Puis  le  droit,  comme  tout  le 
monde,  l'étude  du  procureur.  11  y  réussit  fort  peu;  quoicjue  natu- 
rellement raisonneur  et  logicien,  ami  des  abstractions,  il  ne  pouvait 
se  faire  à  la  sophistique  du  barreau,  aux  subtilités  de  la  chicane. 
Nourri  de  Rousseau,  de  Mably,  les  philosophes  de  l'époque,  il  ne 
descendait  pas  volontiers  des  généralités.  11  lui  fallut  retourner  à 
Arras,  subir  la  vie  de  province.  Lauréat  de  Louis-le-Grand ,  il  fut 
bien  reçu,  eut  cpielque  succès  dans  le  monde,  dans  la  littérature 
académique.  L'académie  des  Rosati,  qui  pour  prix  de  poésie 
donnait  des  roses,  admit  Robespierre.  Il  rimait  tout  comme  un 
autre.  Il  concourut  pour  l'éloge  de  Gresset  et  eut  l'accessit;  puis 
pour  un  sujet  plus  grave  :  la  réversibilité  du  crime,  la  flétrissure 
(les  parents  du  criminel.  Tout  cela  faiblement  écrit ,  d'une  senti- 
mentalité pastorale.  Le  jeune  auteur  n'en  avait  fait  qu'une  plus 


104  HISTOIRE  DE  LA   REVOLUTION  FRANÇAISE. 

tendre  impression  sur  une  demoiselle  du  lieu^*^  La  demoiselle 
avait  juré  de  n'en  épouser  jamais  d'autre.  En  revenant  d'un  voyage, 
il  la  trouva  mariée. 

Le  clergé,  naturellement  fier  d'un  tel  protégé,  lui  restait  très 
favorable.  Il  avait  obtenu  de  l'abbé  de  Saint-Waast  qu'il  donnerait 
à  son  jeune  frère  la  bourse  qu'il  avait  eue  au  collège  Louis-le-Grand. 
L'évèque  le  nomma  membre  du  tribunal  criminel.  Mais  Robes- 
pierre ayant  été  obligé  de  condamner  à  mort  un  assassin,  sa  sœur 
assure  qu'il  en  fut  trop  péniblement  affecté;  il  donna  sa  démission. 

De  toute  façon  il  fit  sagement,  la  veille  de  la  Révolution,  de 
laisser  cet  odieux  métier  de  juge  de  l'ancien  régime,  nommé  par 
des  prêtres.  Il  se  fit  avocat.  Il  valait  mieux  certainement  mettre 
d'accojxl  ses  opinions  et  sa  vie ,  vivre  de  peu  ou  de  rien ,  attendre. 
Quoique  fort  malaisé,  on  dit  qu'avec  un  louable  scrupule  il  ne 
plaidait  pas  toute  cause,  il  choisissait.  L'embarras  fut  grave  pour 
lui  lorsque  des  paysans  vinrent  le  prier  de  plaider  pour  eux  contre 
l'évèque  d'Arras.  Il  examina  leur  droit,  le  trouva  bon;  nul  autre 
avocat  probablement  à  cette  époque  n'eût  osé  le  soutenir  contre  ce 
roi  de  la  ville.  Robespierre,  qui  croyait  que  l'avocat  est  un  magis- 
trat, mit  les  convenances,  les  sentiments,  la  reconnaissance  sous 
les  pieds  de  la  justice,  et  sans  hésitation  plaida  contre  son  pro- 
tecteur. 

Aucun  pays  plus  que  l'Artois  n'était  propre  à  former  des  amis 
ardents  de  la  liberté,  aucun  ne  souffrait  davantage  de  la  tyrannie 
cléricale  et  féodale.  La  terre  était  tout  entière  aux  seigneurs  et 
aux  seigneurs-prêtres.  Cette  dérision  d'Etats  que  possédait  la  pro- 
vince semblait  un  outrage  systématique  à  la  justice ,  à  la  raison.  Le 
Tiers  n'y  était  représenté  que  par  une  vingtaine  de  maires,  à  la 
nomination  des  seigneurs.  Ceux-ci,  les  Latour-Maubourg,  les 
d'Estournel,  les  Lameth,  etc.,  tenaient  l'administration  fixée  dans 

''^  C'est  d'elle,  je  pense,  qu'il  s'agit,  Très  jeune,  très  mol,  très  fade,  la 

dans  la  devise  du  premier  portrait  de  rose  à  la    main,  l'autre   main   sur  le 

Robespierre  (  collection  de  M.  de  Saint-  cœur,  et  ce  mot  au  his  :  «  Tout  pour  mon 

Aubin]  :  amie.  » 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRE  V.  105 

leurs  mains  comme  un  bien  héréditaire.  Administration  admirable 
et  rare  pour  son  progrès  dans  ral)surde.  Un  des  Lameth  en  fait 
l'aveu.  D'abord  tout  possesseur  de  fief  avait  voix;  puis  ils  exi- 
gèrent une  terre  à  clocher  et  quatre  degrés  de  noblesse;  puis  il 
leur  fallut  sept  degrés;  la  veille  de  la  Révolution,  ils  ne  voulaient 
plus  se  contenter  à  moins  de  dix  degrés  de  noblesse.  Il  ne  faut  pas 
s'étonner  si  celte  province  éminemment  rétrograde  envoya  aux  Etats 
généraux  un  rigide  partisan  des  idées  nouvelles,  si  cet  homme, 
ignorant  les  courbes,  ne  connaissant  que  la  droite,  apporta  dans 
la  Révolution  une  sorte  d'esprit  géométrique,  l'équerre,  le  compas, 
le  niveau. 

Parti  d'Arras,  il  retrouva  Arras  sur  les  bancs  de  l'Assemblée, 
je  veux  dire  la  haine  fidèle  des  prélats  pour  leur  protégé,  leur 
transfuge,  le  mépris  des  seigneurs  d'Artois  pour  un  avocat,  élevé 
par  charité ,  qui  venait  siéger  près  d'eux.  Cette  malveillance  connue 
ne  pouvait  manquer  d'ajouter  à  la  timidité  du  débutant,  qui  était 
extrême.  Il  l'avoua  à  Etienne  Dumont,  quand  il  montait  à  la  tri- 
bune, il  tremblait  comme  la  feuille.  Il  réussit  cependant.  Lorsque, 
en  mai  1789,  le  Clergé  vint  perfidement  prier  le  Tiers  d'avoir 
pitié  du  pauvre  peuple  et  de  commencer  ses  travaux,  Robespierre 
répondit  avec  une  aigre  véhémence,  et,  se  sentant  soutenu  par 
l'approbation  de  l'Assemblée,  il  suivit  sa  passion  et  fut  éloquent. 

Absent  la  nuit  du  [\  août  et  désolé  d'avoir  manqué  une  si  belle 
occasion ,  il  saisit  avidement  la  périlleuse  circonstance  du  5  octobre. 
Quand  Maillard,  l'orateur  des  femmes,  vint  haranguer  l'Assemblée, 
tous  étant  hostiles  ou  nuiets,  Robespierre  se  leva  et  par  deux  fois 
appuya  Maillard. 

Grave  initiative,  qui  décidait  de  son  sort,  désignant  cet  homme 
timide  comme  infiniment  audacieux  et  dangereux,  montrant  à  ses 
amis  siulout  qu'un  tel  homme  ne  se  lierait  pas,  ne  suivrait  pas 
docilement  la  discipline  du  parti.  Il  fut,  selon  toute  apparence, 
convenu  alors  entre  les  nobles  Jacobins  que  cet  ambitieux  serait 
l'homme  ridicule  de  l'Assemblée,  celui  qui  amuse  et  doit  amuser 
tout  le  monde,  sans  distinction  de  partis.  Dans  l'ennui  des  grandes 


106  HISTOIRE  DE  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 

assemblées,  il  y  a  toujours  quelqu'un  (souvent  ce  n'est  pas  le  moins 
raisonnable)  que  l'on  immole  ainsi  à  l'amusement  de  tous.  Ces 
moments  de  dérision  sont  ceux  où  l'on  se  rapproche,  où  les  en- 
nemis les  plus  implacables  riant  tous  ensemble ,  la  concorde  revient 
un  moment;  il  n'y  a  plus  qu'un  ennemi. 

Pour  rendre  un  homme  ridicule,  il  y  a  une  chose  facile,  c'est 
que  ses  amis  sourient  quand  il  parle.  Les  hommes  sont  généra- 
lement si  légers,  si  faciles  à  entraîner,  si  lâchement  imitateurs, 
qu'un  sourire  du  côté  gauche ,  des  Barnave  ou  des  Lameth ,  ame- 
nait infailliblement  le  rire  de  toute  l'Assemblée.  Un  seul  homme 
semble  n'avoir  pris  nulle  part  à  ces  indignités,  l'homme  vraiment 
fort,  Mirabeau.  Il  répondit  toujours  sérieusement,  avec  égards,  à 
ce  faible  adversaire,  respectant  en  lui  l'image  du  fanatisme,  de  la 
passion  sincère,  du  travail  persévérant.  Il  démêlait  finement,  mais 
avec  l'indulgence  et  la  bonté  du  génie ,  l'orgueil  profond  de  Robes- 
pierre, la  religion  qu'il  avait  pour  lui-même,  pour  sa  personne  et 
ses  paroles.  «  Il  ira  loin,  disait  Mirabeau,  car  il  croit  tout  ce 
qu'il  dit.  » 

L'Assemblée,  riche  en  orateurs,  avait  droit  d'être  difficile.  Ha- 
bituée à  la  figure  léonine  de  Mirabeau,  à  la  suffisance  audacieuse 
de  Barnave,  au  chaleureux  Cazalès,  au  lutteur  insolent  Maury,  elle 
trouvait  pénible  à  voir  l'indigente  ligure  de  Robespierre ,  sa  raideur, 
sa  timidité.  Sa  constante  tension  de  muscles  et  de  voix,  l'effort 
monotone  de  son  débit,  son  air  un  peu  myope,  donnaient  une 
Impression  laborieuse,  fatigante;  on  s'en  tirait  en  s'en  moquant. 
Pour  comble,  on  ne  lui  laissait  pas  la  consolation  de  se  voir  au 
moins  imprimé.  Les  journalistes,  par  négligence  ou  peut-être  sur 
la  recommandation  des  amis  de  Robespierre,  mutilaient  cruel- 
lement ses  discours  les  plus  travaillés.  Ils  s'obstinaient  à  ne  pas 
savoir  son  nom,  l'appelant  toujours  :  Un  membre,  ou  M.  N.  .  .,  ou 
trois  étoiles. 

Persécuté  ainsi ,  il  n'en  saisissait  que  plus  avidement  toute  occa- 
sion d'élever  la  voix,  et  cette  résolution  invariable  de  parler  tou- 
jours le  rendait  parfois  vraiment  ridicule.  Par   exemple,  quand 


LIVUE  IV.  —  CHAPITRE  V.  107 

l'Américain  Paul  Jones  vint  féliciter  l'Assemblée,  le  président  ayant 
répondu  et  tout  le  monde  jugeant  la  réponse  suffisante,  Robes- 
pierre s'obstina  à  répondre  aussi.  Murmures,  interruptions,  rien 
n'y  fit.  A  grand'peine  il  dit  quelques  mots,  insignifiants,  inutiles, 
et  encore,  en  faisant  appel  aux  tribunes,  réclamant  la  liberté  d'opi- 
nion, criant  qu'on  étouffait  sa  voix.  Maury  fit  rire  tout  le  monde, 
en  demandant  l'impression  du  discours  de  M.  de  Robespierre. 

Pour  oublier  ces  mortifications,  prodigieusement  sensibles  à  sa 
vanité,  Robespierre  n'avait  nulle  ressource,  ni  la  famille  ni  le 
monde.  H  était  seul,  il  était  pauvre.  Il  rapportait  ses  dé])oires  dans 
son  désert  du  Marais,  dans  son  triste  appartement  de  la  triste  rue 
de  Saintonge.  Froid  logis,  pauvre,  démeublé.  Il  vivait  petitement 
et  fort  serré  de  son  salaire  de  député;  encore  en  envoyait-il  le 
(piart  à  Arras  pour  sa  sœur;  un  autre  quart  passait  à  une  maîtresse 
qui  l'aimait  fort  et  qui  ne  lui  servait  guère  ;  il  lui  fermait  souvent 
sa  porte  et  ne  la  traitait  pas  bien(').  Il  était  très  frugal,  dînait  à 
3o  sols,  et  encore  il  lui  restait  à  peine  de  quoi  se  vêtir.  L'As- 
semblée ayant  ordonné  le  deuil  pour  la  mort  de  Franklin,  ce  fut 
un  grand  embarras.  Robespierre  emprunta  un  liabit  de  tricot  noir 
à  un  bomme  beaucoup  plus  grand;  l'habit  traînait  de  4  pouces. 
I\/ihil  habet  pauperlas  durius  in  se  quam  quod  ridiculos  hoinines  facit . 
(Juvénal.) 

11  se  plongea  d'autant  plus  dans  le  travail.  Mais  il  n'avait  guère 
que  les  nuits,  passant  les  journées  entières,  immuablement  assidu 
aux  Jacobins,  à  l'Assemblée;  salles  malsaines,  étouffées,  qui  don- 
nèrent à  Miralieau  de  graves  ophtalmies,  des  hémorragies  à  Ro- 
bespierre. Si  j'en  crois  aux  différences  qu'on  trouve  entre  ses  por- 
traits, son  tempérament  dut  subir  alors  une  assez  grave  altération. 
Sa   figure,  juscjue-là  encore   assez  jeune  et  douce,  semble  avoir 

'"'  Je  dois  ce  deuil  et  plusieurs  autres  taire  gratuitement.  Du  reste,  j*ai  suivi 

n  l'ouvrage  de  M.Villiers  [Souvenirs  d'un  presque  toujours  les  Mémoires  de  Char- 

déftorté,  i8oa),    lequel    vécut   la    plus  lotte  de  Hobespierre ,  nn^w'mu's  à  \a  miie 

grande  partie  de  l'année  1790  avec  Ro-  des  Œuvres  de  Robespierre,  par  M.  La- 

bespierre  et  souvent  lui  servit  de  secré-  ponneraye. 


108  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

séché.  Une  concentration  extrême,  une  sorte  de  contraction  en 
devient  le  caractère.  Et  il  n'avait  en  effet  rien  de  ce  qui  détend 
l'esprit.  Son  unique  plaisir  était  de  limer,  polir  ses  discours  assez 
purs,  mais  parfaitement  incolores;  il  se  défit  par  le  travail  de  sa 
facilité  vulgaire  et  parvint  peu  à  peu  à  écrire  diflicilement. 

Ce  qui  le  servit  le  plus,  ce  fut  de  se  mettre  hors  de  son  propre 
parti,  de  se  faire  seul,  une  honne  fois,  de  rompre  avec  lesLameth, 
(le  ne  point  traîner  la  chaîne  de  cette  équivoque  amitié.  Un  matin 
que  Rohespierre  était  allé  à  Thôtel  Lameth,  ils  ne  purent  ou  ne 
voulurent  le  recevoir;  il  n'y  revint  plus. 

Libre  des  hommes  d'expédients,  il  se  fit  l'homme  des  prin- 
cipes. 

Son  rôle  fut  dès  lors  simple  et  fort.  Il  devint  le  grand  obstacle 
de  ceux  qu'il  avait  quittés.  Hommes  d'affaires  et  de  parti,  à  chaque 
transaction  qu'ils  essayaient  entre  les  principes  et  les  intérêts,  entre 
le  droit  et  les  circonstances,  ils  rencontrèrent  une  borne  que  leur 
posait  Robespierre ,  le  droit  abstrait ,  absolu.  Contre  leurs  solutions 
bâtardes,  anglo-françaises,  soi-disant  constitutionnelles,  il  présen- 
tait des  théories,  non  spécialement  françaises,  mais  générales,  uni- 
verselles, d'après  le  Contrai  social,  l'Idéal  législatif  de  Rousseau  et 
de  Mably. 

Ils  intriguaient,  s'agitaient,  et  lui,  immuable.  Ils  se  mêlaient  à 
tout,  pratiquaient,  négociaient,  se  compromettaient  de  toute  ma- 
nière; lui,  H  professait  seulement.  Ils  semblaient  des  procureurs, 
lui,  un  philosophe,  un  prêtre  du  droit.  Il  ne  pouvait  manquer  de 
les  user  à  la  longue. 

Témoin  fidèle  des  principes  et  toujours  protestant  pour  eux, 
il  s'expliqua  rarement  sur  l'application,  ne  s'aventura  guère  sur  le 
terrain  scabreux  des  voles  et  moyens.  Il  dit  ce  qu'on  devait  faire ,  rare- 
ment, très  rarement,  comment  on  pouvait  le  faire.  C'est  là  pourtant 
que  le  politique  engage  le  plus  sa  responsabilité,  là  que  les  événe- 
ments viennent  souvent  le  démentir  et  le  convaincre  d'erreur. 

La  prise,  au  reste,  était  facile  sm'  une  telle  assemblée.  Elle 
flottait,  avançait,  reculait,  perdant  à  chacpie  instant  de  vue  le  prln- 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRE  V.  109 

cipc  de  la  Révolution,  son  principe  à  elle-même  par  lequel  elle 
existait. 

Ce  principe,  quel  était-il?  Personne  ne  le  formulait  bien,  mais 
chacun  Tavait  dans  le  cœur.  C'était  le  droit,  non  plus  des  choses 
(des  propriétés,  des  fiefs),  mais  le  droit  des  hommes,  le  droit  égal 
des  âmes  humaines,  principe  essentiellement  spiritualiste,  quon 
s'en  aperçût  ou  non.  Il  fut  suivi  aux  premières  élections;  tous,  pro- 
priétaires et  non-propriétaires,  y  votèrent  également.  La  Déclara- 
tion des  droits  reconnut  Tégalité  des  hommes,  et  tout  le  monde 
comprit  que  cela  impli({uait  le  droit  égal  des  citoyens. 

En  octobre  1789,  l'Assemblée  ne  reconnaît  le  droit  électoral 
qu'à  ceux  qui  payeront  la  valeur  de  trois  journées  de  travail.  De 
six  millions  qu'avait  donnés  le  suflVagc  universel,  les  électeurs  sont 
réduits  à  quatre  millions  deux  cent  quatre-vingt-dix-huit  mille. 
L'Assend)lée  craignait  alors  deux  choses  opposées,  la  démagogie 
des  villes  et  l'aristocratie  des  campagnes;  elle  craignait  de  faire 
voter  deux  cent  mille  mendiants  de  Paris,  sans  parler  des  autres 
villes,  et  \\\\  million  de  paysans  qui  dépendaient  des  seigneurs. 

Cela  était  spécieux  en  1789,  beaucoup  moins  en  1791.  Les 
campagnes,  qu'on  croyait  serviles,  s'étaient  montrées  au  contraire 
généralement  révolutionnaires;  presque  partout  les  paysans  avaient 
endjrassé  les  légitimes  espérances  du  nouvel  oidre  de  choses,  ils 
s'étaient  mariés  en  foule  ,  indiquant  assez  parla  qu'ils  ne  séparaient 
pas  l'idée  d'ordre  et  de  paix  de  celle  de  la  liberté. 

La  foi  était  immense  dans  ce  peuple;  il  fallait  avoir  foi  en  lui. 
On  ne  sait  pas  assez  tout  ce  qu'il  fallut  de  fautes  et  d'infidélités 
pour  lui  ôter  ce  sentiment.  11  croyait  d'abord  à  tout,  aux  idées, 
aux  hommes,  s'elTorçant  toujours,  par  une  faiblesse  trop  naturelle, 
d'incarner  en  eux  les  idées;  la  Révolution  aujourd'hui  lui  appa- 
raissait dans  Mirabeau,  demain  dans  Bailly,  Lafayette;  des  figures, 
même  ingrates  et  sèches,  des  Lameth  et  des  Barnave,  lui  inspi- 
raient confiance.  Toujours  trompé,  il  portait  ailleurs  ce  besoin 
obstiné  de  croire. 

Les  cœurs  s'étaient  ainsi  ouverts,  et  l'esprit  avait  gi'andi.  11  ny 


110  HISTOIRE  DE  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 

eut  jamais  de  transformation  plus  rapide.  Circé  changeait  les 
hommes  en  hêtes;  la  Révolution  avait  fait  précisément  le  contraire. 
Quelque  peu  préparés  que  fussent  les  hommes,  le  rapide  instinct 
de  la  France  avait  suppléé.  Une  foule  d'hommes  ignorants  com- 
prenaient les  affaires  publiques. 

Dire  à  ces  masses  ardentes,  intelligentes,  énergiques,  qui  avaient 
voté  en  1  789,  qu'elles  n'avaient  plus  ce  droit,  réserver  le  nom  de 
citoyens  actifs  aux  électeurs,  faire  descendre  les  non-électeurs  au 
rang  de  citoyens  passifs,  de  citoyens  non-citoyens,  cela  apparaissait 
comme  une  sorte  de  contre-révolution.  Plus  étrange  encore  était-il 
de  dire  aux  électeurs  ainsi  réduits  :  «  Vous  ne  choisirez  que  des 
riches.  »  Ils  ne  pouvaient  nommer  députés  que  ceux  qui  paye- 
raient au  moins  la  valeur  de  1  marc  d'argent  (5^  livres). 

Les  discussions  qui  plusieurs  fois  s'élevèrent  à  ce  sujet  don- 
nèrent lieu  aux  constitutionnels  et  aux  économistes  d'étaler  naïve- 
ment leurs  doctrines  matérialistes  et  grossières  sur  le  droit  de  la 
propriété.  Ces  derniers  allèrent  jusqu'à  soutenir  que  les  proprié- 
taires seuls  étaient  membres  de  la  société,  quelle  était  à  eux^^^l 

La  question  de  l'exercice  des  droits  politiques,  si  grande  en  elle- 
même,  l'était  encore  plus  en  ce  que  les  treize  cent  mille  juges, 
assesseurs  de  juges,  administrateurs,  créés  par  l'Assemblée,  ne 
devaient  être  pris  que  dans  les  citoyens  actifs.  On  alla  plus  loin 
encore,  on  essaya  de  restreindre  à  ceux-ci  la  garde  nationale,  de 
désarmer  ce  peuple  victorieux  qui  venait  de  faire  la  Révolution. 

Cette  défiance  à  l'égard  du  peuple,  ce  matérialisme  bourgeois, 
qui  ne  voit  de  garantie  d'ordre  que  dans  la  propriété,  gagna  de 
plus  en  plus  l'Assemblée  constituante.  Il  augmenta  à  chaque  émeute. 
Les  Sieyès,  les  Thouret,  les  Chapelier,  les  Rabaut  Saint-Etienne, 
allèrent  reculant  toujours,  oubliant  leurs  précédents.  Ce  qui  est 
plus  étrange  encore ,  c'est  que  ceux  qui  avaient  le  mot  de  l'émeute 

^'^  Disciples  inintelligents  de  Quesnay  rement  du  devoir  de  payer  l'impôt,  à 

et  de  Turgot,  ils  ne  voyaient  pas  que  une   époque    où  elle  était  concentrée 

leurs  maîtres  n'avaient  exagéré  le  droit  dans  les  mains  des  prêtres  et  des  no- 

de  la  terre  que  pour  la  frapper  plus  su-  blés. 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRE  V.  111 

et  qui  parfois  la  faisaient,  Duport,  Lameth  et  Barnave,  n'étaient 
nullement  rassurés  et  votaient,  comme  députés,  des  lois  pour  dés- 
aiTiier  ceux  cpi'ils  avaient  agités,  comme  Jacobins.  La  situation  de 
ces  trois  hommes  fut  singulièrement  double  et  bizarre  dans  l'année 
1790.  Leur  popularité  avait  été  portée  au  comble  par  leur  lutte 
contre  Mirabeau  dans  la  grande  circonstance  du  droit  de  paix  et 
de  guerre.  Cependant  leurs  opinions  différaient-elles  profondément, 
cssenliellemenl  des  siennes.*^  Qu'étaient-ils  au  fond?  Royalistes. 

Aussi  le  seul  homme  au  monde  que  Mirabeau  ait  haï,  du  pre- 
mier au  dernier  jour,  fut  celui  où  il  croyait  le  mieux  voir  la  du- 
plicité du  parti,  Alexandre  de  Lameth. 

Si  Lameth,  Duport  et  Barnave  avaient  l'air  de  faire  un  seul  pas 
du  côté  de  Miralîeau,  ils  faisaient  place  à  Robespierre  qui  gran- 
dissait aux  Jacobins.  Us  étaient  fort  embarrassés  de  leur  position 
d'avant-gai'de ,  mais  ne  voulaient  pas  la  céder.  Ils  louvoyèrent,  hési- 
tèrent, employèrent  tout  ce  que  l'intrigue  et  la  ruse  peuvent  fournir 
d'expédients.  Cependant  la  marche  des  choses  était  si  rapide  que, 
si  l'on  voulait  encore  rendre  force  à  la  royauté,  il  fallait  bien  se 
hâter.  Charles  de  Lameth  était  applaudi  quand  il  reprochait  au 
pouvoir  exécutif  «  de  faire  le  mort  ».  Le  repi'oche  était  sincère; 
les  Lameth  entrevoyaient  que  ce  pouvoir,  tant  affail)li  par  eux, 
les  emporterait  avec  lui,  et  désiraient  réellement  lui  rendre  son 
activité. 

Il  y  parut  dans  l'affaire  de  Nancy.  Ils  votèrent,  avec  Mirabeau, 
pour  Bouille  et  Lafayette,  contre  les  soldats,  que  la  société  jacobine 
dont  ils  étaient  les  meneiu's  n'avait  pas  peu  contribué  à  exciter, 
soulever. 

L'Assemblée,  sous  cette  influence  ouvertement  ou  timidement 
rétiograde,  vota,  le  6  septembre,  que  pendant  deux  ans  il  n'y 
aurait  pas  d'assemblées  primaires,  que  les  électeiu*s  déjà  nommés 
par  les  électeurs  primaires  exerceraient  deux  ans  le  pouvoir  élec- 
toral. 

Les  Lameth  n'en  étaient  pas  à  se  repentir  d'avoir  (en  haine  de 
Mirabeau)  voté  le  décret  qui  interdit  le  ministère  aux  députés.  Ils 


112  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

ne  doutaient  pas  que,  dans  les  circonstances  nouvelles,  tout  chan- 
gement ne  plaçât  le  pouvoir  entre  leurs  mains  ou  celles  de  leurs 
amis.  Aussi  insistèrent-ils  vivement  pour  faire  prier  le  Roi  de  ren- 
voyer les  ministres,  et,  d'abord  par  l'émeute,  ils  vinrent  à  bout  de 
chasser  Neckei-.  L'Assemblée,  contre  toute  attente,  refusa  de  de- 
mander le  renvoi  des  autres.  Camus,  Chapelier,  les  Bretons,  deuv 
cents  députés  de  la  gauche,  votèrent  pour  la  négative.  Il  y  fallut 
employer  un  grand  mouvement  des  sections  de  Paris,  qui  deman- 
dèrent non  plus  le  renvoi,  mais  le  procès  des  ministres.  Ce  vœu 
fut  présenté  à  l'Assemblée  par  l'organe  de  Danton;  la  première 
apparition  de  cette  tète  de  Méduse  indiquait  assez  qu'on  ne  recu- 
lerait devant  nul  moyen  de  terreur. 

La  cour,  qui ,  à  cette  époque ,  plaçait  son  espoir  dans  l'excès  des 
maux  et  tenait  à  constater,  devant  l'Europe,  (|ue  la  royauté  n'était 
plus,  aurait  voulu  que  le  Roi  priât  l'Assemblée  de  choisir  elle- 
même  les  ministres.  Mirabeau  eut  vent  de  la  chose  et  s'y  opposa 
violemment,  craignant  sans  doute  que  l'Assemblée  ne  choisît  parmi 
ses  meneurs  ordinaires,  qu'elle  n'abrogeât  en  leur  faveiu*  le  décret 
qui  interdisait  le  ministère  aux  députés. 

Le  triumvirat  vit  dès  lors  qu'il  n'amènerait  jamais  la  cour  à  lui 
remettre  le  pouvoir.  Les  Lameth ,  élevés  à  Versailles  dans  la  faveur 
du  Roi,  savaient  que  leur  ingratitude  les  rendait  l'objet  d'une  haine 
personnelle.  Ils  firent  une  démarche  très  grave,  cjui,  pour  ce  mo- 
ment, indique  leur  éloignement  de  Louis  XVI,  leur  rapprochement 
du  parti  d'Orléans. 

Le  3 G  octobre,  les  évèques  avaient  publié  leur  Exposition  de 
principes,  un  manifeste  de  résistance,  qui  plaçait  sous  une  sorte  de 
Terreur  ecclésiastique  tout  le  clergé  inférieur,  ami  de  la  Révolution. 
Le  3 1 ,  par  représailles,  les  Jacobins  décidèrent  qu'un  journal  serait 
créé  pour  publier  pai'  extraits  la  correspondance  de  la  société  avec 
celles  des  départements,  publication  formidable  qui  allait  amener 
à  la  lumière  une  masse  énorme  d'accusations  contre  les  prêtres  et 
les  nobles.  Un  tel  journal,  qui  devait  désigner  tant  d'hommes  à  la 
haine   du   peuple  (qui  sAit?  peut-être  à  la  mort),  était,  dans  la 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRE  V.  113 

réalité,  une  niagislralure  terrible;  l'homme  (jui  devait  choisir, 
extraire,  dans  ce  pêle-mêle  immense,  les  noms  que  l'on  dévouait, 
allait  être  comme  investi  d'un  étrange  et  nouveau  pouvoir  qu'on 
aurait  pu  appeler  dictature  de  délation. 

Les  hauts  meneurs  des  Jacobins  étaient  encore,  à  cette  époque, 
Duport,  Barnave  et  Lameth.  Quel  fut  le  grave  censeur,  l'homme 
irréprochable  et  pur,  à  qui  ils  firent  confier  ce  pouvoir?.  .  .  Qui 
le  croirait  ?  A  l'auteur  des  Liaisons  dangereuses ,  à  l'agent  connu 
du  duc  d'Orléans,  à  Choderlos  de  Laclos.  —  C'est  lui  qui,  dans 
l'ombre  môme  du  Palais-Royal,  à  la  porte  de  son  maître,  cour  des 
Fontaines,  pui)liait  cha([uc  semaine  ce  recueil  d'accusations,  sous 
le  titre  peu  exact  de  Journal  des  Amis  de  la  conslitulion;  peu  exact, 
car  alors  il  ne  donnait  nullement  les  débats  de  la  société  de  Paris, 
semblait  en  Taire  un  mystère;  il  publiait  seulement  les  lettres  qu'elle 
recevait  des  sociétés  de  province,  lettres  j)leines  d'accusations  col- 
lectives et  anonymes;  à  quoi  Laclos  ajoutait  quel(|ue  article,  insi- 
gnifiant d'abord,  puis  naïvement  orléaniste,  de  sorte  que,  pendant 
sept  mois  (de  novembre  en  juin),  l'orléanlsme  courait  la  France 
sous  le  couvert  respecté  de  la  société  jacobine.  Cette  grande  ma- 
chine populaire,  détournée  de  son  usage,  jouait  au  profit  de  la 
royauté  possible. 

Les  meneurs  des  Jacobins  n'auraient  ])as  fait  sans  doute  cette 
étrange  transaction,  si  les  secours  pécuniaires  des  Orléanistes  ne 
leur  eussent  été  indispensables  dans  les  mouvements  de  Paris.  La 
coui',  qui  voyait  tout  trop  tard,  commença  à  regretter  de  n'avoir 
fait  aucun  pas  vers  ces  hommes  dangereux.  Klle  s'adressa  d'abord 
à  la  vanité  bien  connue  de  Barnave  (décem])ie  i'][)o),  j)lns  lard 
au\  Lameth  (avril  1791).  Elle  demanda  des  conseils  à  Barnave  ^'^. 
Elle  en  demandait  à  Mirabeau,  à  Bergasse,  à  tout  le  monde,  et 
elle  trompait  tout  le  monde,  n'écoulant,  comme  on  verra,  que 
Breteuil,  le  conseiller  de  la  fuite,  de  la  guen'e  civile  et  de  la  ven- 
geance. 

'''  MémoiiTS  de  Mimtteun ,  VIII,  3Ga. 

II.  8 


114  mSTOlUK   DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

Le  public  n'était  pas  dans  le  secret  de  toutes  ces  vilaines  in- 
trigues. Mais,  d'instinct,  il  les  sentait.  De  quelcpie  côté  qu'il  se 
tournât,  il  ne  voyait  rien  de  sûr,  nul  homme  qui  donnât  confiance. 
Des  tribunes  de  l'Assemblée  et  de  celle  des  Jacobins  il  regar- 
dait, il  cherchait  inie  ligure  d'honnêteté  et  de  probité.  Dans  celles 
même  de  ses  défenseurs,  les  unes  ne  disaient  qu'intrigues,  fatuité, 
insolence,  les  autres  que  corruption. 

Une  seule  figure  rassmait  et  disait  :  «  Je  suis  honnête  ^^K  »  L'habit 
le  disait  aussi,  le  geste  le  disait  aussi.  Les  discours  n'étaient  que 
morale,  intérêt  du  peuple,  les  principes,  toujours  les  principes. 
L'homme  n'était  pas  amusant,  la  personne  était  sèche  et  triste, 
aucunement  populaire,  mais  plutôt  académique,  en  un  sens  même 
aristocratique,  par  la  propreté  extrême,  le  soin,  la  tenue.  Nulle 
amitié,  nulle  familiarité;  même  les  anciens  camarades  de  collège 
étaient  tenus  à  distance. 

Malgré  toutes  ces  circonstances  peu  propres  à  populariser,  le 
peuple  a  tellement  faim  et  soif  du  droit  rpie  l'orateur  des  principes, 
l'homme  du  droit  absolu,  fhomme  qui  professait  la  vertu,  et  dont 
la  figure  sérieuse  et  triste  en  semblait  l'image ,  devint  le  favori  du 
peuple.  Plus  il  était  mal  vu  de  l'Assemblée,  plus  il  était  goûté  des 
tribunes.  11  s'adressa  de  plus  en  plus  à  cette  seconde  assemblée, 
qui,  d'en  haut,  planait  sur  les  délibérations,  se  croyait  en  réalité 
supérieure,  et  comme  Peuple,  comme  Souverain,  réclamait  le 
droit  d'intervenir  et  silllait  ses  délégués. 

A  plus  forte  raison  devait-il  prendre  ascendant  aux  Jacobins. 
D'abord  il  y  était  merveilleusement  assidu,  laborieux,  toujours 
sur  la  brèche ,  paiiant  sur  tout  et  toujours.  Auprès  des  assemblées 
comme  auprès  des  femmes,  l'assiduité  sera  toujours  le  premier 
mérite.  Beaucoup  se  lassèrent,  s'ennuyèrent,  désertèrent  le  clulj. 
Robespierre  ennuyait  parfois ,  mais  ne  s'ennuyait  jamais.  Les  anciens 

''^  Sa  figure,  qui  fut  toujours  triste,  (de  Houdon  ou  de  son  école,  en  posses- 

n'avait  pas  à  cette  époque  l'aspect  fan-  sionde  M.  Lebas)  indique,  s'il  est  fidèle, 

tasma^'orique  el  sinistre  qu'elle  prit  plus  l'amour  du  ])ion,  la  rectitude ,  seulement 

lard.  Un  beau  médaillon   (jui   subsiste  une  tension  forte  et  peut-être  ambitieuse. 


LIVHE  IV.  —  CIIAPITRK  V.  115 

partirent,  Robespierre  resta;  «raulrcs  vinrent  en  grand  nombre 
cl  ils  trouvèrent  Robespierre.  Ceux-ci,  non  députés  encore,  ar- 
dents, impatients  d'arriver  aux  alTaires  publiques,  fomiaienl  déjà 
en  quelque  sorte  rAssenil)lée  de  l'avenir. 

Robespierre  n'avait  point  l'audace  politique,  le  sentiment  de  la 
l'orce  (pii  lait  qu'on  prend  autorité.  Il  n'avait  pas  davantage  le  baul 
essor  spéculatir,  il  suivait  de  trop  près  ses  maîtres,  Rousseau  et 
Mably.  Il  lui  mancpiait  enlin  la  connaissance  variée  des  bommes  et 
des  cboses,  il  connaissait  peu  l'bistoire,  peu  le  monde  européen. 

En  revancbc,  il  eut,  entre  tous,  la  volonté  persévérante,  un  tra- 
vail consciencieux,  admirable,  cjui  ne  se  démentit  jamais. 

De  plus,  au  premier  pas  même,  cet  homme  qu'on  croyait  tout 
jM'incipes,  tout  abstractions,  eut  une  entente  vraie  de  la  situation. 
11  sut  parfaitement  (ce  que  ne  surent  ni  Sieyès  ni  Mirabeau)  où 
clail  la  force,  où  il  fallait  la  chercher. 

Les  forts  veuleut  faire  la  force,  la  créer  d'eux-mêmes.  Les 
politiques  vont  la  chercher  où  elle  est. 

11  y  avait  deux  forces  en  France,  deux  grandes  associations, 
l'une  éminemment  révolutionnaire,  les  Jacobins,  —  l'autre,  qui, 
|)rohtant  de  la  Révolution,  semblait  lui  pouvoir  être  aisément 
conciliée;  je  parle  du  clergé  inférieur,  une  masse  de  quatre-vingt 
mille  prêtres. 

C'était  l'opinion  générale.  On  n'examinait  pas  si,  moralement, 
en  toute  sincérité,  l'idée  même  du  christianisnie  peut  être  accor- 
dée avec  celle  de  la  Révolution. 

RobespieiTe ,  jugeant  la  chose  en  politique,  ne  chercha  pas  dans 
l'approfondissement  du  principe  nouveau  une  forme  d'association 
nouvelle.  11  prit  ce  qui  existait  et  crut  que  celui  qui  aurait  les 
Jacobins  et  les  prêtres  serait  bien  près  d'avoir  tout. 

La  manière  très  simple  et  très  forte  de  rattacher  le  prêtre  à  la 
Révolution,  c'était  de  le  marier.  Robespierre  en  fit  la  proposition 
le  3o  mai  1790.  Sa  voix  fut  étoulTée  par  deux  fois.  L'Assemblée 
entière  parut  unanime  pour  ne  point  entendre.  La  gauche,  selon 
toute  apparence,  ne  voulut  pas  laisser  prendre  à  Robespierre  cette 


116  HISTOIRE  DE  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 

giuiide  initiative.  Chose  reiiîarqiial)le  et  qu'on  ne  peut  attribuer 
qu'à  l'influence  jalouse  des  hauts  meneurs  jacobins,  les  journaux 
furent  d'accord  pour  ne  point  imprimer  ('\  comme  l'Assemblée 
l'avait  été  pour  n'écoutei*  point.  Le  retentissement  n'en  fut  pas 
moins  très  grand  dans  le  clergé.  Des  milliers  de  prêtres  écrivirent 
à  Robespierre  leur  vive  reconnaissance.  Il  reçut  en  un  mois  pour 
i,ooo  francs  de  lettres,  et  des  vers  en  toute  langue,  des  poèmes 
entiers,  de  cinq  cents,  sept  cents,  quinze  cents  vers,  en  latin,  en 
grec,  en  hébreu. 

Rol)espierre  continua  de  parler  pour  le  clergé  ^'^K  Le  i  6  juin 
i-yyo,  il  demanda  que  l'Assemblée  pourvût  à  la  suljsistance  des 
ecclésiastiques  de  soixante -dix  ans  qui  n'avaient  ni  bénéfices  ni 
pensions.  Le  i  6  septembre ,  il  réclama  pour  certains  ordres  reli- 
gieux, que  l'Assemblée  avait  à  tort  comptés  paniii  les  Mendiants. 
Bien  tard  encore,  le  19  mars  1791,  en  pleine  guerre  ecclésias- 
tique, lorsque  le  clergé  inférieur,  entraîné  parles  évéques,  laissait 
bien  peu  d'espoir  qu'on  pût  le  concilier  à  l'esprit  de  la  Révolution , 
Robespierre  réclama  contre  les  mesm'es  de  sévérité  qu'on  voulait 
prendre;  il  dit  qu'il  serait  absurde  de  faire  ime  loi  spéciale  contre 
les  discours  factieux  des  prêtres ,  qu'on  ne  pouvait  sévir  contre  per- 
sonne pour  des  discours. 

Il  s'avançait  là  beaucoup,  donnait  forte  prise.  Quelqu'un  de  la 


*''  Perlet  en  parle ,  et  quelques  autres  ; 
mais  on  n'en  trouve  nulle  mention  dans 
les  principaux  journaux,  ni  dans  les  Ré- 
volutions de  Paris,  ni  dans  les  Révolu- 
lions  de  France  et  de  Brabant,  ni  dans  le 
Courrier  de  Provence,  ni  dans  le  Point 
du  jour,  ni  dans  l'Ami  du  peuple,  ni 
dans  le  Moniteur  (ni  dans  ï Histoire  par- 
lementaire, qui  suit  trop  docilement  le 
Moniteur,  ici  et  ailleurs,  par  exemple 
dans  l'erreur  volontaire  du  Moniteur,  re- 
lativement à  la  générosité  prétendue 
du  clergé  dans  la  nuit  du  4  août.  Voir 
mon   1"  voL,  p.  378).  —   M.  Viliicrs 


raconte  <(ue  Robespierre  fut  sensible 
aux  nombreux  remerciements  en  vers 
qu'il  reçut.  Dînant  avec  M.  Villici's,  il 
lui  dit  :  «  On  prétend  qu'il  n'y  a  plus  de 
poètes;  vous  voyez  que  moi,  j'en  sais 
faire.» 

'*'  Une  seule  fois  il  lui  parut  con- 
traire, mais  dans  une  occasion  où  il  était 
impossible  de  lui  être  favorable,  lors- 
qu'un député  prêtre  demandait  que  les 
ecclésiastiques  fussent  élus  par  les  ecclé- 
siastiques. Les  excepter  de  la  règle  uni- 
verselle, l'élection  par  le  peuple,  c'eût 
été  les  reconstituer  comme  corps. 


LIVI\K  IV.  —  CIIAPITUE  V.  117 

gauche  lui  lauça  ce  trait  :  Passez  du  côté  droit!  Il  sentit  le  coup, 
s'arièta,  réfléchit,  devint  prudent.  Il  se  serait  compromis  s'il  eût 
continué  aux  prêtres  ce  patronage,  dans  l'état  où  les  choses  étaient 
venues.  Ils  durcMit  savoir  cependant,  et  hien  se  tenir  pour  dit,  que, 
si  la  Révolution  s'arrêtait  jamais,  ils  trouveraient  un  protecteur 
dans  ce  polilicjue. 

Les  Jacohins,  par  leur  esprit  de  corps  qui  alla  toujours  crois- 
sant, par  leur  foi  ardente  et  sèche,  par  leur  âpre  curiosité  inqui- 
sitoriale,  avaient  quelque  chose  du  prêtre.  Ils  formèrent,  en  quel- 
(|ue  soiie,  un  clergé  révolutionnaire.  Rohespierre,  peu  à  peu,  esl 
le  chef  de  ce  clergé. 

Il  montra,  dans  ce  rôle,  une  remarquahle  prudence,  prit  peu 
d'initiative,  exprima  les  Jacohins  et  fut  leur  organe,  ne  les  devança 
jamais.  On  le  voit  spécialement  pour  la  (jueslion  de  la  royauté. 
L'unanimité  des  cahiers  envoyés  aux  Etats  généraux  faisait  croire 
aux  Jacohins  que  la  France  était  royaliste.  Donc  Rohespierre  vou- 
lait un  roi;  non  pas  un  roi  représentant  du  peuple,  comme  le  vou- 
lait Miraheau,  mais  délégué  du  peuple  et  commis  par  lui,  par  consé- 
quent responsahle.  Il  admettait,  comme  presque  tout  le  monde 
alors,  cette  vaine  hypothèse  d'un  roi  qu'on  tiendrait  à  la  chaîne, 
garrotté  et  muselé,  qui  ne  mordrait  pas  sans  doute,  mais  qui,  serré 
à  ce  point,  serait  inerle  à  coup  sur,  inutile,  plutôt  nuisihle. 

Les  Jacohins  étaient  alors,  conmie  le  croyait  Barnave,  et  ils  ont 
presque  toujours  été  relativement,  même  dans  le  mouvement  le 
plus  violent  de  la  Révolution,  une  société  d'équilihre. 

Rohespierre  disait  en  parlant  du  Cordelier  Desmoulins  (et  à 
plus  foile  raison  des  autres  Cordeliers,  plus  impétueux  encore)  : 
«  Ils  vont  trop  vite,  ils  se  casseront  le  col;  Paris  n'a  pas  été  fait  en 
un  jour;  il  faut  plus  d'un  jour  pour  le  défaiie.  » 

L'audace  et  la  grande  initiative  furent  aux  Cordeliers. 


118  HISTOIRE  DE  LA  UÉVOLUTION  FRANÇAISI':\ 


CHAPITRE  VI. 

LES  C0RDELIER8. 

Histoire  révolutionnaire  du  couvent  des  Goixleliers.  —  Individualités  énergiques  du 
club  des  Goixleliers.  —  Leur  foi  au  peuple.  —  Leur  impuissance  d'organisation. 
—  Irritabilité  de  Marat.  —  Les  Cordeliers  sont  jeunes  encore  en  1 790.  —  Ivresse 
de  ce  moment.  —  Aspect  intérieur  du  club  des  Cordeliers.  —  Camille  Desmou- 
lins contre  Marat.  —  Théroigne  aux  Cordeliers.  —  Anacliarsis  Cloolz.  —  Double 
esprit  des  Coixieliers.  —  L'un  des  portraits  de  Danton. 

Presque  en  face  de  l'Ecole  de  médecine,  regaidez,  au  fond 
d'une  cour,  cette  chapelle  d'un  style  grave  et  fort..  C'est  l'antre  si- 
byllin de  la  Révolution,  le  club  des  Cordeliers.  Là  elle  eut  son 
délire,  son  trépied,  son  oracle.  Basse  et  pourtant  appuyée  sur 
des  contreforts  massifs,  une  telle  voûte  doit  être  éternelle  :  elle  a 
entendu  sans  s'écrouler  la  voix  de  Danton. 

Aujourd'hui  triste  musée  de  chirurgie,  parée  de  savantes  hor- 
reurs, elle  en  cache  d'autres  plus  cho([uantes.  Sa  partie  po.sté- 
rieure  recèle  des  salles  obscures  où,  sur  les  marbres  noirs,  on 
dissèque  les  cadavres. 

L'hospice  voisin  et  la  chapelle  étaient  originairement  le  réfec- 
toire des  Cordeliers  et  lem'  école  fameuse ,  la  capitale  des  Mystiques , 
où  vint  étudier  leur  rival  même,  le  Jacobin  saint  Thomas.  Entre 
les  deux  s'élevait  leur  église,  immense  et  sombre  nef  pleine  de 
marbres  funéraires.  Tout  cela  est  aujourd'hui  détruit.  L'église 
souteiTaine,  qui  s'étendait  au-dessous,  recela  quelque  temps 
l'imprimerie  de  Marat. 

Bizarre  fatalité  des  lieux  !  cette  enceinte  appartenait  à  la  Révo- 
lution depuis  le  xni*  siècle,  et  toujours  à  son  génie  le  plus  excen- 
trique. Cordeliers  et  Cordeliers,  Mendiants  et  Sans-Culottes,  il  n'y 
a  pas  autant  qu'on  croirait  de  différence.  La  dispute  religieuse  et 


LIVKK  IV.  —  CHAPITnK  VI.  119 

la  «lispute  politlc[iie,  l'école  du  moyen  âge  et  le  cliil)  de  i  790  sont 
opposés  par  la  forme  beaucoup  plus  que  par  l'esprit. 

Qui  a  h;\ti  cette  chapelle?  La  Révolution  elle-même,  en  l'an 
i24o.  Elle  porte  ici  le  premier  coup  au  monde  féodal,  qu'elle 
doit  achever  la  nuit  du  4  août. 

Observez  bien  ces  murs,  qui  semblent  construits  d'hier  :  n'ont- 
ils  pas  l'air  d'être  aussi  Fermes  que  la  justice  de  Dieu  ?  Et  c'est  en 
effet  un  grand  coup  de  justice  révolutionnaire  qui  les  a  fondés.  Ce 
grand  justicier  saint  Louis  donna  le  premier  exemple  de  punir  un 
crime  sur  un  haut  baron,  le  sire  de  (]ouc\.  De  l'amende  qu'il  en 
tira,  le  roi-moine  (Cordelier  lui-même)  b«itit  l'école  et  l'église  des 
Cordeliers. 

Ecole  révolutionnaire.  C'est  là  que,  vers  i3oo,  retentit  la  dis- 
pute de  ï Evangile  étemel,  et  qu'on  posa  la  question  :  «  Christ  est-il 
passé  ?  » 

Ce  lieu  vraiment  prédestiné  vit,  en  i.'^57,  quand  le  roi  et  la 
noblesse  furent  battus  et  prisonniers,  la  première  Convention  qui 
sauva  la  France.  Le  Danton  du  xiv"  siècle,  Etienne  Marcel,  prévôt 
de  Paris,  y  fit  créer  par  les  Etats  une  quasi-république,  envoya  de 
là  dans  les  provinces  les  tout-puissants  députés  pour  organiser  la 
réquisition;  et  l'audace  croissant  par  l'audace,  il  arma  le  peuple 
d'un  mot,  d'un  mémorable  décret  qui  confiait  au  peuple  même  la 
garde  de  la  paix  publique  :  «  Si  les  seigneurs  se  font  la  guerre,  les 
bonnes  gens  leur  courront  sus.  » 

Etrange,  prodigieux  retard,  qu'il  ait  fallu  encore  quatre  siècles 
pour  atteindre  1  789  ! 

La  foi  des  anciens  Cordeliers,  éminemment  révolutionnaire,  fut 
l'inspiration,  l'illumination  des  simples  et  des  pauvres.  Ils  fiieiit  do 
la  pauvreté  la  première  veitu  chrétienne;  ils  en  poussèrent  l'ambi- 
tion à  un  degré  incroyable,  jusqu'à  se  laisser  brûler  plutôt  que  de 
rien  changer  à  leur  robe  de  Mendiants.  Véritables  Sans- Culottes 
du  moyen  âge  pour  la  haine  de  la  propriété,  ils  dépassèrent  leurs 
successeurs  du  club  des  Cordeliers  et  toute  la  Révolution,  sans 
en  excepter  Babeuf. 


120  HÏSTOIHK   l)K   l-A   UKVOMJTrON   FRANÇAISE. 

Nos  Cordeliei's  révolutionnaires  ont,  comme  ceux  du  moyen 
âge,  une  fol  a])soluc  dans  l'Instinct  des  simples;  seulement,  au  lieu 
d'Illumination  divine,  Ils  Tappellent  raison  populaire. 

Leur  génie,  tout  à  fait  Instinctif  et  spontané,  tantôt  Inspiré, 
X^niot possédé ,  les  sépare  profondément  de  l'enthousiasme  calculé, 
du  somhrc  et  froid  fanatisme  qui  caractérise  les  Jacobins. 

Les  Cordellers,  à  l'époque  où  nous  sommes,  étalent  une  société 
bien  plus  populaire.  Chez  eux  n'existait  pas  la  division  des  Jaco- 
bins entre  l'Assemblée  des  hommes  politiques  et  la  société  frater- 
nelle où  venaient  les  ouvriers.  Nulle  trace  non  plus  aux  Cordellei's 
du  Sabbat  ou  comité  directeur.  Nulle  d'un  journal  commun  au 
club  (sauf  un  essai  passager).  On  ne  peut  comparer,  au  reste,  les 
deux  sociétés.  Les  Cordellers  étalent  un  club  de  Paris.  Les  Jaco- 
bins, une  Immense  association  qui  s'étendait  sur  la  France.  Mais 
Paris  vibrait,  remuait,  aux  fuieurs  des  Cordellers.  Paris  une  fols 
en  branle,  les  révolutionnaires  politiques  étaient  bien  obligés  de 
suivre. 

L'indivlduahté  fut  très  forte  aux  Cordellers.  Leurs  journalistes, 
Marat,  Desmoulins,  Fréron,  Robert,  Hébert,  Fabre  d'Eglantlne, 
écrivent  chacun  pour  lui.  Danton,  le  tout-puissant  parleur,  ne 
voulut  jamais  écrire.  En  revanche,  Marat,  Desmoulins,  qui  bé- 
gayaient ou  giasseyaient,  ne  faisaient  guère  qu'écrire,  parlaient 
rarement. 

Toutefois,  avec  ces  différences,  cet  instinct  d'individualité,  il  y 
avait,  ce  semble,  entre  eux  un  hen  très  fort  et  comme  un  aimant 
commun.  Les  Cordellers  formaient  une  sorte  de  tribu;  tous  de- 
meuraient autour  du  club  :  Marat,  même  i'ue,  presque  en  face,  à 
la  tourelle  ou  auprès;  Desmoullns  et  Fréron,  ensemble,  iTie  de 
rAncienne-Comédie;  Danton,  passage  du  Commerce;  Clootz,  rue 
Jacob;  Legendre,  rue  des  Boucherles-Saint-Germaln ,  etc. 

L'honnête  boucher  Legendre ,  un  des  orateurs  du  club ,  est  une 
des  originalités  de  la  Révolution.  Illettré,  ignorant,  il  n'en  parlait 
pas  moins  bi'avement  parmi  les  savants  et  les  gens  de  lettres,  sans 
regarder  s'ils  souriaient;  homme  de  cœur  entre  tous,  malgré  ses 


IJVI\E  IV.  —  CIIAIMTKK  VI.  121 

narolos  fïniciises,  bon  homme  dans  ses  moments  lucides.  L*adieii 
décliirant  qu'il  prononça  .sur  la  tombe  de  Lou.stalot  dépa.sse  de 
bien  loin  tout  ce  que  dirent  les  journalistes,  sans  en  excepter  Des- 
moulins. 

Ce  fui  l'originalité  des  Cordeliers  d'être,  de  rester  toujours 
mêlés  au  peuple,  de  parler  les  portes  ouvertes,  de  communiquer 
.sans  cesse  avec  la  foule.  Tels  d'entre  eux  qui  avaient  toujours  vécu 
la  vie  recluse  et  sédentaire  du  .savant,  du  littérateur,  établirent 
leur  cabinet  dans  la  rue,  travaillèrent  en  pleine  foule,  écrivirent 
.sin*  une  borne.  Jetant  les  livres,  ils  ne  lurent  plus  qu'au  grand 
livre,  qui,  .sous  leurs  yeux,  chaque  jour,  s'écrivait  en  traits  de  feu. 

Ils  cnnent  au  peuple,  eurent  foi  i  l'instinct  du  peuple.  Ils  mirent 
au  service  de  cette  foi,  pour  .se  la  justifier  à  eux-mêmes,  beaucoup 
d'esprit,  beaucoup  de  cœur.  Rien  de  plus  touchant,  par  exemple, 
que  de  voir,  aux  carrefoui^s  de  l'Odéon  et  de  la  Comédie-Fran- 
çaise, ce  chamiant  esprit.  Desmoulins,  se  mêlant  aux  maçons,  aux 
charpentiers  (jui  philo.sophaient  le  soir,  causer  avec  eux  de  théo- 
logie, justement  comme  eût  fait  Voltaire,  et,  ravi  de  leur  esprit, 
s'écrier  :  «  Ce  sont  des  Athéniens!  » 

Cette  foi  au  peuple  fit  que  les  Cordeliers  furent  tout-puissants 
sur  le  peuple.  Ils  curent  les  trois  forces  révolutionnaires,  et 
comme  les  trois  traits  de  la  foudre  :  la  parole  vibrante  et  tonnante, 
la  plume  acérée,  l'inextinguible  fureur,  —  Danton,  Desmoulins, 
Ma  rat. 

Ils  trouvèrent  là  une  force,  mais  aussi  une  faiblesse,  l'impo.ssi- 
bililé  d'organi.salion.  Le  peuple  leur  parut  entier  dans  chaque 
homme.  Ils  placèrent  le  droit  ab.solu  du  Souverain  dans  une  ville, 
une  .section,  un  simple  club,  un  citoyen.  Tout  homme  aurait  été 
investi  d'un  veto  contre  la  France.  Pour  mieux  rendre  le  peuple 
libre,  ils  le  soumettaient  à  l'individu. 

Marat,  tout  furieux  et  aveugle  qu'il  était,  semble  avoir  senti  le 
danger  de  cet  esprit  anarchic^ue.  De  bonne  heure  il  proposait  la 
dictature  d'un  tribun  militaire,  plus  tard  la  création  de  trois  in- 
quisiteurs d'Etat.  11  .semblait  envier  l'organisation  de  la  société 


122  HISTOIRE   DE  LA   REVOLUTION   FRANÇAISE. 

jacohlne.  En  décembre  i  790,  il  proposait  d'instituer,  sans  doute  à 
l'instar  de  cette  société,  une  confrérie  de  surveillants  et  délateurs, 
pour  épier,  dénoncer  les  agents  du  gouvernement.  Cette  idée  n'eut 
pas  de  suite.  Marat  fut  à  lui  seul  son  inquisition.  De  toute  part 
on  lui  envoyait  des  délations,  des  plaintes,  justes  ou  non,  fondées 
ou  non.  Il  croyait  tout,  imprimait  tout. 

Fabre  d'Eglantine  a  dit  :  «  La  sensibilité  de  Marat.  »  Et  ce  mot 
a  étonné  ceux  qui  confondent  la  sensibilité  avec  la  bonté,  ceux 
qui  ignorent  que  la  sensibilité  exaltée  peut  devenir  furieuse.  Les 
femmes  ont  des  moments  de  sensibilité  cruelle.  Marat,  pour  le 
tempérament,  était  femme  et  plus  que  femme,  très  nerveux  et  très 
sanguin.  Son  médecin,  M.  Bourdier,  lisait  son  journal,  et,  quand 
il  le  voyait  plus  sanguinaire  qu'à  l'ordinaire  «  et  tourner  au  rouge  », 
il  allait  saigner  Marat  ('). 

Le  passage  violent,  subit,  de  la  vie  d'éludé  au  mouvement  révo- 
lutionnaire lui  avait  porté  au  cerveau  et  l'avait  rendu  comme 
ivre.  Ses  contrefacteurs,  ses  imitateurs ,  qui  prenaient  son  nom,  son 
titre,  en  lui  prêtant  leurs  opinions,  ne  contribuaient  pas  peu  à 
augmenter  sa  fureur.  Il  ne  s'en  fiait  à  personne  pour  les  pour- 
suivre; lui-même,  il  allait  à  la  chasse  de  leurs  colporteurs,  les 
guettait  au  coin  des  rues ,  parfois  les  prenait  la  nuit.  La  police ,  de 
son  côté,  cherchait  Marat  pour  le  prendre.  Il  fuyait  où  il  pouvait. 
Dans  sa  vie  pauvre,  misérable,  dans  sa  réclusion  forcée,  il  devenait 
de  plus  en  plus  nerveux,  irritable;  parmi  des  mouvements  violents 
d'indignation,  de  compassion  pour  le  peuple,  il  soulageait  sa  sen- 
sibilité furieuse  par  des  accusations  atroces,  des  vœux  de  mas- 
sacres, des  conseils  d'assassinat.  Ses  défiances  croissant  toujours,  le 
nombre  des  coupables,  des  victimes  nécessaires  augmentant  dans 
son  esprit,  l'Ami  du  peuple  en  serait  venu  à  exterminer  le  peuple. 

En  piésence  de  la  nature  et  de  la  douleur,  Marat  devenait  très 
faible;  il  ne  pouvait,  dit-il,  voir  soulTrir  un  insecte,  mais  seid,  avec 
son  écritoire,  il  eût  anéanti  le  monde. 

^''  C'est  ce  que  M.  Bourdier  lui-même  a  raconté  à  M.  Serres,  notre  illustre  phy- 
siologiste. 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRK  VI.  123 

Quelques  services  qu'il  ait  rendus  à  ia  Révolution  par  sa  vigi- 
lance inquiète,  son  langage  meurtrier  et  la  légèreté  habituelle  de 
ses  accusations  eurent  une  déplorable  influence.  Son  désintéresse- 
ment, son  courage,  donnèrent  autorité  à  ses  fureurs;  il  fut  un  fu- 
neste précepteur  du  peuple,  lui  faussa  le  sens,  le  rendit  souvent 
faible  et  fiu'leux,  à  l'image  de  Marat. 

Du  reste,  cette  créature  étrange,  exceptionnelle,  ne  peut  faire 
juger  des  Cordeliers  en  général.  Aucun  d'eux,  pris  à  part,  ne  fait 
connaître  les  autres.  Il  faut  les  voir  réunis  k  leurs  séances  du  soir, 
fermentant,  bouillonnant  ensemble  au  fond  de  leur  Etna.  J'es- 
sayerai de  vous  y  conduire.  Allons,  que  votre  cœur  ne  se  trouble 
pas.  Donnez-moi  la  main. 

Je  veux  les  prendre  au  jour  même  où  éclate,  triomphe,  chez 
eux ,  leur  génie  d'audace  et  d'anarchie ,  le  jour  où ,  opposant  leur 
veto  aux  lois  de  l'Assemblée  nationale,  ils  ont  déclaré  que  «sur 
leur  territoire  »  la  presse  est  et  sera  indéfiniment  lil)re ,  et  (ju'ils 
défendront  Marat. 

Saisissons-les  à  cette  heure.  Le  temps  va  vite,  ils  changeront. 
Ils  ont  encore  ([uelque  chose  de  leur  nature  primitive.  Qu'un  an 
passe  seulement,  nous  ne  les  reconnaîtrons  plus.  Regaixlonsr-les 
aujourd'hui.  Du  reste,  n'espérons  pas  fixer  définitivement  les 
images  de  ces  ombres,  elles  passent,  elles  coulent;  nous  aussi,  qui 
suivons  leur  destinée, un  torrent  nous  emporte,  orageux,  trouble, 
tout  à  l'heure  chargé  de  boue  et  de  sang. 

Je  veux  les  voir  aujourd'hui.  Ils  sont  jeunes  encore  en  1790, 
lelativement,  du  moins,  aux  siècles  qui  vont  s'entasser  sur  eux 
avant  1  794- 

Oui,  Marat  même  est  jeune  en  ce  moment.  Avec  ses  quarante- 
cinq  ans,  sa  longue  et  triste  carrière ,  bnilé  de  travail,  de  passions, 
de  veilles,  il  est  jeune  de  vengeance  et  d'espoir.  Ce  médecin  sans 
malades  prend  la  France  pour  malade,  il  la  saignera.  Ce  physicien 
méconnu  foudroiera  ses  ennemis ("'.  L'Ami  du  peuple  espère  venger 

'''  J'approfondirai  ce  caractère.  Je  ne        comme  Cordelier,    Marat  en   1790.  Je 
donne  ici  quun  Marat  extérieur,  Marat        vais,  au  chapitre  ix,  montrer  comment 


12^1  HISTOIRE  DE   LA   UEVOLUTION  FRANÇAISE. 

le  peuple  et  lui-même,  tous  deux  maltraités,  méprisés.  .  .  Mais 
leur  jour  commence.  Rien  n'arrêtera  Marat;  il  fuira,  se  cachera, 
il  portera  de  cave  en  cave  sa  plume  et  sa  presse.  Il  ne  verra  plus 
le  jour.  Dans  cette  sombre  existence,  une  femme  s'obstine  à  le 
suivre,  la  femme  de  son  impiiineur,  qui  a  quitté  son  mari  pour  se 
faire  la  compagne  de  cet  être  hors  la  nature ,  hors  la  loi ,  hoi-s  le 
soleil.  Sale,  hideux,  pauvre,  elle  le  soigne;  elle  préfère  à  tout 
d'être,  au  fond  de  la  terre,  la  servante  de  Marat. 

Généreux  instinct  des  fennnes  !  C'est  lui  aussi  qui,  à  ce  mo- 
ment, donne  à  Camille  Desmoulins  sa  charmante  et  désirée  Lucile. 
Il  est  pauvre,  il  est  en  péril,  voilà  pourquoi  elle  le  veut.  Les 
parents  auraient  vu  volontiers  leur  fdle  prendre  un  nom  moins 
compromis;  mais  c'est  justement  le  danger  qui  tentait  Lucile.  Elle 
lisait  tous  les  matins  ces  feuilles  ardentes,  pleines  de  verve  et  de 
génie,  ces  feuilles  satiriques,  éloquentes,  inspirées  des  hasards  du 
jour  et  pourtant  marquées  d'immortalité.  La  vie,  la  mort  avec 
Camille,  elle  embrassa  tout,  elle  arracha  le  consentement  pater- 
nel, et  elle-même,  riant,  pleurant,  elle  lui  apprit  son  bonheur. 

Bien  d'autres  firent  comme  Lucile.  Plus  l'avenir  était  incertain, 
plus  l'on  voyait  l'horizon  se  charger  d'orages,  plus  ceux  qui  s'ai- 
maient avaient  hâte  de  s'unir,  d'associer  leur  sort,  de  courir  les 
mêmes  chances,  de  placer,  jouer  la  vie  sur  une  même  carte,  un 
même  dé  ! 

Moment  ému,  trouble,  mêlé  d'ivresse  comme  les  veilles  de 
bataille,  d'un  spectacle  plein  d'intérêt,  amusant,  teirible. 

Tout  le  monde  le  sentait  en  Europe.  Si  beaucoup  de  Français 
partaient,  beaucoup  d'étrangers  venaient;  ils  s'associaient  de  cœur 
à  toutes  nos  agitations,  ils  venaient  épouser  la  Fiance.  Et  dussent- 
ils  y  mourir,  ils  l'aimaient  mieux  que  vivre  ailleurs;  au  moins,  s'ils 
mouraient  ici,  ils  étaient  sûrs  d'avoir  vécu. 

Ainsi  le  spirituel  et  cynique  Allemand  Anacharsis  Clootz,  phi- 
losophe nomade  (comme  son  homonyme  le  Scythe),  qui  mangeait 

le  terroriste  scientifique ,  qui  croyait  tuer        terroriste  politique.  Je   donnerai   plus 
Newton,  Franklin,  Voltaire,  devint  le        tard  l'exterminateur  de  lygS. 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRE  VI.  125 

ses  i5o,ooo  livres  de  rente  sur  les  grands  chemins  de  l'Europe» 
s'arrêta,  se  fixa  ici,  ne  put  s'en  détacher  que  par  la  mort.  Ainsi 
l'Kspagnol  Gusman,  grand  d'Kspagne,  se  lit  .sans-culotte,  et,  pour 
rester  toujours  plongé  dans  cette  atmosphère  d'émeute  qui  faisiiit 
sa  jouissance,  il  s'étahlit  dans  un  grenier,  au  fond  du  fauhourg 
Saint-Antoine. 

Mais  à  quoi  donc  m'arrêté-je  ?  Arrivons  aux  Cordeliers. 

Quelle  foule  !  Pourrons-nous  entrer?  Citoyens,  un  peu  de  place; 
camarades,  vous  voyez  hien  que  j'amène  un  étranger.  .  .  Le  hiiiit 
est  à  rendre  sourd;  en  revanche,  on  n'y  voit  guère;  ces  fumeuses 
petites  lumières  semhlent  là  pour  faire  voir  la  nuit.  Quel  brouil- 
lard sur  cette  foule  !  L'air  est  dense  de  voix  et  de  cris .  .  . 

Le  premier  coup  d'oeil  est  bizarre,  inattendu.  Rien  de  plus  mêlé 
que  cette  foule,  hommes  bien  mis,  ouvriers,  étudiants  (parmi  ces 
derniers,  remarquez  Chaumette),  des  prêtres  même,  des  moines; 
à  cette  époque,  plusieurs  des  anciens  Cordeliers  viennent,  au  lieu 
même  de  leur  servitude,  savourer  la  liberté.  Les  gens  de  lettres 
abondent.  Voyez-vous  l'auteur  du  Philinte,  Fabre  d'Eglantine;  cet 
autre,  à  tête  noire,  c'est  le  républicain  Robert,  journaliste  qui 
vient  d'épouser  un  journaliste ,  M''"*'  Kéralio.  Cette  ligure  si  vul- 
gaire, c'est  le  futur  Père  Duchesne.  A  côté,  l'imprimeui'  patriote, 
Momoro,  l'époux  de  \e^  jolie  femme  qui  deviendra  un  jour  la 
Déesse  de  la  Raison.  .  .  Cette  pauvre  Raison,  hélas!  périra  avec 
Lucile ...  Ah  !  s'ils  avaient  tous  ici  connaissance  de  leur  sort  ! 

Mais  qu'est-ce  qui  préside  là-bas.^  Ma  foi,  l'épouvante  elle- 
même  .  .  .  Tenible  ligure  que  ce  Danton I  L n  cyclope  ?  un  dieu 
d'en  bas?.  .  .  Ce  visage  elFroyablement  i)rouillé  de  petite  vérole, 
avec  ses  petits  yeux  obscurs,  a  l'air  d'un  ténébreux  volcan.  .  . 
Non,  ce  n'est  pas  là  un  homme,  c'est  l'élément  même  du  trouble; 
l'ivresse  et  le  vertige  y  j)lanent,  la  fatalité.  .  .  Sombre  génie,  lu 
me  fais  peur  I  Dois-tu  sauver,  perdre  la  France  ? 

Voyez,  il  a  tordu  sa  bouche;  toutes  les  vitres  ont  frémi. 

t  La  parole  est  à  Marat  I  • 

Quoi  1  c'est  là  Marat?  Ce^te  chose  jaune,  verte  d'habit,  ces  yeux 


126  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇALSE. 

gris  jaune ,  si  saillants  I .  .  .  C'est  au  genre  l)atracien  qu'elle  ap- 
partient à  coup  sûr,  plutôt  (pi'à  l'espèce  humaine^').  De  quel  marais 
nous  arrive  cette  chocjuante  créatuie  ? 

Ses  yeux,  pourtant  sont  plutôt  doux.  Leur  brillant,  leur  trans- 
parence, l'étrange  façon  dont  ils  errent,  regardant  sans  regai'der, 
feraient  croire  (|u'jl  y  a  là  un  visionnaire,  à  la  fois  charlatan  et 
dupe,  s'attrihuant  la  seconde  vue,  un  prophète  de  carrefour,  va- 
niteux, surtout  crédule,  croyant  tout,  croyant  surtout  ses  propres 
mensonges,  toutes  les  fictions  involontaires  auxquelles  le  porte  sans 
cesse  l'esprit  d'exagération.  Ses  habitudes  d'empirique  lui  donnent 
ce  tour  d'esprit.  Le  crescendo  sera  terrible;  il  faut  qu'il  trouve  ou 
qu'il  invente,  que  de  sa  cave  il  puisse  crier  un  miracle  au  moins 
par  jour,  qu'il  mène  ses  abonnés  tremblants  de  trahison  en  trahi- 
son, de  découverte  en  découverte,  d'épouvante  en  épouvante. 

Il  remercie  l'assemblée. 

Puis  sa  figure  s'illumine.  Grande,  terrible  trahison!  nouveau 
complot  découvert  I .  .  .  Voyez  comme  il  est  heureux  de  frémir 
et  de  faire  frémir  ! .  .  .  Voyez  comme  la  vaniteuse  et  crédule  créa- 
ture s'est  transformée  I .  .  .  Sa  peau  jaune  luit  de  sueur. 

«  Lafayette  a  fait  fabriquer  dans  le  faubourg  Saint-Antoine 
quinze  mille  tabatières  qui  toutes  portent  son  portrait.  .  .  Il  y  a  là 
quelrpie  chose ...  Je  prie  les  bons  citoyens  qui  pourront  s'en 
prociuer  de  les  briser.  On  y  trouvera,  j'en  suis  sûr,  le  mot  même 
du  grand  complot  ^^K  » 

Plusieurs  rient.  D'autres  trouvent  qu'il  y  a  lieu  de  s'enquérir, 
que  la  chose  en  vaut  la  peine. 


^'^  Le  seul  portrait  sérieux  de  Ma- 
rat  est  celui  de  Boze.  Ceux  de  David 
ont  peu  de  ressemblance.  On  peut  con- 
sulter aussi  le  plâtre  pris  sur  le  mort 
(quoique  peut-être  il  ait  été  un  peu 
corrigé),  et  le  buste  qui  était  aux  Cor- 
deliers  (collection  de  M.  le  colonel 
Maurin). 

^*'  Ami  du  iteuple ,  n"   019,  y  3  dé- 


cembre 1 790.  —  La  crédulité  de  Marat 
éclate  partout.  Au  n*  330,  Louis  XVI 
pleure  à  cbaudes  larmes  des  sottises  que 
lui  fait  faire  l'Autricbienne.  Au  n*  3a  1 , 
la  Reine  a  donné  tant  de  cocardes  blan- 
cbes  que  le  ruban  blanc  a  encliéri  de 
3  sous  Taune  :  la  chose  est  sûre ,  Marat 
la  tient  d'une  fille  de  la  Bertin  (mar- 
chande de  modes  de  la  Reine],  cic. 


LIVI\E  IV.  —  CHAPITRE  VI.  127 

Marat,  se  rembrunissant  :  «  J'avais  dit,  il  y  a  trois  mois,  qu'il  y 
a\ait  six  cents  coupables,  et  que  six  cents  bouts  de  corde  en  fe- 
raient l'airaire.  Quelle  erreur  I .  .  .  Nous  ne  nous  en  tirerons  pas 
nuiititenant  à  moins  de  vingt  mille.  » 

Violents  applaudissements. 

Maiat  commençait  à  être  une  idole  pour  le  peuple,  un  féticlie. 
Dans  la  foule  des  délations,  des  prédictions  sinistres  dont  il  rem- 
plissait ses  feuilles,  plusieurs  avaient  rencontré  juste  et  lui  don- 
naient le  renom  de  voyant  et  de  prophète.  Déjà  trois  bataillons 
de  la  garde  paiisienne  lui  avaient  arrangé  un  petit  triomphe,  qui 
n'aboutit  pas,  promenant  dans  les  rues  son  buste  couronné  de  lau- 
riers. Son  autorité  n'était  pas  arrivée  au  degré  terrible  qu'elle  attei- 
gnit en  1  793.  Desmoulins,  qui  ne  respectait  pas  plus  les  dieux  que 
les  rois,  riait  parfois  du  dieu  Marat  autant  que  du  dieu  Lafayette. 

Sans  égard  à  l'enthousiasme  délirant  de  Legendre  cpii,  les  yeux, 
l'oreille,  la  bouche  démesurément  ouverts,  humait,  admirait, 
croyait,  sans  remarquer  sa  fureur  contre  toute  interruption,  le 
hardi  petit  homme  apostropha  familièrement  le  prophète  :  «  Tou- 
jours tragique,  ami  Marat,  hypertragique,  tragicotatos !  Nous 
pom'rions  te  reprocher,  comme  les  Grecs  à  Eschyle ,  d'être  un  peu 
trop  ambitieux  de  ce  siu-nom .  .  .  Mais  non ,  tu  as  une  excuse  ;  ta 
vie  errante  aux  catacombes,  comme  celle  des  premiers  chrétiens, 
allume  ton  imagination.  .  .  Là,  dis-nous  bien  sérieusement,  ces 
dix-neuf  mille  quatre  cents  tètes,  que  tu  ajoutes  par  forme  d'am- 
plification aux  six  cents  de  l'autre  jour,  sont-elles  vraiment  in- 
dispensables? N'en  rabattras-tu  pas  d'une  .»^.  .  .  11  ne  faut  pas 
laire  avec  plus  ce  qu'on  peut  faire  avec  moins.  —  J'aurais  cru  ((ue 
trois  ou  quatre  têtes  à  panache ,  roulant  aux  pieds  de  la  Liberté , 
suffiraient  au  dénouement.  » 

Les  Maratistes  rugissaient.  Mais  un  bruit  se  fait  à  la  porte  qui 

les  empêche  de  répondre,  un  murmure  flatteur,  agréable 

Une  jeune  dame  entre  et  veut  parler Gonmientl  ce  n'est 

pas  moins  que  M"*  Théroigne,  la  belle  amazone  de  Liège  I  Voilà 
bien  sa  redingote  de  soie  louge,  son  grand  sabre  du  5  octobre. 


128  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

L'enthousiasme  est  au  comble.  «C'est  la  reine  de  Saba,  s'écrie 
Desmoulins,  qui  vient  visiter  le  Salomon  des  districts.  » 

Déjà  elle  a  traversé  toute  l'assemblée  d'un  pas  léger  de  pan- 
thère, elle  est  montée  à  la  tribune.  Sa  jolie  tète  inspirée,  lançant 
des  éclairs,  apparaît  entre  les  sombres  figures  apocalyptiques  de 
Danton  et  de  Marat. 

«  Si  vous  êtes  vraiment  des  Salomons,  dit  Théroigne ,  eh  bien, 
vous  le  prouverez,  vous  bâtirez  le  Temple,  le  temple  de  la  liberté, 
le  palais  de  l'Assemblée  nationale ...  Et  vous  le  bâtirez  sur  la 
place  où  fut  la  Bastille. 

«  Gomment  !  tandis  que  le  pouvoir  exécutif  habite  le  plus  beau 
palais  de  l'univers,  le  pavillon  de  Flore  et  les  colonnades  du 
Louvre,  le  pouvoir  législatif  est  encore  campé  sous  les  tentes,  au 
Jeu  de  paume,  aux  Menus,  au  Manège.  .  .  comme  la  colombe  de 
Noé ,  qui  n'a  point  où  poser  le  pied  ? 

«  Gela  ne  peut  rester  ainsi.  Il  faut  que  les  peuples,  en  regar- 
dant les  édifices  qu'habiteront  les  deux  pouvoirs,  apprennent,  par 
la  vue  seule,  où  réside  le  vrai  souverain.  Qu'est-ce  qu'un  souverain 
sans  palais ,  un  dieu  sans  autel  ?  Qui  reconnaîtra  son  culte  ? 

«  Bàtissons-le ,  cet  autel.  Et  que  tous  y  contribuent,  que  tous 
apportent  leur  or,  leiu'S  pierreries  (moi,  voici  les  miennes).  B:\- 
tissons  le  seul  vrai  temple.  Nul  autre  n'est  digne  de  Dieu  que  celui 
où  fut  prononcée  la  Déclaration  des  droits  de  fhomme.  Paris, 
gardien  de  ce  temple,  sera  moins  une  cité  que  la  patrie  commune 
à  toutes,  le  rendez-vous  des  tribus,  leur  Jérusalem I  » 

«La  Jérusalem  du  monde  I»  s'écrient  des  voix  enthousiastes. 
Une  véritable  ivresse  avait  saisi  toute  la  foide,  un  ravissement  exta- 
ti(pie.  Si  les  anciens  Cordeliers,qui,  sous  les  mêmes  voûtes ,  avaient 
jadis  donné  carrière  à  leurs  mystiques  élans,  étaient  revenus  ce 
soir,  ils  se  seraient  toujours  crus  chez  eux,  reconnus.  Groyants  et 
philosophes,  disciples  de  Rousseau,  de  Diderot,  d'Holbach,  d'Hel- 
vétius,  tous,  malgré  eux,  prophétisaient. 

L'Allemand  Anacharsis  Glootz  était  ou  se  croyait  athée,  comme 
tant  d'autres,  en  haine  des  maux  qu'ont  faits  les  prêtres.  {Tanluni 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRE  VI.  129 

relligio  pot  ait  suadere  malorum!)  Mais  avec  tout  son  cynisme  et 
son  ostentation  de  doute,  rhomme  du  Rhin,  le  compatriote  de 
Beethoven,  vibrait  puissamment  à  toutes  les  émotions  de  la  reli- 
gion nouvelle.  Les  plus  sublimes  paroles  qu'inspira  la  grande  Fé- 
dération sont  une  lettre  de  Glootz  à  M™"  de  Beauharnais.  Nul  aussi 
n'en  trouva  de  plus  étrangement  belles  sur  l'unité  future  du  monde. 
Son  accent,  sa  lenteur  allemande,  la  sérénité  souriante,  la  béati- 
tude d'un  fol  de  génie  qui  se  moque  un  peu  de  lui-même,  mêlaient 
l'amusement  à  l'enthousiasme; 

«  Et  pourquoi  donc  la  nature  aurait-elle  placé  Paris  à  distance 
égale  du  pôle  et  de  l'équateur,  sinon  pour  être  le  berceau,  le  chef- 
lieu  de  la  confédération  générale  des  hommes.'^  Ici  s'assembleront 
les  Etats  généraux  du  monde.  .  .  Gela  n'est  pas  si  loin  qu'on  croit, 
j'ose  le  prédire;  que  la  Tour  de  Londres  s'écroule,  comme  celle 
de  Paris,  et  c'en  est  fait  des  tyrans.  L'oriflamme  des  Français 
ne  peut  flotter  sur  Londres  et  Paris  sans  faire  bientôt  le  tour  du 

globe Alors  il  n'y  aura  plus  ni  provinces,  ni   armées,  ni 

vaincus,  ni  vainqueurs.  .  .  On  ira  de  Paris  à  Pékin,  comme  de 
Bordeaux  à  Strasbourg;  l'Océan,  ponté  de  navires,  unira  ses  ri- 
vages. L'Orient  et  l'Occident  s'embrasseront  au  champ  de  la  Fédé- 
ration. Rome  fui  la  métropole  du  monde  par  la  guerre,  Paris  le 
sera  par  la  paix .  .  .  Oui,  j)lus  je  réfléchis,  plus  je  conçois  la  possi- 
bilité d'une  nation  unique,  la  facilité  qu'aura  l'assemblée  univer- 
selle, séant  à  Paris,  pour  mener  le  char  du  genre  humain 

Emules  de  Vitruve,  écoutez  l'oracle  de  la  raison  :  si  le  civisme 
échaufle  votre  génie,  vous  saurez  bien  nous  faire  un  temple  pom' 
contenir  tous  les  représentants  du  monde.  Il  n'en  faut  guère  plus 
de  dix  mille.  » 

«  Les  hommes  seront  ce  qu'ils  doivent  être,  quand  chacun  pourra 
dire  :  «  Le  monde  est  ma  patrie,  le  monde  est  à  moi.  »  Alors  plus 
d'émigrants.  La  nature  est  une,  la  société  est  une.  Les  forces  di- 
visées se  heurtent;  il  en  est  des  nations  comme  des  nuages  qui 
s'entre-foudroient  nécessairement.  » 

«  Tyrans,  vos  trônes  vont  s'écrouler  sous  vous.  Exécutez-vous 

II.  9 

i«r«iii(*ii  iiTioiiki 


130  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

donc  vous-mêmes.  On  vous  fera  grâce  de  la  misère  et  de  l'écha- 
faud .  .  .  Usurpateurs  de  la  souveraineté ,  regardez-moi  en  face .  .  . 
Est-ce  que  vous  ne  voyez  pas  votre  sentence  écrite  aux  murs  de 
l'Assemblée  nationale?.  .  .  Allons,  n'attendez  pas  la  fusion  des 
sceptres  et  des  couronnes,  venez  au-devant  d'une  révolution  qui 
délivre  les  rois  des  embûches  des  rois,  les  peuples  de  la  rivalité 
des  peuples.  » 

«  Vivat  Anacharsis  !  s'écria  Desmoulins.  Ouvrons  avec  lui  les 
cataractes  du  ciel.  Ce  n'est  rien  que  la  raison  ait  noyé  le  despo- 
tisme en  France;  il  faut  qu'elle  inonde  le  globe,  que  tous  les 
trônes  des  rois  et  des  lamas ,  arrachés  de  leurs  fondements ,  nagent 
dans  ce  déluge .  .  .  Quelle  carrière ,  de  Suède  au  Japon  ! .  .  .  La 
Tour  de  Londres  branle .  .  .  Un  innombrable  club  de  Jacobins 
d'Irlande  a  eu,  pour  première  séance,  une  insurrection.  Au  train 
que  prennent  les  choses,  je  ne  placerais  pas  un  schelling  sur  les 
i^iens  du  clergé  anglican.  Quant  à  Pitt,  c'est  un  homme  lanterné, 
à  moins  qu'il  ne  prévienne  par  la  démission  de  sa  place  la  dé- 
mission de  sa  tète ,  que  John  Bull  va  lui  demander .  .  .  On  com- 
mence à  pendre  les  inquisiteurs  sur  le  Mançanarez  ;  la  liberté 
souffle  fort  de  la  France  au  Midi  ;  c'est  tout  à  l'heure  qu'on  pom-ra 
dire  :  «  Il  n'y  a  plus  de  Pyrénées.  » 

«  Clootz  vient  de  me  transporter  par  les  cheveux ,  comme  l'ange 
lit  au  prophète  Habacuc,  sur  les  hauteurs  de  la  politique.  Je  recide 
la  barrière  de  la  Révolution  jusqu'aux  extrémités  du  monde  ^^K  .  .  » 

Telle  est  Toriginalité  des  Gordeliers.  Voltaire  panni  les  fana- 


'*'  Je  n'ai  pas  besoin  de  dire  que  j'ai 
tiré  tout  ce  chapitre  des  journaux  de 
Marat  et  de  Desmoulins ,  en  rapprochant 
seulement  ce  qui  est  divisé  et  chan- 
geant à  peine  quelques  mots.  Desmou- 
lins, après  avoir  exprimé  son  enthou- 
siasme, demi -sérieux,  demi -comique, 
pour  les  idées  de  Clootz,  ajoute,  pour 
mêler  Y  utile  dulci  :  «J'allais  poser  la 
plume,    la   surdité    du    peuple    ingrat 


m'avait  découragé.  Je  reprends  l'espé- 
rance, je  constitue  mon  journal  en 
journal  permanent . . .  Nous  invitons  nos 
chers  et  amés  souscripteurs  dont  l'abon- 
nement expire  à  le  renouveler,  non  rue 
de  Seine , mais  cliez nous , ruedu Théâtre- 
Français  ,  où  nous  continuerons  de  cul- 
tiver une  branche  de  commerce  incon- 
nue jusqu'à  ce  jour,  une  manufacture  de 
révolutions.  » 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRE  VI.  131 

tiqiics  !  Car  c'est  un  vrai  iils  de  Voltaire  que  cet  amusant  Des- 
moulins.  On  est  tout  surpris  de  le  voir  dans  ce  pandémonium. 
Bon  sens,  raison,  vives  saillies,  dans  celte  bizarre  assemblée,  où 
Ton  dirait  qu'enseml)le  siègent  nos  prophètes  des  Gévennes,  les 
illuminés  du  Long  parlement,  les  quakers  à  tète  branlante.  .  . 
Les  Gordeliers  forment  à  vrai  dire  le  lien  des  âges;  leur  génie,  à 
la  Didei'Ot,  tout  ensemble  sceptique  et  croyant,  rappelle  en  plein 
xviii*  siècle  quelque  chose  du  vieux  mysticisme ,  où  parfois  brillent 
par  éclairs  des  lueurs  de  l'avenir. 

L'avenir!  mais  qu'il  est  trouble  encore!  comme  il  m'apparaît 
sombre,  mêlé,  sublime  et  fangeux  à  la  fois,  dans  la  face  de 
Danton  ! 

J'ai  sous  les  yeux  un  portrait  de  cette  personnification  terrible, 
trop  cruellement  fidèle ,  de  notre  Révolution ,  un  portrait  qu'esquissa 
David ,  puis  il  le  laissa ,  eifrayé ,  découragé ,  se  sentant  peu  capable 
encore  de  peindre  un  pareil  objet.  Un  élève  consciencieux  reprit 
l'œuvre,  et  simplement,  lentement,  servilement  même,  il  peignit 
chaque  détail ,  cheveu  par  cheveu ,  poil  à  poil ,  creusant  une  à  une 
les  marques  de  la  petite  vérole,  les  crevasses,  montagnes  et  vallées 
de  ce  visage  bouleversé. 

L'effet  est  le  débrouillement  pénible,  laborieux,  d'une  création 
vaste,  trouble,  impure,  violente,  comme  quand  la  nature  tâtonnait 
encore ,  sans  pouvoir  se  dire  au  juste  si  elle  ferait  des  hommes  ou 
des  monstres;  moins  parfaite,  mais  plus  énergique,  elle  marquait 
d'une  main  terrible  ses  gigantesques  essais. 

Mais  combien  les  plus  discordantes  créations  de  la  nature  sont 
pacifiées  et  d'accord,  en  comparaison  des  discordes  morales  que 

l'on  entrevoit  ici  1 J'y  entends  un  dialogue  sourd,  pressé, 

atroce,  comme  d'une  lutte  de  soi  contre  soi,  des  mots  entrecoupés, 
que  sais-je? 

Ce  qui  épouvante  le  plus,  c'est  qu'il  n'a  pas  d'yeux;  du  moins 
on  les  voit  à  peine.  Quoi  1  ce  terrible  aveugle  sera  guide  des  na- 
tions.»^     Obscurité,  vertige,  fatalité,   ignorance   absolue  de 

l'avenir,  voilà  ce  qu'on  lit  ici. 


132  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

Et  pourtant  ce  monstre  est  sublime.  —  Cette  face  presque  sans 
yeux  semble  un  volcan  sans  cratère ,  —  volcan  de  fange  ou  de  feu , 
—  qui,  dans  sa  forge  fermée,  roule  les  combats  de  la  nature.  — 
Quelle  sera  l'éruption  ? 

C'est  alors  qu'un  ennemi,  terrifié  de  ses  paroles,  rendant  boni- 
mage,  dans  la  mort,  au  génie  qui  l'a  frappé,  le  peindra  d'un  mot 
éternel  :  le  Pluton  de  l'éloquence. 

Cette  figure  est  un  cauchemar  qu'on  ne  peut  plus  soulever,  un 
mauvais  songe  qui  pèse,  et  l'on  y  revient  toujours.  On  s'associe 
macbinalement  à  cette  lutte  visible  des  principes  opposés;  on  par- 
ticipe à  l'eflbrt  intériem*,  qui  n'est  pas  seulement  la  l)ataille  des 
passions,  mais  la  bataille  des  idées,  l'impuissance  de  les  accorder 
ou  de  tuer  l'une  par  l'autre.  C'est  un  Œdipe  dévoué,  qui,  possédé 
de  son  énigme,  porte  en  soi,  pour  en  être  dévoré,  le  terrible 
sphinx  ^^K 

'*'  Ce  portrait  (collection  de  M.  de  mais  si  cruellement  creusés  !  lançant  la 
Saint- Albin)  représente,  selon  moi,  terreur,  mais  visiblement  le  cœur  dé- 
Danton en  1790,  au  moment  où  le  cliiré!...  Personne  ne  verra  ce  dessin 
drame  se  noue,  Danton  relativement  tragique  sans  un  mouvement  de  douleur, 
jeune,  dans  une  étonnante  concentration  sans  s'écrier  malgré  soi  :  «  Ah  !  barbare I 
de  sang,  de  chair,  de  vie,  de  force.  C'est  ah  !  infortuné  ! ...  »  Entre  ces  deux  so- 
Danton  avant.  —  Un  petit  et  merveil-  lennels  portraits ,  il  y  a  deux  croquis  de 
leux  dessin  de  David,  fait  à  la  plume,  David  où  on  le  voit  de  profil;  mais  c'est 
dans  une  séance  de  nuit  de  la  Conven-  un  tel  mystère  de  douleur  et  d'horreur 
tion,  donne  Danton  après,  Danton  à  la  que  je  ne  veux  pas  en  parler  encore. 
Un  de  1793,  les  yeux  bien  ouverts  alors.  Cela  viendra  assez  tôt. 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRE  VII.  133 


\ 


CHAPITRE  VII. 

IMPUISSANCE  DE  L'ASSEMBKKK.  -  REFUS  DU  SERMENT 
(NOVEMBRE  1790 -JANVIER  1791). 

Apparition  des  Jacobins  futurs.  —  Les  premiei's  Jacobins  (Duport,  Barnave,  La- 
meth,  etc.)  voudraient  enrayer.  —  Esprit  rétrograde  de  rAssemblée.  —  Mira- 
beau et  les  Lameth  primés  par  Robespierre  aux  Jacobins,  ai  novembre  1790. 

—  Les  Lameth  se  soutiennent  par  ia  guerre  ecclésiastique.  —  Les  prêtres  pro- 
voquent la  persécution.  —  On  exige  le  serment  des  prêtres,  ay  novembre  1790. 

—  Sanction  forcée  du  Roi ,  36  décembre  1 790.  —  L'Assemblée  ordonne  en  vain  le 
serment  immédiat,  4  janvier  1791.  —  Refus  du  serment  dans  l'Assemblée  même. 

Alexandre  de  Lameth  raconte  qu'au  mois  de  juin  1790,  une 
société  patriotique  l'invita  à  un  banquet  avec  son  frère ,  Duport  et 
Barnave.  Ce  banquet  de  deux  cents  persognes,  hommes  et  femmes, 
fut  vraiment  Spartiate,  et  pour  l'austérité  patriotique  et  pour  la 
frugalité.  Les  convives  ayant  pris  place,  le  président  se  lève  et 
prononce  avec  solennité  le  premier  aiiicle  de  la  Déclaration  des 
droits  :  «  Les  hommes  naissent  et  demeurent  libres,  »  etc.  L'as- 
semblée écouta  dans  un  religieux  silence ,  et  le  recueillement  dura 
pendant  tout  le  repas.  Une  bastille  en  relief  était  sur  la  table;  au 
dessert,  les  vainqueurs  de  la  Bastille  qui  se  trouvaient  parmi  les 
convives  tirent  leurs  sabres  et,  sans  mot  dire,  mettent  la  bastille 
en  pièces;  il  en  sort  un  enfant  avec  le  bonnet  de  la  liberté.  Les 
dames  placent  des  couronnes  civiques  sur  la  tète  des  députés  pa- 
triotes, et  le  dîner  finit  comme  il  avait  commencé  :  le  président, 
pour  oraison,  prononce,  dans  la  même  gravité  sombre,  le  second 
article  de  la  Déclaration  des  droits  :  «  Le  but  de  toute  associa- 
tion, »  etc. 

Le  président  était  le  mathématicien  Romme,  alors  gouverneur 
des  princes  StrogonofP.  11  avait  senti  la  liberté  où  on  la  sent  bien; 
en  Russie,  il  avait  bu  en  plein  esclavage  la  coupe  de  la  Révolution. 


134  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

Ivre  et  froid  en  même  temps,  ce  géomètre  allait  appliquer  inflexi- 
blement le  nouveau  principe,  et,  par  une  large  soustraction  de 
chifl'rcs  humains,  en  dégager  l'inconnue.  Immuable  calculateur  au 
sommet  de  la  Montagne,  il  n'en  descendit  qu'au  2  prairial,  pour 
s'enfoncer  son  compas  dans  le  cœur. 

Les  Lametb  se  virent  avec  frémissement  dans  ui\  monde  tout 
nouveau.  Les  nobles  et  élégants  Jacobins  de  1789  aperçurent  les 
vrais  Jacobins. 

lis  en  conviennent  eux-mêmes,  cet  homme  de  pierre  qui  pré- 
sidait, ces  textes  législatifs  récités  pour  oraisons,  le  recueillement, 
le  silence  de  ces  fanatiques,  «  cela  leur  parut  effrayant  ».  Ils  com- 
mencèrent à  sonder  l'océan  où  ils  entraient;  jusque-là,  comme  des 
enfants,  ils  jouaient  à  la  surface.  .  .  Que  de  générations  révolu- 
tionnaires les  séparaient  de  ceux-ci  !  Ils  les  comprenaient  à  peine. 
Ils  connaissaient  parfaitement  les  agitateurs  de  place,  les  ouvriers 
de  l'émeute,  qu'ils  employaient  et  lançaient.  Ils  connaissaient  les 
journalistes  violents,  les  bruyants  aboyeurs  de  clubs,  mais  les  plus 
bruyants  n'étaient  pas  les  plus  formidal)les.  Par  delà  toutes  ces 
colères  simulées  ou  vraies,  il  y  avait  quelque  chose  de  froid  et 
terrible,  ce  qu'ils  venaient  de  toucher;  ils  avaient  rencontré  l'acier 
de  la  Révolution. 

Ils  eurent  froid  et  reculèrent. 

Ils  voulaient  du  moins  reculer  et  ne  savaient  comment  le  faire. 
Ils  semblaient  à  l'avant-garde,  ils  avaient  l'air  de  mener,  tout  œil 
était  fixé  sur  eux.  La  trinité  jacobine ,  Duport,  Barnave  et  Lameth, 
était  saluée  comme  le  pilote  de  la  Révolution,  pour  la  mener  en 
avant.  «  Ceux-ci  au  moins  sont  fermes  et  francs,  disait-on,  ce  ne 
sont  pas  des  Mirabeau.  »  Desmoulins  les  exalte  à  côté  de  Robes- 
pieiTc;  Marat,  le  défiant  Marat,  n'a  nul  soupçon  encore  sur  eux. 

Ils  devaient  pourtant  cette  grande  position  à  leur  dextérité  bien 
plus  qu'à  leur  force.  On  ne  pouvait  manquer  d'apercevoir  leui's 
côtés  faibles,  leurs  fluctuations,  leur  caractère  équivoque. 

On  démêla  d'abord  le  vide  de  Barnave,  puis  l'intrigue  des 
Lameth.  Duport  fut  connu  le  dernier. 


LIVRE   IV.   —  CHAPITRK   VII.  135 

Chose  curieitse,  le  premier  coup,  un  trait  légende  ridicule,  fut 
lancé  dune  main  nullement  hostile,  par  cet  étourdi  Desmoulins, 
enfant  terrible,  qui  disait  toujours  tout  haut  ce  que  bien  d'autres 
pensaient,  telles  cho.ses  souvent  qu'on  était  tacitement  convenu  de 
ne  pas  dire;  le  matin,  lisant  son  journal,  ses  amis  y  voyaient  parfois 
des  mot-s  cruellement  vrais.  Ici,  c'était  à  l'occasion  de  la  motion 
pour  le  renvoi  des  ministres.  Desmoulins  se  moque  de  l'Assemblée, 
«  qui  garde  toujours  la  harangue  de  M.  Barnave  pour  le  bouquet, 
puis  ferme  la  discussion .  .  .  Cette  fois  pourtant ,  ce  n'était  pas  le 
cas,  comme  on  dit,  de  tirer  l'échelle ...»  L'espiègle ,  dans  le  même 
article,  dit  un  mot  original  et  juste,  qui  frappe  non  seulement 
Barnave,  mais  presque  tous  les  parleurs,  tous  les  écrivains  du 
temps  :  «  En  général,  les  discours  des  patriotes  ressemblaient  trop 
aux  cheveux  de  1789,  plats  et  sans  poudre.  Où  donc  étais-tu,  Mi- 
rabeau ? .  .  .  »  Puis  il  demande  pourquoi  les  Lameth  ont  crié  :  «  Aux 
voix  I  »  quand  Pétion  et  Rewbeft  voulaient  parler,  «  quand  l'Hercule 
Mirabeau ,  avec  sa  massue ,  allait  écraser  les  pygmées  » ,  etc. 

Un  coup  plus  grave  fut  porté  quelques  jours  après  à  Barnave, 
dont  il  ne  s'est  point  relevé.  Le  journaliste  Bi'issot,  un  doctrinaire 
républicain,  dont  je  parlerai  bientôt  tout  au  long,  lui  lança,  au 
sujet  des  hommes  de  couleur,  dont  Barnave  annulait  les  droits, 
une  longue  et  terri])le  lettre  où  il  mit  l'avocat  à  jour,  suffisant, 
brillant  et  vide,  plein  de  phrases  et  sans  idées.  Brissot,  écrivain 
trop  facile  ordinairement,  mais  ici  fort  de  raison,  trace  avec 
sévérité  le  portrait  du  vrai  patriote,  et  ce  portrait  se  trouve  être 
l'envers  de  celui  de  Barnave.  «  Le  patriote  n'est  ni  intrigant  ni 
jaloux,  il  ne  cherche  point  la  popularité  pour  se  faire  craindre 
de  la  cour  et  devenir  nécessaire.  Le  patriote  n'est  point  l'ennemi 
des  idées,  il  ne  fait  point  de  tirades  contre  la  philosophie.  Les 
plus  grands  citoyens  de  l'antiquité  n'étaient-ils  pas  des  philosophes 
stoïciens.^  »  etc. 

Mais  ce  qui  compromit  le  plus  le  parti  Barnave  et  Lameth,  c'est 
qu'au  moment  où  le  duel  de  Lameth  le  rendait  très  populaire,  ils 
n'hésitèrent  pas  à  se  déclarer  sur  la  question  dangereuse  de  la  garde 


136  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

nationale.  Jusque-là,  dans  les  moments  difficiles,  ils  se  taisaient, 
votaient  silencieusement  avec  leurs  adversaires;  on  avait  pu  le  voir 
pour  l'affaire  de  Nancy,  où  l'unanimité  montra  que  les  Lameth 
avaient  voté  comme  les  autres.  . 

L'Assemblée,  nous  l'avons  dit,  avait  peur  du  peuple;  elle  l'avait 
poussé  d'abord,  et  maintenant  elle  voulait  le  ramener  en  arrière.- 
En  mai,  elle  avait  encouragé  l'armement,  décrétant  que  nul  n'é- 
tait citoyen  actif,  s'il  n'était  garde  national.  En  juillet,  au  mo- 
ment où  la  Fédération  montrait  bien  pourtant  qu'on  pouvait  avoir 
confiance,  on  fît  l'étrange  motion  d'exiger  l'uniforme,  ce  qui  était 
indirectement  désarmer  les  pauvres.  En  novembre ,  une  proposition 
plus  directe  fut  faite  par  Rabaut  Saint-Etienne,  celle  de  restreindre 
les  gardes  nationaux  aux  seuls  citoyens  actifs.  Ces  derniers  étaient 
fort  nombreux,  nous  l'avons  vu,  quatre  millions.  Mais,  tel  était 
l'étrange  état  de  la  France  d'alors,  la  diversité  des  provinces,  que 
dans  plusieurs,  dans  l'Artois,  par  exemple,  il  n'y  aurait  presque 
pas  eu;de  citoyens  actifs,  ni  de  gardes  nationaux.  C'est  ce  que 
faisait  valoir  Robespierre  avec  beaucoup  de  force,  étendant,  exa- 
gérant cette  observation,  très  juste  pour  sa  province  ('^  :  «  Voulez- 
vous  donc,  disait-il,  qu'un  citoyen  soit  un  être  rare.»^.  .  .  »  Qu'on 
juge  des  applaudissements,  du  trépignement  des  tribunes  î 

Le  soir  du  2  1  novembre,  Robespierre  soutenait  cette  thèse  aux 
Jacobins.  Mirabeau  était  président.  Dans  la  fluctuation  contiimelle 
où  le  public  était  pour  lui ,  tel  jour  le  portant  au  ciel  et  l'autre 
voulant  l'étrangler,  il  avait  ambitionné  cette  présidence  pour  étayer 
sa  popularité  de  celle  des  Jacobins.  On  compterait  plutôt  les  vagues 
de  la  mer  que  les  alternatives  de  Mirabeau;  c'était  entre  lui  et  le 
public  un  orageux  amour,  plein  de  querelles  et  de  fureurs.  Camille 
est  admirable  là-dessus,  jamais  froid  ni  indiffèrent;  aujourd'hui 
il  l'appelle  maîtresse  adorée,  et  demain  fille  publique. 

Mirabeau  avait  baissé  pour  sa  proposition  de  remercier  Bouille. 


'*'  On  disait  aussi  une  cliose  probablement  fausse ,  que  le  faubourg  Saint-Antoine 
n'aurait  que  deux  cents  électeurs. 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRE  VII.  137 

Mais  il  avait  remonté  par  un  terrible  discours  contre  ceux  qui 
avaient  osé  se  moquer  des  trois  couleurs ,  un  de  ces  discours  éter- 
nellement mémorables,  qui  font  que  cet  bomme-là,  fût-il  plus 
criminel  encore,  ne  pourra  jamais,  quoi  qu'on  fasse,  être  arraché 
de  la  France.  —  Et  puis  il  avait  baissé,  en  proposant  d'ajourner 
la  réunion  d'Avignon,  de  ménager  encore  le  pape.  Mais  il  avait 
remonté  par  une  simple  apparition  au  théâtre,  où  pour  la  première 
fois  on  rejouait  Brutus;  sa  vue  fit  tout  oublier,  réveilla  l'amour, 
l'enthousiasme,  veteris  vestigia  Jlammœ ;  on  ne  regaidait  que;  lui, 
on  lui  adressait  mille  allusions;  ce  fut  un  triomphe  éclatant,  mais 
le  dernier.  .'"^ 

Cela  le  19  novembre.  Le  21,  présidant  aux  Jacobins,  Mirabeau 
écoutait  avec  impatience  le  discours  de  Robespierre  sur  la  garde 
nationale  restreinte  aux  citoyens  actifs.  Il  entreprit  de  lui  ôter 
la  parole,  sous  prétexte  qu'il  parlait  contre  des  décrets  rendus. 
Chose  grave,  périlleuse,  devant  une  assemblée  émue,  toute  favo- 
ra])le  à  Robespierre ...»  Continuez ,  continuez ,  »  crie-t-on  de  toute 
la  salle.  Le  tumulte  est  au  comble;  impossible  de  rien  entendre, 
ni  président,  ni  sonnette.  Mirabeau,  au  lieu  de  se  couvrir,  comme 
président,  fit  une  chose  très  hardie,  qui  allait  ou  lui  donner  l'avan- 
tage ou  faire  éclater  sa  défaite.  Il  monta  sur  le  fauteuil,  et  comme 
si  le  décret  attaqué  était  en  lui  Mirabeau,  comme  s'il  s'agissait  de 
le  défendre  et  le  sauver,  il  crie  :  «  A  moi,  mes  collègues! .  .  .  que 
tous  mes  confrères  m'entourent!  »  Cette  périlleuse  démonstration 
fit  cruellement  ressortir  la  solitude  de  Mirabeau.  Trente  députés 
vinrent  à  son  appel.  Et  l'assemblée  tout  entière  resta  avec  Robes- 
pierre. Desmoulins,  ancien  camarade  de  collège  de  celui-ci  et  qui 
ne  perd  nulle  occasion  d'exalter  son  caractère,  dit  à  cette  occa- 
sion :  «  Mirabeau  ne  savait  donc  pas  que  si  l'idolâtrie  était  permise 
chez  un  peuple  libre ,  ce  ne  serait  que  pour  la  vertu  ?  » 

Grande  révélation  aussi  du  changement  profond  qu'avait  déjà 
subi  le  club  des  Jacobins.  Fondé  par  les  députés  et  pour  eux,  il 
n'en  avait  plus  dans  son  sein  qu'un  petit  nombre  qui  n'y  pesaient 
guère.  Des  admissions   faciles,    d'hommes   ardents,    impatients, 


138  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

avaient  renouvelé  le  club;  l'Assemblée  y  était,  sans  doute,  mais  la 
future  Assemblée.  Pour  elle  seule  parlait  Robespierre. 

Charles  de  Lameth  arrive ,  le  bras  en  écharpe  ;  on  fait  volontiers 
silence.  Tout  le  monde  était  convaincu  qu'il  était  pour  Robes- 
pierre, il  parla  pour  Mirabeau  I  Le  vicomte  de  Noailles  déclara  que 
le  comité  avait  entendu  le  décret  autrement  que  Mirabeau  et  La- 
meth, dans  le  sens  de  Robespierre.  Celui-ci  reprit  la  parole,  avec 
toute  l'assemblée  pour  lui ,  le  président  réduit  au  silence ...  au 
silence,  Mirabeau! 

Voilà  les  Lameth  bien  malades!  Fondateurs  des  Jacobins,  ils  les 
voient  échapper.  Leur  popularité  datait  surtout  du  jour  où  ils  lut- 
tèrent contre  Mirabeau  sur  le  droit  de  paix  et  de  guerre  ;  et  les 
voilà  compromis ,  associés  à  Mirabeau  dans  les  défiances  publiques. 
Ils  vont  enfoncer,  se  noyer,  s'ils  ne  trouvent  moyen  de  se  séparer 
violemment  de  celui-ci,  de  le  jeter  à  la  mer,  et  si,  d'autre  part, 
leur  guerre  au  clergé  ne  leur  ramène  l'opinion. 

Il  est  bien  juste  de  dire  que  les  prêtres  faisaient  tout  ce  qu'il 
fallait  pour  mériter  la  persécution.  Ils  avaient  eu  l'adresse  de  faire 
reculer  dans  l'ombre  la  question  des  biens  ecclésiastiques,  de 
mettre  en  lumière,  en  saillie,  la  question  du  serment.  Ce  serment, 
qui  ne  touchait  en  rien  la  religion,  ni  le  caractère  sacerdotal,  le 
peuple  ne  le  connaissait  pas ,  et  il  croyait  volontiers  que  l'Assem- 
blée imposait  aux  prêtres  une  sorte  d'abjuration.  Les  évêques  dé- 
claraient qu'ils  n'auraient  aucune  communication  avec  les  ecclé- 
siastiques qui  prêteraient  le  serment.  Les  plus  modérés  disaient 
que  le  pape  n'avait  pas  encore  répondu ,  qu'ils  voulaient  attendre , 
c'est-à-dire  que  le  jugement  d'un  souverain  étranger  déciderait 
s'ils  pouvaient  obéir  à  la  patrie. 

Le  pape  ne  répondait  pas.  Pourquoi  ?  A  cause  des  vacances.  Les 
congrégations  des  cardinaux  ne  s'assemblaient  pas,  disait-on,  à 
cette  époque  de  l'année.  En  attendant,  par  les  curés,  par  les  pré- 
dicateurs de  tout  rang  et  de  toute  robe ,  on  travaillait  à  troubler  le 
peuple ,  à  rendre  le  paysan  furieux ,  à  jeter  les  femmes  dans  le  dés- 
espoir. Depuis  Marseille  jusqu'à  la  Flandre,  un  concert  immense, 


.-^ 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRE  VII.  159 

admirahic,  contre  rAsscmblée.  Des  pamphlets  incendiaires  sont 
colportés  de  village  en  village  par  les  cnrés  de  la  Provence.  A  Rouen, 
à  Condé ,  on  prêche  contre  les  assignats,  comme  invention  du  diable. 
A  Chartres,  à  Péronne,  on  défend  en  chaire  de  payer  Timpôl;  un 
curé  bravement  se  propose  pour  aller,  à  la  tête  du  peuple ,  massa- 
crer les  percepteurs.  Le  chapitre  souverain  de  Saint-Waast  dépêche 
des  missionnaires  pour  prêcher  à  mort  contre  l'Assemblée.  En 
Flandre,  les  curés  établissent,  d'une  manière  forte  et  solide,  que 
les  acquéreurs  des  biens  nationaux  sont  infailliblement  damnés, 
eux,  leurs  enfants  et  descendants  :  «  Quand  nous  voudrions  les 
absoudre,  disaient  ces  furieux,  est-ce  que  nous  le  pourrions?.  .  . 
Non,  personne  ne  le  pourrait,  ni  curés,  ni  évêques,  ni  cardinaux, 
ni  le  pape.  Damnés,  damnés  à  jamais!  » 

Une  bonne  partie  de  ces  faits  étaient  mis  au  jour,  répandus 
dans  le  pul)lic,  par  la  correspondance  des  Jacobins  et  le  journal  de 
Laclos.  Ils  furent  réunis  et  groupés  dans  un  rapport  que  le  Jacobin 
Voidel  fit  à  l'Assemblée.  Mirabeau  appuya  par  un  long  et  magni- 
fique discours,  où,  sous  des  paroles  violentes,  il  tendait  aux  voies 
de  douceur,  restreignant  le  serment  aux  prêtres  qui  confessaient  ; 
pour  l'affaiblissement  du  clergé,  il  voulait  qu'on  se  fiât  au  temps, 
aux  extinctions,  etc. 

Mais  l'Assemblée  fut  plus  aigre.  Elle  voulait  châtier.  Elle  exigea 
le  serment,  le  serment  immédiat. 

Une  chose  étonne  dans  cette  Assemblée ,  composée ,  pour  la 
bonne  part,  d'avocats  voltairiens,  c*est  sa  croyance  naïve  à  la  sain- 
teté, à  l'efficacité  de  la  parole  humaine.  Il  fallait  qu'il  y  eût  encore, 
après  toute  la  sophistique  du  xvni*  siècle,  un  grand  fonds  de  jeu- 
nesse et  d'enfance  dans  le  cœur  des  hommes. 

Ils  se  figurent  que ,  du  moment  où  le  prêtre  aura  juré ,  du  jour 
où  le  Roi  aura  sanctionné  leurs  décrets,  tout  est  fini,  tout  est 
sauvé. 

Et  le  Roi,  au  contraire,  honnête  homme  du  vieux  monde, 
s'en  va  mentant  tout  le  jour.  La  parole  qu'ils  croient  luie  diffi- 
cidté  si  grande ,  un  obstacle ,  une  barrière ,  un  lien  pour  l'homme , 


laO  HISTOIRE   DE  LA  RÉVOLUTION   FRANÇAISE. 

n'embarrasse  en  rien  le  Roi.  De  crainte  qu'on  ne  le  croie  assez,  il 
passe  toute  mesure.  Il  parle  et  reparle  sans  cesse  de  la  confiance  qu'il 
mérile.  Il  s'exprime,  dit-il,  ouvertement ,  franchement ,  —  il  s'étonne 
qu'il  s'élève  des  doutes  sur  la  droiture  connue  de  son  caractère ...  — 
(23,  26  décembre  1790.) 

Les  plus  innocents  de  tous,  les  jansénistes,  ne  s'arrêtent  pas  à 
cela;  ils  veulent  du  réel,  du  solide,  un  serment,  du  vent,  du  bruit. 

Donc ,  le  2  7  novembre ,  un  décret  terrible  :  «  L'Assemblée  veut , 
tout  de  bon,  que  les  évêques,  curés,  vicaires,  jurent  la  constitution, 
sous  huitaine;  sinon  ils  seront  censés  avoir  renoncé  à  leur  office. 
Le  maire  est  tenu,  huit  jours  après,  de  dénoncer  le  défaut  de 
prestation  de  serment.  Et  ceux  qui,  le  serment  prêté,  y  manque- 
raient, seront  cités  au  tribunal  du  district,  et  ceux  qui,  ayant 
refusé,  s'immisceraient  dans  leurs  anciennes  fonctions,  poursuivis 
comme  perturbateurs.  » 

Décrété,  non  sanctionné!.  .  .  Nouvel  effroi  des  jansénistes ,  qui 
se  sont  avancés  si  loin.  Ils  veulent  un  résultat.  Le  28  décembre. 
Camus  demande  «  que  la  force  intervienne  »,  la  force  sous  forme 
de  prière  ;  que  l'Assemblée  prie  le  Roi  de  lui  répondre  d'une  façon 
régulière  sur  le  décret.  La  force  ?  c'est  ce  qu'attendait  le  Roi  ^^K 
11  répond  immédiatement  qu'il  a  sanctionné  le  décret.  Il  peut  dire 
ainsi  à  l'Europe  qu'il  est  forcé  et  captif. 

Il  dit  à  M.  de  Fersen  :  «  J'aimerais  mieux  être  roi  de  Metz .  .  . 
Mais  cela  finira  bientôt.  » 

Chose  remarquable,  ni  Robespierre,  ni  Marat,  ni  Desmoulins, 
n'auraient  exigé  le  serment.  Marat  si  intolérant ,  Marat  qui  demande 
qu'on  brise  les  presses  de  ses  ennemis,  veut  qu'on  ménage  les 
prêtres;  c'est,  dit-il,  la  seule  occasion  où  il  faut  user  de  ménage- 
ments, il  s'agit  de  la  conscience.  Desmoulins  ne  veut  nulle  autre 

'*'  Toutefois  il  n'est  pas  exact  de  tobre  au  3  décembre.  Ce  dernier  jour,  il 
dire,  comme  l'a  fait  Hardenberg  [Mé-  ccrit  à  la  Prusse  qu'il  s'est  déjà  adressé 
moires  d'un  homme  d'Etat),  (jae  c'est  après  à  tous  les  souverains.  Et  c'est  le  26  dé- 
cette sanction  forcée  que  le  Roi  s'adressa  cembre  seulement  qu'il  donna  la  sanc- 
aux  puissances.  Il  l'avait  fait  du  6  oc-  lion. 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRE  VII.  141 

rigueur  que  d'ôter  l'argent  de  TÉlat  à  ceux  qui  ne  jurent  point 
obéissance  à  l'Etat.  «  S'ils  se  cramponnent  dans  leur  chaire,  ne  nous 
exposons  pas  même  à  déchirer  leur  robe  de  lin,  pour  les  en  arra- 
cher. .  .  Cette  sorte  de  démons,  qu'on  appelle  pharisiens,  calotins 
ou  princes  des  prêtres,  n'est  chassée  que  par  le  jeûne  :  Non  ejicitur 
nisi  per  jejunium.  » 

L'exigence  dure  et  maladroite  qu'on  mit  à  demander  le  serment 
aux  députés  ecclésiastiques  dans  l'Assemblée  même  fut  une  faute 
très  grave  du  parti  qui  dominait.  Elle  donna  aux  réfractaires  une 
magnifique  occasion,  éclatante,  solennelle,  de  témoigner  devant  le 
peuple  pour  la  foi  qu'ils  n'avaient  point.  L'archevêque  de  Narbonne 
disait  plus  tard,  sous  l'Empire  :  «  Nous  nous  sommes  conduits  en 
vrais  gentilshommes;  car  on  ne  peut  pas  dire  de  la  plupart  d'entre 
nous  cjue  ce  fût  par  religion.  » 

Il  était  facile  à  prévoir  que  ces  prélats,  mis  en  demeure  de 
céder  devant  la  foule,  de  démentir  solennellement  leur  opinion 
ofiicielle,  répondraient  en  gentilshommes.  Le  plus  faible,  ainsi 
poussé,  deviendrait  un  brave.  Gentilshommes  ou  non,  c'étaient 
enfin  des  Français.  Les  curés  les  plus  révolutionnaires  ne  purent 
se  décider  à  laisser  leurs  évèques  au  moment  critique;  la  contrainte 
les  choqua,  le  danger  les  tenta,  la  beauté  solennelle  d'une  telle 
scène  gagna  leur  imagination ,  et  ils  refusèrent. 

Dès  la  première  séance,  où  l'on  interpella  le  seul  évêque  de 
Glermont,  on  pouvait  juger  de  l'elTet.  Grégoire  et  Mirabeau,  le 
jour  suivant  (4  janvier),  tâchèrent  d'adoucir.  Grégoire  dit  que 
l'Assemblée  n'entendait  nullement  toucher  au  spirituel,  qu'elle 
n'exigeait  même  pas  l'assentiment  intérieur,  ne  forçait  pas  la 
conscience.  Mirabeau  alla  jusqu'à  dire  que  l'Assemblée  n'exigeait 
pas  précisément  le  serment,  mais  seulement  qu'elle  déclarait  le 
refus  incompatible  avec  telles  fonctions,  qu'en  refusant  de  jurer, 
on  était  démissionnaire.  C'était  ouvrir  une  porte.  Barnave  la  ferma 
avec  une  aigre  violence,  croyant  sans  doute  regagner  beaucoup 
dans  l'opinion;  il  demanda  et  obtint  qu'on  ordonnât  de  jurer  sur 
l'heure. 


142  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

Mesure  imprudente  qui  devait  avoir  l'effet  de  décider  le  refus. 
Les  refusants  allaient  avoir  la  gloire  du  désintéressement  et  aussi 
celle  du  courage;  car  la  foule  assiégeait  les  portes,  on  entendait 
des  menaces.  Les  deux  partis  s'accusent  ici  ;  les  uns  disent  que  les 
Jacobins  essayèrent  d'enlever  le  serment  par  la  terreur;  les  autres 
(jue  les  aristocrates  apostèrent  des  aboyeurs  pour  constater  la  vio- 
lence qu'on  leur  faisait,  rendre  odieux  leurs  ennemis,  pouvoir  dire, 
comme  ils  le  firent  en  effet  :  «  Que  l'Assemblée  n'était  pas  libre.  >» 

Le  président  fait  commencer  l'appel  nominal  ;  M.  Vévêque 
d'Agen. 

L'évêque  :  Je  demande  la  parole. 

La  gauche  :  Point  de  parole I  Prêtez-vous  le  serment,  oui  ou 
non? 

(Bruit  au  deliors.)  Un  membre  :  Que  M.  le  maire  aille  donc  faire 
cesser  ce  désordre  ! 

M.  l'évêque  d'Agen  :  Vous  avez  dit  que  les  refusants  seraient  dé- 
clms  de  leurs  offices.  Je  ne  donne  aucun  regret  à  ma  place  ;  j'en 
donnerais  à  la  perte  de  votre  estime.  Je  vous  prie  d'agréer  le  té- 
moignage de  la  peine  que  je  ressens  de  ne  pouvoir  prêter  le  ser- 
ment. 

(On  continue  l'appel.)  M.  le  curé  Fowmès  :  Je  dirai  avec  la  sim- 
plicité des  premiers  chrétiens ...  Je  me  fais  gloire  et  honneur  de 
suivre  mon  évèque,  comme  Laurent  suivit  son  pasteur. 

M.  le  curé  Leclerc  :  Je  suis  enfant  de  l'Eglise  catholique .  .  . 

L'appel  nominal  réussissant  si  mal,  un  membre  lit  observer 
qu'il  n'avait  pas  été  exigé  par  l'Assemblée,  qu'il  n'était  pas  sans 
péril,  qu'on  devait  se  contenter  de  demander  collectivement  le  ser- 
ment. La  demande  collective  n'eut  pas  plus  de  succès.  L'Assem- 
])lée  n'en  tira  d'autre  avantage  que  de  rester  un  quart  d'heure  et 
plus  silencieuse,  impuissante,  et  de  donner  à  l'ennemi  l'occasion 
de  dire  quelques  nobles  paroles  qui  ne  pouvaient  manquer,  dans 
un  pays  comme  la  France ,  de  faire  bien  des  ennemis  à  la  Révo- 
lution. 

M.   l'évêque   de  Poitiers  :  J'ai  soixante -dix  ans,  j'en   ai  passé 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRE  VII.  US 

Irenle-cinq  dans  l'éplscopal,  où  j'ai  l'ail  tout  le  bien  que  je  pouvais 
faire.  Accablé  d'années  et  d'études,  je  ne  veux  pas  désbonorer  nui 
vieillesse;  je  ne  veux  pas  prêter  un  serment.  .  .  (Murmures.)  Je 
prendrai  mon  sort  en  esprit  de  pénitence. 

Ce  sort  n'eut  rien  de  funeste.  Les  évèques  sortirent  sans  péril 
de  l'Assemblée,  y  revinrent  tant  (|u'ils  voulurent.  L'indignation  de 
la  foule  n'entraîna  aucun  acte  violent. 

La  séance  du  f\  janvier  fut  le  triomphe  des  prêtres  sur  les  avo- 
cats. Ceux-ci,  dans  leur  maladresse,  s'étaient  comme  alfublés  de 
la  vieille  robe  du  prêtre ,  de  cette  robe  d'intolérance ,  fatale  à  qui 
la  revêt.  Les  évêques  gentilshommes  trouvèrent  dans  la  situation 
des  paroles  heureuses  et  dignes,  qui  pour  leurs  adversaires  fuient 
des  coups  d'épée.  La  plupart  de  ces  prélats  qui  parlaient  si  bien 
n'étaient  pourtant  que  des  courtisans  intrigants  et  mal  famés;  dans 
notre  sérieux  monde  moderne,  qui  demande  au  prêtre  vertus  et 
lumières,  Ils  auraient  été  obligés  tôt  ou  tard  de  se  retirer  de  honte. 
Mais  la  profonde  politique  des  Camus  et  des  Barnave  avait  trouvé 
le  vrai  moyen  pour  leur  ramener  le  peuple,  pour  en  faire  des  hé- 
ros chrétiens,  les  sacrer  pai-  le  martyre. 


1^4  HISTOIRE  DE  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


CHAPITRE  VIII. 

LE  PREMIER  PAS  DE  LA  TERREUR. 

Fureur,  légèreté  de  Marat.  —  Eut -il  une  théorie  politique  et  sociale?  —  Est- il 
communiste  ?  —  Ses  journaux  contiennent-ils  des  vues  pratiques  ?  —  Précédents 
de  Marat.  —  Naissance,  éducation.  —  Ses  premiers  ouvrages,  politiques,  philo- 
sophiques. —  Marat  chez  le  comte  d'Artois.  —  Sa  physique,  ses  attaques  contre 
Newton,  Franklin,  etc.  —  Il  commence  l'Ami  du  peuple.  —  Ses  modèles.  —  Sa 
vie  cachée,  laborieuse.  —^  Ses  prédictions.  —  Ses  rancunes  pour  ses  ennemis 
personnels.  —  Son  acharnement  contre  Lavoisier.  —  Les  tribunaux  n'osent  juger 
Marat,  janvier  1791.  —  Pourquoi  toute  la  presse  suivit  Marat  dans  la  violence. 

L'année  1791,  si  tristement  ouverte  par  la  scène  du  4  janvier, 
oITre  tout  d'abord  l'aspect  d'un  revirement  funeste,  dun  violent 
démenti  aux  principes  de  la  Révolution  :  la  liberté  foidant  aux 
pieds  les  droits  de  la  liberté,  l'appel  à  la  force. 

L'appel  à  la  force  brutale,  d'où  part-il.^  Chose  surprenante,  des 
hommes  les  plus  cultivés.  Ce  sont  des  légistes,  des  médecins,  des 
gens  de  lettres,  des  écrivains;  ce  sont  les  hommes  de  l'esprit  qui, 
poussant  la  foule  aveugle,  veulent  décider  les  choses  de  l'esprit 
par  l'action  matérielle. 

Marat  était  parvenu  à  organiser  dans  Paris  une  sorte  de  guerre 
entre  les  vainqueurs  de  la  Bastille.  Hullin  et  d'autres,  qui  s'étaient 
enrôlés  dans  la  garde  nationale  soldée ,  étaient  désignés  par  lui  à  la 
vengeance  du  peuple ,  comme  «  mouchards  de  Lafayette  ».  Il  ne 
se  contentait  pas  de  donner  leurs  noms ,  il  y  joignait  leur  adresse , 
la  rue  et  le  numéro,  pour  que,  sans  autre  recherche,  on  allât  les 
égorger.  Ses  feuilles  étaient  réellement  des  tables  de  proscription 
où  il  inscrivait  à  la  légère,  sans  examen,  sans  contrôle,  tous  les 
noms  qu'on  lui  dictait.  Des  noms  chers  à  l'humanité,  depuis  le 
i4  juillet,  celui  du  vaillant  Ehe,  celui  de  M.  de  la  Salle,  oublié 
par  l'ingratitude  du  nouveau  gouvernement,  n'en  étaient  pas  moins 


LIVRE  IV.  —  CHAPFTUK  Vllî.  145 

inscrits  par  Marat  pèle-nièle  avec  les  autres.  11  avoue  lui-même 
que,  dans  sa  précipitation,  il  a  confondu  La  Salle  avec  l'homble 
de  Sade,  Tinfàmc  et  sanguinaire  auteur.  Une  autre  fois,  il  inscrit 
parmi  les  modelés,  les  Fayettistes,  Maillard,  l'homme  du  5  oc- 
tobre, le  juge  du  2  septembre. 

Malgré  toutes  ces  violences  et  ces  légèretés  criminelles,  l'indi- 
gnation visiblement  sincère  de  Marat  contre  les  abus  m'intéressait 
à  lui,  je  dois  le  dire.  Ce  grand  nom  d'Ami  du  peuple  comman- 
dait aussi  à  l'histoire  un  sérieux  examen.  J'ai  donc  religieusement 
instruit  le  procès  de  cet  homme  étrange,  lisant,  la  plume  à  la 
main,  ses  journaux,  ses  pamphlets,  tous  ses  ouvrages ('^  Je  savais, 
par  beaucoup  d'exemples,  combien  le  sentiment  du  droit,  l'indi- 
gnation, la  pitié  pour  l'opprimé,  peuvent  devenir  des  passions  vio- 
lentes et  parfois  cruelles.  Qui  n'a  vu  cent  fois  les  femmes,  à  la 
vue  d'un  enfant  battu,  d'un  animal  brutalement  maltraité,  s'em- 
porter aux  dernières  fureurs?.  .  .  Marat  n'a-t-il  été  furieux  que 
par  sensibilité  comme  plusieurs  semblent  le  croire.^  Telle  est  la 
première  question. 

S'il  en  est  ainsi,  il  faut  dire  que  la  sensibilité  a  d'étranges  et 
bizarres  effets.  Ce  n'est  pas  seulement  un  jugement  sévère,  une 
punition  exemplaire,  que  Marat  appelle  sur  ceux  qu'il  accuse;  la 
mort  ne  lui  sufiirait  pas.  Son  imagination  est  avide  de  supplices; 
il  lui  faudrait  des  bûchers,  des  incendies ^'^^  des  mutilations 
atroces  :  «  Mai'quez-les  d'un  fer  chaud,  coupez-leur  les  pouces, 
fendez-leur  la  langue ('^;  ■  etc. 

Quel  que  soit  l'olyet  de  ces  emportements,  qu'on  le  suppose  ou 
non  coupable,  ils  n'avilissent  pas  moins  celui  qui  s'y  livre.  Ce  ne 
sont  pas  là  les  graves,   les  saintes  colères  d'un  cœur  vraiment 

'''  On  comprend ,  de  reste ,  que  pour  '*'  Ami  du   peuple,    n'   3a 7,  p.    3, 

instruire  ce  prtjcès,  je  n'ai  cru  devoir  i"  janvier   1791  ;    —   n"   35i,   p.   8, 

m'en  rapporter  à  aucun  des  ennemis  de  a5  janvier  1791. 

Marat;  c'est  dans  ses  ouvrages  mêmes  <'>  Ibid. ,  n*  3o5,  p.  7,  9  décembre 

cjue  j'ai  puisé  générafcment ;  c'est  sur  '790;  —  n"  Sa 5,  p.  4.  3o  décembre 

son  propre  témoignage  que  je  veux  le  'TQOi  etc. 
condamner  ou  l'absoudre. 


146  HISTOIRE  1)K  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

atteint  de  Painoiir  de  la  justice.  On  croirait  plutôt  y  voir  le  délire 
d'une  femme  hors  d'elle-même,  livrée  aux  furems  hystériques  ou 
près  de  l'épilepsie. 

Ce  qui  étonne  encore  plus,  c'est  que  ces  transports,  qu'on  vou- 
drait expliquer  par  l'excès  du  fanatisme,  ne  procèdent  d'aucune 
foi  précise  qu'on  puisse  caractériser.  Tant  d'indécision  avec  tant 
d'emportement,  c'est  un  spectacle  bizarre.  11  court,  furieux.  .  .  Où 
com't-il  ?  Il  ne  saurait  bien  le  dire. 

Si  nous  devons  chercher  les  principes  de  Marat,  ce  n'est  point 
apparemment  dans  les  ouvrages  de  sa  jeunesse  (j'en  paiierai  tout 
à  l'heure),  mais  dans  ceux  qu'il  écrivit  en  pleine  maturité,  en  i  789 
et  1  790 ,  au  moment  où  la  grandeur  de  la  situation  pouvait  aug- 
menter ses  forces  et  l'élever  au-dessus  de  lui-même.  Sans  parler 
de  VAmi  du  peuple,  commencé  à  cette  époque,  Marat  publia,  en 
1  789,  la  Constitution  ou  Projet  de  déclaration  des  droits,  suivi  d'un 
plan  de  constitution  juste ,  sage  et  libre;  —  de  plus,  en  1790,  son 
Plan  de  législation  criminelle,  dont  il  avait  déjà  donné  un  essai  en 
1  780.  Il  offrit  ce  dernier  ouvrage  à  l'Assemblée  nationale. 

Au  point  de  vue  politique,  ces  ouvrages,  extrêmement  faibles, 
n'ont  rien  qui  les  distingue  d'une  infinité  de  brochures  qui  pa- 
rm'ent  alors.  Marat  y  est  royaliste  et  décide  que,  dans  tout  grand 
Etat,  la  forme  du  gouvernement  doit  être  monarchique  ;  c'est  la  seule 
qui  convienne  à  la  France  [Constitution,  p.  17).  Le  prince  ne  doit 
être  recherché  que  dans  ses  ministres;  sa  personne  sera  sacrée  (p.  ^3). 
En  février  1791,  Marat  est  encore  royaliste. 

Au  point  de  vue  social,  rien,  absolument  rien  qu'on  puisse  dire 
propre  à  l'auteur.  On  lui  sait  gré  toutefois  de  l'attention  particu- 
lière qu'il  donne  au  sort  des  femmes,  de  sa  sollicitude  pour  ré- 
primer le  libertinage,  etc.  Cette  partie  de  son  Plan  de  législation 
criminelle  est  excessivement  développée.  Il  y  a  des  observations, 
des  vues  utiles,  qui  font  pardonner  tels  détails  inconvenants  et  peu 
à  leur  place  (par  exemple,  la  peinture  du  vieux  libertin,  etc.,  Lé- 
gislation, p.  101  ). 

Les  remèdes  que  l'auteur  veut  appliquer  aux  maux  de  la  société 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRK  VIII.  l'i? 

sonl  peu  sérieux,  tels  qu'on  ne  s'attendrait  guère  à  les  voir  propo- 
ser par  un  homme  de  son  âge  et  de  son  expérience,  un  médecin 
(le  cjuarante-ciiH|  ans.  Dans  sa  Législation  criminelle,  il  demande 
des  pénalités  gothiques  contre  le  sacrilège  et  le  blasphème  (amende 
honorable  aux  portes  des  églises,  etc.,  p.  i  19-120),  et,  dans  sa 
Constitution,  il  n'en  parle  pas  moins  légèrement  du  christianisme 
et  des  religions  en  général  (p.  07). . 

Ces  deux  ouvrages  n'auraient  certainement  attiré  aucune  atten- 
tion, si  l'auteur  ne  partait  d'une  idée  qui  ne  peut  jamais  manquer 
d'être  bien  reçue,  qui  devait  l'être  singulièrement  alors  dans  les 
extrêmes  misères  d'une  capitale  surchargée  de  cent  mille  indigents: 
la  faiblesse  ou  l'incertitude  du  droit  de  i)roi)riété,  le  droit  du  pauvre  à 
partager,  etc. 

Dans  son  projet  de  Constitution  (p.  7),  Marat  dit  en  propres 
termes,  en  parlant  des  droits  de  l'homme  :  «  Quand  un  homme 
manque  de  tout,  il  a  le  droit  d'arracher  à  un  autre  le  superflu 
dont  il  regorge;  que  dis-je.^  //  a  le  droit  de  lui  arracher  le  néces- 
saire, et,  plutôt  que  de  périr  de  faim,  il  a  le  droit  de  l'égorger  et 
de  dévorer  sa  chair  palpitante.  »  —  11  ajoute  dans  une  note  (p.  6)  : 
»  Quelque  attentat  que  l'homme  commette,  quelque  outrage  qu'il 
fasse  à  ses  semblables,  il  ne  trouble  pas  plus  l'ordre  de  la  nature 
qu'un  loup  quand  il  égorge  un  mouton.  »  —  Dans  son  livre  sur 
VHomme,  publié  en  177^,  il  avait  déjà  dit  :  «  La  pitié  est  un  sen- 
timent factice,  acquis  dans  la  société N'entretenez  jamais 

l'homme  d'idées  de  bonté,  de  douceur,  de  bienfaisance,  et  il  mé- 
connaîtra toute  sa  vie  jusqu'au  nom  de  pitié.  .  .  »  (t.  I,  p.  16.)). 

Voilà  l'état  de  nature,  selon  Marat.  Terrible  étati  Le  droit  de 
prendre  à  son  semblable,  non  seulement  le  superflu  qu'il  peut 
avoir,  mais  son  nécessaire,  mais  sa  chair,  et  de  la  manger! 

On  croirait,  d'après  ceci,  que  Marat  est  bien  loin  au  delà  de 
Morelly,  de  Bal)euf,  etc.,  qu'il  va  fonder  ou  la  communauté  par- 
faite ou  l'égalité  rigoureuse  des  propriétés.  On  se  tromperait. 
11  dit  {Constitution,  p.  1  2)  :  «  Qu'une  telle  égalité  ne  saurait  exister 
dans  la  société,  qu'elle  n'est  pas  même  dans  la  nature.  »  On  doit 

10. 


lliS  HISTOIRE   DE   LA   RÉVOLUTION    FRANÇAISE. 

désirer  seulement  d'en  approcher,  autant  qu'on  peut.  Il  avoue 
[Législation  criminelle,  p.  19)  que  le  partage  des  terres,  pour  être 
juste,  n'en  est  pas  moins  impossible,  impralicable. 

Marat  relègue  dans  l'état  de  nature,  antérieur  à  la  société,  ce 
droit  effrayant  de  prendre  même  le  nécessaire  du  voisin.  Dans  l'état 
de  société,  reconnaît-il  la  propriété.»^  Oui,  ce  semble,  générale- 
ment. Cependant,  à  la  page  18  de  sa  Législation  criminelle,  il 
semble  la  limiter  au  fruit  du  travail,  sans  l'étendre  jusqu'à  la  terre 
où  ce  fruit  est  né. 

Au  total,  comme  socialiste,  si  on  veut  lui  donner  ce  nom,  c'est 
un  éclectique  flottant,  très  peu  conséquent.  Il  faudrait,  pour  l'ap- 
précier, faire  ce  que  nous  ne  pouvons  ici,  l'histoire  de  ce  vieux 
paradoxe,  dont  Marat  approcha  toujours,  sans  y  tomber  tout  à 
fait,  de  cette  doctrine  qu'un  de  nos  contemporains  a  formulée  en 
trois  mots  :  «La  propriété,  c'est  le  vol.  »  Doctrine  négative,  qui 
est  commune  à  plusieurs  sectes,  du  reste  fort  opposées. 

Rien  de  plus  facile  que  de  supposer  une  société  juste,  aimante, 
parfaite  de  cœur,  pure  encore  et  abstinente  (condition  essentielle), 
qui  fonderait  et  maintiendrait  une  communauté  absolue  de  biens. 
Celle  des  biens  est  fort  aisée ,  quand  on  a  celle  des  cœurs.  Et  qui 
donc  n'est  communiste  dans  l'amour,  dans  l'amitié  ?  On  a  vu  une 
telle  chose  entre  deux  personnes  au  dernier  siècle,  entre  Pechméja 
et  Dubreuil,  qui  vécurent  et  moururent  ensemble.  Pechméja  es- 
saya, dans  un  poème  en  prose  (le  Télèphe,  ouvrage  malheureuse- 
ment faible  et  de  peu  d'intérêt) ,  de  faire  partager  aux  autres  l'at- 
tendrissante douceur  qu'il  trouvait  à  n'avoir  rien  en  propre  (jue 
son  ami. 

Le  Télèphe  de  Pechméja  n'enseigna  pas  la  communauté  plus 
efficacement  que  n'avaient  fait  la  Basiliade  de  Morelly  et  son  Code 
de  la  nature.  Tous  les  poèmes  et  les  systèmes  qu'on  peut  faire  sur 
cette  doctrine  supposent,  comme  point  de  départ,  ce  qui  est  la 
chose  difficile  entre  toutes,  ce  qui  serait  le  but  suprême  :  l'union 
des  volontés.  Cette  condition,  si  rare,  qu'on  trouve  à  peine  en 
quelques  âmes  d'élite,  un  Montaigne,  un  La  Boétie,  dispenserait 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRE  VIII.  \ti9 

(le  tout  le  reste.  Ellc-niéiTie,  elle  est  imiispensahle.  Sans  elle  la 
rommiinaiité  serait  une  lutte  permanente,  ou  si  on  Timposail  par 
la  loi,  par  la  Terreur  (ce  qui  ne  peut  durer  guère),  elle  paraly- 
serait toute  activité  humaine. 

Poui'  revenir  à  Marat,  il  ne  parait  nulle  part  soupçonner  l'étendue 
de  ces  questions.  Il  les  pose  en  tète  de  ses  livres,  comme  pour 
attirer  la  foule,  battre  la  caisse,  se  faire  écouter.  Et  puis  il  ne 
résout  rien.  Tout  ce  qu'on  voit,  c'est  qu'il  veut  une  large  charité 
sociale,  surtout  aux  dépens  des  gens  riches  :  chose  raisonnable 
certainement,  mais  il  faudrait  mieux  dire  le  mode  d'exécution.  Nul 
doute  que  ce  ne  soit  une  chose  odieuse,  impie,  que  de  voir  tel 
impôt  peser  sur  le  pauvre,  épargner  le  riche;  l'impôt  ne  doit 
porter  que  sur  nous  qui  avons.  Mais  le  politique  ne  doit  pas, 
comme  Marat,  s'en  tenir  aux  plaintes,  aux  cris,  aux  vœux;  il  doit 
proposer  des  moyens.  Ce  n'est  pas  soitir  des  dilhcullés  que  de  s'en 
remettre,  comme  tous  les  utopistes  de  ce  genre,  à  Texcellence 
présumée  des  fonctionnaires  de  l'avenir,  de  dire,  par  exemple  : 
«  Qu'on  en  donne  la  direction  à  quelque  homme  de  bien,  et  qu'un 
magistrat  intègre  en  ait  l'inspection.  »  [Mardii,  Léyislat ion  criminelle, 
p.  26.) 

Montre-t-il  dans  son  journal,  en  présence  des  nécessités  du 
temps,  plus  d'intelligence  pratique.^  Pas  davantage.  On  n'y  li'ouve 
que  des  choses  très  décousues  et  très  vagues,  rien  de  neuf  comme 
expédient,  rien  qu'on  puisse  appeler  théorie. 

Au  moment  où  la  municipalité  entre  en  possession  des  couvents 
et  autres  édifices  ecclésiastiques,  il  propose  d'y  établir  des  ateliers 
pour  tes  pauvres,  de  mettre  des  ménages  indigents  dans  les  cel- 
lules, dans  le  lit  des  moines  et  religieuses  (11,  i4  juin  1790). 
Nulle  conclusion  générale  relativement  au  travail  dirigé  par  l'Etal. 

Lorsque  la  loi  des  patentes,  la  misère  de  Paris,  les  demandes 
d'augmentations  de  salaires,  attirent  son  attention,  propose-t-il 
f(uelque  remède  nouveau?  Nul  que  de  rétablir  les  apprentissages 
longs  et  rigomeux,  d'exiger  des  preuves  de  capacité,  de  mettre  un 
prix  honnête  au  travail  des  ouvriers,  de  donner  aux  ouvriers  qui  se 


150  HISTOIRE  DE  LA  REVOLUTION   FRANÇAÎSE. 

conduiront  bien  pendant  trois  ans  les  moyens  de  s'établir;  ceux  qui  ne 
se  marieront  pas  reml)Ourseront  au  bout  de  dix  ans. 

Quels  fonds  assez  vastes  pour  doter  des  populations  si  nom- 
breuses? Marat  ne  s'explique  point  là-dessus;  seulement,  dans  une 
autre  occasion,  il  conseille  aux  indigents  de  s'associer  avec  les 
soldats,  de  se  faire  assigner  de  quoi  vivre  sur  les  biens  nationaux, 
de  se  partager  les  terres  et  les  richesses  des  scélérats  qui  ont  enfoui 
leur  or  pour  les  forcer  par  la  faim  à  rentrer  sous  le  joug ,  etc. 

Je  voulais  avant  tout  examiner  si  Marat,  en  1790,  lorsqu'il 
pi-end  sur  l'esprit  du  peuple  une  autorité  si  terri})le,  examiner, 
dis-je,  s'il  a  posé  une  tliéorie  générale,  un  principe  qui  fondât 
cette  autorité.  L'examen  fait,  je  dois  dire  ;  Non.  Il  n'existe  nulle 
théorie  de  Marat. 

Je  puis  maintenant,  à  mon  aise,  reprendre  ses  précédents, 
chercher  si,  dans  les  ouvrages  de  sa  jeunesse,  il  aurait  par  hasard 
posé  ce  principe  d'où  peut-être  il  a  cru  n'avoir  qu'à  tirer  les  con- 
séquences. 

Marat  ou  Mara,  Sarde  d'origine,  était  des  environs  de  Neuf- 
cliâtel,  comme  Rousseau  de  Genève.  Il  avait  dix  ans,  en  17.54, 
au  moment  où  son  glorieux  compatriote  lança  le  discours  sur 
l'inégalité;  vingt  ans,  lorsque  Rousseau,  ayant  conquis  la  royauté 
de  l'opinion,  la  persécution  et  l'exil,  revint  chercher  un  asile  en 
Suisse  et  se  réfugia  dans  la  principauté  de  Neufchâtel.  L'intérêt 
ardent  dont  il  fut  l'objet,  les  yeux  du  monde  fixés  sur  lui,  ce  phé- 
nomène d'un  homme  de  lettres  faisant  oublier  tous  les  rois,  sans 
excepter  Voltaire,  l'attendrissement  des  femmes  éplorées  pour  lui 
(on  pourrait  dire  amoureuses),  tout  cela  saisit  Marat.  Il  avait  une 
mère  très  sensible,  très  ardente,  il  le  conte  ainsi  lui-même,  qui, 
solitaire  au  fond  de  ce  village  de  Suisse,  vertueuse  et  romanesque, 
tourna  toute  son  ardeur  à  faire  un  grand  homme,  un  Rousseau. 
Elle  fut  très  bien  secondée  par  son  mari,  digne  ministre,  savant 
et  laborieux  qui  de  bonne  heure  entassa  tout  ce  qu'il  put  de  sa 
science  dans  la  tête  de  l'enfant.  Cette  concentration  d'elforts  eut 
pour  résultat  naturel  d'échauffer  la  jeune  tête  outre  mesure.  La 


LIVI\E  IV.  —  CIIAPITHK  VIII.  151 

maladie  de  Rousseau,  l'orgueil,  y  devint  vanité,  mais  exaltée  en 
Maial  à  la  dixième  puissance.  Il  fut  le  singe  de  Rousseau. 

Il  Taut  l'entendre  lui-même  (dans  VAmi  du  peuple  de  179«^)  : 
«  A  cinq  ans,  j'aurais  voidu  être  maître  d'école,  à  quinze  profes- 
seur, auteur  à  dix-huit,  génie  créateur  à  vingt.  »  —  Plus  loin,  après 
avoir  parlé  de  ses  travaux  dans  les  sciences  de  la  nature  (vingt 
volumes,  dit-il,  de  découvertes  physiques),  il  ajoute  fioidement  : 
«  Je  crois  avoir  épuisé  loutcs  les  combinaisons  de  l'esprit  humain  sur  la 
morale,  la  philosophie  et  la  politique.  » 

Gomme  Rousseau,  comme  la  plupart  des  gens  de  son  pays, 
il  partit  de  honne  heure  pour  chercher  fortune,  emportant,  avec 
son  magasin  mal  rangé  de  connaissances  diverses,  le  talent  plus 
profitahle  de  tirer  des  simples  quelques  remèdes  empiricpies; 
tous  ces  Suisses  de  montagne  sont  quelque  peu  hotanistes,  dro- 
guistes, etc.  Marat  se  donne  ordinairement  le  titre  de  docteur 
en  médecine.  Je  n'ai  pu  vérifier  s'il  l'avait  réellement. 

Cette  ressource  incertaine  ne  fournissait  pas  tellement  qu'à 
l'exemple  de  Rousseau,  à  l'exemple  du  héros  de  la  Nouvelle  Hé- 
loïse,  il  ne  fût  aussi  parfois  précepteur,  maître  de  langues.  Gomme 
tel  ou  comme  médecin,  il  eut  occasion  de  s'insinuer  près  des 
femmes;  il  fut  quelque  temps  le  Saint-Preux  d'une  Julie  qu'il  avait 
guérie.  Gette  Julie,  une  marquise  délaissée  de  son  mari  qui  l'avait 
rendue  malade,  fut  sensihle  au  zèle  du  jeune  médecin,  plus  qu'à 
sa  figure.  Marat  était  fort  petit;  il  avait  le  visage  large,  osseux,  le 
nez  épaté.  Avec  cela,  il  est  vrai,  d'incontestables  qualités,  le  désin- 
téressement, la  sobriété,  un  travail  infatigable,  beaucoup  d'ardeur, 
beaucoup  trop;  la  vanité  gâtait  tout  en  lui. 

La  Suisse  a  toujours  fourni  l'Angleterre  de  maîtres  de  langues 
et  de  gouvernantes.  En  1772,  Marat  enseignait  le  français  à  Edim- 
bourg. Il  avait  alors  vingt-huit  ans,  beaucoup  acquis,  lu,  écrit, 
mais  n'avait  rien  pul)lié.  Cette  année  même  s'achevait  la  publi- 
cation des  Lettres  de  Junius,  ces  pamphlets  si  retentissants  et  pour- 
tant si  mystérieux,  dont  on  n'a  jamais  su  l'auteur,  qui  donnèrent 
lui  coup  terrible  au  ministère  de  ce  temps.  Les  élections  nouvelles 


152  HISTOIUK  DE   LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

étaient  imminentes,  l'Angleterre  dans  la  plus  vive  agitation.  Marat, 
qui  avait  vu  la  terrible  émeute  pourWilkes  (il  en  parle  vingt  ans 
après),  Marat,  qui  admirait,  enviait  sans  doute  le  triomphe  du 
pamphlétaire,  devenu  tout  à  coup  shériff  et  lord-maire  de  Londres, 
fit  en  anglais  un  pamphlet,  qu'il  rendit  (comme  Junius)  plus 
piquant  par  l'anonyme  :  Les  Chaînes  de  l'esclavage,  1774.  Ce  livre, 
souvent  inspiré  de  Raynal,  qui  venait  de  paraître,  est,  comme  le 
(lit  l'auteur,  une  improvisation  rapide;  il  est  plein  de  faits,  de  re- 
cherches variées;  le  plan  n'en  est  pas  mauvais;  malheureusement 
l'exécution  est  très  l'aihle,  le  style  fade  et  déclamatoire.  Peu  de 
vues,  peu  de  portée;  nul  sentiment  vrai  de  l'Angleterre;  il  croit 
que  tout  le  danger  est  du  côté  de  la  Couronne  ;  il  ignore  parfaite- 
ment qu'avant  tout  l'Angleterre  est  une  aristocratie. 

Il  venait  de  paraître  à  Londres,  en  1772,  un  livre  français  qui 
faisait  du  hruit,  livre  posthume  d'Helvétius,  une  sorte  de  conti- 
nuation de  son  livre  De  l'Esprit;  celui-ci  avait  pour  titre  :  L'Homme. 
Marat  ne  perd  point  de  temps.  En  1778,  il  publie  en  anglais  un 
volume  en  opposition,  lequel,  développé,  délayé ,  jusqu'à  former 
trois  volumes,  fut  donné  par  lui,  en  1775,  sous  le  titre  suivant  : 
De  l'Homme,  ou  des  principes  et  des  lois  de  l'injluence  de  l'dme  sur 
le  corps  et  du  corps  sur  l'âme  (Amsterdam). 

Le  faible  et  flottant  éclectisme  que  nous  avons  observé  dans  les 
livres  politiques  et  les  journaux  de  Marat  paraît  singulièrement 
dans  cet  ouvrage  de  physiologie  et  de  psychologie.  Il  semble  spi- 
ritualiste,  puiscju'il  déclare  que  l'âme  et  le  corps  sont  deux  sub- 
stances distinctes,  mais  l'âme  n'en  tire  guère  avantage;  Marat  la  place 
entièrement  dans  la  dépendance  du  corps,  déclarant  que  ce  que 
nous  appellerions  qualités  morales,  intellectuelles,  courage,  fran- 
chise, tendresse,  sagesse,  raison,  imagination,  sagacité,  etc.,  ne 
sont  pas  des  qualités  inhérentes  à  l'esprit  ou  au  cœur,  mais  des  ma- 
nières d'exister  de  l'âme  qui  tiennent  à  l'état  des  organes  corporels 
(II,  377).  Contrairement  aux  spiritualistes,  il  croit  que  l'âme  oc- 
cupe un  lieu  :  il  la  loge  dans  les  méninges.  Il  méprise  profondé- 
ment le  chef  du  spiritualisme  moderne ,  Descartes.  En  psychologie. 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRE  VIII.  153 

il  suil  Locke  et  le  copie  sans  le  citer  (t.  II  et  III,  passim).  En  mo- 
rale, il  estime  et  loue  La  Rochefoucauld  [Disc,  prclim.,  p.  vu,  xii). 
Il  ne  croit  pas  que  la  pitié,  la  justice,  soient  des  sentiments  na- 
turels, mais  acquis,  factices  (t.  1,  p.  1 65  et  22^1  note).  Il  assure 
que  rhomme,  dans  l'état  de  nature,  est  nécessairement  un  être 
lâche.  Il  croit  prouver  «qu'il  n'y  a  point  d'âmes  fortes,  puisque 
tout  homme  est  irrésistihiement  soumis  au  sentiment  el  l'esclave 
des  passions»  (II,  187). 

Quant  au  lien  des  deux  suljstances,  il  promet  des  expériences 
neuves  et  décisives.  Il  n'en  donne  aucune;  rien  que  l'hypothèse 
vulgaire  d'un  certain  fluide  nerveux.  Il  nous  apprend  seulement 
que  ce  fluide  n'est  pas  entièrement  gélatineux,  et  la  preuve,  c'est 
que  les  liqueurs  spiritueuses  qui  renouvellent  si  puissamment  le 
fluide  nei*veux  ne  contiennent  pas  de  gélatine  (I,  56). 

Tout  est  de  la  même  force.  On  y  apprend  que  l'homme  triste 
aime  la  tristesse,  et  autres  choses  aussi  nouvelles.  D'autre  part, 
l'auteur  assure  qu'une  hlessure  n'est  pas  une  sensation;  que  la 
réserve  est  la  vertu  des  âmes  unies  à  des  organes  ti.ssus  de  fihres 
lâches  ou  compactes,  etc.  En  général,  il  ne  sort  du  hanal  que  par 
l'absurde. 

Si  l'ouvrage  méritait  une  critique,  celle  qu'on  pourrait  lui 
faire,  c'est  surtout  son  indécision.  Marat  n'y  prend  nullement  l'at- 
titude d'un  courageux  disciple  de  Rousseau  contre  les  philosophes. 
Il  hasarde  quelques  faibles  attaques  contre  leur  vieux  chef  Vol- 
taire, le  mettant  dans  une  note  parmi  les  auteui's  qui  font  de 
l'homme  une  énigme  :  «  Hume,  Voltaire,  Bossuet,  Racine  (!),  Pas- 
cal. »  A  cette  attaque,  le  malicieux  vieillard  répondit  par  un  article 
spirituel,  amusant,  judicieux,  où,  sans  s'expliquer  sur  le  fond,  il 
montre  seulement  l'auteur,  comme  il  est,  charlatan  et  ridicule; 
telle  est  la  mode,  dit-il  :  «On  voit  partout  Arlequin  qui  fait  la 
cabriole  pour  égayer  le  parterre.  »  [Mélanges  littéraires,  t.  XLVIII, 
p.  23/|,  ln-8",  1784.) 

Quoique  Marat  parle  beaucoup  du  prodigieux  succès  de  ses 
livres  en  Angleterre,  des  boîtes  d'or  qu'on  lui  envoyait,  il  revint  très 


154  HISTOIRE   DE  LA  REVOLUTION   FRANÇAISE. 

pauvre.  Et  c'est  alors,  dit-on,  qu'il  fut  parfois  réduit  à  vendre  ses 
icmèdes  sur  les  places  de  Paris.  Cependant  son  dernier  livre  pou- 
vait le  recommander;  un  médecin  quasi  spiritualiste  ne  pouvait 
déplaire  à  la  cour  ;  un  livre  de  médecine  galante  (j'avais  oublié 
tout  à  l'heure  d'indiquer  ce  caractère  du  livre  De  l'Homme)  pouvait 
réussir  auprès  des  jeunes  gens,  à  la  cour  du  comte  d'Artois.  Il  y 
a,  en  effet,  souvent  un  ton  galantin,  des  scènes  équivoques  ou 
sentimentales,  aveux  surpris,  jouissances,  etc.,  sans  compter  tels 
avis  utiles  sur  l'effet  de  l'épuisement.  Marat  entra  dans  la  maison 
du  jeune  prince,  d'abord  par  l'humble  emploi  de  médecin  de  ses 
écuries,  puis  avec  le  titre  plus  relevé  de  médecin  de  ses  gardes 
du  corps. 

C'est  un  des  côtés  assez  tristes  de  l'ancien  régime  :  peu,  bien 
peu  des  hommes  de  lettres,  des  savants,  qui  devinrent  hommes 
politiques,  avaient  pu  se  passer  de  haute  protection;  tous  eurent 
l)esoin  de  patronage.  Beaumarchais  fut  d'abord  auprès  de  Mes- 
dames, puis  chez  Duverney;  Mably  chez  le  cardinal  de  Tencin; 
Champfort  chez  le  prince  de  Condé;  Rulhière  chez  Monsieur; 
Malouet  chez  Madame  Adélaïde;  Laclos,  chez  M""  de  Genlis;  Bris- 
sot,  chez  le  duc  d'Orléans,  etc.;  Vergniaud  fut  élevé  par  la  pro- 
tection de  Turgot  et  de  Dupaty;  Robespierre  par  l'abbé  de  Saint- 
Waast ,  Desmoulins  par  le  chapitre  de  Laon,  etc.  Marat  ne  recomut 
à  la  protection  du  comte  d'Artois  que  tard,  et  contraint  par  la 
misère  ;  il  fut  dans  sa  maison  douze  ans. 

Dans  cette  position  nouvelle ,  il  s'interdit  toute  publication  po- 
litique ou  philosophique ,  revint  tout  entier  aux  sciences.  Son  génie 
belliqueux,  qui  n'avait  pas  réussi  contre  Voltaire  et  les  philo- 
sophes, s'en  prit  à  Newton.  Il  ne  tenta  pas  moins  que  de  renverser 
ce  dieu  de  l'autel,  se  précipita  dans  une  foule  d'expériences 
hâtées,  passionnées,  légères,  croyant  détniire  VOptique  de  Newton, 
qu'il  ne  comprenait  même  pas^*^.  Se  fiant  peu  aux  savants  français, 

'''  Si  l'on  s'en  rapportait  au  conti-  pas,  en  optique,  ce  qu'on  savait  avant 
nuateur  de  Montucla  (t.  III,  p.  695),  Newton,  ce  que  Descartes  avait  tlit  de 
on  croirait  que  Marat  ne  savait  même        meilleur.  —  Mais  ce  continuateur  est 


LIVÏ\E  IV.  —  CHAPITUR  VMI. 


155 


il  invita  Franklin  à  voir  ses  expériences.  Franklin  admira  sa  dexté- 
rité, mais  ne  jugea  pas  du  fond  même,  et  Marat,  peu  satisfait,  se 
mit  immédiatement  à  travailler  contre  Franklin.  Il  voulait  ruiner 
sa  théorie  sur  l'électricité,  et,  pour  s'appuyer  d'un  suffrage  illustre, 
il  avait  invité  Volta  à  venir  juger  lui-même.  Il  n'eut  pas  son  appro- 
bation. 

Le  physicien  Charles ,  célèbre  parle  perfectionnement  de  l'aéro- 
stat, a  raconté  souvent  à  un  de  nos  amis,  savant  très  illustre, 
qu'il  surprit  un  jour  Marat  en  flagrant  délit  de  charlatanisme. 
Marat  piétendait  avoir  trouvé  de  la  résine  qui  conduisait  parfaite- 
ment l'électricité.  Charles  tàta,  et  sentit  une  aiguille  cachée  dans 
la  résine,  qui  faisait  tout  le  mystère. 

La  Révolution  trouva  Marat  dans  la  maison  du  comte  d'Artois  ('\ 
au  centre  des  abus,  des  prodigalités,  au  milieu  d'une  jeune  no- 
blesse insolente,  c'est-à-dire  au  lieu  même  où  l'on  pouvait  le  mieux 
connaître,  haïr  l'ancien  régime.  Il  se  trouva  tout  d'abord,  et  sans 
transition,  lancé  dans  le  mouvement.  Il  arrivait  d'un  voyage  d'An- 
gleterre quand  eut  lieu  l'explosion  du  1 4  juillet.  Son  imagination 
fut  saisie  de  ce  spectacle  unique;  l'ivi'esse  lui  gagna  le  cerveau  et 
ne  le  quitta  plus.  Sa  vanité  aussi  s'était  trouvée  flattée  d'un  hasard 
qui  lui  fit  jouer  un  rôle  dans  la  grande  journée.  Si  Ton  en  croit  une 
note  qu'il  envoya  aux  journalistes,  trois  mois  après  le  lA  juillet, 
Marat  se  trouvant,  ce  jour  même,  dans  la  foule  qui  couvrait  le 


Laiande,  poursuivi  par  Marat,  et  par 
conséquent  suspect  dans  son  témoignage 
sur  lui.  J'ai  cru  devoir  ni'enquérir  de 
ce  que  pensaient  à  ce  sujet  les  plus 
illustres  physiciens  de  notre  époque, 
fort  désintéressés  dans  cette  vieille  ques- 
tion d'histoire;  ils  m'ont  confirmé  qu'en 
effet  Marat  n'avait  pas  bien  compris  les 
expériences  de  Newton,  qu'il  les  avait 
mal  jugées  en  les  reproduisant  avec  des 
circonstances  entièrement  différentes , 
que  de  toutes  les  expériences  de  Marat 
une  seule  méritait  attention,  celle  des 


anneaux  colorés  <jue  trace  la  lumière 
diffuse  autour  du  point  de  contact  d'une 
lentille  de  verre  et  d'un  métal. 

*''  Plusieurs  personnes,  encore  vi- 
vantes, croient  qu'il  appartenait  à  M.  de 
Galonné,  et  affirment  avoir  lu  des  bro- 
chures contre-révolutionnaires  de  Marat. 
Cependant,  quelques  recherches  que 
j'aie  faites,  je  n'ai  pu  les  découvrir.  — 
Lafayette  [Mêm.,  11,  a86)  assure  que, 
•  deux  mois  avant  la  Révolution,  Marat 
était  parti  pour  Londres,  en  clabaudant 
contre  la  démocratie  ». 


156  HISTOIRE  DE  LA  HEVOLUTION  FRANÇAISE. 

pont  Neuf,  un  détachement  de  hussards  aurait  poussé  jusque-là, 
et  Marat,  servant  d'organe  à  la  foule,  leur  eût  commandé  de  poser 
les  armes,  ce  qu'ils  ne  jugèrent  pas  à  propos  de  faire.  Marat  ne 
s'en  comparait  pas  moins  modestement  à  Horatius  Codés  rpii  seul 
sur  un  pont  arrête  une  armée. 

Mécontent  des  journalistes,  qui  ne  l'avaient  pas  loué  digne- 
ment, Marat  vendit  (il  l'assure)  les  draps  de  son  lit  pour  com- 
mencer un  jouinal.  Il  essaya  de  plusieurs  titres,  en  trouva  un 
excellent  :  UAmi  du  peuple  ou  le  Puhliciste  parisien,  journal  poli- 
tique et  impartial.  Malgré  ce  style,  parfois  hurlesque,  comme  on 
voit,  toujours  faihle  et  déclamatoire,  Marat  réussit.  Sa  recette  fut 
de  partir  non  du  ton  habituel  des  brochures  et  journaux  fran- 
çais, mais  des  gazettes  que  nos  libellistes  réfugiés  faisaient  en  An- 
gleterre, en  Hollande,  du  Gazetier  cuirassé  de  Morande  et  autres 
publications  effrénées.  Marat,  comme  eux,  donna  toute  sorte  de 
nouvelles,  de  scandales,  de  personnalités;  il  s'abstint  des  théories 
abstraites,  inintelligibles  au  peuple,  que  tous  les  autres  journa- 
listes avaient  le  tort  de  l'obliger  à  lire;  il  parla  peu  de  l'exté- 
rieur, peu  des  départements,  qui  alors  remplissaient  entièrement 
le  journal  des  Jaco])ins.  Il  s'en  tint  à  Paris,  au  mouvement  de 
Paris,  aux  personnes  surtout,  qu'il  accusa,  désigna  avec  la  légèreté 
terrible  des  libellistes  ses  modèles;  grande  différence  toutefois, 
les  scandales  de  Morande  n'avaient  de  résultat  que  de  rançonner 
les  gens  désignés,  de  valoir  des  écus  à  Morande;  ceux  de  Marat, 
plus  désintéressés,  risquaient  d'envoyer  les  gens  à  la  mort;  tel, 
nommé  par  lui  le  matin,  pouvait  être  assommé  le  soir. 

On  s*étonne  que  cette  violence  uniforme,  la  même,  toujoiu's  la 
même,  cette  monotonie  de  fureur  qui  rend  la  lecture  de  Marat  si 
fatigante ,  aient  toujours  eu  action ,  n'aient  point  refroidi  le  public. 
Rien  de  nuancé,  tout  extrême,  excessif,  toujours  les  mêmes  mots: 
infâme,  scélérat,  infernal;  toujours  même  refrain  :  la  mort.  Nul 
autre  changement  que  le  chiffre  des  têtes  à  abattre,  six  cents  têtes, 
dix  mille  têtes,  vingt  mille  têtes;  il  va,  s'il  m'en  souvient,  jusqu'au 
chiffre ,  singulièrement  précisé ,  de  deux  cent  soixante-dix  mille  têtes. 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRE  VIII.  157 

Celle  iiniformilé  même,  qui  senihlail  devoir  ennuyer  el  blaser, 
servit  Maral.  Il  eul  la  force,  l'elFet  d'une  même  cloche,  d'une 
cloche  de  morl,  qui  sonnerait  toujours.  Chaque  matin,  avant  jour,  les 
rues  retentissaient  du  cri  des  colporteurs  :  «  Voilà  VAmi  du  peuple  !  » 
Maral  fournissait  chacjiie  nuit  huit  pages  in-S"  qu'on  vendait  le 
matin;  et  à  chaque  instant  il  déborde,  ce  cadre  ne  lui  suffit  pas; 
souvent,  le  soir,  il  ajoute  huit  pages;  seize  en  tout  pour  un  nu- 
méro; mais  cela  ne  lui  suffit  pas  encore,  ce  qu'il  a  commencé  en 
gros  caractères,  souvent  il  l'achève  en  petits,  pour  concentrer  plus 
de  matière,  plus  d'injures,  plus  de  fureur.  Les  autres  journalistes 
produisent  par  intervalles,  se  relayent,  se  font  aider,  Marat  jamais. 
UAmi  du  peuple  est  de  la  même  main;  ce  n'est  pas  simplement 
un  journal,  c'est  un  homme,  une  personne. 

Comment  suffisait-il  à  ce  travail  énorme.*^  Un  mot  explicpie  tout. 
Il  ne  quittait  pas  sa  table;  il  allait  très  rarement  à  l'Assemblée, 
aux  clubs.  Sa  vie  était  une,  simple  :  écrire.  Et  puis.^  Écrire,  écrire 
la  nuit,  le  jom'.  La  police  aussi  de  bonne  heure  lui  rendit  le  ser- 
vice de  le  forcer  de  vivre  caché,  enfermé,  livré  tout  au  travail; 
elle  doubla  son  activité.  Elle  intéressa  vivement  le  peuple  à  son 
Ami,  persécuté  pour  lui,  fugitif,  en  péril.  En  réalité,  le  péril 
était  peu  de  chose.  La  vieille  police  de  Lenoir  et  Sartine  n'était 
plus.  La  nouvelle,  mal  oi'ganisée,  incertaine  et  timide,  dans  les 
mains  de  Bailly  et  de  Lafayette , n'avait  nulle  action  séiieuse.  Sauf 
Favras  et  l'assassin  du  boulanger  François,  il  n'y  eut  nulle  puni- 
tion grave  en  1790  ni  1791.  Lafayette  lui-même,  loin  de  sou- 
haiter la  dictature ,  hâta  auprès  de  l'Assemblée  la  mise  en  activité 
des  procédures  nouvelles,  (jui  achevèrent  d'annuler  le  pouvoir 
judiciaire.  La  garde  nationale  soldée,  qui  faisait  sa  vraie  force, 
était  composée  en  partie  d'anciens  gardes  françaises,  vainqueurs 
de  la  Bastille,  et  qui  jouaient  à  regret  le  rôle  de  soldats  de 
police. 

Marat  vécut  aisé,  au  jour  le  jour  toutefois,  au  hasard  d'une  vie 
errante.  Sa  toilette  bizarre  exprimait  son  excentricité;  sale  habi- 
tuellement, il  avait  parfois  des  recherches  subites,  un  luxe  partiel 


158  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

et  des  velléités  galantes  :  un  gilet  de  satin  blanc,  par  exemple, 
avec  un  collet  gras  et  une  chemise  sale.  Ce  retour  de  fortune ,  qui 
souvent  adoucit  les  hommes,  ne  fit  rien  sur  lui.  Sa  vie  malsaine, 
irritante,  toute  renfermée,  conserva  sa  fureur  entière.  11  vit  tou- 
jours le  monde  du  jour  étroit,  oblique  de  sa  cave  par  un  soupirail, 
livide  et  sombre,  comme  ces  murs  humides,  comme  sa  face,  à 
lui,  qui  semblait  en  prendre  les  teintes.  Cette  vie  lui  plaisait  à  la 
longue,  il  jouissait  de  l'effet  fantastique  et  sinistre  qu'elle  donnait 
à  son  nom.  Il  se  sentait  régner  du  fond  de  cette  nuit;  il  jugeait  de 
là,  sans  appel,  le  monde  de  la  lumière,  le  royaume  des  vivants, 
sauvant  l'un,  damnant  l'autre.  Ses  jugements  s'étendaient  jusqu'aux 
affaires  privées.  Celles  des  femmes  semblent  lui  être  spécialement 
recomniandables.  Il  protège  une  religieuse  fugitive.  Il  prend  parti 
pour  une  dame  en  querelle  avec  son  mari  et  fait  à  ce  mari  d'ef- 
froyables menaces. 

Une  vie  à  part,  exceptionnelle,  qui  ne  permet  pas  à  l'homme 
de  contrôler  ses  jugements  par  ceux  des  autres  hommes,  rend  ai- 
sément visionnaire.  Marat  n'était  pas  éloigné  de  se  croire  la  seconde 
vue.  Il  prédit  sans  cesse,  au  hasard.  En  cela,  il  flatte  singulièrement 
la  disposition  des  esprits;  les  misères  extrêmes  les  rendaient  cré- 
dules, impatients  de  l'avenir;  ils  écoutaient  avidement  ce  Mathieu 
Laensberg.  Chose  curieuse,  personne  ne  voit  qu'il  se  trompe  à 
chaque  instant.  Cela  est  frappant  néanmoins  pour  les  affaires  exté- 
rieures :  il  ne  soupçonne  nullement  le  concert  de  l'Europe  contre 
la  France  (voir  28  août  1  790,  n°  2o4,  et  autres).  Pour  l'intérieur, 
voyant  tout  en  noir,  il  risque  peu  de  se  tromper.  On  relève  avec 
admiration  tout  ce  qui  s'accomplit  des  paroles  du  prophète.  Les 
journalistes  eux-mêmes,  peu  jaloux  de  celui  qu'ils  jugent  un  lou 
sans  conséquence,  ne  craignent  pas  de  le  relever,  de  s'extasier;  ils 
l'appellent  le  divin  Marat.  Dans  la  réalité,  son  excessive  défiance 
lui  tient  lieu  parfois  de  pénétration.  Le  jour,  par  exemple,  où 
Louis  XVI  sanctionne  le  décret  qui  exige  le  serment  des  prêtres, 
Marat  lui  adresse  des  paroles  pleines  de  force  et  de  sens.  Il  rap- 
pelle son  éducation ,  ses  précédents  de  famille ,  et  lui  demande  par 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRE  VIII.  159 

quelle  sublime  vertu  il  a  mérité  que  Dieu  lui  accordât  ce  miracle 
de  s'allVanchir  du  passé  et  de  devenir  sincère. 

Ces  éclairs  de  bon  sens  sont  rares.  Il  a  bien  plus  souvent,  parmi 
ses  cris  de  fureur,  des  accès  de  charlatanisme,  de  vanteries  déli- 
rantes, (ju'un  fou  seul  peut  hasarder  :  •  Si  j'étais  tribun  du  peuple 
et  soutenu  par  quelques  milliers  d'hommes  déterminés,  je  réponds 
que,  sous  six  semaines,  la  constitution  serait  parfaite,  que  la  ma- 
chine politique  marcherait  au  mieux ,  qu'aucun  fripon  public  n'ose- 
rait la  déranger,  que  la  nation  serait  libre  et  heureuse,  qu'en  moins 
d'une  année  elle  serait  florissante  et  redoutable,  et  qu'elle  le  serait 
tant  que  je  vivrais  »  (26  juillet  1  790,  n"  1  7.^). 

L'Académie  des  sciences,  coupable  d'avoir  dédaigné  ce  qu'il 
nomme  ses  découvertes,  est  poursuivie,  désignée  dans  sa  feuille 
et  dans  un  pamphlet  réimprimé  exprès,  comme  aristocrate.  Des 
hommes  paisibles,  comme  Laplace  et  Lalande,  un  véritable  pa- 
triote, d'un  grand  caractère,  Monge,  sont  signalés  à  la  haine.  H  ne 
les  accuse  pas  seulement  d'incivisme,  mais  de  vol.  «  L'argent  donné 
à  l'Académie  pour  faire  des  expériences,  ils  vont  le  manger,  dit- 
ii,  a  la  Râpée  ou  chez  les  filles.  » 

L'objet  principal  de  cette  rage  envieuse,  c'est  naturellement  le 
premier  du  temps,  celui  qui  venait  d'opérer  dans  la  science  une 
révolution  rivale  de  la  révolution  politique,  celui  devant  qui  s'in- 
clinaient Laplace  et  Lagiange.  Je  parle  de  Lavoisier.  On  sait  que 
Lagrange  fut  tellement  frappé  du  grandiose  aspect  de  ce  monde 
chimique  dont  Lavoisier  venait  d'ai-racher  le  voile  que,  dix  ans 
durant,  il  en  oublia  les  mathématiques,  ne  pouvant  plus  supporter 
la  sécheresse  du  calcul  abstrait ,  lorsque  s'ouvrait  devant  lui  le  sein 
profond  de  la  nature. 

Ce  grand  révolutionnaire ,  Lavoisier,  n'eût  pu  faire  sa  révolution 
s'il  n'eût  été  riche.  Et  c'est  pour  cela  qu'il  avait  voulu  être  fermier 
général.  Loin  de  prendre  dans  ces  fonctions  l'esprit  de  fiscalité,  il 
conseilla  l'abaissement  de  plusieurs  impôts,  soutenant  que  le  re- 
venu croîtrait,  loin  de  diminuer.  Créé  par  Turgot  directeur  des 


160  HISTOIRE  DE  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 

poudres  ('\  il  abolit  l'usage  vexatoire  de  fouiller  les  caves  pour 
y  prendre  le  salpêtre.  Une  chose  fera  juger  son  cœur.  Au  milieu 
de  tant  de  travaux  et  de  fonctions  diverses,  il  trouvait  le  temps 
de  se  livrer  à  une  longue,  pénible,  dégoûtante  recherche,  l'étude 
des  gaz  qui  se  dégagent  des  fosses  d'aisances,  sans  autre  espoir 
que  de  sauver  la  vie  à  quelques  malheureux. 

Voilà  l'homme  qu'attaqua  Marat,  celui  qu'il  appelle  «  un  ap- 
prenti chimiste,  à  100,000  livres  de  rente  ».  Ses  accusations  per- 
sévérantes, réitérées  sous  plusieurs  formes,  préparent  l'échafaud 
de  Lavoisier.  Celui-ci,  qui  sent  si  bien  qu'ayant  tant  fait  et  tant  à 
faire,  sa  vie  est  d'un  prix  inestimable  pour  le  monde,  ne  songe 
nullement  à  fuir.  Il  ne  devinera  jamais  la  stupidité  funeste  qui 
peut  voler  une  telle  vie  à  la  science ,  au  genre  humain. 

Tout  le  chagrin  de  Marat,  c'est  qu'on  ne  suive  pas  encore  la 
même  méthode  à  l'égard  de  l'Assemblée  nationale.  Il  assure,  le 
2  1  octobre  1  790,  que  si,  de  temps  à  autre,  on  promenait  quelques 
têtes  autom^  de  l'Assemblée,  la  constitution  eût  été  bientôt  et 
faite  et  parfaite.  Mieux  encore  vaudrait,  selon  lui,  si  ces  têtes 
étaient  prises  dans  l'Assemblée  même.  Le  22  septembre,  le  i5  no- 
vembre et  dans  d'autres  occasions,  il  prie  instamment  le  peuple 
d'emplir  ses  poches  de  cailloux  et  de  lapider,  dans  la  salle,  les  députés 
infidèles (''^).  Il  insiste,  le  2 4  novembre,  pour  que  ses  chers  cama- 


'*'  Infiniment  plus  connu  que  les 
autres  fermiers  généraux ,  Lavoisier  con- 
centra sur  lui  la  haine  trop  naturelle  du 
peuple  pour  ce  coi'ps  funeste  à  l'Etat. 
11  avait  eu  la  part  principale  dans  une 
mesure  nécessaire  à  l'assainissement  de 
Paris ,  qui  occupa  tous  les  esprits ,  frappa 
les  imaginations ,  l'enlèvement  nocturne 
des  corps  entassés  depuis  tant  de  siècles 
au  cimetière  des  Innocents.  On  lui  at- 
tribua ,  sans  preuve ,  le  plan  de  la  nou- 
velle muraille  dont  la  ferme  générale 
entoura  Paris.  Marat  lui  reproche  d'avoir 
voulu,  par  cette  muraille,  «ôter  l'air  à 


la  ville»,  l'étoulTer.  Il  l'accuse  aussi 
d'avoir  transporté  les  poudres  de  l'Ar- 
senal dans  la  Bastille ,  la  nuit  du  1  a  au 
1 3  juillet;  le  transport,  je  crois,  eut  lieu 
plus  tôt  (dès  le  3o  juin,  la  Bastille  fut 
mise  en  état  de  défense) ,  et  il  eut  lieu 
sur  un  ordre  du  ministre,  auquel  le  di- 
recteur des  poudres  ne  pouvait  rien  op- 
poser. 

'**  Dans  une  lettre  spirituelle ,  où  l'on 
se  moque  visiblement  de  Marat ,  on  loue 
le  projet  simple  et  économique  qu'il 
propose  pour  rendre  inutile  la  plus 
grande  partie  des  frais  qu'exige  la  dé- 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRE  VIN.  161 

rades  courent  à  l'Assemblée  toutes  les  fois  que  Marat,  leur  incorrup- 
tible ami,  leur  en  donnera  le  conseil. 

Au  mois  d'août  1790,  lorsque  Marat  et  Camille  Desmoulins 
furent  accusés  par  Malouet  à  rAssembléc  nationale,  Camille, 
bientôt  tiré  d'affaire,  alla  ttouver  Marat  et  l'engagea  à  dé.savouer 
quelcjues  paroles  horriblement  sanguinaires  qui  faisaient  tort  à  la 
cause.  Marat  le  lendemain  conte  tout  dans  son  journal,  en  se  mo- 
(|uant  de  Camille;  loin  d'avouer  que  ces  paroles  excessives  lui  sont 
venues  par  entraînement,  il  déclare  qu'elles  lui  semblent  dictées 
par  l'humanité;  c'est  être  humain  cpic  de  verser  un  peu  de  sang 
pour  éviter  plus  tard  d'en  répandre  davantage,  etc. 

Il  reproche  la  peur  à  Camille  Desmoulins,  qui  pourtant  avait 
montré  beaucoup  d'audace;  placé  dans  une  tribune,  écoutant  son 
accusateur,  à  ces  mots  de  Malouet  :  «  Oserait-il  démentir?  »  il  ré- 
pondit tout  haut  :  «  Je  l'ose.  »  La  partie  n'était  pas  égale  entre  lui, 
toujours  au  grand  jour,  et  Marat  toujours  caché.  Celui-ci  ne  se 
montrait  que  dans  les  rares  occasions  où,  le  ban  et  l'arrière-ban 
des  fanatiques  étant  convocpiés,  il  se  sentait  environné  d'un  impé- 
nétrable mur  et  plus  sur  que  dans  sa  cave.  En  janvier  1791,  Marat 
prêchait  le  massacre  des  gardes  nationales  soldées;  il  recommandait 
aux  femmes  Lafayette  lui-même  :  «  Faites-en  un  Abailard.  »  Un 
Fayettiste  qui  faisait  le  Journal  des  Halles  osa  l'appeler  devant  les 
tribunaux.  U  sortit  de  ses  ténèbres,  vint  au  Palais,  comparut.  La 
chauve-souris  effraya  la  lumière  de  son  aspect.  H  n'avait  pas  grand- 
chose  à  craindre.  Une  armée  l'environnait.  L'auditoire  était  rempli 
de  ses  frénétiques  amis,  toutes  les  avenues,  tous  les  passages  pleins 
et  combles  d'un  peuple  prodigieusement  exalté.  Pom'  que  la  justice 
eût  son  cours,  il  eut  fallu  une  bataille  rangée,  et  il  y  eût  eu  un 

fense  nationale,  pour  améliorer  la  con-  A    quoi    Marat    répond    sérieusement, 

stitution ,  etc.  :  lancer  les  gens  à  bonnets  sans  s'apercevoir  de  rien ,  qu'ils  ont  le 

de    laine  avec  quelques  bouts  de  corde,  tact   bien  trop   sûr   pour    (pi'il    puisse 

faire  étrangler  les  ministres,  les  députés  y  avoir  erreur,  que  d'ailleurs  il  ne  faut 

infidèles.  Mais  si,  par  erreur,  ces  6o/(/i(rf«  pas  de  chef,  aucune  organisation,  etc. 

de  laine  allaient  éh-angler  leur  chef?  —  (N*  a6i,  i5  octobre  1790.) 


1 1 


162  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

massacre.  L'autorité  craignit  de  ne  pouvoir  même  protéger  la  vie 
du  plaignant;  on  l'empêcha  de  se  présenter.  Marat,  vainque) ur  sans 
combat,  se  trouva  avoir  démontré  le  néant  des  tribunaux,  de  la 
police,  de  la  garde  nationale,  de  Bailly  et  de  Lafayette. 

Dès  ce  jour,  il  eut,  sans  conteste,  une  royauté  de  délation. 

Ses  transports  les  plus  frénétiques  furent  sacrés;  son  bavardage 
sanguinaire,  mêlé  trop  souvent  de  rapports  perfides,  qu'il  copiait 
sans  jugement,  fut  pris  comme  oracle.  Désormais  il  peut  aller  grand 
train  dans  l'absurde.  Plus  il  est  fou,  plus  il  est  cru.  C'est  le  ibu  en 
titre  du  peuple;  la  foule  en  rit,  l'écoute  et  l'aime,  et  ne  croit  plus 
que  son  fou. 

Il  marche  la  tête  en  arrière ,  fier,  heureux ,  souriant  dans  sa  plus 
grande  fureur.  Ce  qu'il  a  poursuivi  en  vain  toute  sa  vie,  il  l'a 
maintenant;  tout  le  monde  le  regarde,  parle  de  lui,  a  peur  de 
lui.  La  réalité  dépasse  tout  ce  qu'il  a  pu,  dans  les  rêves  de  la 
vanité  la  plus  délii-ante,  imaginer,  souhaiter.  Hier,  un  grand  ci- 
toyen; aujourd'hui,  voyant,  prophète;  pour  peu  qu'il  devienne  plus 
fou,  ce  voyant  va  passer  Dieu. 

Il  va,  et  toutes  les  concurrences  de  la  presse,  se' déchaînant  sur 
sa  trace ,  le  suivent  à  l'aveugle  dans  les  voies  de  la  Teri*eur. 

La  presse  comptait  de  bons  esprits,  hardis,  mais  élevés,  hu- 
mains, vraiment  politiques.  Pourquoi  suivirent-ils  Marat.*^ 

Dans  la  situation  infiniment  critique  où  était  la  France,  n'ayant 
ni  la  paix  ni  la  guerre,  ayant  au  cœur  cette  royauté  ennemie,  cette 
conspiration  immense  des  prêtres  et  des  nobles,  la  force  publique 
se  trouvant  justement  aux  mains  de  ceux  contre  qui  on  devait  la 
diriger,  quelle  force  restait  à  la  France  ?  Nulle  autre ,  ce  semble , 
au  premier  coup  d'oeil,  que  la  Terreur  populaire.»^  Mais  cette 
terreur  avait  un  effroyaJjle  résultat  :  en  paralysant  la  force  ennemie, 
écartant  l'obstacle  actuel,  momentané,  elle  allait  créant  toujours 
un  obstacle  qui  devait  croître  et  nécessiter  l'emploi  d'un  nouveau 
degré  de  Terreur. 

Il  eut  fallu  un  grand  accord  de  toutes  les  énergies  du  temps,  tel 
qu'on  pouvait  l'espérer  difficilement  d'une  génération  si  mal  pré- 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRE  VIII.  IM 

pai'ée,  pour  organiser  un  pouvoir  national  vraiment  actif,  une  jus- 
tice redoutée ,  mais  juste ,  pour  être  fort  sans  Terreur,  pour  prévenir 
par  conséquent  la  réaction  de  la  pitié  qui  a  tué  la  Révolution. 

Les honunes dominants  de  l'épofjue  différaient,  dans  le  principe, 
bien  moins  qu'on  ne  croit.  Le  progrès  de  la  lutte  élargit  la  brèche 
entre  eux,  augmenta  l'opposition.  Chacun  d'eux,  à  l'origine,  aurait 
eu  peu  à  sacrifier  de  ses  idées  pour  s'entendre  avec  les  autres.  Ce 
qu'ils  avaient  à  sacrifier  surtout,  et  ce  qu'ils  ne  purent  jamais, 
c'étaient  les  tristes  passions  que  l'ancien  régime  avait  enracinées  en 
eux  :  dans  les  uns,  l'amour  du  plaisir,  de  l'argent;  dans  les  autres, 
l'aigreur  et  la  haine. 

Le  plus  grand  obstacle,  nous  le  répétons,  fut  la  passion,  bien 
plus  que  l'opposition  des  idées. 

Et  ce  qui  manqua  à  ces  hommes,  du  reste  si  éminents,  ce  fut 
le  sacrifice,  l'immolation  de  la  passion.  Le  cœur,  si  j'osais  le  dire, 
quoique  grand  dans  plusieurs  d'entre  eux,  le  cœur  et  l'amour  du 
peuple  ne  furent  pas  assez  giands  encore. 

Voilà  ce  qui,  les  tenant  isolés,  sans  lien,  faibles,  les  obligea, 
dans  le  péril,  de  chercher  tous  une  force  factice  dans  l'exagération, 
dans  la  violence  ;  voilà  ce  qui  mit  tous  les  orateuis  de  clubs ,  tous 
les  rédacteurs  de  journaux  à  la  suite  de  celui  qui ,  plus  égaré , 
pouvait  être  sanguinaire  sans  hésitation  ni  remords.  Voilà  ce  qui 
attela  toute  la  presse  à  la  charrette  de  Marat. 

Des  causes  personnelles,  souvent  bien  petites,  misérablement 
humaines,  contribuaient  à  les  faire  tous  violents.  Ne  rougissons 
pas  d'en  parler. 

La  profonde  Incertitude  où  se  trouvait  le  génie  le  plus  fort,  le 
plus  pénétrant  peut-être  de  toute  la  Révolution  (c'est  de  Danton 
que  je  paile),  sa  fluctuation  entre  les  partis  qui  lui  faisait,  dit-on, 
recevoir  de  plusieurs  côtés,  comment  pouvait-il  la  couvrir .**  Sous 
des  paroles  violentes. 

Son  brillant  ami,  Camille  Desmoulins,  le  plus  grand  écri- 
vain du  temps,  plus  pur  d'argent,  mais  plus  faible,  est  un  artiste 
mobile.  I^a  concurrence  de  Marat,  sa  fixité  dans  la  fureur,  que 


164  HISTOIRE  DE  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 

personne  ne  peut  égaler,  jettent  par  moments  Camille  dans  des 
sorties  violentes,  une  émulation  de  colère  très  contraire  à  sa  na- 
ture. 

Gomment  l'imprimeur  Prudhomme,  ayant  perdu  Loustalot, 
pourra-t-il  soutenir  les  Révolutions  de  Paris  ?  Il  faut  qu'il  soit  plus 
violent. 

Gomment  ï Orateur  du  peuple,  Fréron,  l'intime  ami  de  Gamille 
Desmoulins  et  de  Lucile ,  qui  loge  dans  la  même  maison ,  qui  aime 
et  envie  Lucile,  comment  peut-il  espérer  de  briller  devant  l'élo- 
quent, l'amusant  Gamille .\  .  .  Par  le  talent.^  Non,  mais  par  l'au- 
dace peut-être.  11  sera  plus  violent. 

Mais  en  voici  un  qui  commence  et  qui  va  les  passer  tous.  Un 
aboyeur  des  théâtres,  Hébert,  a  l'heureuse  idée  de  réunir  dans 
un  journal  tout  ce  qu'il  y  a  de  bassesses,  de  mots  ignobles,  de 
jurons  dans  tous  les  autres  journaux.  La  tâche  est  facile.  On  crie  : 
«  Grande  colère  du  Père  Duchêne!  —  Il  est  b.  .  .  en  colère,  ce 
matin,  le  Père  Duchêne!»  Le  secret  de  cette  éloquence,  c'est 
d'ajouter  f .  .  .  de  trois  en  trois  mots. 

Pauvre  Marat,  que  feras-tu.^  Geci  est  une  concmTcnce. 

Vraiment,  ta  fureur  est  fade;  elle  n'est  pas,  comme  celle  d'Hé- 
bert, assaisonnée  de  bassesses  :  tu  m'as  l'air  d'un  aristocrate. 
Il  faut  t'essayer  à  jurer  aussi  (  i  (3  janvier  1791).  Ge  n'est  pas  sans 
des  efforts  inouïs,  et  toujours  renouvelés,  de  rage  et  d'outrage, 
que  tu  peux  tenir  l'avant-garde. 

G'est  un  caractère  du  temps  qui  mérite  d'être  observé  que  cet 
entraînement  mutuel.  En  suivant  attentivement  les  dates,  on  com- 
prendra mieux  ceci;  c'est  le  seul  moyen  de  saisir  le  mouvement 
qui  les  précipite ,  comme  s'il  y  avait  un  prix  proposé  pour  la  vio- 
lence, de  suivre  cette  course  à  mort  de  clubs  à  clubs  et  de  jour- 
naux à  journaux.  Là  tout  cri  a  son  écho  ;  la  fureur  pousse  la  fureur. 
Tel  article  produit  tel  article ,  et  toujours  plus  violent.  Malheur  à 
qui  reste  derrière  I .  .  .  Presque  toujours  Marat  a  l'avance  sui'  les 
autres.  Quelquefois  passe  devant  Fréron,  son  imitateur.  Prud- 
homme ,  plus  modéré ,  a  pourtant  des  numéros  fui  ieux.  Alors  Ma- 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRE  VIII.  165 

rai  court  après.  Ainsi,  en  décembre  1790,  cjuand  Prudhomme  a 
proposé  d'organiser  un  bataillon  de  Scévolas  contre  lesTarquins, 
une  troupe  de  tueurs  de  rois,  Marat  devient  enragé,  vomit  mille 
cboses  sanguinaires. 

Ce  crescendo  de  violence  n'est  pas  un  pbénomène  particulier 
aux  journaux  ;  ils  ne  font  généralement  qu'exprimer,  reproduire  la 
violence  des  clubs.  Ce  qUi  fut  hurlé  le  soir  s'imprime  la  nuit  à  la 
liAte,  se  vend  le  malin.  Les  journalistes  royalistes  versent  de  même 
au  pul^lic  les  flots  de  fiel,  d'outrages  et  d'ironie  qu'ils  ont  puisés 
le  soir  dans  les  salons  aristocratiques;  les  réunions  du  pavillon  de 
Flore,  chez  M"^  de  Lamballe,  celles  que  tiennent  chez  eux  les 
grands  seigneui's  près  d'émigrer,  fournissent  des  armes  à  la  presse, 
tout  aussi  bien  cjue  les  clubs. 

L'émulation  est  terrible  entre  les  deux  presses.  C'est  un  vertige 
de  regarder  ces  millions  de  feuilles  qui  tour])illoimcnt  dans  les 
airs,  se  battent  et  se  croisent.  La  presse  révolutionnaire,  toute  fu- 
rieuse d'elle-même,  est  encore  aiguillonnée  par  la  pénétrante  iro- 
nie des  feuilles  et  pamphlets  royalistes.  Ceux-ci  pullulent  à  l'in- 
lini  ;  ils  puisent  à  volonté  dans  les  2  5  millions  annuels  de  la  liste 
civile.  Montmorin  avoua  à  Alexandre  de  Lameth  qu'il  avait  en  peu 
de  temps  employé  7  millions  à  acheter  des  Jacobins,  à  corrompre 
des  écrivains,  des  orateurs.  Ce  que  coûtaient  les  journaux  roya- 
listes, VAmi  du  Roi,  les  Actes  des  apôtres,  etc.,  personne  ne  peut 
le  dire ,  pas  plus  qu'on  ne  saura  jamais  ce  que  le  duc  d'Orléans  a 
pu  dépenser  en  émeutes. 

Lutte  immonde,  lutte  sauvage,  à  coups  de  pierres,  k  coups 
déçus.  L'un  assommé,  l'autie  avili.  Le  marché  des  âmes  d'une 
part,  et  de  l'autre  la  Terreur. 


\ 

166  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 


CHAPITRE  IX. 

PREMIER  PAS  DE  LA  TERREUR.  -  RÉSISTANCE  DE  MIRABEAU. 

Les  Jacobins  persécutent  les  autres  cluljs ,  détruisent  le  club  des  Amis  de  la  consti- 
tution monarchique,  décembre  1790 -mars  1791.  —  La  majorité  des  Jacobins 
d'alors  appartient  aux  partis  Lameth  et  Orléans.  —  Le  duc  d'Orléans  nuit  à  son 
parti,  janvier  1790.  —  Premières  idées  de  république.  —  Les  Jacobins  sont 
encore  royalistes.  —  Inquisition  sans  religion.  —  Premiers  effets  de  l'inquisition 
politique.  —  Le  départ  de  Mesdames  soulève  la  question  de  la  liberté  d'émigra- 
tion, lévrier  1791.  —  Violence  des  Jacobins  rétrogrades  dans  ce  débat.  —  La 
discussion  troublée  par  le  mouvement  de  Vincennes  et  des  Tuileries ,  28  février 
1791.  —  Mirabeau  défend  la  liberté  d'émigrer;  son  danger;  il  est  attaqué  aux 
Jacobins;  immolé  par  les  Lameth,  28  février  1791. 

Pour  comprendre  comment  le  plus  civilisé  des  peuples ,  le  len- 
demain de  la  Fédération ,  lorsque  les  cœurs  semblaient  devoir  être 
pleins  d'émotions  fraternelles,  put  entrer  si  brusquement  dans  les 
voies  de  la  violence ,  il  faudrait  pouvoir  sonder  un  océan  inconnu , 
celui  des  souffrances  du  peuple. 

Nous  avons  noté  le  dehors,  les  joiu'naux ,  et,  sous  les  journaux, 
les  clubs.  Mais  sous  cette  smface  sonore  est  le  dessous,  insondable, 
muet,  l'infini  de  la  souffrance.  Souffrance  croissante,  aggravée 
moralement  par  l'amertume  d'un  si  grand  espoir  trompé,  aggravée 
matériellement  par  la  disparition  subite  de  toute  ressource.  Le 
premier  résultat  des  violences  fut  de  faire  partir,  outre  les  nobles, 
beaucoup  de  gens  riches  ou  aisés,  nullement  ennemis  de  la  Révo- 
lution ,  mais  qui  avaient  peur.  Ce  qui  restait  n'osait  ni  bouger,  ni 
entreprendre,  ni  vendre,  ni  acheter,  ni  fabriquer,  ni  dépenser. 
L'argent  effrayé  se  tenait  au  fond  des  bourses,  toute  spéculation, 
tout  travail  était  arrêté. 

Spectacle  bizarre!  la  Révolution  allait  ouvrir  la  carrière  au 
paysan;  elle  la  fermait  à  l'ouvrier.  Le  premier  dressait  l'oreille 
aux  décrets  qui  mettaient  en  vente  les  biens  ecclésiastiques  ;  le  se- 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRE  IX.  167 

cond,  nmet  et  soml)re,  renvoyé  des  ateliers,  se  promenait  les  J)ras 
croisés,  errait  tout  le  jour,  écoutait  les  convei^sations  des  groupes 
animés,  remplissait  les  clubs,  les  tribunes,  les  abords  de  TA.ssem- 
l)iée.  Toute  émeute,  payée  ou  non  payée,  trouvait  dans  la  rue 
une  armée  d'ouvriers  aigris  de  misère,  de  travailleurs  excédés 
d'ennui  et  d'inaction,  trop  heureux,  de  manière  ou  d'autre,  de 
travailler  au  moins  un  jour. 

Dans  une  telle  situation,  la  responsabilité  de  la  grande  société 
politique,  de  celle  des  Jacobins,  était  véritablement  immense. 
Quel  rôle  devait-elle  prendre  ?  Un  seul  :  rester  forte  contre  sa  pas- 
sion même,  éclairer  l'opinion,  éviter  les  brutalités  terroristes  cjui 
allaient  créer  à  la  Révolution  d'innombral)les  ennemis,  mais  en 
même  temps  veiller  de  si  près  les  contre -révolutionnaires  qu'à  la 
moindre  occasion  vraiment  juste  on  pût  les  frapper. 

Loin  de  là,  elle  les  aida  puissamment  par  sa  maladresse.  Elle  les 
multiplia,  les  fortifia  en  les  persécutant  et  mettant  l'intérêt  de 
leur  côté.  Elle  leur  valut  la  propagande  la  plus  énergique  et  la  plus 
active.  En  les  écrasant  dans  Paris,  elle  les  étendit  en  France,  en 
Europe;  elle  en  étouffa  des  centaines,  elle  en  enfanta  des  mil- 
lions. 

Les  Jacobins  semblent  se  porter  poui-  héritiers  directs  des 
prêtres.  Us  en  imitent  l'irritante  intolérance,  par  laquelle  le  clergé 
a  suscité  tant  d'hérésies.  Ils  suivent  hardiment  le  vieux  dogme  : 
•«  Hors  de  nous,  point  de  salut.  »  Sauf  les  Cordeliers,  qu'ils  mé- 
nagent, dont  ils  parlent  le  moins  qu'ils  peuvent,  ils  persécutent 
les  clul)s,  même  révolutionnaires.  Le  Cercle  social,  par  exemple, 
réunion  franc-maçonnique,  à  qui  l'on  ne  pouvait  guère  repro- 
cher cpie  des  ridicules,  club  politiquement  timide,  mais  sociale- 
ment beaucoup  plus  avancé  que  les  Jacobins,  est  durement  atta- 
qué par  eux.  L'Orléaniste  Laclos,  qui,  comme  on  a  vu,  publiait 
la  correspondance  des  Jacobins,  dénonça  le  Cercle  social,  et 
dans  son  journal,  et  au  club.  Le  Jacobin  Chabroud,  qui,  la  veille 
même,  avait  été  nommé  président  du  Cercle,  n'osa  le  défendre. 
Camille  Desmoulins  s'y  hasarda  et  fut  arrêté  aux  premiers  mots 


168  HISTOIRE  DE  LA  RKVOLUTION  FRANÇAISE. 

par  l'improbation  universelle  des  Jacobins.  Il  s'en  dédommagea 
le  lendemain  et  écrivit  son  admirable  n°  54,  immortel  manifeste 
de  la  tolérance  politique. 

Une  guerre  plus  violente  encore  fut  celle  que  les  Jacobins  firent 
au  Club  des  Amis  de  la  constitalion  monarchique ,  par  lequel  les 
constitutionnels  essayaient  de  renouveler  leur  Club  des  impartiaux. 
Ces  hommes,  la  plupart  distingués  (Glermont-Tonnerre,  Malouet, 
Fontanes,  etc.),  étaient,  il  est  vrai,  suspects,  moins  encore  pour 
leurs  doctrines  que  pour  la  dangereuse  organisation  de  leur  club. 
A  la  grande  différence  du  Club  de  il 89  (Mirabeau,  Sieyès,  La- 
fayette,  etc.),  peu  nombreux,  cherchant  peu  l'action,  le  Club 
monarchique  admettait  les  ouvriers,  distribuait  des  bons  de  pain; 
ces  bons  n'étaient  pas  donnés  aux  mendiants,  mais  aux  travailleurs; 
on  ne  donnait  pas  le  pain  tout  à  fait  gratuitement.  C'était  là  une 
base  très  forte  pour  l'influence  de  ce  club.  Nul  moyen  d'y  mettre 
obstacle.  Les  Monarchiens  étaient  en  règle;  ils  avaient  demandé, 
obtenu  de  la  Ville  l'autorisation  requise ,  qu'on  ne  pouvait  leur  re- 
fuser; plusieurs  décrets ,  l'un  entre  autres,  récent,  du  3o  novembre , 
sollicités  par  les  Jaco])ins  eux-mêmes,  dans  l'intérêt  de  leurs  socié- 
tés de  provinces ,  reconnaissaient  aux  citoyens  le  droit  de  se  réunir 
pour  conférer  des  affaires  publiques,  bien  plus,  le  droit  des  sociétés 
à  s'affilier  entre  elles.  Avec  tout  cela  les  Jacobins  n'hésitèrent  pas 
à  poursuivre  les  Monarchiens  de  rue  en  rue  et  de  maison  en  mai- 
son, effrayant  par  des  menaces  les  propriétaires  des  salles  où  ils 
s'assemblaient.  La  municipalité  eut  la  faiblesse  d'accorder  aux  Ja- 
cobins un  arrêté  qui  suspendit  les  séances  des  Monarchiens.  Ceux- 
ci  protestant  contre  cet  acte  éminemment  illégal,  on  n'osa  main- 
tenir l'interdit.  Alors  les  Jacobins  eurent  recours  à  un  moyen  plus 
indigne,  une  atroce  calomnie.  Il  y  avait  eu  récemment  une  colli- 
sion sanglante  entre  les  chasseurs  soldés  et  les  gens  de  la  Villette 
qu'on  accusait  de  contrebande  ;  on  répandit  dans  Paris  que  les  Mo- 
narchiens avaient  payé  ces  soldats  pour  assassiner  le  peuple.  Bar- 
nave  leur  lança,  de  la  trifjune  nationale,  un  mot  cruellement 
équivoque  :  «  qu'ils  distribuaient  au  peuple  un  pain  empoisonné.  » 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRE  IX.  169 

On  ne  leur  permit  pas  de  réclamer,  de  faire  explirpier  ce  mot.  Ils 
s'adressèrent  aux  tribunaux;  mais  alors,  armant  contre  eux  des 
gens  payés  ou  égarés,  les  Jacobins  en  finirent  à  coups  de  pierres 
et  de  bâtons;  les  blessés,  loin  d'être  plaints,  furent  en  grand  péril; 
on  soutint  eflrontément,  on  répandit  dans  la  foule  qu'ils  por- 
taient des  cocardes  blanches. 

Au  milieu  de  cette  lutte  biiitale,  les  Jacobins  proclamèrent  un 
principe  qui,  dès  l'origine,  avait  été  le  leur,  mais  qu'ils  n'avaient 
pas  avoué.  Ils  jurent,  le  2  4  janvier,  «  de  défendre  de  leur  fortune 
et  de  leur  vie  quiconque  dénoncerait  les  conspirateurs  ».  . 

Tout  ceci  ferait  supposer  que  la  société  avait  dès  lors  ce  fana- 
tisme profond  dont  plus  tard  elle  fit  preuve.  On  le  croirait,  on  se 
tromperait. 

Beaucoup  d'hommes  ardents,  et  ceux-là  devaient  peu  à  peu  se 
rattacher  à  Robespierre,  y  étaient  entrés,  il  est  vrai.  Mais  la  masse 
appaitenait  h  deux  éléments  tout  autres  : 

i"  Aux  fondateurs  primitifs,  au  parti  Duport,  Barnave  et  La- 
meth.  Ils  tâchaient  de  se  soutenir,  en  présence  des  nouveaux  venus, 
par  une  ostentation  de  violence  el  de  fanatisme.  Chose  triste!  ils 
ne  différaient  guère  des  Monarchiens,  qu'ils  persécutaient,  que  par 
l'absence  de  franchise.  Mais  plus  ils  se  sentaient  près  d'eux,  plus 
ils  déclamaient  contre  eux.  Qu'on  juge  des  extrémités  où  la  fausse 
violence  peut  mener,  par  l'équivoque  homicide  du  pain  empoisonné 
qui  échappa  à  Barnave. 

2"  Un  élément  moins  pur  encore  du  club  des  Jacobins  étaient  les 
Orléanistes.  On  a  vu,  par  l'attaque  de  Laclos  contre  le  Cercle  social, 
l'indigne  manège  par  lequel  on  cherchait  la  popularité  dans  des 
fureurs  hypocrites.  Les  Orléanistes  venaient  de  recevoir  un  coup 
très  grave ,  dont  ils  avaient  bien  besoin  de  se  relever.  Et  de  qui  ce 
coup  partait-il. ►^  Qui  le  croirait. »*  Du  duc  d'Orléans.  Lui-même  dé- 
truisait son  parti. 

Remontons  un  peu  plus  haut.  Le  sujet  est  assez  important  pour 
mériter  explication. 

Les  Orléanistes  se  croyaient  très  près  de  leur  but.  La  plus  grande 


170  HISTOIRE  DE  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 

partie  des  journalistes,  gagnés  ou  non  gagnés,  travaillaient  pour 
eux.  Ils  tenaient  par  Laclos  le  journal  des  Jacobins.  Aux  Gordeliers, 
Danton,  Desmoulins,  leur  étaient  favorables ,  Marat  même,  presque 
toujours.  Le  chef  de  la  maison  d'Orléans,  il  est  vrai,  était  indigne. 
Mais  les  enfants,  mais  les  dames,  M""'  de  Genlis,  M™^  de  Montesson, 
étaient  fréquemment  mentionnées  avec  éloge.  Le  duc  de  Chartres 
plaisait,  ralliait  beaucoup  d'esprits.  Desmoulins  assure  que  ce  prince 
le  traitait  «  comme  un  frère  ». 

Ce  jeune  homme  avait  été  reçu  membre  des  Jacobins  avec  plus 
d'éclat,  de  cérémonie,  que  son  âge  ne  l'eût  fait  attendre.  Ce  fut 
comme  une  petite  fête.  Le  mot  d'ordre  fut  donné  pour  faire  valoir 
dans  l'opinion  les  aimables  qualités  de  l'élève  de  M™*'  de  Genlis. 
Desmoulins  mit  en  tète  d'un  de  ses  numéros  une  touchante  gravure , 
représentant  le  jeune  prince  au  lit  des  malades,  à  l'Hôtel-Dieu,  et 
faisant  une  saignée. 

Les  Orléanistes  marchaient  bien ,  n'eût  été  le  duc  d'Orléans.  On 
avait  beau  tâcher  de  ie  rendre  ambitieux;  il  était,  avant  tout, 
avare.  Par  là  il  gâtait  d'un  côté  ce  qu'on  faisait  pour  lui  de  l'autre. 
Le  premier  usage  qu'il  fit  de  sa  popularité  renaissante  fut  de  tirer 
du  comité  des  finances  une  promesse  de  lui  payer  le  capital  d'une 
somme  dont  sa  maison  recevait  la  rente  depuis  le  Régent.  Le 
Régent,  qu'on  ne  présente  que  comme  un  prodigue,  méritait  ce 
nom  à  coup  sûr;  mais  ce  qui  était  moins  connu,  c'était  son  avidité. 
Ce  prince,  voulant,  sans  bourse  délier,  faire  prendre  au  duc  de 
Modène  sa  fille  (fort  décriée),  s'adresse  au  Roi,  à  son  pupille,  et 
fait  signer  à  ce  petit  garçon  de  onze  ans ,  un  enfant  dépendant  de 
lui,  une  dot  de  Ix  millions  aux  dépens  du  Trésor  royal. 

Le  Trésor  était  à  sec;  dans  la  déplorable  détresse  d'une  ban- 
queroute de  3  milliards  et  du  système  de  Law,  on  ne  put  que  payer 
la  rente.  Voilà  qu'au  bout  de  soixante-dix  ans,  à  une  époque  aussi 
misérable,  dans  la  pénurie  extrême  de  janvier  1791,  le  duc  d'Or- 
léans vient  réclamer  le  capital;  sans  droit,  de  toute  façon,  car  la 
dot  n'avait  été  donnée  à  la  fille  qu'autant  qu'elle  renoncerait  à  tous 
ses  droits  en  faveur  de  son  frère  aîné ,  des  descendants  de  ce  frère. 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRE  IX.  171 

Le  duc  d'Orléans  était  un  de  ces  descendants ,  de  ces  représentants 
de  Tainé,  à  qui  profitait  la  renonciation.  Pouvait-il  en  même  temps 
se  faire  le  représentant  de  celle  ({ui  avait  renoncé? 

Le  rapporteur  de  l'affaire  était  un  homme  irréprochable,  aus- 
tère, dur,  le  janséniste  Camus.  Chaque  jour  il  biffait,  ajournait 
de  malheureuses  petites  pensions  de  3oo  ou  i4oo  livres.  Quels 
moyens  furent  employés  auprès  de  lui  pour  le  rendre  doux  et 
facile ,  de  quelle  pressante  et  puissante  obsession  fut-il  l'objet  ?  On 
ne  peut  que  le  deviner.  Lui  aura-t-on  fait  croire  que  c'était  le 
seul  moyen  naturel  de  rembomser  au  prince  les  sommes  qu'il  avait 
généreusement  dépensées  au  service  de  la  liberté .'^.  .  .  Quoi  qu'il 
en  soit.  Camus  propose  de  payer!  et  de  payer  sur-le-champ,  dans 
l'année,  en  quatre  termes. 

Il  y  eut  heureusement  une  vive  indignation  dans  la  presse. 
Brissot,  ancien  employé  de  la  maison  d'Orléans,  n'en  sonna  pas 
moins  le  tocsin.  Desmoulins,  tout  frère  et  ami  du  prince  qu'il 
se  disait,  burina  cette  affaire  honteuse  en  deux  ou  trois  phrases 
terribles,  consentant,  disait-il,  qu'on  récompensât  le  duc  d'Orléans, 
«  mais  sans  employer  des  voies  basses  pour  détourner  l'argent  des 
citoyens  et  saigner  le  Trésor  public  dans  les  souterrains  d'un  comité  ». 
Il  désavoua  la  gravure  flatteuse  et  l'imputa  à  son  éditeur. 

Ce  gros  morceau  échappa  ainsi  à  la  gloutonnerie  des  Orléanistes. 
Ce  qui  resta,  ce  fut  une  diminution  considérable  de  leur  crédit, 
leur  homme  enterré  pour  longtemps,  un  préjugé  très  grave  créé 
contre  la  royauté,  tant  citoyenne  fût-elle.  Une  foule  de  révolution- 
naires royalistes,  favorables  à  l'institution  monarchique  et  dominés 
par  la  routine  anglaise  d'appeler  les  branches  cadettes,  en  furent 
déroyalisés. 

Robespierre  a  eu  tort  de  dire  :  «  La  RépubUque  s'est  glissée 
entre  les  partis  sans  qu'on  sût  comment.  »  On  connaît  très  bien  la 
porte  par  laquelle  elle  est  entrée  dans  ce  pays  si  monarchique,  si 
obstinément  amoureux  des  rois.  L'histoire  n'y  avait  rien  fait;  en 
vain  Camille  Desmoulins,  dans  son  merveilleux  pamphlet  de  juil- 
let 1789  (La  France  libre),  avait  prouvé  de  règne  eu  règne  que 


172  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

l'ancienne  monarchie  n'a  presque  jamais  tenu  ce  que  se  promettait 
d'elle  l'aveugle  dévotion  du  peuple  :  il  parlait  inutilement.  L'ob- 
jection ne  semblait  pas  toucher  le  nouvel  idéal  de  royauté  démo- 
cratique que  beaucoup  de  gens  se  faisaient.  Cet  idéal  fut  tué  par 
la  royauté  en  herbe.  Son  candidat  fit  penser  qu'avec  lui  le  Trésor 
public  serait  une  caisse  sans  fond. 

Le  principal  fondateur  de  la  République  fut  le  duc  d'OHéans. 

L'initiative  républicaine,  prise  par  Camille  Desmoulins,  fut 
reprise  par  un  autre  Gordelier,  Robert.  Il  posa  de  nouveau  l'idée 
qui  seule  pouvait  donner  une  simplicité  franche  et  forte  à  la  Révo- 
lution, l'idée  de  la  République.  Il  publia  sa  brochure  :  Le  Républi- 
canisme adapté  à  la  France.  Cette  question  fut  peu  à  peu  adoptée 
par  Brissot,  comme  celle  qui  dominait  la  situation.  Question  de 
fond,  non  de  forme,  comme  on  le  dit  trop  souvent  encore.  Nulle 
amélioration  sociale  n'était  possible,  si  la  question  politique  n'était 
nettement  posée.  A  tort,  Robespierre  et  Marat,  suivant  en  cela,  il 
est  vrai,  l'idée  du  grand  nombre,  croyaient-ils  pouvoir  ajourner, 
subordonner  cette  question  :  elle  ne  pouvait  être  résolue  en  dernier 
lieu.  Continuer  le  mouvement  en  traînant  un  tel  bagage,  une 
royauté  captive,  hostile,  puissante  encore  pour  le  mal,  faire  mar- 
cher la  Révolution  en  lui  laissant  au  pied  cette  terrible  épine, 
c'était  la  blesser  à  coup  sur,  la  fausser,  l'estropier,  probablement 
la  tuer. 

Le  rédacteur  orléaniste  du  journal  des  Jacobins,  Laclos,  ne 
manqua  pas  d'être  l'avocat  de  la  royauté.  Le  club  même  se  déclara 
expressément  pour  l'institution  monarchique.  Le  2  5  janvier,  un 
député  d'une  section  prononçant  aux  Jacobins  le  mot  de  répu- 
blicains, plusieurs  crièrent  :  «  Nous  ne  sommes  pas  des  républicains  !  » 
L'Assemblée  invita  l'orateur  à  ne  pas  laisser  subsister  ce  mot. 

Des  trois  fractions  des  Jacobins  qu'on  peut  désigner  par  trois 
noms,  Lameth,  Laclos,  Robespierre,  les  deux  premières  étaient 
décidément  royalistes,  la  troisième  nullement  contraire  à  l'idée 
de  royauté. 

Ainsi  la  guerre  brutale  des  Jacobins  contre  les  Monarchiens,  ce 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRE  IX.  173 

mépris  de  l'ordre  et  des  lois,  cet  avant-goût  de  Terreur  qu'on 
n'aurait  nullement  excusé  chez  des  fanatiques,  tout  cela  était 
appliqué  par  des  politiques,  par  les  meneurs  de  la  majorité  jaco- 
bine, qui  y  cherchaient  un  remède  à  leur  popularité  décroissante. 
C'étaient  au  fond  des  royalistes  qui  maltraitaient  des  royalistes. 

L'inquisition  jacol)ine  se  trouvait  en  vérité  dans  des  mains  peu 
rassurantes  :  son  journal  de  délations  dans  celles  de  l'Orléaniste  La- 
clos, et  son  comité  d'intrigues  et  d'émeutes  sous  la  trinité  Lameth. 

Une  inquisition  sans  religion!  sans  foi  arrêtée!  une  inquisition 
exercée  par  des  hommes  d'autant  plus  inquiets  et  âpres  qu'ils  sont 
plus  suspects  eux-mêmes! 

Cette  puissance,  mal  fondée,  mal  autorisée  et  mal  exercée,  n'en 
avait  pas  moins  une  action  immense.  Elle  agissait  au  nom  d'une 
société  considérée  comme  le  nerf  du  patriotisme  même  et  de  la 
Révolution;  elle  agissait  de  toutes  les  forces  multiples  des  sociétés 
de  provinces,  dociles  et  ferventes,  ignorant  généralement  le  foyer 
d'intrigues  d'où  leur  venait  le  mot  d'ordre. 

La  Révolution  hier  était  une  religion;  elle  devient  une  police. 

Cette  police,  que  va -t- elle  être.*^  Changement  inattendu!  Une 
machine  à  faire  des  aristocrates,  à  multiplier  les  amis  de  la  contre- 
révolution.  Elle  va  donner  à  celle-ci  les  faibles,  les  neutres  (un 
grand  peuple!),  les  bonnes  âmes  ignorantes  et  compatissantes,  etc. 

Une  foule  d'hommes  inoffensifs,  qui,  sans  idées  arrêtées,  te- 
naient d'habitudes  ou  de  position  à  l'ancien  régime,  se  trouvèrent, 
par  l'efTet  des  délations  jacobines,  dans  une  situation  impossible, 
voisine  du  désespoir.  Qu'auraient-ils  fait?  Renié  l'opinion  qu'on 
leur  reprochait.^  Mais  personne  ne  les  aurait  crus;  ils  n'en  auraient 
eu  que  la  honte.  Rester  était  dillicile,  partir  était  difficile.  Pour 
celui  qui  se  trouvait  lié  de  cette  sorte  d'excommunication  poli- 
tique, rester  était  un  supplice;  le  pauvre  diable  d'aristocrate 
(baptisé  ainsi  à  tort  ou  à  droit)  marchait  sous  un  regard  terrible; 
la  foule,  les  petits  enfants,  suivaient  l'ennemi  du  peuple.  11  rentrait; 
la  maison  était  peu  sûre,  les  domestiques  ennemis.  La  peur  le 
gagnait;  un  matin  il  trouvait  moyen  de  fuir.  Cet  homme,  qui  eût 


174  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

été  neutre,  faible,  indifférent,  si  on  l'eût  laissé  tranquille,  était 
jeté  dans  la  guerre,  et,  s'il  ne  blessait  de  l'épée,  il  blessait  de  la 
langue,  à  coup  sûr,  de  ses  plaintes,  de  ses  accusations,  tout  au 
moins  du  spectacle  de  sa  misère ,  de  la  pitié  qu'il  inspirait. 

La  pitié,  cet  ennemi  terrible,  grandissait  contre  nous  dans 
l'Europe,  et  la  haine  de  la  France  et  de  la  Révolution. 

Haine  au  fond  injuste.  L'inquisition  jacobine  n'était  nullement 
dans  les  mains  du  peuple.  Ceux  qui  l'organisaient  alors  étaient  les 
Jacobins  bâtards  issus  de  l'ancien  régime,  nobles  ou  bourgeois, 
politiques  sans  principes,  d'un  machiavélisme  inconséquent,  étourdi. 
Ils  poussaient ,  exploitaient  le  peuple ,  chose  peu  difficile  dans  cet 
état  d'irritabilité,  défiante  et  crédule  à  la  fois,  où  mettent  les 
grandes  misères. 

Cette  situation  éclata  avec  une  extrême  violence,  lorsque  Mes- 
dames, tantes  du  Roi,  voulurent  émigrer  (fin  de  février).  La  diffi- 
culté de  suivre  leur  culte,  de  garder  des  prêtres  de  leur  choix, 
l'épreuve  imminente  de  Pâques,  troublaient  ces  femmes  craintives. 
Le  Roi  lui-même  les  engagea  à  partir  pour  Rome.  Nulle  loi  n'y 
mettait  obstacle.  Le  Roi,  premier  magistrat,  devait  rester  ou  ab- 
diquer; mais  ses  tantes,  à  coup  sûr,  n'étaient  tenues  nullement. 
11  n'était  pas  bien  à  craindre  que  cette  recrue  de  vieilles  femmes 
fortifiât  beaucoup  les  troupes  des  émigrés.  Il  eût  été  plus  noble  à 
elles,  sans  doute,  de  s'obstiner  à  partager  le  sort  de  lem'  neveu, 
les  misères  et  les  dangers  de  la  France.  Mais  enfin  elles  voulaient 
partir  :  il  fallait  les  laisser  aller,  et  elles,  et  tous  ceux  qui,  préoc- 
cupés de  dangers  imaginaires  ou  réels,  aimaient  mieux  lem^  sûreté 
et  la  vie  que  la  patrie,  ceux  qui  pouvaient  abandonner  la  qualité 
de  Français.  Il  fallait  leur  ouvrir  les  portes,  et,  si  elles  n'étaient 
assez  larges,  plutôt  abattre  les  murailles. 

Le  peuple  était  très  justement  alarmé  d'une  fuite  possihle  du 
Roi  et  mêlait  ces  deux  questions  absolument  différentes. 

Mirabeau  eut  connaissance  du  prochain  départ  de  Mesdames, 
comprit  le  bruit,  le  danger  qui  allaient  en  résulter.  Il  pria  inutile- 
ment le  Roi  de  ne  pas  le  permettre.  Paris  s'alarma,  fit  même 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRE  IX.  175 

prière  au  Roi,  à  l'Assemblée  nationale.  Nouvelle  alaime  pour 
Monsieur,  qui,  disait-on,  voulait  partii",  et  (jui  donna  parole  de  ne 
pas  (juitter  son  frère;  en  quoi  il  s'engageait  peu,  se  promettant  en 
effet  de  partir  avec  Louis  XVI. 

Cette  fermentation,  loin  d'arrêter  Mesdames,  hâte  leur  départ. 
L'explosion  prédite  ne  manque  pas  d'avoir  lieu.  Marat,  Desmoulins, 
toute  la  presse  crie  qu'elles  emportent  des  millions,  qu'elles  en- 
lèvent le  dauphin,  qu'elles  partent  devant  le  Roi  pour  retenir  les 
logis.  11  n'était  pas  difficile  de  deviner  qu'elles  auraient  peine  à 
passer.  AiTètées  d'abord  à  Moret;  leur  escorte  force  l'obstacle. 
Arrêtées  à  Arnay-le-Duc.  Mais  là  nul  moyen  de  passer.  Elles  écri- 
vent, et  le  Roi  écrit,  pour  que  l'Assemblée  les  autorise  à  continuer 
leur  route. 

Cette  affaire,  grave  en  elle-même,  l'a  été  bien  autrement,  en  ce 
(|u'elle  fut  un  solennel  champ  de  bataille,  où  se  rencontrèrent  et  se 
combattirent  deux  principes  et  deux  esprits  :  l'un,  le  principe  ori- 
ginal et  naturel  qui  avait  fait  la  Révolution,  Ia  justice,  Véquilabtc 
humanité,  —  l'autre,  le  principe  d'expédienls,  d'intérêt,  qui  s'ap- 
pela le  salut  public  et  qui  a  perdu  la  France  : 

Perdu,  en  ce  que  la  jetant  dans  mi  crescendo  de  mem'tres, 
qu'on  ne  pouvait  arrêter,  elle  rendit  la  France  exécrable  dans  l'Eu- 
rope, lui  créa  des  haines  Immortelles; 

Perdu,  en  ce  que  les  âmes  brisées,  après  la  Terreur,  de  dé- 
goût et  de  remords  se  jetèrent  à  l'aveugle  sous  la  tyrannie  mi- 
litaire; 

Perdu,  en  ce  que  cette  tyrannie  eut  pour  dernier  résultai  de 
mettre  son  ennemi  à  Paris  et  son  chef  à  Saint-Hélène. 

Dix  ans  de  salut  public,  par  la  main  des  républicains;  quinze  ans 
de  salut  public,  par  l'épée  de  l'Empereur.  .  .  Ouvrez  le  livre  de  la 
dette,  vous  payez  encore  aujourd'hui  pour  la  rançon  de  la  France. 
Le  territoire  fut  racheté,  les  âmes  ne  l'ont  pas  été.  Je  les  vois 
serves  toujours,  serves  de  cupidité  et  de  basses  passions,  serves 
d'idées,  ne  gardant  de  cette  histoire  sanglante  que  l'adoration  de 


176  HISTOIRE  DE  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 

la  force  et  de  la  victoire ,  —  de  la  force  qui  fut  faible  et  de  la 
victoire  vaincue. 

Ce  qui  n'a  pas  été  vaincu,  c'est  le  principe  de  la  Révolution,  de 
la  justice  désintéressée,  l'équité  quand  même.  C'est  là  qu'il  faut 
revenir.  Assez  d'une  expérience. 

Les  docteurs  de  Vintérêl  public,  du  salut  du  peuple,  auraient  dû 
lui  demander  au  moins  s'il  voulait  être  sauvé.  L'individu,  il  est 
vrai,  avant  tout,  veut  vivre;  mais  la  masse  est  susceptible  de  sen- 
timents bien  plus  hauts.  Qu'auraient-ils  dit,  ces  sauveurs,  si  le 
peuple  eût  répondu  :  a  Je  veux  périr  et  rester  juste.  » 

Et  celui  qui  dit  ce  mot,  c'est  celui  qui  ne  périt  point. 

Mirabeau  fut  ici  l'organe  même  du  peuple,  la  voix  de  la  Révo- 
lution. C'est,  parmi  toutes  ses  fautes,  un  titre  impérissable  pour 
lui.  Dans  cette  occasion,  il  défendit  l'équité. 

Robespierre  s'abstint. 

Ce  furent  les  Jacobins  bâtards,  Barnave,  Duport  et  Lametli, 
qui  posèrent,  contre  la  justice,  le  droit  de  Vintérêt,  du  salut, 
l'arme  meurtrière,  l'épée  sans  poignée,  dont  ils  furent  percés  eux- 
mêmes. 

Et  pourquoi  défendirent-ils  ce  droit  de  Vintérêt?  Quelque  sin- 
cères qu'on  les  croie,  il  faut  remarquer  pourtant  qu'ils  y  avaient 
intérêt.  C'est  le  moment  où  les  Lameth  venaient  de  se  découvrir 
encore  par  une  faute  très  grave.  Pendant  que  les  deux  aînés, 
Alexandre  et  Charles  de  Lameth,  tenaient  à  Paris  l'extrême  point 
du  côté  gauche,  l'avant-garde  de  l'avant-garde ,  leur  frère  Théo- 
dore organisait  à  Lons-le-Saulnier  une  société  rétrogi'ade;  il  lui 
avait  fait  accorder,  par  le  crédit  de  ses  frères,  l'affiliation  des  Jaco- 
bins, et  l'avait  fait  retirer  à  la  primitive  société  de  la  même  ville, 
énei'giquement  patriote.  Celle-ci  inséra  dans  le  journal  de  Brissot 
une  adresse  foudroyante  pour  les  Lametb  (2  février).  Brissot  sou- 
tint cette  adresse,  et,  malgré  tous  les  efforts  des  Lameth,  les  Jaco- 
bins déti'ompés  ôtèrent  l'affiliation  à  la  société  rétrograde,  la  ren- 
dirent à  l'autre. 

Coup  terrible ,  qui  pouvait  être  mortel  à  lem-  populaiité  !  et 


LIVRE  IV.  —  CIIAPITUE  IX.  177 

qui  explique  pourquoi  ils  se  montrèrent  violents,  durs,  pétu- 
lants, impatients,  dans  la  discussion  relative  au  droit  d'émigrer. 
Ils  avaient  besoin,  devant  les  tribunes,  de  faire  montre  de  zèle. 
Ils  s'agitaient  sur  leurs  bancs,  criaient,  trépignaient.  Ils  soutinrent 
avec  Barnave  que  la  commune  qui  avait  arrêté  Mesdames  n'était 
point  coupable  d'illégalité,  parce  quelle  avait  cru  agir  pour  Hnlérêt 
public.  Mirabeau  demandant  quelle  loi  s'opposait  au  voyage,  les 
Lametli  ne  répondant  rien,  un  de  leurs  amis,  plus  franc,  répondit  : 
«  Le  salut  du  peuple.  » 

L'Assemblée  permit  néanmoins  à  Mesdames  de  continuer  leur 
voyage.  Elle  chargea  son  comité  de  constitution  de  lui  présenter 
le  projet  d'une  loi  sur  l'émigration. 

Ce  projet,  goûté  de  Merlin,  le  futur  rédacteur  de  la  Loi  des 
suspects,  était  déjà,  en  effet,  comme  un  premier  article  du  code  de 
la  Terreur;  il  était  copié  de  l'autre  Terreur,  de  la  Révocation  de 
redit  de  Nantes.  La  législation  baibare  de  Louis  XFV,  modèle  de 
celle-ci,  commence  de  même  par  frapper  l'énïigré  de  confiscation; 
puis,  de  peine  en  peine,  toujours  plus  dure  et  plus  absiu*de,  elle 
va  jusqu'à  prononcer  les  galères  contre  la  pitié,  l'humanité,  contre 
l'homme  charitable  qui  a  sauvé  le  proscrit. 

Donc  il  s'agissait  de  savoir  si  l'on  ferait  le  premier  pas  dans  les 
voies  de  Louis  XIV,  dans  les  voles  de  la  Terreur,  si  la  France, 
libre  d'hier,  serait  fermée  comme  un  cachot.  Une  discussion  qui 
intéressait  à  ce  point  la  liberté  demandait  d'abord  une  chose  :  que 
l'Assemblée  fût  libre  et  calme.  Cependant,  dès  le  matin,  tout 
annonçait  une  émeute.  Deux  sortes  de  personnes  y  travaillaient, 
les  Maratistes,  les  aristocrates.  Marat,  par  sa  feuille  du  jour, 
sommait  le  peuple  de  courir  à  l'Assemblée,  de  manifester  haute- 
ment, violemment  son  opinion,  de  chasser  les  députes  infidèles. 
D'autre  part,  les  royalistes,  travaillant  habilement  le  faubourg 
Saint-Antoine  (c'est  à  eux  que  Lafayette  attribue  ce  mouvement), 
l'avalent  poussé  vers  Vincennes,  lui  faisant  croire  que  l'on  v  or- 
ganisait une  nouvelle.  Bastille.  C'était  un  moyen  infaillible  de 
faire  sortir  de  Paris  Lafayette  et  la  garde  nationale.  Beaucoup  de 

M.  13 

a  larcinEUt  hatioiiiii. 


178  HISTOIRE  DE  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 

gentilshommes,  mandés  des  provinces  depuis  plusieurs  jours, 
étaient  entrés  furtivement,  un  à  un,  dans  les  Tuileries,  armés  de 
poignards,  d'épées  et  de  pistolets;  selon  toute  vraisemblance,  ils 
comptaient  enlever  le  Roi.  La  garde  nationale,  revenue  de  Vin- 
cennes,  au  soir,  et  de  mauvaise  humeur,  les  trouva  aux  Tuileries, 
les  désarma,  les  maltraita. 

Le  matin,  au  milieu  de  ces  mouvements  dont  on  ne  s'expliquait 
pas  bien  les  auteurs  ni  la  portée,  l'Assemblée  délibérait.  Elle 
entendait  battre  la  générale  partout  dans  Paris,  le  bruit  plus  ou 
moins  éloigné  des  tambours  dans  la  rue  Saint-Honoré ,  le  bruit  du 
peuple  des  tribunes,  entassé,  étouffé  et  se  contenant  à  peine, 
celui  plus  redoutable  encore  de  la  foule  grondante  qui  se  pressait 
à  la  porte.  Agitation,  émotion,  lièvre  universelle,  vaste  et  général 
murmure  du  dehors  et  du  dedans. 

Visiblement  un  grand  duel  allait  avoir  lieu  entre  deux  partis, 
bien  plus,  enti'e  deux  systèmes,  deux  morales.  Il  était  curieux  de 
savoir  qui  voudrait  se  compromettre,  descendre  en  champ  clos. 

Robespierre  tout  d'abord  se  retira  sur  les  hauteurs,  dit  un  mot, 
sans  plus,  parla  pour  ne  pas  parler.  Le  rapporteur  Chapelier  ayant 
lui-même  déclaré  que  son  projet  était  inconstitutionnel  et  demandé 
que  l'Assemblée  décidât  préalablement  si  elle  voulait  une  loi ,  Ro- 
bespieiTe  dit  :  «  Je  ne  suis  pas  plus  que  M.  Chapelier  partisan  de 
la  loi  sur  les  émigrations;  mais  c'est  par  une  discussion  solennelle 
que  vous  devrez  reconnaître  l'impossibilité  ou  les  dangers  d'une 
telle  loi.  »  Et  puis  il  resta  témoin  muet  de  cette  discussion.  Que 
Mirabeau  s'y  compromît,  ou  les  ennemis  de  Mirabeau  (Duport  et 
Lameth),  Robespierre  devait  toujours  y  trouver  son  avantage. 

Amis,  ennemis  de  Mirabeau,  tous  désiraient  qu'il  parlât,  pour 
sa  gloire  ou  pour  sa  perte.  Dans  six  billets  qu'il  reçut,  coup  sur 
coup,  en  un  moment,  on  le  sommait  de  proclamer  ses  principes, 
et  en  même  temps  on  lui  montrait  l'état  violent  de  Paris.  Il  en- 
tendit parfaitement  l'appel  qu'on  faisait  à  son  courage  et,  pour 
ne  tenir  personne  en  suspens,  lut  une  page  vigoureuse  que,  huit 
ans  auparavant,  il  avait  écrite  au  roi  de  Prusse  sur  la  liberté  d'émi- 


LIVRK  IV.  —  CHAPITRE  IX.  179 

gi'er.  Et  il  deniand.!  que  l'Assemblée  déclarât  ne  vouloir  entendre  le 
projet,  qu'elle  passât  à  l'ordre  du  jour. 

iNuUe  réplique  de  Dupoit,  nulle  des  Lameth,  nulle  de  Barnave. 
Profond  silence.  Ils  laissent  parler  les  gens  en  sous-ordre,  Rewbell, 
Prieur  et  Muguet.  Rewbell  établit  qu'en  temps  de  guerre,  émigrer, 
c'est  déserter.  Or  c'était  là  justement  le  nœud  de  la  situation  : 
était-on  en  temps  de  g^eiTe.^  On  pouvait  dire  non  ou  oui.  Tant 
que  l'état  de  guerre  n'est  pas  déclaré,  les  lois  de  la  paix  subsistent, 
et  la  liberté  pour  tous  d'entrer,  de  sortir. 

On  lut  le  jprojet  de  loi.  Il  confiait  à  trois  personnes  que  l'Assem- 
blée nommerait  le  droit  dictatorial  d'autoriser  la  sortie  ou  de  la 
défendre,  sous  peine  de  confiscation,  de  dégradation  du  litre  de 
citoyen.  L'Assemblée  presque  entière  se  souleva  à  cette  lecture 
et  repoussa  l'odieuse  inquisition  d'Etat  que  le  projet  lui  déférait. 
Mirabeau  saisit  ce  moment  et  parla  à  peu  près  ainsi  :  «  L'Assem- 
blée d'Atbènes  ne  voulut  pas  même  entendre  le  projet  dont  Aris- 
tide avait  dit  :  «  Il  est  utile,  mais  injuste.  »  Vous,  vous  avez  entendu. 
Mais  le  frémissement  qui  s'est  élçvé  a  montré  que  vous  étiez  aussi 
bons  juges  en  moralité  qu'Aristide.  La  ])arbai  ie  du  projet  prouve 
qu'une  loi  sur  l'émigration  est  impraticable.  (Murmures.)  Je  de- 
mande qu'on  m'entende.  S'il  est  des  circonstances  où  des  mesures 
de  police  soient  indispensables,  même  contre  les  lois  reçues,  c'est 
le  délit  de  la  nécessité;  mais  il  y  a  une  différence  immense  entre 
une  mesure  de  police  et  une  loi .  .  .  Je  nie  que  le  projet  puisse 
èti'e  mis  en  délibération.  Je  déclare  que  je  me  croirais  délié  de 
tout  seiTnent  de  fidélité  envers  ceux  qui  auraient  l'infamie  de 
nommer  une  commission  dictatoriale.  (Applaudissements.)  La  po- 
pularité que  j'ai  ambitionnée,  et  dont  j'ai  eu  l'bonneur.  .  .  (Mur- 
mures à  l'extrême  gauclie)  dont  j'ai  eu  l'bonneur  de  jouir  comme 
un  autre,  n'est  pas  un  faible  roseau;  c'est  dans  la  terre  que  je 
veux  enfoncer  ses  racines  sur  l'imperturbable  base  de  la  raison  et 
de  la  liberté.  (Applaudissements.)  Si  vous  faites  une  loi  contre  les 
émigrants,  je  jme  de  n'y  obéir  jamais.  » 

Le  projet  du  comité  est  rejeté  à  l'unanimité. 


180  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

El  pourtant  les  Lameth  avaient  murmuré;  Tun  d'eux  avait  de- 
mandé la  parole,  et  il  l'avait  laissé  prendre  à  un  député  de  son 
parti,  qui,  dans  une  proposition  fort  ol)scure,  demanda  l'ajour- 
nement. 

Mirabeau  persista  dans  l'ordre  du  jour  pur  et  simple ,  et  voulut 
parler  encore.  Alors  un  homme  de  la  gauche  :  «  Quelle  est  donc 
cette  dictature  de  M.  de  Mirabeau  .►^  »  Celui-ci,  qui  sentit  bien  que 
cet  appel  à  l'envie,  à  la  passion  ordinaire  des  assemblées,  ne  man- 
querait pas  son  but,  s'élança  à  la  tribune,  et,  quoique  le  président 
lui  refusât  la  parole  :  «Je  prie,  dit-il.  Messieurs  les  interrupteurs 
de  se  rappeler  que  j'ai  toujours  combattu  le  despotisme;  je  le 
combattrai  toujours.  Il  ne  suffit  pas  de  compliquer  deux  ou  trois 
propositions.  .  .  (Murmures  plusieurs  fois  répétés.)  Silence  aux 
trente  voix  ! .  .  .  Si  l'ajournement  est  adopté ,  il  faut  qu'il  soit 
décrété  que  d'ici  là  il  n'y  aura  pas  d'attroupements!  » 

Et  il  y  avait  attroupement;  on  ne  l'entendait  que  trop.  Les 
trente,  qui  cependant  avaient  ce  peuple  pour  eux,  n'en  fm^ent  pas 
moins  atterrés  et  ne  sonnèrent  mot.  Mirabeau  avait  fait  tomber 
d'aplomb  sur  leur  tète  la  responsabilité,  et  ils  ne  répondaient  pas. 
Le  public,  la  foule  inquiète  qui  remplissait  les  tribunes  attendait 
en  vain.  Jamais  il  n'y  eut  un  coup  plus  fortement  asséné. 

La  séance  finit  à  5  heures  et  demie.  Mirabeau  alla  chez  sa 
sœur,  son  intime  et  chère  confidente ,  et  lui  dit  :  «  J'ai  prononcé 
mon  arrêt  de  mort.  C'est  fait  de  moi ,  ils  me  tueront.  » 

Sa  sœur,  sa  famille,  depuis  longtemps  en  jugeait  de  même,  elle 
croyait  sa  vie  en  danger.  Quand  il  sortait  le  soir  pour  aller  à  la 
campagne,  son  neveu,  armé,  le  suivait  de  loin,  malgré  lui.  Plu- 
sieurs fois,  on  avait  cru  son  café  empoisonné.  Une  lettre  qui  sub- 
siste prouve  qu'on  lui  dénonça,  d'une  manièi'e  détaillée  et  précise, 
un  complot  d'assassinat. 

Cette  fois,  il  avait  tellement  humilié  ses  ennemis,  les  avait 
montrés  si  parfaitement  indignes  de  ce  grand  rôle  usurpé,  qu'il 
devait  s'attendre  à  tout;  non  que  Duport  et  les  Lameth  fussent 
gens  à  commander  le  crime,  mais,  dans  ceux  qui  les  entouraient, 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRE  IX.  181 

fanatiques  ou  intéressés,  il  y  avait  nombre  d'hommes  qui  n'avaient 
nul  besoin  de  commandement. 

Aussi,  quoique  Miral)eau  eût  la  fièvre  et,  par-dessus,  la  fatigue 
de  cette  séance  violente,  il  voulut,  le  soir  même,  l'affaire  étant 
chaude  encore,  une  heure  après  la  séance,  aller  droit  à  ses  enne- 
mis, droit  aux  Jacobins,  entrer  dans  cette  foule  hostile,  en  fendre 
les  flots,  et,  parmi  tant  d'hommes  furieux  qui  toucheraient  sa 
poitrine,  voir  s'il  en  était  quelqu'un  qui,  du  poignard  ou  de  la 
langue,  osât  l'attaquer. 

Il  était  7  heures  du  soir,  il  entre ...  La  salle  était  pleine.  Les 
muets  de  l'Assemblée  avaient  recouvré  la  parole.  Duport  était  à  la 
tribune;  il  parut  déconcerté.  Au  lieu  d'en  venir  au  fait,  il  errait, 
s'embarrassait  dans  un  interminable  préambule,  parlant  toujours  de 
Lafayette  et  pensant  à  Mirabeau.  Il  hésitait  pour  plusieurs  causes. 
Bien  supérieur  aux  Lameth,  il  sentait  probablement  que,  s'il  por- 
tait à  Mirabeau  un  irréparable  coup,  s'il  parvenait  à  le  mettre  hors 
des  Jacobins,  il  pourrait  bien  n'avoir  fait  que  travailler  pour  Ro- 
bespierre. Enfin  il  franchit  le  pas;  n'ayant  rien  dit  le  matin,  ne 
rien  dire  encore  le  soir,  c'eût  été  tomber  bien  bas.  «  Les  ennemis 
de  la  liberté,  dit-il,  ils  ne  sont  pas  loin  de  vous.  »  Tonnerre 
d'applaudissements.  Tous  regardent  Mirabeau,  plusieurs  viennent 
insolemment  lui  applaudir  à  la  face.  Alors  Duport  retraça  la  séance 
du  matin,  non  sans  quelque  ménagement,  se  déclarant  l'admira- 
teur de  ce  beau  génie,  mais  soutenant  que  le  peuple  avait  besoin 
avant  tout  d'une  probité  austère.  Il  reprocha  à  Mirabeau  l'orgueil 
de  sa  c/tV/a/are.  Vers  la  fin,  il  parut  s'attendrir  encore,  dans  ce 
suprême  combat,  et  dit  ces  paroles  habiles,  que  tout  le  monde 
trouva  touchantes  :  «  Qu'il  soit  un  bon  citoyen ,  je  cours  l'em- 
brasser; et  s'il  détourne  le  visage,  je  me  féliciterai  de  m'en  être 
fait  un  ennemi,  pourvu  qu'il  soit  ami  de  la  chose  publique.  » 

Ainsi  il  laissait  la  porte  ouverte  au  repentir  de  Mirabeau,  fai- 
sait grâce  à  son  vainqueur,  lui  offrait  en  quelque  sorte  l'absolution 
des  Jacobins. 

Mirabeau   ne   profita   pas    de   cette   générosité.  A   travers  les 


182  HISTOIRE  DE  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 

applaudissements  donnés  à  Duport,  qui  pour  lui  sont  des  ana- 
t  lièmes ,  il  avance  d'une  marche  brusque  et  dit  :  «  11  y  a  deux 
sortes  de  dictatmes,  celle  de  i'intrigue  et  de  l'audace,  celle  de 
la  raison  et  du  talent.  Ceux  qui  n'ont  pas  établi  ou  gardé  la 
première  et  qui  ne  savent  pas  s'emparer  de  la  seconde,  à  qui 
doivent-ils  s'en  prendre,  sinon  à  eux-mêmes.»^»  Puis,  leur  deman- 
dant compte  de  leur  silence  du  matin,  il  assura  que  sa  conscience 
ne  lui  reprochait  pas  d'avoir  soutenu  une  opinion  qui,  quatre 
heures  durant,  avait  paru  celle  de  l'Assemblée  nationale,  et  que 
n'avait  attaquée  aucun  des  chefs  d'opinion.  —  Justification  irri- 
tante; le  mot  c/ie/"  sonnait  très  mal  à  l'oreille  des  Jacobins.  «Au 
reste,  ajouta-t-il  hardiment,  mon  sentiment  sur  l'émigration,  c'est 
la  pensée  universelle  des  philosophes  et  des  sages;  si  l'on  se 
trompait  dans  la  compagnie  de  tant  de  grands  hommes,  il  fau- 
drait bien  s'en  consoler.  »  Les  Jacobins,  d'après  cette  insinuation, 
n'étaient  donc  pas  des  grands  hommes  .►^ 

Les  ménagements  de  Duport,  la  provocante  apologie  de  Mi- 
rabeau, avaient  fait  souffrir  cruellement  Alexandre  de  Lameth. 
Il  voyait  bien  d'ailleurs  les  Jacobins  ulcérés,  il  sentait  qu'il  allait 
expiimer  la  haine  de  tous  avec  la  sienne,  cela  le  mit  hors  de 
lui-même,  lui  fit  perdre  de  vue  toute  politique.  Il  regarda  l'As- 
semblée, et  il  ne  vil  plus  deux  hommes,  en  qui  était  tout  pour- 
tant. Il  ne  vit  pas  près  de  lui  Mirabeau,  dont  les  opinions  mo- 
narchiques au  fond  différaient  peu  des  siennes  et  qu'il  eût  dû 
ménager.  Il  ne  vit  pas  dans  l'Assemblée  la  face  pâle  de  Robes- 
pierre ,  qui ,  muet ,  comme  le  matin ,  attendait  paisiblement  qu'on 
eût  tué  Mirabeau. 

Lameth,  s'adressant  d'abord  au  fonds  le  plus  riche  de  la  nature 
humaine,  l'orgueil  et  l'envie,  répéta,  envenima  l'apostrophe  impé- 
rieuse de  Mirabeau  :  «  Silence  aux  trente  voix!  »  Puis,  s'adressant 
à  l'esprit  du  corps,  à  la  vanité  spéciale  des  Jacobins  :  «  Les  amis 
du  despotisme,  dit-il,  les  amis  du  luxe  et  de  l'argent,  justement 
effrayés  des  progrès  de  cette  société,  illustre  par  toute  la  terre,, 
ont  juré  sa  perte.  Or  voici  le  dernier  complot  auquel  ils  se  sont 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRE  IX.  183 

arrêtés.  Ils  ont  dit  :  «  Il  y  a  cent  cinquante  députés  jacobins 
«  inconiiptihles,  eh  bien,  nous  saurons  les  perdre;  nous  forgerons 
«  tant  de  libelles  qu'on  les  croira  des  factieux.  »  Ah  1  Messieurs, 
si  je  n'avais  connu  ce  complot,  j'aurais  parlé  ce  matin.  Misérable 
situation  des  patriotes ,  forcés  de  se  taire  et  de  transiger  I  Aux  pre- 
mier mots  que  je  disais,  on  a  crié  :  «  Factieux  !  »  puis  ils  ont  fait 
une  émeute,  puis  dit  au  Roi  :  «Eh  bien.  Sire,  voilà  les  Jacobins 
«  défaits  !  »  Quel  est  maintenant  le  centre  de  vos  ennemis.^  Mira- 
beau, toujours  Mirabeau.  Voilà  encore  qu'il  a  rédigé  la  proclama- 
tion du  département;  et  c'est  vous  qu'il  y  désigne  comme  factieux 
à  exterminer.  »  Et  se  touinant  vers  Mirabeau  :  «  Quand  vous  avez 
ainsi  désigné  les  factieux,  je  me  suis  bien  donné  de  garde  d'ob- 
jecter un  mot,  je  vous  ai  laissé  parler,  il  importail  de  vous  con- 
naître. S'il  est  quelqu'un  ici  qui  n'ait  vu  ce  matin  vos  perfidies, 
qu'il  me  démente  !  »  —  Une  voix  :  «  Non.  »  —  «  Et  qui  ose  avoir 
dit  :  «  Non.>^  »  —  La  même  voix  :  «  Je  voulais  dire,  Monsieur  de 
Lamelh,  que  personne  de  l'Assemblée  ne  pourrait  vous  démentir.  » 
Personne  ne  réclamant,  Lameth  tira  parti  habilement  du  mot  de 
Mirabeau  ;  chefs  d'opinion.  Il  flatta  tous  les  muets,  et  poussant  la 
chose  avec  le  vrai  génie  de  Tartufe  :  «  Distinction  insolente  !  c'est 
le  malheur  de  la  nation  fpie  tant  de  députés  modestes  ne  soient 
pas  chefs  d'opinion,  tant  d'excellents  citoyens!...  Le  patriotisme 
est  pour  eux  une  religion  dont  il  leur  suffit  que  le  ciel  voie  la  ferveur  ! 
Ils  n'en  sont  pas  moins  précieux  à  la  patrie;  et  plût  à  Dieu  que 
vous  l'eussiez  aussi  bien  servie  par  vos  discours  qu'eux  par  leur 
silence  !  » 

Parmi  d'autres  paroles,  Lameth  en  dit  une  furieuse;  il  est  rare 
que  l'on  montre  de  tels  al)îmes  de  haine  :  «  Je  ne  suis  pas  de  ceux 
qui  pensent  que  la  bonne  politique  veut  qu'on  ménage  M.  de  Mi- 
rabeau ,  qu'on  ne  le  désespère  pas ...» 

Mirabeau  siégeait  à  côté,  «  et  il  lui  tombait,  dit  Camille  Des- 
moulins, de  grosses  gouttes  du  visage.  Il  était  devant  le  calice, 
dans  le  jardin  des  Olives.  » 

Noble   et  juste    comparaison,  sortie   du   coein-  d'un    ennemi, 


184  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

ennemi  sans  fiel,  innocent,  et  qui,  dans  sa  colère  même,  relève 
encore,  malgré  lui,  celui  qu'il  a  tant  aimé. 

Oui,  Camille  avait  raison.  Le  grand  orateur,  qui,  sur  une  ques- 
tion d'équité,  de  liberté,  d'humanité,  se  voyait  périr,  n'était  pas 
indigne,  après  tout,  d'avoir  aussi  la  sueur  de  sang,  de  boire  le 
calice.  Quoi  qu'il  ait  fait,  ce  vicieux,  ce  coupable,  cet  infortuné 
grand  homme ,  qu'il  en  soit  purifié.  D'avoir  souffert  pour  la  jus- 
tice, pour  le  principe  humain  de  notre  Révolution,  ce  sera  son 
expiation,  son  rachat  devant  l'avenir. 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRE  X.  185 


CHAPITRE  X. 

MORT  DE  MIRABEAU  (2  AVRIL  1791). 

Mirabeau  Im^  par  la  médiocrité.  —  Indécision  du  parti  bâtard  qu'il  combat,  ineptie 
du  parti  qu'il  défend.  —  Il  se  croit  empoisonné ,  bàle  sa  mort,  mars  1791.  — 
Ses  derniers  moments,  sa  mort,  a  avril.  —  Honneurs  qu'on  lui  rend;  ses  funé- 
railles, 4  avril.  —  Jugements  divers  sur  Mirabeau.  —  Il  n'a  pas  trahi  la  France; 
il  y  eut  corruption,  non  trahison.  —  Cinquante  années  d'expiation  suflisent  à  la 
justice  nationale. 

n  est  bien  regretlal)le  que  nous  n'ayons  pas  la  réponse  de  Mi- 
rabeau. Elle  dut  être,  si  nous  jugeons  par  les  résultats,  le  triomphe 
de  l'adresse  etde  l'éloquence.  Nous  en  avons  l'extrait,  probablement 
défiguré.  On  y  entrevoit  néanmoins  que  cette  réponse  dut  contenir, 
parmi  cent  choses  flatteuses  et  insinuantes,  des  mots  ironiques, 
par  exemple  celui-ci  :  «  Et  comment  pourrait-on  me  prêter  l'absurde 
dessein  de  présenter  les  Jacobins  comme  des  factieux,  lorsque 
chaque  jour  ils  réfutent  si  l)ien  cette  calomnie  par  leurs  réponses, 
par  leurs  séances  pu])liques  ?  »  Avec  cela  le  grand  orateur  se  fit  si 
habilement  Jacobin,  si  sensible  à  leur  opinion,  qu'il  lui  suffit  d'un 
moment  pour  tourner  tous  les  esprits.  11  avoua  qu'il  avait  boudé 
les  Jacobins,  mais  en  leur  rendant  justice.  Les  applaudissements 
.s'élevèrent.  Enfin  lorsque,  terminant,  il  dit  :  «Je  resterai  avec 
vous  jusqu'à  l'ostracisme  »,  il  avait  reconquis  les  cœurs. 

Il  sortit  et  ne  revint  plus.  Son  génie  était  tout  contraire  à  celui 
des  Jacobins.  Il  ne  subissait  pas  volontiers  le  joug  de  cet  esprit 
moyen  qui,  n'ayant  ni  le  besoin  de  talent  qu'éprouve  une  élite,  ni 
l'entraînement  du  peuple,  son  instinct  naïf  et  profond ,  exige  qu'on 
soit  moyen,  juste  à  la  même  hauteur,  pas  plus  haut  et  pas  plus 
bas,  et  qui,  tout  défiant  qu'il  peut  être,  se  laisse  néanmoins  gou- 
verner par  une  tactique  médiocre.  La  Révolution  qui  montait 
amenait  à  la  puissance  ces  médiocrités  actives. 


186  F^ISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

La  classe  moyenne,  bourgeoise,  dont  la  partie  la  plus  inquiète 
s'agitait  aux  Jacoliins,  avait  son  avènement.  Classe  vraiment 
moyenne  en  tout  sens,  moyenne  de  fortune,  d'esprit, \^e  talent. 
Le  grand  talent  était  rare ,  plus  rare  l'invention  politique ,  la  langue 
fort  monotone,  toujours  calquée  sur  Rousseau.  Grande,  immense 
différence  avec  le  xvi*  siècle,  où  chacun  a  une  langue  forte,  une 
langue  sienne,  qu'il  fait  lui-même,  et  dont  les  défauts  énergiques 
intéressent,  amusent  toujours.  Sauf  quatre  hommes  de  premier 
ordre,  trois  orateurs,  un  écrivain,  tout  le  j-este  est  secondaire. 
L'idole  qui  passait,  Lafayette,  et  les  idoles  qui  viennent,  giron- 
dines et  montagnardes,  sont  généralement  médiocres.  Mirabeau  se 
voyait  noyé,  à  la  lettre,  dans  la  médiocrité. 

Le  flot  montait,  la  marée  venait  de  la  grande  mer.  Lui,  robuste 
athlète,  il  était  là  sur  le  rivage,  dans  la  ridicule  attitude  de  com- 
battre l'Océan;  le  flot  n'en  montait  pas  moins;  hier  l'eau  jusqu'à 
la  cheville,  aujourd'hui  jusqu'au  genou,  demain  jusqu'à  la  cein- 
ture. .  .  Et  chaque  vague  de  cet  Océan  n'avait  ni  figure  ni  forme; 
chaque  flot  qu'il  prenait,  serrait  de  sa  forte  main,  coulait,  faible, 
fade,  incolore. 

Lutte  ingrate ,  qui  n'était  nullement  ceUe  des  principes  opposés. 
Mirabeau  pouvait  à  peine  définir  contre  quoi  il  combattait.  Ce 
n'était  nullement  le  peuple,  nullement  le  gouvernement  populaire. 
Mirabeau  eût  gagné  à  la  république;  il  eût  été  incontestablement 
le  premier  citoyen.  Il  luttait  contre  un  parti  immense  et  très  faible , 
mêlé  d'apparences  diverses,  et  qui  lui-même  ne  voulait  rien  de 
plus  qu'une  apparence,  un  je  ne  sais  quoi,  un  introuvable  milieu, 
ni  monarchie  ni  république,  parti  métis,  à  deux  sexes,  ou  plutôt 
sans  sexe,  impuissant,  mais,  comme  les  eunuques,  s' agitant  en 
proportion  de  son  impuissance. 

Le  ridicule  choquant  de  la  situation,  c'est  que  c'était  ce  néant, 
qui ,  au  nom  d'un  système  encore  introuvé ,  organisait  la  Tendeur. 

Le  chagrin  saisit  Mirabeau,  le  dégoût.  Il  commençait  à  enti'evoir 
qu'il  était  dupe  de  la  cour,  joué  par  elle,  mystifié.  Il  avait  rêvé 
le  rôle  d'arbitre  entre  la  Révolution  et  la  monarchie;  il  croyait 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRE  X.  187 

prendre  ascendant  sur  la  Reine,  comme  homme,  et  homme  d*Etat, 
la  sauver.  La  Reine,  qui  voulait  moins  être  sauvée  que  vengée,  ne 
goûtait  aucune  idée  raisonnable.  Le  moyen  qu'il  proposait  était 
celui  qu'elle  repoussait  le  plus  :  Etre  modéré  et  juste,  avoir  toujours 
raison;  travailler  lentement,  fortement  l'opinion,  surtout  celle  des 
départements,  hâter  la  fin  de  l'Assemblée  dont  il  n'y  avait  rien  à 
attendre,  en  former  une  nouvelle,  lui  faire  reviser  la  constitution. 
(Voir  ses  Mémoires,  t.  VIII.) 

Il  voulait  sauver  deux  choses,  la  royauté  et  la  liberté,  croyant  la 
royauté  elle-même  une  garantie  de  liberté.  Dans  cette  double  ten- 
tative, il  trouvait  un  grand  oljstacle,  l'incural^le  ineptie  de  la  cour 
qu'il  défendait.  Le  côté  droit,  par  exemple,  ayant  hasardé  contre 
les  couleurs  nationales  une  sortie  insolente,  impi-udente  au  plus 
haut  degi'é,  Mirabeau  y  répondit  par  une  foudroyante  apostrophe, 
par  les  mots  mêmes  cpie  la  France  eût  dits,  si  elle  eût  parlé;  le 
soir,  il  vit  arriver  M.  de  Lamarck  éperdu  qui  venait  le  gronder  de 
la  part  de  la  Reine,  se  plaindre  de  sa  violence.  Il  tourna  le  dos 
et  répondit  avec  indignation  et  mépris.  Dans  son  discours  sur  la 
régence,  il  demanda  et  fit  décréter  que  les  femmes  en  seiaient 
exclues. 

On  ne  voulait  point  s'aider  sérieusement  de  lui ,  mais  seulement 
le  compromettre,  le  dépopulariser.  On  avait,  en  grande  partie, 
obtenu  ce  dernier  point.  Des  trois  rôles  qui  peuvent  tenter  le  génie , 
en  révolution,  Richelieu,  Washington,  Gromwell,  nul  ne  lui  était 
possible.  Ce  qui  lui  restait  de  mieux  à  faire,  c'était  de  mourir  i\ 
temps.  Aussi,  comme  s'il  eût  été  impatient  d'en  finir,  il  augmenta 
encore,  dans  ce  mois  qui  fut  pour  lui  le  dernier,  la  furieuse  dé- 
pense de  vie  qui  lui  était  ordinaire.  Nous  le  retrouvons  partout ,  il 
accepte  au  département,  dans  la  garde  nationale,  de  nouvelles 
fonctions.  A  peine  il  quitte  la  tribune,  versant  sur  tous  les  sujets 
la  lumière  et  le  talent,  descendant  aux  spécialités  qu'on  eût  cru 
lui  être  le  plus  étrangères  (je  pense  aux  discours  sur  les  mines). 

Il  allait,  parlait,  agissait  et  pourtant  se  sentait  mourir,  il  se 
croyait  empoisonné.  Loin  de  combattre  sa  langueur  par  une  vie 


188  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

différente,  il  semblait  plutôt  se  hâter  à  la  rencontre  de  la  mort. 
Vers  le  1 5  mars,  il  passa  une  nuit  à  table  avec  des  femmes,  et  son 
état  s'aggrava.  Il  n'avait  que  deux  goûts  prononcés,  les  femmes  et 
les  fleurs  :  encore  il  faut  ici  s'entendre;  jamais  de  fdles  pu- 
bliques (');  le  plaisir,  chez  Mirabeau,  ne  fut  jamais  séparé  de 
l'amour. . 

Le  dimanche  27  mars,  il  se  trouvait  à  la  campagne,  à  sa  petite 
maison  d'Argenteuil ,  où  il  faisait  beaucoup  de  bien.  Il  avait  toujours 
été  tendre  aux  misères  des  hommes  et  le  devenait  encore  plus  aux 
approches  de  la  mort.  Il  fut  saisi  de  coliques,  comme  il  en  avait 
eu  déjà,  mais  accompagnées  d'angoisses  inexprimables,  se  voyant 
là  mourir  seul,  sans  médecin  et  sans  secours.  Les  secours  vinrent, 
mais  rien  n'y  fit.  En  cinq  jours  il  fut  emporté. 

Cependant,  le  lundi  28,  la  mort  dans  les  dents  et  toute  peinte 
sur  son  visage,  il  s'obstina  à  aller  encore  à  l'Assemblée.  L'affaire 
des  mines  s'y  décidait,  affaire  fort  importante  pour  son  ami,  M.  de 
Lamarck,  dont  la  fortune  y  était  engagée.  Mirabeau  parla  cinq  fois, 
et,  tout  mort  qu'il  était,  il  vainquit  encore.  En  sortant,  tout  fut 
fini;  il  s'était,  dans  ce  dernier  effort,  achevé  pour  l'amitié. 

Le  mardi  29,  le  bruit  se  répandit  que  Mira])eau  était  malade. 
Vive  impression  dans  Paris.  Tous,  ses  adversaires  même,  surent 
alors  combien  ils  l'aimaient.  Camille  Desmoulins,  qui  alors  lui 
faisait  si  rude  guerre,  sent  se  réveiller  son  cœur.  Les  violents  ré- 
dacteurs des  Révolutions  de  Paris,  qui,  à  ce  moment,  proposent  la 
suppression  de  la  royauté,  disent  que  le  Roi  a  envoyé  pour  s'in- 
former de  Mirabeau  et  ajoutent  :  «  Sachons  gré  à  Louis  XVI  de  n'y 
avoir  pas  été  lui-même ,  c'eût  été  une  diversion  fâcheuse,  on  l'aurait 
idolâtré.  » 

Le  mardi  soir,  la  foule  était  déjà  à  la  porte  du  malade.  Le 

''^  Etienne  Dumont,  ch.  xiv,  p.  273.  et  qui  dépensait  tant  de  vie,  mais  il 
—  Mirabeau  travaillait  toujours  envi-  ne  faisait  aucun  excès  de  boisson  ;  son 
ronné  de  fleurs.  Il  avait  des  goûts  plus  éloquence  ne  sortait  pas  du  vin,  comme 
délicats  qu'on  n'a  dit.  Il  était  assez  grand  celle  de  Fox,  Pitt  et  autres  orateurs  an- 
mangeur,  comme  un  bomme  de  sa  force  glais. 


LIVRE  IV.  —  CIIAPITHE  X.  189 

mercredi,  les  Jacobins  lui  envoyèrent  une  députation,  et,  à  la  lèle, 
Barnave,  dont  ii  entendit  avec  plaisir  un  mot  obligeant  qui  lui  fut 
rapporté.  Charles  de  Lameth  avait  refusé  de  se  joindre  à  la  dépu- 
tation. 

Mirabeau  craignait  les  obsessions  des  prêtres  et  avait  ordonné 
de  dire  au  curé,  s'il  venait,  qu'il  avait  vu  ou  devait  voir  son  ami 
l'évèque  d'Autun. 

Personne  ne  fut  plus  grand  et  plus  tendre  dans  la  mort.  Il  par- 
lait de  sa  vie  au  passé,  et  de  lui  qui  avait  été,  et  qui  avait  cessé 
d'être.  Il  ne  voulut  de  médecin  que  Cabanis,  son  ami,  fut  tout 
entier  à  l'amitié,  k  la  pensée  de  la  France.  Ce  qui,  mourant,  l'in- 
quiétait le  plus,  c'était  l'attitude  douteuse,  menaçante  des  Anglais, 
qui  semblaient  préparer  la  guerre.  «Ce  Pitt,  disait-il,  gouverne 
avec  ce  dont  il  menace,  plutôt  qu'avec  ce  qu'il  fait.  Je  lui  aurais 
donné  du  chagrin  si  j'avais  vécu.  » 

On  lui  parla  de  l'empressement  extraordinaire  du  peuple  à  de- 
mander de  ses  nouvelles,  du  respect  religieux,  du  silence  de  la 
foule,  qui  craignait  de  le  troubler.  «Ah!  le  peuple,  dit-il,  un 
peuple  si  bon  est  bien  digne  qu'on  se  dévoue  pour  lui ,  qu'on  fasse 
tout  pour  fonder,  affermir  sa  liberté.  H  m'était  glorieux  de  vivre 
pour  lui,  il  m'est  doux  de  sentir  que  je  meurs  au  milieu  du  peuple.  » 

Il  était  plein  de  sqmbres  pressentiments  sur  le  destin  de  la 
France  ;  «  J'emporte  avec  moi,  disait-il,  le  deuil  de  la  monarchie; 
ses  débris  vont  être  la  proie  des  factieux.  » 

Un  coup  de  canon  s'étant  fait  entendi'e,  il  s'écria,  comme  en 
sursaut  :  «  Sont-ce  déjà  les  funérailles  d'Achille  ?  » 

«  Le  2  avril  au  matin,  il  fit  ouvrir  ses  fenêtres  et  me  dit  d'une 
voix  ferme  (c'est  Cabanis  qui  parle)  :  «  Mon  ami,  je  mourrai  aujour- 
«  d'hui.  Quand  on  en  est  là,  il  ne  reste  plus  qu'une  chose  à  faire, 
«  c'est  de  se  parfumer,  de  se  couronner  de  fleurs  et  de  s'envi- 
«  ronner  de  musique,  afin  d'entrer  agréablement  dans  ce  sommeil 
«  dont  on  ne  se  réveille  plus.  »  Il  appela  son  valet  de  chambre  : 
«Allons,  qu'on  se  prépare  à  me  raser,  à  faire  ma  toilette  tout 
«  entière.  »  11  lit  pousser  son  lit  près  d'une  fenêtre  ouverte  pour 


190  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

contempler  sur  les  arbres  de  son  petit  jardin  les  premiers  indices 
de  la  feuillaison  printanière.  Le  soleil  brillait,  il  dit  :  «  Si  ce  n'est 
«pas  là  Dieu,  c'est  du  moins  son  cousin  germain.  .  .  »  Bientôt 
après  il  perdit  la  parole;  mais  il  répondait  toujours  par  des  signes 
aux  marques  d'amitié  que  nous  lui  donnions.  Nos  moindres  soins 
le  touchaient;  il  y  souriait.  Quand  nous  penchions  notre  visage  sur 
le  sien ,  il  faisait  de  son  côté  des  efforts  pour  nous  embrasser ...» 

Les  souffrances  étant  excessives ,  comme  il  ne  pouvait  plus  par- 
ler, il  écrivit  ce  mot  :  «  Dormir.  »  Il  désirait  abréger  cette  lutte 
inutile  et  demandait  de  l'opium.  Il  expira  vers  8  heures  et  demie. 
Il  venait  de  se  tourner,  en  levant  les  yeux  au  ciel.  Le  plâtre  cjui  a 
saisi  son  visage  ainsi  fixé  n'indique  qu'un  doux  sourire,  un  sommeil 
plein  de  vie  et  d'aimables  songes. 

La  douleur  fut  immense,  universelle.  Son  secrétaire,  qui  l'ado- 
rait et  qui  plusieurs  fois  avait  tiré  l'épée  pour  lui ,  voulut  se  couper 
la  gorge.  Pendant  la  maladie,  un  jeune  homme  s'était  présenté, 
demandant  si  l'on  voulait  essayer  la  transfusion  du  sang,  offrant  le 
sien  pour  rajeunir,  raviver  celui  de  Mirabeau.  Le  peuple  fit  fermer 
les  spectacles,  dispersa  même  par  ses  huées  un  bal  qui  semblait 
insulter  à  la  douleur  générale. 

Cependant  on  ouvrait  le  corps.  Des  bruits  sinistres  avaient  cir- 
culé. Un  mot  dit  à  la  légère,  qui  eût  confirmé  l'idée  d'empoison- 
nement, aurait  pu  coûter  la  vie  à  telle  personne  peut-être  inno- 
cente. Le  fils  de  Mirabeau  assure  que  la  plupart  des  médecins 
qui  firent  l'autopsie  «  trouvèrent  des  traces  indubitables  de  poison  », 
mais  que  sagement  ils  se  turent. 

Le  3  avril,  le  département  de  Paris  se  présenta  à  l'Assemblée 
nationale,  demanda,  obtint  que  l'église  de  Sainte-Geneviève  fût 
consacrée  à  la  sépulture  des  grands  hommes,  et  que  Mirabeau  y 
fût  placé  le  premier.  Sur  le  fronton  devaient  être  inscrits  ces  mots  : 
«  Aux  grands  hommes  la  patrie  reconnaissante.  »  Descartes  y  était. 
Voltaire  et  Rousseau  devaient  y  venir.  «  Beau  décret  I  dit  Camille 
Desmoulins.  Il  y  a  mille  sectes  et  mille  églises  entre  les  nations, 
et,  dans  une  même  nation,  le  Saint  des  saints  pour  l'un  est  l'abo- 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRE  X.  191 

niinalioii  pour  l'autre.  Mais,  pour  ce  temple  et  ses  reliques,  il  n'y 
aura  pas  de  disputes.  Cette  basilique  réunira  tous  les  hommes  à  sa 
religion.  » 

Le  4  avril  eut  lieu  la  pompe  funèbre  la  plus  vaste,  la  plus  po- 
pulaire qu'il  y  ait  eu  au  monde,  avant  celle  de  Napoléon,  au 
i5  décembre  i84o.  Le  peuple  seul  fit  la  police  et  la  lit  admi- 
rablement. Nul  accident  dans  cette  foule  de  trois  ou  quatre  cent 
mille  hommes.  Les  rues,  les  boulevards,  les  fenêtres,  les  toits,  les 
arbres,  étaient  chargés  de  spectateurs. 

En  tète  du  cortège  marchait  Lafayelte,  puis,  entom'é  roya- 
lement des  douze  huissiers  à  la  chaîne,  Tronchet,  le  président  de 
l'Assemblée  nationale,  puis  l'Assemblée  tout  entière  sans  distinc- 
tion de  partis.  L'intime  ami  de  Mirabeau ,  Sieyès ,  qui  détestait  les 
Lameth  et  ne  leur  parlait  jamais,  eut  pourtant  l'idée  noble  et 
délicate  de  prendre  le  bras  de  Charles  de  Lameth,  les  couvrant 
ainsi  de  l'injuste  soupçon  qu'on  faisait  peser  sur  eux. 

Immédiatement  après  l'Assemblée  nationale ,  comme  une  seconde 
assemblée,  avant  toutes  les  autorités,  marchait  en  masse  serrée  le 
club  des  Jacobins.  Ils  s'étaient  signalés  par  le  faste  de  la  douleur, 
ordonnant  un  deuil  de  huit  jours,  et  d'anniversaire  en  anniversaire, 
un  deuil  éternel. 

Ce  convoi  immense  ne  put  arriver  qu'à  8  heures  à  l'église  Saint- 
Eustache.  Cérutli  prononça  l'éloge.  Vingt  mille  gardes  nationaux 
déchargeant  à  la  fois  leurs  armes,  toutes  les  vitres  se  brisèrent; 
on  crut  un  moment  ((ue  l'église  s'écroulait  sur  le  cercueil. 

Alors  la  pompe  funéraire  reprit  son  chemin,  aux  flambeaux. 
Pompe  vraiment  funèbre  à  cette  heiu'e.  C'était  la  première  fois 
qu'on  entendait  deux  instruments  tout-puissants,  le  trombone  et 
le  tam-lam.  «  Ces  notes,  violemment  détachées,  arrachaient  les  en- 
trailles et  brisaient  le  cœur.  »  On  arriva  bien  tard,  dans  la  nuit,  à 
Sainte-Geneviève. 

L'impression  du  jour  avait  été  généralement  calme  et  solennelle, 
pleine  d'un  sentiment  d'immortalité.  On  eût  dit  que  l'on  trans- 
férait les  cendres  de  Voltaire,  d'un  homme  mort  depuis  longtemps, 


192  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

d'un  de  ces  hommes  qui  ne  meurent  jamais.  Mais  à  mesure  que  le 
jour  disparut  et  que  le  convoi  s'enfonça  dans  l'ombre  doublement 
obscure  de  la  nuit  et  des  rues  profondes,  qu'éclairaient  les  lueurs 
des  torches  tremblantes,  les  imaginations  aussi  entrèrent  malgré 
elles  dans  le  ténébreux  avenir,  dans  les  pressentiments  sinistres.  La 
mort  du  5eul  qui  fût  grand  mettait,  dès  ce  jour,  entre  tous  une 
formida])le  égalité.  La  Révolution  allait  dès  lors  rouler  sur  une 
pente  rapide,  elle  allait  par  la  voie  sombre  au  triomphe  ou  au 
tombeau.  Et  dans  cette  voie  devait  à  jamais  lui  manquer  un  homme, 
son  glorieux  compagnon  de  route,  homme  de  grand  cœur,  après 
tout,  sans  fiel,  sans  haine,  magnanime  pour  ses  plus  cruels  enne- 
mis. Il  emportait  avec  lui  quelque  chose,  qu'on  ne  savait  pas  bien 
encore ,  on  ne  le  sut  que  trop  plus  tard  :  l'esprit  de  paix  dans  la 
guerre  même,  la  bonté  sous  la  violence,  la  douceur,  l'humanité. 

Ne  laissons  pas  encore  Mirabeau  dormir  dans  la  terre.  Ce  que 
nous  venons  de  mettre  à  Sainte-Geneviève ,  c'est  la  moindre  partie 
de  lui.  Restent  son  âme  et  sa  mémoire,  qui  doivent  compte  à  Dieu 
et  au  genre  humain. 

Un  seul  homme  refusa  d'assister  au  convoi ,  l'honnête  et  austère 
Pétion.  Il  assurait  avoir  lu  un  plan  de  conspiration  de  la  main  de 
Mirabeau. 

Le  grand  écrivain  du  temps,  âme  naïve,  jeune,  ardente,  qui  en 
représente  le  mieux  les  passions,  les  fluctuations,  je  parle  de  Des- 
moulins, varie  étonnamment  en  quelques  jours  dans  son  jugement 
sur  Mirabeau,  et  finit  par  porter  sur  lui  l'arrêt  le  plus  accablant. 
Nul  spectacle  plus  curieux  que  celui  de  ce  violent  nageur,  battu, 
comme  par  la  vague,  de  la  haine  à  l'amitié,  enfin  échoué  à  la  haine. 

D'abord,  dès  qu'il  le  sait  malade,  il  se  trouble,  et,  tout  en  l'atta- 
quant encore,  il  laisse  échapper  son  cœur,  il  rappelle  les  services 
immortels  que  Mirabeau  rendait  à  la  liberté  :  «  Tous  les  patriotes 
disent,  comme  Darius  dans  Hérodote  :  «  Histiée  a  soulevé  l'Ionie 
«  contre  moi ,  mais  Histiée  m'a  sauvé  quand  il  a  rompu  le  pont  de 
«  l'Ister.  » 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRE  X.  193 

Et  quelques  pages  après  : 

«  Mais.  .  .  Miral)eau  se  meurt,  Mirabeau  est  mortl  De  quelle 
immense  proie  la  morl  vient  de  se  saisir!  J'éprouve  encore  en  ce 
moment  le  même  choc  d'idées,  de  sentiments,  qui  me  fit  demeurer 
sans  mouvements  et  sans  voix,  devant  cette  tète  pleine  de  systèmes, 
quand  j'ol)tins  qu'on  me  levât  le  voile  qui  la  couvrait,  et  que  j'y 
cherchais  encore  son  secret.  C'était  un  sommeil,  et  ce  qui  me 
frappa  au  delà  de  toute  expression,  telle  on  peint  la  sérénité  du 
juste  et  du  sage.  Jamais  je  n'oublierai  cette  tète  glacée  et  la  situa- 
tion déchirante  où  sa  vue  me  jeta ...  » 

Huit  jours  après,  tout  est  changé  I  Desmoulins  est  un  ennemi. 
La  nécessité  d'éloigner  les  affreux  soupçons  qui  planaient  sur  les 
Lameth  jette  le  mobile  écrivain  dans  une  violence  terrible.  L'amitié 

lui  fait  trahir  l'amitié! Sublime  enfant I  mais  sans  mesure, 

toujours  extrême  en  tout  sens  I 

«  Pour  moi ,  lorsqu'on  m'eut  levé  le  drap  mortuaire ,  à  la  vue 
d'un  homme  que  j'avais  idolâtré ,  j'avoue  que  je  n'ai  pas  senti  venir 
une  larme,  et  que  je  l'ai  regardé  d'un  œil  aussi  sec  que  Cicéron 
regardait  le  corps  de  César  percé  de  vingt-trois  coups.  Je  contem- 
plais ce  superbe  magasin  d'idées,  démeublé  par  la  mort;  je  souf- 
frais de  ne  pouvoir  donner  des  larmes  à  un  homme,  et  qui  avait 
un  si  beau  génie,  et  qui  avait  rendu  de  si  éclatants  services  à  sa 
patrie,  et  qui  voulait  que  je  fusse  son  ami.  Je  pensais  à  cette  ré- 
ponse de  Mirabeau  mourant  à  Socrate  mourant,  à  sa  réfutation  du 
long  entretien  de  Socrate  sur  l'immortalité,  par  ce  seul  mot  : 
Dormir.  Je  considérais  son  sommeil,  et,  ne  pouvant  m'ôter  l'idée 
de  ses  projets  contre  l'affermissement  de  notre  liberté  et  jetant 
les  yeux  sur  l'ensemble  de  ses  deux  dernières  années,  sur  le  passé 
et  sur  l'avenir,  à  son  dernier  mot,  à  cette  profession  de  maté- 
rialisme et  d'athéisme,  je  répondais  aussi  par  ce  seul  mot  :  Tu 
meut  s.  » 

Non,  Mirabeau  ne  peut  mourir.  Il  vivra  avec  Desmoulins.  Celui 
qui  appelait  le  peuple  au  12  juillet  1789,  celui  qui  le  23  juin  dit 
la  grande  parole  du   peuple  à   la  vieille  monarchie,  le  premier 

II.  i3 


mpciaïut  ■tTieattt. 


194  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

orateur  de  la  Révolution  et  son  premier  écrivain  vivront  toujours 
dans  l'avenir,  et  rien  ne  les  séparera. 

Sacré  par  la  Révolution,  identifié  avec  elle,  avec  nous  par 
conséquent ,  nous  ne  pouvons  dégrader  cet  homme  sans  nous  dé- 
grader nous-mêmes,  sans  découronner  la  France. 

Le  temps,  qui  révèle  tout,  n'a  d'ailleurs  rien  révélé  qui  mo- 
tive réellement  le  reproche  de  trahison.  Le  tort  réel  de  Mirabeau 
fut  une  erreur,  une  grave  et  funeste  erreur,  mais  alors  partagée 
de  tous  à  des  degrés  différents.  Tous  alors,  les  hommes  de  tous 
les  partis ,  depuis  Cazalès  et  Maury  jusqu'à  Robespierre ,  jusqu'à 
Marat,  croyaient  que  la  France  était  roysdiste,  tous  voulaient  un 
roi.  Le  nombre  des  républicains  était  vraiment  imperceptible. 

Mirabeau  croyait  qu'il  faut  un  roi  fort  ou  point  de  roi.  L'expé- 
rience a  prouvé  contre  les  essais  intermédiaires,  les  constitutions 
bâtardes  qui,  par  les  voies  de  mensonges,  mènent  aux  tyrannies 
hypocrites. 

Le  moyen  qu'il  propose  au  Roi  pour  se  relever,  c'est  d'être  plus 
révolutionnaire  que  l'Assemblée  même. 

Il  n'y  eut  pas  trahison,  mais  il  y  eut  corruption. 

Quel  genre  de  corruption  ?  L'argent  ?  Mirabeau ,  il  est  vrai ,  reçut 
des  sommes  qui  devaient  couvrir  la  dépense  de  son  immense  cor- 
respondance avec  les  départements,  une  sorte  de  ministère  qu'il 
organisait  chez  lui.  Il  se  dit  ce  mot  subtil,  cette  excuse  qui  n'ex- 
cuse pas  :  qu'on  ne  l'avait  point  acheté,  qu'il  était  payé,  non  vendu. 

Il  y  eut  une  autre  corruption.  Ceux  qui  ont  étudié  cet  homme 
la  comprendront  bien.  La  romanesque  visite  de  Saint-Gloud,  au 
mois  de  mai  i  790,  le  troubla  du  fol  espoir  d'être  le  premier  mi- 
nistre d'un  roi.»^  Non,  mais  d'une  reine,  une  sorte  d'époux  poli- 
tique, comme  avait  été  Mazarin.  Cette  folie  resta  d'autant  mieux 
dans  son  esprit  que  cette  unique  et  rapide  apparition  fut  comme 
une  sorte  de  songe  qui  ne  revint  plus,  qu'il  ne  put  comparer  sé- 
rieusement avec  la  réalité.  Il  en  garda  l'illusion.  Il  la  vit,  comme 
il  la  voulait ,  une  vraie  fille  de  Marie-Thérèse ,  violente ,  mais  ma- 
gnanime, héroïque.  Cette  erreur  fut  d'ailleurs  habilement  cultivée, 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRE  X.  195 

entretenue.  Un  homme  lui  fut  attaché  jour  et  nuit,  M.  de  La- 
maixk,  qui  lui-même  aimait  beaucoup  la  Reine,  beaucoup  Mira- 
beau, et  qui,  ne  le  quittant  pas,  fortifia  toujours  en  lui  ce  rêve  du 
génie  de  la  Reine.  .  .  Si  belle,  si  malheureuse,  si  courageuse  1 
Une  seule  chose  lui  manquait ,  la  lumière ,  l'expérience ,  un  conseil 
hardi  et  sage,  une  main  d'homme  où  s'appuyer,  la  forte  main  de 
Mirabeau  1 .  .  .  Telle  fut  la  véritalile  corruption  de  celui-ci ,  une 
coupable  illusion  de  cœur,  pleine  d'ambition,  d'orgueil. 

Maintenant,  assemblons  en  jury  les  hommes  irréprochables, 
ceux  qui  ont  droit  déjuger,  ceux  qui  se  sentent  purs  eux-mêmes, 
purs  d'argent,  ce  qiii  n'est  pas  rare,  por5  de  haine,  ce  qui  est  rare 
(que  de  puritains  qui  préfèrent  à  l'argent  la  vengeance  et  le  sang 
versé  ! .  .  .  )  Assemblés ,  interrogés ,  nous  nous  figurons  qu'ils  n'hé- 
siteront pas  à  décider  comme  nous  : 

Y  eut-il  trahison?.  .  .  Non. 

Y  eut-il  corruption  .\  .  .  Oui. 

Oui ,  l'accusé  est  coupable.  —  Aussi ,  quelque  doulom*euse  que 
la  chose  soit  à  dire,  il  a  été  justement  expulsé  du  Panthéon. 

La  Constituante  eut  raison  d'y  mettre  l'homme  intrépide  qui  fut 
le  premier  organe,  la  voix  même  de  la  liberté.  —  La  Convention 
eut  raison  de  mettre  hors  du  temple  Thonmie  corrompu,  ambi- 
tieux, faible  de  cœur,  qui  aurait  préféré  à  la  patrie  une  femme  et 
sa  pi'opre  gi'andeiu*. 

Ce  fut  par  un  triste  jour  d'automne ,  dans  cette  tragique  année 
de  1794,  où  la  France  avait  presque  achevé  de  s'exterminer  elle- 
même,  ce  fut  alors  qu'ayant  tué  les  vivants,  elle  se  mit  à  tuer  les 
morts,  s'arracha  du  cœur  son  plus  glorieux  fils.  Elle  mit  une  joie 
sauvage  dans  celte  suprême  douleur.  L'homme  de  la  loi  chargé  de 
la  hideuse  exécution,  dans  un  procès-verbal  informe,  ignorant, 
barbare,  qui  donne  une  idée  étrange  du  temps,  dit  ces  propres 
mots;  j'en  conserve  l'orthographe  :  «Le  cortège  de  la  fêle  s'étant 
airêté  sur  la  place  du  Panthéon,  un  des  citoyens  huissier  de  la 
Convention  s'est  avancé  vers  la  porte  d'entrée  dudit  Panthéon,  y 
a  fait  lecture  du  décres  qui  exclus  d'y  celuy  les  restes  d'Honoré 

i3. 


196  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

Riqueti  Mirabeau,  qui  aussitôt  ont  été  porté  dans  un  cercueil  de 
bois  hors  de  l'enceinte  dudit  temple,  et  nous  ayant  été  remis, 
nous  avons  fait  conduire  et  déposer  ledit  cercueil  dans  le  lieu  or- 
dinaire des  sépidtures.  .  .  »  Ce  lieu  n'est  autre  que  Glamart,  cime- 
tière des  suppliciés,  dans  le  faubourg  Saint-Marceau.  Le  corps  y 
fut  porté  pendant  la  nuit  et  inhumé,  sans  nul  indice,  vers  le  mi- 
lieu de  l'enceinte.  Il  y  est  encore  aujourd'hui,  en  1847,  selon 
toute  apparence.  Voilà  plus  d'un  demi-siècle  que  Mirabeau  est  là, 
dans  la  terre  des  suppliciés  ^^K 

Nous  ne  croyons  pas  à  la  légitimité  des  peines  éternelles.  C'est 
assez  pour  ce  pauvre  grand  homme  de  cinquante  ans  d'expiation. 
La  France,  n'en  doutons  pas,  dès  qu'elle  aura  des  jours  meilleurs, 
ira  le  chercher  dans  la  terre ,  elle  le  remettra  où  il  doit  rester,  dans 
son  Panthéon,  l'orateur  de  la  Révolution  aux  pieds  des  créateurs 
de  la  Révolution,  Descartes,  Rousseau,  Voltaire.  L'exclusion  fut 
méritée,  mais  le  retour  est  juste  aussi.  Pourquoi  lui  envierions- 
nous  cette  sépulture  matérielle,  quand  il  en  a  une  morale  dans  le 
souvenir  reconnaissant,  au  cœur  même  de  la  France? 

''^  La  jeunesse    studieuse   qui    fré-  seulement  la  partie  latérale ,  le  long  des 

quente  cette  enceinte ,  aujourd'hui  con-  murs,  et  l'on  y  a  trouvé,   dans  leurs 

sacrée  aux  études  anatomiques,  doit  sa-  robes  noires,  très  bien  conservées,  des 

voir  qu'elle  marche  tous  les  jours  sur  le  prêtres  tués  au  3  septembre.  Il  serait 

corps  de  Mirabeau.  Il  est  là  encore  dans  digne  de  la  ville  de  Paris  de  prendre 

son  cercueil  de  plomb.   Le  centre  de  cette  honorable  initiative,  de  rendre  M i- 

l'enceinte  n'a  jamais  été  fouillé,  mais  rabeau  aujour,  de  lui  rendre  un  tombeau. 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRE  XI.  197 


CHAPITRE  XI. 

INTOLÉRANCE  DES  DEUX  PARTIS.  -  PROGRÈS  DE  RORESPIERRE. 

L'Assemblée,  sur  la  proposition  de  Robespierre,  décide  que  les  députés  ne  seront 
ni  ministres  ni  réélus,  etc.,  7  avril- 16  mai  1791.  —  Robespierre  succède  au 
crédit  des  Lameth  près  des  Jacobins,  avril.  —  Les  Lametli  conseillers  de  la  cour, 
avril.  —  Ils  ne  parlent  ni  contre  la  limitation  de  la  garde  nationale,  a8  avril,  ni 
pour  la  défense  des  clubs ,  mai.  —  Lutte  de  Duport  et  de  Robespierre ,  1 7  mai. 
—  Tous  deux  parlent  contre  la  peine  de  mort.  —  La  lutte  religieuse  éclate  aux 
approches  de  Pâques,  17  avril  1791;  le  Roi  communie  avec  éclat.  —  Le  Roi  con- 
state publiquement  sa  captivité,  18  avril.  —  Intolérance  ecclésiastique,  spéciale- 
ment contre  ceux  qui  sortent  des  couvents.  —  Intolérance  jacobine  contre  le 
culte  des  réfractaires,  mai.  —  Lettre  du  pape  brûlée,  4  mai.  —  L'Assemblée 
accorde  à  Voltaire  les  honneurs  du  Panthéon,  3o  mai  179». 

Le  7  avril,  cinq  jours  après  la  mort  de  Mirabeau,  Robespierre 
proposa  et  fit  décréter  que  nul  membre  de  l'Assemblée  ne  pourrait 
être  porté  au  ministère  pendant  les  quatre  années  qui  suivraient  la 
session. 

Aucun  député  important  n'osa  faire  d'objection.  Nulle  réclama- 
tion des  rédacteuFS  ordinaires  de  la  constitution  (Thouret,  Cbape- 
lier,  etc.),  nulle  des  agitateurs  de  la  gaucbe  (Duport,  Lameth, 
Barnave,  etc.).  Ils  se  laissèrent  enlever,  sans  mot  dire,  tout  le  fruit 
qu'ils  pouvaient  attendre  de  la  mort  de  Miral^eau.  L'entrée  au 
pouvoir,  qui  semblait  s'ouvrir,  leur  fut  fermée  poiu'  toujours. 

Cinq  semaines  après,  le  16  mai,  Robespierre  proposa  et  fit  dé- 
créter que  les  membres  de  l'Assemblée  actuelle  ne  pourraient  être 
élus  à  la  première  législature. 

Par  deux  fois  l'Assemblée  constituante  vota  par  acclamation 
contre  elle-même. 

Et  deux  fois  sur  la  proposition  du  député  le  moins  agréable  à 
l'Assemblée,  de  celui  dont  elle  avait  invariablement  repoussé  les 
motions,  les  amendements. 


W8  HISTOIRE  dp:  LA  RÉVOLUTION  FRANÇALSE. 

Il  y  a  là  un  grand  changement ,  qu'il  faut  tâcher  d'expliquer. 

Et  d'ahord,  un  signe  hien  surprenant  que  nous  en  trouvons, 
c'est,  dès  le  lendemain  de  la  mort  de  Miraheau,  le  ton  nouveau, 
audacieux,  presque  impérieux  de  Rohespierre.  Le  6  avril,  il  re- 
procha violemment  au  comité  de  constitution  la  présentation  à 
Vimprovisle  du  projet  d'organisation  ministérielle  (présenté  depuis 
deux  mois).  Il  parla  «  de  V effroi  que  lui  inspirait  l'esprit  qui  prési- 
dait aux  délihérations  ».  Il  finit  par  cette  parole  dogmatique  :  «  Voici 
Vinstruction  essentielle  que  je  présente  à  l'Assemhlée.  »  Et  l'Assem- 
blée ne  murmura  point.  Elle  lui  accorda,  pour  le  fond  de  la  loi, 
l'ajournement  au  lendemain;  et  c'est  le  lendemain,  7  avril,  qu'as- 
suré probablement  d'une  forte  majorité,  il  fit  la  proposition  d'in- 
terdire le  ministère  aux  députés  pour  quatre  ans. 

Robespierre  n'était  plus  f homme  hésitant,  timide.  Il  avait  pris 
autorité.  On  le  sentit  au  1 6  mai ,  où  il  développa  avec  une  gravité 
souvent  éloquente  cette  thèse  de  morale  politique ,  que  le  législa- 
teur doit  se  faire  un  devoir  de  rentrer  dans  la  foule  des  citoyens 
et  se  dérober  même  à  la  reconnaissance.  L'Assemblée,  fatiguée  de 
son  comité  de  constitution,  d'un  décemvirat  qui  parlait  toujours 
et  légiférait  toujours,  sut  bon  gré  à  Robespierre  d'avoir  le  pre- 
mier exprimé  une  pensée  juste  et  vraie,  qu'on  peut  résumer  ainsi  : 
«  La  constitution  n'est  point  sortie  de  la  tète  de  tel  ou  tel  oratem\ 
mais  du  sein  même  de  l'opinion  qui  nous  a  précédés  et  qui  nous  a 
soutenus.  Après  deux  années  de  travaux  au-dessus  des  forces  hu- 
maines, il  ne  nous  reste  qu'à  donner  à  nos  successeurs  l'exemple 
de  l'indifférence  pour  notre  immense  pouvoir,  pour  tout  autre  in- 
térêt que  le  bien  public.  Allons  respirer  dans  nos  départements 
l'air  de  l'égalité.  » 

Et  il  ajouta  ce  mot  impérieux ,  impatient  :  «  Il  me  semble  que , 
pour  l'honneur  des  principes  de  l'Assemblée,  cette  motion  ne  doit 
pas  être  décrétée  avec  trop  de  lenteur.  »  Loin  d'être  blessée  de  ce 
mot,  l'Assemblée  applaudit,  ordonne  l'impression,  veut  aller  aux 
voix.  Chapelier  demande  en  vain  la  parole.  La  proposition  est  vo- 
tée à  la  presque  unanimité. 


LIVRE  IV.   —  CHAPITRE  XI.  199 

Le  prôneiir  habituel  et  très  zélé  de  Robespierre,  Camille  Des- 
moulins,  dit  avec  raison  qu'il  regarde  ce  décret  comme  un  coup 
de  maître  :  «  On  pense  bien  qu'il  ne  l'a  emporté  ainsi  de  haute  lutte 
que  parce  qu'il  avait  des  intelligences  dans  l'amour-propre  de  la 
grande  majorité,  qui,  ne  pouvant  être  réélue,  a  saisi  avidement 
cette  occasion  de  niveler  tous  les  honorables  membres.  .  .  Notre 
féal  a  calculé  tiès  bien,  »  etc. 

Ce  qu'il  avait  calculé  et  que  Desmoulins  ne  peut  dire,  c'est 
que,  pour  les  deux  extrêmes,  Jacobins,  aristocrates,  l'ennemi 
commun  à  détruire  était  la  constitution  et  les  constitutionnels, 
pères  et  défenseurs  naturels  de  cet  enfant  peu  viable. 

Mais  Robespierre  était  un  homme  trop  politique  pour  qu'on 
croie  qu'il  s'en  rapportât  à  ce  calcul  de  vraisemblance ,  à  cette  hy- 
pothèse fondée  sur  une  connaissance  générale  de  la  nature  hu- 
maine. Quand  on  le  voit  parler  avec  tant  de  force,  d'autorité  et  de 
certitude,  on  ne  peut  douter  qu'il  ne  fût  très  positivement  instruit 
de  l'appui  que  sa  proposition  trouverait  auprès  du  côté  droit.  Les 
prêtres,  pour  cjui  récemment  il  s'était  fort  avancé,  presque  com- 
promis (le  1  2  mars) ,  pouvaient  l'éclairer  parfaitement  sur  la  pen- 
sée de  leur  parti. 

D'autre  part,  si  la  voix  de  Robespierre  seml)le  grossie  tout  à 
coup,  c'est  qu'elle  n'est  plus  celle  d'un  homme;  un  grand  peuple 
parle  en  lui,  celui  des  sociétés  jacobines.  La  société  de  Paris, 
nous  l'avons  vu,  fondée  par  des  députés,  et  qui  d'abord  en  compte 
quatre  cents  en  octobre  1789,  en  a  au  plus  cent  cinquante  le 
28  février  1791,  le  jour  où  Mirabeau  fut  tué  par  les  Lameth.  Qui 
donc  domine  aux  Jacobins.»^  Ceux  qui  ne  sont  pas  députés,  qui 
veulent  l'être;  ceux  qui  désirent  que  l'Assemblée  constituante  ne 
puisse  être  réélue.  C'est  la  pensée  des  Jacobins  que  Robespierre  a 
exprimée,  leur  désir,  leur  intérêt;  il  est  leur  organe.  U  parle  pour 
eux  et  devant  eux,  soutenu  par  eux;  car  ce  sont  eux  que  je  vois 
là-haut  remplir  les  tribunes.  Cette  assemblée  supérieure,  comme  je 
l'ai  nommée  déjà,  commence  à  peser  lourdement  d'en  haut  sur 
l'Assemblée  constituante.  Et  ce  n'est  pas  une  des  moindres  raisons 


200  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

qui  fait  que  celle-ci  aspire  au  repos.  De  plus  en  plus,  les  tribunes 
interviennent,  mêlent  des  paroles  aux  discours  des  orateurs,  des 
applaudissements,  des  huées.  Dans  la  question  des  colonies  par 
exemple,  un  défenseur  des  colons  fut  sifilé  outrageusement.  - 

L'histoire  intérieure  de  la  société  jacobine  est  infiniment  diffi- 
cile à  pénétrer.  Leur  prétendu  journal,  rédigé  par  Laclos,  loin 
d'en  être  la  lumière,  en  est  l'obscurcissement.  Ce  qui  pourtant  est 
très  visible ,  c'est  que  des  deux  fractions  primitives  de  la  société , 
la  fraction  orléaniste  baisse  alors,  discréditée  par  l'avidité  de  son 
chef  dans  l'affaire  des  4  millions ,  par  la  polémique  républicaine 
que  Brissot  et  autres  dirigent  contre  elle.  L'autre  fraction  (Duport, 
Barnave  et  Lameth)  semble  aussi  usée,  énervée;  il  semble  qu'en 
blessant  à  mort  Mirabeau ,  le  soir  du  2  8  février,  elle  ait  laissé  dans 
la  plaie  son  dard  et  sa  vie.  En  mars,  agit-elle  encore  dans  la  vio- 
lente émeute  où  les  Jacobins  firent  achever  le  club  des  Monar- 
chiens  à  coups  de  pierres  et  de  bâtons.*^  C'est  ce  qu'on  ne  peut 
bien  savoir.  Ce  qu'on  peut  dire  en  général  des  triumvirs,  c'est  que 
leur  mauvais  renom  d'intrigue  et  de  violence ,  les  bruits  sinistres 
(quoique  injustes)  qui  coururent  sur  eux  à  l'occasion  de  la  mort 
de  Mirabeau,  auront  conduit  les  Jacobins  à  suivre  de  préférence 
un  homme  net ,  pauvre ,  austère ,  de  précédents  inattaquables.  La 
scène  remarquable,  observée  de  tous,  à  l'enterrement  de  Mirabeau 
(Lameth,  au  bras  de  Sieyès,  couvert  par  lui  contre  les  soupçons 
du  peuple ,  un  Jacobin  protégé  en  quelque  sorte  devant  le  peuple 
par  l'impopulaire  abbéi),  c'était  de  quoi  faire  réfléchir  la  société 
jacobine.  Elle  laissa  les  Lameth,  se  donna  à  Robespierre. 

L'affaire  des  Jacobins  de  Lons-le-Saulnier,  décidée  contre  les 
Lameth  par  la  société  de  Paris,  vers  la  fin  de  mars,  me  paraît 
dater  leur  décès.  On  pourrait  dire  presque  qu'ils  meurent  avec 
Mirabeau;  vainqueurs,  vaincus,  ils  s'en  vont  à  peu  près  en  même 
temps. 

Rien  n'avait  plus  contribué  k  accélérer  leur  ruine  que  leur  opi- 
nion illibérale  sur  les  droits  des  hommes  de  couleur.  Les  Lameth 
avaient  des  habitations  aux  colonies,  des  esclaves.  Barnave  parla 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRE  XI.  201 

hardiment  pour  les  planteurs.  L'Assemblée,  balancée  entre  la 
question  trop  évidente  du  droit  et  la  crainte  d'exciter  un  incendie 
général,  rendit  cet  étrange  décret:  «  Qu'elle  ne  délibérerait yamaw 
sur  l'état  des  personnes  non  nées  de  père  et  de  mère  libres,  si  elle 
n'en  était  requise  par  les  colonies.  »  On  était  tout  à  fait  sûr  que 
cette  réquisition  ne  viendrait  jamais  :  c'était  s'interdire  de  jamais 
délibérer  sur  l'esclavage  des  noirs.  Les  planteurs  voulurent  élever 
une  statue  à  Barnave,  comme  s'il  était  mort  déjà;  cela  n'était  que 
trop  vrai. 

Indépendamment  de  ces  intérêts,  une  influence  occulte  contri- 
buait, il  faut  le  dire,  à  neutraliser  les  Lameth. 

Peu  après  la  mort  de  Mirabeau,  lorsque  beaucoup  de  gens  les 
en  accusaient,  un  matin,  de  ti'ès  bonne  heure,  Alexandre  de  Lameth 
étant  encore  couché,  un  petit  homme  sans  apparence  veut  lui 
palier,  est  admis.  C'était  M.  de  Montmorin,  ministre  des  affaires 
étrangères.  Le  ministre  s'assoit  près  du  lit  et  fait  sa  confession. 
Il  dit  du  mal  de  Mirabeau  (sûr  moyen  de  plaire  à  Lameth),  se 
reproche  la  mauvaise  voie  où  il  est  entré,  les  grandes  sommes 
qu'il  a  dépensées  poiu*  pénétrer  les  secrets  des  Jacobins.  «  Tous  les 
soirs,  dit-il,  j'avais  les  lettres  qu'ils  avaient  reçues  des  provinces, 
et  je  les  lisais  au  Roi,  qui  souvent  admirait  la  sagesse  de  vos  ré- 
ponses. »  La  conclusion  de  l'entretien  que  Lameth  oublie  de  don- 
ner, mais  qu'on  sait  parfaitement,  c'est  que  Lameth  succéda,  sous 
un  rapport,  à  Mirabeau,  qu'il  devint  ce  qu'était  déjà  Barnave  de- 
puis le  mois  de  décembre,  un  des  conseillers  secrets  de  la  coiu'C^. 

L'Assemblée,  le  28  avril,  franchit  un  pas  redouté;  elle  décida 
que  les  citoyens  actifs  pourraient  seuls  être  gardes  nationaux.  Ro- 
bespierre réclama.  Duport  et  Barnave  gardèrent  le  silence;  Charles 
de  Lameth  parla  sur  un  accessoire. 

La  véritable  pierre  de  touche,  la  mortelle  épreuve,  c'était  la 
défense  des  clubs,  attaqués  solennellement  devant  l'Assemblée  par 
le  département  de  Paris,  la  défense  des  assemblées  populaires  en 

^''  Rien  de  plus  vide,  de  moins  instructif,  de  plus  habilement  nul  que  les  Mé- 
moires de  Barnave  sur  1791.  Lameth  n'y  arrive  pas. 


202  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

général,  communes,  sections,  libres  associations,  iem-  droit  de  faire 
des  pétitions  collectives,  des  adresses,  lem*  droit  d'afficher,  etc. 
Chapelier  proposa  une  loi  qui  leur  ôtait  ce  droit;  elle  fut  votée, 
en  effet,  non  exécutée.  Il  déclarait  que,  sans  cette  loi,  les  clubs 
seraient  des  corporations,  et  de  toutes  les  plus  formidables.  Ro- 
bespierre et  Pétion  se  portèrent  défenseurs  des  clubs.  Duport, 
Barnave  et  Lameth,  les  fondateurs  des  Jacobins  et  leurs  meneurs 
si  longtemps ,  n'allaient-ils  pas  parler  aussi  ?  Tout  le  monde  s'y  at- 
tendait  Non,  silence,  profond  silence.  Visiblement  ils  abdi- 
quaient. 

Robespierre  leur  avait  lancé  un  mot  qui ,  sans  doute ,  contribua 
à  lem^  ôter  toute  tentation  de  prendre  la  parole  :  «  Je  n'excite 
point  la  révolte ...  Si  quelqu'un  voulait  m'accuser,  je  voudrais 
qu'il  mît  toutes  ses  actions  en  parallèle  avec  les  miennes.  »  C'était 
porter  le  défi  aux  anciens  perturbateurs  de  pouvoir  parler  de  paix. 

Dans  la  question  de  la  rééligibilité  (16  mai) ,  Duport  laissa  voter 
l'Assemblée  contre  elle-même;  mais,  le  lendemain,  lorsqu'on  n'eut 
plus  à  s'occuper  que  de  la  rééligibilité  des  législatures  suivantes, 
il  sortit  de  son  silence.  Il  semblait  qu'il  voulût  épancher  en  une 
fois  tout  ce  qu'il  avait  d'amertumes  et  de  craintes  de  l'avenir.  Ce 
discours,  plein  de  choses  élevées,  fortes,  prophétiques,  a  le  tort 
le  plus  grave  qu'un  discours  politique  puisse  avoir,  il  est  triste  et 
découragé.  Duport  y  déclare  qu'encore  im  pas,  et  le  gouverne- 
ment n'est  plus,  ou,  s'il  renaît,  ce  sera  poiu'  se  concentrer  dans 
le  pouvoir  exécutif.  Les  hommes  ne  veulent  plus  obéir  aux  anciens 
despotes,  mais  veulent  s'en  faire  de  nouveaux,  dont  la  puissance, 
plus  populaire,  sera  mille  fois  plus  dangereuse.  La  liberté  sera 
placée  dans  l'individualité  égoïste,  l'égalité  dans  un  nivellement 

progressif,  jusqu'au  partage  des  terres Déjà  visiblement  on 

tend  à  changer  la  forme  du  gouvernement,  sans  prévoir  qu'au- 
paravant il  faudra  noyer  dans  le  sang  les  derniers  partisans  du 
trône,  etc.  Puis,  désignant  spécialement  Robespierre,  il  accuse  le 
système  adroit  de  certains  hommes  qui  se  contentent  toujours  de 
parler  principes,  hautes  généralités,  sans  descendre  aux  voies  et 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRE  XI.  203 

moyen.s,  sans  prendre  aucune  responsabilité,  «  car  ce  n'en  est  pa.s 
une  de  tenir  sans  intermplion  luic  chaire  de  droit  naturel  ». 

Duport,  dans  sa  longue  plainte,  paiiait  d'une  idée  inexacte 
(ju'il  répéta  par  deux  fois  :  «  La  Révolution  est  faite.  »  Ce  seul  mot 
détruisait  tout.  L'inquiétude  universelle,  le  sentiment  qu'on  avait 
d'obstacles  infinis  à  vaincre,  l'insuffisance  des  réformes,  tout  cela 
mettait  dans  les  esprits  une  réfutation  muette ,  mais  forte ,  d'une 
telle  assertion.  Robespierre  n'eut  garde  de  saisir  la  prise  dange- 
reuse que  donnait  son  adversaire ,  il  ne  donna  pas  dans  le  piège , 
ne  dit  pas  (ju'il  fallait  continuer  la  Révolution.  Il  se  tint  à  la 
question.  Seulement,  comme  s'il  eût  voulu  rendre  une  idylle  pour 
une  élégie,  il  revint  à  son  premier  discours,  aux  douces  idées 
morales  «  d'un  repos  commandé  par  la  raison  et  par  la  nature ,  d'une 
retraite  nécessaire  pour  méditer  sur  les  principes  ».  Il  garantit 
«  qu'il  existait  dans  chaque  contrée  de  l'Empire  des  pères  de  famille 
qui  viendraient  faire  volontiers  le  métier  de  législateurs,  pour  as- 
surer à  leurs  enfants  des  mœurs,  une  patrie.  .  .  Les  intrigants 
s'éloigneraient  ?  Tant  mieux ,  la  vertu  modeste  recevrait  alors  le 
prix  qu'ils  lui  auraient  enlevé.  » 

Cette  sentimentalité,  traduite  en  langue  politique,  signifiait  que 
Ro])espierre ,  ayant  saisi  le  levier  révolutionnaire,  échappé  aux 
mains  de  Duport  (le  levier  des  Jacobins),  ne  craignait  pas  de  se 
fermer  l'Assemblée  officielle,  au  nom  des  principes,  pour  d'autant 
mieux  tenir  la  seule  Assemblée  active,  efficace,  le  grand  club  direc- 
teur. Il  y  avait  à  parier  que  la  prochaine  législature,  n'ayant  plus 
des  Mirabeau,  des  Duport,  des  Cazalès,  serait  faible  et  pâle,  et 
que  la  vie,  la  force,  seraient  toutes  aux  Jacobins.  Cette  douce 
retraite  philosophique  qu'il  conseillait  à  ses  adversaires,  lui  il 
savait  où  la  prendre ,  au  vrai  centre  du  mouvement. 

Duport  honora  sa  chute  par  un  discours  admirable  contre  la 
peine  de  mort,  où  il  atteignit  le  fond  même  du  sujet,  cette  pro- 
fonde objection  :  «  Une  .société  qui  se  fait  légalement  meurtrière 
n'onseigne-t-elle  pas  le  meurtre?»  Cet  homme  éminent,  dont  le 
nom  reste  attaché  à  l'établissement  du  jury  en  France  et  à  toutes 


2M  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

nos  institutions  judiciaires,  eut,  comme  Mirabeau,  le  glorieux 
bonheur  de  finir  sur  une  question  d'humanité.  Son  discours,  su- 
périeur en  tout  sens  au  petit  discours  académique  que  Robespierre 
prononça  aussi  contre  la  peine  de  mort,  n'eut  pourtant  aucun 
écho.  Personne  ne  remarqua  ces  paroles,  où  l'on  n'entrevoit  que 
trop  un  sombre  pressentiment  :  «  Depuis  qu'un  changement  con- 
tinuel dans  les  hommes  a  rendu  presque  nécessaire  un  change- 
ment dans  les  choses,  faisons  au  moins  que  les  scènes  révolution- 
naires soient  le  moins  tragiques .  .  .  Rendons  l'homme  respectable  à 
l'homme  !  » 

Grave  parole ,  qui  malheureusement  n'avait  que  trop  d'à-propos. 
L'homme,  la  vie  de  l'homme,  n'étaient  déjà  plus  respectés.  Le 
sang  coulait.  La  guerre  religieuse  commençait  à  éclater. 

Dès  la  fin  de  1790,  la  résistance  obstinée  du  clergé  à  la  vente 
des  biens  ecclésiastiques  avait  mis  les  municipalités  dans  l'embarras 
le  plus  cruel.  Elles  répugnaient  à  sévir  contre  les  personnes,  s'ar- 
rêtaient devant  cette  force  d'inertie  qui  leur  était  opposée;  d'inertie 
plutôt  apparente ,  car  le  clergé  agissait  très  activement  par  le  con- 
fessionnal et  la  presse,  par  la  diffusion  des  libelles.  Il  répandait, 
spécialement  en  Bretagne ,  le  livre  atroce  de  Burke  contre  la  Révo- 
lution. 

Entre  les  municipalités  timides,  inactives,  et  le  clergé  inso- 
lemment rebelle,  la  nouvelle  religion  périssait  vaincue.  Partout 
les  sociétés  des  Amis  de  la  constitution  furent  obligées  de  pousser 
les  municipalités,  d'accuser  leur  inaction,  au  besoin  d'agir  à  leur 
place.  La  Révolution  prenait  ainsi  un  redoutable  caractère;  elle 
tombait  tout  entière  entre  les  mains  patriotiques,  mais  intolérantes, 
violentes,  des  sociétés  jacobines. 

Il  faut  dire,  comme  César  :  Hoc  voluerunt.  Eux-mêmes,  ils 
l'ont  ainsi  voulu.  —  Les  prêtres  ont  cherché  la  persécution,  pour 
décider  la  guerre  civile. 

La  fatal  décret  du  serment  immédiat,  la  scène  du  4  janvier, 
où  les  nouveaux  Polyeuctes  eurent  à  bon  marché  la  gloire  du  mar- 
tyre, donna  partout  au  clergé  une  joie,  une  audace  immense. 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRE  XI.  205 

Ils  niai*chaient  maintenant  hauts  et  fiers,  la  Révolution  allait  tète 
basse. 

L'un  des  premiers  actes  d'hostilité  fut  fait,  comme  il  était  juste, 
par  un  pontife  édifiant,  le  cardinal  de  Rohan,  le  héros  de  l'affaire 
du  Collier (''.  Il  rentra  ainsi  en  grâce  auprès  des  honnêtes  gens. 
Retiré  au  delà  du  Rhin,  il  anathématisa  (en  mars)  son  successeur, 
élu  par  le  peuple  de  Strasbourg,  et  commença  la  guerre  religieuse 
dans  cette  ville  inflammable. 

Une  lettre  de  l'évèque  d'Uzès ,  qui  chantait  :  lo  !  triamphe  !  pour 
le  refus  du  serment,  tomba  dans  Uzès,  comme  une  étincelle,  la 
mit  en  feu.  On  sonna  le  tocsin,  on  se  battit  dans  les  rues. 

En  Bretagne,  le  clergé  remua  sans  peine  la  sombre  imagination 
des  paysans.  Dans  mi  village,  un  curé  leur  dit  la  messe  à  3  heures, 
leur  annonce  qu'ils  n'auront  jamais  plus  de  vêpres,  qu'elles  sont 
pour  toujours  abolies.  Un  autre  choisit  un  dimanche ,  dit  la  messe 
de  grand  matin,  encore  en  pleine  nuit,  prend  le  crucifix  sur  l'autel, 
le  fait  baiser  aux  paysans  :  «  Allez,  dit-il,  vengez  Dieu,  allez  tuer 
les  impies.  »  Ces  pauvres  gens,  égarés,  marchent  en  armes  sur 
Vannes;  il  faut  que  la  troupe,  la  garde  nationale,  leur  ferment 
l'entrée  de  la  ville,  on  ne  peut  les  disperser  qu'en  tirant  sur  eux; 
une  douzaine  restent  sur  la  place. 

Tout  cela  aux  approches  de  Pâques.  On  attendait  curieusement 
si  le  Roi  communierait  avec  les  amis  ou  les  ennemis  de  la  Ré- 
volution. On  pouvait  déjà  le  prévoir,  il  avait  éloigné  le  curé  de 
la  paroisse  qui  était  assermenté;  les  Tuileries  étaient  pleines  de 
prêtres  non  conformistes.  Ce  fut  entre  leurs  mains  qu'il  communia, 
le  dimanche  17  avril,  en  présence  de  Lafayette,  qui  lui-même 
au  reste  donnait  chez  lui  le  même  exemple,  ayant  dans  sa  cha- 
pelle un  prêtre  réfractai re  pour  dire  la  messe  à  M"*'  de  Lafayette. 
La  communion  du  Roi  avait  cela  de  hardi  qu'elle  se  faisait  en 
grande  pompe,  qu'on  obligeait  la  garde  nationale  d'y  assister,  de 
porter  les  armes  au  grand   aumônier,   etc.   Un  grenadier  refusa 

'"'  Voir  le  beau  et  très  complet  récit  de  M.  Louis  Blanc.  [Histoire  de  la  Révolu- 
lion,  t.  II.) 


206  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

positivement  de  rendre  cet  hommage  à  la  contre -révolution.  Le 
district  des  Cordeliers  l'en  remercia  le  soir,  et,  par  une  affiche, 
«  dénonça  au  peuple  français  le  premier  fonctionnaire  pulilic 
comme  rebelle  aux  lois  quUl  a  jurées,  autorisant  la  révolte  ». 

Cela  n'était  que  trop  exact.  La  cour  avait  besoin  d'un  scandale 
et  désirait  une  émeute,  pour  constater  devant  l'Europe  la  non- 
liberté  du  Roi.  Cette  émeute,  projetée  depuis  longtemps  (selon 
Lafayette  ) ,  retardée ,  k  ce  qu'il  semble ,  par  la  mort  de  Mirabeau , 
à  qui  l'on  aurait  donné  un  rôle  dans  la  comédie ,  eut  lieu  aux  jours 
solennels,  aux  joiu-s  les  plus  émus  pour  les  cœurs  religieux,  à  la 
seconde  fête  de  Pâques,  le  lundi  18  avril  1791. 

Tout  le  monde  bien  averti  la  veille,  tous  les  journaux  reten- 
tissant dès  le  matin  du  départ  du  Roi,  la  foule  obstruant  déjà  tous 
les  abords  du  palais,  vers  1 1  heures,  le  Roi,  la  Reine,  la  famille, 
les  évèques ,  les  serviteurs  remplissant  plusieurs  voitures  bien  char- 
gées, se  mettent  en  mouvement  pour  partir.  On  ne  va,  dit-on, 
qu'à  Saint-Cloud;  mais  la  foule  serre  les  voitures.  On  sonne  le 
tocsin  à  Saint-Roch.  La  garde  nationale  rivalise  avec  le  peuple  pour 
empêcher  tout  passage.  L'animosité  était  grande  contre  la  Reine, 
contre  les  évêques.  «  Sire ,  dit  un  grenadier  au  Roi ,  nous  vous  ai- 
mons, mais  vous  seul!  »  La  Reine  entendit  des  mots  bien  plus  durs 
encore;  elle  trépignait,  pleurait. 

Lafayette  veut  faire  un  passage,  mais  personne  n'obéit.  Il  couil 
à  l'Hôtel  de  Ville,  demande  le  diapeau  rouge.  Danton,  qui  était 
là  heureusement,  lui  fit  refuser  le  drapeau  et  peut-être  empêcha 
un  massacre  ;  Lafayette ,  ignorant  alors  que  l'intention  du  départ 
fut  simulée,  eût  agi  selon  toute  la  rigueur  de  la  loi.  Il  avait  laissé 
Danton  à  l'Hôtel  de  Ville,  il  le  retrouva  aux  Tuileries,  à  la  tète 
du  bataillon  des  Cordeliers  ('^  qui  vint  sans  être  commandé. 

''^  Lafayette,  très  subtil  ici,  prétend  Ce  qui  est  plus  sûr,  c'est  que  Danton, 

que  Danton  n'agissait  que  payé  par  la  en  faisant  refuser  le  drapeau  au  géné- 

cour  :  «Il   venait,   dit- il,   de   toucher  rai,  lui  fit  éprouver  une  mortification, 

100,000    francs   pour    remboursement  mais  lui  épargila  un  crime, 
d'une   charge   qui  en   valait   1 0,000.  » 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRE  XI.  207 

Au  bout  de  deux  heures  on  rentra ,  ayant  suffisamment  constaté 
ce  qu'on  voulait. 

Lal'ayctte,  indigné  d'avoir  été  désobéi,  donna  sa  démission. 
L'immense  majorité  de  la  garde  nationale  le  supplia,  l'apaisa; 
la  bourgeoisie  ne  se  liait  qu'à  lui  pour  le  maintien  de  la  paix 
publique. 

Le  Roi ,  le  mardi  19,  fit  une  démarche  étrange  qui  porta  au 
comble  la  crainte  où  l'on  était  de  son  départ.  11  vint  à  l'improviste 
dans  l'Assemblée,  déclara  qu'il  persistait  dans  l'intention  d'aller  à 
Saint-Cloud,  de  prouver  cpi'il  était  lil)re,  —  ajoutant  qu'il  vou- 
lait maintenir  la  constitution,  «  dont  liiit  partie  la  constitution  du 
clergé  ».  —  Etrange  contradiction  avec  sa  communion  du  dimanche 
précédent,  avec  l'appui  qu'il  donnait  aux  prêtres  rebelles. 

Il  ne  faut  pas  croire  que  ces  prêtres,  victimes  résignées,  pa- 
tientes, se  tinssent  hem'eux  d'être  ignorés.  Ils  agissaient  de  la 
manière  la  plus  provocante,  se  montrant  partout,  aboyant,  mena- 
çant, empêchant  les  mariages,  troublant  la  tête  des  filles,  leur 
faisant  croire  que ,  si  elles  étaient  mariées  par  les  prêtres  constitu- 
tionnels, elles  ne  seraient  que  concubines,  et  que  leurs  enfants 
resteraient  J)âtards. 

Les  femmes  étaient  à  la  fois  les  victimes  et  les  instruments  de 
cette  espèce  de  Terreur  qu'exerçaient  les  prêtres  rebelles.  Elles 
sont  plus  braves  que  les  hommes,  habituées  (ju'elles  sont  à  être 
respectées,  ménagées,  et  croyant  au  fond  qu'elles  ne  risquent  pas 
gi'and'chose.  Aussi  faisaient- elles  audacieusemenl  tout  ce  que  n'o- 
saient faire  leurs  prêtres.  Elles  allaient,  venaient,  portaient  les 
nouvelles,  parlaient  haut  et  fort.  Sans  parler  des  victimes  obligées 
de  leur  irritation  (je  parle  des  maris,  persécutés  dans  lem*  inté- 
rieur, poussés  à  bout  de  refus,  d'aigreurs,  de  reproches),  elles 
étendaient  leurs  rigueurs  à  beaucoup  de  petites  gens  de  leur  clien- 
tèle ou  de  leur  maison;  malheur  aux  marchands  philosophes,  aux 
fournisseurs  patriotes  I  Les  femmes  fuyaient  leurs  boutiques;  toutes 
les  pratiques  allaient  aux  boutiques  bien  pensantes. 

Les   églises    étaient   désertes.    Les   couvents    ouvraient    leurs 


208  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

chapelles  à  la  foide  des  contre -révolutionnaires,  athées  hier, 
dévots  aujourd'hui.  Chose  plus  grave,  ces  couvents  maintenaient 
audacieusement  leurs  clôtures,  tenaient  leurs  portes  fermées  sur 
les  reclus  ou  recluses  qui  voulaient  sortir,  aux  termes  des  décrets 
de  l'Assemhlée. 

Une  dame  de  Saint-Benoit,  ayant  insisté  pour  rentrer  dans  sa 
famille ,  fut  en  hutte  à  mille  outrages.  On  refusa  de  lui  laisser  em- 
porter les  petits  ohjets  sans  valeur  pour  lesquels  les  religieuses  ont 
souvent  heaucoup  d'attache.  On  la  mit,  comme  nue,  à  la  porte. 
Les  parents  étant  venus  réclamer,  on  leur  jeta,  sans  ouvrir,  quel- 
ques hardes  par  la  fenêtre ,  comme  si  elles  contenaient  la  peste  ;  on 
les  accahla  d'injures. 

L'Assemhlée  nationale  reçut  une  pétition  de  la  mère  d'une  autre 
religieuse  que  l'on  retenait  de  force;  la  supérieure  et  le  direc- 
teur l'empêchaient  de  transmettre  à  la  municipalité  la  déclaration 
qu'elle  faisait  de  quitter  son  ordre.  Aux  dames  de  Saint-Antoine, 
une  jeune  sœur  converse,  ayant  témoigné  de  la  joie  pour  les  dé- 
crets d'affranchissement,  fut  en  hutte  aux  outrages,  aux  sévices  de 
l'aJjhesse,  grande  dame  très  fanatique,  et  des  autres  religieuses  qui 
faisaient  leur  cour  à  l'ahhesse.  La  sœur,  ayant  trouvé  moyen  d'a- 
vertir de  ses  souflVances  et  de  son  danger,  sortit  d'une  manière 
étrange;  elle  passa  la  tête  au  tour,  et  un  homme  charltahle,  la 
tirant  de  là  à  grand'peine,  parvint  à  faire  passer  le  reste.  Une 
famille  la  reçut  dans  le  fauhourg  Saint- Antoine  ;  une  souscription 
fut  ouverte  dans  les  journaux  pour  la  pauvre  fugitive. 

On  juge  que  de  telles  histoires  n'étaient  pas  propres  à  calmer  le 
peuple,  déjà  si  cruellement  irrité  de  ses  misères.  11  souffrait  infi- 
niment, ne  savait  à  qui  s'en  prendre.  Tout  ce  qu'il  voyait,  c'est 
que  la  Révolution  ne  pouvait  ni  avancer  ni  reculer;  à  chaque  pas, 
il  rencontrait  une  force  immobile,  la  royauté,  et  derrière,  une 
force  active,  l'intrigue  ecclésiastique.  Il  ne  faut  pas  s'étonner  s'il 
frappa  sur  ces  ohstacles.  Je  ne  crois  pas  que  les  Jacohins  aient  eu 
besoin  de  le  pousser;  des  trois  fractions  jacobines,  deux  (Lameth 
et  Orléans)  avaient  alors  moins  d'influence;  quant  à  celle  de  Robes- 


LIVRE  IV.  —  CHAPITUE  XI.  209 

pierre,  elle  était  certainement  violente  et  fanatique;  toutefois  son 
chef,  personnellement,  n'était  point  homme  d'émeute,  moins  en- 
core contre  les  prêtres  que  contre  tout  autre  ennemi. 

Le  mouvement  fut  spontané,  sorti  naturellement  de  l'irritation 
et  de  la  misère.  Des  femmes  se  portèrent  aux  couvents  et  fouet- 
tèrent des  religieuses. 

Mais  ensuite,  selon  toute  vraisemblance,  on  exploita  le  mouve- 
ment :  on  lui  donna  une  grande  scène,  une  occasion  solennelle. 
C'était  le  plan  de  la  cour  de  compromettre ,  autant  qu'il  était  pos- 
sible, la  Révolution  devant  la  population  catholique  du  royaume, 
devant  l'Europe.  Les  non-conformistes  louèrent  de  la  municipalité 
une  église  dans  le  lieu  le  plus  passant  de  Paris,  sur  le  quai  des 
Théatins;  là  ils  devaient  faire  leurs  pâques.  La  foule  s'y  porta, 
comme  on  pouvait  aisément  le  prévoir,  attendit,  fermenta  dans 
cette  attente ,  menaça  ceux  qui  viendraient.  Le  défi  anime  et  excite; 
deux  femmes  se  présentèrent,  furent  bi*utalement  fouettées.  On 
attacha  deux  balais  sur  la  porte  de  l'église.  L'autorité  les  enleva, 
mais  ne  put  disperser  la  foule.  Sieyès  réclama  en  vain  dans  l'As- 
semblée les  droits  de  la  liberté  religieuse.  Le  peuple,  tout  entier 
au  sentiment  de  ses  misères,  s'obstinait  à  n'y  voir  qu'une  ques- 
tion politique;  le  prêtre  rebelle  et  ses  fauteurs  lui  apparaissaient, 
non  sans  cause,  comme  souillant  ici  l'étincelle  qui  devait  allumer 
l'Ouest,  le  Midi,  le  monde  peut-être. 

Avignon  et  le  Gomtat  offraient  déjà  une  atroce  miniature  de 
nos  guerres  civiles  imminentes.  La  première,  fortifiée  de  tout  ce 
cpi'il  y  avait  d'ardents  révolutionnaires  à  Nîmes,  Arles,  Orange, 
guerroyait  contre  Garpentras,  le  siège  de  l'aristocratie.  Guerre 
barbare  des  deux  côtés,  de  vieilles  rancunes  envenimées,  de  fu- 
reurs nouvelles,  moins  une  guerre  qu'une  scène  horriblement 
variée  d'embûches  et  d'assassinats.  Les  lenteurs  de  l'Assemblée 
nationale  y  étaient  pour  beaucoup,  on  devait  l'en  accuser,  et  la 
fatale  proposition  de  Mirabeau  d'ajourner  la  décision.  Elle  n'arriva 
que  le  4  mai,  et  encore  ne  décida  rien.  L'Assemblée  déclarait 
qu'Avignon  ne  faisait  point  partie  intégrante  de  la  France,  sans 

n.  là 


210  HISTOIRE  DE  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 

toutefois  que  la  France  renonçât  à  ses  droits.  —  Ce  qui  revenait  à 
dire  :  «  L'Assemblée  juge  qu'Avignon  n'appartient  pas ,  sans  nier 
qu'elle  appartienne.  » 

Le  même  jour,  4  mai,  se  répand  dans  Paris  un  bref  du  pape, 
une  sorte  de  déclaration  de  guerre  contre  la  Révolution.  Il  s'y  ré- 
pand en  injures  contre  la  constitution  française ,  déclare  nulles  les 
élections  de  curés  et  évêques,  leur  défend  d'administrer  les  sacre- 
ments. Une  société  patriotique,  pour  rendre  insulte  pour  insulte, 
jugea  le  lendemain  le  pape  au  Palais-Royal  et  brûla  son  manne- 
quin. Aux  termes  du  même  jugement,  le  journal  bien-aimé  des 
prêtres,  celui  de  l'abbé  Royou,  fut  brûlé  aussi,  après  avoir  été 
préalablement  mis  dans  le  ruisseau. 

Le  pape  a  fait  du  chemin  depuis  le  xiv*^  siècle.  Au  soufflet  de 
Boniface  VIII ,  le  monde  tressaillit  d'horreur.  La  bidle ,  brûlée  par 
Luther,  l'agita  profondément  encore.  Ici  le  pape  et  Royou  finissent 
paisiblement  ensemble,  sans  que  personne  y  prenne  garde,  exé- 
cutés au  ruisseau  de  la  rue  Saint-Honoré. 

Autant  le  pape  recule,  autant  son  adversaire  avance.  Cet  adver- 
saire immortel  (qui  n'est  autre  que  la  raison) ,  quelque  déguise^ 
ment  qu'il  prenne,  jurisconsulte  en  i3oo,  théologien  en  i5oo, 
philosophe  au  dernier  siècle,  il  triomphe  en  1791.  La  France, 
dès  qu'elle  peut  parler,  rend  grâce  à  Voltaire.  L'Assemblée  natio- 
nale décrète  au  glorieux  libérateiu'  de  la  pensée  religieuse  les  hon- 
neurs de  la  victoire.  Elle  est  gagnée,  il  a  vaincu;  qu'il  triomphe 
maintenant,  qu'il  revienne  dans  son  Paris,  dans  sa  capitale,  ce  roi 
de  l'esprit.  L'exilé,  le  fugitif,  qui  n'eut  point  de  lieu  ici-bas,  qui 
vécut  entre  trois  royaumes,  osant  à  peine  poser  l'aile,  comme 
l'oiseau  qui  n'a  pas  de  nid,  qu'il  vienne  dormir  en  paix  dans  l'em- 
brassement  de  la  France  î 

Mort  cruelle!  il  n'avait  revu  Paris,  cette  foule  idolâtre,  ce 
peuple  qui  l'avait  compris,  que  pour  s'en  arracher  avec  plus  de 
déchirement  I  Poursuivi  sur  son  lit  de  mort,  même  après  la  mort 
banni,  enlevé  la  nuit  par  les  siens,  le  3o  mai  1778,  caché  dans 
une  tombe  obscure,  son  retour  est  décrété  le    3o   mai  1791. 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRE  XI.  211 

n  reviendra,  mais  de  jour,  au  grand  soleil  de  la  justice,  porté 
triomphalement  sur  les  épaules  du  peuple,  au  temple  du  Pan- 
théon. 

Pour  comhle,  il  verra  la  chute  de  ceux  qui  le  proscrivirent. 
Voltaire  vient;  prêtres  et  rois  s'en  vont.  Son  retour  est  décrété, 
par  un  remarquable  à-propos,  lorsque  les  prêtres,  surmontant  les 
indécisions  de  Louis  XVI,  ses  scrupules,  vont  le  pousser  à  Va- 
rennes,  à  la  trahison,  à  la  honte.  Comment,  pour  ce  grand  spec- 
tacle ,  nous  passerions-nous  de  Voltaire  ?  Il  faut  qu'il  vienne  voir  à 
Pai'is  la  déroute  de  Tartufe.  Il  est  le  héros  de  la  fête.  Au  moment 
où  le  prètie  laisse  sa  trame  ténébreuse  éclater  au  jour,  Voltaire  ne 
peut  manquer  de  sortir  aussi  du  caveau.  Averti  par  Taudacieuse 
révélation  de  Tartufe,  il  se  révèle  en  même  temps,  passe  la  tête 
hors  du  sépulcre,  et  dit  à  l'autre,  avec  ce  rire  formidal)le  auquel 
croulent  les  temples  et  les  trônes  :  «  Nous  sommes  inséparables  ;  tu 
parais,  je  parais  aussi.  » 


U. 


212  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 


CHAPITRE  XIL 

PRÉCÉDENTS  DE  LA  FLITE  DU  ROI. 

Louis  XV  préoccupé  du  portrait  de  Charles  I",  Louis  XVI  de  l'histoire  de  Charles  I" 
et  de  Jacques  II.  —  Louis  XVI  craint  toutes  les  puissances,  ne  veut  point  quitter 
le  royaume.  —  L'Europe  est  ravie  de  voir  la  France  divisée.  —  La  Russie  et  la 
Suède  encouragent  l'évasion.  —  L'Autriche  en  donne  le  plan,  octobre  1790.  — 
Le  projet  eut  d'abord  une  apparence  française,  puis  devint  tout  étranger.  —  Le 
Roi,  étranger  par  sa  mère;  indifférent,  comme  chrétien,  à  la  nationalité.  —  Le 
Roi  blessé  dans  ses  nobles  et  ses  prêtres,  février-mai  1791.  —  Duplicité  du  Roi 
et  de  la  Reine;  ils  trompent  tout  le  monde.  —  Toute  la  famille  royale,  spéciale- 
ment la  Reine,  contribue  à  la  perte  du  Roi.  —  Préparatifs  imprudents  de  la 
fuite  du  Roi,  mars-mai  1791.  * 

Je  ne  puis  visiter  le  musée  du  Louvre  sans  m'arrêter  et  rêver, 
souvent  longtemps  malgré  moi,  devant  le  Charles  l"  de  van  Dyck. 
Ce  tableau  contient  à  la  fois  l'histoire  d'Angleterre  et  celle  de 
France.  Il  a  eu  sur  nos  affaires  une  influence  directe  qu'ont  rare- 
ment les  œuvres  d'art.  Le  grand  peintre,  à  son  insu,  y  mit  le  des- 
tin de  deux  monarchies. 

L'histoire  du  tableau  lui-même  est  curieuse.  Il  faut  la  prendre 
un  peu  haut,  dire  comment  il  vint  en  France. 

Lorsque  le  ministère  Aiguillon- Maupeou  voulut  décider 
Louis  XV  à  briser  le  Parlement,  il  y  avait  une  opération  préalable 
à  faire ,  rendre  au  vieux  roi  usé  la  faculté  de  vouloir,  en  refaire  un 
homme.  Pour  cela,  il  fallait  fermer  le  sérail  où  il  s'éteignait,  lui 
faire  accepter  une  maîtresse ,  le  réduire  à  une  femme  ;  rien  n'était 
plus  difficile.  Il  fallait  que  cette  maîtresse,  fille  folle,  hardie,  amu- 
sante ,  mît  les  autres  à  la  porte  ;  qu'elle  n'eût  pas  trop  d'esprit ,  ne 
fît  pas  la  Pompadour,  mais  qu'elle  eût  assez  d'esprit  pour  répéter  à 
toute  heure  une  leçon  bien  apprise. 

M™*'  du  Barry,  c'est  son  nom,  joua  son  rôle  à  merveille.  Cette 
singulière  Egérie ,  lui  soufflant  la  royauté  la  nuit  et  le  jour,  n'eût 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRE  XII.  213 

pas  réussi  pourtant  avec  un  tel  homme,  si,  à  l'appui  des  paroles, 
elle  n'eût  appelé  le  secours  des  yeux,  rendu  sensible  et  vi.sihle  la 
leçon  qu'elle  répétait.  On  acheta  pour  elle,  en  Angleterre,  le  ta- 
bleau de  van  Dyck ,  sous  le  prétexte  étrange  que ,  le  page  qu'on  y 
voit  s'appelant  Barry,  c'était  pour  elle  un  tableau  de  famille.  Cette 
grande  toile,  digne  de  respect,  et  comme  œuvre  du  génie  et 
comme  monument  des  tragédies  du  destin ,  fut  établie ,  chose  in- 
digne, au  l)Oudoir  de  cette  fdle,  dut  entendre  ses  éclats  de  rire, 
voir  ses  ébats  effrontés.  Elle  prenait  le  Roi  par  le  cou,  et,  lui 
montrant  Charles  I"  :  «  Vois-tu,  La  France  (c'est  ainsi  qu'elle  appe- 
lait Louis  XV .'^j,  voilà  un  roi  à  qui  on  a  coupé  le  cou,  parce  qu'il 
a  été  faible  poiu*  son  parlement.  Va  donc  ménager  le  tien!  » 

Dans  ce  petit  appartement  très  bas  (une  suite  de  mansardes 
qu'on  voit  encore  dans  les  combles  de  Versailles),  le  grand  tableau, 
vu  si  près,  de  plain-pied,  face  à  face,  eût  été  d'un  effet  pénible 
pour  un  homme  moins  fini  de  cœur  et  de  sens  moins  amortis.  Nul 
autre  que  Louis  XV  n'eût  porté,  sans  en  souffrir,  ce  triste  et  noble 
regard  où  se  voit  une  révolution  tout  entière,  cet  œil,  plein  de 
fatalité ,  qui  vous  entre  dans  les  yeux. 

On  se  rappelle  que  le  grand  maître,  par  une  sorte  de  divina- 
tion, a  d'avance  peint  Charles  l^'  comme  aux  derniers  jours  de  sa 
fuite  ;  vous  le  voyez  sinrvple  cavalier,  en  campagne  contre  les  têtes 
rondes.  11  semble  que ,  de  proche  en  proche ,  il  est  acculé  à  la  mer. 
On  la  voit  là  solitaire,  inhospitalière.  Ce  roi  des  mers,  ce  lord  des 
îles,  a  la  mer  pour  ennemie  ;  devant  lui,  l'Océan  sauvage;  derrière 
l'attend  l'échafaud. 

Ce  tableau  mélancolique,  placé,  sous  Louis  XVI,  aux  apparte- 
ments du  Roi ,  dut  le  suivre  à  Paris  avec  le  mobilier  de  Versailles. 
Nul  autre  ne  pouvait  faire  plus  d'impression  sur  lui  ;  il  était  fort 
préoccupé  de  l'histoire  d'Angleterre ,  et  très  spécialement  de  celle 
de  Charles  I".  Il  lisait  assidûment  Hume  et  autres  historiens  an- 
glais dans  leur  langue.  Il  en  avait  retenu  ceci,  que  Charles  I" avait 
été  mis  à  mort  pour  avoir  fait  la  guerre  à  son  peuple  et  que 
Jacques  II  avait  été  déclaré  déchu  pour  avoir  délaissé  son  peuple. 


îlft  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

S'il  y  avait  une  idée  arrêtée  en  lui ,  c'était  de  ne  point  s'attirer  le 
sort  ni  de  l'un  ni  de  l'autre ,  de  ne  point  tirer  l'épée ,  de  ne  point 
quitter  le  sol  de  la  France.  Indécis  dans  ses  paroles,  lent  à  se  ré- 
soudre, il  était  très  obstiné  dans  les  idées  qu'il  avait  conçues  une 
fois.  Nulle  influence ,  pas  même  celle  de  la  Reine ,  n'eût  pu  le  tirer 
de  là.  Cette  résolution  de  ne  point  agir,  de  ne  point  se  compro- 
mettre, allait  parfaitement  d'ailleurs  à  son  inertie  naturelle.  Il  était 
fort  indisposé  contre  les  émigrés  qui  remuaient  sur  la  frontière, 
criaient,  menaçaient,  faisaient  blanc  de  leur  épée,  sans  s'inquiéter 
s'ils  aggravaient  la  position  du  Roi ,  dont  ils  se  disaient  les  amis. 
En  décembre  1790,  leur  conseil  se  tenant  à  Turin,  le  prince  de 
Condé  proposait  d'entrer  en  France  et  de  marcher  sur  Lyon, 
«  quoi  qu'il  pût  arriver  au  Roi  ». 

Louis  XVI  avait  de  plus  un  autre  scrupule  pom'  faire  la  guerre. 
C'était  la  nécessité  de  s'aider  de  l'étranger.  Il  connaissait  très  bien 
l'état  de  l'Europe,  les  vues  intéressées  des  puissances.  Il  voyait 
l'esprit  intrigant ,  ambitieux  de  la  Prusse ,  qui ,  se  croyant  jeune , 
forte,  très  militaire,  poussait  partout  au  trouble  pour  trouver 
quelque  chose  à  prendre.  Dès  1  789,  la  Prusse  était  là,  qui  offrait 
à  Louis  XVI  d'entrer  avec  cent  mille  hommes.  D'autre  part ,  le  ma- 
chiavélisme de  l'Autriche  ne  lui  était  pas  moins  suspect;  il  n'ai- 
mait pas  ce  Janus  à  deux  faces  :  dévot,  philosophe.  C'était  pour 
lui  une  tradition  paternelle  et  maternelle  ;  sa  mère  était  de  la  mai- 
son de  Saxe;  son  père,  le  dauphin,  crut  mourir  empoisonné  par 
Choiseul ,  ministre  lorrain ,  créature  de  Lorraine-Autriche ,  élevé 
par  Marie-Thérèse,  et  qui  maria  Louis  XVI  à  une  Autrichienne. 
Quoique  tendrement  attaché  à  la  Reine,  il  devenait  fort  défiant 
quand  elle  parlait  de  recourir  à  la  protection  de  son  frère  Léo- 
pold. 

La  Reine  n'avait  nulle  autre  chance.  Elle  craignait  extrêmement 
les  émigrés.  Elle  n'ignorait  pas  qu'ils  agitaient  la  question  de  dé- 
poser Louis  XVI  et  de  nommer  un  régent.  Elle  voyait  près  du 
comte  d'Artois  son  plus  cruel  ennemi ,  M.  de  Calonne ,  qui ,  de  sa 
main,  avait  annoté,  corrigé   le  pamphlet   de   M"*   de   Lamotte 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRE  XII.  215 

contre  elle  dans  la  vilaine  affaire  du  Collier.  Elle  avait  à  craindre 
plus  de  ce  côté  que  de  la  Révolution.  La  Révolution,  n'en  voulant 
qu'à  la  Reine,  ne  lui  eût  pris  que  la  tète;  mais  Galonné  eût  pu 
faire  faire  le  procès  à  la  femme,  à  l'épouse,  la  déshonorer  peut- 
être  juridiquement,  l'enfermer. 

Elle  se  tint,  sans  variation,  au  plan  des  hommes  de  l'Autriche, 
Mercy  et  Breteuil.  Elle  amusa  Mirabeau,  puis  Lameth,  Barnave, 
pour  gagner  le  temps.  Il  en  fallait  pour  que  l'Autriche  sortît  de  ses 
embarras  de  Brabant,  de  Turquie  et  de  Hongrie.  11  en  fallait  pour 
que  Louis  XVI,  travaillé  habilement  par  le  clergé,  fît  céder  ses 
scrupules  de  Roi  aux  scrupules  de  chrétien,  de  dévot.  L'idée  d'un 
devoir  supérieur  pouvait  seide  le  faire  manquer  à  ce  qu'il  croyait 
un  devoir.  . 

Le  Roi,  s'il  l'eût  voulu,  pouvait  fort  aisément  partir  seul,  sans 
suite,  à  cheval.  C'était  l'avis  de  Clermont-Tonnerre.  Ce  n'était 
nullement  celui  de  la  Reine.  Elle  ne  craignait  rien  tant  au  monde 
que  d'être  un  moment  sépai'ée  du  Roi.  Peut-être  aurait-il  cédé  aux 
insinuations  de  ses  frères  contre  elle.  Elle  profita  de  l'émotion  qu'il 
eut  au  ()  octobre,  lorsqu'il  crut  qu'elle  avait  été  si  près  de  périr; 
pleurante ,  elle  lui  fit  jurer  qu'il  ne  partirait  jamais  seul ,  qu'ils  ne 
s'en  iraient  qu'ensemble,  échapperaient  ou  périraient  ensemble. 
Elle  ne  voulait  même  pas  qu'ils  partissent,  au  même  moment,  par 
des  routes  différentes. 

Louis  XVI  refusa,  au  printemps  de  1 790,  les  offres  qu'on  fit  de 
l'enlever.  Il  ne  profita  pas,  pour  fuir,  du  séjour  à  Saint-Cloud  qu'il 
fil  dans  la  même  année;  il  y  avait  toute  facilité,  allant  tous  les  jours 
à  cheval  ou  en  voiture,  et  à  plusieurs  lieues.  Il  ne  voulait  laisser 
personne,  ni  la  Reine,  ni  le  dauphin,  ni  Madame  Elisabeth,  ni 
Mesdames.  La  Reine  ne  pouvait  se  décider  non  plus  à  laisser  telle 
dame  confidente,  telle  femme  qui  avait  ses  secrets.  On  ne  voulait 
partir  qu'en  masse,  en  troupe,  en  corps  d'armée. 

Dans  l'été  de  1790,  l'affaire  du  serment  des  prêtres  troublant 
fort  la  conscience  du  Roi,  on  le  poussa  à  la  démarche  d'écrire  aux 
puissances  et  de  protester.  Le   6   octobre  1790,  il  envoya  une 


216  HISTOIRE  DE  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 

première  protestation  à  une  cour  parente,  à  son  cousin,  le  roi  d'Es- 
pagne, celui  de  tous  les  princes  dont  il  se  défiait  le  moins.  Puis 
il  écrivit  à  l'Empereur,  à  la  Russie,  à  la  Suède;  en  dernier  lieu,  le 
3  décembre,  il  s'adressa  à  la  puissance  qui  lui  était  la  plus  sus- 
pecte ,  ayant  voulu  tout  d'abord  se  mêler  des  affaires  de  France  ;  je 
parle  de  la  Prusse.  Il  demandait  à  tous  «un  congrès  européen, 
appuyé  d'une  force  armée  » ,  sans  expliquer  s'il  voulait  que  cette 
force  fût  active  contre  la  Révolution  (Hardenberg,  I,  io3). 

Les  rois  n'avaient  généralement  point  de  hâte.  Le  Nord  bran- 
lait. La  révolution  de  Pologne  était  imminente;  elle  éclata  au  prin- 
temps (3  mai)  et  prépara  un  nouveau  démembrement.  Les  autres 
Etats  destinés  à  être  absorbés  tôt  ou  tard ,  la  Turquie ,  la  Suède , 
étaient  ajournés.  Mais  déjà  Liège  et  le  Brabant  venaient  d'être  dé- 
vorés. Le  tour  de  la  France  arrivait,  dès  qu'elle  serait  assez  mûre. 
«Les  rois,  dit  Camille  Desmoulins,  ayant  goûté  du  sang  des 
peuples,  ne  s'arrêteront  pas  aisément.  On  sait  que  les  chevaux  de 
Diomède ,  ayant  une  fois  mangé  de  la  chair  humaine ,  ne  voulurent 
plus  rien  autre  chose.  » 

Seulement  il  fallait  que  la  France  devînt  mûre  et  tendre ,  avant 
d'y  mettre  la  dent,  qu'elle  s'affaiblît,  se  mortifiât  par  la  guerre 
civile.  On  l'y  encourageait  fort.  La  grande  Catherine  écrivait  à  la 
Reine,  pour  l'animer  à  la  résistance,  cette  parole  qui  vise  au  su- 
blime :  «  Les  rois  doivent  suivre  leiu  marche  sans  s'inquiéter  des 
cris  du  peuple ,  comme  la  lune  suit  son  cours  sans  être  arrêtée  par 
les  aboiements  des  chiens.  »  Imitation  burlesque  de  Lefranc  de 
Pompignan ,  ici  d'autant  plus  ridicule  que ,  pour  suivre  la  compa- 
raison, la  lune  se  trouvait  très  réellement  arrêtée. 

Pour  la  tirer  de  cette  éclipse,  l'excellente  Catherine  animait 
toute  l'Europe,  agissait  énergiquement  de  la  plume  et  de  la  langue. 
Si  elle  pouvait,  en  effet,  par  la  délivrance  du  Roi,  déchaîner  la 
guerre  civile,  puis  mettre  tous  les  rois  aux  prises  sur  le  cadavre  de 
la  France,  combien  lui  serait-il  facile,  assise  dans  son  charnier  du 
Nord,  de  boire  le  sang  de  la  Pologne,  d'en  sucer  les  os?.  .  . 

Quand  l'évasion  fut  tentée,  ce  fut  le  ministre  de  Russie  qui  se 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRE  XII.  217 

chargea  de  faire  donner  à  la  Reine  un  passeport  de  dame  russe. 
Catherine  n'envoyait  nul  secours;  mais  elle  trouvait  très  bon  que 
Gustave  III,  le  petit  roi  de  Suède  (ffu'elle  venait  de  battre,  et 
maintenant  son  ami) ,  roi  d'esprit  inquiet,  romanesque ,  aventureux , 
cherchât  son  aventure  à  Aix,  à  la  porte  de  la  France.  Là,  sous  pré- 
texte des  eaux,  il  devait  attendre  la  belle  Reine  fuyant  avec  son 
époux,  offrir  son  invincible  épée,  et,  sans  intérêt,  enseigner  au 
bon  Louis  XVI  comment  on  refait  les  trônes. 

L'Autriche,  en  possession,  depuis  Choiseul,  depuis  le  mariage 
de  Louis  XVI,  de  l'alliance  française,  avait  un  intérêt  bien  plus 
direct  à  l'évasion  du  Roi.  Seulement,  pour  que  la  jalouse  Prusse  et 
la  jalouse  Angleterre  laissassent  intervenir,  il  fallait  non  seulement 
que  Louis  XVI  se  remît  positivement  à  l'Autriche,  mais  qu'un 
grand  parti  se  déclarant  pour  lui,  un  puissant  noyau  royaliste 
se  formant  à  l'Est,  l'Autriche  fût,  comme  malgié  elle,  obligée, 
sommée  par  la  France.  La  guerre  civile  commencée ,  c'était  la  con- 
dition expresse  que  notre  fidèle  allié  mettait  à  l'intervention. 

Dès  octobre  1790,  les  conseillers  de  la  Reine ,  les  deux  hommes 
de  l'Autriche,  Mercy  etBreteuil,  insistèrent  pour  l'évasion.  Breteuil 
envoya  de  Suisse  un  évoque  avec  son  plan,  conforme  à  celui  que 
Léopold  envoya  plus  tard;  mais  ni  la  Reine  ni  l'évèque  ne  crurent 
prudent  de  parler  au  Roi  les  premiers  du  plan  autrichien.  La 
Reine  le  lui  fit  présenter  par  un  homme  à  elle,  intimement  lié 
avec  elle  dans  ses  beaux  jours  et  resté  très  dévoué,  un  officier 
suédois,  M.  de  Fersen.  Pour  ne  point  effrayer  le  Roi,  on  lui  parlait 
simplement  de  se  réfugier  auprès  de  M.  de  Bouille,  au  sein  des 
régiments  fidèles  qui  venaient  de  montrer  tant  de  vigueur  à  Nancy, 
dans  la  proximité  de  la  frontière  autrichienne,  à  portée  des  secours 
de  son  beau-frère  Léopold.  Le  Roi  écouta,  fut  muet. 

La  Reine  survint  alors,  appuya,  pressa,  obtint  à  la  longue 
{23  octobre  1790)  un  pouvoir  général  de  traiter  avec  l'étran- 
ger, pouvoir  donné  par  le  Roi  à  Breteuil,  l'homme  de  la  Reine; 
\ étranger,  dès  lors,  ne  devait  plus  être  l'Europe,  mais  spécialement 
l'Autriche.  M.  de  Bouille,  averti,  conseillait  au  Roi  de  se  rendre 


218  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

de  préférence  à  Besançon,  à  portée  du  secours  des  Suisses,  assuré 
par  les  capitulations  et  d'ailleurs  moins  compromettant  que  celui 
d'aucune  puissance.  Ce  n'était  pas  là  le  compte  des  conseillers 
autrichiens.  On  insista  pour  Montmédy,  à  2  lieues  des  terres  d'Au- 
triche. 

Pour  s'entendre  définitivement,  M.  de  Bouille  envoya  en  dé- 
cembre l'un  de  ses  fils,  Louis  de  Bouille,  qui,  conduit  par  l'évê- 
que,  entremetteur  primitif  de  cette  affaire,  alla  de  nuit  s'aboucher 
avec  Fersen  dans  une  maison  fort  retirée  du  faubourg  Saint-Honoré. 
Le  jeune  Bouille  était  bien  jeune,  n'ayant  que  vingt  et  un  ans; 
Fersen  était  infiniment  dévoué,  mais  distrait,  oublieux,  ce  semble, 
on  en  jugera  tout  à  l'heure.  Ce  furent  pourtant  ces  deux  personnes 
qui  eurent  en  main  et  réglèrent  le  destin  de  la  monarchie. 

M.  de  Bouille,  connaissant  la  cour  et  sachant  qu'on  poiu*rait 
fort  bien  le  désavouer,  si  la  chose  tournait  mal,  avait  exigé  du 
Roi  qu'il  écrivît  une  lettre  détaillée  pour  l'autoriser,  laquelle  pas- 
serait sous  les  yeux  de  son  fils  qui  en  tirerait  copie.  Chose  grave, 
chose  périlleuse.  Le  Roi  écrivait  et  signait  un  mot  qui,  deux  ans 
après,  devait  le  mener  à  la  mort  :  «Il  faut  s'assurer,  avant  tout, 
des  secours  de  l'étranger.  » 

En  octobre ,  le  Roi ,  dans  la  première  approbation  qu'il  donnait 
au  projet,  disait  seulement  qu'il  comptait  sur  les  dispositions  favo- 
rables de  l'Empereur  et  de  l'Espagne.  En  décembre,  il  veut  leurs 
secours. 

Le  projet  d'abord  avait  eu  une  apparence  française.  Le  succès 
de  M.  de  Bouille  à  Nancy  avait  donné  l'espoir  qu'un  grand  parti, 
et  dans  l'armée  et  dans  la  garde  nationale,  se  prononcerait  pour 
le  Roi,  que  la  France  serait  divisée  :  il  suffisait  alors  à  M.  de 
Bouille  que  l'Autrichien  fit  une  démonstration  extérieure,  seule- 
ment pour  donner  prétexte  de  réunir  des  régiments;  à  mesure 
un  fait  se  déclara  qui  changeait  la  face  des  choses,  l'unanimité  de 
la  France. 

L'affaire  devint  tout  étrangère.  M.  de  Bouille  avoue  qu'il  avait 
besoin  de  troupes  allemandes  pour  contenir  le  peu  qui  lui  restait 


LIVRE  ÏV.  —  CHAPITRE  XII.  219 

de  Français.  //  exigeait,  dit  son  fils,  le  secours  des  étrangers. 
A  Paris,  l'évasion  fut  tramée  chez  un  Portugais,  dirigée  par  un 
Suédois;  la  voiture  qui  y  servit  fut  cachée  chez  un  Anglais. 

Ainsi,  dans  ses  moindres  détails,  comme  dans  ses  circonstances 
les  plus  importantes,  TafTaire  apparaît  et  fut  une  conspiration 
étrangère,  l'étranger  déjà  au  cœur  du  royaume,  nous  faisant  la 
guerre  par  le  Roi.  Et  le  Roi  même,  la  Reine,  qu'étaient- ils .'^ 
Etrangers  tous  deux  par  leurs  mères  :  lui ,  né  Bourbon-5flxon  ;  elle , 
née  horraJne-Autriche. 

Les  souverains  en  général,  en  qui  les  peuples  cherchent  les 
gardiens  de  leur  nationalité,  se  trouvent  ainsi,  par  leurs  paren- 
tés et  mariages,  moins  nationaux  qu'Européens,  ayant  souvent  à 
l'étranger  leurs  relations  les  plus  chères,  leuis  amitiés,  leurs  amours. 
Il  est  peu  de  rois  qui,  en  bataille  contre  un  roi,  ne  se  trouvent 
avoir  en  face  un  cousin,  neveu,  beau-frère,  etc.  Ces  rapports,  qui, 
en  justice,  obligent  les  hommes  à  se  récuser,  ne  sont-ils  pas  des 
causes  de  suspicion  légitime  dans  cette  suprême  justice  des  nations 
qui  se  plaide  en  diplomatie  ou  se  tranche  par  l'épée.^ 

L'homme  sous  lequel  la  marine  française  s'était  relevée  contre 
l'Angleterre  n'était  certes  pas  un  roi  étranger  de  sentiment;  il  l'était 
de  race.  L'Allemand  était  son  parent,  l'Espagnol  était  son  parent. 
S'il  avait  quelque  scrupule  d'appeler  l'Autriche,  il  le  combattait 
par  l'idée  qu'il  appelait  en  même  temps  le  roi  d'Espagne  son  cousin. 

Il  était  encore  étranger,  par  un  sentiment  extérieur  (supérieur 
à  ses  yeux)  à  toute  nationalité  :  étranger  de  religion.  Pour  le  chré- 
tien, la  patrie  est  une  chose  secondaire.  Sa  vraie,  sa  grande  pa- 
trie, est  l'Eglise,  dont  tout  royaume  est  province.  Le  Roi  très  chré- 
tien, oint  par  les  prêtres  au  sacre  de  Reims,  lié  par  le  serment 
du  sacre  et  n'en  étant  point  délié,  jugeait  nul  tout  autre  ser- 
ment. Quoiqu'il  connût  très  bien  les  prêtres  et  ne  les  eût  pas  tou- 
jours écoutés,  ici  il  les  consulta;  l'évêque  de  Clermont  le  confirma 
dans  l'idée  que  l'atteinte  aux  biens  ecclésiastiques  était  sacrilège 
(mars  1790.^),  le  pape  dans  l'horreur  que  lui  inspirait  la  consti- 
tution civile  du  clergé  (septembre  1790).  L'évêque  dePamierslui 


220  HISTOIRE  DE  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 

apporta  le  plan  d'évasion  (octobre),  et  la  nécessité  où  il  fut  de 
sanctionner  le  décret  du  serment  des  prêtres  (26  décembre)  leva 
en  lui  tous  scrupules.  Le  chrétien  tua  le  Roi ,  le  Français. 

Sa  faible  et  trouble  conscience  se  repaissait  de  deux  idées, 
celles  dont  nous  avons  parlé  au  commencement  de  ce  chapitre  : 
1**  il  croyait  ne  pas  imiter  Jacques  II,  ne  pas  quitter  le  royaume; 
2°  ne  pas  imiter  Charles  P',  ne  point  faire  la  guerre  à  son  peuple. 
—  Ces  deux  points  évités,  ceux  que  l'histoire  d'Angleterre  lui 
avait  mis  dans  l'esprit,  il  ne  craignait  rien  au  monde,  se  reposant 
tacitement  sur  la  vieille  superstition  qui  a  enhardi  les  rois  à  tant  de 
démarches  coupables  :  «Que  m'arriverait-il ,  après  tout.»^  Je  suis 
l'oint  de  Dieu.  » 

Il  écrivit  dans  la  lettre  qu'exigeait  Bouille  qu'à  aucun  prix  il  ne 
voulait  mettre  le  pied  hors  du  royaume  (pas  même  pour  y  rentrer 
à  l'instant  par  une  autre  frontière),  qu'il  tenait  absolument  à  n'en 
point  sortir. 

Les  rois  ont  une  religion  spéciale;  ils  sont  dévots  à  la  royauté. 
Leur  personne  est  une  hostie,  leur  palais  est  le  Saint  des  saints, 
leurs  serviteurs  et  domestiques  ont  un  caractère  sacré  et  quasi 
sacerdotal.  Louis  XVI  fut  sensiblement  blessé  dans  cette  religion 
par  la  scène  qui  eut  lieu  aux  Tuileries,  le  28  février  au  soir.  La- 
fayette,  à  la  tète  de  la  garde  nationale,  venait  de  comprimer 
l'émeute  de  Vincennes  et  restait  convaincu  qu'elle  était  l'œuvre  du 
château.  Il  revient  aux  Tuileries  et  les  trouve  pleines  de  gentils- 
hommes armés,  qui  sont  là  sans  pouvoir  expliquer  la  cause  de 
leur  rassemblement.  La  garde  nationale,  émue  encore  et  de  très 
mauvaise  humeur,  ne  montra  pas  pour  ces  nobles  seigneurs  les 
égards  que  des  gens  de  leur  sorte  se  croyaient  en  droit  d'attendre. 
On  leur  ôta  leiu'S  épées,  leurs  pistolets,  leurs  poignards,  on  les 
baptisa  d'un  nom  qui  reviendra  plus  d'une  fois  dans  la  Révolution, 
chevaliers  du  poignard;  désarmés,  sortant  un  à  un,  parmi  les  huées, 
quelques-uns  d'entre  eux  reçurent  de  la  brutalité  des  bourgeois 
armés  quelques  corrections  fraternelles. 

Louis  XVI,  le  cœur  bien  gros  pour  ce  défaut  de  respect,  fut 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRE  XII.  221 

infiniment  plus  sensible  encore  à  l'expulsion  des  prêtres  non  asser- 
mentés, qui,  au  printemps,  durent  quitter  leurs  églises.  Il  en  reçut 
un  grand  nombre  dans  les  maisons  royales,  dans  les  Tuileries.  Il  ne 
connaissait  rien  aux  intrigues  du  clergé,  ne  voyait  point  en  lui  ce 
qu'il  était,  l'organisateur  de  la  guerre  civile;  il  oubliait  entière- 
ment la  question  politique ,  réduisait  tout  à  celle  de  la  tolérance 
religieuse.  Chose  remarquable,  des  politiques  même,  des  philo- 
sophes, nullement  chrétiens,  Sieyès,  Raynal,  en  jugeaient  ainsi; 
leurs  réclamations  pour  les  prêtres  durent  confirmer  Louis  XVI 
dans  son  opposition  au  mouvement  révolutionnaire.  Lui,  qui  avait 
accordé  la  tolérance  aux  protestants ,  comment  n'en  jouissait-il  pas 
au  sein  de  son  propre  palais?.  .  .  Il  se  crut  libre  de  tout  serment, 
dégagé  de  tout  devoir.  Contre  la  Révolution ,  il  crut  voir  la  raison 
et  Dieu. 

Qu'il  le  voulût  ou  non,  d'ailleurs,  la  contre-révolution  n'allait- 
elle  pas  s'opérer."^  Son  frère,  le  comte  d'Artois,  était  aloi's  à  Man- 
toue,  auprès  de  l'empereur  Léopold,  avec  les  ambassadeurs  d'An- 
gleterre et  de  Prusse  (mai  1791).  C'était,  en  réalité,  un  congrès 
où  Ton  traitait  les  affaires  de  France.  Si  le  Roi  n'agissait  pas,  on 
allait  agir  sans  lui.  Il  ne  tenait  pas  grande  place  dans  le  plan  du 
comte  d'Artois;  ce  plan  belliqueux,  arrangé  par  son  factotum 
Calonne,  supposait  que  cinq  armées,  de  cinq  nations  différentes, 
entraient  en  France  en  même  temps.  Nul  obstacle  :  le  jeune  prince, 
sans  autre  retard  que  les  harangues  obligées  aux  portes  des  villes , 
menait  gaiement  toute  l'Europe  souper  à  Paris.  Il  était,  dans  cette 
Iliade,  TAgamemnon,  le  roi  des  rois,  il  faisait  grâce  et  justice, 
régnait ...  Et  le  Roi  ?  Il  n'en  aurait  que  plus  de  temps  pour  la 
messe  et  pour  la  chasse.  Et  la  Reine  ?  Renvoyée  en  Autriche  ou  au 
couvent. 

Léopold ,  à  ce  roman ,  répondait  par  un  roman ,  qu'au  1  "  juillet , 
sans  faute ,  les  armées  seraient  exactes  au  rendez-vous  sur  la  fron- 
tière. Seulement  il  témoignait  répugnance  pour  les  faire  entrer 
en  France.  Quand  même  il  eût  eu  réellement  l'idée  de  faire  quelque 
chose,  sa  sœui'  l'en  aurait  empêché;  elle  lui  écrivait,  de  Paris,  de 


222  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

n*avoir  pas  la  moindre  confiance  dans  Galonné.  Et,  en  même  temps, 
le  Roi  et  la  Reine  faisaient  dire  au  comte  d'Artois  c{u'lls  se  fiaient 
à  Galonné  et  Tautorisaienl  à  traiter  pour  eux  (^^. 

Toutes  les  démarches  du  Roi  et  de  la  Reine,  à  cette  époque, 
sont  doubles,  contradictoires. 

Ainsi  ils  font  faire  à  Lafayette  (par  le  jeune  Bouille,  son  cousin) 
des  offres  illimitées,  s'il  veut  aider  au  rétablissement  du  pouvoir 
royal  (décembre  ou  janvier).  Et,  presque  en  même  temps,  ils 
assurent  au  comte  d'Artois  qu'ils  connaissent  Lafayette  «  pour  un 
scélérat  et  un  factieux  fanatique  en  qui  on  ne  peut  avoir  aucune 
confiance»  (mars  1791). 

Ainsi,  au  moment  même  où  le  Roi,  par  sa  tentative  de  sortir 
des  Tuileries  (18  avril),  vient  de  constater,  devant  l'Europe,  sa 
non-liberté,  il  approuve  une  lettre  que  fort  étom'diment  ont  rédigée 
les  Lameth,  dans  laquelle  on  lui  fait  dire  qu'il  est  parfaitement 
libre  (28  avril).  Montmorin  représenta  en  vain  l'invraisemblance 
de  la  chose.  Le  Roi  insista.  Le  ministre  dut  communiquer  à  l'As- 
semblée cette  pièce  unique,  où  il  notifiait  aux  cours  étrangères 
les  sentiments  révolutionnaires  de  Louis  XVL  Dans  cette  lettre 
ridicule,  le  Roi,  parlant  de  lui-même  en  style  jacobin,  disait  qu'il 
n'était  que  le  premier  fonctionnaire  public,  qu'il  était  libre,  et 
librement  avait  adopté  la  constitution,  quelle  faisait  son  bonheur,  etc. 
Ce  langage  tout  nouveau,  où  chacun  sentait  le  mensonge,  cette 
voix  fausse  qui  détonnait,  firent  au  Roi  un  tort  incroyable;  ce 
qu'on  avait  encore  d'attachement  pom^  lui  ne  résista  pas  au  mépris 
qu'inspirait  sa  duplicité. 

Tout  le  monde  jugeait  qu'en  même  temps  il  écrivait  un  démenti. 
Et  cela  était  exact.  Le  Roi  trompait  Montmorin,  qui  trompait 
Lameth  (comme  auparavant  Mirabeau);  il  fit  dire  en  Prusse,  en 

^')  Voir  les  lettres  de  Léopold  et  de  térons  la  demande   de  huit  mille  ou 

la  Reine,  publiées  dans  la  Revue  rétro-  dix  mille  hommes ,•  etc.  (i"juin  1791.) 

spective,  en  i833 ,  tomes  I  et  II  de  la  se-  On  peut  voir  aussi  les  lettres  de  la  Reine 

conde  série  (d'après  les  originaux,  aux  publiées   par  Arnetli,  d'après   les  Ar- 

Arcliives  du  royaume)  :  «  Nous  vous  réi-  chives  de  Vienne. 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRE  XIÏ.  225 

Autriche ,  que  toute  démarche ,  toute  parole  en  faveur  de  la  consti- 
tion  devait  être  prise  en  sens  opposé»  et  que  oui  voulait  dire  non. 

Le  Roi  avait  reçu  une  éducation  royale  de  M.  ]de  la  Vauguyon , 
le  chef  du  parti  jésuite;  son  honnêteté  naturelle  avait  repris  le 
dessus  dans  les  circonstances  ordinaires;  mais,  dans  cette  crise  où 
la  religion  et  la  royauté  se  trouvaient  en  jeu,  le  jésuite  reparut. 
Trop  dévot  pour  avoir  le  moindre  scrupule  d'honneur  cheva- 
leresque et  croyant  que  celui  qui  trompe  pour  le  bien  ne  peut 
trop  tromper,  il  dépassait  la  mesure  et  ne  trompait  pas  du  tout 

L'Autriche  ne  semble  pas  avoir  cru  plus  que  la  Fi'ance  à  la 
bonne  foi  de  Louis  XVI.  Et  peut-être,  en  effet,  restait-il  assez  bon 
Français  pour  vouloir  tromper  l'Autriche  en  profitant  de  ses  se- 
cours. Il  lui  demandait  seulement  une  dizaine  de  mille  hommes, 
force  insignifiante  et  d'ailleurs  fort  balancée  par  une  armée  espa- 
gnole, par  les  vingt-cinq  mille  Suisses  que  les  capitulations  les 
obligeaient  de  fournir  sur  la  réquisition  du  Roi.  Aussi  les  Autri- 
chiens ne  se  pressaient  nullement;  ils  attendaient,  alléguaient  les 
oppositions  de  la  Prusse  et  de  l'Angleterre;  il  ne  leur  convenait 
point  de  venir  ainsi  gratis,  et  seulement  pour  la  montre,  comme 
figurants  de  comédie,  pour  enhardir,  rallier  les  royalistes,  pour 
créer  au  Roi  une  force;  ils  lui  demandaient,  au  contraire,  de 
prouver  (ju'il  en  avait  une ,  de  commencer  la  guerre  civile.  Pour  les 
décider  à  prendre  sur  eux  le  poids  d'une  telle  affaire,  il  fallait  les 
intéresser;  si  le  Roi  eût  offert  l'Alsace,  quelques  places  au  moins, 
son  beau-frère,  le  sensible  Léopold,  am'ait,  malgré  ses  embarras, 
agi  plus  efficacement. 

Telle  était  la  situation  de  ce  triste  Louis  XVI,  et  ce  qui  fait 
qu'on  en  a  pitié,  quoiqu'il  trompât  tout  le  monde.  Il  n'avait  rien 
de  sûr,  ni  au  dehors,  ni  au  dedans,  ni  dans  sa  famille  même.  Il  ne 
trouva  en  elle  qu'égoïsme.  Loin  qu'elle  lui  fut  un  soutien,  elle 
contribua  singulièrement  à  sa  perte. 

Ses  tantes  y  contribuèrent ,  ayant  hâte  de  partir  avant  lui ,  sou- 
levant ainsi  la  terrible  discussion  du  droit  d'émigrer,  diminuant 
d'autant  pour  le  Roi  les  chances  de  l'évasion. 


22a  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

Monsieur  y  contribua.  Il  donna  lieu  au  Roi  de  craindre  qu'il  ne 
partît  seul,  ce  qui  eût  été  pour  Louis  XVI  un  danger  réel.  Monsieur 
était  fort  suspect.  Il  avait  essayé  d'enlever  le  Roi  par  Favras,  sans 
avoir  son  consentement.  Beaucoup  parlaient  de  le  faire  régent, 
lieutenant  général,  roi  provisoire,  dans  la  captivité  du  Roi. 

Mais  personne  ne  contribua  plus  directement  que  la  Reine  à  la 
perte  de  Louis  XVI. 

Craignant  à  l'excès  la  séparation,  se  tenant  au  Roi,  se  seiTant  à 
lui ,  voulant  partir  ensemble  et  avec  tous  les  siens ,  elle  lui  rendit 
la  fuite  presque  impossible. 

Une  préoccupation  excessive  de  la  sûreté  de  la  Reine  fit  que 
M.  de  Mercy,  ambassadeur  d'Autricbe,  exigea,  contre  le  bon  sens, 
contre  l'avis  de  M.  de  Bouille ,  qu'une  suite  de  détachements  serait 
échelonnée  sur  la  route  qu'elle  devait  parcourir;  précaution  très 
propre  à  inquiéter,  avertir,  ameuter  les  populations,  très  insuffi- 
sante pour  contenir  les  masses  d'un  peuple  armé ,  très  inutile  pour 
le  Roi ,  qui  personnellement  n'était  point  du  tout  haï.  On  a  vu  plus 
haut,  naïvement  exprimée  par  un  journal,  l'opinion  réelle  du 
peuple  :  «  Que  Louis  XVI  pleurait  à  chaudes  larmes  des  sottises 
que  lui  faisait  faire  l'Autrichienne.  »  Même  reconnu,  il  eût  passé; 
peu  de  gens  auraient  eu  le  cœur  de  mettre  la  main  sur  lui.  Mais 
la  vue  seule  de  la  Reine  réveillait  toutes  les  craintes ,  faisait  sentir, 
même  aux  royalistes,  le  danger  de  la  laisser  conduire  ainsi  le  Roi 
de  France  aux  armées  de  l'étranger. 

La  Reine  influa  encore  d'une  manière  très  funeste  sur  l'exécution 
du  projet  en  choisissant  pour  agents  non  les  plus  capables,  mais 
les  plus  dévoués  à  sa  personne,  ou  les  clients  de  sa  famille,  son 
fidèle  M.  de  Fersen ,  son  secrétaire  Goguelat ,  qu'elle  avait  employé 
pour  des  missions  fort  secrètes  près  d'Esterhazy  et  autres,  enfin 
le  jeune  Choiseul,  d'une  famille  chère  à  l'Autriche,  jeune  homme 
aimable,  plein  de  cœur,  d'une  très  gi'ande  fortune,  qui  se  faisait 
une  fête  de  recevoir  la  Reine  royalement  dans  sa  Lorraine,  plus 
propre  à  la  bien  recevoir  qu'à  la  sauver  ou  la  conduire.  M.  de 
Bouille  voulut  évidemment  plaire  à  la  Reine  en  confiant  à  ce  jeune 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRE  XII.  225 

homme  un  des  rôles  les  plus  impoilants  dans  rafTaire  de  i'évîi- 
sion. 

Ce  voyage  de  Varennes  fut  un  miracle  d'imprudence  ('^.  11  sullil 
de  bien  poser  ce  que  le  bon  sens  voulait,  puis  de  prendre  le  con- 
traire; en  suivant  cette  méthode,  si  tous  les  Mémoires  périssaient, 
on  retrouverait  Thistoire. 

D'abord,  deux  ou  trois  mois  d'avance,  la  Reine,  comme  pour 
avertir  du  départ,  fait  commander  un  trousseau  pour  elle,  pour 
ses  enfants.  Puis  elle  fait  commander  un  magnifique  nécessaire  de 
voyage,  semblable  à  celui  qu'elle  avait  déjà,  meuble  compliqué 
qui  contenait  tout  ce  qu'on  eût  désiré  pour  un  voyage  autour  du 
globe.  Puis,  au  lieu  de  prendre  une  voilure  ordinaire  peu  appa- 
rente, elle  chargea  Fersen  de  faire  construire  une  vaste  et  capace 
berline,  où  l'on  puisse,  devant  et  derrière,  ajuster,  échafauder 
malles,  vaches,  boîtes,  tout  ce  qui  fait  regarder  une  voiture  sur 
une  route.  Ce  n'est  pas  tout,  la  voiture  sera  suivie  d'une  autre  où 
l'on  emmènera  les  femmes.  Devant,  derrièi-e ,  galoperont  trois  gardes 
du  corps  en  couriiers,  vestes  neuves  d'un  jaune  éclatant,  propres 
à  attirer  les  yeux,  à  faire  croire,  tout  au  moins  par  la  couleur,  que 
ce  sont  des  gens  du  prince  de  Gondé,  du  général  des  émigrés!... 
Ces  hommes  apparemment  sont  des  hommes  bien  préparés;  non, 
ils  n'ont  jamais  fait  la  route.  Ces  gardes  apparenunent  sont  des 
hommes  déteiminés,  armés  jusqu'aux  dents;  ils  n'ont  que  de  petits 
couteaux  de  chasse.  Le  Roi  les  avait  avertis  qu'ils  trouveraient  des 
armes  dans  la  voiture.  Mais  Fersen,  l'homme  de  la  Reine,  craignant 
sans  doute  pour  elle  les  dangers  d'une  résistance  armée,  a  juste- 
ment oul)lié  les  armes. 

Tout  cela,  c'est  le  ridicule  de  l'imprévoyance.  Mais  voici  le 
triste,  l'ignoble.  Le  Roi  se  laisse  habiller  en  valet;  il  s'affuble  d'un 
habit  gris  et   d'une  petite  perruque.  C'est  le  valet  de  chambre 

'"'  Monsieur,  tout  au  contraire,  fut  un  jeune  Gascon,  d'Avaray,  qui   l'eni- 

sauvé  très  liabileinent.  M"*  de   Balbi,  mena  dans  un  mauvais  cabriolet,  li  passa 

femme  d'esprit  (sa  maîtresse ,  s'il  eût  pu  seul,  et  Madame  par  une  autre  route, 

en  avoir  une),  le  décida  à  se  confier  à  [fielation  d'un  voyatje  à  Coblentz ,  i8-j3.) 

II.  i5 


226  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

Durand.  Ce  détail  humiliant  est  dans  le  naïf  récit  de  Madame 
d'Angoulème;  on  le  trouve  aussi  constaté  dans  le  passeport  donné 
à  la  Reine,  et  à  M"*"*  de  Tourzel,  comme  dame  russe,  baronne  de 
Korir.  Ainsi,  chose  inconvenante,  cpii  elle  seule  révélait  tout,  cette 
danie  est  si  intime  avec  son  valet  de  chambre  qu'elle  le  met  dans 
sa  voiture,  en  face  d'elle,  et  genoux  contre  genoux. 

Pitoyable  métamorphose  I  Que  le  voilà  bien  caché  !  et  qui  le 
reconnaîtrait  ! .  .  .  Disons  mieux ,  maintenant  qui  voudra  le  recon- 
naître ?  La  France  ?  Non ,  à  coup  sur.  Si  elle  le  voit  ainsi ,  elle  dé- 
tournera les  yeux. 

«Vous  mettrez,  dit  Louis  XVI,  dans  la  caisse  de  la  voiture 
riiabit  rouge  brodé  d'or  que  je  portais  à  Cherbourg ...»  Ce  qu'il 
cache  ainsi  dans  les  coffres  aurait  été  sa  défense.  L'habit  du  jom' 
où  le  roi  de  France  apparut  contre  l'Angleterre  au  milieu  de  sa 
marine  valait  mieux  pour  le  sacrer  que  la  sainte  ampoule  de  Reims. 
Qui  eût  osé  l'arrêter,  si,  écartant  ses  vêtements,  il  eût  montré 
cet  habit  .\  .  .  Il  aurait  dû  le  garder,  ou  plutôt  garder  le  cœur 
français,  comme  il  l'eut  alors. 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRE  XIII.  227 


CHAPITRE  XIII. 

FUITE  DU  ROI  À  VARBNNES  (20-21  JUIN  1791). 

Le  Roi ,  cil  partant ,  livrait  ses  amis  à  la  mort.  —  Confiance  et  crédulité  de  Lafayette 
et  Bailiy.  —  Imprudences  du  départ,  ao  juin  1791.  —  Le  Roi  devait  passer  sur 
terre  autrichienne.  —  Danger  de  la  France.  —  Vengeances  probables  ;  Théroigne 
déjà  arrêtée.  —  La  France  veille  sur  elle-même  ;  la  route  se  surveille.  —  Le  Roi 
poursuivi,  ai  juin  1791;  retardé  à  l'entrée  de  Varennes,  arrêté.  —  Les  habi- 
tants des  campagnes  affluent  à  Varennes.  —  Indignation  du  peuple.  —  Décret 
de  l'Assemblée  qui  rappelle  le  Roi  à  Paris. 

Ce  qui  afTlige  encore,  entre  autres  choses,  dans  ce  voyage  de 
Varennes,  ce  qui  diminue  l'idée  qu'on  voudrait  se  faire  de  la  bonté 
de  Louis  XVI,  c'est  la  facilité  avec  laquelle  il  sacrifiait,  en  par- 
tant, livrait  à  la  mort  des  hommes  qui  lui  étaient  sincèrement 
attachés. 

Lafayette  se  trouvait,  par  la  force  des  circonstances,  gardien 
involontaire  du  Roi,  responsable  de  sa  personne  devant  la  nation; 
il  avait  montré  de  bien  des  manières ,  et  parfois  en  compromettant 
la  Révolution  elle-même,  qu'il  désirait  par-dessus  toute  chose  le 
rétablissement  de  l'autorité  royale ,  comme  garantie  d'ordre  et  de 
paix.  Républicain  d'idée,  de  théorie,  il  n'en  avait  pas  moins  sacrifié 
à  la  monarchie  sa  grande  passion,  sa  faiblesse,  la  popularité.  11  y 
avait  à  parier  qu'au  premier  éclat  du  départ  du  Roi,  Lafayette 
serait  mis  en  pièces. 

Et  que  deviendrait  le  ministre  Montmorin,  aimable  et  faible 
caractère,  crédule  aux  paroles  du  Roi,  qui,  le  i**  juin,  pour 
répondre  aux  journaux,  écrivait  à  l'Assemblée  qu'il  attestait  «sur 
sa  responsabilité ,  sar  sa  tête  et  sur  son  honneur  ■ ,  que  jamais  le 
Roi  n'avait  songé  à  quitter  la  France  ? 

Qu'allait  surtout  devenir  l'infortuné  Laporte,  intendant  de  la 
maison  du  Roi  et  son  ami  personnel,  à  qui,  sans  le  consulter,  il 
lals.sait  en  partant  la  charge  terrible  d'apporter  à  l'Assemblée  sa 

i5. 


228  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

protestation  ? .  .  .  Le  premier  coup  de  la  fureur  publique  devait 
tomber  sur  ce  malheureux,  messager  involontaire  d'une  déclara- 
tion de  guerre  du  Roi  à  son  peuple;  Laporte  infailliblement,  dans 
cette  guerre,  tombait  la  première  victime;  il  en  était  le  premier 
mort;  il  pouvait  commander  sa  bière  et  préparer  son  linceul. 

Lafayette,  averti  de  plusieurs  côtés,  voulut  n'en  croire  que  le 
Roi  même;  il  l'alla  trouver,  lui  demanda  ce  qui  en  était  réelle- 
ment. Louis  XVI  répondit  si  nettement,  si  simplement,  avec  une 
telle  bonhomie,  que  Lafayette  s'en  alla  complètement  rassuré.  Ce 
fut  uniquement  pour  satisfaire  l'inquiétude  du  public  qu'il  doubla 
les  postes.  Bailly  poussa  plus  loin  la  chevalerie ,  et  fort  au  delà  de 
ce  que  lui  permettait  le  devoir;  averti  positivement  par  une  femme 
de  la  Reine,  qui  voyait  les  préparatifs,  il  eut  la  coupable  faiblesse 
de  remettre  à  la  Reine  cette  dénonciation ,  que  l'honneur  du  moins 
lui  faisait  un  devoir  de  tenir  secrète. 

Le  Roi ,  la  Reine ,  avaient  fait  dire  qu'ils  assisteraient  le  dimanche 
suivant,  jour  de  la  Fête-Dieu,  à  la  procession  paroissiale  du  clergé 
constitutionnel.  Madame  Elisabeth  y  témoignait  de  la  répugnance. 
Le  19  (veille  du  départ),  la  Reine,  parlant  à  Montmorin,  qui  ve- 
nait de  voir  la  sœur  du  Roi,  disait  au  ministre  :  «  Elle  m'aftlige; 
j'ai  fait  tout-  au  monde  pour  la  décider;  il  me  semble  qu'elle 
pourrait  faire  à  son  frère  le  sacrifice  de  son  opinion.  » 

Le  Roi  tarda  jusqu'au  20  juin,  pour  attendre  que  la  femme 
qui  avait  dénoncé  sortît  de  service,  et  aussi  pour  toucher  encore 
un  trimestre  de  la  liste  civile;  il  le  dit  ainsi  lui-même.  Enfin  c'était 
le  1 5  juin  seulement  que  les  Autrichiens  devaient  avoir  occupé 
les  passages  à  2  lieues  de  Montmédy.  Les  retards  successifs  qui 
avaient  eu  lieu,  les  mouvements  de  troupes  commandées,  décom- 
mandées, n'étaient  pas  sans  inconvénient.  Choiseul  dit  au  Roi,  de 
la  part  de  M.  de  Bouille,  que  s'il  ne  partait  le  20,  dans  la  nuit, 
lui  Choiseul  relèverait  tous  les  postes  échelonnés  sur  la  route  et 
passerait,  avec  Bouille,  sur  terre  autrichienne. 

Le  20  juin,  avant  minuit,  toute  la  famille  royale,  déguisée, 
sortie  par  une  porte  non  gardée,  était  dans  le  Carrousel. 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRE  XIII.  229 

Un  militaire  fort  résolu,  désigné  par  M.  de  Bouille»  devait 
monter  dans  la  voiture,  répondre,  s'il  était  besoin,  et  conduire 
toute  l'affaire.  Mais  M"*  de  Tourzel,  gouvernante  des  enfants  de 
France,  soutint  le  privilège  de  sa  charge  :  en  vertu  du  serment 
qu'elle  avait  prêté,  elle  avait  le  devoir,  le  droit  de  ne  point  quitter 
les  enfants;  ce  mot  de  serment  fit  une  grande  impression  sur 
Louis  XVI.  11  était  d'ailleurs  inouï,  dans  les  fastes  de  l'étiquette, 
que  les  enfants  de  France  voyageassent  sans  gouvernante.  Le  mili- 
taire ne  monta  pas  et  la  gouvernante  monta  :  au  lieu  d'un  homme 
capable,  on  eut  une  femme  inutile.  L'expédition  n'eut  point  de 
chef,  personne  pour  la  diriger;  elle  alla,  sans  tète,  au  hasard. 

Le  romanesque  de  l'aventure ,  malgré  toutes  les  craintes,  amusa 
la  Reine.  Elle  s'arrêta  longtemps  à  voir  déguiser  ses  enfants;  elle 
fit  l'incroyable  imprudence  de  sortir,  pour  les  voir  partir,  dans  la 
place  du  Carrousel ,  extrêmement  éclairée.  Ils  montèrent  dans  un 
fircre,  dont  le  cocher  était  Fersen;  pour  mieux  dépayser  ceux 
qui  pourraient  suivre,  il  fit  quelques  tours  dans  les  rues,  revint, 
attendit  encore  une  heure  au  Carrousel;  enfin  arriva  Madame  Eli- 
sabeth,  puis  le  Roi,  puis,  plus  tard,  la  Reine,  conduite  par  un 
garde  du  corps;  celui-ci,  connaissant  mal  Paris,  lui  avait  fait 
passer  le  pont,  l'avait  menée  rue  du  Bac.  Revenue  dans  le  Car- 
rousel ,  elle  vit,  avec  haine,  avec  joie,  passer  Lafayette  en  voiture, 
qui  revenait  des  Tuileries,  ayant  manqué  le  coucher  du  Roi.  On 
dit  que,  dans  le  bonheur  enfantin  d'avoir  attrapé  son  geôlier,  elle 
toucha  la  roue  d'une  badine  qu'elle  tenait  à  la  main,  conmie  les 
femmes  en  portaient  alors.  La  chose  est  difficile  à  croire;  la  voi- 
ture allait  grand  train,  elle  était  entourée  de  plusieurs  laquais  à 
cheval,  portant  des  flambeaux.  Le  garde  du  corps  affiime,  au  con- 
traire, que  cette  lumière  lui  fit  peur,  et  qu'elle  quitta  son  bras 
pour  fuir  d'un  autre  côté. 

Le  cocher  Fersen ,  menant  dans  son  fiacre  un  dépôt  si  précieux 
et  ne  connaissant  guère  mieux  son  Paris  que  les  gardes  du  corps, 
alla  jus(|u'au  faubourg  Saint-Honoré  pour  gagner  la  barrière  Cli- 
chy,  où  la  berline  attendait  chez  un  Anglais,  M.  de  Crawford.  De 


230  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

là  11  gagna  la  Villette.  Pour  se  débarrasser  du  fiacre  où  suivaient 
les  gardes  du  corps,  il  le  versa  dans  un  fossé.  De  là  il  mena  à 
Bondy.  Là  il  fallait  ])ien  se  séparer;  il  haisa  les  mains  au  Roi,  à 
la  Reine,  la  quittant  reconnaissante,  pour  ne  jamais  la  revoir,  au 
moment  où  il  venait,  pour  cette  religion  de  sa  jeunesse,  de  ris- 
quer sa  vie. . 

Une  imprudence,  parmi  tant  d'autres  qui  signalèrent  ce  voyage, 
avait  été  de  faire  partir  les  femmes  de  chambre  très  longtemps 
avant  la  famille  royale,  en  sorte  qu'elles  arrivèrent  six  heures 
d'avance  à  Bondy.  Le  postillon  qui  les  mena  y  était  resté ,  de  sorte 
qu'il  vit  avec  ébahissement  un  homme  habillé  en  cocher  de  fiacre , 
qui  montait  seul  dans  une  l^elle  voiture  attelée  de  quatre  chevaux. 

Les  voilà  partis,  bien  tard,  mais  ils  vont  grand  train;  un  garde, 
à  cheval  à  la  portière,  un  autre  assis  sur  le  siège,  un  troisième, 
M.  de  Valory,  courant  en  avant  pour  commander  les  chevaux, 
donnant  magnifiquement  un  écu  poui'  boire  à  chaque  postillon, 
ce  que  donnait  le  Roi  seul.  Un  trait  rompu  arrêta  quelques  mo- 
ments; le  Roi  aussi  retarda  un  peu  en  voulant  faire  une  montée 
à  pied.  Nulle  difficulté  du  reste;  3o  lieues  et  plus,  où  fou  n'avait 
placé  aucun  détachement  de  troupes,  se  trouvèrent  ainsi  parcou- 
rues. La  Reine,  avant  Châlons,  disait  à  M.  de  Valory  :  «  François, 
tout  va  bien,  nous  serions  arrêtés  déjà,  si  nous  devions  fêtre.  >» 

Tout  va  bien  ? .  .  .  Pour  la  France  ?  ou  bien  pour  l'Autriche  "^ .  .  . 
—  Car  enfin  où  va  le  Roi  ? 

Il  fa  dit  hier  soir  à  M.  de  Valory  :  «  Demain  je  vais  coucher  à 
l'abbaye  d'Orval,  »  hors  de  France,  sur  terre  autrichienne. 

M.  de  Bouille  dit  le  contraire;  mais  lui-même,  il  montre  aussi, 
il  établit  parfaitement  que  le  Roi ,  n'ayant  plus  aucune  sécurité  à 
attendre  dans  le  royaume,  avait  dû  changer  d'avis,  tomber  enfin, 
malgré  lui,  dans  le  filet  autrichien.  Le  peu  de  troupes  que  gardait 
Bouille  était  si  peu  dans  sa  main  qu'ayant  fait  quelques  lieues  au- 
devant  du  Roi,  il  crut  devoir  retourner  pour  être  au  milieu  de  ses 
soldats,  les  veiller,  les  maintenir. 

Le  projet,  qui  senjblait  français  en  octobre,  et  même  encore 


LIVI\E   IV.  —  CHAPITRE  XIII.  231 

en  décembre,  ne  Test  pius  en  juin,  lorsque  M.  de  Bouille  a  vu 
son  commandement  limité,  ses  régiments  suisses  éloignés,  ses 
régiments  français  gagnés,  lorscju'il  garde  à  peine  quelque  cava- 
lerie allemande.  Le  Roi  le  sait  et  ne  peut  plus  écouter  ses  répu- 
gnances poui-  passer  sui-  terre  d'Autriche. 

Le  plan  primitif  de  Bouille  était  plus  dangereux  peut-être  en- 
core. iSi  le  Roi  sortait  de  France,  il  se  dénationalisait  lui-même, 
apparaissait  Autrichien,  il  était  jugé  :  c'était  un  étranger;  la  Fiance, 
sans  hésitation,  lui  faisait  la  guerre.  Mais  Bouille  voulait  la  faire 
de  ce  côté  de  la  frontière,  en  France,  et  à  peine  en  France,  pas 
même  dans  une  forteresse,  dans  un  camp  près  Montmédy,  un  camp 
de  cavalerie,  mobile,  allant  ou  venant;  là  il  était  et  en  même 
temps  n'était  pas  dans  le  royaume.  La  position  militaire  où  on  le 
plaçait,  bonne  contre  les  Autrichiens,  «  est  meilleure  encore,  dit 
Bouille,  contre  les  Français».  Le  Roi,  parmi  ces  cavaliers,  der- 
rière ces  batteries  volantes,  adossé  à  l'ennemi,  pouvant  se  retirer 
chez  lui  ou  lui  ouvrir  nos  provinces,  aurait  parlé  nettement;  il 
aurait  dit  par  exemple  :  «  Vous  n'avez  point  une  armée,  vos  offi- 
ciers ont  émigré,  vos  cadres  sont  désorganisés,  vos  magasins 
vides  :  j'ai  laissé  depuis  vingt-cinq  ans  tomber  en  ruine  vos  fortifi- 
cations sur  toute  la  frontière  autrichienne;  vous  êtes  ouverts  et 
sans  défense.  .  .  Eh  bien,  TAutrichien  arrive,  d'autre  part,  l'Espa- 
gnol, le  Suisse;  vous  voilà  pris  de  trois  côtés.  Rendez-vous,  res- 
tituez le  pouvoir  à  votre  maître.  »  Tel  eût  pu  être  le  rôle  du  Roi, 
devenu  le  noyau  de  la  guerre  civile,  le  portier  de  la  guerre 
étrangère,  pouvant  à  son  aise  ouvrir  ou  feiTner.  On  eût  peut-être 
jeté  quelques  mots  de  constitution,  pour  annuler  la  résistance, 
pour  que  la  vieille  Assemblée  put  endormir  le  pays  et  le  livrer 
décemment. 

Liège  et  le  Brabant  disaient  assez  ce  qu'on  pouvait  attendre  de 
ces  paroles  de  prince.  L'évêque  de  Liège,  rentré  avec  des  mots 
paternels  et  des  soldats  autrichiens,  avait  fait  .durement  appliquer 
aux  patriotes  les  vieilles  procédures  barbares,  la  torture  et  la  ques- 
tion. Notre  émigration  n'attendait  pas  le  retour  pour  faire  circuler 


232  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

en  France  des  listes  de  proscription.  La  Reine  serait-elle  clémente? 
Oublierait- elle  aisément  son  humiliation  d'octobre,  quand  elle 
parut  au  balcon,  pleurant  devant  le  peuple?  Il  n'y  avait  pas  d'ap- 
parence. La  femme  qu'on  accusait  le  plus  d'avoir  mené  les  femmes 
^Versailles,  Thérolgne,  ayant  été  à  Liège,  fut  suivie  depuis  Paris, 
désignée,  livrée  à  la  police  liégeoise,  à  la  police  autrichienne 
(mai  1791),  qui,  comme  régicide,  la  mena  au  fond  de  l'Autriche, 
dans  les  prisons  du  frère  de  Marie-Antoinette.  Sans  nul  doute  ,  il 
y  eût  eu  une  cruelle  réaction,  dans  le  goût  de  1816;  à  cette  der- 
nière époque,  à  l'époque  des  cours  prévôtales,  M.  deValory,  ce 
garde  du  corps,  ce  courrier  du  Roi  dans  le  voyage  deVarennes, 
fut  prévôt  du  département  du  Doubs. 

Dans  l'après-midi,  vers  4  ou  5  heures,  dit  Madame  d'Angou- 
lème  (dans  le  simple  et  naïf  récil  qu'a  donné  Weber),  «  on  passa 
la  grande  ville  de  Châlons-sur-Marne.  Là  on  fut  reconnu  tout  à 
fait.  Beaucoup  de  monde  louait  Dieu  de  voir  le  Roi  et  faisait  des 
vœux  pour  sa  fuite.  » 

Tout  le  monde  ne  louait  pas  Dieu.  Il  y  avait  une  grande  fer- 
mentation dans  la  campagne.  Pour  expliquer  la  présence  des  dé- 
tachements sur  la  route,  on  avait  eu  l'idée  malheureuse  de  dire 
qu'un  trésor  allait  passer,  qu'ils  étaient  là  pour  l'escorter.  Dans 
un  moment  où  l'on  accusait  la  Reine  de  faire  passer  de  l'argent 
en  Autriche,  c'était  irriter  les  esprits,  tout  au  moins  éveiller  l'at- 
tention. 

Choiseul  occupait  le  premier  poste ,  3  lieues  plus  loin  que  Châ- 
lons;  il  avait  quarante  hussards,  avec  lesquels,  dit  Bouille,  il  de- 
vait assurer  le  passage  du  Roi,  fermer  après  lui  la  route  à  tout 
voyageur.  Si  le  Roi  était  arrêté  à  Châlons,  il  devait  l'en  dégager 
par  la  force.  Ceci  ne  se  comprend  guère;  ce  n'est  pas  avec  quarante 
cavaliers  qu'on  vient  à  bout  d'une  telle  ville;  combien  moins  si 
toutes  les  campagnes  d'alentour  se  mettaient  de  la  partie  ! 

En  effet,  le  paysan  s'ennuyait  de  voir  ces  hussards  sur  la  route; 
il  venait  en  foule  et  les  regardait.  On  y  venait  de  Ghàlons  même; 
on  se  moquait  du  trésor;  tout  le  inonde  comprenait  très  bien  de 


LIVRE  IV.  —  CIÎAPITRE  XIII.  233 

quel  trésor  il  s'agissait.  Le  tocsin  commençait  à  sonner  dans  ces 
villages.  La  position  de  Choiseul  n'était  pas  tenable.  Il  calcula,  par 
le  retard  de  quatre  ou  cinq  heures,  que  la  partie  était  manquée, 
((ue  le  Roi  n'avait  pu  partir;  fùt-il  parti,  rester  sur  cette  route, 
augmenter  l'inquiétude  de  tout  ce  peuple  assemblé,  c'était  empê- 
cher le  passage;  les  hussards  une  fois  éloignés,  ces  gens  se  disper- 
saient, le  chemin  devenait  libre.  Choiseul  se  décida  à  quitter  le 
poste.  Le  secrétaire  de  la  Reine,  Goguelat,  oflîcier  d'état-major, 
qui  était  là  avec  lui  et  qui  avait  été  cmplové  à  préparer  tout 
sur  la  route,  avertit  Choiseul  d'éviter  Sainte-Menehould,  où  il  y 
avait  de  la  fermentation.  Ils  prirent  un  guide  et  entreprirent  de 
passer  par  les  bois,  s'engagèrent  dans  des  routes  affreuses,  n'arri- 
vèrent (pi'au  matin  à  Varennes.  Choiseul  eût  dû  faire  suivre  la 
grand'route  par  Goguelat  ou  quelque  autre,  afin  que,  si  le  Roi 
passait,  on  le  guidât,  on  avertît  les  autres  détachements;  loin  de 
là,  il  envoya  un  valet  de  chambre  de  la  Reine,  serviteur  dévoué, 
mais  léger,  de  peu  de  tète  (et  qui,  par  l'émotion,  n'avait  plus 
même  ce  peu);  il  le  dépêcha  pour  dire  aux  détachements,  sur  la 
roule,  qu'il  n'y  avait  plus  d'espoir,  qu'il  ne  restait  qu'à  se  rallier 
près  de  M.  de  Rouillé.  Choiseul  s'en  allait  tout  droit  hors  de 
France,  il  partait  pour  Luxembourg. 

Le  Roi  arriva  au  moment  où  il  venait  de  s'éloigner.  Point  de 
Choiseul,  point  de  Goguelat,  point  de  troupes.  «  Il  vit  un  aljîme 
ouvert.  »  Cependant  la  route  est  tranquille  ;  on  arrive  à  Sainte- 
Menehould  ;  dans  son  inquiétude,  il  regarde,  met  la  tête  à  la  por- 
tière. Le  commandant  du  détachement,  qui  ne  l'avait  pas  fait 
monter  à  cheval,  veut  s'excuser,  vient  le  chapeau  à  la  main;  cha- 
cun reconnaît  le  Roi.  La  municipalité,  déjà  assemblée,  fait  dé- 
fendre aux  dragons  de  monter  à  cheval.  Leurs  dispositions  étaient 
trop  incertaines  pour  qu'on  essayât,  malgré  eux,  de  retenir  la  voi- 
ture; mais  un  homme  s'offre  de  la  suivre,  d'essayer  de  la  faire 
arrêter  plus  loin;  la  municipalité  l'autorise  expressément.  Cet 
homme,  un  ancien  dragon,  Drouet,  fils  du  maîti'c  de  poste,  par- 
tit, en  effet,  surveillé,  suivi  de  près  par  un  cavalier  qui  comprit 


23Û  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

son  intention ,  qui  l'eût  tué  peut-être  ;  il  se  jeta  dans  la  traverse , 
s'enfonça  dans  les  bois;  nul  moyen  de  le  poursuivre. 

Il  manqua  cependant  le  Roi  à  Clermont;  cette  ville,  non  moins 
agitée  que  Sainte -Menehould  et  neutralisant  de  même  la  troupe 
par  ses  menaces,  laissa  pourtant  passer  la  voiture.  Jamais  Drouet 
ne  l'eût  atteinte ,  si ,  d'elle-même ,  elle  ne  se  fût  arrêtée  une  demi- 
heure  au  plus,  à  la  porte  de  Varennes,  ne  trouvant  point  de  relais. 

Là  se  place  une  des  fautes  capitales  de  l'expédition.  Goguelat, 
officier  d'état-major,  ingéniem'  et  topographe ,  s'était  chargé  d'as- 
surer, de  vérifier  tous  les  détails,  de  placer  les  relais  aux  points 
où  il  n'y  avait  pas  de  maison  de  poste  ;  c'était  lui  qui  avait  donné 
tout  le  plan  au  Roi,  qui  lui  avait  fait,  refait  sa  leçon.  Louis  XVI, 
qui  avait  une  excellente  mémoire,  la  répéta  mot  pour  mot  au 
courrier  de  Valory;  il  lui  dit  qu'il  trouverait  des  chevaux  et  un 
détachement  avant  la  ville  de  Varennes.  Or  Goguelat  les  mit 
après,  et  il  oublia  de  prévenir  le  Roi  de  ce  changement  au  plan 
convenu. 

Le  courrier,  M.  de  Valoiy,  qui  galopait  en  avant,  aurait  fini  par 
trouver  le  relais,  si,  comme  il  était  raisonnable,  il  eût  pris  une 
heiu'e,  au  moins  une  demi-heure  d'avance;  mais  il  aimait  mieux 
profiter  d'une  si  rare  occasion;  il  trottait  à  la  portière,  obtenait 
ainsi  quelques  mots  des  augustes  voyageurs;  tard,  bien  tard,  il 
mettait  son  cheval  au  galop  et  avertissait  le  relais.  Ce  fut  bien  aux 
autres  postes;  mais,  à  Varennes,  cela  perdit  tout. 

Il  passa  une  demi-heure  à  chercher  dans  les  ténèbres ,  à  frapper 
aux  portes,  faire  lever  les  gens  endormis.  Le  relais,  pendant  ce 
temps,  était,  de  l'autre  côté,  tenu  prêt  par  deux  jeunes  gens,  l'un 
fils  de  M.  de  Bouille;  ils  avaient  l'ordre  de  ne  bouger,  pour  ne 
donner  aucun  éveil  ;  ils  l'exécutèrent  trop  bien.  L'un  d'eux,  eût  pu 
cependant,  sans  danger,  aller  voir  à  l'entrée  de  la  ville  si  la  voi- 
ture arrivait,  la  guider;  la  présence  d'un  seul  homme  siu*  la  route, 
quand  même  on  eût  pu  la  remarquer  à  cette  heure,  dans  cette 
nuit  noire,  n'aurait  eu  rien  certainement  qui  fît  faire  attention. 

L'histoire  de  ce  moment  tragique  où  le  Roi  fut  arrêté  est  et  sera 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRE  XIII.  255 

toujours  imparfaitement  connue.  Les  principaux  historiens  du 
voyage  deVarennes  n'ont  rien  su  que  pai*  ouï-dire.  MM.  de  Bouille 
père  et  fils  n'étaient  point  là;  MM.  de  Choiseul  et  de  Goguelat 
n'arrivèrent  qu'une  heure  ou  deux  après  le  moment  fatal,  M.  Des- 
ions plus  tard  encore.  Tout  se  réduirait  à  deux  mots  (un  de  Drouet, 
un  de  Madame  d'Angouléme),  si  M.  de  Valory,  le  garde  du  corps 
qui  allait  en  courrier,  n'eût  plus  tard,  sous  la  Restauration,  re- 
cueilli ses  souvenirs.  Son  récit ,  un  peu  confus ,  mais  fort  circon- 
stancié, porte  un  caractère  de  naïveté  passionnée  qui  éloigne  toute 
idée  de  doute;  le  temps,  on  le  sent  bien,  n'a  eu  ici  sur  la  mémoire 
aucune  puissance  d'oubli.  Toute  l'existence  effacée  du  vieillard 
s'est  concentrée  dans  ce  fait  terrible;  les  périls,  l'exil,  tous  les 
malheurs  personnels,  ont  glissé  sur  lui;  sa  vie  fut  toute  en  cette 
heure,  rien  avant  et  rien  après. 

Quand  on  arriva  à  i  i  heures  et  demie  du  soir  à  la  hauteui-  de 
Varennes,  la  fatigue  l'avait  emporté,  tout  dormait  dans  la  voitiu-e. 
Elle  s'arrêta  brusquement  et  tous  s'éveillèrent.  Le  relais  n'appa- 
raissait pas;  point  de  nouvelles  du  courrier  qui  devait  le  com- 
mander. 

Celui-ci  (M.  de  Valory)  le  cherchait  depuis  longtemps;  il  avait 
d'abord  appelé,  sondé  le  bois  des  deux  côtés  de  la  route,  appelé 
encore  en  vain.  11  ne  lui  restait  alors  qu'à  entrer  dans  la  ville, 
frapper  aux  poites,  s'informer.  N'apprenant  rien,  il  revenait  désolé 
vers  la  voiture;  mais  cette  voiture  déjà  et  ceux  qu'elle  contenait 
avaient  reçu  un  coup  terrible,  un  mot,  une  sommation,  qui  les  fit 
di'esser  en  sursaut  :  Au  nom  de  la  nation .' .  .  . 

Un  homme  à  cheval  accourt  par  derrière  au  grand  galop ,  s'arrête 
droit  devant  eux,  et,  dans  les  ténèbres,  crie  :  «  De  par  la  nation, 
arrête ,  postillon  !  tu  mènes  le  Roi  !  » 

Tout  resta  stupéfié.  Les  gardes  du  corps  n'avaient  ni  armes 
à  feu,  ni  l'idée  de  s'en  servir.  L'homme  passa,  poussa  son  cheval  à 
la  descente  et  dans  la  ville.  Deux  minutes  après,  on  commença 
à  voir  des  hommes  sortir  avec  des  lumières,  s'agiter  et  se  parler, 
peu  d'abord,  puis  davantage;  les  allants  et  venants  augmentent,  la 


236  HISTOIRE  DE  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 

petite  ville  s'éclaire .  .  .  Tout  cela  en  deux  minutes .  .  .  puis  le 
tambour  bat. 

La  Reine ,  pour  s'informer  aussi ,  était  entrée ,  conduite  par  l'un 
de  ses  gardes,  chez  un  ancien  serviteur  de  la  maison  de  Condé, 
dont  la  maison  se  trouvait  sur  la  pente  qui  mène  à  Varennes.  On 
l'attend;  quand  elle  remonte,  les  gardes  réunis  contraignent  par 
promesses  et  menaces  les  postillons,  fort  ébranlés,  à  traverser  la 
ville,  passer  rapidement  le  pont  qui  la  divise,  la  tour  du  pont,  la 
porte  basse  et  la  voûte  qui  se  trouvent  sous  la  tour  :  nulle  autre 
chance  de  salut.  On  venait  d'apprendre  que  le  commandant  des 
hussards  qui  devait  attendre  à  Varennes ,  sur  la  nouvelle  de  l'arri- 
vée du  Roi,  au  bruit  de  tout  ce  mouvement,  s'était  sauvé  au  ga- 
lop; les  hussards  étaient  dispersés,  les  uns  couchés,  les  autres 
ivres.  Ce  commandant  était  un  Allemand  de  dix-sept  ou  dix- 
huit  ans;  il  n'était  prévenu  de  rien;  il  apprit  la  chose  tout  à  coup 
et  perdit  la  tète. 

Drouet  et  Guillaume,  un  camarade  qui  l'avait  suivi,  mirent  sin- 
gulièrement à  profit  ces  quelques  minutes.  Jeter  leurs  chevaux 
dans  une  écurie  qui  se  trouva  ouverte ,  avertir  l'aubergiste  pour  qu'il 
avertît  les  autres,  courir  au  pont,  le  barrer  avec  une  voiture  de 
meubles  et  d'autres  voitures,  ce  fut  l'affaire  d'un  instant.  De  là 
ils  courent  chez  le  maire,  le  commandant  de  la  garde  nationale;  ils 
n'ont  rassemblé  que  huit  hommes,  n'importe ,  ils  vont  à  la  voiture  ; 
elle  n'était  encore  qu'au  bas  de  la  côte.  Le  commandant  et  le 
procureur  de  la  commune  demandent  les  passeports .  .  .  ^  La  Reine  : 
Messieurs,  nous  sommes  pressés.  .  .  —  Mais  enfin  qui  étes-vous.»^ 
—  M"*'  de  Tourzel  :  C'est  la  baronne  de  KorfF.  »  Cependant  le  pro- 
cureur de  la  commune  entre,  la  lanterne  à  la  main,  à  demi  dans 
la  voiture,  et  en  tourne  la  lumière  vers  le  visage  du  Roi. 

On  donne  alors  le  passeport.  Deux  gardes  le  portent  à  l'au- 
berge. On  le  lit  tout  haut,  devant  les  municipaux  et  tous  ceux  qui 
se  trouvent  là.  «  Le  passeport  est  bon,  disent-ils,  puisqu'il  est  signé 
du  Roi.  —  Mais,  dit  Drouet,  l'est-il  de  V Assemblée  nationale?  — 
Il  était  signé  des  membres  d'un  comité  de  l'Assemblée.  —  Mais 


LIVRK  IV.  —  CHAPITRE  XIII.  237 

l'est-il  du  président?  »  Ainsi  la  question  fondamentale  du  droit  de 
la  France,  le  nœud  de  la  constitution,  fut  examiné,  tranché  dans 
une  auberge  de  Champagne,  d'une  manière  décisive,  sans  appel  et 
sans  recours.  Les  autorités  de  Varennes,  le  procureur  de  la  com- 
mune ,  un  bon  épicier,  M.  Sauce ,  hésitaient  fort  à  prendre  une 
si  haute  responsabilité. 

Mais  Drouet  et  d'autres  insistent.  Ils  retournent  à  la  voiture  : 
«  Mesdames,  si  vous  êtes  étrangères,  comment  avez-vous  assez  d'in- 
fluence pour  qu'à  Sainte-Menehould  on  veuille  vous  faire  escorter 
de  cinquante  dragons,  d'autant  encore  à  Clermont.'^  Et  pourquoi 
encore,  à  Varennes,  un  détachement  de  hussards  est-il  là  à  vous 

attendre? Veuillez  descendre  et  venir  vous  expliquer  à  la 

municipalité.  » 

Les  voyageurs  ne  bougeaient  pas.  Les  municipaux  n'annonçaient 
nulle  envie  de  les  forcer  à  descendre.  Les  bourgeois  arrivaient 
lentement;  la  plupart,  au  bruit  des  tambours,  se  renfonçaient 
dans  lem'  lit.  H  fallut  leur  parler  plus  haut.  Drouet  et  les  patriotes 
coururent  au  clocher,  et,  de  toutes  leurs  puissances,  sonnèrent  fu- 
rieusement le  tocsin.  Toute  la  banlieue  l'entendait.  .  .  Est-ce  le 
feu  ?  Est-ce  l'ennemi  ?  Les  paysans  courent ,  s'appellent ,  s'arment , 
prennent  ce  qu'ils  ont,  fusils,  fourches,  faux. 

Le  procureur  de  la  commune,  M.  Sauce,  l'épicier,  se  trouvait 
fort  compromis,  qu'il  agît,  qu'il  n'agît  point.  Il  avait  une  maîtresse 
femme  qui,  dans  ce  moment  critique,  le  dirigea  probablement. 
Mener  le  Roi  à  l'Hôtel  de  Ville,  c'était  porter  atteinte  au  respect 
de  la  royauté;  le  laisser  dans  sa  voiture,  c'était  se  perdre  du  côté 
des  patriotes.  11  prit  le  juste  milieu,  mena  le  Roi  dans  sa  boutique. 

Il  se  présenta  à  la  voiture ,  chapeau  bas  :  «  Le  conseil  municipal 
délibère  siu*  les  moyens  de  permettre  aux  voyageiu's  de  passer 
outre;  mais  le  bruit  s'est  ici  répandu  que  c'est  notre  Roi  et  sa 
famille  que  nous  avons  l'honneur  de  posséder  dans  nos  murs.  .  . 
J'ai  l'honneur  de  les  supplier  de  me  permettre  de  leur  oflrir  ma 
maison,  comme  lieu  de  sûreté  pour  leurs  personnes,  en  attendant 
le  résultat  de  sa  délibération.  L'aflluence  du  monde  dans  les  rues 


238  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

s'augmente  par  celle  des  habitants  des  campagnes  voisines  qu'attire 
notre  tocsin  :  car,  malgré  nous,  il  sonne  depuis  un  quart  d'heure, 
et  peut-être  Votre  Majesté  se  verrait-elle  exposée  à  des  avanies  que 
nous  ne  pourrions  prévenir  et  qui  nous  accableraient  de  chagrin.  » 

Il  n'y  avait  pas  à  contredire  ce  que  disait  le  bonhomme.  Le 
tocsin  ne  s'entendait  que  trop.  Nul  secours.  Les  gardes  du  corps 
avaient  inutilement  essayé  de  déménager  les  meubles  et  voitures 
qui  encombraient  le  passage  étroit  du  pont.  Des  menaces  de  mort 
s'entendaient  près  de  la  voiture;  plusieurs,  armés  de  fusils ,  faisaient 
mine  de  la  mettre  en  joue.  On  descendit,  on  entra  dans  la  bou- 
tique de  Sauce,  les  trois  dames,  les  deux  enfants,  et  Durand, 
le  valet  de  chambre.  On  conteste  à  celui-ci  sa  qualité  de  valet. 
Il  insiste,  soutient  son  nom  de  Durand.  Tout  le  monde  secoue  la 
tète  :  «  Eh  bien,  oui,  je  suis  le  Roi;  voici  la  Reine  et  mes  enfants. 
Nous  vous  conjurons  de  nous  traiter  avec  les  égards  que  les  Français 
ont  toujours  eus  pour  leurs  rois.  »  Louis  XVI  n'était  pas  parleur, 
il  n'en  dit  pas  davantage.  Malheureusement  son  habit,  son  triste 
déguisement  parlait  peu  pour  lui.  Ce  laquais,  en  petite  perruque, 
ne  rappelait  guère  le  Roi.  Le  contraste  terrible  de  ce  rang,  de  cet 
habit,  pouvait  inspirer  la  pitié  plus  que  le  respect.  Plusieurs  se 
mirent  à  pleurer. 

Cependant  le  bi^it  du  tocsin  augmentait  d'une  manière  extra- 
ordinaire. C'étaient  les  cloches  des  villages,  qui,  mises  en  branle 
par  celles  qui  sonnaient  de  Varennes,  sonnaient  à  leur  tour  le 
tocsin.  Toute  la  campagne  ténébreuse  était  en  émoi;  du  clocher 
on  aiu'ait  pu  voir  courir  des  petites  lumières  qui  s'attiraient,  se 
cherchaient;  une  grande  nuée  d'orage  se  concentrait  de  toute  part; 
une  nuée  d'hommes  armés,  pleins  d'agitation,  de  trouble. 

«  Quoi  I  c'est  le  Roi  qui  se  sauve  !  le  Roi  passe  à  l'ennemi  1  il 
trahit  la  nation  I .  .  .  »  Ce  mot,  terrible  de  lui-même,  sonne  plus 
terrible  encore  à  l'oreille  des  hommes  de  la  frontière ,  qui  ont  l'en- 
nemi si  près,  et  toutes  les  calamités,  les  misères  de  l'invasion.  .  . 
Aussi  les  premiers  qui  entrent  à  Varennes  et  qui  entendent  ce 
mot  ne  sont  plus  maîtres  d'eux-mêmes. 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRE  XIII.  239 

Un  père  livrer  ses  enfants  I .  .  .  Nos  paysans  de  France  n'avaient 
guère  encore  d'autre  notion  politique  (|ue  celle  du  gouvernement 
paternel;  c'était  moins  l'esprit  révolutionnaire  qui  les  rendait  fu- 
rieux que  l'idée  horrible,  impie,  des  enfants  livrés  pai'  un  père,  de 
la  confiance  trompée! 

Ils  entrent,  ces  hommes  rudes,  dans  la  boutlfjue  de  Sauce  : 
«  Quoi  1  c'est  là  le  Roi  1  la  Reine  I .  .  .  Pas  plus  que  cela  ! .  .  .  ■ 
Il  n'est  pas  d'imprécations  qu'on  ne  leur  jette  à  la  face. 

Cependant  une  députation  arrive  de  la  commune.  Sauce  en 
tète,  soumis  et  respectueux  :  «Puisqu'il  n'est  plus  douteux  pour 
les  habitants  de  Vai'ennes  qu'ils  ont  réellement  le  bonheur  de  pos- 
séder leiu*  Roi,  ils  viennent  prendre  ses  ordres.  —  Mes  ordies. 
Messieurs.»^  dit  le  Roi.  Faites  que  mes  voitures  soient  attelées  et 
que  je  puisse  partir.  » 

MM.  de  Gholseul  et  Goguelat  arrivèrent  enfin  avec  leiu*s  hus- 
sards; puis,  presque  seul,  M.  de  Damas,  commandant  du  poste  de 
Sainte-Menehoidd,  que  ses  dragons  avaient  aljandonné.  Ce  n'était 
pas  sans  peine  que  ces  messieurs  avaient  pénétré  dans  la  ville  :  on 
le  leur  défendait  au  nom  de  la  municipalité ,  on  tira  même  sur  eux. 
Ils  parvinrent  à  la  maison  de  Sauce.  Ils  montèrent,  par  un  escalier 
tournant,  au  premier  étage,  et,  dans  une  première  chambre,  trou- 
vèrent force  paysans,  deux  entre  autres  armés  de  fourches,  qui 
leur  dirent  :  «  On  ne  passe  pas  I  »  Ils  passèrent.  Dans  la  seconde 
était  la  famille  royale.  Coup  d'oeil  étrange  I  le  dauphin  dormant 
sur  un  lit  tout  défait,  les  gardes  du  corps  sur  des  chaises,  ainsi 
que  les  femmes  de  chambre  ;  la  gouvernante ,  Madame  et  Madame 
Elisabeth  sur  des  bancs  près  de  la  fenêtre;  le  Roi  et  la  Reine 
debout,  ils  causaient  avec  M.  Sauce.  Sur  une  table  étaient  des 
verres,  du  pain  et  du  vin. 

Le  Roi  :  «  Eh  bien.  Messieurs,  quand  partons-nous  ?  —  Goguelat  : 
Sire,  cfuand  11  plaira  à  Votre  Majesté.  —  Choiseul  :  Donnez  vos 
ordres.  Sire.  J'ai  ici  quarante  hussards;  mais  il  n'y  a  pas  de  temps 
à  perdre  :  dans  une  heure  ils  seront  gagnés.  » 

Il  disait  vrai.  Ces  hussards  étaient  encore  dans  la  première 


2ti0  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

surprise  où  la  grande  nouvelle  les  avait  jetés;  ils  disaient  entre  eux 
en  se  regardant  :  Der  Kœnig !  die  Kœniginn!  (Le  Roi  !  la  Reine!) 
Mais,  tout  Allemands  qu'ils  étaient,  ils  ne  pouvaient  pas  ne  pas 
voir  l'unaniniilé  des  Français.  Ils  l'avaient  bien  éprouvée,  même 
dans  la  route  écartée  qu'ils  venaient  de  parcourir  avec  M.  de 
Choiseul.  Il  avoue  que ,  de  village  en  village ,  le  tocsin  sonnait  sur 
lui;  qu'il  fut  obligé  plusieurs  fois  de  se  faire  jour  le  sabre  à  la 
main;  que  les  paysans  en  vinrent  jusqu'à  lui  enlever  quatre  hus- 
sards qui  faisaient  son  arrière-garde  ;  il  lui  fallut  faire  une  charge 
pour  les  dégager.  Ces  Allemands,  qui  se  voyaient  seuls  au  milieu 
d'un  si  grand  peuple,  qui  se  sentaient,  après  tout,  payés,  nourris 
par  la  France,  ne  pouvaient  pas  aisément  se  décider  à  sabrer  des 
gens  qui  venaient  amicalement  leur  donner  des  poignées  de  main 
et  boire  avec  eux. 

Dans  ce  moment  critique ,  où  chaque  minute  avait  une  impor- 
tance infinie,  avant  que  le  Roi  eût  pu  répondre  à  Choiseul,  entrent 
à  grand  bruit  la  municipalité ,  les  officiers  de  la  garde  nalionale. 
Plusieurs  se  jettent  à  genoux  :  «  Au  nom  de  Dieu,  Sire,  ne  nous 
abandonnez  pas;  ne  quittez  pas  le  royaume.  »  Le  Roi  tâcha  de  les 
calmer  :  «  Ce  n'est  pas  mon  intention.  Messieurs;  je  ne  quitte  point 
la  France.  Les  outrages  qu'on  m'a  faits  me  forçaient  de  quitter 
Paris.  Je  ne  vais  qu'à  Montmédy;  je.  vous  invite  à  m'y  suivre.  .  . 
Faites  seulement,  je  vous  prie,  que  mes  voitures  soient  attelées.  » 

Ils  sortirent.  C'était  alors  la  dernière  minute  qui  restait  à 
Louis  XVI.  Choiseul,  Goguelat,  attendaient  ses  ordres.  Il  était 
2  heures  du  matin.  Il  y  avait  autour  de  la  maison  une  foide  con- 
fuse, mal  armée,  mal  organisée;  la  plupart  sans  armes  à  feu.  Ceux 
même  qui  en  avaient  n'auraient  pas  tiré  sur  le  Roi  (Drouet,  peut- 
être,  excepté),  encore  moins  sur  les  enfants.  La  Reine  seule  eût 
pu  courir  un  danger  réel.  C'est  à  elle  que  Choiseul  et  Goguelat 
s'adressèrent.  Ils  lui  demandèrent  si  elle  voulait  monter  à  cheval 
et  partir  avec  le  Roi;  le  Roi  tiendrait  le  dauphin.  Le  pont  n'était 
pas  praticable;  mais  Goguelat  connaissait  les  gués  de  la  petite 
rivière  :  entourés  de  trente  ou  quarante  hussards,  ils  étaient  cer- 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRK  XIII.  241 

tains  de  passer.  Une  fois  de  l'autre  côté,  nul  danger;  ceux  de  Va- 
rennes  n'avaient  pas  de  cavaliers  pour  les  suivre. 

Cette  hasardeuse  chevauchée  avait  pourtant,  il  faut  le  dire,  de 
quoi  effrayer  une  femme,  même  brave  et  résolue.  La  Reine  leur 
répondit  :  «  Je  ne  veux  rien  prendre  sur  moi  ;  c'est  le  Roi  qui  s'est 
décidé  à  cette  démarche,  c'est  à  lui  d'ordonner;  mon  devoir  est  de 
le  suivre.  .  .  Après  tout,  M.  de  Bouille  ne  peut  tarder  d'arriver» 
(Goguelat,  29). 

«En  effet,  reprit  le  Roi,  pouvez-vous  bien  me  répondre  que, 
dans  cette  bagarre,  un  coup  de  fusil  ne  tuera  pas  la  Reine  ou  ma 
sœur  ou  mes  enfants  ? .  .  .  Raisonnons  froidement  d'ailleurs.  La 
municipalité  ne  refuse  pas  de  me  laisser  passer;  elle  demande  seu- 
lement que  j'attende  le  point  du  jour.  Le  jeune  Bouille  est  parti, 
vers  minuit,  pour  avertir  son  père  à  Stenay.  Il  y  a  8  lieues,  c'est 
deux  ou  trois  heures.  M.  de  Bouille  ne  peut  pas  mancpier  de  nous 
arriver  au  matin;  sans  danger,  sans  violence,  nous  partirons  en 
sûreté.  » 

Pendant  ce  temps ,  les  hussards  buvaient  avec  le  peuple ,  buvaient 
«  à  la  nation  »  I  11  était  bientôt  3  heures.  Les  municipaux  revien- 
nent encore,  mais  avec  ces  brèves  paroles,  d'une  signllication  ter- 
rible :  «  Le  peuple  s'opposant  absolument  à  ce  que  le  Roi  se  re- 
mette en  route,  on  a  résolu  de  dépêcher  un  courrier  à  l'Assemblée 
nationale,  pour  savoir  ses  intentions.  » 

M.  de  Goguelat  était  sorti  pour  juger  la  situation.  Drouet  s'a- 
vance vers  lui  et  lui  dit  :  «  Vous  voulez  enlever  le  Roi ,  mais  vous 
ne  l'aurez  que  mort  I  >»  —  La  voiture  était  entourée  d'un  groupe 
de  gens  anués;  Goguelat  approche  avec  quelques  hussards;  le 
major  de  la  garde  nationale,  qui  les  commandait  :  «  Si  vous  faites 
un  pas,  je  vous  tue.  »  Goguelat  pousse  son  cheval  sur  lui  et  re- 
çoit deux  coups  de  feu,  deux  blessures  assez  légères;  une  des 
balles,  s^étant  aplatie  sur  la  clavicule ,  lui  fit  lâcher  les  rênes,  perdre 
l'équilibre,  tomber  de  cheval.  Il  put  se  relever  pourtant,  mais 
les  hussards  furent  dès  lors  du  côté  du  peuple.  On  leur  avait  fait 
remarquer   aux   extrémités   de  la  rue   des  petits  canons  qui  les 

II.  iC 

IDrtlUtlIt    IITIOI.II. 


242  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

menaçaient;  ils  se  crurent  entre  deux  feux;  ces  canons,  vieille  fer- 
raille, n'étaient  point  chargés  et  ne  pouvaient  l'être. 

Goguelat,  blessé,  sans  se  plaindre,  rentra  dans  la  chambre  de 
la  famille  royale.  Elle  présentait  un  spectacle  navrant,  tout  en- 
semble ignoble  et  tragique.  L'effroi  de  cette  situation  désespérée 
avait  brisé  le  Roi,  la  Reine,  affaibli  même  visiblement  leur  esprit. 
Ils  priaient  l'épicier  Sauce,  sa  femme,  comme  si  ces  pauvres  gens 
avaient  pu  rien  faire  à  la  chose.  La  Reine,  assise  sur  un  banc, 
entre  deux  caisses  de  chandelles,  essayait  de  réveiller  le  bon  cœur 
de  l'épicière  :  «  Madame ,  lui  disait-elle ,  n'avez-vous  donc  pas  des 
enfants,  un  mari,  une  famille  ?  »  —  A  quoi  l'autre  répondait  sim- 
plement, sans  longs  discours  :  «  Je  voudrais  vous  être  utile.  Mais, 
dame!  vous  pensez  au  Roi,  moi  je  pense  à  M.  Sauce.  Chaque 
femme  pour  son  mari.  .  .  «  La  Reine  se  détourna,  furieuse,  ver- 
sant des  larmes  de  rage,  s'étonnant  que  cette  femme,  qui  ne 
pouvait  la  sauver,  refusât  de  se  perdre  avec  elle,  de  lui  sacrifier 
son  mari  et  sa  famille. 

Le  Roi  semblait  hors  de  sens.  L'officier  qui  commandait  le  pre- 
mier poste  après  Varennes,  M.  Desions,  ayant  obtenu  de  pénétrer 
jusqu'à  lui  et  lui  disant  que  M.  de  Bouille,  averti,  allait  sans  nid 
doute  arriver  à  son  secours,  le  Roi  parut  ne  pas  l'entendre.  Il  ré- 
péta la  même  chose  jusqu'à  trois  fois,  et  voyant  qu'elle  n'arrivait 
pas  jusqu'à  son  intelligence  :  «Je  prie,  dit-il.  Votre  Majesté  de 
me  donner  ses  ordres  pour  M.  de  Rouillé.  —  Je  n'ai  plus  d'ordre 
à  donner.  Monsieur,  dit-il;  je  suis  prisonnier.  Dites-lui  que  je  le 
prie  de  faire  ce  qu'il  pourra  pour  moi.  » 

Beaucoup  de  gens,  en  effet,  craignaient  fort  qu'il  n'arrivât, 
voulaient  éloigner  le  Roi;  des  cris  s'élevaient  :  «A  Paris!»  On 
l'engagea,  pour  calmer  la  foule,  à  se  montrer  à  la  fenêtre.  Le  jom', 
déjà  venu  et  clair,  illuminait  la  triste  scène.  Le  Roi,  en  valet,  au 
balcon,  sans  poudre,  dans  cette  ignoble  petite  perruque  défrisée, 
pâle  et  gias,  grosses  lèvres  pâles,  muet,  l'œil  terne,  n'exprimant 
aucune  idée. .  .  La  surprise  fut  extrême  pour  ces  milliers  d'hommes 
qui  se  trouvaient  là;  d'abord  un  silence  profond  indiqua  le  combat 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRE  XIII.  2M 

de  pensées  et  de  sentiments  qui  se  faisait  dans  les  esprits.  Puis  la 
pitié  déborda,  les  lannes,  le  vrai  cœur  de  la  France.  .  .  et  avec 
une  telle  force  que ,  parmi  ces  hommes  furieux ,  plusieurs  crièrent  : 
t  Vive  le  Roi  1  » 

La  vieille  grand'mère  de  Sauce,  ayant  obtenu  d^entrer,  eut  le 
cœur  navré  en  voyant  les  deux  enfants  qui  dormaient  ensemble, 
innocemment,  sur  le  lit  de  la  famille;  elle  tomba  à  genoux  et, 
sanglotant,  demanda  la  permission  de  leur  baiser  les  mains;  elle 
les  bénit  et  se  retira  en  pleurs. 

Scène  cruelle,  en  vérité,  à  crever  les  cœurs  les  plas  diu's,  les 
plus  ennemis.  Oui,  un  Liégeois  même  eût  pleuré.  Liège,  captive 
de  Léopold,  barbarement  traitée  par  les  soldats  autrichiens,  eût 
pleuré  sur  Louis  XVI. 

Telle  était  la  situation,  étrange  et  bizarre  :  la  Révolution,  captive 
des  rois  en  Europe,  tient  les  rois  captifs  en  France. 

Que  dis-je,  situation  étrange.^  Non,  la  compensation  est  juste. 

Faibles  esprits  que  nous  sommes  I  ce  qui  surprenait  le  plus  dans 
la  scène  de  Varennes  était  le  plus  naturel;  ce  qui  semblait  un 
changement,  un  renversement  inouï,  était  un  retour  à  la  vérité. 

Ce  déguisement  qui  choquait  rapprochait  Louis  XVI  de  la  con- 
dition privée,  pour  laquelle  il  était  fait.  A  consulter  son  aptitude, 
il  était  propre  à  devenir,  non  valet  sans  doute  (il  était  lettré, 
cultivé),  mais  serviteur  d'une  grande  maison,  précepteur  ou  in- 
tendant, dispensé,  comme  serviteur,  de  toute  initiative;  il  eût  été 
un  économe  exact  et  intègre,  un  précepteur  assez  instruit,  très 
moral,  très  consciencieux,  toutefois  dans  la  mesure  où  un  dévot 
le  peut  être.  L'habit  de  serviteur  était  son  habit  réel;  il  avait  été 
déguisé  jusque-là  sous  les  Insignes  menteurs  de  la  royauté. 

Mais  pendant  que  nous  songeons,  le  temps  va;  déjà  le  soleil  est 
bien  haut  à  l'horizon.  Dix  mille  hommes  remplissent  Varennes.  La 
petite  chambre  où  est  la  famille  royale,  quoique  regardant  le 
jardin,  tremble  à  cette  gi'ande  voix  confuse  qui  s'élève  de  la  rue. 
La  porte  s'ouvre.  Un  homme  enti'e,  un  officier  de  la  garde  natio- 
nale de  Paris,  figure  sombre,  toute  défaite,  fatiguée,  mais  exaltée, 

tC. 


2lili  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

clieveiix  sans  frisure  ni  poudre,  Thabit  décolleté.  Il  ne  dit  que  des 
mots  entrecoupés:  Sire,  dit-il,  vous  savez.  .  .  tout  Paris  s'égorge.  .  . 
Nos  femmes,  nos  enfants,  sont  peal-élre  massacrés;  vous  n'irez  pas  plus 
loin.  .  .  Sire.  .  .  L'intérêt  de  l'Etat.  .  .  Oui,  Sire,  nos  femmes,  nos 
enfants! ! .  .  .  A  ces  mots,  la  Reine  lui  prit  la  main  avec  un  mou- 
vement énergique,  lui  montrant  M.  le  Dauphin  et  Madame  qui, 
épuisés  de  fatigue,  étaient  assoupis  sur  le  lit  de  M.  Sauce  :  ^Ve 
suis-je  pas  mère  aussi  ?  lui  dit-elle.  —  Enfn  que  voulez-vous  ?  lui 
dit  le  Roi.  —  Sire,  un  décret  de  l'Assemblée.  .  .  —  Où  est-il?  — 
Mon  camarade  le  tient.  La  porte  s'ouvrit,  nous  vîmes  M.  de  Romeuf 
appuyé  contre  la  fenêtre  de  la  première  chambre,  dans  le  plus 
grand  désordre,  le  visage  couvert  de  larmes,  et  tenant  un  papier 
à  la  main;  il  s'avança  les  yeux  baissés.  Quoi  !  Monsieur,  c'est  vous! 
Ah  !  je  ne  l'aurais  jamais  cru!.  .  .  lui  dit  la  Reine.  Le  Roi  lui 
arracha  le  décret  avec  force,  le  lut  et  dit  :  Il  n'y  a  plus  de  Roi  en 
France.  La  Reine  le  parcourt,  le  Roi  le  reprend,  le  relit  encore 
et  le  pose  sur  le  lit  où  étaient  les  enfants.  La  Reine  avec  impétuo- 
sité le  rejette  du  lit  en  disant  :  Je  ne  veux  pas  qu'il  souille  mes  en- 
fants. Il  s'éleva  alors  un  murmure  général  parmi  les  municipaux  et 
les  habitants  présents,  comme  si  l'on  venait  de  profaner  la  chose 
la  plus  sainte.  «  Je  me  hâtai  de  ramasser  le  décret  et  le  posai  sur 
la  table  »  (Choiseul). 

Que  faisait  M.  de  Rouillé  ?  Gomment  n'arrivait-il  pas  ?  Averti 
successivement  par  son  fils,  par  le  petit  oiEcier  des  hussards  de 
Varennes,  puis  par  les  messagers  pressants  de  Desions,  de  Choi- 
seul, comment  ne  franchissait-il  pas  rapidement  ce  court  espace 
de  8  lieues.^ 

Gomment  ?  Il  le  dit  lui-même  et  prouve  parfaitement  qu'il  ne 
pouvait  rien.  Il  était  si  peu  sûr  de  ce  qu'il  avait  de  troupes,  il  se 
voyait  environné  de  tant  de  villes  mauvaises  (c'est  lui-même  qui 
parle  ainsi),  menacé  de  Verdun,  de  Metz,  de  Stenay,  de  tous 
côtés,  qu'ayant  été  quelque  peu  au-devant  du  Roi,  il  revint  bien 
vite  pour  s'assurer  du  soldat,  craignant  de  moment  en  moment 
d'être  abandonné.  Et  il  garda  près  de  lui  son  officier  le  plus  sur. 


LIVRE  IV.  —  CIIAPrn\E  XIII.  245 

son  fils  aîné,  Louis  de  Bouille.  Et  à  eux  deux,  ayant  à  enlever  le 
meilleur  régiment  de  Tarmce,  le  seul  à  vrai  dire  qui  resUU,  c'était 
WoyA-Alleinand ,  ils  ne  pui'ent  le  faire  armer  qu'en  deux  ou  trois 
heures  de  nuit,  de  cette  nuit  terrible  dont  chaque  minute  peut- 
être  décidait  d'un  siècle.  Ce  régiment,  chaulTé  à  blanc  de  leurs 
paroles  brûlantes,  gorgé,  payé  à  tant  de  louis  par  homme,  franchit 
les  8  lieues  d'un  galop  rapide  à  travers  un  pays  soidevé,  seul  dans 
cette  campagne  grouillante  de  gens  armés,  vraiment  en  terre  en- 
nemie, en  grand  doute  de  retour.  .  .  Ils  rencontrent  un  des  leurs  : 
«  Eh  bien  ?  —  Le  I\oi  est  parti  de  Varennes.  »  Bouille  enfonça  son 
casque,  jura,  mit  l'éperon  sanglant  dans  les  flancs  de  son  cheval. 
En  un  moment,  l'homme  vit  tout  disparaître  comme  un  ouragan... 

Enfin  ils  touchent  à  Varennes.  Nul  passage.  Des  barricades  sur 
la  route.  Ils  trouvent  un  gué,  le  passent.  Au  delà,  c'est  un  canal. 
Ils  cherchaient  à  le  passer.  De  nouvelles  informations  les  en  dis- 
pensèrent. Ils  avaient  perdu  tout  espoir  de  jamais  rejoindre  le  Boi. 
Les  Allemands  commençaient  à  dire  que  leiu^s  chevaux  n'en  pou- 
vaient plus.  La  garnison  de  Verdun  marchait  en  force  sur  eux. 

Le  jeune  Louis  de  Bouille ,  racontant  cette  heure  dernière  où 
son  père  volait,  l'épée  nue,  à  la  poursuite  du  giand  otage,  dit  avec 
un  mouvement  audacieux  et  juvénile  :  «  Nous  nous  enfoncions 
avec  cette  petite  troupe  dans  la  France  armée  contre  nous.  .  .  » 

Oui,  c'était  bien  vraiment  la  France.  —  Et  ces  Allemands  qui 
coiu'aient,  et  Bouille  qui  les  conduisait,  et  le  Boi  qu'on  emmenait, 
qu'était-ce  donc  ?  C'était  la  révolte. 


LIVRE   V. 

JUIN -SEPTEMBRE  1791, 


CHAPITRE  PREMIER. 

IMPRESSION  DE  LA  FUITE  DU  ROI  (21-25  JUIiN   1791). 

Etat  de  la  presse  et  des  clubs.  —  La  Bouche  de  fer  se  déclare  pour  la  république. 
—  Paris  regrettait-il  le  Roi?  —  Impression  des  départements.  —  Il  n'était  pas 
impossible  d'établir  la  république.  —  Surprise  de  Lafayette.  —  Ordre  d'arrêter 
ceux  qui  enlèvent  le  Roi.  —  Il  n'y  eut  nul  désordre  à  Paris.  —  Protestation  du 
Roi.  —  Robespierre,  Brissot  et  les  Roland  chez  Pétion.  —  Discours  de  Robes- 
pierre aux  Jacobins.  —  Discours  de  Danton  contre  Lafayette.  —  L'Assemblée 
veut  mettre  le  Roi  hors  de  cause.  —  Elle  lui  donne  une  garde  qui  réponde  de  sa 
personne. 

Si,  parmi  les  Français,  il  se  trouvait  un  traître 

Qui  regrettât  les  rois  et  qui  voulût  un  maitre. 

Que  ie  perfide  meure  au  milieu  des  tourments. 

Que  sa  cendre  coupable ,  abandonnée  aux  vents .  .  . ,  etc. 

Ces  vers  de  Brutus  de  Voltaire  se  lisaient,  le  2  i  juin  1791,  en 
tête  d'une  affiche  des  Cordeliers,  signée  de  leur  président,  le 
boucher  Legendre.  Ils  y  déclaraient  qu'ils  avaient  tous  juré  de  poi- 
gnarder les  tyrans  qui  oseraient  attaquer  le  territoire,  la  lil)erlé 
ou  ia  constitution. 

Il  semble,  au  reste,  que  les  Cordeliers  n'étaient  pas  bien 
d'accord  sur  les  mesures  à  prendre  dans  cette  crise.  Le  seul  expé- 
dient que  proposent  dans  leurs  journaux  Marat  et  Fréron ,  c'est 
précisément  mi  tyran,  un  bon  tyran,  dictateur  ou  tribim  militaire. 
«  11  faut  choisir,  dit  le  premier,  le  citoyen  qui  a  montré  le  plus  de 


248  HISTOIRE  DE  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 

lumières,  de  zèle  et  de  fidélité.  »  Cela  était  assez  clair,  pour  qui- 
(oii(|ue  connaissait  l'homnie;  Marat  proposait  Marat.  Fréron  n'ose 
indiquer  personne;  seulement  il  trouve  occasion  de  rappeler  le 
nom  de  Danton,  jusqu'ici  fort  secondaire,  et  veut  qu'il  soit  maire 
de  Paris. 

Ni  Pétion,  ni  Robespierre,  ni  Danton,  ni  Brissot,  ne  se  pronon- 
cèrent sur  la  forme  de  gouvernement.  Au  premier  mot  de  répu- 
blique, les  Jacobins  s'indignèrent.  Robespierre  exprimait  leur 
pensée,  lorsque,  le  i3  juillet,  il  disait  encore  :  «  Je  ne  suis  ni 
républicain  ni  monarcbiste.  » 

Le  seul  journal  qui  se  décida  tout  d'abord  pour  la  république, 
avec  netteté  et  courage ,  ce  fut  la  Bouche  de  fer  ^^K  Des  deux  ré- 
dacteurs, Faucbet,  récemment  nommé  évéque  du  Calvados,  était 
dans  son  évêché.  Ce  fut  l'autre,  plus  franc,  plus  hardi,  le  jeune 
Ronneville,  qui  prit  cette  grande  initiative,  dans  les  numéros  du 
2  1  et  du  2  3  juin.  11  y  avait  juste  deux  ans  que  le  même  Ronneville, 
le  6  juin  1789,  dans  l'assemblée  des  électeurs,  avait  le  premier 
fait  appel  aux  armes. 


^'^  La  Bouche  de  fer  était  ouverte  rue 
(lu  Tliéàtre-Français  (Ancienne-Comédie 
et  Odéon  )  et  non  rue  Richelieu ,  comme 
nous  l'avons  dit  par  erreur  au  2*  volume 
de  la  première  édition.  Les  Corde- 
liers  étaient  à  deux  pas ,  rue  de  l'Ecole- 
de-Médecine  ;  la  principale  société  fra- 
ternelle d'ouvriers,  qui  dépendait  des 
Cf)rdeliers ,  se  réunissait  rue  des  Bouche- 
ries. Legendre ,  Danton ,  Marat ,  Camille 
Desmoulins,  Fréron,  demeuraient  tout 
près.  —  Si  je  faisais  ici  l'histoire  de  Pa- 
ris, j'insisterais  spécialement  sur  l'aspect 
de  ce  {[uartier,  sur  le  rôle  de  cette  redou- 
table section  du  Théâtre-Français,  qui, 
dans  tous  les  mouvements ,  agit  seule  et 
d'elle-même,  comme  une  république  à 
part.  Je  lis ,  le  2 1  juin ,  dans  les  registres 
de  la  Ville  :  «  La  section  et  le  comité 


permanent  du  Théâtre-Français  ordonne 
au  bataillon  de  Saint-André-des-Arts  de 
ne  recevoir  d'ordre  que  du  comité  perma- 
nent ,  et  défaire  arrêter  tout  aide  de  camp 
qui  se  présenterait  sur  le  territoire  de  la 
section.  Signé  :  Boucher  et  Momoro.  »  — 
Le  conseil  municipal  déclara  cet  arrêté 
nul,  inconstitutionnel,  et  en  écrivit  au 
commandant  général  de  la  garde  natio- 
nale, pour  qu'il  agit  au  besoin.  La  sec- 
tion ,  voyant  que  Paris  ne  suivait  pas  son 
mouvement,  répondit  plus  modestement 
au  conseil  municipal  :  «  Qu'elle  n'avait 
pris  cet  arrêté  que  pour  le  salut  public , 
qui  était  la  suprême  loi .  .  .  mais  que  les 
ordres  de  la  municipalité  seraient  res- 
pectés. Signé  :  Sergent  et  Momoro.  » 
(Arch.  de  la  Seine,  Conseil  général  de 
la  commune,  reg.  19.) 


LIVRE  V.  —  CHAPITRE  PREMIER. 


249 


Bonneville,  homme  de  grand  cœur,  franc-maçon  mystique,  trop 
souvent  dans  les  nuages,  prenait,  dans  les  questions  graves,  dans 
les  crises  périlleuses,  beaucoup  de  lucidité.  Il  soutenait  contre 
Fauchet,  son  ami,  que  la  Révolution  ne  pouvait  prendre  pour  hase 
religieuse  un  replâtrage  philosoj)hique  du  christianisme  ('\  Sur  la 
question  de  la  royauté,  il  vit  aussi  fort  nettement  que  Tinstitution 
était  finie,  et  il  repoussa  les  formes  hàtardes  sous  lesquelles  les 
intrigants  hypocrites  essayaient  de  la  ramener.  «  On  a  effacé  du 
serment,  dit-il,  le  mot  infiîme  de  roi.  .  .  Plus  de  rois,  plus  de 
mangeurs  d'hommes!  On  changeait  souvent  le  nom  jusqu'ici,  et 
Ton  gardait  toujours  la  chose.  .  .  Point  de  régent,  point  de  dicta- 
teur, point  de  protecteur,  point  d'Orléans,  point  de  Lafayette .  .  . 
Je  n'aime  point  ce  fils  de  Philippe  d'Orléans,  qui  prend  justement 
ce  jom'  pour  monter  la  gaide  aux  Tuileries,  ni  son  père,  qu'on  ne 
voit  jamais  à  l'Assemblée,  et  qui  vint  se  montrer  hier  sur  la  ter- 
rasse, à  la  porte  des  Feuillants Est-ce  qu'une  nation  a  be- 
soin d'être  toujours  en  tutelle.^ Que   nos  départements  se 


*''  Nous  trouvons  ce  curieux  dét.-»!!  sur 
Bonneville  dans  les  Lettres  de  M""  Ro- 
land à  Bancal.  —  Ce  fol  admirable  était 
plein  de  sens  dans  les  grandes  circon- 
stances. Il  ne  se  trompe  ici  ni  sur.la  situa- 
tion générale ,  ni  sur  les  petites  nuances. 
Seul  alors,  il  juge  très  bien  Lafayette  et 
Barnave,  avec  sévérité,  avec  équité  et 
modération,  précisément  comme  les  ju- 
gera la  postérité.  —  Bonneville  n'a  point 
de  notice ,  que  je  sache ,  dans  aucun  dic- 
tionnaire biographique.  Il  était  petit- 
neveu  de  Racine  et  l'a  souvent  imité, 
copié  même  (  par  droit  de  famille ,  dit-il  ) , 
dans  son  poème  mystique  qu'il  appelle 
une  tragédie  :  L'année  MDCCLXXXIX 
oa  les  Tribuns  du  peuple.  Il  y  a  quelques 
beaux  vers.  —  M.  Tissot,  professeur  de 
philosophie,  raconte,  dans  un  fort  bel 
article  d'un  journal  de  province,  qu'il 


vit  encore  Bonneville  à  Paris  en  iSa/i. 
«  Il  traînait  ses  derniers  jours  au  fond 
d'une  arrière-boutique  (inic  des  Grès ,  i4)  % 
où  il  avait  été  recueilli  par  une  vieille 
marchande  de  bouquins,  presque  aussi 
pauvre  que  lui,  et  qui  était  restée  son 
admiratrice  enthousiaste.  Elle  cachait  son 
dévouement  avec  cette  exquise  pudeur 
dans  le  bien .  .  .  Pour  la  rassurer,  il  fal- 
lait la  certitude  d'une  communauté  de 
sentiments  et  de  culte.  Oh!  alors  elle 
était  heureuse  de  parler  de  M.  Bon- 
neville ,  de  raconter  sa  vie ,  d'offrir,  avec 
un  certain  mystère ,  un  recueil  de  |x>ésies 
nationales.  .  .  Cette  année  même,  Bon- 
neville, qui  n'était  déjà  presque  plus  de 
ce  monde,  finit  par  le  quitter  lout  à  fait; 
il  ne  tarda  pas  à  être  suivi  par  sa  bien- 
faitrice ,  dont  je  vois  encore  les  larmes 
tomber  sur  sa  robe  de  deuil.  • 


250  HISTOIRE  DE  LA   RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

confédèrent  et  déclarent  qu'ils  ne  veulent  ni  tyran,  ni  monarque, 
ni  protecteur,  ni  régent,  qui  sont  des  ombres  de  roi,  aussi  fu- 
nestes à  la  chose  publique  que  l'ombre  de  cet  arbre  maudit,  le 
Bohon  Upas,  dont  l'ombre  est  mortelle.  » 

Et  dans  un  autre  numéro  :  «  Enfin  on  a  retrouvé  les  piques  du 

1  k  juillet!  On  nous  rend  nos  piques,  fières  et  amis!  La  première 
qu'on  a  vue  à  l'Hôtel  de  Ville  a  été  saluée  de  mille  applaudisse- 
ments. Qu'est-ce  que  nous  pourrions  craindre  .\  .  .  Avez-vous  vu 
comme  on  est  frère  quand  le  tocsin  sonne ,  quand  on  bat  la  géné- 
rale ,  quand  on  est  délivré  des  rois  .>^ ...  Ah  !  le  malheur  est  que 
ces  moments  ne  reviennent  que  rarement! ...» 

«  Il  ne  suffit  pas  de  dire  république;  Venise  aussi  fut  république. 
Il  faut  une  communauté  nationale,  un  gouvernement  national.  .  . 
Assemblez  le  peuple  à  la  face  du  soleil ,  proclamez  que  la  loi  doit 
seule  être  souveraine ,  jurez  qu'elle  régnera  seule ...  Il  n'y  a  pas 
un  ami  de  la  liberté  sur  la  terre  qui  ne  répète  le  serment.  Sans 
parler  d'avance  d'aucune  forme  de  gouvernement,  celui  que  la  na- 
tion la  plus  éclairée  aura  préféré  sera  le  meilleur  pom'  la  Fête- 
Dieu.  » 

C'était  le  jour  de  cette  fête  que  le  répul)licain  mystique  écrivait 
ces  paroles  enthousiastes.  Quelque  jugement  qu'on  en  porte,  on 
est  touché  de  cette  foi  jeune  et  vive  dans  l'infaillibilité  de  la  raison 
commune.  , 

Elle  semblait  être  justifiée ,  cette  foi ,  par  l'attitude  calme ,  forte , 
vraiment  imposante,  de  la  population  de  Paris.  Elle  se  passait  de 
roi  à  merveille.  Le  départ  du  Roi  avait  révélé  la  vérité  de  la  si- 
tuation, à  savoir,  que  depuis  longtemps  la  royauté  n'existait  que 
comme  obstacle.  Elle  n'agissait  plus,  elle  ne  pouvait  rien,  elle  em- 
barrassait seulement.  Plusieurs  avaient  peur  de  tomber  en  répu- 
blique ;  mais  l'on  y  était. 

Des  groupes  avaient  menacé  Lafayette ,  à  la  Grève ,  l'accusant  de 
complicité.  11  les  calma  d'un  seul  mot  :  «  Nous  sommes  vingt- 
quatre  millions  d'hommes;  le  Roi  coûtait  2  4  millions;  c'est  juste 

2  o  sols  de  rente  que  chacun  gagne  à  son  départ.  » 


LIVRE  V.  —  CHAPITRE  PREMIER.  251 

Camille  Desmoulins  rapporte  qu'une  motion  fut  faite  au  Palais- 
Roval  (et  sans  doute  c'est  lui  qui  la  fit  sur  son  théâtre  ordinaire)  : 
«  Messieurs ,  il  serait  malheureux  que  cet  homme  perfide  nous  fût 
ramené;  qu'en  ferions-nous?  Il  viendrait,  comme  Thersite,  nous 
verser  ces  larmes  grasses  dont  parle  Homère.  Si  on  le  ramène,  je 
fais  la  motion  qu'on  l'expose  trois  jours  à  la  risée  publique ,  le  mou- 
choir rouge  sur  la  tête  ;  qu'on  le  conduise  ensuite  par  étapes  jus- 
qu'aux frontières,  et  qu'arrivé  là,  »  etc. 

Cette  folie  était  peut-être  ce  qu'il  y  avait  de  plus  sage.  Si 
Louis  XVI  était  dangereux  dans  les  armées  étrangères,  il  l'était  bien 
plus  encore  captif,  accusé  et  jugé,  devenant  pour  tous  im  objet 
d'intérêt  et  de  pitié.  La  sagesse  était  ici  dans  les  paroles  de  l'en- 
fant; je  parle  ainsi  de  Camille.  Le  plus  grand  péril  pour  la  France 
était  de  le  réhabiliter  par  l'excès  de  l'infortmie,  de  rendre  à  celui 
qui  lui-même  s'ôtait  la  couronne  le  sacre  de  la  persécution.  On  le 
trouvait  avili ,  dégradé  par  son  mensonge ,  il  fallait  le  laisser  tel. 
Plutôt  que  de  le  punir,  on  devait  l'abandonner  comme  incapable 
et  simple  d'esprit;  c'est  ce  que  dit  Danton  aux  Jacobins  :  «  Le  dé- 
clarer imbécile,  au  nom  de  l'humanité.  » 

Prudhomme  (Révolutions  de  Paris)  donne  très  bien  l'attitude  du 
peuple.  «  Tous  les  regards  se  portaient  sur  la  salle  de  l'Assemblée. 
«Notre  roi  est  là-dedans,  disait-on,  Louis  XVI  peut  aller  où  il 
«  voudra ...»  Si  le  président  de  l'Assemblée  eût  mis  aux  voix  dans 
la  Grève,  aux  Tuileries,  au  palais  d'Orléans,  le  gouvernement 
républicain,  la  France  ne  serait  plus  une  monarchie.  » 

«  Le  nom  de  la  république ,  écrit  M°^  Roland  dans  une  lettre  du 
2  2  juin ,  l'indignation  contre  Louis  XVI ,  la  haine  des  rois ,  s'exhalent 
ici  de  partout.  » 

Des  témoins  aussi  passionnés  peuvent  paraître  suspects.  Mais  je 
trouve  à  peu  près  les  mêmes  choses  dans  la  bouche  d'un  étranger, 
d'un  froid  observateiu-,  peu  favorable  à  la  France ,  peu  à  la  Révo- 
lution; je  parle  du  Genevois  Dumont,  pensionné  de  l'Angleterre  : 
«  Ce  peuple  sembla  inspiré  d'une  sagesse  supérieure.  Voilà  notre 
grand  embarras  parti ,  disait-il  gaiement.  »  Et  encore  :  «  Si  le  Roi 


252  HISTOIRE  DE  LA   REVOLUTION  FRANÇAISE. 

nous  a  quittés,  la  nation  reste;  il  peut  y  avoir  une  nation  sans  roi, 
mais  non  un  roi  sans  nation.  » 

Ce  qui  est  fort  significatif,  c'est  que  trois  maisons  du  chapitre 
de  Notre-Dame,  vendues  le  2  1  juin,  furent  portées  à  un  prix  très 
élevé  et  gagnèrent  environ  un  tiers  au  delà  de  l'estimation. 

Voilà  pour  Paris.  Quelle  fut  l'impression  des  départements.^  On 
le  verra  tout  à  l'heure,  quand  nous  raconterons  le  retour  de  Va- 
rennes.  Il  suffît  de  dire  ici  que,  dans  l'Est  et  le  Nord,  en  se  rap- 
prochant des  frontières,  dans  ces  pays  où  Louis  XVI  eût  amené 
l'ennemi,  l'indignation  fut  généralement  plus  violente  qu'à  Paris 
même.  La  moisson  était  sur  pied,  et  le  paysan  furieux  du  danger 
qu'elle  avait  couru.  Dans  le  Midi,  plusieurs  villes,  Bordeaux  en 
tête,  montrèrent  un  élan  admirable.  Quatre  mille  dames  de  Bor- 
deaux, toutes  mères,  jurèrent  de  mourir,  avec  leurs  époux,  pour 
la  nation  et  la  loi.  La  Gironde  écrivit  :  «  Nous  sommes  quatre-vingt 
mille,  tout  prêts  à  marcher.  »  Dans  l'Ouest,  les  villes,  peu  assurées 
des  campagnes,  eurent  de  grandes  alarmes.  On  supposa  que  le 
Roi  n'avait  pas  fait  une  telle  démarche  sans  avoir  laissé  derrière 
lui  des  embûches  inconnues.  Dumouriez,  qui  alors  commandait  à 
Nantes,  décrit  l'émotion  de  cette  ville  à  la  grande  nouvelle,  qu'on 
reçut  de  nuit.  Il  y  avait  quatre  à  cinq  mille  personnes  en  chemise 
sur  la  place,  qui  avaient  l'air  consterné.  «  La  nation  n'en  reste  pas 
moins,  »  dit-il,  et  il  écrivit  à  l'Assemblée  qu'il  maichait  à  son  se- 
cours. Les  Nantais  se  rassurèrent  si  bien  que  la  nouvelle  contraire , 
celle  du  retour  de  Louis  XVI,  produisit  plutôt  sm^  eux  une  sensa- 
tion fâcheuse. 

En  rapprochant  tous  ces  détails,  nous  n'hésitons  pas  à  dire, 
contre  l'opinion  commune,  que  si,  le  21  juin,  l'Assemblée,  saisis- 
sant le  moment  de  l'indignation  générale,  eût  proclamé  la  dé- 
chéance du  Roi,  eût  avoué  et  franchement  nommé  le  gouvernement 
qui,  de  fait,  existait  déjà,  le  gouvernement  républicain,  Paris  au- 
rait applaudi;  et  Paris  eût  été  suivi  sans  difficulté  de  tout  l'Est 
et  tout  le  Nord,  des  villes  du  Midi,  de  l'Ouest,  et  là  même  obéi 
des  campagnes.  La  résistance  n'était  pas  prête  encore;  il  fallut  un 


LIVRE  V.  —  CIIAPITHE  PREMIER.  253 

an  ou  deux,  toutes  les  intrigues  des  prêtres,  le  long  mai-tyre  de 
Louis  XVI  surtout ,  pour  décider  l'éruption  de  la  Vendée. 

Telle  était  l'opinion  d'un  homme  passionné,  il  est  vrai,  mais 
doué  de  hautes  lumières  pour  éclairer  sa  passion,  d'un  très  ferme 
jugement  et  d'une  grande  liberté  d'esprit.  Condorcet  disait  que  ce 
moment  était  précisément  celui  où  la  république  était  possible  et 
pouvait  se  faire  à  meilleui^  marché  :  «Le  Roi,  en  ce  moment-ci, 
ne  tient  plus  à  rien;  n'attendons  pas  qu'on  lui  ait  rendu  assez  de 
puissance  pour  que  sa  chute  exige  un  elfort;  cet  effort  sera  terrible 
si  la  république  se  fait  par  révolution,  par  soulèvement  du  peuple; 
si  elle  se  fait  k  présent  avec  une  assemblée  toute-puissante,  le  pas- 
sage ne  sera  pas  dillicile  »  (Condorcet,  dans  Et.  Dumont,  p.  i  2  5). 

L'objection  principale,  celle  qu'on  faisait  et  qu'on  fait  toujours, 
c'était  :  «  Il  n'est  pas  encore  temps,  nous  ne  sommes  pas  mùi's  en- 
core, nos  mœurs  ne  sont  pas  républicaines .  .  .  »  Vérité  trop  vraie;  il 
est  clair  qu'il  doit  toujours  en  être  ainsi  en  sortant  de  la  monarchie. 
La  monarchie  n'a  garde  de  former  à  la  république  :  ses  lois,  ses 
institutions,  n'ont  pas  apparemment  le  but  de  préparer  beaucoup 
les  mœurs  au  gouvernement  contraire;  d'où  il  suit  qu'il  serait  tou- 
jours trop  tôt  pom'  essayer  la  république;  on  resterait  embarrassé 
à  jamais  dans  ce  cercle  vicieux  :  «  La  législation  et  l'éducation  répu- 
blicaines peuvent  seules  former  les  hommes  à  la  république,  mais 
la  république  elle-même  est  préalaljlement  nécessaire  pour  vouloir 
et  décréter  ces  lois  et  cette  éducation.  »  —  Pour  qu'un  peuple 
sorte  de  ce  cercle,  il  faut  que,  par  un  acte  vigoureux  de  sa  volonté, 
par  une  énergique  transfonnation  de  sa  moralité  politique,  il  se 
fasse  vraiment  digne  d'être  enfin  majeur,  digne  de  sortir  d'enfance, 
de  prendre  la  robe  virile,  et  que,  pour  ne  pas  retomber,  pour 
rester  à  la  hauteur  de  ce  moment  héroïque ,  il  se  donne  les  lois  et 
l'éducation  qui  peuvent  seules  le  perpétuer. 

Autre  objection  :  «  En  supposant  que  la  république  fut  déjà 
possible,  était-elle  juste  à  cette  époque.'^  N'eùt-elle  pas  été  imposée 
par  une  minorité  à  la  majorité  royaliste,  imposée  par  force  et 
contre  le  droit .-^  La  nation  était-elle  généralement  républicaine?» 


25^  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

Si  l'on  exige  que  la  nation  eût  l'idée  et  la  volonté  nette  et  pré- 
cise (le  la  répul)lique,  non,  elle  ne  l'avait  pas.  L'idée,  la  volonté 
nationale,  à  ce  moment,  dans  l'indignation  qu'inspire  la  désertion 
du  Roi,  fut,  pour  parler  avec  précision,  antiroyaliste;  elle  fut  répu- 
blicaine, en  prenant  la  république  comme  simple  négation  de  la 
monarchie.  La  minorité  éclairée,  en  profitant  de  ce  moment,  en 
fondant  par  les  institutions  une  république  positive,  eût  confirmé 
la  niasse  dans  la  tendance  antiroyaliste  qui  se  déclarait  alors;  elle 
n'eut  point  opprimé  la  masse ,  elle  lui  eût  traduit  sa  propre  pen- 
sée, formulé  ses  instincts  obscurs,  eût  rendu  fixe  et  permanent 
le  sentiment  si  juste  qu'elle  avait  à  ce  moment  de  la  fin  de  la 
royauté. 

Les  politiques  attendirent,  hésitèrent ,  et  le  moment  fut  manqué. 
Un  sentiment  non  moins  naturel  reprit  force,  au  retour  du  Roi, 
la  pitié  pour  son  malheur.  On  ne  pouvait  le  refaire  comme  roi; 
on  le  restaura,  comme  homme,  dans  l'intérêt  et  la  sympathie,  en 
le  ramenant  captif,  humilié,  infortuné.  Tel  fut  l'entraînement  des 
âmes  généreuses  et  tendres;  elles  ne  virent  plus,  à  travers  les 
larmes,  le  roi  double  et  faux,  elles  virent  un  homme  résigné,  et 
elles  s'en  firent  un  saint  :  la  réalité  s'obscurcit  pour  elles  derrière 
la  douloureuse  légende  qu'elles  trouvaient  dans  leur  cœur  navré. 
Qui  eut  tort.»^  La  France  innocente,  et  non  plus  le  roi  coupable. 

Oh  !  c[ui  eût  suivi  la  courageuse  inspiration  qui  dicta  La  France 
libre  à  Camille  Desmoulins,  en  i  789 ,  il  aurait  sauvé  la  France  1 .  .  . 
Dans  cet  immortel  petit  livre,  rayonnant  de  jeunesse  et  d'espoir, 
avec  tout  le  soleil  du  i4  juillet,  la  prêtrise  et  la  royauté  ne  sont 
plus  traitées  comme  choses  vivantes,  mais  pour  ce  qu'elles  sont, 
deux  néants,  deux  ombres  (et  qui  s'amuserait  alors  à  frapper  des- 
sus?. .  .),  deux  ombres  qui  vont  se  cacher,  qui  s'enfoncent  au 
couchant.  Et  à  l'horizon  se  lève  la  réalité  de  la  république ,  en  qui 
sont  désormais  la  vie,  la  substance. 

On  avait  le  bonheur  de  voir  le  Roi  partir,  mais  ce  n'était  pas 
assez;  il  fallait  lui  donner  des  chevaux  pour  aller  plus  vite;  et  lui 
donner  encore,  de  peur  qu'il  ne  revint  les  chercher,  tout  ce  qu'il 


LIVRE  V.  —  CHAPITRE  PREMIER.  255 

avait  de  courtisans  et  de  prêtres,  leur  ouvi-ir  les  portes  bien 
grandes. 

A  sa  place  allaient  entrer  dans  Paris  les  vrais  rois  de  la  répu- 
blique ,  les  rois  de  la  pensée ,  ceux  par  qui  la  France  avait  concjuis 
l'Europe  ;  je  parle  de  Voltaire ,  de  Rousseau.  Voltaire ,  parti  de  son 
tombeau,  était  en  marche  vers  Paris,  où  il  entra  en  triomphe 
le  1 1  juillet.  Que  l'entrée  eût  été  plus  belle ,  si  l'on  n'eût  eu  la 
maladresse  d'y  ramener  le  fatal  automate  de  l'ancien  régime,  le 
roi  des  prêtres  et  des  dévots  1 

Il  faut  pourtant  raconter  par  quelles  pitoyables  machines  la 
vieille  idole  fut  relevée  de  terre.  Routine,  habitude,  faiblesse, 
facile  entraînement  de  cœur;  par-dessus,  l'intrigue,  qui  l'exploite 
et  qui  s'en  moque ,  voilà  le  fonds  de  l'histoire. 

Les  intrigants  de  nuances  diverses  qui  travaillaient  pour  la  cour 
sous  le  masque  constitutionnel  se  trouvaient  désappointés;  elle 
les  avait  joués  eux-mêmes.  Il  s'agissait  maintenant  pour  eux  de 
savoir  avec  quel  parti  de  l'Assemblée  le  Roi,  devenu  libre,  vou- 
drait bien  négocier.  Un  de  ces  personnages  équivoques,  d'André, 
député  de  Provence,  sorte  de  Figaro  politique,  qui  (selon Weber) 
recevait  3,ooo  francs  par  mois  pour  jouer  les  deux  partis,  sut  des 
premiers  l'évasion  et  alla. chez  Lafayette.  Il  était  près  de  7  heures, 
et  l'on  devait  croire  que  les  fugitifs  avaient  gagné  beaucoup  de  ter- 
rain. Lafayette  dormait  du  sommeil  du  juste ,  de  ce  profond  som- 
meil historique  qu'on  lui  a  tant  reproché  pour  le  6  octobre.  «  Bail  I 
dit-il,  c'est  impossible!  »  En  effet,  il  avait  laissé  son  aide  de  camp, 
Gouvion,  la  veille,  à  minuit,  dormant  le  dos  appuyé  à  la  porte  de 
la  Reine. 

Lafayette  avait  reçu  beaucoup  d'avertissements;  mais  ce  qui  le 
rassurait,  ainsi  que  Bailly,  ainsi  que  Montmorin,  et  Brissac,  com- 
mandant du  château  et  ami  personnel  du  Roi ,  c'était  la  confiance 
qu'ils  avaient  tous  dans  la  sensibilité  de  Louis  XVI.  Ds  juraient  sur 
leur  tête  que  le  Roi  ne  partirait  pas,  se  figurant  en  effet  qu'il  ne 
voudrait  pas  les  mettre  en  danger. 


256  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

Les  premières  personnes  que  Lafayette ,  descendant  précipitam- 
ment, trouve  dans  la  rue,  c'est  Bailly  et  Beauharnais  :  celui-ci 
était  président  de  l'Assemblée;  Bailly,  le  nez,  le  visage  longs  et 
jaunes,  plus  encore  qu'à  l'ordinaire.  Personne  ne  devait  en  effet 
s'accuser  plus  que  Bailly.  Il  avait  livré  à  la  Reine  ces  dénonciations 
écrites  dont  on  a  parlé ,  de  sorte  que ,  sachant  précisément  les  avis 
qu'on  avait  contre  elle,  elle  chercha  et  trouva  une  issue  moins 
suiTeillée.  Bailly,  fils  du  garde  des  tableaux  du  Roi ,  protégé  par 
lui,  héréditairement  attaché  à  la  maison  royale,  se  montra  meilleur 
domestique  que  magistrat  et  citoyen,  se  fiant  de  tout  à  la  Reine, 
croyant  la  lier  d'honneur  et  de  sensibilité ,  s'imaginant  qu'elle 
hésiterait  à  perdre  par  sa  fuite  le  faible  et  dévoué  serviteur  qui 
lui  immolait  son  devoir. 

Bailly  pouvait  se  croire  perdu  si  le  Roi  n'était  rejoint  :  «  Quel 
malheur,  dit-il,  qu'à  cette  heure  l'Assemblée  ne  soit  pas  réunie 
encore  !  »  Le  président  appuya.  Tous  deux  montrèrent  à  Lafayette 
le  Roi  ralliant  les  émigrés,  amenant  les  Autrichiens,  la  guerre 
civile,  la  guerre  étrangère  :  «  Eh  bien,  dit  Lafayette,  pensez-vous 
que  le  salut  public  exige  le  retour  du  Roi  ?  —  Oui.  —  J'en  prends 
la  responsabilité.  »  Il  écrivit  un  billet  portant  «  que  les  ennemis  de 
la  patrie  ayant  enlevé  le  Roi,  il  était  ordonné  aux  gardes  nationaux 
de  les  arrêter  ». 

Lafayette  n'eût  guère  pu  refuser,  sans  confirmer  l'opinion,  gé- 
nérale au  premier  moment,  qu'il  était  de  connivence,  qu'il  avait 
favorisé  l'évasion.  Il  crut,  au  reste,  qu'à  cette  heure  le  Roi  ne  pou- 
vait être  rejoint.  Son  aide  de  camp,  Romeuf,  qui  sans  doute  avait 
sa  pensée,  partit,  mais  d'abord  courut  sur  une  route  tout  autre 
que  celle  du  Roi;  il  fut  rejoint,  remis  dans  le  chemin  par  l'autre 
envoyé ,  Bâillon ,  qui  le  força  d'accélérer  sa  route  vers  Varennes. 
n  n'avait  nulle  volonté  d'arriver,  et  comptait  bien  courir  en  vain; 
c'est  ce  qu'il  dit  lui-même  à  MM.  de  Choiseid  et  de  Damas. 

Le  mot  d'enlèvement,  écrit  d'abord  dans  cet  ordre  de  Lafayette, 
fut  avidement  saisi  par  les  Barnave  et  les  Lameth ,  par  les  consti- 
tutionnels en  général,  pour  innocenter  le  Roi  et  sauver  la  royauté. 


LIVHE  V.   —  CIIAPITRK   PHKMIKR.  257 

Ils  se  précipitèrent,  tète  l)aissée,  par  cette  porte  qu'on  leur  ouvrait. 
Ce  mot  fut  employé  par  Regnault  de  Saint-Jean-d'Angely,  qui  lit 
décréter  par  l'Assemblée  {ju'oii  poursuivrait  ceux  (jui  enlevaient  le 
Roi.  On  adopta  le  mot,  qui  semblait  tout  un  système,  et  l'on 
adopta  l'auteur;  je  parle  de  Lafayette.  11  venait  s'excuser  à  l'As- 
semblée; Barnave  et  Lametli,  ses  anciens  ennemis,  s'empressèrent 
d'aller  au-devant  et  de  le  justifier;  bien  plus,  ils  réclamèrent  pour 
lui,  accusé  et  suspect,  la  plus  liante  conliance,  le  lircnt  cliarger 
d'exécuter  les  mesures  (jui  seraient  ordonnées.  Ils  s'emparèrent 
ainsi  de  lui,  l'entraînèrent,  le  lièrent.  Ce  l'ut  alors,  comme  tou- 
joui's,  l'invariable  destinée  de  cet  excellent  républicain  d'être  mys- 
tifié par  les  royalistes. 

Les  constitutionnels,  entrant  dans  ce  travail  impossible  de  re- 
faire la  royauté,  allaient  se  trouver  justement  en  contradiction 
avec  eux-mêmes.  Il  n'y  avait  pas  trois  mois  que,  dans  une  discus- 
sion mémorable ,  soutenue  par  Thouret  avec  un  caractère  de  force 
et  de  grandeur  qui  n'appartient  qu'à  la  raison,  TAssemblée  avait 
décidé  que  la  royauté  était  une  fonction  publique,  (ju'elle  avait 
des  obligations,  et  qu'une  sanction  pénale  devait  consacrer  ces 
obligations.  Thouret,  suivant  inexorablement  la  droite  ligne  lo- 
gique, en  avait  fini  avec  les  rois  dieux,  les  rois  messies,  comme  il 
dit  lui-même.  La  ténébreuse  doctrine  de  fincarnation  royale,  pro- 
longée au  delà  de  toute  probabilité,  par  delà  les  temps  barbares, 
en  plein  âge   de  lumière,  avait  péri  ce  jour-là  (28  mars  I7()i). 

L'Assemblée  avait  décrété  :  «  Si  le  Roi  sort  du  royaume,  il  sera 
censé  avoir  abdiqué  la  royauté.  »  Elle  voulait  maintenant  éluder 
son  propre  décret.  Les  meneurs,  qui  s'étaient  récemment  rap- 
prochés de  la  cour,  ne  pouvaient,  quoique  abandonnés  par  elle, 
se  décider  à  changer  leurs  plans,  à  briser  leurs  espérances.  Déjà 
consultés  par  la  Reine ,  et  sans  doute  mortifiés  de  voir  qu'elle 
s'était  jouée  d'eux,  ils  pensaient  qu'après  tout,  s'ils  ramenaient, 
sauvaient  l'infidèle,  elle  serait  trop  heureuse  de  se  remettre  à  dis- 
crétion, n'ayant  plus  nul  autre  espoir.  D'autre  part,  les  Thouret, 
les  Chapelier,  les  pères  de  la  constitution,  pleins  d'inquiétudes 

II.  17 

*  turaiiittii   ««Tioittt, 


2r>8  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

palenielles  et  d'aïuour-propre  d'auteur,  craignaient  tout  mouve- 
ment violent  qui  aurait  troublé  la  santé  d'un  enfant  si  délicat;  il 
leur  fallait,  à  tout  prix,  le  retour,  le  rétablissement  du  Roi,  pour 
soigner  paisiblement,  éduquer,  mener  à  bien  cette  chère  consti- 
tution. 

La  boinie  attitude  du  peuple  facilitait  singulièrement  la  tâche 
de  l'Assemblée.  On  aurait  pu  s'attendre  à  de  grands  désordres.  La 
Reine  avait  déployé,  pour  trompre  l'opinion,  un  luxe  de  duplicité 
qui  devait  ajouter  beaucoup  à  l'irritation.  Elle  avait  dit  qu'elle 
voulait  fournir  de  ses  écuiies  les  quatre  chevaux  blancs  pour  la 
pompe  de  Voltaire.  Elle  avait  fait  avertir  qu'elle  serait,  avec  le 
Roi,  à  la  procession  de  la  Fête-Dieu.  L'avant- veille,  on  avait  fait 
voir  dans  Paris  le  dauphin  allant  à  Saint-Gloud;  et  la  veille  même, 
au  soir,  la  Reine,  allant  le  promener  au  parc  de  Monceaux,  avait 
suivi  les  boulevards,  gracieuse,  parée  de  roses,  le  bel  enfant  sur 
ses  genoux;  elle  souriait  à  la  foule  et  jouissait  en  esprit  de  son 
départ  tout  préparé. 

Le  peuple,  quelque  irrité  qu'il  fût,  se  montra  plus  dédaigneux 
que  violent.  Tout  le  désordre  se  borna  à  casser  les  bustes  du  Roi; 
puis  une  promenade  de  curiosité  inoffensive,  que  les  femmes 
firent  aux  Tuileries ,  sans  bruit  ni  dégât.  Elles  ôtèrent  le  portrait 
du  Roi  de  la  place  d'honneur  et  le  suspendirent  à  la  porte.  Elles 
visitèrent  le  cabinet  du  dauphin  et  le  respectèrent;  beaucoup 
moins  celui  de  la  Reine  :  une  femme  y  vendit  des  cerises.  Elles 
regardèrent  fort  ses  livres,  supposant  que  c'étaient  tous  livres  de 
libertinage.  Une  fille  qu'on  coiffait  d'un  boiniet  de  Marie-Antoinette 
le  jeta  bien  loin,  disant  qu'il  la  salirait,  qu'elle  était  honnête  fille. 

Cependant  l'Assemblée  mandait  les  ministres,  s'emparait  du 
sceau,  changeait  le  serment,  ordonnait  la  levée  de  trois  cent  mille 
gardes  nationaux,  payés  i5  sols  par  jour.  Ces  mesures  furent  in- 
terrompues par  la  lecture  d'une  pièce  étrange,  qu'on  apporta. 
C'était  une  protestation  du  Roi,  annulant  tout  ce  qu'il  avait  fait 
et  sanctionné  depuis  deux  ans,  dénonçant  l'Assemblée,  la  nation. 
Il  certifiait  ainsi  que,  pendant  tout  ce  temps,  il  avait  été  le  plus 


LIVRE  V.   —  CHAPITRK  PRKMIER.  259 

Jaux  des  hommes;  moins  encore  pour  avoir  signé  que  pour  avoir 
si  souvent  approuvé,  loué  de  vive  voix,  souvent  sans  nécessité, 
ce  (|u^il  désavouait  aujourd'hui.  Tout  cela,  dans  une  forme  aussi 
triste  que  le  fond,  lourde,  plate  et  sotte,  mêlant  aux  choses  les 
plus  graves  des  choses  ou  hasses  ou  futiles.  Il  s'appesantissait  sur 
sa  pauvreté  (avec  une  liste  civile  de  2  5  millions),  sur  le  séjour 
des  Tuileries,  «où,  loin  de  trouver  les  commodités  auxquelles  il 
était  accoutumé,  il  n'a  pas  même  rencontré  les  agréments  que 
se  procurent  les  personnes  aisées  ».  Pour  comble,  il  parlait  et  re- 
parlait de  sa  femme,  avec  la  fâcherie  d'un  mari  trompé,  qui  pro- 
teste qu'il  est  content  et  n'en  veut  qu'aux  mauvais  plaisants.  Ceci 
à  l'adresse  des  émigrés  et  des  princes,  bien  plus  que  de  l'Assem- 
blée. La  Reine,  en  partant,  se  faisait  donner  contre  eux,  contre 
les  conseils  dont  ils  allaient  assiéger  le  Roi,  une  sorte  de  certifi- 
cat; son  mari  la  proclamait  une  épouse  fidèle ,  qui  venait  de  mettre  le 
comble  à  sa  bonne  conduite.  Il  se  disait  indigné  de  ce  qu'en  octobre 
on  avait  parlé  de  la  mettre  au  couvent,  etc.  L'étrange  pièce  avait  été, 
la  veille,  communiquée  au  capital  ennemi  de  la  Reine,  à  Mon- 
sieur, pour  qu'il  corrigeât,  approuvât  et  se  mit  ainsi  hors  d'état 
de  pouvoir  attaquer  plus  tard. 

Le  ton  général  de  cet  acte  était  accusateui",  menaçant  pour 
l'Assemblée.  Les  royalistes  ne  cachaient  pas  leur  joie.  Un  de  leurs 
joui'naux,  ce  jour  même  du  2  1  juin,  avait  osé  imprimer  :  «  Tous 
ceux  qui  pourront  être  compris  dans  l'amnistie  du  prince  de  Coudé 
pourront  se  faire  enregistrer  dans  notre  bureau  d'ici  au  mois 
d'août.  Nous  aurons  quinze  cents  i-egistres,  pour  la  conmiodité  du 
public;  nous  n'en  excepterons  que  cent  cinquante  Individus.  » 

Beaucoup  de  gens  supposaient,  d'après  cet  excès  d'audace, 
qu'apparemment  les  royalistes  avaient  dans  Paris  ou  bien  près 
des  forces  considérables.  Los  imaginations  voyageaient  rapidement 
sur  ce  texte;  aucune  n'allait  plus  vite,  en  telles  occasions,  que 
celle  de  Robespleire.  La  séance  ayant  été  suspendue  de  3  heures 
et  demie  jusqu'à  5,  il  passa  ce  temps  chez  Pétion,  qui  demeurait 
tout  près,  au  faubourg  Salnt-llonoré,  et  là  déchaigea  son  àme, 

>7- 


260  HISTOIRE  DE  LA  REVOLUTION   FRANÇAISE. 

exprima  librement  tout  son  rêve  de  terreur.  L'Assemblée  était 
complice  de  la  cour,  complice  de  Lafayette;  ils  allaient  faire  une 
Saint- Barthélemi  des  patriotes,  des  meilleurs  citoyens,  de  ceux 
(ju'on  craignait  le  plus.  Pour  lui,  il  sentait  bien  qu'il  était  perdu, 
qu'il  ne  vivrait  pas  vingt-quatre  heures.  .  . 

Le  croyait-il?  Pas  tout  à  fait.  La  chose  était  trop  peu  vraisem- 
blable. Ce  moment  de  la  Révolution  n'était  nullement  sanguinaire; 
Lafayette  ne  l'était  pas,  ni  les  hommes  influents  d'alors.  L'eussent-ils 
été,  il  était  facile,  dans  l'état  de  désorganisation  où  était  la  police, 
de  se  cacher  dans  Paris.  Robespierre  avait  peur  sans  doute,  mais 
il  exagérait  sa  peur.  Pétion  l'écoutait  assez  froidement.  Les  deux 
hommes  différaient  trop  pour  agir  beaucoup  l'un  sur  l'autre.  Ro- 
bespierre, nerveux,  sec  et  pâle,  et  plus  pâle  encore  ce  jour-ià. 
Pélion,  grand,  gros,  rose  et  blond,  flegmatique  et  apathique.  Il  in- 
terprétait les  choses  d'une  façon  toute  contraire,  selon  son  tem- 
pérament :  «  L'événement  est  plutôt  heureux,  disait-il;  maintenant 
on  connaît  le  Roi.  »  Le  journaliste  Brissot,  qui  était  venu  chercher 
des  nouvelles,  parla  aussi  dans  ce  sens  :  «  Soyez  sûr,  dit-il  avec  son 
air  Imaginatif  et  crédule,  que  Lafayette  aura  favorisé  l'évasion  du 
Roi  pour  nous  donner  la  république.  Je  vais,  outre  le  Patriote, 
écrire  dans  un  nouveau  journal ,  le  Républicain.  »  Robespierre,  se 
rongeant  les  ongles,  demandait,  en  tachant  de  rire  :  «  Qu'est-ce 
que  la  république  .^  » 

La  république  elle-même,  en  réponse  à  celte  question,  on  eût 
pu  le  croire  ainsi,  entra  dans  la  chambre.  Je  parle  de  M™''  Roland ,- 
qui  survint  en  ce  moment  avec  son  mari.  Elle  entra,  jeune,  vive  et 
forte,  illuminant  la  petite  chambre  de  sérénité  et  d'espoir.  Elle 
paraissait  avoir  trente  ans,  et  elle  en  avait  trente-six.  Sous  ses 
beaux  et  abondants  cheveux  bruns,  un  teint  virginal  de  fille,  d'une 
transparence  singulière,  où  courait,  à  la  moindre  émotion,  un 
sang  riche  et  pur.  De  beaux  yeux  parlants,  le  nez  un  peu  gros  du 
bout  et  peu  distingué.  La  bouche  assez  grande,  fraîche,  jeune, 
aimable,  sérieuse  pourtant  dans  le  sourire  même,  raisonneuse, 
éloquente,  même  avant  d'avoir  parlé. 


LIVRE  V.  —  CIIAPITHE   PHEMIEK.  261 

Les  Roland  venaient  du  pont  Neuf  et  purent  dire  à  leurs  amis 
ralFiche  des  Cordeliers.  L'initiative  hardie  que  ceux-ci  prenaient 
rendit  cœur  à  Robespierre.  Les  voyant  planter  si  loin  en  avant  le 
drapeau  de  la  Révolution,  il  pensa  que  les  Jacobins  suivraient 
dans  la  voie  qui  leur  était  propre,  la  défiance  et  l'accusation.  Déjà, 
à  TAssemblée,  dans  la  séance  du  matin,  il  avait  jeté  un  mot  dans 
ce  sens. 

11  ne  dit  rien  du  tout  dans  la  séance  du  soir,  attendit  et  observa. 
Entre  9  et  lo  heures,  il  vit  que  Harnave  et  les  Lameth,  déjà  sûrs 
de  Lafayette,  qu'ils  avaient  en  quelque  sorte  surpris  le  matin, 
entraînaient  de  plus  Sieyès  et  l'ancien  club  de  1789.  Tous  en- 
semble, une  grande  masse,  deux  cents  députés  environ,  ils  se 
mettaient  en  mouvement;  tous,  en  corps  d'armée,  ils  allaient  se 
rendre  aux  Jacobins,  où  depuis  longtemps  on  ne  les  voyait  plus 
guère;  ils  allaient  les  étonner  de  celte  image  inattendue  d'union 
et  de  concorde,  et  sans  doute  d'un  premier  élan  enlever  la  société. 
Il  n'y  îivait  pas  un  moment  à  perdre,  Robespierre  court  aux  Ja- 
cobins. 

Si  son  discours  fut  celui  que  lui  prête  son  ami  Camille  ('^  c'était 
une  vaste  dénonciation  de  tous  et  de  toutes  choses  assez  adroite- 
ment tissue  de  faits,  d'hypothèses;  il  accusait  non  seulement  le 
Roi  et  le  ministère,  et  Bailly,  et  Lafayette,  non  seulement  les  co- 
mités, mais  l'Assemblée  tout  entière.  Cette  accusation,  à  ce  point 
générale  et  indistincte,  ce  sombre  poème,  éclos  d'une  imagina- 
tion effrayée,  semblait  bien  difficile  à  accepter  sans  réserve.  Ro- 
bespierre entra  alors  dans  un  sujet  tout  personnel,  son  propre 
péril,  fut  ému  et  éloquent;  il  s'attendrit  sur  lui-même;  l'émotion 
gagna  l'auditoire.  Alors,  pour  enfoncer  le  coup,  il  ajouta  cette  pa- 
role :  «  Qu'au  reste,  il  était  prêt  à  tout;  que  si,  dans  les  commen- 
cements, n'ayant  encore  pour  témoins  que  Dieu  et  sa  conscience, 
il  avait  fait  d'avance  le  sacrifice  de  sa  vie,  aujourd'hui  qu'il  avait 

*''  Cainille  Desmoiilins,  (|ui  écrit  idées,  son  style,  le  fait  parler  contre 
plusieurs  jours  après,  mêle  deux  dis-  les  prêtres,  ce  qu'il  ne  faisait  guère, 
cours  de  Robespierre.  Il  lui  prête  ses        etc. 


2G2  IIISTOIHE  DE  LA   DÉVOLUTION  FRA.NÇALSE. 

s,i  récompense  dans  le  cœur  de  ses  concitoyens,  la  nmrt  ne  serait 
pour  lui  qu'un  bienfait.  » 

A  ce  trait  touchant,  une  voix  s'élève,  un  jeune  homme  crie  en 
sanglotant  :  «  Nous  mourrons  tous  avec  toi  I .  .  .  »  Cette  sensibilité 
naïve  eut  plus  d'efTet  ({uc  le  discours;  ce  fut  une  explosion  de  cris, 
de  pleurs,  de  serments  :  les  uns,  debout,  s'engagèrent  à  défendre 
Robespierre;  les  autres  tirèrent  l'épée,  se  jetèrent  à  genoux  et 
jurèrent  qu'ils  soutiendraient  la  devise  de  la  société  :  Vivre  libre 
OH  mourir.  M°^  Roland,  qui  était  présente,  dit  que  la  scène  fut 
vraiment  surprenante  et  pathétique. 

Le  jeune  homme  était  le  camarade,  l'ami  d'enfance  de  Ro- 
bespierre, Desmoulins,  le  mobile  artiste,  (jui,  deux  heures  au- 
paravant, dans  un  moment  de  confiance,  serrait  la  main  de  La- 
fa  vette. 

Avec  tout  cela,  on  perdait  de  vue  le  point  précis  de  la  situation, 
et  l'ennemi  allait  arriver.  Le  discours  trop  général  de  Robespierre, 
l'explosion  de  vague  sensibilité  qui  avait  suivi ,  n'avançaient  pas  assez 
les  choses.  Danton  s'en  aperçut  à  temps,  il  ramena  à  la  question, 
il  la  limita;  il  sentit  que,  pour  agir,  il  ne  fallait  frapper  qu'un 
coup  et  frapper  sur  Lafayette  ^^K 

Chose  bizarre  à  dire,  mais  vraie,  le  danger  était  Lafayette.  Il 
était  dangereux,  comme  mannequin  de  dictature  républicaine, 
propre  à  faire  toujours  avorter  la  république;  —  dangereux, 
comme  dupe,  toujours  prête,  des  royalistes,  éternellement  pré- 
destinée à  être  trompée  par  eux;  —  dupe  de  sa  générosité,  il  y 
avait  à  parier  que  le  Roi  venant  de  le  mettre  en  danger  de  mort, 


'*'  Dès  le  matin,  l^anton  avait  pris 
contre  Lafayette  et  les  autorités  de  la 
Ville  la  plus  violente  initiative  :  «Le 
Il  juin,  le  département  allant  à  l'As- 
semblée et  traversant  à  pied  les  Tui- 
leries, un  particulier  injuriait  M.  de  La- 
fayette, disait  qu'il  était  un  traître. 
Danton,  mon  collègue,  qui  marchait 
avec  nous,  escorté  de  quatre  fusiliers. 


lorsque  nous  n'avions  aucun  garde,  se 
retourna  et  dit  au  peuple  d'une  voix  très 
forte ,  d'un  air  menaçant  :  «  Vous  avez 
«  raison ,  tous  vos  chefs  sont  des  traîtres 
«  et  vous  trompent.  »  Aussitôt  des  cris 
s'élevèrent  :  «  Vive  Danton  !  Danton  en 
«  triomphe  !  Vive  notre  père  Danton  !  » 
(  Déposition  de  deux  administniteurs  du  dé- 
partement. Arch.  de  la  Seine,  cart.  3io.) 


IJVHE  V.  —  CHAPITRE   PRKMIRK.  263 

Lafayette  serait  royaliste.  Le  parti  Lamctli  et  Barnave,  en  atten- 
dant qu'il  pîil  reprendre  le  Roi,  avait  besoin  d'un  entre-roi,  ferme 
contre  l'émeute  et  faible  contre  la  cour.  Lafayette  était  le  seul 
dangereux,  parce  qu'il  était  le  seul  bonnèle,  si  visiblement  bon- 
néte  qu'à  ce  moment  même  où  tout  semblait  l'accuser,  il  était 
populaire  encore. 

Donc  Danton  devait  l'attaquer. 

Il  n'y  avait  qu'une  difFiculté,  c'est  que,  de  toute  cette  assemblée 
peut-être,  Danton  était  le  seul  cpii  dût  craindre  de  l'attaquer. 

Lafayette  connaissait  Danton;  il  savait  que,  trop  docile  aux 
exemples  du  maître,  aux  leçons  de  Mirabeau,  il  était  en  rapport 
avec  la  cour.  Il  n'avait  pas  vendu  sa  parole,  qui  évidemment  ne 
cessa  jamais  d'être  libre;  mais,  ce  qui  est  plus  vraisemblable,  c'est 
qu'il  s'était  engagé,  comme  bravo  de  l'émeute,  pour  une  protection 
personnelle  contre  les  tentatives  d'assassinat,  une  protection  ana- 
logue à  celle  des  brigands  d'Italie.  Qu'avail-il  reçu.^  On  l'ignore; 
la  seule  cliose  qui  semble  établie  (sur  un  témoignage  croyable, 
quoique  celui  d'un  ennemi),  c'est  qu'il  venait  de  vendre  sa  cbarge 
d'avocat  au  Conseil,  et  qu'il  avait  reçu  du  ministère  bien  plus 
cpi'elle  ne  valait.  Ce  secret  était  entre  Danton,  Montmorin  et 
Lafayette;  celui-ci  avait  sur  lui  cette  prise;  il  pouvait  l'ai'iêter 
court  entre  deux  période.s,  lui  lancer  ce  trait  mortel. 

Ce  danger  n'arrêta  pas  Danton;  il  vit  du  premier  coup  d'œil 
que  Lafayette  n'oserait;  cpie,  ne  pouvant  blesser  Danton  sans 
blesser  aussi  le  ministrv^  Montmorin,  il  ne  dirait  rien  du  tout. 

«  Monsieur  le  président,  crie-t-il,  les  traîtres  vont  arriver.  Qu'on 
dresse  deux  échafauds;  je  demande  à  monter  sur  l'un,  s'ils  n'ont 
mérité  de  monter  sur  l'autre  !  » 

Et  à  ce  moment  ils  entrent.  La  masse  était  imposante.  En  tète, 
Alexandre  de  Lametb  donnant  le  bras  à  Lafavette,  signe  parlant 
de  la  réconciliation,  tonte  la  gauche  de  l'Assemblée  marcbant  sous 
un  même  drapeau.  Puis  l'homme  de  1789,  homme  déjà  antique, 
le  père  et  le  prophète,  tout  au  moins  le  parrain,  de  la  Révolution, 
Sieyès,  l'air  abstrait,  plein  de  pensées;  et  à  côté,  pour  contraste, 


264  HISTOIRE  DE  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 

l'avocat  des  avocats,  Bariiave,  le  nez  au  vent.  Puis  les  grands 
hommes  d'aifalres  de  l'Assemblée,  ses  rédacteurs  habituels,  ses 
organes  presque  officiels,  Chapelier  et  autres,  tout  le  comité  de 
constitution. 

En  face  de  ces  grandes  forces,  Danton  prit  tout  d'abord  une 
surprenante  olîensive.  Il  accusa  Lafayette  d'avoir  attenté  à  sa  mo- 
ralité politique,  essayé  de  le  corrompre.^  non  précisément,  mais 
de  l'amortir,  d'attiédir  son  patriotisme,  de  le  gagner  aux  deux 
chambres,  «  au  système  du  prêtre  Sieyès  ».  Puis  il  lui  demanda 
brusquement  pourquoi ,  dans  un  même  jour,  ayant  arrêté  à  Vin- 
cennes  les  hommes  du  fau])Ourg  Saint-Antoine,  il  avait  relâché 

aux  Tuileries  les  chevaliers  du  poignard  ? Pourquoi  (cette 

accusation  n'était  pas  la  moins  dangereuse),  la  nuit  même  de 
l'évasion  du  Roi,  on  avait  confié  la  garde  des  Tuileries  à  une 
compagnie  soigneusement  épurée  par  Lafayette  ? 

«  Que  venez-vous  chercher  ici  ?  Pourquoi  vous  réfugier  dans 
cette  salle  que  vos  journalistes  appellent  un  antre  d'assassins  .\  .  . 
Et  quel  moment  prenez-vous  pour  vous  réconcilier  ?  Celui  où  le 
peuple  est  en  droit  de  vous  demander  votre  vie.  Etes-vous  traître  ? 
Etes-vous  stupide.^  Dans  les  deux  cas,  vous  ne  pouvez  plus  com- 
mander. Vous  aviez  répondu  sur  votre  tête  que  le  Roi  ne  partirait 
pas.  Venez-vous  payer  votre  dette  ? .  .  .  » 

Répondre,  contester,  récriminer,  c'eût  été  chauffer  l'incendie. 
Pour  y  jeter  de  l'eau  froide ,  Lameth  fit  une  pastorale  sur  les  dou- 
ceurs de  l'iuiion  fraternelle.  Lafayette  développa,  sans  dire  un  mol 
de  la  question,  son  radotage  habituel  :  «  Qu'il  avait  le  premier  dit  : 
Lue  nation  devient  libre,  dès  lors  qu'elle  veut  être  libre,  »  etc. 
Sieyès,  Barnave,  reprirent  la  thèse  de  la  concorde;  ils  en  firent 
une  adresse  que  Barnave  rédigea.  Seulement,  pour  contenter  la 
fraction  avancée  des  Jacobins,  on  y  mit  ce  mot,  plus  accusateur 

que  celui  A' enlève meni  :  «  Le  Roi,  égaré,  s'est  éloigné »  La 

société  fut  satisfaite,  car,  vers  les  minuit,  les  députés  sortant, 
Lameth  et  Lafayette  en  tête,  tous  les  Jacobins,  tous  les  auditeurs 
et  spectateurs,  deux  ou  trois  mille  personnes  peut-être,  se  mirent 


LIVRE  V.  —  GHAPITUK  PREMIER.  265 

à  leur  faire  cortège,  et  ceia  sans  exception;  ceux  qui  tout  à  l'heure 
avaient  juré  de  défendre  Robespierre  n'en  suivirent  pas  moins 
Lafayette.  Toute  la  rue  Saint-Honoré  se  mit  aux  fenêtres  et  vit 
avec  grande  joie  passer  aux  lumières  cette  pompeuse  comédie 
d'harmonie  et  de  concorde  (*). 

Le  fameux  mot  enlèvement,  absent  de  l'adresse  des  Jacobins, 
reparait  le  lendemain  dans  celle  de  l'Assemblée.  Le  Roi  avait  beau 
dire  dans  la  protestation  qu'il  fuyait,  l'Assemblée,  dans  son  adresse, 
lui  soutenait  (pi'il  avait  été  enlevé.  Elle  prenait  l'engagement  de 
venger  la  loi  (promesse  légère,  simple  phrase  éloignée  de  sa  pensée). 
Elle  s'excusait  d'avoir  parfois  gouverné ,  administré  :  <«  C'est  que 
le  Roi  ni  les  ministres  n'avaient  pas  alors  la  confiance  de  la  nation.  » 
Le  Roi  l'avail-il  regagnée,  en  allant  chercher  l'étranger.^  La  con- 
fiance, perdue  à  ce  point,  se  recouvre-t-elle .^ .  .  .  Ainsi  l'adresse 
flottait,  elle  disait  trop  ici  et  là  trop  peu.  Elle  faisait  déjà  sentir 
ce  que  pouvait  être  le  système  faux  et  boiteux  dans  lequel  on 
s'engageait,  la  transaction  incertaine  d'une  Assemblée  impopulaire 
et  d'une  royauté  captive ,  méprisée ,  à  jamais  suspecte ,  lequel  traité , 
déchiré  un  jom*  par  la  franchise  du  peuple,  brisé  d'un  accès  de 
colère,  risquait  de  fonder  l'anarchie^-'. 

Le   22,  vers  9  heures  du  soir,  un  grand  bruit  se  fait  autour 

^''   N'oir    celte    scène    arrangée    (au  liummes  si  maltraités,  de  les  employer 

point  de  vue  de  1838)  par  Alexandre  près  du  Roi,  de  même  qu'on  employait 

de  LamelU.  {Histoire  de  l' Assemblée  coH-  Lafayette    près    du    [)euple    de    Paris. 

stituante,  I,  437.)  Dans  la  joui'née  du  33,  on  parlemen- 

<*'  Les  Lametli  appuyaient  leur  sys-  tait   avec   eux,  on  prenait  heure  jwur 

tème  sur  l'alliance  des  diverses  fractions ,  conférer  le  lendemain.  Telles  étaient  en 

|)lus  ou    moins    constitutionnelles,   de  elTct  les  prévisions  naturelles;  si  le  Roi 

l'Assemblée.  Ils  avaient  rallié  Lafayette,  n'était  pas  arrêté,  s'il  fallait  traiter  avec 

Sieyès  ;  il  leur  man(juait  encore  le  groupe  lui    dans   le  camp   des  armées  étran- 

qu'on    appelait    inonarchien,    Malouet,  gères,  les  Monarcliiens,Malouet,  étaient 

Clermont-Tonnerre,    ces   constitution-  l'intermédiaire  naturel;  si  le  Roi  était 

nels  royalistes,  ({u'eux-mèmes,  les  La-  arrêté,    Lametli   et    Barnave    se    flat- 

nietli ,  alors  chefs  des  Jacobins ,  avaient  taient    d'être    ses  sauveurs,   ses   conii- 

chassés  de   club  en  club,  de   salle  en  dents,  ses  conseillers  obligés.  Voir  Droz, 

salle,  par  la  violence  du  peuple.  11  s'a-  ici  important;  il  suit  les  Mémoires  iné- 

gissait  maintenant  de  se  les  associer,  ces  dits  de  Malouet. 


266  HISTOrRE  DE  LA   REVOLUTION  FRANÇAISE. 

de  rAssemhlée;  puis  une  voix,  un  coup  de  tonnerre  :  «  Il  est 
arrêté  !  »  Peu  s'en  réjouirent.  Tels  qui  applaudirent  le  plus,  pour 
se  conformer  aux  sentiments  des  tribunes,  n'en  sentaient  pas  moins 
les  embarras  immenses  que  cet  événement  préparait. 

Le  lendemain  23,  l'inquiétude  de  l'Assemblée,  le  désir  général 
parmi  ses  membres  de  sauver  la  royauté ,  se  formula  dans  un  décret 
voté  sur  la  proposition  de  Thouret  :  «  L'Assemblée  déclare  traîtres 
ceux  qui  ont  conseillé,  aidé  ou  exécuté  l'enlèvement  du  Roi,  ordonne 
d'arrêter  ceux  qui  porteraient  atteinte  au  respect  dû  à  la  dignité 
royale.  »  La  royauté,  la  personne  royale,  se  trouvait  être  ainsi  inno- 
centée, garantie. 

Robespierre  dit  que  la  seconde  partie  du  décret  était  inutile, 
et  la  première  incomplète;  qu'on  n'y  parlait  que  des  conseillers,  que 
le  devoir  des  représentants  les  obligerait  d'agiter  une  question  plus 
importante.  Un  frémissement  de  l'Assemblée  l'avertit  qu'il  en  di- 
sait trop. 

Un  grand  mouvement  du  peuple,  décisif  contre  la  royauté, 
était  fort  probable.  Le  28  juin,  de  bonne  heure,  le  faubourg 
Saint-Antoine  s'agitait  et  s'ébranlait.  Les  constitutionnels  trouvèrent 
moyen  d'exploiter  le  mouvement  au  profit  de  la  royauté.  Lafayette, 
avec  son  état-major,  prit  la  tête  de  l'immense  colonne,  qui  suivit 
docilement,  de  la  Bastille  à  la  place  Vendôme,  aux  Feuillants,  à 
l'Assemblée.  La  tête,  comme  nous  l'avons  vu  parfois  dans  nos  der- 
nières émeutes,  dit  précisément  le  contraire  de  ce  que  le  corps 
pensait (^^.  Tous  venaient  contre  le  Roi,  et  les  chefs  dirent  à  l'As- 
semblée que  ce  peuple  venait  jurer  obéissance  à  la  constitution, 


■''  Ce  qui  est  fort  curieux,  c'est  que 
M'"*  Roland  ,  qui  parait  avoir  assisté  à  la 
scène,  mais  ([ui  sans  doute  était  tout 
entière  à  ses  vives  impressions,  ne  voit 
pas  l'étrange  adresse  avec  laquelle  on 
cliangca  le  sens  de  cette  manifestation 
contre  la  royauté  :  «  Ils  ont  crié  :  «  Vive 
«  la  loi  !  vive  la  liberté  !  f .  .  .  du  Roi  ! 
«  Vivent  les  bons  députés  !  Que  les  autres 


prennent  garde  à  eux  ! .  .  .  »  l^urant  cette 
scène  imposante  dans  sa  triviale  énergie 
et  faite  pour  encourager  les  républicains , 
les  Jacobins  passaient  leur  temps  en 
discussions  pitoyables,  ils  admettaient 
d'Orléans, Cbapelier..  .  Ils  improuvaient 
Robert ,  qui  vantait  la  république. .  .  » 
[Lettres  de  M"'  Boland  à  Bancal  des 
Issarts,  p.  263.) 


LIVRK  V.  —  CHAPIÏRK  PREMIER.  267 

ce  qui  au  fond  comprenait  \ obéissance  au  liai,  partie  de  la  con- 
stitution. Toute  l'après-midi,  toute  la  soirée,  pendant  plusieurs 
heures,  cette  grande  foule  année  défilait  dans  la  salle,  bienveil- 
lante généralement,  mais  d'une  familiarité  rude;  il  y  eut  même 
des  mots  menaçants  pour  les  mauvais  députés. 

Le  a  5 ,  Thouret  proposa ,  l'Assemblée  vota  :  «  Qu'à  l'arrivée  du 
Roi,  il  lui  serait  donné  une  garde  provisoire  qui  veillât  à  sa  sûreté 
et  répondit  de  sa  personne.  .  .  Ceux  qui  ont  accompagné  le  Roi 
seront  interrogés,  le  Roi  et  la  Reine  entendus  dans  leurs  déclara- 
tions. .  .  Le  ministre  de  la  justice  continue  d'apposer  le  sceau  aux 
décrets,  sans  qu'il  soit  besoin  de  la  sanction  royale.  » 

Malouet  :  «  Alors  le  gouvernement  est  changé  I  le  Roi  prison- 
nier I ...  »  Rœderer,  croyant  adoucir  :  «  Ceci  n'attaque  pas  l'invio- 
labilité; il  est  seulement  question  de  tenir  le  Roi  en  état  d'arres- 
tation provisoire.  »  —  Thouret  contre  Rœderer  :  «  Non,  non,  ce 
n'est  pas  cela.  »  —  Et  Alexandre  de  Lameth  :  «  C'est  pour  la  sûreté 
du  Roi  autant  que  pour  la  sûreté  nationale.  » 

D'André,  saisissant  cette  occasion  d'engager  et  compromettre 
décidément  l'Assemblée,  se  mit  à  parler  pour  elle  et  fit,  en  son 
lieu,  une  haute  profession  de  royalisme,  déclarant  que  la  monar- 
chie était  la  meilleure  forme  de  gouvernement.  Toute  l'Assem- 
blée applaudit,  mais  les  tribunes  se  turent.  Ce  silence  devint  fort 
sombre  et  gagna  toute  la  salle,  lorsque  la  députation  de  l'Hé- 
rault ,  lisant  une  adresse  tout  empreinte  de  la  violence  du  Midi ,  pro- 
nonça ces  paroles  :  «  Le  monde  attend  un  grand  acte  de  justice.  » 

Presque  immédiatement  (il  était  environ  7  heures  et  demie  du 
soir)  une  grande  agitation  se  manifeste;  le  bruit  se  répand  que  le 
Roi  traverse  les  Tuileries.  .  .  puis  que  les  trois  courriers  qui  sont 
sur  la  voiture  du  Roi  sont  entre  les  mains  du  peuple,  en  danger 
de  mort.  .  .  Vingt  membres  vont  au  secours.  Bientôt  entrent  dans 
la  salle  Barnave,  Pétion  et  Latour-Maubourg,  que  l'Assemblée 
avait  chargés  de  diriger  et  protéger  le  retour  du  Roi.  Ils  viennent 
lui  rendre  compte. 


{ 

268  HISTOIRE  DE  LA  HÉVOLUTION  FRANÇAISE. 


CHAPITRE  IL 

LE  ROI  ET  LA  REINE  RAMENÉS  DE  VARENNES  (22-25  JUIN  1791). 

Unanimité  de  la  population  contre  le  Roi.  —  Ciiàlons  seul  le  reçoit  bien,  22  juin, 
—  Les  commissaires  envoyés  par  l'Assemblée,  2  3  juin.  —  La  Reine  et  Barnave. 
— -  Halte  de  Dormans.  —  La  famille  royale  à  Meaux,  au  palais  de  Bossuet, 
24  juin-  —  Pétion  veut  sauver  les  trois  gardes  du  corps.  —  Entrée  dans  Paris, 
2  5  juin'.  —  Arrivée  aux  Tuileries.  —  Sentiments  divers  du  peuple. 

Le  Roi  et  la  Reine  avaient  réussi  à  se  persuader  longtemps  que 
la  Révolution  était  toute  concentrée  dans  l'agitation  de  Paris, 
qu'elle  était  une  chose  tout  artificielle ,  une  conspiration  isolée  des 
Orléanistes  ou  des  Jacobins.  Le  voyage  de  Varennes  put  leur  faire 
voir  le  contraire,  et  le  retour  encore  plus. 

-  En  vain  la  Reine  essayait  de  s'abuser  elle-même,  de  rejeter  le 
mauvais  succès  de  l'entreprise  sur  des  causes  inconnues.  «  11  a  fallu , 
disait-elle,  un  concours  extraordinaire  de  circonstances,  un  mi- 
racle. »  Le  vrai  miracle  fut  l'unanimité  de  la  nation.  Unie  dans  un 
même  élan  de  justice  et  d'indignation,  la  France  sauva  la  France. 

Rappelons  les  circonstances  du  voyage.  Cette  unanimité  éclate 
partout.  Partout  la  force  militaire  est  neutralisée  par  le  peuple. 
Près  de  Chàlons  déjà,  Ghoiseul  ne  peut  soutenir  le  regard  de  cette 
foule  pénétrante  qui  le  surveille  et  le  devine;  malgré  les  bois, 
malgré  la  nuit,  l'œil  du  peuple  le  suit,  le  voit;  partout,  de  village 
en  village,  il  entend  sonner  le  tocsin.  L'officier  de  Sainte-Mene- 
hould,  celui  de  Clermont,  sont  annulés,  paralysés  par  cette  in- 
quiète surveillance.  Celui  de  Varennes  s'enfuit,  et  le  jeune  Rouillé, 
menacé,  ne  peut  commander  à  sa  place.  Rouillé  lui-même  ne  peut 
venir  au-devant,  n'étant  sur  ni  de  ses  troupes,  ni  des  garnisons 
voisines,  voyant  la  campagne  en  armes.  Un  fait  plus  grave  encore 
peut-être,  et  que  nous  avions  omis,  c'est  que  partout,  dans  leurs 
logements,  les  soldats  s'apercevaient  que  leurs  hôtes,  pendant  leur 


LIVRE  V.  —  CIIAPITHE  II.  269 

sommeil,  leur  enlevaient  les  cartouches;  les  soldats  du  Roi  dor- 
maient, le  peuple  ne  dormait  pas. 

Cette  unanimité  teiTil)le  parut  l)ien  plus  au  retour.  De  Varennes 
jusqu'à  Paris,  dans  une  route  de  5o  lieues,  route  infiniment  lente, 
qui  dura  quatre  jours  entiers,  le  Roi,  dans  sa  voiture,  se  vit  con- 
stamment entouré  d'une  masse  compacte  de  peuple  ;  la  lourde  ber- 
line nageait  dans  une  épaisse  mer  d'hommes  et  fendait  à  peine 
les  flots.  C'était  comme  une  inondation  de  toutes  les  campagnes 
voisines  qui,  tour  à  tour,  sur  la  route,  lançaient  des  vagues  vivantes 
à  cette  malheureuse  voilure,  vagues  furieuses,  aboyantes,  qui  sem- 
blaient près  d'abîmer  tout  et  pourtant  se  brisaient  là.  Ces  hommes 
s'armaient  jusqu'aux  dents  de  tout  ce  qu'ils  avaient  d'armes,  arri- 
vaient chargés  de  fusils,  de  sabres  et  de  piques,  de  fourches  et  de 
faux  :  ils  partaient  de  loin  pour  tuer;  de  près,  ils  injuriaient,  ils 
soulageaient  leur  colère,  criaient  aux  lâches  et  aux  traîtres,  sui- 
vaient quelque  temps,  retournaient.  D'autres  venaient,  et  toujours 
d'autres,  infatigablement,  et  ceux-ci  non  moins  ardents,  entiers  de 
force  et  de  fureur.  Ils  criaient,  séchaient  leurs  gosiers,  buvaient 
pour  crier  encore.  Une  âpre  chaleur  de  juin  exaltait  les  tètes,  le 
soleil  brûlait  d'aplomb,  poudroyait  sur  la  blanche  route,  la  sou- 
levait en  nuages,  à  travers  des  forêts  de  baïonnettes  et  d'épis. 
Maigres  épis,  pauvre  moisson  de  Champagne  pouilleuse;  la  vue 
même  de  celte  moisson  si  péniblement  amenée  à  bien  ne  contri- 
buait pas  peu  à  augmenter  la  fureur  des  paysans  :  c'était  justement 
ce  moment  que  le  Roi  avait  choisi  pour  aller  chercher  l'ennemi, 
amener  sur  nos  champs  les  hussards  et  les  pandours,  la  cavalerie 
voleuse,  mangeuse,  outrageuse,  gâcher  la  vie  de  la  France  aux 
pieds  des  chevaux,  assurer  la  famine  pour  l'année  et  l'année  pro- 
chaine. .  . 

Ce  fut  là  le  vrai  procès  de  Louis  XVI ,  plus  qu'au  2 1  janvier. 
Il  entendit,  quatre  jours  de  suite,  de  la  bouche  de  tout  le  peuple, 
son  accusation,  sa  condanniation.  Le  sentiment  filial  de  ce  peuple, 
si  cruellement  trompé,  s'était  tourné  en  fmeur,  et  la  fureur, 
exhalée  en  cris,  s'exprimait  aussi  en  reproches  d'une  accablante 


270  HISTOIRE  DE  LA  1\ÉV0LUTI0N   FRANÇAISE. 

vérité,  en  mots  terribles  qui  tombaient  sur  la  coupable  voiture, 
comme  d'impitoyables  traits  de  la  justice  elle-même. 

Près  de  Sainte-Menehould ,  les  cris  redoublèrent  encore.  Le 
Roi  et  la  Reine,  alarmés,  déclarèrent  qu'ils  s'arrêteraient,  qu'ils 
n'iraient  pas  plus  loin.  Un  envoyé  du  conseil  municipal  de  Paris 
essayait  de  les  rassurer.  Ils  lui  firent  promettre,  jurer  sur  sa  tête 
qu'il  ne  leur  arriverait  rien  à  eux  ni  aux  leurs ,  ni  en  route ,  ni  à 
Paris,  et  que,  pour  plus  de  sûreté,  il  ne  les  quitterait  pas^^^. 

Personne  n'en  pouvait  répondre.  La  vie  de  la  famille  royale 
semblait  tenir  à  un  fil.  Parmi  tant  d'hommes  furieux  (beaucoup  de 
plus  étaient  ivres) ,  il  était  fort  ci  craindre  que  de  rage  aveugle  ou 
d'ivresse,  il  ne  partît  au  hasard  des  coups  de  fusil.  Mais  la  rage 
se  tournait  surtout  contre  ceux  qu'on  supposait  avoir  emmené 
le  Roi.  MM.  de  Choiseid  et  de  Damas  auraient  péri  certainement 
si  l'aide  de  camp  de  Lafayette  ne  se  fût  fait  arrêter  avec  eux.  Les 
trois  gardes  du  corps  qui  revenaient  sur  le  siège  de  la  voiture  sem- 
blaient morts  d'avance;  plusieurs  fois  les  baïonnettes  touchèrent 
1cm'  poitrine  ;  personne  pourtant  ne  tira  sur  eux.  Il  y  avait  même, 
au  milieu  des  insultes,  un  reste  d'égards  pour  le  Roi,  de  la  pitié 
du  moins  pour  son  incapacité,  pour  sa  faiblesse  connue.  Les  en- 
fants aussi,  qu'on  voyait  à  la  portière,  désarmaient  la  foule,  éton- 
naient les  plus  furieux.  Ils  arrivaient,  ce  semble,  tout  prêts  à  frap- 
per; mais  ils  n'avaient  pas  songé  aux  enfants.  Le  doux  visage  de 
Madame  Elisabeth  lui  conservait,  à  vingt-cinq  ans,  un  charme 
singulier  d'enfance,  une  quiétude  de  sainte,  étrange  dans  cette 
situation.  Et  la  petite  princesse,  quoiqu'elle  eût  à  quatorze  ans 
quelque  chose  du  port  altier  de  sa  mère,  tenait  d'elle  aussi 
l'éblouissant  éclat  de  la  beauté  rousse  et  blonde.  Cette  foule, 
c'étaient  des  hommes  (il  y  avait  peu  de  femmes)  ;  or  il  n'y  avait 
pas  d'homme,  fût-il  ivre,  fût-il  furieux,  qui  ne  se  sentît  le  cœur 
faible,  dès  qu'il  se  trouvait  en  présence  de  la  jeune  fleur. 

Les  plus  furieux,  on  peut  le  dire,  furent  ceux  qui  partaient  du 

'*'  Rapport  de  M.  Bodan,  envoyé  du  conseil  niunicijMil.  (Archives  de  la  Seine, 
carton  3io,  et  re^stre  19,  p.  95.) 


LIVRE  V.  —  CHAPITRE  IF.  271 

plus  loin,  ceux  qui  n'arrivèrent  pas  à  temps  et  ne  virent  point 
cette  famille.  Deux  faits  ici  qui  ne  sont  imprimés  nulle  part  et 
(|ui  font  connaître  assez  la  violente  émotion  de  la  France  dès 
qu'elle  se  sut  trahie. . 

Clouet,  des  Ardennes,  l'un  des  fondateurs  de  l'Ecole  poly- 
technique, âpre  stoïcien,  mais  sauvage,  et  qui  n'eut  jamais  d'autre 
amour  que  celui  de  la  patrie,  partit  sur-le-champ  de  Mézières, 
avec  son  fusil;  il  vint  à  marches  forcées,  à  pied  (il  n'allait  pas  au- 
trement), et  lit  60  lieues  en  trois  jours,  dans  l'espoir  de  tuer 
le  Roi.  A  Paris  y  il  changea  d'idée. 

Un  autre ,  jeune  menuisier  au  fond  de  la  Bourgogne  (qui  plus 
tard,  iixé  à  Paris,  est  devenu  le  père  de  deux  savants  distingués), 
quitta  également  son  pays  pour  assister  au  jugement  et  à  la  punition 
du  traître.  Accueilli  en  route  chez  un  maître  menuisier,  son  hôte 
lui  fit  comprendre  qu'il  arriverait  trop  tard,  qu'il  ferait  mieux  de 
rester,  de  fraterniser  avec  lui,  et,  pour  cimenter  la  fraternité,  il  lui 
fit  épouser  sa  fdle. 

Un  seul  homme  fut  tué  dans  le  retour  deVarennes,  un  cheva- 
lier de  Saint-Louis,  qui,  monté  comme  un  saint  Georges,  vint 
hardiment  caracoler  à  la  portière,  au  milieu  des  gens  à  pied,  et 
démentir  par  ses  hommages  la  condamnation  du  Roi  par  le  peuple. 
Il  fallut  que  l'aide  de  camp  le  priât  de  s'éloigner;  il  était  trop  tard; 
il  essaya  de  se  tirer  de  la  foule,  en  ralentissant  le  pas;  puis,  se 
voyant  serré  de  près,  il  piqua  des  deux  et  se  jeta  dans  les  terres. 
On  tira,  il  répondit;  quarante  coups  de  fusil,  tirés  à  la  fois, 
l'abattirent;  il  dispaixit  un  moment  dans  un  groupe,  où  on  lui 
coupa  la  tète.  Cette  tète  sanglante  fut  inhumainement  appor- 
tée jusqu'à  la  portière;  on  obtint  à  grand'peine  de  ces  sauvages 
qu'ils  tinssent  éloigné  des  yeux  de  la  famille  royale  cet  objet 
d'horreur. 

A  Chàlons,  la  scène  change.  Cette  vieille  ville,  sans  commerce, 
était  peuplée  de  gentilshommes,  de  rentiers,  de  bourgeois  roya- 
listes. Etrangers  aux  idées  du  temps,  ignorants  de  la  situation, 
ces  hommes  de  l'ancien  régime  virent  avec  un  attendrissement 


272  HISTOIRE  DE  LA  UÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

extraordinaire  leur  pauvre  Roi  traîné  ainsi;  les  voilà  tous  qui  de- 
mandent à  être  présentes;  les  dames  et  demoiselles  viennent  offrir 
aux  princesses  des  fleurs  mouillées  de  leurs  larmes.  Un  somptueux 
couvert  est  préparé;  la  famille  royale  soupe  en  public,  on  circule 
autour  des  tables.  Est-ce  Cbàlons  ou  Versailles?  Le  Roi  ne  le  sait 
plus  bien.  La  garde  nationale  arrive  :  «Ne  craignez  rien,  Sire, 
nous  vous  défendrons.  »  Quelques-uns  allaient  jusqu'à  dire  qu'ils 
mèneraient  le  Roi  jusqu'à  Montmédy. 

Le  Roi  soupe,  couche,  de  bonne  heure  va  à  la  messe.  Mais  déjà 
tout  est  changé.  Les  ouvriers  de  Reims  sont  arrivés,  toute  la  Cham- 
pagne arrive;  une  armée  avant  le  jour  se  trouve  remplir  Cbàlons; 
tout  cela  animé  de  la  marche;  ils  veulent  voir  sm'-le-champ  le  Roi, 
sur-le-champ  partir.  Paris!  Paris  1  c'est  le  cri  universel;  les  croisées 
sont  couchées  en  joue.  Le  Roi  paraît  au  balcon  avec  sa  famille , 
digne  et  calme  :  «  Puisqu'on  m'y  force,  dit-il,  je  m'en  vais  partir.  » 

Entre  Epernay  et  Dormans,  trois  envoyés  de  l'Assemblée  ar- 
rêtent le  cortège;  ils  viennent  assm^er,  diriger  le  retour  du  Roi. 
Tous  trois  choisis  dans  la  gauche.  Le  monarchien  Malouet  eût  été 
l'intermédiaire  naturel,  le  négociateur  avec  un  roi  libre;  pour 
garder  un  roi  prisonnier,  la  gauche  avait  envoyé  trois  hommes  qui 
exprimaient  ses  trois  nuances,  Barnave,  Latour-Maubourg  et 
Pétion. 

La  Reine  les  reçut  fort  mal;  outre  leiu*  mission,  qui  les  rendait 
peu  agréables,  elle  avait  d'autres  motifs,  et  très  différents,  de  les 
voir  de  mauvais  œil.  Latour-Maubourg,  homme  de  cour  et  jadis 
favorisé,  néanmoins  ami  personnel  du  gardien  du  Roi,  représentant 
de  Lafayette  en  cette  circonstance,  était  spécialement  haï;  il  ne 
supporta  pas  l'œil  de  la  Reine,  monta  dans  une  autre  voiture  où 
étaient  les  femmes,  laissa  à  ses  collègues  le  triste  et  périlleux  hon- 
neur de  monter  dans  le  carrosse  du  Roi.  Pétion  naturellement  était 
odieux;  on  croyait  voir  en  lui  le  Jacobin  des  Jacobins,  la  Révolu- 
tion. Barnave,  c'était  bien  pis;  en  lui  l'on  voyail  l'odieuse  trinité 
(Duport,  Barnave  et  Lamelh)  d'intrigants,  d'ingrats,  de  gens,  en 
outre,  envers  qui  l'on  avait  un  tort  récent,  que  l'on  avait  fait  sem- 


LIVRE  V.  —  CHAPITIIK  II.  273 

blaiit  de  consulter  et  de  croire,  qu'on  avait  amusés,  trompés;  et 
maintenant  la  fatalité  voulait  qu'on  tombât  dans  leurs  mains. 

Pétion  choqua  d'abord  infiniment,  en  déclarant  que,  représen- 
tant de  l'Assemblée,  il  lui  fallait  siéger  au  fond.  Gela  obligea 
Madame  Elisabeth  de  passer  sur  le  devant  de  la  voiture;  Barnave 
s'y  assit  près  d'elle,  en  face  de  la  Reine. 

Barnave,  âgé  de  vingt-huit  ans,  avait  la  ligure  fort  jeune,  de 
beaux  yeux  bleus,  la  bouche  grande,  le  nez  retroussé ,  la  voix  aigre. 
Sa  personne  était  élégante.  Il  avait  l'air  audacieux  d'un  avocat 
duelliste,  tout  prêt  aux  deux  sortes  d'escrime.  Il  semblait  froid, 
sec  et  méchant,  et  ne  l'était  point  au  fond.  Sa  physionomie  n'ex- 
primait en  réalité  que  sa  vie  de  luttes,  de  dispute,  l'irritation 
habituelle  de  la  vanité. 

Il  annonça  tout  d'abord  l'intention  royaliste  du  parti  qui  l'en- 
voyait. Quand  il  eut  lu  tout  haut  le  décret  de  l'Assemblée,  le  Roi 
dit  «  qu'il  n'avait  jamais  eu  l'intention  de  sortir  de  France  ».  Alors 
Barnave,  saisissant  vivement  cette  parole  :  «  Voilà,  dit-il  à  Mathieu 
Dumas,  lieutenant  de  Lafayette,  voilà  un  mot  qui  sauvera  le 
royaume.  » 

La  Reine  remarquait  cependant  que  le  jeune  député  se  retour- 
nait fréquemment  pour  voir  les  gardes  du  corps  sur  le  siège  de  la 
voiture;  puis  il  reportait  ses  regards  vei's  elle,  avec  une  expression 
dure,  où  l'on  eût  pu  distinguer  quelque  chose  d'équivoque  et 
d'ironique  ('\  La  Reine  était  une  femme ,  elle  sentit  sur-le-champ 
ce  qu'aucun  homme  n'eût  compris;  d'un  coup  d'œll  hardi  et  lin, 
elle  mesura  d'abord  l'immense  parti  qu'elle  pouvait  tirer  de  cette 
disposition ,  malveillante  en  apparence. 

Elle  comprit  sans  difficulté  que  Barnave  croyait  voir  parmi  les 
gardes  du  corps  l'homme  dévoué  à  qui  la  Reine  avait  accordé  la 
faveur  de  diriger  l'enlèvement,  la  faveur  de  mourir  pour  elle, 
l'heureux  comte  de  Fersen.  Disons  net  :  elle  distingua  que  Barnave 
était  jaloux. 

'*'  f^es  détails  qui  suivent  paraitrunt  runiaiies(|ues,  et  n'en  sont  pas  uiuins  très 
vraisemblables.  Us  sont  pris  dans  VVeber,  Valory,  Campan,  cit. 


274  HISTOIRE  DE  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 

Pour  ne  point  trouver  ceci  absurde,  il  faut  savoir  que  Barnave, 
dans  sa  vanité,  voulait  être  absolument  le  successeur  de  Mirabeau; 
il  croyait  à  la  tribune  avoir  sa  succession,  mais  il  la  voulait  com- 
plète :  la  Reine  en  était,  selon  lui;  la  confiance  de  la  Reine  lui 
semblait,  dans  cet  héritage,  le  plus  beau  diamant  du  défunt.  11 
avait  cru  un  moment  atteindre  cette  haute  fortune,  lorsque  la  cour 
fit  semblant  de  demander  les  conseils  des  trois  amis.  Deux  des 
trois,  Lameth  et  Duport,  étant  notoirement  désagréables,  le  confi- 
dent nécessaire  était  Barnave;  du  moins,  il  l'avait  cru  ainsi.  Donc 
il  était  singulièrement  mortifié ,  comme  homme  politique  et  comme 
homme,  de  cet  enlèvement  de  Varennes;  il  lui  semblait  qu'on  lui 
volât  ce  que,  dans  son  excessive  présomption,  il  croyait  déjà  à  lui. 

La  Reine  était  trop  altière  pour  se  dire  nettement  tout  cela, 
comme  je  vous  le  dis  ici;  mais  elle  n'en  vit  pas  moins  tout  ce  qu'il 
fallait  en  voir.  Elle  saisit,  sans  affectation,  la  première  occasion 
naturelle  pour  nommer  les  trois  gardes  du  corps.  Barnave  vit 
qu'il  s'était  trompé,  que  Fersen  n'était  pas  là.  Voilà  un  homme  tout 
changé;  la  tète  baisse,  le  ton  devient  doux,  respectueux  :  il  se 
sent  coupable,  il  n'est  plus  occupé  que  d'expier,  à  force  d'égards, 
son  impertinence.  Gela  semblait  difficile,  la  Reine  ne  daignant  lui 
adresser  la  parole. 

Barnave  ne  pouvait  agir  que  fort  indirectement.  Placé  en  face 
de  la  Reine ,  il  était  en  face  aussi  de  la  très  froide  figure  de  son 
collègue  Pétion,  qui,  à  la  vérité,  connaissait  trop  peu  le  monde 
et  les  passions  pour  rien  voir  de  tout  ceci.  Pétion,  essentiellement 
lourd  et  gauche  ('^  avait  adressé  je  ne  sais  quel  mot  peu  conve- 
nable à  Madame  Elisabeth,  qui,  toute  simple  qu'elle  paraissait, 
l'avait  fort  bien  relevé.  Puis,  pour  raccommoder  la  chose,  il  avait 
justement  touché  le  point  où  la  jeune  princesse  était  le  plus  vulné- 

^'*  Ce  qui  ajoute  au  caractère  de  Pé-  second  jour  et  s'appuyant  involontaire- 

tlon  un  ridicule  ineffaçable,  c'est  qu'il  ment  sur  lui  dans  cette  extrême  fatigue , 

croit  (dans   le  Mémoire  inédit  qu'il  a  étaitamoureusede  lui,  enfin,  pour  parier 

laissé  sur  le  voyufje  de  Varennes)  que  Ma-  le  langage  sensualiste  du  temps,  «  qu'elle 

(Innie  Elisabeth,  assise  près  de   lui  le  cédait  à  la  nature  ». 


LIVRE  V.  —  CHAPITRE  II.  275 

rable,  la  foi,  la  religion,  répétant  contre  le  christianisme  je  ne  sais 
quelle  banalité  philosophique.  Emue,  la  pauvre  princesse,  contre 
son  habitude,  se  mit  à  parler  de  suite,  pour  défendre  son  trésor; 
elle  devint  presque  éloquente. 

Barnave  écoutait  et  ne  disait  mot.  Le  Roi,  avec  sa  bonhomie 
ordinaire,  s'avisa,  sans  à-propos,  de  lui  adresser  la  parole;  il  lui 
paila  de  l'Assemblée,  sujet  agréable  au  jeune  orateur;  c'était  le 
replacer  sur  le  champ  de  ses  triomphes.  La  politique  générale 
vint  ensuite,  et  Barnave  défendit  ses  opinions  avec  infiniment  de 
ménagement  et  de  respect. 

Pétion  faisait  un  contraste  de  familiarité  cynique,  qui  profitait 
fort  à  Barnave.  Le  Roi  ayant  eu  occasion  de  dire  qu'il  n'avait  agi 
que  pour  le  bien,  «  puisque  après  tout  la  France  ne  pouvait  être 
république  «•  :  —  «  Pas  encore,  il  est  vrai,  dit  sèchement  Pétion, 
les  Français  ne  sont  pas  encore  tout  à  fait  assez  mûrs ...  »  Il  se  fit 
un  grand  silence. 

Ce  n'est  pas  tout.  Le  dauphin,  qui  allait  et  venait,  s'était  d'abord 
aiTangé  entre  les  jambes  de  Pétion.  Celui-ci,  paternellement,  lui 
caressait  ses  boucles  blondes,  et  parfois,  si  la  discussion  s'animait, 
les  tirait  un  peu.  La  Reine  fut  très  blessée;  elle  reprit  vivement 
l'enfant,  qui,  suivant  son  instinct  d'enfant,  alla  juste  où  11  devait 
être  le  mieux  reçu,  sur  ies  genoux  de  Barnave.  Là,  commodé- 
ment assis ,  il  épela  à  loisir  les  lettres  que  portait  chaque  bouton 
de  l'habit  du  député ,  et  réussit  à  lire  la  belle  devise  :  «  Vivre  libre 
ou  mourir.  » 

Ce  petit  la])leau  d'intérieur,  qui  l'eût  cru?  roulait,  paisible,  à 
travers  une  foule  irritée,  panni  les  cris,  les  menaces.  A  force  de 
les  entendre,  on  ne  les  entendait  plus.  Le  péril  était  le  même,  et 
l'on  y  songeait  à  peine.  L'étourdissement  était  venu,  et  l'insensi- 
bilité au  nïouvant  tableau  du  dehors,  incessamment  renouvelé. 
Chose  étrange,  et  qui  montre  les  ressources  éternellement  vitales 
de  la  nature,  ce  petit  monde  Iraglie  de  gens  qui,  ensemble,  s'en 
allaient  tous  à  la  mort,  s'aiTangeait,  chemin  faisant,  poiu*  vivre 
encore  dans  la  tempête. 

18. 


276  HISTOIKE  DE  LA  RÉVOLUTION   FRANÇAISE. 

Mais,  tout  à  coup,  voici  un  choc.  .  .  Un  flot  nouveau  de  furieux 
veut  tuer  les  gardes  du  corps.  Barnave  passa  la  tête  à  la  portière 
et  les  regarda;  ce  fut  comme  si  l'Assemblée  nationale  eût  été  là  : 
ils  reculèrent  tous. 

Un  peu  plus  loin,  autre  incident,  et  plus  grave,  qui  faillit  être 
fatal.  Un  pauvre  prêtre,  le  cœur  navré  du  sort  du  Roi,  approche, 
les  yeux  pleins  de  larmes,  et  lève  les  mains  au  ciel.  .  .  La  foule 
furieuse  le  saisit,  on  l'entraîne,  il  va  périr.  .  .  Barnave  se  préci- 
pite, moitié  corps,  hors  de  la  voiture  :  «  Tigi'es,  vous  n'êtes  donc 
pas  Français.^.  .  .  La  France,  le  peuple  des  braves,  est-il  celui  des 
assassins  ^  »  Le  prêtre  fut  sauvé  par  ce  mot.  Mais  Barnave  serait 
tombé,  si  Madame  Elisabeth,  toute  dominée  qu'elle  était  toujours 
par  l'étiquette  et  la  réserve,  n'eût  tout  oublié  en  ce  moment  et 
ne  l'eût  tenu  par  la  basque.  .  .  La  Reine  en  fut  toute  surprise, 
autant  qu'émue  et  reconnaissante  pour  le  noble  jeune  homme. 
Dès  lors,  elle  lui  parla. 

Le  soir  du  troisième  jour  (^),  la  famille  royale  descend  à  Meaux, 
au  palais  éplscopal,  palais  de  Bossuet.  Digne  maison  d'abriter  une 
telle  infortune ,  digne  par  sa  mélancolie.  Ni  Versailles  ni  Trianon 
ne  sont  aussi  noblement  tristes,  ne  rendent  plus  présente  la  gran- 
deur des  temps  écoulés.  Et  ce  qui  touche  encore  plus,  c'est  que 
la  grandeur  y  est  simple.  Un  large  et  sombre  escalier  de  briques, 
escalier  sans  marches,  dirigé  en  pente  douce,  conduit  aux  appar- 
tements. Le  monotone  jardin,  que  domine  la  tour  de  l'église,  est 
borné  par  les  vieux  remparts  de  la  ville,  aujourd'hui  tout  enve- 
loppés de  lierre;  sur  cette  terrasse,  une  allée  de  houx  mène  au 
cabinet  du  gi'and  homme ,  sinistre ,  funèbre  allée  où  l'on  croirait 
volontiers  qu'il  put  avoir  les  pressentiments  de  la  fin  de  ce  monde 
monarchique  dont  il  était  la  grande  voix. 

'''  La  famille  royale  fit  la  première  suivi,    déclarèrent  qu'ils   n'acceptaient 

couchée  à  Chàlons,  la  seconde  à  Dor-  d'escorte  que  celle  de  la  cavalerie;  la 

mans.  garde  nationale  à  pied  dut  se  retirer. 

Là,   les  commissaires,  sous  le  pré-  C'était  abréger  le  voyage,  diminuer  les 

texte   qu'on  pouvait  être  encore  pour-  chances  de  danger,  d'insulte ,  etc. 


I.IVUK   V.   —  CHAPITRE  fl. 


277 


Et  c'est  elle  qui  venait,  cette  monarchie  expirée,  demander  au 
toit  de  Bossuet  l'abri  d'une  seule  nuit. 

La  Reine  trouva  ce  lieu  tellement  selon  son  cœur  que,  sans 
tenir  compte  de  la  situation,  sans  se  soucier  de  savoir  si  elle  vivrait 
le  lendemain,  elle  prit  le  bras  de  Barnave  et  se  fit  montrer  le  pa- 
lais. Il  est  tout  plein  de  souvenirs;  plusieurs  portraits  sont  pré- 
cieux. Fille  dut  voir,  dans  la  chambre  même  où  le  grand  homme 
couchait,  le  portrait  d'une  princesse,  l'image,  si  je  ne  me  trompe, 
de  celle  qui,  mourante,  légua  à  Bossuet  son  anneau. 

Barnave,  dans  ce  lieu  si  grave,  profitant  de  la  situation,  de 
l'émotion  de  la  Reine,  lui  donna,  du  fond  du  cœur,  des  conseils 
pour  la  sauver.  Il  lui  fit  toucher  au  doigt  les  fautes  du  parti  roya- 
liste :  «  Ah  !  Madame ,  comme  votre  cause  a  été  mal  défendue  I 
Quelle  ignorance  de  l'esprit  du  temps  et  du  génie  de  la  France! 
Bien  des  fois,  j'ai  été  au  moment  d'aller  m'olîrir,  de  me  dé- 
vouer à  vous.^.  .  .  —  Mais  enfin.  Monsieur,  quels  sont  donc  les 
moyens  que  vous  auriez  conseillés.»^  —  Un  seul.  Madame  :  vous 
faire  aimer  du  peuple.  —  Hélas!  comment  l'aurais-je  acquis,  cet 
amour .'^  tout  travaillait  à  me  l'ôter.  —  Eh!  Madame,  si,  moi,  in- 
connu, sorti  de  mon  obscurité,  j'ai  obtenu  la  popularité,  com- 
bien vous  était-il  aisé ,  si  vous  faisiez  le  moindre  efl'oit ,  de  la  garder, 
de  la  reconquérir ('U .  .  ..»  Le  souper  interrompit. 


'*'  Barnave ,  violemment  attaqué  pour 
ce  tète -à- tête,  s'en  justifie  tardive- 
ment ,  dans  son  Introduction  à  la  Hévo- 
lution,  écrite  en  1793  ou  1793,  en  son 
plus  extrême  danger.  Il  allègue  que,  de 
toute  façon,  le  temps  aurait  manqué; 
ce  qui  n'est  pas  exact,  du  moins  pour 
cette  journée  ;  il  dit  lui-même ,  dans  son 
rapport  à  l'Assemblée ,  <|ue ,  «  n'ayant 
gardé  que  les  gai-des  à  cheval,  la  marche 
fut  très  rapide  de  Dormans  à  Meaux». 
D'où  il  suit  qu'on  dut  arriver  à  Meaux 
de  bonne  heure  et  s'y  reposer.  —  Il  dit 
encore  [Œuvivs,  1. 1,  p.  i3a)  :  «M.  Pé- 


tion  me  recommanda  spécialement  de 
dire  que,  pendant  toute  la  route,  noiu 
ne  nous  étions  pas  quittés.  »  Je  le  crois 
bien. 

Tous  deux  avaient  besoin  d'une  dis- 
crétion mutuelle.  Pétion  certainement 
avait  vu  le  Roi  en  particulier,  pour 
lui  proposer  l'évasion  des  gardes  du 
corps.  Et  Barnave,  également  selon 
toute  probabilité,  vit  la  Reine  en  par- 
ticulier et  lui  donna  des  conseils.  Le 
témoignage  de  M"*  Canqian,  souvent 
peu  grave ,  l'est  ici  beaucoup  pour  moi , 
parce  qu'il  est  conforme  non  seulement 


278  HISTOII\E  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

Après  le  souper,  Pétion  fit  une  chose  très  couiageuse,  très 
humaine,  qui  démentit  singuhèrement  la  froideur  qu'il  affectait; 
il  prit  le  Roi  à  part  et  lui  offrit  de  faire  évader  les  trois  gardes 
du  corps,  en  les  déguisant  en  gardes  nationaux.  L'offre  était  aussi 
d'un  bon  citoyen,  d'un  excellent  patriote;  c'était,  certes,  aimer  le 
peuple  que  de  lui  épargner  un  crime,  c'était  sauver  l'honneur  de 
la  France.  La  Reine  n'accepta  pas  cette  offre,  soit  qu'elle  ne  voulût 
rien  devoir  à  Pétion,  soit  qu'elle  eût  l'idée  insensée  (Valory  n'hésite 
pas  à  le  dire)  que  Pétion  ne  voulait  les  éloigner  que  pour  les  faire 
assassiner  plus  sûrement,  loin  de  la  présence  du  Roi  qui  les  pro- 
tégeait ! 

Le  lendemain ,  2  5  juin ,  c'était  le  dernier  jour,  le  jour  terrible 
où  il  fa'llait  affronter  Paris.  Barnave  se  plaça  au  fond,  entre  le  Roi 
ef  la  Reine,  pour  la  rassurer  sans  doute,  et  aussi  pour  mieux  par- 
tager le  péril;  si  un  furieux  eût  tiré,  c'aurait  été  là.  Des  pré- 
cautions étaient  prises,  il  est  vrai,  autant  que  la  situation  le  per- 
mettait. Un  militaire  distingué,  M.  Mathieu  Dumas,  chargé  par 
Lafayette  de  jirotéger  le  retour,  avait  entouré  la  voitme  d'une 
forte  troupe  de  grenadiers,  dont  les  grands  bonnets  à  poil  cou- 
vraient presque  les  portières;  des  grenadiers  furent  assis  sur  une 
sorte  de  siège  inférieur  établi  sous  le  siège  de  la  voiture  où  étaient 
les  gardes  du  corps;  ils  se  chargèrent  de  les  protéger  et  y  réus- 
sirent; d'autres  grenadiers  enfin  furent  placés  sur  les  chevaux. 
La  chaleur  était  excessive,  la  voiture  se  traînait  dans  un  nuage  de 
poussière;  on  ne  pouvait  respirer;  il  semblait  que  l'air  manquât  en 
approchant  de  Paris;  la  Reine  plusieurs  fois  cria  qu'elle  étouffait. 
Le  Roi,  au  Bourget,  demanda  et  but  du  vin  pour  se  remettre  le 
cœur.  L'entrée  était  effrayante  de  cris  et  de  hurlements;  la  foule 
couvrait  tout  jusqu'aux  toits.  On  jugea  avec  raison  qu'il  y  aurait  le 
plus  grand  danger  à  s'engager  dans  le  faubourg  et  la  rue  Saint- 
Martin,  célèbres  depuis  l'horrible  histoire  de  Berthier.  On  tourna 
Paris  par  le  dehors,  on  traversa  les  Champs-Elysées,    la  place 

à  la  tradition ,  mais  à  la  vraisemblance.         à-dire  par  un  accusé,  très  intéressé  à 
Il  n'est  contredit  que  par  Barnave ,  c'est*        nier,  et  qui  nie  sous  le  couteau. 


LIVRE  V.  —  CHAPITUE  II.  279 

Louis  XV,  et  l'on  entra  aux  Tuileries  par  le  pont  tournant.  Tout 
le  monde  avait  le  chapeau  sur  la  tète;  pas  un  mot  dans  toute  cette 
foule;  ce  vaste  silence,  sur  cette  mer  de  peuple,  était  une  chose 
terrible.  Le  peuple  de  Paris,  ingénieux  dans  sa  vengeance,  ne  fit 
(pi'une  insulte  au  Roi,  un  signe,  un  reproche  muet.  A  la  place 
Louis  XV,  on  avait  bandé  les  ^eux  à  la  statue,  pour  que  l'hu- 
miliant symbole  représentât  à  Louis  XVI  l'aveu^ement  de  la 
royauté. 

La  lourde  berline  allemande  roulait  lente  et  funèbre,  les  stores 
à  demi  baissés;  on  croyait  voir  le  convoi  de  la  monarchie.  Quand 
les  troupes  et  la  garde  nationale  se  rencontrèrent  aux  Tuileries, 
elles  agitèrent  les  armes  et  fraternisèrent  entre  elles  et  avec  le 
peuple.  Union  générale  de  la  France  et  une  seule  famille  exclue! 
Seule  allait  la  triste  voiture,  sous  l'excommunication  du  silence. 
On  aurait  pu  la  croire  vide,  si  un  enfant  n'eût  été  à  la  portière, 
demandant  grâce  au  peuple  pour  ses  parents  infortunés. 

On  épargna  à  la  famille  royale  l'horreur  et  le  danger  de  traverser 
cette  foule  hostile  dans  la  longueur  des  Tuileries.  On  fit  aller  la 
voiture  jusqu'aux  marches  de  la  large  terrasse  qui  s'étend  devant 
le  palais.  Là,  il  fallait  bien  descendre;  là,  des  hommes  furieux, 
des  tigres,  attendaient,  espéraient  une  proie;  ils  supposaient  que, 
le  Roi  une  fois  descendu,  les  trois  courriers  seraient  sans  défense. 
Le  Roi  resta  dans  la  voiture.  On  avertit  l'Assemblée,  qui  envoya 
vingt  députés;  mais  ce  secours  eût  été  inutile  si  les  gardes  natio- 
naux ,  se  réunissant  en  cercle ,  n'eussent  croisé  les  baïonnettes  sur 
la  tète  des  trois  malheureux;  encore,  par-dessous,  reçurent-ils  de 
légères  blessures.  Le  Roi  alors  et  la  Reine  descendirent.  Deux 
députés  qu'elle  regardait  comme  ses  ennemis  personnels.  Aiguil- 
lon et  Noailles,  étaient  là  pour  la  recevoir  et  veiller  à  sa  sûreté; 
ils  lui  offrirent  la  main  et,  sans  lui  dire  un  mot,  la  menèrent  ra- 
pidement au  palais,  parmi  les  malédictions.  Elle  se  croyait  perdue 
dans  leurs  mains,  pensant  qu'ils  voulaient  la  livrer  au  peuple  ou 
l'enfermer  seule  dans  quelque  prison.  Elle  eut  ensuite  une  autre 
angoisse;  elle  ne  vit  plus  son  fils Avait-il  été  étouflé.^  ou 


280  HISTOIRE  DE  LA   RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

voulait-on  le  sépai'er  d'elle?  KUe  le  retrouva  eulin  heureusement; 
on  l'avait  enlevé ,  porté  dans  les  bras ,  jusqu'à  son  appartement. 

Sauf  ces  groupes  de  furieux  qui  voulaient  tuei-  les  gardes  du 
corps,  l'impression  générale  de  la  fouie,  tout  indignée  qu'elle  pa- 
rut, était  au  fond  très  mêlée.  Il  était  peu  d'hommes  qui,  devant 
une  telle  chute,  une  telle  humiliation,  n'éprouvassent  quelque 
émotion  malgré  eux,  ne  se  sentissent  profondément  avertis  des 
terribles  jeux  du  sort.  Deux  faits  prouveront  assez  ce  mélange  si 
naturel  de  sentiments  contraires.  Un  royaliste,  un  député,  M.  de 
Guilhermy,  indigné  de  voir  qu'on  obligeait  tout  le  monde  de 
garder  son  chapeau  sur  la  tète,  au  passage  du  Roi,  jeta  le  sien 
bien  loin  dans  la  foule,  en  criant  :  «  Qu'on  ose  me  le  rapporter I  » 
On  respecta  ou  son  courage  ou  sa  fidélité;  personne  ne  murmura. 
Même  scène  aux  portes  du  palais.  Cinq  ou  six  femmes  de  la  Reine 
voulaient  entrer  aux  Tuileries  pour  la  recevoir;  les  sentinelles  les 
arrêtaient,  des  poissardes  les  injuriaient,  en  criant  :  «  Esclaves 
de  l'Autrichienne!  —  Ecoutez,  dit  l'une  des  femmes,  sœm-  de 
M'™'  Gampan,  je  suis  attachée  à  la  Reine  depuis  l'âge  de  quinze 
ans;  elle  m'a  dotée  et  mariée;  je  l'ai  servie  puissante  et  heureuse. 
Elle  est  infortunée  en  ce  moment,  dois-je  l'abandonner.»^. .  .  —  Elle 
a  raison,  s'écrièrent  les  poissardes,  elle  ne  doit  pas  abandonner  sa 
maîtresse;  faisons-les  entrer.  »  Elles  entourèrent  la  sentinelle ,  for- 
cèrent le  passage  et  introduisirent  les  femmes. 

Tel  était  le  peuple,  partagé  entre  deux  sentiments  contraires, 
l'humanité  d'une  part,  de  l'autre  l'indignation,  la  défiance  (trop 
fondée,  on  le  verra  tout  à  l'heure).  La  scène  véritablement  lu- 
gubre du  retour  du  Roi  avait  impressionné  vivement  les  esprits. 
Le  soir  même,  dans  les  familles,  les  femmes  avaient  le  cœur  bien 
gros  et  beaucoup  ne  soupèrent  pas.  Le  lendemain  on  promena  le 
dauphin  sur  la  terrasse  de  l'eau;  un  garde  national  le  prenait  dans 
ses  bras  pour  qu'on  le  vît  mieux  du  quai,  et  il  envoyait,  ce  pauvre 
enfant,  des  baisers  au  peuple.  Personne  ne  vit  cela  impunément 
ni  sans  se  troubler.  La  violence,  vraie  ou  simulée,  des  journaux 
ne  suffisait  pas  à  combattre  la  sensibilité  publique.  Les  Révolutions 


I.fVHK   V.   —  CHAPITRK   II.  281 

de  Paris  remarquaient  en  vain  que  ce  monstre  de  Hoi  avait  si  peu 
de  cœur,  était  si  peu  sensible  à  sa  situation,  que,  dès  le  lende- 
main de  son  retour,  il  s'était  mis  le  soir,  comme  à  Tordinaire,  à 
jouer  avec  son  enfant.  Beaucoup  d'ardents  patriotes  s'indignaient 
contre  eux-mêmes,  en  lisant,  de  se  sentir  des  larmes  dans  les  yeux. 


282  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 


CHAPITRE  III. 

INDÉCISION,  VARIATIONS  DES  PRINCIPAUX  ACTEURS  POLITIQUES 

(JUIN  1791). 

Indécision  générale.  —  Fluctuations  de  la  Reine  et  des  royalistes,  des  Jacobins,  de 
Camille  Desmoulins.  —  Attitude  expectante  de  Danton ,  de  Robespierre ,  de  Pé- 
tion ,  de  Brissot.  —  Influences  diverses  qui  se  disputent  Lafayette.  —  Discussion 
chez  La  Rochefoucauld.  —  Opinion  de  Sieyès.  —  M""*  de  Lafayette.  —  Exaltation 
des  dames  royalistes. 

Voilà  le  Roi  aux  Tuileries.  L'embarras  commence.  La  plupart 
croyaient  savoir  ce  qu'il  y  avait  à  faire.  Et  pas  un  ne  le  sait  plus. 

11  semble  qu'avec  des  passions  si  violemment  animées,  chacun 
doit  connaître  son  but,  ce  qu'il  veut  et  où  il  tend.  La  fluctuation 
est  extrême.  La  vivacité  des  paroles  couvre  une  grande  indécision 
d'esprit.  De  là  des  démarches  flottantes,  peu  conséquentes.  Il  ne 
faut  pas  se  hâter  d'accuser  les  acteurs  de  duplicité,  si  leurs  mou- 
vements sont  discordants,  s'ils  chancellent,  penchent  à  droite,  à 
gauche  ;  le  vaisseau  est  en  pleine  mer,  c'est  le  roulis  de  la  tempête. 

Cette  fluctuation  dans  les  actes  et  les  paroles  est  si  générale 
que  tout  à  l'heure  celles  même  de  la  Reine  semblent  un  moment 
révolutionnaires.  Dès  qu'elle  revoit  M"*''  Gampan  aux  Tuileries,  elle 
lui  parle  avec  chaleur,  avec  émotion,  de  Barnave;  elle  le  loue,  le 
justifie  devant  sa  femme  de  chambre I  Elle  adopte,  à  l'étourdie, 
dans  son  épanchement  indiscret,  le  principe  de  la  Révolution  : 
«Un  sentiment  d'orgueil,  dit-elle,  que  je  ne  saurais  blâmer,  lui  a 
fait  applaudir  à  tout  ce  qui  a])lanissait  la  route  des  honneurs  et 
de  la  gloire  pour  la  classe  dans  laquelle  il  est  né.  Point  de  pardon 
pour  les  nobles,  qui  (après  avoir  obtenu  toutes  les  favems,  sou- 
vent au  détriment  des  non-nobles  du  plus  grand  mérite)  se  sont 
jetés  dans  la  Révolution .  .  .  Mais  si  jamais  la  puissance  nous  re- 
vient, le  pardon  de  Barnave  est  d'avance  écrit  dans  nos  cœurs.  » 


LIVnE  V.  —  CHAPITRE  III.  288 

—  L'ancien  régime  est  bien  malade ,  lorsque  la  Reine ,  suivant  à 
ravcugle  une  affection  particulière,  se  fait,  sans  s'en  apercevoir, 
ra|)ologiste  de  Tégalité. 

La  Reine  est-elle  donc  convertie  ?  Nullement.  Elle  suit  la  passion 
en  ce  moment,  et  dans  un  autre  elle  suit  ime  passion  contraire.  Nous 
la  voyons,  en  un  mois,  changer  trois  fois  de  pensées,  selon  la  peur, 
le  dépit,  l'espoir.  Dans  le  voyage,  elle  a  peur,  elle  se  serre  contre 
Barnave,  elle  l'écoute,  elle  le  croit.  Aux  Tuileries,  elle  est  prison- 
nière, elle  s'irrite,  elle  appelle  l'étranger  (7  juillet).  Puis  vient 
une  lueur  d'espoir,  elle  se  remet  à  Barnave,  aux  constitutionnels, 
prie  Léopold  de  ne  point  agir  (3o  juillet).  Nous  reviendrons  sur 
tout  ceci. 

Cette  variation  étrange  n'est  pas  paiticulière  à  la  Reine.  Je  la 
retrouve  alors  dans  tous  les  personnages  historiques  qu'il  m'est 
donné  d'observer.  Pour  en  commencer  légitimement  l'histoire ,  il 
faudrait  remonter  au  héros  commun,  au  modèle  de  la  plupart  des 
nienem\s  révolutionnaires,  à  Mirabeau;  c'est  le  maître  en  varia- 
tions. Toutes  lui  étaient  naturelles,  en  lui  tous  les  principes  con- 
traires s'étaient  donné  rendez-vous;  la  nature  avait  fait  un  monstre 
sublime,  immoral  à  regai'der.  Gentilhomme,  aristocrate  justpi'au 
ridicule,  M.  le  comte  n'en  avait  pas  moins  par  moments  je  ne  sais 
(juels  réveils  républicains  des  Riquetti  de  Marseille  et  de  Florence. 
Sa  furieuse  histoire  de  la  royauté,  écrite  au  donjon,  est  déjà  im- 
plicitement l'apologie  de  la  république.  Royaliste  du  moment 
(ju'il  a  brisé  la  royauté,  il  fait  des  discours  pour  la  Reine,  ce  qui 
ne  l'empêche  pas  de  traduire,  pour  la  Le  Jay,  sa  maîtresse  et  son 
libraire,  le  livide  de  Milton,  violemment  républicain;  ses  amis 
l'obligèrent  de  brûler  l'édition.  Faible  pour  ses  amis,  ses  maî- 
tresses et  ses  vices,  faible  encore  par  l'opinion  qu'il  avait  des  vices 
et  de  la  faiblesse  de  la  France,  il  regardait  la  république,  non 
comme  l'âge  naturel  de  majorité  où  tout  peuple  adulte  arrive, 
mais  comme  une  crise  extrême ,  une  ressource  désespérée  :  «  S'ils 
ne  sont  pas  raisonnables,  disait-il,  je  les  f .  .  .  en  république.  » 

On  ferait  un  livre  des  variations  de   son  disciple   fidèle,  du 


284  IMSTOinK   DK   I.A   HKVOI.UTION  FRANÇAISE. 

pauvre  Camille.  Nous  le  voyons,  presque  en  même  temps,  pour  et 
contre  Mirabeau ,  pour  et  contre  les  Lameth;  naguère ,  à  deux  heures 
de  distance ,  il  serrait  la  main  de  Lafayette  et  pleurait  pour  Robes- 
pierre. Ce  n'était  pas  la  hardiesse  d'esprit,  ni  l'initiative  qui  lui 
manquait.  Il  en  prit  une  grande  et  belle  en  i  789,  celle  de  l'appel 
aux  armes,  celle  de  la  républi(jue.  Il  trouvait  du  premier  coup, 
l'admirable  enfant,  le  mot  même  delà  vérité.  Puis  le  cœur  venait, 
faible,  mobile,  les  influences  d'amis;  il  s'en  allait  consulter  ceux 
qu'il  aimait  ou  admirait,  et  n'en  rapportait  que  doute. 

H  ne  quitte  son  premier  maître  que  pour  en  chercher  un  autre. 
Toujoiu's  il  lui  faut  un  oracle,  quelqu'un  qui  lui  parle  d'en  haut, 
qui  prenne  sur  lui  autorité.  Ces  oracles  cependant,  ces  grands  tac- 
ticiens politiques,  malgré  leurs  formes  altières  et  tranchantes,  ne 
le  laissent  pas  moins  suspendu  entre  le  oui  et  le  non.  Ils  consultent 
moins  le  droit,  moins  la  situation  générale  que  leur  moment  per- 
sonnel, regardant  s'il  est  bien  temps  d'avancer  ou  de  reculer, 
attendant,  louvoyant,  épiant  les  courants  de  l'opinion,  pour  se 
faire  porter  par  eux,  en  paraissant  les  conduire. 

L'habileté  que  montrèrent  Danton  et  Robespierre  à  parler  tou- 
jours sans  se  déclarer  pour  ou  contre  la  république  est  fort  remar- 
quable. La  voix  tonnante  de  l'un,  le  dogmatisme  de  l'autre,  sem- 
blaient devoir  les  compromettre.^  Nullement.  Tous  deux  regardent 
attentivement  les  Jacobins,  n'avancent  que  pas  à  pas.  Il  fallait  voir 
ce  que  ferait  cette  puissante  société,  attendre  ce  que  penseraient 
les  sociétés  aftiliées  des  provinces;  en  se  déclarant  précipitam- 
ment, on  pouvait  se  mettre  en  contradiction  avec  elles  et  se 
trouver  seul. 

Les  adresses  de  ces  sociétés  devaient  influer  puissamment  sur 
la  société  de  Paris;  elles  devaient  fortifier  ou  l'une  ou  l'autre  frac- 
tion de  celle-ci,  la  royaliste  constitutionnelle,  composée  surtout 
de  députés  de  l'Assemblée  actuelle,  ou  la  fraction  indépendante, 
composée,  on  pouvait  le  croire,  des  membres  de  la  future 
Assemblée. 

La  première  fraction  régnait  jusque-là.  Le  22  juin,  le  Cordelicr 


LIVRE  V.  —  CHAPITRE  III.  285 

Robert,  racontant  naïvement  aux  Jacobins  «qu'il  a  porté  une 
adresse  pour  ia  destruction  de  la  monarchie.  .  .  »  Indignation,  im- 
précations :  «  Nous  sommes  les  Amis  de  la  constitution .  .  .  C'est 
une  scélératesse ,  »  etc. ,  . 

Le  8  juillet,  comme  on  verra,  la  société  semble  cliangée,  la 
fraction  indépendante  a  gagné  l'avantage  ;  elle  fait  accueillir  la  pro- 
position de  destituer  le  Roi.  Qui  a  pu,  en  si  peu  de  temps,  faire 
ce  changement  singulier.^  Les  adresses  surtout  des  sociétés  de  pro- 
vinces, presque  toutes  contraires  à  la  monarchie. 

Et  que  firent  dans  l'intervalle  Danton,  Robespierre.**  Ils  se  ména- 
gèrent. Le  plus  curieux,  c'est  Danton,  parlant  toujours  haut  et 
ferme,  mais  prudent  dans  l'audace  même.  Sa  voix  terrible  faisait 
une  étrange  illusion,  il  semblait  toujours  affirmer.  A  peine  hasar- 
da-t-il  un  mot  pour  le  Cordelier  Robert.  Dans  son  avis  sur  le  Roi, 
il  employait,  pour  le  sauver,  un  moyen  qui  lui  réussit  plus  tard 
pour  sauver  Garât  et  autres;  c'était  de  l'injurier,  de  le  rabaisser, 
de  le  déclarer  au-dessous  de  la  justice  :  «  Ce  serait  un  spectacle 
horrible  à  présenter  à  l'univers,  si,  ayant  la  faculté  de  trouver  un 
roi  criminel  ou  imbécile,  nous  ne  choisissions  ce  dernier  parti.  » 
Et  il  proposait,  non  pas  un  régent,  mais  un  conseil  à  l'interdiction. 
Qui  eût  présidé  ce  conseil,  sinon  le  duc  d'Orléans ."^  Cet  avis,  ou- 
vert à  grand  bruit,  d'une  voix  foudroyante  et  terrible,  n'en  était 
pas  moins  admirable  pour  ménager  tout;  il  sauvait  personnelle- 
ment Louis  XVI,  réservait  le  dauphin,  préparait  le  duc  d'Orléans, 
ne  décourageait  nullement  la  répul)llque. 

Robespierre  ne  se  décida  pas  davantage.  Tout  en  faisant  en- 
tendre qu'il  ne  suffisait  pas  de  poursuivre  des  complices,  qu'il  fal- 
lait trouver  un  coupable,  autrement  dit,  qu'il  y  avait  lieu  de  faire 
le  procès  au  Roi ,  il  ne  s'expliquait  ludlement  sur  le  gouvernement 
qu'il  fallait  constituer.  Le  mot  vague  de  république  n'avait  rien  qui 
l'attirÂt;  il  craignait  sans  doute  une  république  des  comités  de 
l'Assemblée ,  une  présidence  de  Lafayette ,  etc.  Aussi  ne  s'avançait- 
il  pas;  une  position  toute  négative  était  pour  lui  un  lieu  sûr,  où  il 
attendait.  Le  1 3  juillet  encore,  loi*sque  beaucoup  d'écrivains,  de 


286  HISTOIRE  DE  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 

journalistes,  s'étaient  prononcés  nettement,  Robespierre  disait  aux 
Jacobins  :  «  On  m*a  accusé  d'être  républicain ,  on  m'a  fait  trop 
d'honneur,  je  ne  le  suis  pas.  Si  l'on  m'eût  accusé  d'être  monar- 
chiste, on  m'eût  déshonoré,  je  ne  le  suis  pas  non  plus.  »  Puis, 
jouant  sur  le  mot  république  (comme  chose  publique),  il  fait  sem- 
blant de  croire  que  république  ne  signifie  aucune  forme  de  gou- 
vernement. 

Pétion,  très  positivement  républicain,  et  qui  avait  professé  la 
république  dans  la  voiture  même  de  Louis  XVI,  croyait  pourtant 
que  le  moment  n'était  pas  venu  de  se  prononcer.  Un  jour  que  plu- 
sieurs personnes  étaient  réunies  chez  lui  pour  savoir  ce  qu'on  pro- 
poserait relativement  au  Roi,  Pétion,  pour  se  dispenser  de  parler, 
jouait  de  son  violon. 

Brissot,  qui  était  présent,  se  fâcha,  lui  fit  honte  de  cette  indif- 
férence apparente.  Mais  lui-même  il  ne  s'avançait  pas  précipi- 
tamment. Le  2 3  juin,  il  se  contente  encore  de  copier,  dans  son 
Patriote,  les  articles  des  autres  journaux;  il  promet  de  donner  son 
avis  plus  tard.  Le  26  même,  il  se  fâche,  s'emporte  contre  Lameth, 
qui  l'accuse  de  propager  la  république,  d'avoir  envoyé  des  cour- 
riers pour  solliciter  des  adresses  républicaines.  Il  agit  déjà  sans 
doute,  mais  ne  veut  paraître  agir.  Le  27,  son  jeune  ami,  Girey- 
Dupré,  livré  entièrement  à  lui,  mais  plein  d'audace  et  d'élan, 
demande  expressément  aux  Jacobins  «  qu'on  fasse  le  procès  au 
Roi  ».  Le  1^  juillet  seulement,  Brissot  demande  dans  son  journal 
la  destitution  de  Louis  XVI. 

Brissot  attendait  Lafayetle,  il  le  croyait  républicain.  Il  avait  reçu 
de  lui  la  promesse  d'aider  pécuniairement  et  répandre  son  journal. 
Il  excusait  la  réunion  momentanée  de  Lafayette  aux  Lameth  par 
le  danger  de  la  crise,  la  nécessité  de  concentrer  toutes  les  forces 
au  profit  de  l'ordre.  Peut-être,  en  effet,  Lafayette  n'était-il  pas 
encore  irrévocablement  décidé.  Ce  fut  très  probablement  pour  le 
fixer  au  royalisme  que  son  intime  ami,  le  duc  de  la  Rochefoucauld, 
convoqua  une  réunion  de  députés  chez  lui  et  fit  débattre  la  ques- 
tion de  la  république.  Ce  grand  seigneur  avait  été ,  avant  la  Révo- 


LIVRE  V.  —  CHAPITRE  III.  287 

lution,  l'ami,  le  père  des  philosophes,  le  centre  et  Tappui  de 
toutes  les  sociétés  philanthiopiques.  Il  avait  poussé  vivement  au 
mouvement  de  1789;  en  1791,  il  s'elFrayait,  il  eût  hien  voulu 
reculer.  Il  fit  discuter  solennellement  chez  lui  la  thèse  de  la  répu- 
blique devant  ceux  qui  flottaient  encore ,  voulant  finir  par  un  débat 
contradictoire  le  débat  intérieur  qui  agitait  leurs  esprits.  Le  roya- 
liste Dupont  de  Nemours  se  fit  (comme  on  fait  dans  les  contro- 
verses théologiques)  Vavocat  du  diable,  ja  veux  dire  de  la  république. 
Le  diable,  c'est  ce  qui  lui  arrive  toujours  en  pareil  cas,  fiit  tué 
sans  difficulté,  et  la  république  jugée  impossible,  la  France  dé- 
clarée royaliste. 

La  Rochefoucauld,  dans  cette  discussion,  assurait  avoir  une  pré- 
férence naturelle  pour  la  république;  c'était  lui  qui,  le  premier, 
avait  autrefois  fait  traduire  les  constitutions  des  Etats-Unis.  Mais 
enfin  il  était  battu,  la  France  était  royaliste,  elle  l'avait  dit  elle- 
même  dans  les  cahiers  de  1  789.  C'était  aussi  l'opinion  de  la  grande 
autorité  du  temps,  l'oracle  de  Sieyès,  que  l'on  ne  manquait  pas 
de  consulter  en  toute  occasion  solennelle,  et  qui,  dans  celle-ci, 
dit  et  imprima  que  le  gouvernement  monarchique  était  celui  qui 
laissait  le  plus  de  liberté  à  l'individu.  La  liberté  de  Sieyès,  celle 
qu'il  voulait  pour  lui,  pour  les  autres,  c'était  cette  liberté  passive, 
inerte,  égoïste,  qui  laisse  l'homme  à  son  épicurisme  solitaire,  la 
liberté  de  jouir  seul,  la  liberté  de  ne  rien  faire,  de  rêver  ou  de 
dormir,  comme  un  moine  dans  sa  cellule  ou  comme  un  chat  sur 
un  coussin.  Pour  cette  liberté -là,  il  fallait  une  monarchie.  Force 
étrange  de  l'égoïsme  !  le  mathématicien  politique,  qui  ne  parlait 
que  de  calculer  toute  l'action  sociale,  se  remettait,  faute  de  cœui-, 
au  gouvernement  monarchique,  c'est-à-dire  au  hasard  de  l'indivi- 
dualité et  de  la  nature,  que  personne  ne  peut  calculer.  Cette  mo- 
narchie, il  est  vrai,  était  une  certaine  monarchie,  un  mystère  qu'on 
n'expliquait  pas.  Sieyès  s'entendait  tout  seul;  son  monarque  était 
une  espèce  de  dieu  d'Epicure,  qui  n'avait  nulle  action,  mais  seule- 
ment un  pouvoir  d'élire.  Dès  cette  époque,  il  avait  en  pensée  le  sysr 
tème  singulier  qu'il  proposa  à  Bonaparte  et  dont  celui-ci  se  moqua. 


288  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

Lafayette,  outre  Sieyès,  outre  La  Rochefoucauld  et  tous  les  amis 
(ju'il  avait  encore  dans  sa  caste,  Lafayette  avait  près  de  lui  un 
autre  avocat,  bien  puissant,  de  la  royauté.  Il  s'agit  de  M"*^  de  La- 
fayette, épouse  accomplie,  vertueuse,  aimante,  mais  dangereuse 
à  son  mari  par  sa  véhémence  dans  la  dévotion  et  le  royalisme. 
Née  Noailles,  elle  ne  partageait  nullement  l'élan  révolutionnaire  de 
quelques-uns  de  ses  parents.  Elle  était  étroitement  unie  aux  dames 
de  Noailles  et  d'Ayen,  d'une  pitié  ardente,  comme  il  painit  à  leur 
mort  en  17 94'  Ces  dames  fréquentaient  beaucoup  le  couvent 
des  Miramiones,  l'un  des  principaux  foyers  du  fanatisme  d'alors. 
Femmes  aimables,  passionnées,  puissantes  par  leurs  vertus,  elles 
enveloppaient  Lafayette,  lui  faisaient  une  sorte  de  douce  guerre 
qui  n'en  était  que  plus  terrible.  M""^  de  Lafayette  surtout  ne  lui 
pardonnait  pas  de  se  constituer  le  geôlier  du  Roi.  Sa  résignation 
pieuse  ne  put  triompher  de  ce  sentiment;  elle  partit  de  Paris,  en 
mai  1791,  l)rusquement,  s'enfuit  en  Auvergne  (').  Ce  départ  subit 
amusa  les  Parisiens;  on  le  rapprochait  de  celui  de  la  duchesse 
d'Orléans,  qui,  justement  à  la  même  époque,  fuyait  également 
son  mari. 

Une  autre  cause  aussi  l'éloignait  sans  doute.  Elle  devait  être 
fatiguée  de  l'enthousiasme  romanesque  dont  les  dames  obsédaient 
le  héros  des  deux  mondes.  Beaucoup  déclaraient  nettement  qu'elles 
en  étaient  amoureuses,  qu'elles  ne  pouvaient  vivre  sans  son  por- 
trait. C'était  un  Dieu,  un  sauveur.  Et  c'était  à  ce  titre  qu'elles  le 
priaient  et  suppliaient  de  sauver  la  royauté.  «  Ah  !  Monsieur  de 
Lafayette,  sauvez -nous  le  pauvre  Roi.  »  Tout  raisonnable,  tout 
flegmatique,  froidement  Américain  que  parût  le  blond  général,  il 
était  excessivement  embarrassant  et  difficile,  au  plus  sage  même 
des  hommes,  de  voir  tant  de  belles  dames  pleurer  en  vain  à  ses 
genoux. 

Les  femmes,  il  faut  le  dire,  se  montraient  dans  tout  ceci  bien 
plus  décidées  que  les  hommes.  Eux,  ils  flottaient  dans  les  idées; 

''^  Voir  les  Lettres  de  M"  Roland  à  Bancal.  Voir  aussi  LafayeUe,  IJI,  177. 


i 


LIVRE  V.  —  CHAPITRE  III.  289 

elles,  elles  suivaient  le  sentiment  et  ne  flottaient  point.  Pour  elles, 
les  partis,  c'étaient  des  religions,  où  elles  mettaient  leur  cœur. 
Les  dames  royalistes  aimaient  avant  Varennes;  après,  elles  ado- 
raient; cette  grande  faute  et  ce  grand  malheur  n'étaient  pour  elles 
qu'une  raison  d'aimer  davantage.  La  Reine  était  devenue  pour 
elles  un  objet  d'idolâtrie.  Elles  pleuraient  sous  ses  fenêtres;  elles 
auraient  voulu  être  enfermées  avec  elle,  comme  M™* de  Lamballe, 
à  qui  la  Reine  au  retour  donna  un  anneau  de  ses  cheveux,  avec 
cette  devise  :  «  Blanchis  par  le  malheur.  »  La  pauvre  petite  femme, 
jadis  mariée  sans  mariage,  délaissée  de  son  mari,  plus  tard  dé- 
laissée de  la  Reine  pour  la  belle  Pollgnac,  restait  liée  à  son  danger, 
instrument  docile  des  intrigues  politiques,  victime  désignée  de  la 
haine  populaire. 

Mais  le  danger  aussi  était  ce  qui  tentait  les  femmes.  On  en  vit 
la  preuve  au  premier  jour  que  la  Reine  put  aller  au  théâtre ,  jour 
de  lutte  entre  les  loges  royalistes  et  le  parterre  jacobin.  La  char- 
mante Dugazon,  dans  cette  arène  des  partis,  humble  servante  du 
public  et  si  exposée,  osa  pourtant  profiter  d'un  mot  de  son  rôle 
pour  épancher  son  cœur;  elle  s'avança  siu*  la  scène  vers  la  loge 
royale,  frémissante  d'amour  et  d'audace,  et  lança  ce  mot  qui 
bientôt  pouvait  lui  coûter  la  vie  :  «  Ah  I  combien  j'aime  ma  maî- 
ti'esse!  » 


•9 


290  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 


CHAPITRE   IV. 

LA  SOCIÉTÉ  EN  1791.  -  LE  SALON  DE  CONDORCET. 

Deux  religions  se  posent  eu  face  :  l'idole  et  l'idée.  —  Règne  du  sentiment,  des 
femmes.  —  L'amour  du  réel  et  de  l'idéal  confondu.  —  Tendances  élevées  des 
femmes.  —  Elles  se  mêlent  à  la  vie  politique.  —  Genlis,  Staél,  Kéralio,  de 
Gouges,  etc.  —  Le  salon  de  M""  de  Condorcet.  —  Caractère  de  Condorcet;  noble 
influence  de  sa  femme  sur  lui.  —  Son  républicanisme.  —  Juillet  1791.  —  Sa 
situation  double  et  contradictoire. 

Presque  en  face  des  Tuileries ,  sur  l'autre  rive ,  en  vue  du  pavil- 
lon de  Flore  et  du  salon  royaliste  de  M"'^  de  Lamballe,  est  le 
palais  de  la  Monnaie.  Là  fut  un  autre  salon,  celui  de  M.  de  Con- 
dorcet, qu'un  contemporain  appelle  le  foyer  de  la  république. 

Ce  salon  européen  de  l'illustre  secrétaire  de  l'Académie  des 
sciences,  du  dernier  des  philosophes,  vit  en  elfet  se  concentrer, 
de  tous  les  points  du  monde,  la  pensée  républicaine  du  temps. 
Elle  y  fermenta,  y  prit  corps  et  figure,  y  trouva  ses  formules.  Pour 
l'initiative  et  l'idée  première,  elle  appartenait,  nous  l'avons  vu, 
dès  1789,  à  Camille  Desmoulins.  En  juin  1791,  Bonneville  et  les 
Cordeliers  ont  poussé  le  premier  cri.  Tout  à  l'heure  nous  allons 
voir  M""'  Roland  donner  à  l'idée  républicaine  la  force  morale  de 
son  âme  stoïque  et  son  charme  passionné. 

Nous  ne  sommes  pas  de  ceux  qui  s'exagèrent  l'inlluence  indi- 
viduelle. Pour  nous,  le  fond  essentiel  de  l'histoire  est  dans  la 
pensée  populaire.  La  république,  sans  nul  doute,  flottait  dans  cette 
pensée.  Presque  tout  le  monde  en  France  l'avait,  à  l'état  négatif, 
sous  cette  forme  :  Le  Roi  est  désormais  impossible.  Beaucoup 
d'hommes  l'avaient  déjà  sous  la  forme  positive  :  La  France  désor- 
mais doit  se  gouverner  elle-même.  Néanmoins,  pour  que  cette  idée, 
générale  encore,  arrivât  à  sa  formule  spéciale  et  applical)le,  il 
fallait  qu'elle   fermentât  dans  un  foyer  circonscrit,  qu'elle  y  prît 


LIVRE  V.  —  CHAPITRE  IV. 


291 


chaleur  et  lumière,  que,  du  choc  des  discussions,  partit  Télin- 
celle. 

Ici  il  faut  que  je  m'arrête  et  que  j'envisage  sérieusement  la 
société  du  temps.  Je  laisserais  cette  histoire  profondément  obscure, 
si  j'en  donnais  les  actes  extérieurs,  sans  en  dévoiler  les  mobiles. 
A  juger  seulement  ces  actes,  à  voir  l'indécision  des  meneurs  po- 
litiques, telle  qu'on  l'a  pu  voir  tout  à  l'heure,  qui  soupçonnerait 
un  monde  si  ardent,  si  passionné.^ 

Qu'on  me  reproche,  si  l'on  veut,  ce  qu'on  appellera  une  digres- 
sion, et  ce  qui  est  en  effet  le  cœur  du  sujet  et  le  fond  du  fond. 
La  première  condition  de  l'histoire,  c'est  la  vérité.  Je  ne  sais  trop 
d'ailleurs  si  la  construction  sévèrement  géométrique  où  se  plaisent 
nos  modernes  est  toujours  conciliable  avec  les  profondes  exigences 
de  la  nature  vivante,  ils  vont  par  lignes  droites  et  par  angles  droits; 
la  nature  procède  par  courbes,  en  toute  chose  organique.  Je  vois 
aussi  que  mes  maîtres,  les  fils  aînés  de  la  nature,  les  grands  his- 
toriens de  l'antiquité,  au  lieu  de  suivre  sei'vilement  la  droite  voie 
géométrique  du  voyageur  insouciant  qui  n'a  pour  but  que  d'arriver, 
au  lieu  de  courir  la  surface  aride,  s'arrêtent  par  moments,  au  be- 
soin même  se  détournent,  pour  faire  de  puissantes  et  fécondes 
percées  au  fond  de  la  terre.  Moi  aussi,  j'y  pénétrerai,  j'y  cher- 
cherai les  eaux  vives  qui,  remontant  tout  à  l'heure,  vont  animer 
cette  histoire  ('\ 


Le  caractère  de  1791,  c'est  que  les  partis  y  deviennent  des 
jellgions.  Deux  religions  se  posent  en  face,  l'idolâtrie  dévote  et 
royaliste,  l'idéalité  républicaine.  Dans  Tune,  l'àme,  irritée  par  le 


''  Et  c'est  ici  le  moment.  Ce  n'est 
pas  en  1 792 ,  dans  le  terrible  élan  de 
l'action,  que  je  pourrai  m'arrèter;  la 
poussière  du  combat  qui  s'élève  alors 
m'empêcherait  de  bien  voir.  Les  sa- 
lons politiques,  celui  de  M"'*  de  Staël, 
celui  deCondorcet,  rayonnent  en  1791. 
C'est  alors  que  commence  la  toufc-puis- 


sante  action  de  M"*  Roland;  elle  aura 
son  avènement  en  1 793 ,  et  vers  la  On 
de  cette  année  elle  sera  déjà  dépassée. 
Donc  parlons-en  aujourd'hui;  saisis- 
sons-ies  vite  au  passage,  le  jour  même 
où  ils  se  montrent,  ces  pauvres  acteurs 
d'un  jour;  ce  serait  déjà  lanl  demain; 
je  vois  à  riiorizon  de  grandes  ombres. 


292  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE.     ' 

sentiment  de  la  pitié  même,  rejetée  violemment  vers  le  passé 
qu'on  lui  dispute,  s'acharne  aux  idoles  de  chair,  aux  dieux  ma- 
tériels qu'elle  avait  presque  oubliés.  Dans  l'autre,  Tâme  se  dresse 
et  s'exalte  au  culte  de  l'idée  pure;  plus  d'idoles,  nul  autre  objet 
de  religion  que  l'idéal,  la  patrie,  la  liberté. 

Les  femmes,  moins  gâtées  que  nous  par  les  habitudes  sophis- 
tiques et  scolastiques,  marchent  bien  loin  devant  les  hommes, 
dans  ces  deux  religions.  C'est  une  chose  noble  et  touchante,  de 
voir  parmi  elles  non  seulement  les  pures,  les  irréprochables,  mais 
les  moins  dignes  même,  suivre  un  noble  élan  vers  le  beau  désin- 
téressé ,  prendre  la  patrie  pour  amie  de  cœur,  pour  amant  le  droit 
éternel. 

Les  mœurs  changent-elles  alors .^  Non,  mais  l'amour  a  pris  son 
vol  vers  les  plus  hautes  pensées.  La  patrie,  la  liberté,  le  bonheur 
du  genre  humain ,  ont  envahi  les  cœurs  des  femmes.  La  vertu  des 
temps  romains,  si  elle  n'est  dans  les  mœurs,  est  dans  l'imagination, 
dans  l'âme ,  dans  les  nobles  désirs.  Elles  regardent  autour  d'elles 
où  sont  les  héros  de  Plutarque;  elles  les  veulent,  elles  les  feront. 
Il  ne  suffit  pas,  pour  leur  plaire,  de  parler  Rousseau  et  Mably. 
Vives  et  sincères,  prenant  les  idées  au  sérieux,  elles  veident  que 
les  paroles  deviennent  des  actes.  Toujours  elles  ont  aimé  la  force. 
Elles  comparent  l'homme  moderne  à  l'idéal  de  force  antique 
qu'elles  ont  devant  l'esprit.  Rien  peut-être  n'a  plus  contribué  que 
cette  comparaison,  cette  exigence  des  femmes,  à  précipiter  les 
hommes,  à  hâter  le  cours  rapide  de  notre  Révolution. 

Cette  société  était  ardente!  Il  nous  semble,  en  y  entrant,  sentir 
une  brûlante  haleine. 

Nous  avons  vu,  de  nos  jours,  des  actes  extraordinaires,  d'admi- 
rables sacrifices,  des  foules  d'hommes  qui  donnaient  leiu's  vies; 
et  pomtant,  toutes  les  fois  que  je  me  retire  du  présent,  que  je 
retourne  au  passé,  à  l'histoire  de  la  Révolution,  j'y  trouve  bien 
plus  de  chaleur;  la  température  est  tout  autre.  Quoil  le  globe 
aurait-il  donc  refroidi  depuis  ce  temps  .»^ 

Des  hommes  de  ce  temps-là  m'avaient  dit  la  différence,  et  je 


LIVRE  V.   —  CIIAPITHK   IV. 


293 


n^avais  pas  compris.  A  la  longue,  k  mesure  que  j'entrais  dans  le 
détail,  n'étudiant  pas  seulement  la  mécanicpie  législative,  mais  le 
mouvement  des  partis,  non  seulement  les  partis,  mais  les  hommes, 
les  pei*sonnes,  les  biographies  individuelles,  j'ai  bien  senti  alors 
la  parole  des  vieillards. 

La  différence  des  deux  temps  se  résume  d'un  mot  :  On  aimait. 

L'intérêt,  l'ambition,  les  passions  éternelles  de  l'homme,  étaient 
enjeu  comme  aujourd'hui;  mais  la  part  la  plus  forte  encore  était 
celle  de  l'amour.  Prenez  ce  mot  dans  tous  les  sens,  l'amour  de 
l'idée,  l'amour  de  la  femme,  l'amour  de  la  patrie  et  du  genre 
humain.  Ils  aimèrent  et  le  beau  qui  passe  et  le  beau  qui  ne  passe 
point  :  deux  sentiments  mêlés  alors,  comme  l'or  et  le  bronze, 
fondus  dans  l'airain  de  Corinthe  (*l 

Les  femmes  régnent,  en  1791,  par  le  sentiment,  par  la  passion, 
par  la  supériorité  aussi,  il  faut  le  dire,  de  leur  initiative.  Jamais, 
ni  avant  ni  après,  elles  n'eurent  tant  d'influence.  Au  xviii*  siècle, 
sous  les  encyclopédistes ,  l'esprit  a  dominé  dans  la  société  ;  plus  tard , 
ce  sera  l'action,  l'action  meurtrière  et  terrible.  En  1  791,  le  senti- 
ment domine,  et  par  conséquent  la  femme. 


''^  A  mesure  qu'on  entrera  dans  une 
analyse  plus  sérieuse  de  l'Iiistolrc  de  ces 
temps,  on  découvrira  la  part 'souvent  se- 
crète, mais  immense,  (jue  le  cœur  a  eue 
dans  la  destinée  des  hommes  d'alors, 
quel  que  fût  leur  caractère.  Pas  un  d'eux 
ne  fait  exception ,  depuis  .\ecker  jusqu'à 
Robespierre,  Cette  génération  raison- 
neuse atteste  toujours  les  idées ,  mais  les 
alTections  la  gouvernent  avec  tout  autant 
de  puissance.  L'exemple  le  moins  contes- 
table où  ce  caractère  général  du  temps 
éclate  en  pleine  lumière  est  celui  de 
Necker.  Quand  Necker,  au  jour  de  son 
triomphe ,  à  la  croisée  de  l'Hôlel  de  Ville , 
parut  entre  M°"  Necker  et  son  enthou- 
siaste fdle,  belle  d'amour  filial,  qui  lui 
baisait  les  mains  et  s'évanouit  de  bon- 


heur, celte  scène  fit  rire  et  pleurer;  on 
y  vit  sa  vie  tout  entière.  Ce  financier 
avait  fait  un  mariage  d'amour,  qui  resta 
tel  jusqu'à  la  mort.  H  avait  épousé  une 
demoiselle  pauvre,  simple  gouvernante 
vaudoise ,  un  ange  de  pureté  et  de  cha- 
rité. Un  tel  mariage,  une  telle  fille,  ar- 
dente alors  pour  la  liberté ,  c'est  sans  nul 
doute  la  cause  principale  qui  mena  d'a- 
bord Necker  si  loin  dans  la  voie  révolu- 
tionnaire, jusqu'au  suffrage  universel, 
mesure  hardie,  par  delà  son  caractère, 
et  peu  conforme  à  ses  doctrines.  Les 
femmes  le  poussèrent  ainsi.  Puis  les 
femmes  le  retijrdèrent.  Le  salon  de 
M"*  de  Staël ,  ses  attachements  intimes , 
furent  de  plus  en  plus  constitutionnels, 
antirépublicains. 


294  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

Le  cœur  de  la  France  bat  fort  à  cette  époque.  L'émotion,  de- 
puis Rousseau,  a  été  croissant.  Sentimentale  d'abord,  rêveuse, 
époque  d'attente  inquiète ,  comme  une  heure  avant  l'orage ,  comme 
dans  un  jeune  cœur  l'amour  vague,  avant  l'amant.  Souffle  immense , 
en  1789,  et  tout  cœur  palpite.  .  .  Puis  1790,  la  Fédération,  la 
fraternité,  les  larmes.  .  .  En  1791,1a  crise,  le  débat,  la  discussion 
passionnée.  —  Mais,  partout,  les  femmes,  partout  la  passion  in- 
dividuelle dans  la  passion  publique;  le  drame  privé,  le  drame 
social,  vont  se  mêlant,  s'enchevêtrant;  les  deux  fils  se  tissent  en- 
semble; hélas!  bien  souvent,  tout  à  l'heure,  ensemble  ils  seront 
tranchés  I 

Le  commencement  fut  beau.  Les  femmes,  on  l'a  trop  oublié, 
entrèrent  dans  les  pensées  de  la  liberté,  sous  l'influence  de  X Emile, 
c'est-à-dire  par  l'éducation,  par  les  espérances,  les  vœux  de  la  ma-  . 
ternité,  pai'  toutes  les  questions  que  l'enfant  soulève  dès  sa  nais- 
sance en  un  cœm'  de  femme,  que  dis-je.^  dans  un  cœur  de  fille, 
bien  longtemps  avant  l'enfant  :  «  Ah!  qu'il  soit  heureux  cet  enfant! 
qu'il  soit  bon  et  grand  !  qu'il  soit  libre  ! .  .  .  Sainte  liberté  antique , 
qui  fis  les  héros ,  mon  fils  vivra-t-il  dans  ton  ombre } .  .  .  »  Voilà 
les  pensées  des  femmes,  et  voilà  pourquoi,  dans  ces  places,  dans 
ces  jardins  où  l'enfant  joue  sous  les  yeux  de  sa  mère  ou  de  sa 
sœur,  vous  les  voyez  rêver  et  lire .  .  .  Quel  est  ce  livre  que  la  jeune 
fille ,  à  votre  approche ,  a  si  vite  caché  dans  son  sein }  Quelque 
roman .»^  UHéloïse?  Non,  plutôt  les  Vies  de  Plutarque  ou  le  Contrat 
social. 

Une  légende  anglaise  circulait,  qui  avait  donné  à  nos  Françaises 
une  grande  émulation  politique.  Mistress  Macaulay,  l'éminent  his- 
torien des  Stuarts,  avait  inspiré  au  vieux  ministre  Williams  tant 
d'admiration  pour  son  génie  et  sa  vertu  que,  dans  une  église 
même,  il  avait  consacré  sa  statue  de  marbre  comme  déesse  de  la 
Liberté. 

Peu  de  femmes  de  lettres  alors  qui  ne  rêvent  d'être  la  Macaulay 
de  la  France.  La  déesse  inspiratrice  se  retrouve  dans  chaque  salon. 
Elles  dictent,    corrigent,  refont  les  discours  qui,  le  lendemain. 


à 


LIVRK  V.  —  CHAPITRE   IV.  295 

seront  prononcés  aux  clubs,  à  l'Assemblée  nationale.  Elles  les 
suivent,  ces  discours,  vont  les  entendre  aux  tribunes;  elles  siègent, 
juges  passionnés,  elles  soutiennent  de  leur  présence  lorateur  faible 
ou  timide,  Qu'il  se  relève  et  regarde .  .  .  N'est-ce  pas  là  le  fin  sou- 
rire de  M'™'  de  Genlis,  entre  ses  séduisantes  filles,  la  princesse  et 
Paméla?  Et  cet  œil  noir,  ardent  de  vie,  n'est-ce  pas  M™*  de  Staël? 
Comment  faiblirait  l'éloquence?.  .  .  Et  le  courage  manquera-t-il 
devant  M'"*^  Roland? 

Parmi  les  femmes  de  lettres,  nulle  peut-être  ne  s'avança  d'une 
ardeur  plus  impatiente  qu'une  petite  dame  bretonne,  vive,  spiri- 
tuelle, ambitieuse,  M"^  Kéralio.  Elle  avait  été  longtemps  retenue 
dans  une  vie  de  labeur.  Formée  par  un  père  bomme  de  lettres  et 
professeur  à  l'Ecole  militaire,  elle  avait  beaucoup  traduit,  compilé, 
écrit  même  une  grande  bistoire,  celle  de  l'époque  antérieure  aux 
Stuarts  de  mistress  Macaulay,  l'bisloire  du  règne  d'Elisabetb.  Elle 
épousa  un  patriote  plus  aident  (|ue  distingué,  le  Gordelier  Robert, 
et  elle  lui  fit  écrire,  dès  janvier  1791  :  Le  Républicanisme  adapté  à 
la  France.  Elle  figurait  en  première  ligne  sur  l'autel  de  la  Patrie, 
dans  la  terrible  scène  du  Gbamp  de  Mars  que  nous  devons  ra- 
conter. 

Une  autre  femme  de  lettres,  la  brillante  improvisatrice.  Olympe 
de  Gouges ,  qui ,  comnie  Lope  de  Véga ,  dictait  une  tragédie  par 
jour,  sans  savoir,  dit-elle,  ni  lire  ni  écrire,  se  déclara  républicaine, 
sous  l'impression  de  Varennes  et  de  la  trabison  du  Roi.  Avant 
elle  était  royaliste,  et  elle  le  redevint  plus  tard  dans  le  péril  de 
Louis  XVI;  elle  s'offrit  à  le  défendre.  Elle  savait  en  faisant  cette 
offre  où  cela  devait  la  conduire.  Elle-même  avait  dit  celte  belle 
parole,  en  réclamant  les  droits  des  femmes  :  «Elles  ont  bien  le 
droit  de  monter  à  la  tribune  puisqu'elles  ont  le  droit  de  monter  à 
récba(\iud  ^^K  » 

^''  Qui  se  souviendra  des  galanteries,  naais  ce  cœur  était  bon  et  généreux.  Elle 

des  ridicules  de  cette  femme  charmante ,  n'avait  que  le  nécessaire ,  et  pour  l'im- 

en  présence  de  sa  destinée?.  .  .Elle  flotta  pôt  patriotique  elle  donna  le  quart  de 

toute  sa  vie  à  la  merci  de  son   cu'ur;  son   revenu  et  le  produit  d'un  de  ses 


296  HISTOIRE  DE  LA  UEVOLUTiON   FRANÇAISE. 

Celte  ardente  Languedocienne  avait  organisé  plusieurs  sociétés 
de  femmes.  Ces  sociétés  devenaient  nombreuses.  Au  Cercle  social , 
vaste  réunion  mêlée  de  femmes  et  d'hommes,  une  Hollandaise 
distinguée,  M""'  Palm-Aelder,  demanda  solennellement  pour  son 
sexe  l'égalité  politique.  Elle  fut  soutenue,  appuyée  dans  cette  thèse 
par  l'homme  certainement  le  plus  grave  de  l'époque,  qui  lui-même 
plus  que  personne  trouvait  dans  la  femme  les  inspirations  de  la 
liberté.  Paiions-en  avec  détail. 

Le  dernier  des  philosophes  du  grand  xviii*  siècle ,  celui  qui  sur- 
vivait à  tous  pour  voir  leurs  théories  lancées  dans  le  champ  des 
réalités,  était  M.  de  Condorcet,  secrétaire  de  l'Académie  des 
sciences,  le  successeur  de  d'Alembeit,  le  dernier  correspondant  de 
Voltaire,  l'ami  de  Turgot.  Son  salon  était  le  centre  naturel  de 
l'Europe  pensante.  Toute  nation,  comme  toute  science,  avait  là 
sa  place.  Tous  les  étrangers  distingués,  après  avoir  reçu  les  théories 
de  la  France,  venaient  là  en  chercher,  en  discuter  l'application. 
C'étaient  l'Américain  Thomas  Payne,  l'Anglais  Williams ,  l'Ecossais 
Mackintosh ,  le  Genevois  Dumont,  l'Allemand  Anacharsis  Clootz; 
ce  dernier,  nullement  en  rapport  avec  un  tel  salon,  mais  en  1791 
tous  y  venaient,  tous  y  étaient  confondus.  Dans  un  coin  immua- 
blement était  l'ami  assidu,  le  médecin  Cabanis,  maladif  et  mélan- 
colique, qui  avait  transporté  à  cette  maison  le  tendre,  le  profond 
attachement  qu'il  avait  eu  pour  Mirabeau. 

Parmi  ces  illustres  penseurs  planait  la  noble  et  virginale  figure 
de  M""®  de  Condorcet,  que  Raphaël  aurait  prise  pour  type  de  la 
métaphysique.  Elle  était  toute  lumière;  tout  semblait  s'éclairer, 
s'épurer  sous  son  regard.  Elle  avait  été  chanoinesse  et  paraissait 
moins  encore  une  dame  qu'une  noble  demoiselle.  Elle  avait  alors 
vingt-sept  ans  (vingt-deux  de  moins  que  son  mari).  Elle  venait 
d'écrire  ses  Lettres  sur  la  sympathie,  livre  d'analyse  fme  et  délicate, 

drames.  Bernardin  de  Saint- Pierre  lui  bunal  révolutionnaire ,  chose  effroyable , 

écrit  :  «  Vous  êtes  un  ange  de  paix.  »  On  elle  fut  reniée  de  son  fds.  Ellle  dit  sur 

frémit  au  souvenir  des  insultes  que  lui  l'échafaud  :  «Enfants  de  la  patrie,  vous 

firent  les  barbares  de  la  Terreur.  Au  tri-  vengerez  ma  morll  » 


LIVHK  V. 


CHAPITRE   IV. 


297 


OÙ,  SOUS  le  voile  d'une  extrême  réserve,  on  sent  néanmoins  souvent 
la  mélancolie  d'un  jeune  cœur  auquel  quelque  chose  a  manqué  <'\ 
On  a  supposé  vainement  qu'elle  eût  ambitionné  les  honneurs,  la 
faveur  de  la  cour,  et  que  son  dépit  la  jeta  dans  la  Révolution. 
Bien  de  plus  loin  d'un  tel  caractère. 

Ce  qui  est  moins  invraisemblable,  c'est  ce  qu'on  a  dit  aussi  : 
(ju'avant  d'épouser  Condorcet,  elle  lui  aurait  déclaré  qu'elle  n'avait 
point  le  cœur  libre;  elle  aimait  et  sans  espoir.  Le  sage  accueillit 
cet  aveu  avec  une  bonté  paternelle;  il  le  respecta.  Deux  ans  entiers, 
selon  la  même  tradition,  ils  vécurent  comme  deux  esprits.  Ce  ne 
fut  qu'en  1789,  au  beau  moment  de  juillet,  que  M*"*  de  Con- 
dorcet vit  tout  ce  qu'il  y  avait  de  passion  dans  cet  homme  froid 
en  apparence;  elle  commença  d'aimer  le  grand  citoyen,  l'àme 
tendre  et  profonde,  qui  couvait,  comme  son  propre  bonheur, 
l'espoir  du  bonheur  de  l'espèce  humaine.  Elle  le  trouva  jeune , 
de  réternellc  jeunesse  de  cette  grande  idée,  de  ce  beau  désir. 
L'unique  enfant  qu'ils  aient  eu  naquit  neuf  mois  après  la  prise 
de  la  Bastille,  en  avril  1790. 

Condorcet,  alors  âgé  de  quarante-neuf  ans,  se  retrouvait  jeune, 
en  effet,  de  ces  grands  événements;  il  commençait  une  vie  nouvelle, 
la  troisième.  Il  avait  eu  celle  du  mathématicien  avec  d'Alembert, 
la  vie  critique  avec  V.oltaire.  Et  maintenant  il  s'embarquait  sur 
l'océan  de  la  vie  politique.  Il  avait  rêvé  le  progrès;  aujourd'hui  il 
allait  le  faire  ou  du  moins  s'y  dévouer.  Toute  sa  vie  avait  offert 
une  remarquable  alliance  entre  deux  facultés  rarement  unies,  la 


^''  Le  touchant  petit  livre,  écrit  avant 
la  Révolution,  a  été  publié  après  1798; 
il  participe  des  deux  époques.  Les  let- 
tres sont  adressées  à  Cabanis,  le  beau- 
frère  de  l'aimable  auteur,  l'ami  incon- 
solable, le  confident  de  la  blessure 
profonde.  Elles  sont  achevées  dans  ce 
pâle  Elysée  d'Auteuil ,  plein  de  regrets , 
d'onjbres  aimées.  Elles  parlent  bas,  ces 
lettres;  la  sourdine  est  mise  aux  coixles 


sensibles.  Dans  une  si  grande  réserve 
néanmoins,  on  ne  distingue  pas  tou- 
jours, parmi  les  allusions,  ce  qui  est 
des  premiers  chagrins  de  la  jeune  fille 
ou  des  regrets  de  la  veuve.  Elst-cc  à  Con- 
dorcet, est-ce  à  Cabanis  que  s'adresse 
ce  passage  délicat,  ému,  qui  allait  être 
éloquent  ?  Mais  elle  s'arrête  à  temps  : 
•  Le  réparateur  et  le  guide  de  notre 
bonheur. . .  ■ 


298  HISTOIRK  DE  LA  HÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

ferme  raison  et  la  foi  infinie  à  l'avenir.  Ferme  contre  Voltaire 
même,  quand  il  le  trouva  injuste (^),  ami  des  économistes  sans 
aveuglement  pour  eux,  il  se  maintint  de  même  indépendant  à 
l'égard  de  la  Gironde.  On  lit  encore  avec  admiration  son  plaidoyer 
pour  Paris  contre  le  préjugé  des  provinces,  qui  fut  celui  des  Gi- 
rondins. 

Ce  grand  esprit  était  toujours  présent,  éveillé,  maître  de  lui- 
même.  Sa  porte  était  toujours  ouverte,  quelque  travail  abstrait 
qu'il  fît.  Dans  un  salon,  dans  une  foule,  il  pensait  toujours,  il 
n'avait  nulle  distraction.  Il  parlait  peu,  entendait  tout,  profitait  de 
tout;  jamais  il  n'a  rien  oublié.  Toute  personne  spéciale,  qui  l'in- 
terrogeait, le  trouvait  plus  spécial  encore  dans  la  chose  qui  foc- 
cupait.  Les  femmes  étaient  étonnées,  effrayées  de  voir  qu'il  savait 
jusqu'à  l'histoire  de  leurs  modes  (^),  et  très  haut  en  remontant ,  et 
dans  le  plus  grand  détail.  Il  paraissait  très  froid,  ne  s'épanchait 
jamais  ^^^.  Ses  amis  ne  savaient  son  amitié  que  par  l'extrême  ardeur 
qu'il  mettait  secrètement  à  leur  rendre  des  services.  «  C'est  un 
volcan  sous  la  neige,  »  disait  d'Alembert.  Jeune,  dit-on,  il  avait 
aimé  et,  n'espérant  rien,  il  fut  un  moment  tout  près  du  suicide. 
Agé  alors  et  bien  mûr,  mais  au  fond  non  moins  ardent,  il  avait 
pour  sa  Sophie  un  amour  contenu,  immense,  de  ces  passions  pro- 
fondes d'autant  plus  qu'elles  sont  tardives,  plus  profondes  que  la 
vie  même ,  et  qu'on  ne  peut  pas  sonder. 

Sophie  en  était  très  digne.  Sans  parler  de  l'admiration  univer- 
selle des  hommes  du  temps,  je  dirai  un  fait,  mais  grand,  mais 
sacré.  Quand finfortuné  Condorcet,  traqué  comme  une  bête  fauve, 
enfermé  dans  un  asile  peu  sûr,  se  dévorait  lui-même  le  cœur  des 
pensées  du  présent,  écrivait  son  apologie,  son  testament  politique, 

f''  Lorsque  Voltaire  vovilait  qu'on  pré-  ^'^  Sous  ces  formes  sèches  et  froides , 

férât  d'Aguesseau  à  Montesquieu.  il  avait  une  sensibilité  profonde ,  uni- 

'*'  Voir  le  portrait  de  Condorcet ,  par  verselle ,  qui    embrassait   toute  la   na- 

M"*  Lespinasse  ,  t.  XII  des  Œuvres  com-  ture.  Voir  dans  son  testament  (t.  XII 

plètes ,    publiées    par    M'"*   Condorcet  des  Œuvres),  adressé  à  sa  fille,  sa  tou- 

O'Connor,  avec  une  Notice  de  M.  Arago ,  chante  réclamation  en  faveur  des  ani- 

des  notes  de  M.  Génin,  elc.  maux. 


LIVRE  V.  —  CHAPITRE  IV.  299 

sa  l'einine  lui  donna  le  sublime  conseil  de  laisser  là  ces  vaines 
luîtes,  de  remettre  avec  confiance  sa  mémoire  à  la  postérité  et 
paisiblement  d'écrire  VEsqaisse  d'un  tableau  des  progrès  de  l'esprit 
humain.  Il  Técouta,  il  écrivit  ce  noble  livre  de  science  infinie, 
d'amour  sans  bornes  pour  les  bommes,  d'espoir  exalté,  se  conso- 
lant de  sa  mort  procbaine  par  le  plus  toucbant  des  rêves  :  que , 
dans  le  progrès  des  sciences,  on  pourra  suppiimer  la  mortl 

Noble  époque!  et  qu'elles  furent  dignes  d'être  aimées,  ces 
femmes,  dignes  d'être  confondues  par  l'homme  avec  l'idéal  même, 
la  patrie  et  la  vertu  I .  .  .  Qui  ne  se  rappelle  encore  ce  déjeuner 
funèbre,  où  pour  la  dernière  fois  les  amis  de  Camille  Desmoulins 
le  prièrent  d'arrêter  son  Vieux  Cordelier,  d'ajourner  sa  demande 
du  Comité  de  la  clémence  ?  Sa  Lucile ,  s'oubliant  comme  épouse  et 
comme  mère,  lui  jette  les  bras  au  col  :  «  Laissez-le,  dit-elle,  laissez, 
qu'il  suive  sa  destinée  !  » 

Ainsi  elles  ont  glorieusement  consacré  le  mariage  et  l'amour, 
soulevant  le  front  fatigué  de  l'homme  en  présence  de  la  mort,  lui 
versant  la  vie  encore,  l'introduisant  dans  l'immortalité.  .  . 

Elles  aussi,  elles  y  seront  toujours.  Toujours  les  hommes  qui 
viendront  regretteront  de  ne  point  les  avoir  vues,  ces  femmes 
héroïques  et  charmantes.  Elles  restent  associées,  en  nous,  aux  plus 
nobles  rêves  du  cœur,  types  et  regret  d'amour  éternel  I 

Il  y  avait  comme  une  ombre  de  cette  tragique  destinée  dans  les 
traits  et  l'expression  de  Gondorcet.  Avec  une  contenance  timide 
(comme  celle  du  savant  toujours  solitaire  au  milieu  des  hommes) , 
il  avait  quelque  chose  de  triste,  de  patient,  de  résigné. 

Le  haut  du  visage  était  beau.  Les  yeux,  nobles  et  doux,  pleins 
d'une  idéalité  sérieuse ,  semblaient  regarder  au  fond  de  l'avenir.  Et 
cependant  son  front,  vaste  à  contenir  toute  science,  semblait  un 
magasin  immense,  un  trésor  complet  du  passé. 

L'homme  était,  il  faut  le  dire,  plus  vaste  que  fort.  On  le  pres- 
sentait à  sa  bouche  un  peu  molle  et  faible,  un  peu  retombante. 
L'universalité,  qui  disperse  fesprit  sur  tout  objet,  est  une  cause 
d'énervation.  Ajoutez  qu'il  avait  passé  sa  vie  dans  le  x vin*  siècle ,  et 


300  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

qu'il  en  portait  le  poids.  Il  en  avait  traversé  toutes  les  disputes, 
les  grandeurs  et  les  petitesses.  Il  en  avait  fatalement  les  contradic- 
tions. Neveu  d'un  évêque  tout  jésuite,  élevé  en  partie  par  ses 
soins,  il  devait  beaucoup  aussi  au  patronage  des  La  Rochefoucauld. 
Quoique  pauvre ,  il  était  noble ,  titré ,  marquis  de  Gondorcet.  Nais- 
sance, position,  relations,  beaucoup  de  choses  le  rattachaient  à 
l'ancien  régime.  Sa  maison,  son  salon,  sa  femme,  présentaient  le 
même  contraste. 

M'*'  de  Gondorcet,  née  Grouchy,  d'abord  chanoinesse,  élève 
enthousiaste  de  Rousseau  et  de  la  Révolution,  sortie  de  sa  position 
demi-ecclésiastique  pour  présider  un  salon  qui  était  le  centre  des 
libres  penseurs,  semblait  une  noble  religieuse  de  la  philosophie, 

La  crise  de  juin  1791  devait  décider  Gondorcet,  elle  l'appelait 
à  se  prononcer.  Il  lui  fallait  choisir  entre  ses  relations,  ses  précé- 
dents d'une  part,  et  de  l'autre  ses  idées.  Quant  aux  intérêts,  ils 
étaient  nuls  avec  un  tel  homme.  Le  seul  peut-être  auquel  il  eût  été 
sensible,  c'est  que,  la  république  abaissant  toute  grandeur  de  con- 
vention et  rehaussant  d'autant  les  supériorités  naturelles,  sa  Sophie 
se  fût  trouvée  reine. 

M.  de  la  Rochefoucauld,  son  intime  ami,  ne  désespérait  pas  de 
neutraliser  son  républicanisme,  comme  celui  de  Lafayette.  Il  croyait 
avoir  bon  marché  du  savant  modeste,  de  l'homme  doux  et  timide, 
que  sa  famille  d'ailleurs  avait  autrefois  protégé.  On  allait  jusqu'à 
affirmer,  répandre  dans  le  public  que  Gondorcet  partageait  les 
idées  royalistes  de  Sieyès.  On  le  compromettait  ainsi,  et  en  même 
temps  on  lui  offrait  comme  tentation  la  perspective  d'être  nommé 
gouverneur  du  dauphin. 

Ges  bruits  le  décidèrent  probablement  à  se  déclarer  plus  tôt 
qu'il  n'aurait  fait  peut-être.  Le  1"  juillet,  il  fit  annoncer  par  la 
Bouche  de  fer  qu'il  parlerait  au  Gercle  social  sur  la  répul)lique. 
Il  attendit  jusqu'au  12  et  ne  le  fit  qu'avec  certaine  réserve.  Dans 
un  discours  ingénieux,  il  réfutait  plusieurs  des  objections  banales 
qu'on  fait  à  la  république ,  ajoutant  toutefois  ces  paroles  qui  éton- 
nèrent fort  :   «  Si  pourtant  le  peuple   se  réserve  d'appeler   une 


LIVRE  V.  —  CHAPITIIE   IV.  301 

Convention  pour  prononcer  si  l'on  conserve  le  trône,  si  l'hérédité 
continue  pour  un  petit  nombre  d'années  entre  deux  Conventions, 
la  royauté,  en  ce  cas,  n'est  pas  essentiellement  contraire  aux  droits 
des  citoyens.  .  .  »  Il  faisait  allusion  au  bruit  qui  courait,  qu'on 
devait  le  nommer  gouverneur  du  dauphin,  et  disait  qu'en  ce  cas 
il  lui  apprendrait  surtout  à  savoir  se  passer  du  trône. 

Cette  apparence  d'indécision  ne  plut  pas  beaucoup  aux  répu- 
blicains et  choqua  les  royalistes.  Ceux-ci  furent  l)ien  plus  blessés 
encore,  quand  on  répandit  dans  Paris  un  pamphlet  spirituel,  mo- 
queur, écrit  d'une  main  si  grave.  Condorcet  )  fut  probablement 
l'écho  et  le  secrétaire  de  la  jeune  société  qui  fréquentait  son  salon. 

Le  pamphlet  était  une  Lettre  d'an  jeune  mécanicien,  qui,  pour 
une  somme  modique,  s'engageait  à  faire  un  excellent  roi  constitu- 
tionnel, t  Ce  roi,  disait-il,  s'acquitterait  à  merveille  des  fonctions 
de  la  royauté,  marcherait  aux  cérémonies,  siégerait  convenable- 
ment, irait  à  la  messe,  et  même,  au  moyen  de  certain  ressort, 
prendrait  des  mains  du  président  de  l'Assemblée  la  liste  des  mi- 
nistres que  désignerait  la  majorité .  .  .  Mon  roi  ne  serait  pas  dan- 
gereux pour  la  liberté;  et  cependant,  en  le  réparant  avec  soin,  il 
serait  éternel,  ce  qui  est  encore  plus  beau  que  d'être  héréditaire. 
On  pourrait  même  le  déclarer  inviolable,  sans  injustice,  et  le  dire 
infaillible,  sans  absurdité.  » 

Chose  remarquable.  Cet  homme  mûr  et  grave,  qui  s'embarquait 
par  une  plaisanterie  sur  l'océan  de  la  Révolution,  ne  se  dissimulait 
nullement  les  chances  qu'il  allait  courir.  Plein  de  foi  dans  l'avenir 
lointain  de  l'espèce  humaine,  il  en  avait  moins  pour  le  présent,  ne 
se  faisait  nulle  illusion  sur  la  situation,  en  voyait  très  bien  les 
dangers.  Il  les  craignait,  non  pour  lui-même  (il  donnait  volontiers 
sa  vie),  mais  pour  cette  femme  adorée,  pour  ce  jeune  enfant  né  à 
peine  du  moment  sacré  de  juillet.  Depuis  plusieurs  mois,  il  s'était 
secrètement  informé  du  port  par  lequel  il  pourrait,  au  besoin, 
faire  échapper  sa  famille,  et  il  s'était  arrêté  à  celui  de  Saint- Valéry. 


302  HISTOIRE  DE  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


CHAPITRE  V. 

(SUITE.)  -  M""  ROLAND. 

Voyage  des  Roland  à  Paris.  —  Mérite  de  Roland,  —  Sa  femme  travaille  pour  lui. 

—  Beauté  et  vertu  de  M""  Roland.  —  Son  émotion  au  spectacle  de  la  Fédéra- 
tion, en  juillet  1790.  —  Sa  passion,  sa  sagesse,  octobre  1790.  —  Sa  passion  se 
transforme.  —  Elle  arrive  à  Paris,  février  1791.  —  Puissance  de  son  impulsion. 

—  Elle  trouve  la  plupart  des  meneurs  politiques  déjà  fatigués.  —  Sa  fraîcheur 
d'esprit,  sa  force  et  sa  foi ,  juin-juillet  1791. 

Pour  vouloir  la  république,  Tinspirer,  la  faire,  ce  n'était  pas 
assez  d'un  noble  cœur  et  d'un  grand  esprit.  Il  fallait  encore  une 
chose.  .  .  Et  quelle.*^  Etre  jeune,  avoir  cette  jeunesse  d'àme,  cette 
chaleur  de  sang,  cet  aveuglement  fécond,  rpii  voit  déjà  dans  le 
monde  ce  qui  n'est  encore  qu'en  l'àme,  et  qui,  le  voyant,  le 
crée.  .  .  11  fallait  avoir  la  foi. 

11  fallait  une  certaine  harmonie,  non  seulement  de  volonté  et 
d'idées,  mais  d'hal)itudes  et  de  mœurs  républicaines;  avoir  en  soi 
la  république  intérieure,  la  république  morale,  la  seule  qui  légi- 
time et  fonde  la  république  politique;  je  veux  dire  posséder  le 
gouvernement  de  soi-même,  sa  propre  démocratie,  trouver  sa 
liberté  dans  robéissance  au  devoir.  .  .  Et  il  fallait  encore,  chose 
qui  semble  contradictoire,  qu'une  telle  âme,  vertueuse  et  forte, 
eût  un  moment  passionné  qui  la  fît  sortir  d'elle-même,  la  lançât 
dans  l'action. 

Dans  les  mauvais  jours  d'affaissement,  de  fatigue,  quand  la  foi 
révolutionnaire  défaillait  en  eux,  plusieurs  des  députés  et  journa- 
listes principaux  de  l'époque  allaient  prendre  force  et  courage  dans 
une  maison  où  ces  choses  ne  manquaient  jamais;  maison  modeste, 
le  petit  hôtel  Britannique  de  la  rue  Guénégaud,  près  le  pont  Neuf. 
Cette  rue,  assez  sombre,  qui  mène  à  la  rue  Mazarine,  pins  sombre 
encore,  n'a,  comme  on  sait,  d'autre  vue  que  les  longues  murailles 


LIVHK  V.  —  CIIAPITRK  V. 


3o:j 


de  la  Monnaie.  Ils  montaient  au  troisième  étage,  et  là,  invariable- 
ment, trouvaient  deux  personnes  travaillant  ensemble,  M.  et  M*"*  Ro- 
land, venus  récemment  de  Lyon.  Le  petit  salon  n'offrait  qu'une 
table  où  les  deux  époux  écrivaient;  la  cbambre  à  coucber,  entr'ou- 
verte,  laissait  voir  deux  lits.  Roland  avait  près  de  soixante  ans, 
elle  trente-six,  et  paraissait  beaucoup  moins;  il  sem])lait  le  père 
de  sa  femme.  C'était  un  bomme  assez  grand  et  maigre,  l'air  aus- 
tère et  passionné.  Cet  bomme,  qu'on  a  trop  sacrifié  à  la  gloire 
de  sa  femme  ('\  était  un  ardent  citoyen  qui  avait  la  France  dans 
le  cœur,  un  de  ces  vieux  Français  de  la  race  des  Vauban  et  des 
Boisguilbert,  qui,  sous  la  royauté,  n'en  poursuivaient  pas  moins, 
dans  les  seules  voies  ouvertes  alors,  la  sainte  idée  du  bien  public. 


''^  On  n'en  doutera  nullement  si  on 
lit  les  Lettres  écrites  de  Suisse,  d'Italie, 
de  Sicile  et  de  Mallhe,  par  W  (Roland 
delà  Platière),  avocat  aa  Parlement,  à 
M"'  '"  (Manon  Plilipon ,  depuis  M°"  lAo- 
land),  en  1776,  i777,  1778.  (Amster- 
dam, 1780,6  vol.  in- 13.)  Ce  livre,  écrit 
d'une  manière  inégale,  parfois  incor- 
recte et  obscure,  n'en  est  pas  moins  le 
voyage  d'Italie  le  plus  instructif  de  tous 
ceux  qu'on  a  faits  au  xviii*  siècle.  Il  té- 
moigne des  connaissances  infuiinimt 
variées  de  l'auteur,  qui  embrasse  son 
sujet  sous  tous  les  aspects,  depuis  la 
musique  jusqu'aux  plus  minutieux  dé- 
tails du  commerce  et  de  l'industrie.  Il 
voyageait  ordinairement  à  cheval  ou  à 
pied,  ce  qui  lui  permettait  d'observer 
de  très  près ,  de  s'arrêter,  de  saisir  bien 
des  détails  qui  échappent  à  ceux  qui 
vont  en  voiture.  J'y  vois  entre  autres 
choses  curieuses ,  qui  prouvent  l'étendue 
du  commerce  de  la  France  d'alore,  que 
les  gros  draps  d'Amiens  se  vendaient  à 
I^ugano.  Il  juge  l'Italie  religieuse  et 
Rome  spécialement  au  point  de  vue  des 
philosophes  de  l'époque,  mais  souvent 


avec  une  douce  équité  trop  rare  chez 
eux ,  et  qu'on  s'étonne  de  trouver  chez 
ce  juge  sévère.  Tout  ce  qu'un  honnête 
homme  peut  écrire  à  un  honnête 
honnne,  il  l'écrit,  sans  vaine  résene, 
à  sa  jeune  correspondante,  si  pure,  si 
forte,  si  sérieuse;  il  ne  s'aperçoit  en 
rien ,  dans  ce  commerce  de  deux  esprits, 
des  différences  de  sexe  et  d'âge.  Cet 
homme  de  quarante -cinq  ans  n'avait 
d'ami  que  cette  jeune  fdie  de  vingt ,  que 
depuis  il  épousa.  Il  lui  avait  laissé  ses 
manuscrits  en  partant  pour  ce  voyage. 
Roland  était  brouillé  avec  ses  parents, 
dévols  et  aristocrates.  M*"'  Phlipon  avait 
été  obligée  par  l'inconduite  de  son  père 
de  se  réfugier  dans  un  couvent  de  la  nie 
Neuve-Saint-Etienne,  qui  mène  au  Jar- 
din des  Plantes;  petite  rue  si  illustre 
par  le  souvenir  de  Pascal ,  de  Rollin,  de 
Bernardin  de  Saint-Pierre.  Elle  y  vivait, 
non  en  reUgieuse ,  mais  dans  sa  cbambre , 
entre  Plutarque  et  Rousseau,  gaie  et 
courageuse ,  comme  toujours ,  mais  dans 
une  extrême  pauvreté ,  avec  une  sobriété 
plus  que  Spartiate,  et  semblant  déjà 
s'exercer  aux  vertus  de  la  république. 


304  HISTOIRE  DE  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 

Inspecteur  des  manufactures,  il  avait  passé  toute  sa  vie  dans  les 
travaux,  les  voyages,  à  rechercher  les  améliorations  dont  notre 
industrie  était  susceptible.  Il  avait  publié  plusieurs  de  ces  voyages 
et  divers  traités  ou  mémoires  relatifs  à  certains  métiers.  Sa  belle 
et  courageuse  femme,  sans  se  rebuter  de  l'aridité  des  sujets,  co- 
piait, traduisait,  compilait  pour  lui.  h'Arl  du  tourbicr,  VArt  du 
fabricant  de  laine  rase  et  sèche,  le  Dictionnaire  des  manufactures, 
avaient  occupé  la  belle  main  de  M"*'  Roland,  absorbe  ses  meilleures 
années,  sans  autre  distraction  que  la  naissance  et  l'allaitement  du 
seul  enfant  qu'elle  ait  eu.  Etroitement  associée  aux  travaux,  aux 
idées  de  son  mari,  elle  avait  pour  lui  une  sorte  de  culte  filial, 
jusqu'à  lui  préparer  souvent  ses  aliments  elle-même;  une  prépara- 
tion toute  spéciale  était  nécessaire,  l'estomac  du  vieillard  était 
délicat,  fatigué  par  le  travail. 

Roland  rédigeait  lui-même  et  n'employait  nullement  la  plume 
de  sa  femme  à  cette  époque;  ce  fut  plus  tard,  devenu  ministre, 
au  milieu  d'embarras,  de  soins  infinis,  qu'il  y  eut  recours.  Elle 
n'avait  aucune  impatience  d'écrire,  et  si  la  Révolution  ne  fût  venue 
la  tirer  de  sa  retraite,  elle  eût  enterré  ces  dons  inutiles,  le  talent, 
l'éloquence ,  aussi  bien  que  la  beauté. 

Quand  ces  politiques  venaient,  M"*^  Roland  ne  se  mêlait  pas 
d'elle-même  aux  discussions,  elle  continuait  son  ouvrage  ou  écri- 
vait des  lettres;  mais  si,  comme  il  arrivait,  on  en  appelait  à  elle, 
elle  parlait  alors  avec  une  vivacité,  une  propriété  d'expressions, 
une  force  gracieuse  et  pénétrante,  dont  on  était  tout  saisi.  «L'a- 
mour-propre aurait  bien  voulu  trouver  de  l'apprêt  dans  ce  qu'elle 
disait;  mais  il  n'y  avait  pas  moyen;  c'était  tout  simplement  une 
nature  trop  parfaite.  » 

Au  premier  coup  d'œil ,  on  était  tenté  de  croire  qu'on  voyait  la 
Julie  de  Rousseau  (^^;  à  tort,  ce  n'était  ni  la  Julie  ni  la  Sophie, 

^'1  Voir  les  portraits  de  Lémontey,  édition  des  Mémoires  (an  viii).  Elle  est 

Riouffe  et  tant   d  autres;  comme  gra-  prise  peu  avant  la  mort,  à  trente-neuf 

vure,  le  bon  et  naïf  portrait,  mis  par  ans.  Elle  est  forte  el  déjà  un  peu  ma- 

Cliampagneux  en  tète  de  la  première  man,  si  on   ose  le  dire,  très  sereine, 


LIVRE  V.  —  CHAPITHK  V.  305 

c'était  M"^  Roland,  une  fille  de  Rousseau  certainement,  plus  lé- 
gitime encore  peut-être  que  celles  qui  sortirent  immédiatement 
de  sa  plume.  Celle-ci  n'était  pas  comme  les  deux  autres  une  noble 
demoiselle.  Manon  Phlipon,  c'est  son  nom  de  lille  (j'en  suis  Tâché 
pour  ceux  qui  n'aiment  pas  les  noms  plébéiens),  eut  un  graveur 
pour  père,  et  elle  gravait  elle-même  dans  la  maison  paternelle. 
Klle  procédait  du  peuple,  on  le  voyait  aisément  à  un  certain  éclat 
de  sang  et  de  carnation  cpi'on  a  beaucoup  moins  dans  les  classes 
élevées;  elle  avait  la  main  belle,  mais  non  pas  petite,  la  bouche  un 
peu  grande,  le  menton  assez  retroussé,  la  taille  élégante,  d'une 
cambrure  marcjuée  fortement,  une  richesse  de  hanches  et  de  sein 
que  les  dames  ont  rarement. 

Elle  différait  encore  en  un  point  des  héroïnes  de  Rousseau, 
c'est  qu'elle  n'eut  pas  leurs  faiblesses.  M"'*^  Roland  fut  vertueuse» 
nullement  amollie  par  l'inaction,  la  rêverie  où  languissent  les 
femmes;  elle  fut  au  plus  haut  degré  laborieuse,  active;  le  travail 
fut  pour  elle  le  gardien  de  la  vertu.  Une  idée  sacrée,  le  devoir, 
plane  sur  cette  belle  vie,  de  la  naissance  à  la  mort;  elle  se  rend  ce 
témoignage  au  dernier  moment,  à  l'heure  où  l'on  ne  ment  plus  : 
«  Personne ,  dit-elle ,  moins  que  moi  n'a  connu  la  volupté.  »  —  Et 
ailleurs  :  «  J'ai  commandé  à  mes  sens.  » 

Pure  dans  la  maisoa  paternelle,  au  quai  de  l'Horloge,  comme 
le  bleu  profond  du  ciel,  qu'elle  regardait,  dit-elle,  de  là  jusqu'aux 
Champs-Elysées;  —  pure  à  la  table  de  son  sérieux  époux,  travail- 
lant infatigablement  pour  lui;  —  pure  au  berceau  de  son  enfant, 
qu'elle  s'obstine  à  allaiter,  malgré  de  vives  douleurs;  —  elle  ne 
Test  pas  moins  dans  les  lettres  qu'elle  écrit  à  ses  amis,  aux  jeunes 
hommes  qui  l'entouraient  d'une  amitié  passionnée  ('^;  elle  les  calme 


rermo   et  résolue,   avec    une  tendance  ajourné  la  passion ,  qui  n'ont  pas  eu  en- 

visiblement  critique.  Ce  dernier  carac-  lin  leur  satisfaction  en  ce  monde, 

tère  ne  tient  pas  seulement  à  sa  jx>lé-  ^''  Voir  la  belle  lettre  à  Bosc,  alors 

mique   révolutionnaire;  mais  tels  sont  fort  troublé  d'elle  et  tiistc  de  la  voir 

en  général  ceux  (|ui  ont  lutté,  qui  ont  transplantée   près  de  Lyon,  si   loin  de 

|)cu  donné  au  plaisir,  qui  ont  contenu,  Paris  :  «Assise  au  coin  du  feu,  après  une 

II.  ao 

.  mrkiattic   «iTionut. 


300  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

et  les  console,  les  élève  au-dessus  de  leur  faiblesse.  Us  lui  res- 
tèrent fidèles  jusqu'à  la  mort,  comme  à  la  vertu  elle-même. 

L'un  d'eux ,  sans  songer  au  péril ,  allait  en  pleine  Terreur  rece- 
voir d'elle,  à  sa  prison,  les  feuilles  immortelles  où  elle  a  raconté 
sa  vie.  Proscrit  lui-même  et  poursuivi,  fuyant  sur  la  neige,  sans 
abri  que  l'arbre  chargé  de  givre,  il  sauvait  ces  feuilles  sacrées; 
elles  le  sauvèrent  peut-être,  lui  gardant  sur  la  poitrine  la  chaleur 
et  la  force  du  grand  cœur  qui  les  écrivit  (^\ 

Les  hommes  qui  souffrent  à  voir  une  vertu  trop  parfaite  ont 
cherché  inquiètement  s'ils  ne  trouveraient  pas  quelque  faiblesse 
en  la  vie  de  cette  femme;  et  sans  preuve,  sans  le  moindre  indice (^), 
ils  ont  imaginé  qu'au  fort  du  drame  où  elle  devenait  acteur,  à  son 
moment  le  plus  viril,  parmi  les  dangers,  les  horreurs  (après  sep- 
tembre apparemment?  ou  la  veille  du  naufrage  qui  emporta  la 
Gironde?),  M""^  Roland  avait  le  temps,  le  cœur  d'écouter  les  galan- 


nuit  paisible  et  les  soins  divers  de  la 
matinée,  mon  ami  à  son  bureau,  ma 
petite  à  tricoter,  et  moi  causant  avec 
l'un,  veillant  l'ouvrage  de  l'autre,  sa- 
vourant le  bonbeur  d'être  bien  cbaude- 
ment  au  sein  de  ma  petite  et  cbère 
famille,  écrivant  à  un  ami,  tandis  que 
la  neige  tombe  sur  tant  de  mallieureux , 
je  m'attendris  sur  leur  sort  » ,  etc.  — 
Doux  tableau  d'intérieur,  sérieux  bon- 
beur de  la  vertu ,  montré  au  jeune 
bomme  pour  calmer  son  cœur,  l'épu- 
rer, l'élever Demain  pourtant  le 

vent  de  la  tempête  aura  emporté  ce 
nid!... 

<')  Ce  fut  lui  aussi,  l'bonnête  et  digne 
Bosc,  qui,  au  dernier  moment,  s' éle- 
vant au-dessus  de  lui-même,  pour  ac- 
complir en  elle  l'idéal  suprême  qu'il  y 
avait  toujours  admiré ,  lui  donna  le 
noble  conseil  de  ne  point  dérober  sa 
mort  aux  regards,  de  ne  point  s'empoi- 
sonner,  mais  d'accepter  l'écbafaud,  de 


mourir  publiquement,  d'bonorer  par 
son  courage  la  république  et  l'bumanité. 
Il  la  suit  à  l'immortalité ,  pour  ce  conseil 
béroïque.  M""*  Roland  y  marcbe  sou- 
riante, la  main  dans  la  main  de  son 
austère  époux ,  et  elle  y  mène  avec  elle 
ce  jeune  groupe  d'aimables,  d'irrépro- 
chables amis  (sans  parier  de  la  Gironde) , 
Bosc ,  Ghampagneux ,  Bancal  des  Issarts. 
Rien  ne  les  séparera. 

**'  Si  vous  cbercbez  ces  indices,  on 
vous  renvoie  à  deux  passages  des  Mé- 
moires de  M""  Roland,  lesquels  ne  prou- 
vent rien  du  tout.  Elle  parle  des  pas- 
sions, «dont  à  peine,  avec  la  vigueur 
d'un  atblète, elle  sauve  l'âge  mûr».  Que 
conclurez-vous  de  là  ?  —  Elle  parle  des 
«bonnes  raisons»  qui,  vers  le  3i  mai, 
la  poussaient  au  départ.  Il  est  bien  ex- 
traordinaire et  absurdement  bardi  d'in- 
duire que  ces  bonnes  raisons  ne  peuvent 
être  qu'un  amour  pour  Barbaroux  ou 
Buzot! 


LIVKE  V.  —  CHAPITRE  V.  307 

teries  el  de  faire  l'amour.  .  .  —  La  seule  chose  qui  les  embarrasse, 
c'est  de  trouver  le  nom  de  l'ainant  favorisé. 

Encore  une  fois,  il  n'y  a  nul  fait  qui  motive  ces  suppositions. 
M"*"  Roland ,  tout  l'annonce,  fut  toujours  reine  d'elle-même,  maî- 
tresse absolue  de  ses  volontés,  de  ses  actes  (').  N'eut -elle  aucune 
émotion,  cette  âme  forte,  mais  passionnée?  N'eut-elle  pas  son 
orage  ? .  .  .  Cette  question  est  tout  autre ,  et  sans  hésiter  je  répon- 
drai :  Oui. 

Qu'on  me  permette  d'insister.  —  Ce  fait,  peu  remarqué  en- 
core, n'est  point  un  détail  indiflerenl,  purement  anecdotique  de 
la  vie  privée.  Il  eut  sur  M"**"  Roland  une  grave  influence  en  1791» 
et  la  puissante  action  qu'elle  exerça  dès  cette  époque  serait  beau- 
coup moins  explicable ,  si  l'on  ne  voyait  à  nu  les  causes  particu- 
lières qui  passionnaient  alors  cette  âme,  jusque-là  calme  et  forte, 
mais  d'ime  force  tout  assise  en  soi  et  sans  action  au  dehors. 

jyjme  Roland  menait  sa  vie  obscure,  laborieuse,  en  i78(),  au 
triste  clos  de  la  Platière ,  près  de  Villefranche  et  non  loin  de  Lyon. 
Elle  entend,  avec  toute  la  France,  le  canon  de  la  Bastille  :  son 
sein  s'émeut  et  se  gonfle;  le  prodigieux  événement  semble  réaliser 
tous  ses  rêves,  tout  ce  qu'elle  a  lu  des  anciens,  imaginé,  espéré; 
voilà  qu'elle  a  une  patrie.  La  Révolution  s'épand  sur  la  France; 
Lyon  s'éveille,  et  Villefranche,  la  campagne,  tous  les  villages.  La 
fédération  de  1790  appelle  à  Lyon  une  moitié  du  royaume, 
toutes  les  députatlons  de  la  garde  nationale,  de  la  Corse  à  la  Lor- 
raine. Dès  le  matin.  M'"*"  Roland  était  en  extase  sur  l'admirable 
quai  du  Rhône  et  s'enivrait  de  tout  ce  peuple,  de  cette  fraternité 
nouvelle,  de  cette  splendide  aurore.  Elle  en  écrivit  le  soir  la  rela- 
tion pour  son  aiul  Champagneux,  jeune  homme  de  Lyon,  qui, 
sans  profit  et  par  pur  patriotisme,  faisait  un  journal.  Le  numéro, 
non  signé,  fut  vendu  à  soixante  mille.  Tous  ces  gardes  nationaux, 

^'^  Les  Lettres  Je  M^'  Roland  à  Buzot,  par  M.  Dauban,  témoigne  par  une  allu- 

récemment  publiées,  ne  cbangent  rien  sion  fort  claire  que  ce  sentiment  resta 

à  l'opinion  (|ue  j'exprimais   en    i848.  toujours  dans  la  plus  haute  région  mo- 

L'écrit  testamentaire  do   Hiizot,  publié  raie. 


308  HISTOIRE  DE  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 

relournant  chez  eux,  emportèrent,  sans  le  savoir,  l'âme  de 
M"'*'  Roland. 

Elle  aussi,  elle  retourna,  elle  revint  pensive  dans  son  désert  au 
clos  de  la  Platière,  qui  lui  parut,  plus  qu'à  l'ordinaire  encore,  sté- 
rile et  aride.  Peu  propre  alors  aux  travaux  techniques  dont  l'occu- 
pait son  mari,  elle  lisait  le  Procès-verbal  si  intéressant  des  électeurs 
de  1789,  la  révolution  du  i4  juillet,  la  prise  de  la  Bastille.  Le 
hasard  voulut  justement  qu'un  de  ces  électeurs,  M.  Bancal  des 
Issarts,  fût  adressé  aux  Roland  par  leurs  amis  de  Lyon  et  passât 
quelques  jours  chez  eux.  M.  Bancal,  d'une  famille  de  fabricants  de 
Montpellier,  mais  transplantée  à  Glermont,  y  avait  été  notaire;  il 
venait  de  quitter  cette  position  lucrative  pour  se  livrer  tout  entier 
aux  études  de  son  choix,  aux  recherches  politiques  et  philanthro- 
piques, aux  devoirs  du  citoyen.  R  avait  environ  quarante  ans,  rien 
de  brillant,  mais  beaucoup  de  douceur  et  de  sensibilité,  un  cœur 
bon  et  charitable.  R  avait  eu  une  éducation  fort  religieuse,  et, 
après  avoir  traversé  une  période  philosophique  et  politique,  la 
Convention,  une  longue  captivité  en  Autriche,  il  est  mort  dans 
de  grands  sentiments  de  piété ,  dans  la  lecture  de  la  Bible ,  qu'il 
s'essayait  à  lire  en  hébreu. 

H  fut  amené  à  la  Platière  par  un  jeune  médecin,  Lanthenas, 
ami  des  Roland,  qui  vivait  beaucoup  chez  eux,  y  passant  des  se- 
maines, des  mois,  travaillant  avec  eux,  pour  eux,  faisant  leurs 
commissions.  La  douceur  de  Lanthenas,  la  sensibilité  de  Bancal 
des  Issarts,  la  bonté  austère  mais  chaleureuse  de  Roland,  leur 
amour  commun  du  beau  et  du  bon,  leur  attachement  à  cette 
femme  parfaite  qui  leur  en  présentait  l'image,  cela  formait  tout  na- 
turellement un  groupe,  une  harmonie  complète.  Hs  se  convinrent 
si  bien  qu'ils  se  demandèrent  s'ils  ne  pourraient  continuer  de 
vivre  ensemble.  Auquel  des  trois  vint  cette  idée.»^  On  ne  le  sait; 
mais  elle  fut  saisie  par  Roland  avec  vivacité,  soutenue  avec  chaleur. 
Les  Roland,  en  réunissant  tout  ce  qu'ils  avaient,  pouvaient  appor- 
ter à  l'association  60,000  livres;  Lanthenas  en  avait  20,000  ou  un 
peu  plus,  à  quoi  Bancal  en  aurait  joint  une  centaine  de  mille.  Cela 


MVIU*:   V.   —  CIIAPITKK   V.  309 

faisait  une  somme  assez  ronde,  qui  leur  permellait  d'acheter  des 
biens  nationaux,  alors  à  vil  prix. 

Rien  de  plus  touchant,  de  plus  digne,  de  plus  honnête  que  les 
lettres  où  Roland  parle  de  ce  projet  à  Bancal.  Cetle  noble  con- 
fiance, cette  fol  à  Tamitié,  à  la  vertu,  donne  et  de  Roland,  et 
d'eux  tous,  la  plus  haute  idée  :  «  Venez,  mon  ami,  lui  dit-il.  Kh! 

que  tardez-vous.»^ Vous  avez  vu  notre  manière  franche  et 

ronde  ;  ce  n'est  point  à  mon  âge  qu'on  change,  quand  on  n'a  jamais 
varié.  .  .  Nous  prêchons  le  patriotisme,  nous  élevons  l'âme;  le 
docteur  fait  son  métier;  ma  femme  est  l'apothicaire  des  malades 
du  canton.  Vous  et  moi,  nous  ferons  les  alfaires,  »  etc. 

La  grande  affaire  de  Roland,  c'était  de  catéchiser  les  paysans 
de  la  contrée,  de  leur  prêcher  le  nouvel  Evangile.  Marcheur  admi- 
rable malgré  son  âge,  parfois,  le  bâton  à  la  main,  il  s'en  allait 
jusqu'à  Lyon  avec  son  ami  Lanthenas,  jetant  la  bonne  semence  de 
la  liberté  sur  tout  le  chemin.  Le  digne  homme  croyait  trouver 
dans  Bancal  un  auxiliaire  utile,  un  nouveau  missionnaire,  dont  la 
parole  douce  et  onctueuse  ferait  des  miracles.  Habitué  à  voir  l'assi- 
duité désintéressée  du  jeune  Lanthenas  près  de  M""^  Roland,  il  ne 
lui  venait  pas  même  à  l'esprit  que  Bancal,  plus  âgé,  plus  sérieux, 
pût  apporter  dans  sa  maison  autre  chose  que  la  paix.  Sa  femme, 
qu'il  aimait  pourtant  fù  profondément,  il  avait  un  peu  oublié 
qu'elle  fût  une  femme,  n'y  voyant  que  l'immuable  compagnon  de 
ses  travaux.  Lal)orieuse,  sobre,  fraîche  et  pure,  le  teint  transpa- 
rent, l'œil  ferme  et  limpide,  M'"'^  Roland  était  la  plus  rassurante 
image  de  la  force  et  de  la  vertu.  Sa  grâce  était  bien  d'une  femme , 
mais  son  mâle  esprit,  son  cœur  sloïque  était  d'un  homme.  On 
dirait  plutôt,  à  regarder  ses  amis,  que,  près  d'elle,  ce  sont  eux 
qui  sont  femmes;  Bancal,  Lanthenas,  Champagneux,  ont  tous  des 
traits  assez  doux.  Et  le  plus  femme  de  tous  par  le  cœur  peut-être, 
le  plus  faible,  c'est  celui  qu'on  croit  le  plus  ferme,  c'est  l'austère 
Roland,  faible  d'une  profonde  passion  de  vieillard,  suspendu  à  la 
vie  de  l'autre  ;  il  n'y  paraîtra  que  trop  à  la  mort. 

La   situation  eût  été,  sinon  périlleuse,    du  moins  pleine   de 


310  HISTOIRE   DE  LA  RÉVOLUTION   FRANÇAISE. 

-combats,  d'orages.  C'était  Volmar  appelant  Saint-Preux  auprès  de 
Julie;  c'était  la  barque  en  péril  aux  rochers  de  Meillerie.  Il  n'y  eût 
pas  eu  naufrage,  croyons-le,  mais  il  valait  mieux  ne  pas  s'em- 
barquei'. 

C'est  ce  que  M""^  Roland  écrit  à  Bancal  dans  une  lettre  vertueuse, 
mais  en  même  temps  trop  naïve  et  trop  émue.  Cette  lettre,  ado- 
jablement  imprudente,  est  restée  par  cela  même  un  monument 
inappréciable  de  la  pureté  de  M™*'  Roland,  de  son  inexpérience, 
de  la  virginité  de  cœur  qu'elle  conserva  toujours.  .  .  On  ne  peut 
lire  qu'à  genoux. 

Rien  ne  m'a  jamais  plus  surpris,  touché .  .  .  Quoi  !  ce  héros  fut 
donc  vraiment  une  femme  .^^  Voilà  donc  un  moment  (Tunique)  où 
ce  grand  courage  a  fléchi.  La  cuirasse  du  guerrier  s'entr'ouvre,  et 
c'est  une  femme  qu'on  voit,  le  sein  ])lessé  de  Clorinde. 

Bancal  avait  écrit  aux  Roland  une  lettre  affectueuse,  tendre,  où 
il  disait  de  cette  union- projetée  :  «Elle  fera  le  charme  de  notre 
vie;  et  nous  ne  serons  pas  inutiles  à  nos  semblables.  »  Roland,  alors 
à  Lyon,  envoya  la  lettre  à  sa  femme.  Elle  était  seule  à  la  cam- 
pagne; l'été  avait  été  très  sec,  la  chaleur  était  forte,  quoiqu'on  fût 
déjà  en  octobre.  Le  tonnerre  grondait,  et  pendant  plusieurs  jours 
il  ne  cessa  point.  Orage  au  ciel  et  sur  la  terre,  orage  de  la  pas- 
sion, orage  de  la  Révolution.  .  .  De  grands  troubles  sans  doute 
allaient  arriver,  un  flot  incomiu  d'événements  qui  devaient  bientôt 
bouleverser  les  cœurs  et  les  destinées;  dans  ces  grands  moments 
d'attente,  l'homme  croit  volontiers  que  c'est  pour  lui  que  Dieu 
tonne. 

]yjme  Roland  lut  à  peine ,  et  elle  fut  inondée  de  larmes.  Elle  se 
mit  à  sa  table  sans  savoir  ce  qu'elle  écrirait;  elle  écrivit  son  trouble 
même,  ne  cacha  point  qu'elle  pleurait.  C'était  bien  plus  qu'un  aveu 
tendre.  Mais,  en  même  temps,  cette  excellente  et  courageuse 
femme,  brisant  son  espoir,  se  faisait  l'effort  d'écrire  :  «  Non,  je  ne 
suis  point  assurée  de  votre  bonheur,  je  ne  me  pardonnerais  point 
(le  l'avoir  troublé.  Je  crois  vous  voir  l'attacher  à  des  moyens  que 
je  crois  faux,  à  une  espérance  que  je  dois  interdire.  »  Tout  le 


LIVRE  V.   —  CIIAPITHE  V.  311 

reste  est  un  mélange  bien  louchant ttié  vertu,  de  passion,  d'incon- 
séquence; de  temps  à  autre,  un  accent  mélancolique  et  je  ne  sais 
cjuelle  sombre  prévision  du  destin  :  «  Quand  est-ce  que  nous  vous 
reverrons?.  .  .  Question  que  je  me  fais  souvent  et  que  je  n'ose  ré- 
soudre .  .  .  Mais  pourquoi  chercher  à  pénétrer  l'avenir  que  la  na- 
ture a  voulu  nous  cacher?  Laissons-le  donc  sous  le  voile  imposant 
dont  elle  le  couvre,  puisqu'il  ne  nous  est  pas  donné  de  le  péné-' 
trer;  nous  n'avons  sui'  lui  qu'une  sorte  d'influence,  elle  est  grande 
sans  doute  :  c'est  de  préparer  son  bonheur  par  le  sage  emploi  du 
présent.  .  .  »  —  Kl  plus  loin  :  «  Il  ne  s'esl  point  écoulé  vingt- 
quatre  heures  dans  la  semaine  que  le  tonnerre  ne  se  soit  fait  en- 
tendre. 11  vient  encore  de  gronder.  J'aime  assez  la  teinte  qu'il  prête 
à  nos  campagnes,  elle  est  auguste  et  sombre,  mais  elle  serait  ter- 
rible qu'elle  ne  m'inspirerait  pas  plus  d'effroi ...» 

Bancal  était  sage  et  honnête.  Bien  triste,  malgré  l'hiver,  il  passa 
en  Angleterre,  et  il  y  resta  longtemps.  Oserai -je  le  dire?  plus 
longtemps  peut-être  que  M""'  Boland  ne  l'eût  voulu  elle-même. 
Telle  est  l'inconséquence  du  cœur,  même  le  plus  vertueux.  Ses 
lettres,  lues  attentivement,  offrent  une  fluctuation  étrange;  elle 
s'éloigne,  elle  se  rapproche;  par  moments,  elle  se  défie  d'elle- 
même,  et  par  moments  se  rassure. 

Qui  dira  qu'en  février,  partant  pour  Paris  où  les  affaires  de  la 
ville  de  Lyon  amenaient  Boland,  elle  n'ait  pas  quelque  joie  secrète 
de  se  retrouver  au  grand  centre  où  Bancal  va  nécessairement  re- 
venir? Mais  c'est  justement  Paris  qui  bientôt  donne  à  ses  idées 
un  tout  autre  cours.  La  passion  se  transforme,  elle  se  tourne  entiè- 
rement du  côté  des  affaires  publiques.  Chose  bien  intéressante  et 
touchante  à  observer.  Après  la  grande  émotion  de  la  fédération 
lyonnaise,  ce  spectacle  attendrissant  de  l'union  de  tout  un  peuple, 
elle  s'était  trouvée  faible  et  tendre  au  sentiment  individuel.  Kt 
maintenant  ce  sentiment,  au  spectacle  de  Paris,  redevient  tout  gé- 
néral, civique  et  patriotique;  M"**  Boland  se  retrouve  elle-même 
et  n'aime  plus  que  la  France. 

S'il  s'agissait  d'une  autre  femme,  je  dirais  qu'elle   fut  sauvée 


312  HISTOIRE  DE  LA   REVOLUTION   FRANÇALSE. 

d'elle-même  par  la  Révolution,  par  la  république,  par  le  combat 
et  la  mort.  Son  austère  union  avec  Roland  fut  confirmée  par  leur 
participation  commune  aux  événements  de  l'époque.  Ce  mariage 
de  travail  devint  un  mariage  de  luttes  communes,  de  sacrifices, 
d'ell'oits  héroïques.  Préservée  ainsi ,  elle  arriva,  pure  et  victorieuse, 
à  l'écliafaud  ,  à  la  gloire. 

Elle  vint  à  Paris  en  février  1791,  à  la  veille  du  moment  si  grave 
où  devait  s'agiter  la  question  de  la  république;  elle  y  apportait 
deux  forces,  la  vertu  à  la  fois  et  la  passion.  Réservée  jusque-là 
dans  son  désert  pour  les  grands  événements,  elle  arrivait  avec  une 
jeunesse  d'esprit,  une  fraîcheur  d'idées,  de  sentiments,  d'impres- 
sions, à  rajeunir  les  politiques  les  plus  fatigués.  Eux,  ils  étaient 
déjà  las;  elle,  elle  naissait  de  ce  jour. 

Autre  force  mystérieuse.  Cette  personne  très  pure,  admirable- 
ment gardée  par  le  sort,  arrivait  pourtant  le  jour  où  la  femme  est 
bien  redoutable,  le  jour  où  le  devoir  ne  suffira  plus,  le  jour  où  le 
cœur,  longtemps  contenu,  s'épandra.  Elle  arrivait  invincible,  avec 
une  force  d'impulsion  inconnue.  Nul  scrupule  ne  la  retardait;  le 
bonheur  voulait  que ,  le  sentiment  personnel  s'étant  vaincu  ou  éludé , 
l'âme  se  tournait  tout  entière  vers  un  noble  but,  grand,  vertueux, 
glorieux,  et,  n'y  sentant  que  l'honneur,  se  lançait  à  pleines  voiles 
sur  ce  nouvel  océan  de  la  Révolution  et  de  la  patrie. 

Voilà  pourquoi  en  ce  moment  elle  était  irrésistible.  Tel  fut  à 
peu  près  Rousseau,  lorsque,  après  sa  passion  malheureuse  pour 
jyjme  cl'Houdetot,  retombé  sur  lui-même  et  rentré  en  lui,  il  y  re- 
trouva un  foyer  immense,  cette  inextinguible  flamme  où  s'embrasa 
tout  le  siècle;  le  nôtre,  à  cent  ans  de  distance,  en  sent  encore  la 
chaleur. 

Rien  de  plus  sévère  que  le  premier  coup  d'œil  de  M"*  Roland 
sur  Paris.  L'Assemblée  lui  fait  horreur,  ses  amis  lui  font  pitié. 
Assise  dans  les  tribunes  de  l'Assemblée  ou  des  Jacobins,  elle  perce 
d'un  œil  pénétrant  tous  les  caractères;  elle  voit  à  nu  les  faussetés, 
les  lâchetés,  les  bassesses,  la  comédie  des  constitutionnels,  les  ter- 
giversations, l'indécision  des  amis  de  la  liberté.  Elle  ne  ménage 


LIVRE  V.  —  CHAPITRK  V.  3IS 

nullement  ni  Brissot,  qu'elle  aime,  mais  qu'elle  trouve  timide  et 
léger,  ni  Condorcet,  qu'elle  croit  double,  ni  Fauchet,  dans  lequel 
«  elle  voit  bien  qu'il  y  a  un  prêtre  ».  A  peine  fait-elle  gi'àce  à  Pé- 
lion  et  Robespierre;  encore  on  voit  bien  que  leurs  lenteurs,  leurs 
ménagements,  vont  peu  à  son  impatience.  Jeune,  ardente,  forte, 
sévère,  elle  leur  demande  compte  à  tous,  ne  veut  pas  entendre 
parler  de  délais,  d'obstacles;  elle  les  somme  d'être  liommes  et 
d'agir. 

Au  triste  spectacle  de  la  liberté  entrevue,  espérée,  déjà  perdue, 
selon  elle,  elle  voudrait  retourner  à  Lyon,  «  elle  vei'se  des  larmes 
de  sang.  .  .  Il  nous  faudra,  dit-elle  (le  5  mai),  une  nouvelle  insur- 
rection, ou  nous  sommes  perdus  pour  le  bonheur  et  la  liberté; 
mais  je  doute  qu'il  y  ait  assez  de  vigueur  dans  le  peuple ...  La 
guerre  civile  même,  tout  horrible  qu'elle  soit,  avancerait  la  ré- 
génération de  notre  caractère  et  de  nos  mœurs ...  —  H  faut  être 
prêt  à  tout,  même  à  mourir  sans  regret.  » 

La  génération  dont  M™*"  Roland  désespère  si  aisément  avait  des 
dons  admirables,  la  foi  au  progrès,  le  désir  sincère  du  bonheur 
des  hommes,  l'amour  ardent  du  bien  public;  elle  a  étonné  le 
monde  par  la  grandeur  des  sacrifices.  Cependant,  il  faut  le  dire, 
à  cette  époque  où  la  situation  ne  commandait  pas  encore  avec 
une  force  impérieuse,  ces  caractères,  formés  sous  l'ancien  régime, 
ne  s'annonçaient  pas  sous  un  aspect  mâle  et  sévère.  Le  courage 
d'esprit  manquait.  L'initiative  du  génie  ne  fut  alors  chez  personne; 
je  n'excepte  pas  Mirabeau,  malgré  son  gigantesque  talent. 

Les  hommes  d'alors,  il  faut  le  dire  aussi,  avaient  déjà  immen- 
sément écrit,  parlé,  combattu.  Que  de  travaux,  de  discussions, 
d'événements  entassés!  que  de  réformes  rapides!  quel  renouvel- 
lement du  monde  ! .  .  .  La  vie  des  hommes  importants  de  l'As- 
semblée, de  la  presse,  avait  été  si  laborieuse  qu'elle  nous  semble 
un  problème;  deux  séances  de  l'Assemblée,  sans  repos  que  les 
séances  des  Jacobins  et  autres  clubs,  juscju'à  i  i  heures  ou  miiuiit; 
puis  les  discours  à  préparer  pour  le  lendemain,  les  articles,  les 
affaires  et  les  intrigues,  les  séances  des  comités,  les  conciliabules 


314  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

politiques. .  .  L'élan  immense  du  premier  moment,  Tespoir  infini, 
les  avaient  d'abord  mis  à  même  de  supporter  tout  cela.  Mais  enfin 
l'effort  durait,  le  travail  sans  fin  ni  bornes;  ils  étaient  un  peu  re- 
tombés. Cette  génération  n'était  plus  entière  d'esprit  ni  de  force; 
quelque  sincères  que  fussent  ses  convictions,  elle  n'avait  pas  la  jeu- 
nesse, la  fraîcheur  d'esprit,  le  premier  élan  de  la  foi. 

Le  2  2  juin,  au  milieu  de  l'hésitation  universelle  des  politiques, 
]y|me  Roland  n'hésita  point.  Elle  écrivit,  et  fit  écrire  en  province, 
poui'  qu'à  rencontre  de  la  faible  et  pâle  adresse,  les  assemblées 
primaires  demandassent  une  convocation  générale  :  «  Pour  déli- 
bérer par  oui  et  par  non  s'il  convient  de  consei'ver  au  gouverne- 
ment la  forme  monarchique.  »  —  Elle  prouve  très  bien,  le  2  4»  «  que 
toute  régence  est  impossible ,  qu'il  faut  suspendre  Louis  XVI  »,  etc. 

Tous  ou  presque  tous  reculaient,  hésitaient,  flottaient  encore. 
Ils  balançaient  les  considérations  d'intérêts,  d'opportunité,  s'atten- 
daient les  uns  les  autres,  se  comptaient.  «  Nous  n'étions  pas  douze 
républicains  en  1789,  »  dit  Camille  Desmoulins.  Ils  avaient  bien 
multiplié  en  1791,  grâce  au  voyage  de  Varennes,  et  le  nombre 
était  immense  des  républicains  qui  l'étaient  sans  le  savoir;  il  fallait 
le  leur  apprendre  à  eux-mêmes.  Ceux-là  seuls  calculaient  bien 
l'affaire ,  qui  ne  voulaient  pas  calculer.  En  tête  de  cette  avant-garde 
marchait  M"*'  Roland;  elle  jetait  le  glaive  d'or  dans  la  balance  in- 
décise, son  courage  et  l'idée  du  droit. 


LIVRE  V.   —  CHAPITHE   VI.  315 


CHAPITRE  VI. 

LE  ROI  INTERROGÉ.  -  PREMIERS  ACTES  RÉPURLICAIÎVS 
(26  JUL>-1^  JUILLET   1791). 

I.c  Roi  et  la  Reine  entendus  en  leurs  déclarations,  aG-a- juin.  —  Défi  de  Bouille, 
a()  juin.  —  Affiche  républicaine  de  Payne  et  autres  amis  de  Condorcet,  i" juillet. 
—  Tentatives  des  Orléanistes.  —  Mesures  prises  par  l'Assemblée.  —  Les  Jaco- 
bins. —  Pétion  contre  le  Roi,  8  juillet;  Brissot  contre  le  Roi,  i3  juillet.  —  Les 
comités  de  l'Asseniblée  pour  le  Roi,  i3  juillet.  —  Mouvements  des  Cordeliers  et 
sociétés  fraternelles.  —  Ruses  des  meneurs  de  l'Assemblée,  i4  juillet.  —  Agi- 
tation croissante  pendant  ia  semaine,  du  lO  au  17.  —  Triomphe  de  Voltaire, 
fêtes,  etc. 

Nous  connaissons  maintenant  les  acteurs,  les  influences  privées 
et  pnbliqnes;  reprenons  le  cours  des  faits. 

Il  n'est  pas  diflicile  de  suivre  dans  ces  jours  d'orage  les  mou- 
vements de  l'opinion,  les  pulsations  plus  ou  moins  vives  de  Tesprit 
public,  les  battements  de  cœur  de  la  France. 

Au  premier  moment,  21  juin,  on  s'indigne,  mais  on  respire. 
«  Voilà  le  grand  embarras  parti  !  » 

Au  second,  le  20  ausoir,  il  revient  captif,  humilié,  tombé  du 
trône  à  l'état  de  sujet  du  dernier  sujet.  Grand  silence,  de  colère 
et  de  reproche,  silence  aussi  de  la  pitié,  qui  prend  les  cœurs  à 
leur  insu. 

Mais,  contre  la  pitié  même,  au  troisième  moment,  réagit  la 
défiance,  et  la  colère,  quand  les  renards  de  l'Assemblée  entre- 
prennent d'escamoter  et  le  crime  et  le  coupable  (en  sorte  qu'il 
ne  resterait  qu'un  roi,  tout  blanc  d'innocence),  quand  ils  entre- 
prennent d'effacer  l'histoire,  de  biffer  Varennes,  de  faire,  par  une 
chicane  impuissante,  ce  miracle  impossible  à  Dieu,  que  ce  qui  est 
fait  n'ait  pas  été  fait. 

Examinons-les  à  l'œuvre. 

Le  26,  les  comités  de  constitution  et  de  législation  criminelle 


316  HISTOIRE  DE  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 

proposent,  par  l'organe  de  Duporl  :  «  Que  ceux  qui  accompa- 
gnaient le  Roi  soient  interrogés  par  les  juges  naturels,  mais  que  le 
Roi  et  la  Reine  soient  entendus  en  leurs  déclarations  par  ti'ois  com- 
missaires de  l'Assemblée  nationale.  » 

Quelqu'un  demandant  que  cette  instruction  fût  renvoyée  à  la 
cour  suprême  d'Orléans,  Duport  répondit  que  ce  n'était  qu'une 
information  première. 

«  Si  c'est  une  information,  répondirent  Robespierre,  Bouchotte 
et  Buzot,  vous  ne  pouvez  la  scinder,  elle  est  une  et  ne  peiit  se 
faire  pai'  des  autorités  diverses.  Le  Roi  n'est  qu'un  citoyen,  un 
fonctionnaire,  comptable  à  ce  titre,  soumis  à  la  loi.  » 

A  quoi  Duport,  reculant  dans  le  vague  des  vieilles  fictions,  dit 
que  le  Roi  n'était  pas  un  citoyen,  mais  un  pouvoir  de  l'Etat.  Puis, 
maladroitement  :  «  Ce  n'est  pas  ici  une  procédure  qui  se  fasse 
directement  contre  le  Roi;  il  est  de  notre  prudence  de  ne  pas 
pénétrer  dans  l'avenir.  .  .  Il  ne  s'agit  pas  encore  ici  d'une  action 
criminelle,  mais  d'une  action  politique  de  l'Assemblée  contre  le 
Roi ...» 

Malouet  éclatait  d'indignation  et  gâtait  encore  plus  les  choses. 
Les  légistes  et  gens  d'aflPalres  vinrent  au  secours,  et,  laissant  là  le 
système  de  Duport,  trop  difficile  à  défendre,  ils  sautèrent  d'un 
pied  sur  l'autre.  Ghabroud,  d'André,  dirent  qu'il  n'y  avait  rien  de 
judiciaire,  ni  plainte,  ni  procédure;  qu'il  s'agissait  simplement 
«  de  prendre  des  renseignements  ». 

Sur  ce  terrain  nouveau,  Barrère  vint  finement  mettre  une  pierre 
pour  les  faire  heurter  :  «  Qu'il  y  ait  ou  qu'il  n'y  ait  plainte ,  qu'im- 
porte? C'est  un  enlèvement;  les  juges  ordinaires  peuvent  entendre 
la  personne  victime  de  l'enlèvement.  » 

Mais  Tronchet  vint  par-dessus,  et,  de  son  autorité  supérieure  et 
respectée,  ferma  la  discussion  sur  le  mot  renseignements.  L'As- 
semblée décrète  et  nomme  commissaires  :  Tronchet  d'abord,  à 
une  majorité  énorme,  pour  avoir  coupé  le  fil;  puis  d'André,  qui 
l'a  dévidé;  Duport  enfin,  quoiqu'il  ait  montré  moins  de  finesse  et 
de  ruse. 


LIVRE  V.  —  CHAPITRE  VI.  317 

Les  trois,  vers  7  heures  du  soir,  allèrent  jouer  chez  le  Roi  la 
comédie  d'écouler,  de  recueillir  gravement  de  sa  bouche  la  décla- 
ration qu'ils  avaient,  sans  doute,  avec  Barnave  et  Lameth,  minutée 
et  calculée.  —  Très  habile  et  très  bien  faite,  elle  avait  un  défaut 
grave  :  c'était  d'être  en  contradiction  trop  évidente  avec  la  protes- 
tation que  le  Roi  avait  laissée  en  partant.  Le  soin  de  sa  sûreté,  le 
désir  de  mettre  à  l'abri  sa  famille,  avaient  décidé  son  départ;  il 
partait  pour  revenir;  il  n'avait  nulle  intelligence  avec  les  puissances 
étrangères,  nulle  avec  les  émigrés.  S'il  avait  été  près  de  la  fron- 
tière, c'était  afin  d'être  plus  à  portée  de  s'opposer  aux  invasions 
qu'aurait  pu  faire  l'étranger.  Son  voyage  l'avait  singulièrement  in- 
struit, éclairé;  il  voyait  bien  que  l'opinion  générale  était  pour  la 
constitution,  et  revenait  converti.  .  . 

Ce  qui  faisait  peu  d'honneur  à  l'adresse  des  rédacteurs,  ce  qui 
passait  toute  mesure,  c'était  de  faire  dire  au  Roi  :  «  Que,  voyant 
bien  qu'on  le  croyait  captif,  et  que  cette  opinion  pouvait  amener 
des  troubles,  il  avait  imaginé  ce  voyage  comme  un  excellent  moyen 
de  détromper  le  public,  de  prouver  sa  liberté.  » 

Gela  semblait  dérisoire  et  fut  très  mal  pris.  Ce  qui  ne  le  fut 
pas  moins,  c'est  que  la  Reine,  au  lieu  de  répondre,  fit  dire  aux 
commissaires  de  l'Assemblée  nationale  «  qu'elle  était  au  bain  »,  et 
qu'ils  devaient  repasser^  Ainsi  elle  se  donnait  une  nuit  de  plus 
pour  arranger  sa  déclaration.  Arrivée  depuis  vingt-quatre  heures, 
elle  prenait,  pour  se  mettre  au  bain,  le  moment  où  la  nation,  en 
ses  délégués,  venait  attendre  à  sa  porte;  elle  lui  faisait  faire  anti- 
chambre ,  constatant  ainsi  ce  que  le  Roi  avait  dit  lui-même  :  «  Qu'il 
devait  bien  être  entendu  qu'il  ne  s'agissait  pas  d'interrogatoire.  » 
C'était  une  libre  conversation,  une  audience  que  la  Reine  daignait 
accorder.  «  Le  Roi  désirant  partir,  rien  ne  m'aurait  empêchée  de 
le  suivre.  Et  ce  qui  m'y  décidait,  c'était  l'assurance  positive  qu'il 
ne  voulait  point  quitter  le  royaume.  »  Les  trois  s'inclinèrent  pro- 
fondément et  s'en  allèrent  satisfaits. 

Le  public  ne  le  fut  pas.  Il  se  sentit  mortifié  qu'on  pût  le  croire 
dupe  d'une  comédie  si  grossière.  Les  royalistes  ne  furent  pas  moins 


318  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

irrités  que  les  autres  de  voir  le  Roi  et  la  Reine  dans  les  mains 
des  constitutionnels.  Tout  en  se  lamentant  sur  la  captivité  du  Roi, 
sur  la  désobéissance  universelle,  ils  agirent  eux-mêmes  comme 
si  le  Roi  n'eût  point  existé,  sans  s'informer  de  son  avis,  sans  son 
autorisation.  Les  têtes  chaudes  du  parti,  d'Esprémesnil,  un  fol, 
Montlosier,  jeune ,  ardent,  aveugle  dans  sa  loyauté,  rédigèrent  une 
violente  protestation  contre  la  suspension  du  Roi ,  une  déclaration 
qu'ils  ne  prenaient  plus  part  aux  actes  de  l'Assemblée.  Elle  fut 
signée  de  deux  cent  quatre-vingt-dix  députés.  Malouet  s'opposa  en 
vain  à  cet  acte  insensé  qui  annulait  les  royalistes  dans  l'Assemblée 
nationale,  au  moment  où  cette  Assemblée  travaillait  à  relever  le 
Roi.  La  passion,  l'étourderie,  y  eurent  part,  sans  doute,  mais  vrai- 
semblablement aussi  la  rage  jalouse  de  voir  le  Roi  se  conduire  par 
les  avis  de  ceux  qui  avaient  jusque-là  combattu  les  royalistes.  . 

Les  royalistes  allaient,  tête  baissée,  dans  l'abîme,  emportant  le 
Roi  avec  eux.  Bouille,  par  chevalerie,  par  dévouement,  lui  donne 
encore  un  coup  terrible.  Dans  une  lettre ,  prodigieusement  inso- 
lente et  ridicule ,  il  déclare  à  l'Assemblée  :  «  Que  si  l'on  touche  au 
Roi,  à  un  cheveu  de  sa  tête,  lui.  Bouille,  il  amènera  toutes  les 
armées  étrangères;  qu'il  ne  restera  pas  pierre  sur  pierre  dans  Paris. 
[Rire  inextinguible.)  Bouille  seul  est  responsable;  le  Roi  n'a  rien 
fait  que  vouloir  suspendre  la  juste  vengeance  des  rois,  se  porter 
médiateiu*  entre  eux  et  son  peuple.  Alors  eût  été  rétabli  le  règne 
de  la  raison  à  la  lueur  du  flambeau  de  la  liberté.  .  .  »  Il  finissait  cette 
lettre  folle ,  en  disant  aux  députés  :  «  Que  leur  châtiment  servirait 
d'exemple,  que  d'abord  il  avait  eu  pitié  d'eux,  mais,  »  etc. 

Cette  lettre  était  inappréciable  pour  les  partisans  de  la  répu- 
blique. Une  insidte  solennelle  à  la  nation,  le  gant  jeté  à  la  France 
par  les  royalistes,  c'est  ce  qu'ils  pouvaient  désirer.  Sans  perdre 
temps,  le  lendemain  matin,  1"=' juillet,  une  affiche  hardie,  simple 
et  forte,  fut  placardée  à  la  porte  même  de  l'Assemblée;  cette 
affiche  annonçait  la  publication  du  journal  le  Républicain,  qu'une 
société  de  républicains  allait  publier.  Cette  pièce,  courte,  mais 
complète,  disait  toute  la  situation;  la  voici,  réduite  à  deux  lignes; 


LIVRE  V.  —  CHAPITRE   VI.  319 

«  Nous  venons  d'éprouver  que  l'absence  d'un  roi  nous  vaut  mieux 
que  sa  présence.  —  Il  a  déserté,  abdiqué.  —  La  nation  ne  rendra 
jamais  sa  confiance  au  parjure,  au  fuyard.  —  Sa  fuite  est-elle  son 
fait  ou  celui  d'autrui,  qu'importe.^  Fourbe  ou  idiot,  il  est  toujours 
indigne.  —  Nous  sommes  libres  de  lui ,  et  il  Test  de  nous;  c'est 
un  simple  individu,  M.  Louis  de  Bourbon.  Pour  sa  sûreté,  elle 
est  certaine ,  la  France  ne  se  désbonorera  pas.  —  La  royauté  est 
finie.  Qu'est-ce  qu'un  ofiice  abandonné  au  basard  de  la  naissance, 
qui  peut  être  rempli  par  un  idiot?  N'est-ce  pas  un  rien,  un 
néant?  » 

Cette  pièce  sortait  du  cercle  de  Condorcet,  aussi  bien  que  le 
[)ampblet  du  Jeune  mécanicien  qui  parut  piesque  en  même  temps. 
L'un  et  l'autre  exprimaient  la  pensée  commune  de  cette  société  de 
théoriciens  bardis.  Condorcet,  toutefois,  n'avait  tenu  la  plume 
que  pour  le  pamphlet,  moins  compromettant;  mais  l'affiche  fut 
rédigée,  en  anglais  d'abord,  par  un  étranger,  Thomas  Payne,  qui 
avait  moins  à  craindre  la  responsabilité  d'un  acte  si  grave.  Elle  fut 
traduite  par  les  soins  d'un  de  nos  jeunes  officiers  qui  avait  fait  la 
guerre  d'Amérique ,  qui  afficha  hardiment  aux  portes  de  l'Assem- 
blée et  signa  :  «  Du  Châtelet.  » 

Payne  avait  en  ce  moment,  à  Paris,  deux  choses  qui  souvent 
vont  ici  d'ensemble,  l'autorité  et  la  vogue.  Il  trônait  dans  les  salons. 
Les  hommes  les  plus  éminents,  les  plus  jolies  femmes,  lui  faisaient 
la  cour,  recueillaient  ses  paroles,  s'efforçaient  de  les  comprendre. 
C'était  un  homme  de  cinquante  à  soixante  ans;  il  avait  fait  tous 
les  métiers,  fabricant,  maître  d'école,  douanier,  matelot,  journa- 
liste. 11  n'avait  pas  moins  de  trois  patries,  l'Angleterre,  l'Amérique 
et  la  France;  il  n'en  eut  qu'une,  à  vrai  dire,  le  droit,  la  justice. 
Invariable  citoyen  du  droit,  dès  qu'il  sentait  l'injustice  d'un  côté 
de  l'Océan,  il  passait  de  l'autre.  La  France  gardera  la  mémoire  de 
ce  fils  d'adoption.  Il  avait  écrit  pour  l'Amérique  son  livre  du  Sens 
commun,  le  bréviaire  des  républicains;  et  pour  la  France,  il  écrivit 
Les  Droits  de  l'homme,  pour  venger  notre  pays  du  livre  de  Burke. 
Brûlé  à  Londres  en  effigie,  il  fut  nommé  citoyen  français  par  la 


320  HISTOIRE  DE  LA  REVOLUTION   FRANÇAISE. 

Convention,  il  en  devint  membre.  Payne  semblait  dur  et  fanatique. 
Ce  fut  un  grand  étonnement,  au  2  1  janvier,  quand  il  fit  déclarer 
à  la  Convention  qu'il  ne  pouvait  voter  la  mort.  La  sienne  faillit 
s'ensuivre.  Jeté  en  prison  el  pensant  qu'il  n'avait  pas  de  temps  à 
perdre,  il  se  mit  à  écrire  L'Age  de  raison,  un  livre  pour  Dieu 
contre  toutes  les  religions.  Sauvé  au  9  thermidor,  il  resta  encore 
en  France ,  mais  il  ne  put  endurer  la  France  de  Bonaparte  et  s'en 
alla  mourir  en  Amérique. 

Revenons  à  son  affiche.  Malouet,  arrivant  le  matin,  la  voit,  la 
lit,  est  hors  de  lui-même.  Il  entre  effaré,  demande  qu'on  arrête 
les  auteurs.  «  Avant  tout,  lisons  l'affiche,  »  dit  froidement  Pétion. 
Chabroud  et  Chapelier,  craignant  l'effet,  et  surtout  que  la  lecture 
ne  fût  applaudie  des  tribunes,  réclamèrent  pour  la  liberté  de  la 
presse,  et  dirent  qu'on  devait  mépriser  l'œuvre  d'un  insensé  et 
qu'il  fallait  passer  à  Tordre  du  jour. 

L'Assemblée  passe,  en  effet,  comme  indifférente,  et  reprend 
tranquillement  les  travaux  du  Code  pénal.  Mais  elle  se  tient  pour 
avertie. 

Le  parti  d'Orléans  aussi  comprit  mieux,  après  la  terrible  affiche, 
qu'en  présence  du  parti  républicain  naissant,  mais  déjà  si  hardi, 
il  fallait,  si  l'on  pouvait,  enlever  la  régence;  que,  plus  tard,  elle 
serait  de  moins  en  moins  acceptée.  Le  difficile  était  de  lancer  la 
chose;  on  jette  d'abord  un  petit  mot  dans  un  journal  secondaire. 
Là-dessus,  étonnement,  bien  joué,  du  prince;  il  écrit,  magnani- 
mement refuse  ce  que  personne  ne  lui  offre.  Et  cependant  il 
se  fait  recevoir  membre  des  Jacobins,  se  met  en  vue  et  se  pose. 
L'un  d'eux,  faisant  feu  avant  l'ordre,  demande  si  naturellement 
le  prince  ne  doit  pas  présider  le  conseil  de  régence.  Le  i**"  juillet, 
Laclos  va  plus  loin,  il  veut  un  régent,  il  établit  la  déchéance.  Le  3, 
Real  prouve  que  le  duc  est  légalement  gardien  du  dauphin.  Le  4 , 
Laclos  voudrait  qu'on  réimprimât,  qu'on  distribuât  le  décret  sur 
la  régence.  La  masse  des  Jacobins  non  orléanistes  écarte  la  pro- 
position, n  ne  se  décourage  pas;  dans  son  journal,  il  prouve,  lon- 
guement et  lourdement,  qu'il  faut  créer  un  pouvoir  nouveau,  un 


LIVHE  V.  —  CIIAPITKE   VI.  321 

protecteur?  Non,  le  mot  a  été  gâté  par  Cromwell,  mais  bien  un 
modérateur. 

Une  grande  polémique  s'engage  à  ce  sujet  dans  la  presse,  deux 
duels  philosophiques,  sur  la  thèse  de  la  royauté,  entre  Laclos  et 
Brissot,  entre  Sieyès  et  Thomas  Payne.  Celui-ci  défie  Sieyès,  k 
toutes  les  armes  possibles,  lui  donnant  tout  avantage,  ne  deman- 
dant que  cinquante  pages  et  lui  permettant  un  volume ,  se  faisant 
fort  d'établir  que  la  monarchie  n'est  rien  «  qu'une  absence  de 
système  ».  Sieyès  déclina  le  combat  avec  un  mépris  peu  caché. 
Il  croyait  n'en  avoir  pas  besoin. 

L'Assemblée  nationale  voyait  venir  la  lutte  et  s'y  préparait.  Dé- 
terminée k  relever  la  royauté,  elle  prend  trois  sortes  de  mesures. 

Elle  affocle  d'abord  une  attitude  révolutionnaire;  elle  fait  des 
règlements  pour  favoriser  la  division  et  subdivision  des  biens  na- 
tionaux. Elle  menace  les  émigrés;  s'ils  ne  rentrent  dans  un  mois, 
malheur  à  euxl .  .  .  Seulement  la  pénalité  est  minime  et  ridicule; 
leurs  biens  sont  imposés  au  triple. 

L'Assemblée  est  prise  aussi  d'un  accès  inattendu  de  bonne  vo- 
lonté pour  le  pauvre;  elle  fait  des  petits  assignats  «  pour  faciliter 
le  payement  des  ouvriers  ».  Elle  vote  plusieurs  millions  pour  les 
hôpitaux;  elle  fait  venir  la  municipalité  de  Paris,  lui  ordonne  de 
distribuer  des  secours,  de  commencer  des  travaux,  d'aider  les  ou- 
vriers étrangers  à  sortir  de  la  ville. 

En  même  temps,  au  pas  de  course,  on  lit,  on  vote  des  lois  de 
police  qui,  sous  ce  simple  titre  :  Police  municipale,  tranchent  les 
plus  grandes  questions;  un  article,  par  exemple,  défend  aux  clubs 
de  s'assembler,  à  moins  d'avertir  d'avance  du  jour  de  réunion.  Les 
habitants  de  chaque  maison  sont  tenus  de  donner  leur  nom,  »ige, 
profession,  etc.  Des  pénalités  graves  sont  prononcées  contre  les 
voles  de  fait,  les  simples  paroles;  la  calomnie  peut  être  punie  de 
deux  années  de  prison. 

Tout  cela  se  votait  fort  vite,  à  peu  près  sans  discussion.  Les 
séances  publiques,  si  longues  jadis,  étaient  devenues  très  courtes; 
vers  3  ou  /|  heures,  tout  était  fini;  et  encore,  pour  remplir  ces 


ti 


322  HISTOIRE  DE  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 

courtes  séances,  on  suppléait  par  des  afTalres  étrangères  à  la  grande 
question,  guerre,  administration,  finances.  Les  tribunes,  ardentes, 
inquiètes,  remplies  d'une  foule  avide,  ne  voyaient,  n'apprenaient 
rien;  la  foule  retournait  affamée.  Tout  le  fort  de  la  besogne  poli- 
tique se  brassait  souterrainement  dans  les  comités.  Barnave  avoue 
dans  ses  Mémoires  qu'il  y  vivait  entièrement.  Les  comités  de  légis- 
lation ,  de  constitution,  des  recberches ,  de  diplomatie,  etc. ,  allaient 
dans  un  même  sens;  ils  constituaient  la  véritable  Assemblée.  Là 
s'élaboraient  les  éléments  de  la  grande  et  terrible  discussion  de 
l'inviolabilité  royale,  qu'on  ne  pouvait  cependant  étrangler  à  huis 
clos,  qu'il  fallait  bien  tout  à  l'heure  soutenir  en  pleine  lumière; 
aussi  la  préparait-on  avec  d'autant  plus  de  soin,  on  arrêtait  d'avance 
les  points  convenus,  on  distribuait  les  rôles. 

Ce  qui  faisait  tort  à  ce  bel  accord,  c'est  que  Pétion  était 
membre  du  comité  de  législation.  11  porta,  le  8,  aux  Jacobins, 
cette  question  délicate  et  sacro-sainte,  la  mania  familièrement, 
avec  une  simplicité  rude,  distinguant  l'inviolabilité  politique  dont 
le  Roi  jouit  dans  les  actes  dont  les  ministres  répondent  et  l'invio- 
labilité que  l'on  voudrait  étendre  à  ses  actes  personnels.  Quant 
aux  dangers  de  destituer  le  Roi  et  d'avoir  les  rois  à  combattre  : 
«  S'ils  en  ont  envie ,  dit-il ,  ils  y  seront  bien  mieux  disposés  si  le 
Roi  est  rétabli,  s'ils  voient  replacer  dans  la  main  de  leur  ami  les 
forces  de  la  France  qui  les  auraient  combattus.  » 

Certes,  cela  était  clair.  Cette  franchise  rendit  force  à  la  mino- 
rité des  Jacobins  qui  était  contre  le  Roi.  La  presse  fut  enhardie. 
Brissot,  jusque-là  très  prudent,  et  dont  les  lenteurs  suspectes 
étaient  déjà  accusées  de  Camille  Desmoulins,  de  M™*"  Roland,  de 
bien  d'autres,  Brissot  éclata,  brûla  ses  vaisseaux,  vint  aux  Jacobins, 
traita  la  même  question,  mais  dans  ime  étendue,  une  lumière,  un 
éclat  extraordinaires;  il  enleva  un  moment  cette  société,  généra- 
lement contraire  à  son  opinion,  et  qui,  de  plus,  l'aimait  peu  lui- 
même. 

Il  déclara  d'abord  qu'il  se  tenait  dans  le  cercle  tracé  par  Pétion, 
qu'il  examinerait  seulement  :  Si  le  Hoi  devait,  pouvait  être  jugé. 


LIVRE  V.  —  CIIAPITUE  VI.  323 

ajournanl  la  (jiiesllon  de  savoir,  en  cas  de  destitution,  quel  gou- 
vernement suppléerait. 

S'accommodant  habilement  aux  scrupules  des  Jacobins,  au  nom 
même  de  leur  société  (Amis  de  la  constilulion)  :  «  Nous  sommes  tous 
d'accord,  dit  Brissot;  nous  voidons  la  constitution.  Le  mot  vague 
de  républicains  ne  fait  rien  ici.  Ceux  (jui  sont  contraires  à  ce  ?not, 
que  craignent-ils.^  L'anarchie  :  ceux  qu'on  appelle  républicains  ne 
la  redoutent  pas  moins;  les  uns  et  les  autres  craignent  et  la  tur- 
bulence des  démocraties  de  l'antiquité,  et  la  division  de  la  France 
en  républiques  fédérées;  ils  veulent  également  l'unité  de  la  patrie.  » 

Après  ces  paroles  rassurantes,  et  sans  s'expliquer  autrement 
sur  le  sens  du  mot  république,  il  arrive  à  la  question  :  «  Le  Roi 
(loil-il  être  jngé.»^  »  Son  argiunentation,  identique  à  celle  de  Pétion, 
à  celle  des  orateurs  qui  parlèrent  plus  tard,  Robespierre,  Grégoire 
et  autres,  serait  forte,  s'ils  déclaraient  franchement  qu'ils  rejettent 
la  royauté  comme  une  institution  barbare,  une  absurde  religion; 
elle  est  faible,  parce  qu'ils  hésitent,  reculent,  ne  vont  point  jusqu'au 
bout  de  leur  principe,  n'osent  donner  la  conclusion  qui  est  au 
fond  de  leurs  paroles. 

Dans  la  seconde  partie,  qui  lui  est  propre,  celle  où  il  examine 
ce  que  pourrait  faire  l'Europe  si  le  Roi  était  jugé,  Brissot  est  tout 
autrement  fort.  Là  il  nage  en  pleine  révolution,  avec  une  liberté, 
une  aisance  vraiment  remarquables;  il  fait  preuve  de  connaissances 
inliniment  étendues;  il  est  plein  de  faits,  de  choses;  et  tout  cela 
emporté  dans  un  tourbillon  rapide  qui  ressemble  à  l'éloquence. 
11  frappe,  en  passant,  des  portraits,  vifs  et  satiriques,  des  puissances 
de  l'Kurope,  des  rois  et  des  peuples,  les  montre  tous  faibles,  un 
seul  excepté  :  la  France.  La  France  n'a  rien  à  craindre,  et  c'est 
aux  autres  à  trembler.  Ah!  si  les  rois  de  l'Europe  entendent  bien 
leurs  intérêts,  qu'ils  se  gardent  de  nous  attaquer  :  qu'ils  s'éloignent 
plutôt,  qu'ils  s'isolent.  .  .  qu'ils  tâchent,  en  allégeant  le  joug,  de 
faire  oublier  à  leurs  peuples  la  constitution  française  et  de  dé- 
tourner leurs  regards  du  spectacle  de  la  liberté  I 

Un  souffle  passa  sur  l'Assemblée ,  le  souffle  ardent  de  la  Gironde , 


324  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

ressenti  pour  la  première  fois.  «  Ce  ne  furent  pas  des  applaudisse- 
ments, dit  M"^  Roland  qui  était  présente,  ce  furent  des  cris,  des 
transports.  Trois  fois,  l'Assemblée  entraînée  s'est  levée  tout  en- 
tière, les  bras  étendus,  les  chapeaux  en  l'air,  dans  un  enthousiasme 
inexprimable.  Périsse  à  jamais  quiconque  a  ressenti  ou  partagé  ces 
grands  mouvements  et  qui  pourrait  encore  reprendre  des  fers!  » 

Quelque  légitime  que  pût  être  cet  enthousiasme,  le  brillant 
discours  de  Brissot,  comme  celui  de  Pétion,  comme  tous  ceux 
(ju'on  fit  en  ce  sens,  péchait  en  un  point.  Il  supposait  qu'on  pouvait 
isoler  deux  questions  inséparables ,  celle  du  procès  du  Roi  et  celle 
du  gouvernement  qui  pouvait  le  remplacer.  Brissot  alfectait  de 
croire  ce  qu'il  était  impossible  qu'il  crût  en  effet,  à  savoir,  qu'on 
pouvait  frapper  le  Roi  sans  frapper  la  royauté;  que  cette  institu- 
tion, jugée  elle-même  implicitement  dans  le  jugement  de  l'homme, 
scrutée,  mise  à  jour  dans  ses  défauts  intrinsèques,  survivrait  à 
cette  épreuve.  Il  y  avait  là  un  défaut  de  franchise  et  d'audace,  un 
reste  d'hésitation  qu'on  retrouve  dans  les  discours  des  principaux 
meneurs  de  l'opinion,  dans  celui  que  Gondorcet  fit  au  Cercle  so- 
cial, dans  celui  que  Robespierre  fit  aux  Jacobins. 

Le  1  3  enfin ,  l'Assemblée  aborde  la  formidable  question  ;  les 
tribunes  soigneusement  garnies  de  gens  sûrs,  entrés  d'avance  avec 
des  billets  spéciaux,  les  avenues  pleines  de  royalistes  inquiets,  de 
gentilshommes  que  la  foule  appelait  les  chevaliers  du  poignard.  Sur 
la  proposition  d'un  membre,  on  ferma  les  Tuileries. 

Le  rapport  solennel  qui  allait  décider  de  la  monarchie ,  rapport 
fait  au  nom  de  cinq  comités,  fut  présenté  par  un  M.  Muguet, 
député  inconnu,  de  la  bande  des  Lameth.  Rien  d'habile  ni  de  poli- 
tique, une  plaidoirie  d'avocat,  qui  ne  connaît  rien  hors  des  textes  : 
1°  la  fuite  du  Roi  n'est  pas  un  cas  prévu  dans  la  constitution;  il 
n'y  a  rien  d'écrit  là-dessus;  2°  mais  son  inviolabilité  est  écrite,  elle 
est  dans  la  constitution.  Et  alors,  ayant  trouvé  moyen  de  lâcher 
le  grand  coupable,  le  rapport  se  dédommage  en  tombant  sur  les 
petits,  sur  les  serviteurs  qui  ont  obéi.  Il  faut  un  coupable  principal , 
ce  sera  Bouille;  les  autres  seront  les  complices,  Fersen,  M""^  de 


LIVHE  V.  —  CIIAPITHE   Vf.  325 

Tourzel,  les  courriers,  les  domestiques.  Robespierre  demanda  en 
vain  cpi'on  distribuât  ce  rapport  et  qu'on  ajournât  la  discussion. 
On  refusa  sèchement.  Toute  l'Assemblée  était  visiblement  d'accord 
pour  avancer,  abréger;  les  pieds  lui  brûlaient;  elle  avait  bâte  de 
voter,  et  de  voter  pour  le  Roi. 

Le  soir,  aux  Jacobins,  Robespierre,  avec  une  notable  prudence, 
établit  qu'on  aurait  tort  de  l'accuser  de  républicanisme;  «  que  répu- 
blique et  monarchie,  au  jugement  de  bien  des  gens,  étaient  des 
mots  vides  de  sens. .  .  Qu'il  n'était  ni  républicain  ni  monarcbiste. .  . 
On  peut  être  libre  avec  un  monarque  comme  avec  un  sénat,  »  etc. 

Les  Cordeliers  Danton,  Legendre,  venus  ce  soir  aux  Jacobins, 
ne  restèrent  pas  dans  ce  vague;  ils  toucbèrenl  la  question  même. 
Danton  demanda  comment  l'Assemblée  pouvait  prendre  sur  elle 
de  prononcer,  lorsque  peut-être  son  jugement  serait  réformé  par 
celui  de  la  nation.  Legendre  fut  violent  contre  le  Roi,  ne  ménagea 
rien;  il  menaça  les  comités  :  «S'ils  voyaient  la  masse,  dit-il,  les 
comités  reviendraient  à  la  raison;  ils  conviendraient  que,  si  je 
parle,  c'est  pour  leur  salut.  » 

Voilà  le  premier  mot  de  Terreur  dans  les  Jacobins.  Des  consti- 
tutionnels sortent  indignés.  A  leur  place  entrent  les  députations 
populaires,  la  société  Fraternelle  des  Halles,  la  société  des  Deux 
sexes  qui  siégeait  sousla  salle  des  Jacobins;  elles  apportent  des 
adresses.  Un  jeune  cbirurgien,  fort  connu,  aboyem'  et  cbarlatan, 
lit  à  la  tribune  une  lettre  qu'il  vient  d'écrire  au  Palais-Royal  pour 
trois  cents  personnes.  Un  évêque  député,  électrisé  par  le  jeune 
homme,  jure  à  la  tribune  de  combattre  aussi  l'avis  des  comités. 
L'évêque  et  le  chiiurgien  se  jettent  dans  les  bras  l'un  de  l'autre. .  . 

Cependant,  le  même  soir,  à  l'autre  bout  de  Paris,  au  fond  du 
Marais,  aux  Minimes,  une  société  fraternelle  d'hommes  et  femmes, 
succursale  des  Cordeliers,  rédigeait  une  autre  adresse,  audacieuse, 
menaçante  pour  l'Assemblée ,  adresse  visiblement  calquée  sur  l'opi- 
nion de  Danton.  Elle  était  signée  :  le  Peuple.  Celui  qui  tenait  la 
plume,  Tallien,  un  tout  jeune  clerc,  était  un  homme  à  Danton  et 
sa  mauvaise  doublure.  La  parole  furieuse  de  Tallien ,  sa  fausse 


326  HISTOIUK   l)K  LA   HKVOLUTION   FUANÇAISE. 

énergie,  plaisaient  fort  aux  hommes,  et  les  femmes  croyaient  volon- 
tiei-s  un  orateur  de  vingt  ans. 

Le  1  4 ,  à  TAssenihlée,  les  discours  remarqua])les  furent  ceux  de 
Dupoit  et  (le  RoJjespierre.  Duport,  écouté  même  des  tri])unes, 
dans  un  silence  sombre.  Robespierre  fut  ingénieux  et  neuf,  sur  un 
sujet  traité  de  tant  de  manières.  Il  dit,  avec  une  aigre  douceur,  qu'il 
apportait  les  paroles  de  l'humanité,  qu'il  y  aurait  une  lâche  et 
ci'uelle  injustice  à  ne  frapper  que  les  faibles,  qu'il  se  ferait  plutôt 
Tavocat  (le  Bouille  et  de  Fersen.  Tout  cela  à  l'adresse  des  tri- 
bunes et  du  dehors. 

L'Assemblée  endurait  toute  parole  en  ce  sens,  plus  qu'elle  ne 
l'écoutait.  Les  constitutionnels,  qui  la  sentaient  tout  entière  d'in- 
telligence avec  eux,  attendaient  l'occasion  de  la  compromettre  par 
quelque  mesure  qui  d'avance  engageât  son  jugement.  Prieur,  de  la 
Marne,  ayant  cru  les  embarrasser  en  leur  demandant  ce  qu'ils 
feraient,  si,  l'Assemblée  mettant  le  Roi  hors  de  cause,  on  venait 
demander  qu'il  fût  rétabli  dans  tout  son  pouvoir .  .  .  Desmeuniei-s 
saisit  effiontément  cette  prise  pour  engager  l'Assemblée  au  profit 
du  Roi.  Il  fit  du  royalisme  habile  en  langage  jacobin,  parla  contre 
l'inviolabilité  absolue  du  Roi,  dit  :  «  Que  certes  le  corps  constituant 
avait  eu  bien  droit  de  suspendre  le  pouvoir  royal,  et  que  la  sus- 
pension ne  serait  pas  \e\ée  jusqu'à  ce  que  la  constitutionfàt  terminée.  » 
—  D'André,  un  autre  tartufe,  abonda  en  ce  sens,  fut  dur  pour  la 
royauté,  dur  en  paroles,  pour  mieux  faire  avaler  la  chose  au  public 
désorienté.  —  Alors  Desmeuniers  reprenant  avec  naturel  :  «  Puis- 
qu'on me  demande  [personne  n'avait  demandé)  de  rédiger  mon 
explication  en  projet  de  décret,  voici  un  projet  :  i"  la  suspension 
duversi  jusqu'à  ce  que  le  Roi  accepte  la  constitution;  2°  s'il  n'accep- 
tait, l'Assemblée  le  déclarerait  déchu.  » 

Mais  Grégoire  dit  brutalement  :  «  Soyez  tranquilles,  il  acceptera, 
jureia  tant  que  vous  voudrez.  »  —  Et  Robespierre  :  «  Un  tel  décret 
déciderait  d'avance  qu'il  ne  sera  pas  jugé.  .  .  »  —  Les  compères, 
surpris  tiop  visiblement  en  flagrant  délit,  n'osèrent  insister  pour 
l'instant.  L'Assemblée  ne  vota  pas. 


LIVRE  V.  —  CHAPITRE  VI.  327 

En  revanche  elle  refusait  d'entendre  ia  pétition  signée  :  le  Peuple. 
Barnave  insista  ])ravenient  pour  qu'elle  fût  lue  le  lendemain,  ajou- 
tant ces  paroles  niena(^:antcs  (|ui  disaient  assez  qu'on  était  en  force  : 
«  Ne  nous  laissons  pas  influencer  par  une  opinion  factice .  .  .  La 
loi  n'a  qu'à  placer  son  signal,  on  verra  s'y  rallier  les  bons  citoyens.  » 
Ce  mot,  pris  alors  au  sens  général,  fut  mieux  entendu,  lorsqu'au 
dimanche  suivant  l'autorité ,  pour  signal ,  déploya  le  drapeau  rouge. 

L'agitation  de  Paris  allait  augmentant.  Le  hasard  avait  voulu 
que,  du  dimanche  au  dimanche,  du  lo  au  17,  la  population, 
pour  des  causes  diverses,  fût  tenue  toujours  sur  pied,  toujours  en 
émoi.  Ceux  qui  ont  l'expérience  de  cette  ville  savent  hien  qu'en 
pareil  cas  l'agitation  prolongée  va  croissant  et  qu'infailliblement 
elle  tend  à  l'explosion.  Le  dimanche  1  o ,  la  foule  alla  au-devant  du 
convoi  triomphal  de  Voltaire;  mais  le  mauvais  temps  l'enqiècha 
de  traverser  Paris;  il  s'arrêta  à  la  barrière  Charenton.  La  fête  n'eut 
lieu  que  le  lundi,  avec  un  concours  incroyable  de  peuple.  Au 
quai  Voltaire,  devant  l'hôtel  où  mourut  le  grand  homme,  on  fit 
halte;  on  chanta  des  chœurs  à  sa  gloire;  la  famille  des  Calas,  sa 
lllle  adoplive,  M™^  de  Villette,  vinrent,  les  yeux  mouillés  de  larmes, 
couronner  le  cercueil.  Beaucoup,  dans  cette  foule  émue,  repor- 
taient les  yeux  en  face,  sur  les  Tuileries,  sur  le  pavillon  de  Flore, 
morne,  fermé  et  muet,, hostile  à  la  fête,  et  confondaient  dans  leur 
haine  le  fanatisme  et  la  royauté.  Et  ce  n'était  pas  sans  cause.  On 
apprenait,  par  un  rapport  lu  à  l'Assemblée,  que  les  prêtres,  dans 
plusieurs  provinces,  rassemblaient  le  peuple  le  soir,  lui  faisaient 
chanter  le  Miserere  pour  le  Boi,  poussaient  à  la  guerre  civile. 

Voltaire  monte  à  son  panthéon.  Mais,  le  lendemain  i3,  autre 
fête,  la  Bévolution  même  jouée  à  Notre-Dame  dans  un  drame  sacré, 
la  Prise  de  la  Basiille,  à  grands  chœurs,  à  grand  orchestre.  Le  i4» 
sans  respirer,  le  fameux  anniversaire  appelle  la  foule  à  la  Bastille, 
d'où  pai'tent  les  corps  constitués,  pour  aller,  par  les  boulevards, 
au  Champ  de  Mars;  l'évèque  de  Paris  y  dit  la  messe  sur  l'autel  de 
la  Patrie.  Le  temps  était  magnificpie,  la  foule  remplissait  les  rues, 
Paris  était  illuminé  le  soir,  et  les  tètes  de  plus  en  plu»  agitées. 


328  inSTOinE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇALSK 


CHAPITRE  VII. 

L'ASSEMBLÉE  INNOCENTE  LE  ROI  (15-16  JUILLET  1791). 

Les  constitutionnels  obligés  de  garder,  d'avilir  le  Roi  qu'ils  veulent  relever,  —  Leur 
double  peur,  Marat,  etc.  —  La  république  moins  difficile  encore  que  la  restau- 
ration de  la  royauté.  —  La  royauté  défendue  à  l'Assemblée  par  Salles  et  Bar- 
nave,  i5  juillet  1791.  —  L'Assemblée  détourne  du  Roi  les  poursuites,  elle 
poursuit  Bouille,  etc.  —  Protestation  au  Cbamp  de  Mars.  —  Manœuvre  orléa- 
niste, aux  Jacobins,  pour  faire  demander  la  décbéance.  —  Les  Jacobins  consti- 
tutionnels se  retirent  aux  Feuillants  et  préparent  la  répression,  16  juillet  1791. 

—  L'Assemblée  réprimande  la  municipalité,  trop  modérée.  —  Petite  terreur 
constitutionnelle.  —  La  pétition  du  Cliamp  de  Mars  devient  toute  républicaine. 

—  L'Assemblée  s'engage  pour  le  Roi. 

Les  constitutionnels  ont  déployé  en  quinze  jours  beaucoup 
(l'adresse  et  de  ruse  pour  sauver  la  royauté;  ils  vont  y  mettre  de 
plus  une  déplorable  vigueur.  Et  avec  cela  ils  sont  dupes.  Les 
républicains  ont  marché  plus  droit;  ils  ont  montré,  dans  leur 
ignorance,  une  sorte  de  seconde  vue;  ils  eussent  été  aux  Tuile- 
ries, dans  le  cabinet  de  la  Reine,  qu'ils  n'eussent  point  agi  au- 
trement. 

Le  7  juillet,  la  Reine  a  laissé  le  Roi  donner  des  pouvoirs  écrits 
à  Monsieur.  Déjà  Fersen  avait  été  le  joindre  et  les  lui  avait 
transmis  verbalement. 

La  Reine  haïssait  Monsieur,  l'homme  qui  avait  le  plus  travaillé, 
le  mieux  réussi  à  la  perdre  de  réputation;  et  pourtant  elle  fait  ici 
cet  effort  de  lui  faire  donner  les  pouvoirs  du  Roi.  Qui  donc  a  cette 
puissance  de  lui  faire  dominer  sa  haine?  Une  haine  plus  grande 
encore  et  le  désir  de  se  venger. 

A-t-elle  trompé  Rarnave ,  quand  elle  semblait ,  à  Meaux ,  l'écouter 
docilement?  Non,  elle  était,  je  crois,  sincère;  elle  lui  reviendra 
tout  à  l'heure  ;  ce  qui  n'empêche  nullement  que  dans  l'intervalle 
elle  ne  regarde  ailleurs,  vers  l'émigration  et  vers  l'étranger. 


LIVHK  V.  —  CIIAPITRK  VII.  329 

EHe  souffrait  infiniment  de  la  surveillance  vexatoire  dont  elle 
était  alors  l'ohjet.  Les  gardes  nationaux,  qui  avaient  vu,  le  21  juin, 
Telfrayante  responsabilité  qu'on  prenait  devant  le  peuple  en  se 
chargeant  de  garder  la  famille  royale,  fuyaient  d'ahord  les  Tuile- 
ries et  refusaient  absolument  d'y  reprendre  ce  dangereux  poste; 
ils  n'y  avaient  consenti  qu'en  obtenant  la  consigne  de  (jarJer  à 
vue,  de  naît  et  de  jour.  De  là  une  foule  de  scènes  risibles,  si  elles 
n'eussent  été  cruelles.  Leur  inquiétude  était  la  Reine  surtout;  ils 
avaient  de  ses  ruses  une  idée  terrible,  ils  n'étaient  pas  éloignés 
de  croire  que  la  fée  (elle  l'avait  dit  en  riant  avant  Varennes)  pour- 
rait bien  partir  en  ballon.  Se  souvenant  que  Gouvion,  la  nuit  du 
•2  1  juin,  gardait  fort  inutilement  la  porte  de  la  chambre  à  coucher, 
ils  exigèrent  que  cette  porte  fût  toujours  ouverte,  de  manière  à 
voir  la  Reine  à  sa  toilette  et  dans  son  lit.  Il  n'était  pas  justpi'à  sa 
garde-robe  où  les  soldats-citoyens  ne  prétendissent  la  conduire,  la 
baïonnette  au  bout  du  fusil;  on  leur  en  fit  honte.  La  Reine  imas:ina 
de  faire  coucher  devant  son  lit  une  de  ses  femmes  dont  les  rideaux 
la  garantissent.  Une  nuit,  elle  voit  le  garde  national  de  service 
tourner  cette  barrière  et  venir  à  elle;  il  n'était  nullement  hostile, 
au  contraire,  c'était  un  bon  homme  qui  aimait  la  royauté,  voulait 
la  sauver  et  croyait  devoir  profiter  de  la  circonstance  pour  donner 
à  la  Reine  de  sages  avis^  il  s'assit,  sans  autre  façon,  près  de  son 
lit,  pour  prêcher  plus  à  son  aise. 

Le  Roi  s'avisa  un  jour  de  fermer  la  porte  de  la  chambre  à 
coucher  de  la  Reine.  L'officier  de  garde  l'ouvrit,  lui  dit  que  telle 
était  sa  consigne ,  que  Sa  Majesté  prenait  en  la  fermant  mie  peine 
inutile,  car  il  l'ouvrirait  toujours. 

La  situation  était  vraiment  cruelle  et  baroque.  Ceux  qui  don- 
naient cette  consigne  humiliante,  Lafayette  et  les  constitutionnels, 
qui  avilissaient  le  Roi  à  ce  point  (que  dis-je,  le  roi.^  l'époux),  n'en 
voulaient  pas  moins  qu'il  fût  roi ,  et  travaillaient  vigoureusement  à 
cela,  et  se  tenaient  prêts  à  tirer  l'épée,  au  besoin,  pour  le  main- 
tien de  cette  royauté  qu'ils  rendaient  de  plus  en  plus  ridicule  et 
impossible. 


330  ?IISTOIRE  DE  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 

Ils  croyaient  que  la  France  n'avait  de  salut  que  dans  cette  fiction 
royale,  dans  cette  ombre,  ce  néant,  ce  vide.  Ils  partaient  de  l'idée 
très  fausse  que  la  royauté  était  effectivement  revenue  de  Varennes; 
mais  elle  y  était  restée;  ce  qui  en  était  revenu,  c'était  moins  encore 
que  la  négation  de  la  royauté,  c'en  était  la  parodie,  la  dérision 
barbare,  la  farce,  qui  était  un  supplice. 

Que  voulaient  ces  étonnants  restaurateurs  de  la  royauté.^  Deux 
cboses  contradictoires  :  qu'elle  fût  à  la  l'ois  faible  et  forte,  quelle 
fût  et  qu'elle  ne  fût  pas.  Ils  sentaient  bien  que,  captive,  liée,  gar- 
rottée ainsi ,  elle  devait  être  dans  un  état  permanent  de  conspira- 
tion; donc  il  fallait  d'autant  plus  serrer  le  lien.  Mais,  d'autre  part, 
une  autre  peur  les  pressait  de  lâcher,  d'armer  cette  royauté  cap- 
tive. Des  voix  souterraines  grondaient  qui  leur  dérangeaient  l'es- 
prit. Le  fantôme  de  l'anarchie  leur  apparaissait  dans  leurs  rêves, 
et  ils  faisaient  ce  qu'il  fallait  pour  lui  donner  corps.  La  voix  caver- 
neuse de  Marat  leur  seml)lait  celle  du  peuple,  et  c'étaient  eux  jus- 
tement qui  le  popularisaient. 

A  cette  époque,  Marat  extravague.  N'ayant  rien  compris  à  la 
situation,  saisi  nulle  initiative,  il  prend  sa  revanche  par  la  folie 
atroce  de  ses  imaginations.  Tout  ce  qu'il  avait  trouvé  d'expédients 
à  proposer,  le  2  1  juin,  c'était  un  tyran  et  un  massacre,  l'égorge- 
ment  général  de  l'Assemblée  et  des  autorités.  Puis  viennent  d'aima- 
bles variantes  dans  les  numéros  suivants  :  couper  les  mains,  couper 
les  pouces,  tenir  trois  jours  sur  le  pal,  enterrer  vivants,  etc.  ^^K 

Les  constitutionnels  reculaient  de  hideur  (pour  parler  comme 
Frolssard)  devant  cette  bête  sauvage;  mais,  en  reculant,  ils  l'auto- 
risaient. Il  était  trop  facile  à  Marat,  à  Fréron,  le  faux  Marat,  de 
prédire  les  pas  rétrogrades  que  faisaient  les  royalistes  bâtards  dans 
leur  retraite  inconséquente.  Alors  on  criait  :  «  Miracle  !  Marat 
l'avait  dit!  vrai  prophète!  »  —  Ainsi  le  fou  furieux  semblait  être 
le  seul  sage. 

L'Américain  Morris  prétend  qu'à  ce  moment  toute  chose  était 

''^  Ami  du  peuple,  n"  5o(),  p.  8;  11°  5i3  ,  p.  8;  11°  5i4  .  P-  4  1  p*c. 


LIVRE  V.  —  CIIAPITHE  VII.  .  331 

impossible,  et  la  royauté,  et  la  régence,  et  la  république.  Non, 
tout  était  dilîlciie.  La  France  avait  été  dans  un  moment  au  moins 
aussi  dilIlcilc  dans  Thiver  de  1789  et  1790;  elle  fut  aloi's  sans 
lois,  ni  anciennes  ni  nouvelles;  elle  vécut  de  son  instinct.  11  pou- 
vait la  sauver  encore.  Le  Roi,  ses  frères  et  d'Orléans,  se  trouvant 
également  perdus  dans  lopinion,  la  régence  n'étant  possible  que 
par  un  conseil  de  députés,  un  comité  républicain,  mieux  valait 
une  forme  plus  francbe,  point  de  régence,  et  la  république.  Diffi- 
culté pour  difficulté,  la  préférence  devait  être  pour  le  gouverne- 
ment (|ui,  apiès  tout,  est  le  seul  qui  soit  naturel,  le  gouvernement 
lie  soi  jmr  soi-même,  celui  auquel  l'Iiomme  arrive,  dès  qu'il  écbappe 
à  la  fatalité,  atteint  sa  libre  nature.  On  sentira  de  plus  en  plus,  à 
mesure  qu'on  avancera  dans  la  longue  vie  du  monde,  dans  l'expé- 
rience politique  qui  commence  à  peine,  que  la  monarchie  n'a  été 
qu'un  gouvernement  d'exception,  un  provisoire  de  salul  publie,  ap- 
proprié aux  peuples  enfants. 

La  presse  violente  d'une  part,  les  Marat  et  les  Fréron,  l'Assem- 
blée de  l'autre,  les  constitutionnels,  parlaient  également  au  nom 
du  salut  public ,  de  l'intérêt  public.  Tous,  partis  d'une  même  philo- 
sophie qui  fonde  la  morale  sur  ï intérêt,  y  appus aient  leur  poli- 
tique. C'est  le  droit  qu'il  eût  fallu  prendre  pour  point  de  départ; 
lui  seul  aurait  mis  de  la  netteté  dans  cette  situation  obscure.  Le 
salut  public  fut  invoqué,  et  le  sang  coula;  il  fut  invoqué  pour  la 
royauté  qui  ne  pouvait  ni  sauver  les  autres,  ni  se  sauver  elle-même. 
Les  moins  sanguinaires,  chose  bizarre,  furent  justement  ceux  qui 
versèrent  le  sang  les  premiers,  et  qui,  par  cette  première  effusion, 
fournirent  le  prétexte  et  l'excuse  au  déluge  de  sang  qui  suivit. 

Le  10,  jour  décisif,  Lafayette  crut  prudent  de  mettre  cnvii'on 
cinq  mille  hommes  aux  abords  de  l'Assemblée.  Pour  mieux  conte- 
nir la  foule,  il  avait  eu  soin  de  mêler  à  la  garde  nationale  des 
piques  du  faubourg  Saint- Antoine.  L'Assemblée,  bien  décidée  à 
en  iinir  ce  jour-là  au  meilleur  marché  possible,  eut  soin  d'abord 
de  perdre  une  bonne  partie  de  la  séance  à  écouter  un  rapport  sur 


332  HISTOIRE   DE  LA   UÉVOLUTION   FRANÇAISE. 

les  alFaires  nulllalres  des  départements.  Elle  prêta  une  attention 
médiocre  aux  l^avardages  du  vieux  Goupil  contre  Brissot  et  Con- 
dorcet,  aux  discours  qui  suivirent  de  Grégoire  et  de  Buzot.  Celui 
du  dernier,  fort  court,  n'en  était  pas  moins  remarquable  ;  il  donnait 
précisément  des  raisons  qui,  en  179.3,  l'empêchèrent  de  juger  le 
Roi  à  mort  :  «  Il  s'agit  d'un  crime  contre  la  nation;  l'Assemblée, 
c'est  la  nation;  elle  serait  juge  et  partie  :  donc  elle  ne  peut 
juger,  »  etc. 

La  séance  était  arrangée  d'avance  pour  deux  discours.  Les  rôles 
avaient  été  partagés  entre  Salles  et  Barnave  :  l'un,  homme  de  cœur 
et  chaleureux,  devait  défendre  Louis  XVI,  l'homme,  l'humanité; 
l'autre,  le  froid  et  noble  parleur,  Barnave,  devait  prendre  la 
question  au  point  de  vue  législatif  et  politique. 

Salles,  avec  une  insinuation  douce  et  hardie,  ne  craignit  pas  de 
s'adresser  aux  secrets  sentiments  de  l'Assemblée.  Le  Roi  a  pro- 
testé ,  il  est  vi-ai ,  il  a  dit  que  la  constitution  «  était  inexécutable  ». 
Mais  nous  l'avons  souvent  dit  nous-mêmes,  elle  est  difficile  à  exé- 
cuter, au  moins  dans  les  commencements.  L'Assemblée  a  pu  con- 
tribuer à  l'erreur  du  Roi;  elle  a  été  obligée,  pour  le  bien  de  la 
chose,  de  sortir  souvent  de  son  rôle  d'Assemblée,  de  juger,  de 
gouverner,  etc.  —  Ainsi  l'avocat  était  si  sur  d'être  écouté  favora- 
blement (|u'il  cherchait  une  excuse  au  coupable  dans  les  fautes 
mêmes  du  juge,  dans  les  reproches  que  l'Assemblée  se  faisait 
secrètement,  dans  le  peu  de  foi  qu'elle  avait  maintenant,  blasée  et 
hnie,  à  son  œuvre,  à  ses  propres  actes. 

Barnave  s'éleva  très  haut.  Sa  froideur  ordinaire,  froideur  feinte 
ce  jour-là,  et  qui  n'était  que  dans  la  forme,  fit  valoir  encore  le 
fond,  intimement  passionné,  qui  perçait  partout,  comme  en  Asie 
ces  terres  sèches  et  froides  qui,  par  places,  n'en  sont  pas  moins 
crevées  de  sources  de  feu.  On  sentait  bien  qu'il  jouait  tout,  que 
c'était  un  moment  suprême,  et  pour  lui  et  pour  l'Assemblée.  Il  la 
mettait  en  demeure  de  choisir  entre  la  monarchie  et  le  gouverne- 
ment fédératif  Çil  affectait  de  ne  comprendre  nulle  république  que 
fédérative  pour  un  grand  Etat).  La  monarchie  étant  seule  possible, 


LIVRE  V.  —  CIIAPITHI':  VII.  333 

(lisail-il,  Il  faut  hieii  sul)ir  riiiviolahilité  qui  en  est  la  hase.  «Mais 
si  le  Hoi  lait  des  fautes?.  .  .  »Le  danger  pour  la  liberté  serait  qu'il 
n'en  fit  aucune.  Si  vous  suivez  aujourd'hui  le  ressentiment  per- 
sonnel en  violant  la  constitution,  prenez  hien  garde  un  jour  de 
suivre  l'enthousiasme.  Craignez  qu'un  jour  la  même  mobilité  du 
peuple,  l'enthousiasme  d'un  grand  homme,  la  reconnaissance  des 
grandes  actions  (car  la  nation  française  sait  bien  mieux  aimer  que 
haïr) ,  ne  renversent  en  un  moment  votre  absurde  république .  .  . 
Croyez-vous  qu'un  conseil  exécutif,  faible  par  essence,  résistât 
longtemps  aux  gi-ands  généraux  ?  etc. 

«  Voilà  pour  la  constitution.  Parlons  dans  la  Révolution  :  après 
l'anéantissement  de  la  royauté,  savez-vous  ce  qui  suivra.^  L'attentat 
à  la  propriété.  .  .  Vous  ne  l'ignorez  pas,  la  nuit  du  l^  août  a  donné 
plus  de  bras  à  la  Révolution  que  tous  les  décrets  constitutionnels. 
Pour  ceux  qui  voudraient  aller  plus  loin,  quelle  nuit  du  4  août 
reste-il  à  faire  .^ .  .  .  » 

Ces  deux  discours,  habiles,  hardis,  auraient  entraîné  l'Assem- 
blée, si  elle  en  eût  eu  besoin.  Mais  elle  était  toute  fixée  d'avance 
sur  ce  qu'elle  voidait.  Lafayette  demanda  la  clôture.  L'Assem- 
blée, d'après  Salles  et  Bamave,  d'après  l'avis  des  comités,  adopta  : 
i"  une  mesure  préventive  :  si  un  roi  rétracte  son  serment,  s'il  at- 
taque ou  ne  défend  point  son  peuple,  il  abdique,  devient  simple 
citoyen  et  accusable  pour  les  délits  postérieurs  à  son  abdication; 
2"  une  mesure  répi'essive  :  la  poursuite  contre  Bouille,  comme 
coupable  principal,  contre  les  serviteurs,  officiers,  courriers,  etc., 
compUces  de  l'enlèvement. 

Pour  voter  paisiblement,  l'Assemblée  s'était  entourée  de  troupes, 
les  Tuileries  étaient  fermées,  la  police  partout  sur  pied,  l'autorité 
municipale  toute  prête,  à  la  place  Vendôme,  pour  faire  les  somma- 
tions. Tout  indiquait  qu'on  voulait  emporter  l'affaire  ce  jour-là,  et 
qu'au  besoin  l'on  ne  craindrait  pas  de  livrer  bataille.  Les  meneurs 
connus  se  le  tinrent  pour  dit  et  ne  parurent  pas.  La  foule  ne  s'en 
porta  pas  moins  au  Champ  de  Mars  pour  y  dresser  une  dernière 
protestation;  l'un  des  commissaires  rédacteurs  était   un   certain 


33^  HISTOIRE  DE  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 

Vlrchaux,  de  Neufchàtel.  On  a  vu,  par  l'affaire  de  Ghàteauvieiix, 
(jue  les  hommes  de  la  Suisse  française,  esclaves  des  Allemands, 
étaient  souvent  k  l'avant-garde  de  notre  Révolution;  ils  y  mettaient 
tout  l'espoir  de  leur  propre  délivrance;  la  Société  helvétique  des 
Suisses  établis  à  Paris  prenait  une  part  active  aux  grands  mouve- 
ments populaires. 

Il  était  facile  d'écrire ,  difficile  de  faire  pénétrer  la  pétition  dans 
l'Assemblée.  La  foule  trouve  Bailly  à  la  place  Vendôme.  Le  bon- 
homme en  grand  costume,  ceint  de  l'écharpe  tricolore,  était  là 
comme  un  général  au  milieu  des  masses  armées.  C'était  par  lui 
qiie  l'Assemblée,  fort  résolue  dans  ce  jour  et  présidée  alors  par  un 
jeune  colonel,  Charles  de  Lameth,  remuait  la  force  militaire.  Le 
savant,  l'académicien,  l'homme  éminemment  pacifique,  se  voyait, 
si  tard  dans  la  vie,  poussé  à  être  le  héros  involontaire  de  cette 
triste  guerre  entre  citoyens  qui  menaçait  d'éclater.  Confiant,  infini- 
ment sensible  à  la  popularité,  faible  du  souvenir  de  1789  et  vou- 
lant toujours  être  aimé,  il  n'était  propre  en  aucun  sens  à  devenir 
le  chef  de  la  résistance.  On  parlemente  avec  lui,  on  lui  dit  qu'on 
veut  seulement  parler  à  Pétion  et  Robespierre.  Il  résiste  un  peu, 
mollit,  permet  enfin  le  passage  pour  six  hommes  seulement.  Les 
deux  députés  avertis  viennent  au  passage  des  Feuillants;  mais, 
disent-ils,  il  est  trop  tard,  le  vote  est  porté. 

La  foule  irritée  reflue  de  l'Assemblée  par  tout  Paris,  ferme  les 
théâtres  en  signe  de  deuil.  L'Opéra  seul  résista  et  joua  sous  la 
protection  des  baïonnettes»  A  un  autre  théâtre,  ce  fut  le  commis- 
saire de  police  qui  lui-même  pria  de  fermer,  craignant  une  colli- 
sion. L'autorité  était  flottante,  peu  d'accord  avec  elle-même; 
Lafayette  aurait  agi,  mais  il  ne  pouvait  le  faire  sans  autorisation 
du  pouvoir  municipal,  et  Bailly  ne  voulait  rien  prendre  sous  sa 
responsabilité.  On  avait  arrêté  Virchaux,  l'un  des  meneurs  du 
Champ  de  Mars,  à  l'entrée  de  l'Assemblée;  il  se  réclama  de  Bailly 
qui  avait  permis  le  passage  et  qui  le  fit  relâcher;  il  fut  arrêté  de 
nouveau  dans  la  nuit. 

Une  porte  restait  ouverte  aux  républicains  et  Orléanistes.  L'As- 


LIVRE  V.  —  CHAPITRE  VU.  335 

semblée  n'avait  rien  statué  sur  Louis  XVI;  elle  avait  voté  des 
mesures  préventives  contre  une  désertion  possible  du  Hoi.  La 
question  personnelle  restait  tout  entière.  C'est  ce  qui  fut,  le  soir, 
établi  aux  Jacobins  par  Laclos,  Robespierre  et  autres.  L'homme 
du  duc  d'Orléans,  Laclos,  qui  présidait  ce  jour-là,  demanda  qu'on 
lit  à  Paris  et  par  toute  la  France  une  pétition  pour  la  déchéance. 
«  Il  y  aura,  dit-il,  j'en  réponds,  dix  millions  de  signatures;  nous 
ferons  signer  les  enfants  mêmes,  les  femmes.  .  .  »  Il  savait  bien 
qu'en  général  les  femmes  voulaient  un  roi,  et  qu'elles  ne  signe- 
raient contre  Louis  XVI  qu'au  profil  (fun  nouveau  roi. 

Danton  appuya,  Robespierre  aussi,  mais  sans  faire  signer  les 
femmes.  De  plus,  à  cette  grande  pétition  de  tout  le  peuple,  il  pré- 
férait une  adresse  exclusivement  jacobine,  envoyée  aux  sociétés 
alliliécs.  .  .  Cependant  un  grand  bruit  se  fait,  un  grand  Ilot  de 
foule  envahit  la  salle.  M'"*'  Roland,  qui  vit  la  scène  d'une  tribune, 
dit  que  c'étaient  les  a])oyeurs  ordinaires  du  Palais-Royal  avec  une 
bande  de  filles,  probablement  une  machine  montée  par  les  Orléa- 
nistes pour  mieux  appuyer  Laclos.  Celte  foule  se  mit,  sans  façon, 
dans  les  rangs  des  Jacobins,  pour  délibérer  avec  eux.  Laclos  monte 
à  la  tribune  :  «Vous  le  voyez,  dit-il,  c'est  le  peuple,  voilà  le 
peuple;  la  pétition  est  nécessaire.  »  On  arrêta  que,  le  lendemain  à 
1  1  heures,  les  Jacobins  réunis  entendraient  lecture  de  la  pétition, 
qu'elle  serait  portée  au  Champ  de  Mais,  là,  signée  de  tous,  puis 
envoyée  aux  sociétés  affiliées,  qui  signeraient  à  leur  tour. 

Il  est  minuit,  on  s'écoule  dans  la  rue  Saint-Honoré.  Il  ne  reste 
que  les  commissaires  chargés  de  la  rédaction  :  Danton,  Laclos  et 
Brissot.  Encore  Danton  ne  reste  guère;  restent  face  à  face  Laclos  et 
Brissot,  c'est-à-dire  Torléanisme  et  la  république.  Laclos,  ayant,  dit- 
il,  mal  à  la  tête,  laisse  la  plume  à  Brissot,  qui  la  prend  sans  hésiter. 

Dans  cette  pièce,  vive  et  forte,  l'habile  rédacteur  met  en  saillie 
les  deux  points  de  la  situation  ;  i**  le  timide  silence  de  l'Assemblée, 
qui  n'a  osé  statuer  sur  l'individu  royal;  2"  son  abdication  de  fait 
(l'Assemblée  en  a  jugé  ainsi,  puisqu'elle  l'a  suspendu  et  arrêté); 
enlin  la  nécessité  de  pourvoir  nu  remplacement .  .  .   —  Arrivé  là. 


X. 


336  mSTOlKE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

Laclos,  sortant  de  son  demi-sommeil,  arrête  un  moment  la  plume 
rapide  :  «  La  société  des  Amis  de  la  constitution  slgnera-t-elie ,  si 
Ton  ajoute  un  petit  mot  qui  ne  gâte  rien  à  la  chose  :  remplacement 
par  tous  les  moyens  constitutionnels?  »  —  Ces  moyens,  qu'était-ce, 
sinon  la  régence ,  le  dauphin  sous  un  régent  ?  Les  frères  du  Roi 
étant  hors  de  France,  le  régent  constitutionnel  était  le  duc  d'Or- 
léans. Ainsi  Laclos  trouvait  moyen  d'introduire  implicitement  son 
maître  dans  la  pétition. 

Soit  légèreté,  soit  fai])lesse,  Brissot  écrivit  ce  que  Laclos  de- 
mandait. Peut-être  le  hardi  rédacteur  n'était  pourtant  pas  fâché 
d'atténuer  sa  responsahlllté  par  ce  mot  constitutionnels ,  qui  rendait 
la  chose  légale  et  éloignait  les  poursuites. 

Traversons  maintenant  la  rue  Salnt-Honoré  et  voyons  comment, 
presque  en  face,  les  meneurs  de  l'Assemblée,  les  royalistes  consti- 
tutionnels, réunis  aux.  Feuillants  dans  les  bureaux  des  comités, 
voyons  comme  ils  emploient  leur  nuit. 

Ils  arrêtent  deux  résolutions  : 

L'une,  celle  que  Duport,  les  Lameth,  avaient  dès  longtemps  en 
pensée,  de  ne  plus  traverser  la  rue  pour  aller  aux  Jacobins,  de 
rester  aux  Feuillants  mêmes,  à  l'ombre  de  l'Assemblée,  de  former, 
avec  la  masse  des  députés  dont  ils  disposent,  un  nouveau  club  des 
Amis  de  la  constitution,  club  d'élite  où  l'on  entrera  par  billets,  où 
l'on  ne  recevra  que  les  électeurs.  Qui  restera  aux  Jacobins.»^  Cinq 
ou  six  députés  peut-être,  la  tourbe  des  nouveaux  membres,  des 
intrus,  une  bande  d'aboyeurs,  au  niveau  de  ceux  qui  ont  envahi 
la  salle  hier  soir. 

Et  l'autre  résolution ,  c'est  de  tirer  de  leur  torpeur  les  pouvoirs 
publics,  de  mettre  le  maire  de  Paris  en  demeure  de  montrer  s'il 
est  avec  l'Assemblée  ou  avec  la  populace,  de  l'admonester  verte- 
ment pour  son  hésitation ,  sa  mollesse  de  la  veille ,  de  mander  aussi 
les  ministres,  les  accusateurs  publics,  de  les  rendre  responsables. 
L'Assemblée  avait  déjà  Lafayette,  l'épée  immobile,  au  fourreau; 
par  ce  reproche  et  cet  appel  aux  magistrats,  au  pouvoir  municipal, 
elle  allait  tirer  l'épée .  .  . 


LIVRE  V.  —  CIIAIMTUK  Vfl.  337 

L'Assemblée  était  bien  vieille  pour  montrer  cette  verdeur;  vieille 
tPannées,  d'événements,  finie  dans  l'opinion.  Composée  bizarre-, 
ment  au  caprice  des  institutions  gothiques,  issue  en  i)onne  parlie  de 
ce  moyen  âge  qu'elle  avait  détruit,  elle  portait  en  elle  une  conlra- 
diction  intrinsèque  qui  Taisait  toujours  douter  de  la  légalité  de  ses 
actes.  Adversaire  du  privilège,  elle  n'en  était  pas  moins,  pour  la 
moitié  de  ses  membres,  la  fdle  du  privilège.  Trois  cents  de  ces 
privilégiés  qui  avaient  protesté  pour  le  Roi,  en  même  temps  que 
Bouille,  ils  siégeaient  encore.  Une  assemblée  formée  ainsi,  et  qui 
comptait  dans  son  sein  ces  amis  de  l'ennemi,  était-elle  bien  cette 
haute  et  pure  image  de  la  loi,  devant  laquelle,  sous  peine  de  mort, 
le  peuple  dût  s'incliner  ? 

H  y  avait  audace,  imprudence,  mépris  de  l'opinion,  à  pousser 
ainsi  des  paroles  aux  actes.  Des  passions  très  violentes  étaient  au 
fond  de  tout  ceci  :  l'ulcération  des  vanités  pour  Duport,  Lameth, 
poui'  les  constitutionnels;  pour  Barnave  et  autres  que  la  Reine 
flattait  de  l'espoir  de  sa  confiance,  une  aml)ition  romanesque, 
quelques  idées  de  jeunesse,  que  le  plus  froid,  à  vingt-huit  ans, 
n'étouffe  jamais.  Ces  hommes,  si  différents  par  les  formes  de  ceux 
de  la  Convention,  se  payaient  de  la  même  idée,  qui  tue  les  scru- 
pules :  «  La  nécessité  d'Etat,  le  salut  public.  »  —  Et  cette  autre 
idée,  d'orgueil  :  «  Le  droit  est  en  nous.  » 

Au  matin  (le  i6  juillet),  Pétion  et  autres,  se  rendant  aux  Jaco- 
bins pour  lire  la  pétition,  trouvent  la  salle  à  peu  près  vide;  per- 
sonne, à  peine  cinq  ou  six  députés;  tous  sont  restés  aux  Feuillants. 
Pétion  y  court  et  «fait  l'impossible»,  il  le  dit  ainsi  lui-même, 
pour  les  ramener;  il  s'humilie  même  :  «  Quand  la  société  aurait 
eu  quelque  tort,  serait-ce  le  moment  de  la  quitter.^  »  Mais  on  ne 
daigne  l'ouïr.  Il  voit,  non  sans  inquiétude,  qu'une  adresse  est  pré- 
parée pour  annoncer  par  toute  la  France  aux  sociétés  afUliées  que 
les  Amis  de  la  constitution  siègent  maintenant  aux  Feuillants. 

Pour  terroriser  Paris,  il  fallait  d'abord  (jue  l'Assemblée  fît  peur 
à  la  municipalité.  Des  mots  durs  pouvaient  seuls  la  réveiller  de 
sa  langueur  de  la  veille.  D'André  l'accusa  aigrement  d'avoir  \u 

II.  i* 


338  HISTOIRE  DE  LA  KÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

les  lois  violées  et  de  l'avoir  souffert.  Il  demanda  et  obtint  qu  on 
niandât  à  la  barre  la  municipalité,  et  les  ministres,  et  les  six  accu- 
sateurs publics,  qu'on  les  rendit  responsables.  Quelques  membres, 
suivant  la  passion  qui  les  entraînait,  allaient  détourner  la  colère  de 
l'Assemblée  contre  Prieur  ou  Robespierre.  D'André ,  avec  fermeté 
et  présence  d'esprit,  ne  leur  permit  pas  d'user  leur  ardeur  dans 
ces  accusations  individuelles.  Il  les  ramena  aux  mesures  générales 
et  les  fit  voter.  Le  président  (c'était  Charles  de  Lametli)  adressa 
des  paroles  impérieuses  et  sévères  à  BalUy,  aux  municipaux.  Le 
soir,  même  admonestation  aux  ministres,  aux  accusateurs  publics. 
On  recommanda  spécialement  de  surveiller,  au  besoin,  d'arrêter 
les  étrangers. 

Cependant  des  scènes  violentes  avaient  lieu  dans  Paris.  Au  pont 
Neuf,  des  hommes  ou  gardes  soldés,  rencontrant  Fréron,  faillirent 
l'assommer.  Il  en  fut  de  même  d'un  personnage  équivoque,  un 
Anglais,  maître  d'italien,  nommé  Rotondo,  meneur  bien  connu 
des  émeutes,  que  l'on  retrouvait  partout.  Il  fut  terrassé,  battu  et, 
par-dessus,  arrêté. 

Cette  petite  terreur  se  marqua  dans  l'Assemljlée  par  un  accident 
comique.  Un  député,  Vadler  (depuis  trop  connu),  très  acre  et 
très  violent,  avait  fait,  le  i3,  un  discours  contre  l'inviolabilité 
royale.  Le  16,  il  en  fit  un  autre  pour  déclarer  qu'il  détestait  le 
système  républicain.  H  fut  la  risée  de  tous  les  partis. 

On  prit  ce  moment  pour  lire  à  l'Assemblée  la  pétition  de  je  ne 
sais  quelle  ville  de  province,  qui  attribuait  les  troubles  aux  excita- 
tions de  Robespierre  et  n'était  pas  loin  de  demander  son  accu- 
sation. 

Que  faisait-on  au  Champ  de  Mars.^^ 

La  pétition  rédigée  par  Brissot  et  Laclos,  lue  aux  Jacobins  dans 
le  désert,  après  qu'on  eut  attendu  en  vain  si  la  société  serait  plus 
nombreuse,  fut  portée  finalement  à  l'autel  de  la  Patrie.  On  avait 
placé  à  l'autel  un  tableau  du  triomphe  de  Voltaire ,  et  sur  le  tableau, 
falEche  des  Cordellers,  le  fameux  serment  de  Biutus.  Les  Corde- 
liers  eux-mêmes  arrivent,  émus  et  ardents.  Puis  un  groupe  peu 


LIVRK  V.  —  CHAPITRE  VII.  339 

nombreux,  les  envoyés  des  Jacobins;  ils  lurent  leur  pétition,  avec 
la  pbrase  orléaniste  de  Laclos  :  «  Remplacement  par  les  moyens  con- 
stilulionncls.  »  La  phrase  passait  d'abord.  Bonneville,  de  la  Bouche 
de  fer,  arrêta  la  chose,  et  les  Cordeliers  aussi  :  «On  trompe  le 
peuple,  dit  Bonneville,  avec  ce  mot  conslitulionnels;  voilà  une  autre 
royauté,  vous  ne  faites  autre  chose  que  remplacer  un  par  un.  ■ 
—  «Prenez  garde,  disaient  les  Jacobins,  le  temps  n'est  pas  mûr 
pour  la  république.  »  —  Ils  eurent  beau  dire.  On  mit  la  chose  aux 
voix,  et  le  mot  conslilulionnels  fut  effacé.  On  ajouta  qu'on  ne  recon- 
naîtrait plus  ni  Louis  XVI  ni  aucun  autre  roi.  Il  fut  entendu  que 
le  lendemain  dimanche,  la  pétition  ainsi  amendée  serait  signée 
par  le  peuple  à  Tautel. 

Quel(jues-uns,  pensant  bien  que  cette  déclaration  de  guerre  à 
la  royauté  ne  passerait  pas  sans  orage,  avisèrent  qu'il  fallait  s'as- 
surer, à  l'Hôtel  de  Ville,  d'une  autorisation  pour  la  réunion  du 
lendemain.  Plusieurs  en  effet  paitirent,  Bonneville  en  était,  et 
(sur  la  roule,  ce  semble)  ils  prirent  avec  eux  Camille  Desmoulins. 
Ils  ne  trouvèrent  à  la  Ville  que  le  premier  syndic,  qui  n'osa  pas 
refuser,  donna  de  bonnes  paroles,  nul  écrit;  ils  se  tinrent  satisfaits 
et  se  crurent  autorisés. 

La  journée  n'était  pas  finie.  L'Assemblée  tenait  encore;  elle  fui 
sans  doute  avertie  et  de  l'autorisation  demandée  à  l'Hôtel  de  Ville, 
et  de  la  pétition  «  pour  ne  reconnaître  Louis  XVI  ni  aucun  roi  ».  Le 
lendemain,  c'était  dimanche.  Tout  Paris,  toute  la  banlieue,  émus 
depuis  l'autre  dimanche  par  tant  d'événements  coup  sur  coup, 
allaient  se  rendre  au  Champ  de  Mars.  Le  peuple  souverain  allait  se 
lever,  comme  disaient  les  journaux,  apparaître  dans  sa  force  et  sa 
majesté;  s'il  signait,  ce  n'était  plus  une  pétition,  c'était  un  ordre 
qu'il  donnait  à  ses  mandataires.  L'Assemblée  aurait  beau  objecter 
que  le  peuple  souverain  de  Paris  n'était  pourtant  pas,  après  tout, 
le  souverain  de  la  France;  elle  n'en  serait  pas  moins  emportée 
dans  l'irrésistible  flot. 

Elle  était  à  temps  pour  arrêter  tout,  il  était  9  heures  du  soir; 
elle  pouvait  écarter  la  distinction   dans  laquelle  les  Amis  de  la 


340  HISTOIRE  DK  LA  HÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

constitution  s'étaient  retranchés  :  L'Assemblée  n'a  pas  parlé  ex- 
pressément de  Louis  XVL  Desmeuniers  reproduisit  sa  proposilion 
du  1  4 ,  qui ,  sous  une  forme  rigoureuse ,  dure  au  Roi ,  le  garan- 
tissait, en  réalité,  lui  assurait  l'avenir,  le  recouvrement  de  l'autorité 
royale.  Il  proposa,  on  vota  :  «  Que  la  suspension  du  pouvoir  exé- 
cutif durerait  jusqu'à  ce  que  l'acte  constitutionnel  fût  présenté  au 
Roi  et  accepté  par  lui.  » 

Ainsi  plus  d'ambiguïté.  La  fjuestion  est  préjugée  en  faveur  de 
Louis  XVI;  ce  n'est  pas  d'un  roi  possible,  c'est  bien  de  lui,  c'est 
du  Roi  qu'il  s'agit.  Ce  décret  ferme  le  cercle  de  la  loi,  ne  laisse 
aucune  échappatoire.  Tout  ce  qui  sortira  de  ce  cercle  peut  être 
légalement  frappé. 

Reste  à  régler  l'exécution.  A  9  heures  et  demie  du  soir,  le  maire 
et  le  conseil  municipal  décident,  à  l'Hôtel  de  Ville,  que  le  lende- 
main dimanche  17  juillet,  à  8  heures  très  précises,  le  décret  de 
l'Assemblée,  imprimé  et  affiché,  sera,  de  plus,  à  tous  les  carre- 
fours ,  proclamé  à  son  de  trompe  par  les  notables ,  les  huissiers  de 
la  Ville ,  dûment  escortés  de  troupes.  Nul  avertissement  plus  signi- 
(icatif  et  plus  solennel.  L'autorité  parle  au  peuple  de  sa  voix  la 
plus  distincte.  Malheur  à  ceux  qui  s'obstineraient  à  fermer  l'oreille! 


1,1  VRK  V.  —  ClfAPITRK  VIII.  341 


CHAPITRE  VIII. 

MASSACRE  DU  CHAMP  I)K  MARS  (17  JUILLKT  1791). 

Les  royalistes  avaient  besoin  d'une  émeute.  —  Fatale  espièglerie  au  Cliamp  de  Mars. 
—  Assassinat  au  Gros-Caillou.  —  Trois  partis  au  Champ  de  Mars.  —  Pétition 
républicaine  qui  accuse  l'Assemblée.  —  Le  drapeau  rouge  est  arboré.  —  Aspect 
pacifique  du  Champ  de  Mars.  —  La  garde  soldée  et  les  royalistes  tirent  sur  le 
peuple.  —  La  garde  nationale  sauve  les  fuyards. 

Tous  les  décrets  de  l'Assemblée  n'auraienl  pas  sulïi  à  relever  la 
rovaulé  de  terre;  il  fallait  un  coup  de  vigueur  qui  lui  rendît  force 
en  la  faisant  croire  forte  encore.  Cela  ne  pouvait  se  faire  sans  une 
émeute,  sans  la  victoire  jur  rémeute.  Les  royalistes  aux  Tuileries, 
les  constitutionnels  à  TAssemblée,  la  désiraient  certainement. 

L'émeute  n'avait  qu'à  paraître,  elle  était  vaincue.  Outre  la  garde 
nationale,  corps  imposant  de  soixante  mille  hommes,  organisé, 
liahlUé,  Lafayette  avait  une  arme  infaillible,  ce  qu'on  appelait 
la  troupe  du  centre,  garde  nationale  soldée  de  plus  de  neuf  mille 
hommes,  la  plupart  anciens  gardes  françaises,  dont  plusieurs  sont 
devenus  les  olFiciers,  les  généraux  de  la  république  et  de  l'euipire. 

Mais  justement  parce  que  l'émeute  voyait  en  face  des  forces  si 
redoutables,  il  y  avait  à  parier  qu'il  n'y  aurait  pas  d'émeute.  Les 
dogues  baissaient  la  tète.  Le  fameux  bi'asseur  Santerre,  qui,  par  sa 
voix,  sa  taille,  sa  corpulence,  avait  si  grande  influence  dans  le  fau- 
bourg Saint-Antoine,  accepta  aux  Jacobins  l'humble  commission 
d'aller  retirer  la  pétition  du  Champ  de  Mars.  Les  grands  meneurs 
Cordeliers  se  montrèrent  plus  prudents  encore.  Ils  sentirent  la 
portée  du  dernier  décret,  virent  parfaitement  que  le  royalisme 
avait  besoin  d'une  émeute;  les  coups  donnés  à  Fréron,  à  Rotondo, 
indicjuaient  assez  qu'on  serait  peu  scrupuleux  sur  les  moyens  de 
la  provoquer.  Ils*  disparm-ent.  On  le  leur  a  reproché.  Je  crois  pour- 
tant que  leur  présence  eût  été  plutôt  un  prétexte  de  dispute  et  de 


342  HISTOIRE  I)K  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAIS!:. 

combat;  on  n'eût  pas  manqué  de  dire  qu'ils  avaient  animé  le 
peuple,  et  tout  l'odieux  de  l'affaire,  qui  tomba  sur  les  constitu- 
llonnels,  eût  été  pour  leur  parti.  Danton  en  jugea  ainsi.  Dès  le 
samedi  soir,  il  s'éclipsa  de  Paris,  fda  au  bois  de  Vincennes,  à  Fon- 
tenay,  où  son  beau-père  le  limonadier  avait  une  petite  maison. 
Le  vaillant  boucher  Legendre,  qui  n'avait  à  la  bouche  que  combat, 
.sang  et  ruine,  enleva  lui-même  Desmoulins  et  Fréron,  qui  per- 
daient le  temps  à  rédiger  une  pétition  nouvelle,  les  emmena  à  la 
campagne,  où  ils  passèrent  au  frais  cette  chaude  journée  et  dînèrent 
avec  Danton. 

Les  royalistes  étaient  rieurs;  au  milieu  de  tous  ces  grands  et 
tragiques  événements,  ils  se  croyaient  toujours  au  temps  de  la 
Fronde,  chansonnaient  leurs  ennemis.  Jusqu'à  la  fin  de  l'Assemblée 
constituante,  leur  verve  fut  intarissable.  Chaque  jour,  enfermés 
chez  les  restaurateurs  des  Tuileries,  du  Palais-Royal,  ils  écrivaient, 
parmi  les  bouteilles,  leurs  fameux  Actes  des  apôtres.  L'affaire  de 
Varennes,  qui,  parmi  ses  côtés  tristes,  en  avait  de  fort  ridicules, 
n'était  pas  propre  à  mettre  les  rieurs  de  leur  côté.  Ils  furent  trop 
heureux  de  l'éclipsé  des  fameux  meneurs  populaires.  La  nuit 
même,  on  fit  à  Fontenay,  à  la  grille  de  Danton,  une  sorte  de  cha- 
rivari, accompagné  de  cris,  de  défis  et  de  menaces. 

Une  plaisanterie  fatale,  et  dont  l'issue  fut  terrible,  fut  tentée 
au  Champ  de  Mars.  Quelque  triste  et  honteux  que  soit  le  détail, 
il  est  trop  essentiel  à  la  peinture  des  mœurs  de  l'époque  pour  que 
l'histoire  puisse  s'en  taire.  La  gravité  n'est  pas  son  premier  devoir; 
c'est  d'abord  la  vérité. 

L'émigration,  la  ruine  de  beaucoup  qui  n'émigraient  pas,  avaient 
mis  sur  le  pavé  une  masse  de  valetailles,  de  gens  attachés  aux 
nobles,  aux  riches,  à  différents  titres,  agents  de  mode,  de  luxe, 
d'amusement,  de  libertinage.  La  première  corporation,  en  ce 
genre,  celle  des  perruquiers,  était  comme  anéantie.  Elle  avait 
fleuri  plus  d'un  siècle ,  par  la  bizarrerie  des  modes.  Mais  le  terrible 
mot  de  l'époque  :  «Revenez  à  la  nature  »,  avait  tué  ces  artistes» 
coiffeurs  et  coiffeuses;  tout  allait  vers  une  simplicité  effrayante. 


LIVRE  V.  —  CIIAPITRK  VIII.  343 

Le  perruquier  perdait  à  la  fois  son  existence  et  son  importance.  Je 
(lis  importance,  il  en  avait  réellement  beaucoup  sous  l'ancien  ré- 
gime. Le  précieux  privilège  des  plus  longues  audiences,  l'avantage 
dé  tenir  une  demi-heure,  une  heure,  sous  le  fer,  les  belles  dames 
de  la  cour,  de  jaser,  de  dire  tout  ce  qu'il  voulait,  c'était  le  droit  du 
perruquier.  Valet  de  chambre,  perruquier  ou  perruquier-maîlre, 
il  était  admis  le  matin  au  plus  intime  intérieur,  et  témoin  de  bien 
des  choses,  coniident  sans  qu'on  songeât  à  se  confier  à  lui.  Le 
perruquier  était  comme  un  animal  domestique,  im  meuble  de 
dames;  il  participait  fort  de  la  frivolité  des  femmes  auxquelles  il 
appartenait.  Ce  fut  au  sieur  Léonard,  bien  dévoué,  mais  de  peu 
de  tète,  que  la  Reine  conlia  ses  diamants  et  le  soin  d'aider  Ghoi- 
seul  dans  la  fuite  de  Varennes;  et  tout  alla  de  travers.  Il  est  inutile 
de  dire  que  de  telles  gens  regrettaient  amèrement  l'ancien  régime. 
Les  plus  furieux  royalistes  n'étaient  peut-être  ni  les  nobles,  ni  les 
prêtres,  mais  les  perruquiers. 

Agents,  messagers  de  plaisirs,  ils  étaient  aussi  généralement 
libertins  pour  leur  propre  compte.  L'un  d'eux,  le  samedi  soir,  la 
veille  du  i  7  juillet,  eut  une  idée  qui  ne  pouvait  guère  tomber  que 
dans  la  tête  d'un  libertin  désœuvré;  ce  fut  d'aller  s'établir  sous 
les  planches  de  l'autel  de  la  Patrie  et  de  regarder  sous  les  jupes 
(les  femmes.  On  ne  portait  plus  de  paniers  alors,  mais  des  jupes 
fort  bouffantes  par  derrière.  Les  altlères  républicaines,  tribuns  en 
bonnet,  orateurs  des  clubs,  les  romaines,  les  dames  de  lettres, 
allaient  monter  là  fièrement.  Le  perruquier  trouvait  bouffon  de 
voir  (ou  d'imaginer),  puis  d'en  faire  des  gorges  chaudes.  Fausse 
ou  vraie,  la  chose,  sans  nul  doute,  eût  été  vivement  saisie  dans 
les  salons  royalistes;  le  ton  y  était  très  libre,  celui  même  des  plus 
grandes  dames.  On  voit  avec  étonnement,  dans  les  Mémoires  de 
Lauzun,  ce  qu'on  osait  dire  en  présence  de  la  Reine.  Les  lectrices 
de  Faublas  et  d'autres  livres  bien  pires  auraient  sans  nul  doute 
reçu  avidement  ces  descriptions  effrontées. 

Le  perruquier,  comme  celui  du  Lutrin,  pour  s'enfermer  dans 
ces  ténèbres,  voulut  avoir  un  camarade  et  choisit  un  brave,  ini 


:V4li  IlISTOinE   DE  I.A   KKVOLIJTION   FRANÇAISE.. 

vieux  soldai  invalide,  non  moins  royaliste,  non  moins  liherlin.  Ils 
prennent  des  vivres,  un  baril  d'eau,  vont  la  nuit  au  Champ  de 
Mars,  lèvent  une  planche  et  descendent,  la  remettent  adroite- 
ment. Puis,  au  moyen  d'une  vrille,  ils  se  mettent  à  percer  des 
trous.  Les  nuits  sont  courtes  en  juillet,  il  faisait  bien  clair,  et  ils 
travaillaient  encore.  L'attente  du  grand  jour  éveillait  beaucoup 
de  gens,  la  misère  aussi,  l'espoir  de  vendre  quelque  chose  à  la 
foule;  une  marchande  de  gâteaux  ou  de  limonade,  prenant  le  de- 
vant sur  les  autres,  rôdait  déjà,  en  attendant,  sur  l'autel  de  la 
Patrie.  Elle  sent  la  vrille  sous  le  pied,  elle  a  peur,  elle  s'écrie.  Il 
y  avait  là  un  apprenti ,  qui  était  venu  studieusement  copier  les  in- 
sriptions  patriotiques.  Il  court  appeler  la  garde  du  Gros-Caillou, 
qui  ne  veut  bouger;  il  va,  tout  courant,  à  l'Hôtel  de  Ville,  ramène 
des  hommes,  des  outils,  on  ouvre  les  planches,  on  trouve  les 
deux  coupables,  bien  penauds,  et  qui  font  semblant  de  dormir. 
Leur  affaire  était  mauvaise,  on  ne  plaisantait  pas  alors  sur  l'autel 
de  la  Patrie;  un  olïicier  périt  à  Brest  pour  le  crime  de  s'en  être 
moqué.  Ici,  circonstance  aggravante,  ils  avouent  leur  vilaine  envie. 
La  population  du  Gros-Caillou  est  toute  de  blanchisseuses,  une 
rude  population  de  femmes,  armées  de  battoirs,  qui  ont  eu  parfois 
dans  la  Révolution  leurs  jours  d'émeutes  et  de  révoltes.  Ces  dames 
reçurent  fort  mal  l'aveu  d'un  outrage  aux  femmes.  D'autre  part, 
parmi  la  foule,  d'autres  bruits  couraient;  ils  avaient,  disait-on, 
reçu,  pour  tenter  un  coup,  promesse  de  rentes  viagères;  le  baril 
d'eau,  en  passant  de  bouche  en  bouche,  devint  un  baril  de  poudre; 
puis  la  conséquence  :  «  Ils  voulaient  faire  sauter  le  peuple ...» 
La  garde  ne  peut  plus  les  défendre,  on  les  arrache,  on  les  égorge; 
puis,  pour  terrifier  les  aristocrates,  on  coupe  les  deux  tètes,  on 
les  porte  dans  Paris.  A  8  heures  et  demie  ou  9  heures,  elles 
étaient  au  Palais-Royal. 

Précisément,  à  cette  heure,  les  officiers  municipaux  et  notables, 
avec  huissiers  et  trompettes,  proclamaient  aux  carrefours  les  déci- 
sions de  l'Assemblée,  le  discours  sévère  du  président  et  les  me- 
sures répressives. 


I.IVIIK  V.   —  CIIKPITRK  VIII.  345 

Voilà  donc,  dès  lo  matin,  les  deux  choses  en  face,  qui  devaient 
servir  également  la  cause  des  royalistes  :  la  menace,  le  crime  à 
punir;  le  glaive  levé  déjà  et  l'occasion  de  frapper. 

L'Assemblée  se  réunissait;  la  nouvelle  tombe  connne  la  foudre, 
arrangée,  défigurée,  comme  on  la  voulait. 

Un  député  effaré  :  «  Deux  bons  citoyens  ont  péri ...  Ils  recom- 
mandaient au  peuple  le  respect  des  lois.  On  les  a  pendus.  »  (Mou- 
vement d'horreur.  ) 

Regnaull  de  Saint-Jean-d'Angely  :  «  Je  demande  la  loi  mar- 
tiale. .  .  11  faut  que  rAssem])lée  déclare  ceux  qui,  par  écrits  in- 
dividuels ou  collectifs,  porteraient  le  peuple  à  résister,  criminels 
de  lèse-nation.  »  —  Ainsi  le  but  était  atteint,  la  pétition  et  l'assas- 
sinat étalent  confondus  ensemble,  et  tout  rassemblement  menacé 
comme  réunion  d'assassins. 

Puis  l'Assemblée,  avec  une  liberté  d'esprit  étrange  dans  la  si- 
tuation, s'occupa  de  toute  autre  chose.  Tout  le  jour  elle  resta  là, 
faisant  semblant  d'écouter  des  rapports  sur  les  finances,  la  marine, 
les  troubles  suscités  par  les  prêtres,  etc.  Cependant  elle  agissait; 
son  président,  Charles  de  Lameth,  avec  la  violence  impatiente  de 
son  caractère,  envoyait,  au  nom  de  l'Assemblée,  des  messages  à 
l'Hôtel  de  Ville,  et  stimulait  la  lenteur  de  la  municipalité.  Celle-ci, 
chargée  d'exécuter,  était  moins  Impatiente;  elle  prétendit  ne  savoir 
qu'à  1  1  heures  le  meurtre  commis  entre  7  et  8.  Les  tioupes 
envoyées  par  elle  arrivèrent  vers  midi  au  Gros-Caillou  et  priicnt 
un  des  meurtriers;  il  échappa,  mais  fut  repris  le  lendemain  avec 
un  de  ses  complices. 

L'Assemblée,  avant  midi,  avait  lancé  son  décret.  Le  mot  écrits 
collectifs  menaçait  précisément  la  pétition  des  Jacobins.  Robes- 
pierre sortit  pour  aller  les  avertir  du  péril  et  leur  faire  retirer  la 
pétition  du  Champ  de  Mars.  Leur  salle  était  déserte;  à  peine  une 
tr^Mitaine  de  membres.  Ces  trente  dépêchèrent  SanteiTe  et  quelques 
autres. 

Il  n'y  avait  pas  encore  beaucoup  de  monde  au  Champ  de  Mars; 
à  l'autel,  pas  plus  de  deux  cents  personnes  (M"*'  Roland,  qui  y 


546  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

était,  le  témoigne).  Sur  les  glacis,  vers  le  Gros- Caillou,  des 
groupes  épars,  des  hommes  isolés,  qui  allaient  et  venaient.  Ce 
petit  nombre,  perdu  dans  l'immensité  du  Champ  de  Mars,  n'avait 
nul  accord.  Dès  cette  heure,  s'y  manifestaient  trois  opinions  diffé- 
rentes. Les  uns,  c'étaient  les  Jacobins,  disaient  que  l'Assemblée 
ayant  décidé  pour  le  Roi ,  il  fallait  bien  changer  la  pétition ,  que  la 
société  allait  en  faire  une.  Les  autres,  membres  des  Cordeliers, 
meneurs  secondaires  ravis  d'agir  dans  l'absence  de  leurs  chefs,  in- 
sistaient pour  rédiger  sur  la  place  même  une  pétition  menaçante; 
ceux-ci  étaient  des  gens  de  lettres  ou  lettrés  de  divers  étages, 
Robert  et  sa  femme  d'abord,  un  typographe,  Brune  (depuis  géné- 
ral), un  écrivain  public,  Hébert,  Chaumette,  élève  en  médecine, 
journaliste,  etc. 

11  y  avait  encore  quelques  autres  Cordeliers,  mais  hommes  de 
main,  et  qui  ne  s'amusaient  pas  à  écrire,  ils  restaient  sur  les  glacis, 
avec  la  populace  du  Gros-Caillou,  irritée  de  ce  que  la  justice  se 
mêlait  de  réformer  la  justice  sommaire  qu'elle  avait  faite  le  matin 
des  deux  hommes  pris  sous  l'autel.  Cette  irritation  aboutirait-elle  à 
ime  grande  explosion  populaire  ?  Il  n'y  avait  nulle  apparence.  Mais 
ces  furieux  Cordeliers  le  croyaient  ainsi.  Parmi  eux,  il  y  avait  des 
hommes  néfastes,  qu'on  ne  voit  qu'en  de  tels  jours.  Verrières  y 
était,  selon  toute  apparence  :  Fournier  y  fut  certainement.  Le  pre- 
mier, figure  fantastique,  l'affreux  bossu  du  6  octobre.  Le  i6  juillet 
au  soir,  ce  nain  sanguinaire,  monté  sur  un  grand  cheval,  avec  de 
grands  gestes  effrayants,  avait  cavalcade  dans  Paris,  véritable  aj> 
paritlon  de  l'Apocalypse.  L'autre  n'avait  ni  mots  ni  gestes,  il  ne 
savait  que  frapper;  c'était  un  homme  déterminé,  d'une  âme  vio- 
lente, atroce,  l'Auvergnat  Fournier,  dit  l'Américain.  Piqueur  de 
nègres  à  Saint-Domingue,  puis  négociant,  ruiné,  aigri  par  un 
injuste  procès,  il  avait  fatigué  en  vain  de  ses  pétitions  l'Assemblée 
des  notables  et  l'Assemblée  constituante  :  celle-ci,  menée  par  les 
planteurs,  tels  que  les  Lameth,  par  Barnave,  ami  des  planteins, 
avait  définitivement  repoussé  la  dernière  pétition  de  Fournier,  un 
mois  à  peine  avant  juillet.  Dès  lors  on  vit  cet  homme  partout  où 


LIVRE  V.  —  CHAPITRK  VIII.  5<k7 

Ton  pouvait  tuer;  il  se  mêla  aux  plus  terribles  tragédies  des  rues, 
sans  anihition,  sans  haine  personnelle,  mais  par  haine  de  Tespèce 
humaine,  et  comme  amateur  du  sang.  Après  la  Révolution,  il  re- 
tourna ji  Saint-Domingue;  il  continua  de  tuer,  mais  des  Anglais 
(le  préférence,  et  brilla  comme  corsaire. 

Les  premières  troupes  entraient  à  peine  au  Champ  de  Mars, 
vers  midi,  conduites  par  un  aide  de  camp  de  Lafayette.  Des  glacis 
part  un  coup  de  feu.  L'aide  de  camp  est  blessé.  Lafayette  peu 
après  tiaverse  le  Gros-Caillou  avec  la  masse  des  troupes  et  du 
canon;  les  furieux  des  glacis,  la  populace  du  quartier,  étaient  en 
train  de  faire  une  barricade;  ils  renversaient  des  charrettes;  l'un 
d'eux,  garde  national  (on  croit  que  c'était  Fournier),  tira  à  bout 
poilant  sur  Lafayette ,  à  travers  la  barricade;  le  fusil  rata.  L'homme 
fut  pris  à  l'instant  même;  Lafayette,  par  une  générosité  peu  rai- 
sonnée,  le  fit  relâcher.  Il  continua  jusqu'à  l'autel,  où  il  trouva  les 
orateurs  et  rédacteurs,  peu  nombreux,  paisibles,  qui  lui  jurèrent 
qu'il  s'agissait  uniquement  d'une  pétition;  la  pétition  signée,  ils 
allaient  retourner  chez  eux. 

L'Assemblée  sut  à  l'instant  même  qu'on  avait  tiré  sur  Lafayette. 
Le  président,  en  toute  hâte,  écrit  à  l'Hôtel  de  Ville,  On  envoie 
au  Champ  de  Mars  deux  municipaux  pour  sommer  l'attroupement. 
A  leur  grande  suiprise,  .ils  ne  trouvent  que  des  gens  tranquilles. 
On  leur  lit  la  pétition  à  eux-mêmes,  ils  ne  la  désapprouvent  pas. 
Elle  était  toutefois  fort  vive,  elle  faisait  ressortir  l'audace  de  l'As- 
semblée qui  avait  préjugé  la  question  en  faveur  du  Roi,  sans 
attendre  le  vœu  de  la  France;  elle  accusait  de  plus  une  bien  grave 
illégalité,  soutenant  que  les  deux  ou  trois  cents  députés  royalistes 
qui  avaient  fait  la  protestation  et  ne  voulaient  plus  voter  n'en 
étaient  pas  moins,  cette  fois,  venus  voter  avec  les  autres. 

Cette  fameuse  pétition  (que  j'ai  sous  les  yeux)  me  paraît,  au 
caractère,  avoir  été  écrite  par  Robert,  dont  le  nom  se  trouve 
au  bas,  avec  ceux  de  Peyre,  Vachart  (ou  Virchaux  .^)  et  Dumont. 
Elle  est  toute  vive,  toute  chaude,  visiblement  improvisée  au 
Champ  de  Mars.  Je  la  croirais  volontiers  dictée  par  M"^'  Robert 


348  IMSTOFRE  DE  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 

(M'*  Kéralio),  qui  passa  tout  le  jour  sur  l'autel  avec  son  mari, 
avec  une  passion  persévérante,  à  signer  et  faire  signer.  Le  discours 
est  coupé,  coupé,  comme  d'une  personne  haletante.  Plusieurs  né- 
gligences heureuses,  de  petits  élans  dardés  (comme  la  colère 
d'une  femme  ou  celle  du  colihri),  me  sembleraient  volontiers 
trahir  la  main  féminine  ('). 

Suivent  des  milliers  de  signatures,  remplissant  plusieurs  feuilles 
ou  petits  cahiers  que  l'on  a  cousus  ensemble.  Nul  ordre.  Visi- 
blement chacun  a  signé  à  mesure  qu'il  arrivait,  presque  tous  à 
l'encre,  plusieurs  au  crayon.  Beaucoup  de  noms  sont  connus,  spé- 
cialement ceux  de  la  section  du  Théâtre-Français  (Odéon),  qui 
était  là  en  grand  nombre  :  Senjenl  (le  graveur.*^);  Rousseau  (le 
premier  chanteur  de  l'Opéra  .►^j;  Momoro,  premier  imprimeur  pour 
la  liberté  et  électeur  pour  la  seconde  législature;  Chaumette,  étudiant 
en  médecine,  rue  Mazarine,  n°  9  ;  Fabre  (d'Eglantine  ?)  ;  Isambert ,  etc. 
D'autres  qui  ne  sont  point  du  même  quartier,  mais  membres  des 
Cordeliers  :  Hébert,  écrivain,  rue  de  Mirabeau;  Hanriot,  Maillard. 
—  Ajoutez  quelques  Jacobins,  comme  Andrieux,  Cochon,  Du- 
(/uesnoy,  Taschereau ,  David.  —  Enfin  des  noms  de  toute  sorte  : 
Girey-Dupré  (le  lieutenant  de  Brissot),  Isabey  perre,  Isabey  fils, 
Lagarde,  Moreau,  Renouard,  etc. 

'*'  Spécialement  à  ce  passage:  «  Mais,  miniature,  celle  d'une  marchande  de 
Messieurs,  mais,  représentants  d'un  modes.  M"'  David,  rue  Saint -Jacques, 
peuple  généreux  et  confiant,  rappelez-  «"  173  (écriture  facile  et  jolie),  celle 
vous,  »  etc.  (Voir  loriginal  conservé  aux  d'un  professeur  (bien  mal  orthogra- 
arcliives  de  la  Seine.)  —  J'avais  cru  phiée)  :  Vinssent,  professeurs  de  langue, 
d'abord  voir  les  premiers  cabiers  tacbés  —  Autre  encore,  bizarre,  mais  énergi- 
de  sang;  mais  c'est  l'encre  jetée  par  quement  motivée  :  Je  renonce  au  roy 
pâtés,  qui,  en  s'évaporant,  a  laissé  des  je  ne  le  veux  plus  le  canette  pour  le  roy 
traces  d'un  jaune  rougeàtre.  —  La  si-  je  sais  sitoiien  fransay  pour  la  putry  du 
gnature  d'Hébert  n'est  point  du  tout  bataillon  de  Boulogne  Louis  Magloire 
en  patte  d'araignée,  comme  quelques-  l'uinè  à  Botiloçjne.  —  La  dernière  si- 
nus l'ont  dit;  elle  est  peu  allongée,  gnature  est  celle  de  Santerre,  écrite  à 
plutôt  basse  et  sans  caractère,  de  tout  main  posée,  et  probablement  ajoutée 
point  commune.  —  Parmi  les  signa-  le  soir  au  faubourg  Saint-Antoine,  où, 
tures,  il  y  a  celles  d'un  ingénieur,  de  selon  toute  apparence,  la  pétition  fut 
plusieurs  mécaniciens,  d'un  peintre  en  sauvée  et  cacbée. 


LIVHE  V.  —  CIIAPITI\K   VIII.  349 

Ku  lùlc  de  la  feuille  35,  je  lis  celle  note  touchante  :  La  poi- 
(jnuidcrcz-vous  (la  liberté?  ou  la  patrie?)  dans  son  berceau,  après 
l'avoir  enfantée  ? 

Beaucoup  ajoutent  à  leur  nom  :  garde  national  ou  soldat-citoyen 
pour  la  patrie.  Beaucoup  ne  savent  signer  et  mettent  une  croix. 
H  y  a  nombre  de  signatures  de  femmes  et  de  filles.  Sans  doute,  ce 
jour  de  dimanche,  elles  étaient  au  bras  de  leurs  pères,  de  leurs 
frères  ou  de  leurs  maris.  Croyantes  d'une  foi  docile,  elles  ont  voulu 
témoigner  avec  eux,  communier  avec  eux,  dans  ce  grand  acte 
dont  plusieurs  d'entre  elles  ne  comprenaient  pas  toute  la  portée. 
N'importe,  elles  restaient  courageuses  et  fidèles,  et  plus  d'une 
bientôt  a  témoigné  aussi  de  son  sang. 

Le  nombre  des  signatures  dut  être  véritablement  immense.  Les 
feuilles  qui  subsistent  en  contiennent  plusieurs  milliers.  Mais  il  est 
visible  cpie  beaucoup  ont  été  perdues.  La  dernière  est  cotée  5o. 
Ce  prodigieux  empressement  du  peuple  à  signer  un  acte  si  hostile 
au  Roi,  si  sévère  pour  l'Assemblée,  dut  effrayer  celle-ci.  On  lui 
porta,  sans  nul  doute,  une  des  copies  qui  circulaient,  et  elle  vit 
avec  terreur,  cette  assemblée  souveraine,  jusqu'ici  juge  et  arbili'e 
entre  le  Roi  et  le  peuple,  qu'elle  passait  au  rang  d'accusée.  Elue 
depuis  si  longtemps,  sous  l'empire  d'une  situation  si  différente, 
ayant  dans  tous  les  sens  passé  ses  pouvoirs,  elle  se  sentait  très 
faible.  Elle  avait  toujours  daas  son  sein  trois  cents  ennemis  de  la 
constitution,  qui,  tout  en  protestant  qu'ils  n'agissaient  plus,  re- 
paraissaient par  moments,  se  mêlaient  aux  délibérations,  les  trou- 
blaient, votaient  peut-être  aux  jours  où  ils  pouvaient  nuire;  cela 
seul  suffisait  pour  entacher  d'illégalité  tous  ses  actes.  Elle  qui  se 
croyait  la  loi  et  tirait  le  glaive  au  nom  de  la  loi,  elle  se  voyait  sur- 
prise, si  l'accusation  était  vraie,  en  flagrant  délit  de  crime  contre 
la  loi.  Il  fallait  dès  lors,  à  tout  prix,  dissoudre  le  rassemblement, 
déchirer  la  pétition. 

Telle  fut  certainement  la  pensée,  je  ne  dis  pas  de  l'Assemblée 
entière  qui  se  laissait  conduire,  mais  la  pensée  des  meneurs,  ils 
prétendirent  avoir  avis  (jue  la  foule  du  Champ  de  Mars  voulait 


350  HISTOIRE  DE  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 

marcher  sur  l'Assemblée,  chose  inexacte  certainement  et  positi- 
vement démentie  par  tout  ce  que  les  témoins  oculaires,  vivants 
encore,  racontent  de  l'altitude  du  peuple.  Qu'il  y  ait  eu,  dans  le 
nombre,  un  Fournler  ou  quelque  autre  fou  pour  proposer  l'expé- 
dition, cela  n'est  pas  impossible;  mais  ni  lui  ni  autre  n'avait  la 
moindre  action  sur  la  foule.  Elle  était  devenue  Immense,  mêlée 
de  mille  éléments  divers,  d'autant  moins  facile  à  entraîner,  d'au- 
tant moins  offensive.  Les  villages  de  la  banlieue,  ne  sachant  rien 
des  derniers  événements,  s'étalent  mis  en  marche,  spécialement 
la  banlieue  de  l'Ouest,  Vauglrard,  Issy,  Sèvres,  Saint- Cloud, 
Boulogne,  etc.  Ils  venaient  comme  à  une  fête;  mais  une  fols  au 
Champ  de  Mars,  ils  n'avaient  aucune  idée  d'aller  au  delà;  ils  cher- 
chaient plutôt,  dans  ce  jour  d'extrême  chaleur,  un  peu  d'ombre 
pour  se  reposer  sous  les  arbres  qui  sont  autour,  ou  bien  au  centre, 
sous  la  large  pyramide  de  l'autel  de  la  Patrie. 

Cependant  un  dernier,  un  foudroyant  message  de  l'Assemblée 
arrive,  vers  4  heures,  à  l'Hôtel  de  Ville;  et,  en  même  temps,  un 
bruit  venu  de  la  même  source  se  répand  à  la  Grève ,  dans  tout  ce 
qu'il  y  avait  là  de  garde  soldée  :  «  Une  troupe  de  cinquante  mille 
brigands  se  sont  postés  au  Champ  de  Mars;  ils  vont  marcher  sur 
l'Assemblée.  » 

Ceci  était  tout  contraire  au  rapport  de  Lafayette,  contraire  au 
rapport  des  deux  municipaux  revenus  plus  tard  encore  à  l'Hôtel 
de  Ville,  et  qui  même  avaient  ramené  une  députation  de  ces  pai- 
sibles brigands ,  pour  obtenir  l'élargissement  de  deux  ou  trois  per- 
sonnes arrêtées.  Le  maire,  la  municipalité,  le  département,  flottent 
entre  ces  impressions  contraires;  ils  voudraient  trouver  moyen 
d'ajourner  encore.  Cependant  rAsseml)lée  commande;  BalUy  ne 
peut  qu'obéir.  Les  gens  du  département,  La  Rochefoucauld ,  Tal- 
leyrand,  Beaumetz,  Pastoret,  tremblent  d'avoir  tant  attendu,  ils 
blâment  les  lenteurs  de  la  municipalité  :  «  Nous  voilà,  disent-ils, 
compromis  à  l'égard  de  l'Assemblée.  » 

Cependant  la  troupe  soldée,  les  Hullin  et  autres,  frémissait 
dans  la  Grève.  Ces  gardes  françaises ,  dont  beaucoup  étaient  des 


LIVRE  V.  —  CHAPITRE  VIII.  351 

valiKjiieur.s  de  la  Baslillo,  étaient  furieux  dès  longtemps,  exaspérés 
contre  les  journaux,  les  agitateurs  démocrates,  qui  les  appelaient 
mouchards  de  Lalayette.  Ils  attendaient  impatiemment  le  jour  de 
laver  cela  dans  le  sang.  Ce  fut  chez  eux  un  cri  de  joie,  quand  ils 
virent  aux  fenêtres  de  l'Hôtel  de  Ville,  qu'ils  ne  quittaient  pas  des 
yeux,  arhorer  le  drapeau  rouge. 

Le  pauvre  Bailly,  fort  pâle,  descend  à  la  Grève.  L'astronome 
infortuné,  après  une  vie  tout  entière  passée  dans  le  cahinet,  se 
voit,  par  la  nécessité,  poussé  à  mener  cette  hande  furieuse,  à  ver- 
ser le  sang.  Image  de  la  fatalité ,  on  voyait  pourtant  qu'il  ne  crai- 
gnait rien;  il  avait,  de  longue  date,  sacrifié  sa  vie.  Au  jour  même, 
au  jour  triomphant  du  2  3  juillet  1789,  où  il  se  laissa  nommer 
maire,  où  Ilullin  lui  donna  le  bras  pour  aller  à  Notre-Dame,  Bailly, 
entouré  de  soldats,  s'était  dit  :  «  N'ai-je  pas  l'air  d'un  prisonnier 
(ju'on  mène  à  la  mort.^»  Il  avait  bien  l'air  d'y  aller  le  17  juillet 
1  791.  Il  portait  sur  le  visage  le  mot  que  lui  lance  un  journal  du 
temps  :  «  Ce  jour  vous  versera  un  poison  lent  jusqu'au  dernier  de 
vos  jours.  » 

Depuis  une  heure  environ,  la  générale  était  battue  dans  Paris, 
à  l'élonnement  de  tout  le  monde;  les  gardes  nationaux  arrivaient 
de  toutes  parts.  Ils  s'acheminaient  en  longues  colonnes,  les  uns 
par  les  Champs-Elysées,  les  autres  par  les  Invalides  ou  bien  par 
le  Gros-Caillou.  Un  moment  avant  d'arriver,  on  leur  faisait  charger 
les  armes;  car,  disait-on,  les  brigands  étaient  maîtres  du  Champ 
de  Mars  ;  ils  s'y  étaient  retranchés. 

Je  copierai  textuellement  la  narration  inédite  d'un  témoin  très 
(ligne,  très  croyable.  Il  était  garde  national  dans  le  bataillon  des 
Minimes,  qui,  avec  ceux  des  Quinze -Vingts,  de  Popincourt  et  de 
Saint-Paul,  s'alignèrent  parallèlement  à  l'Ecole  militaire  : 

«  L'aspect  que  présentait  alors  cette  place  immense  nous  frappa 
d'étonnement.  Nous  nous  attendions  à  la  voir  occupée  par  une 
populace  en  fmie;  nous  n'y  trouvâmes  que  la  population  paci- 
fujue  des  promeneurs  du  dimanche,  rassemblée  par  groupes,  en 


352  HISTOIRE  DE  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 

familles,  et  composée  en  grande  majorité  de  femmes (^)  et  d'enfants, 
au  milieu  desquels  circulaient  des  marchands  de  coco,  de  pain 
d'épice  et  de  gâteaux  de  Nanterre,  qui  avaient  alors  la  vogue  de 
la  nouveauté.  Il  n'y  avait  dans  cette  foule  personne  qui  fût  armé, 
excepté  quelques  gardes  nationaux  parés  de  leur  uniforme  et  de 
leur  sabre;  mais  la  plupart  accompagnaient  leurs  femmes  et 
n'avaient  rien  de  menaçant  ni  de  suspect.  La  sécurité  était  si 
grande  que  plusieurs  de  nos  compagnies  mirent  leurs  fusils  en 
faisceaux,  et  que,  poussés  par  la  curiosité,  quelques-uns  d'entre 
nous  allèrent  jusqu'au  milieu  du  Champ  de  Mars.  Interrogés  à  leur 
retour,  ils  dirent  qu'il  n'y  avait  rien  de  nouveau,  sinon  qu'on  si- 
gnait une  pétition  sur  les  marches  de  l'autel  de  la  Patrie. 

«  Cet  autel  était  une  immense  construction,  haute  de  loo  pieds; 
elle  s'appuyait  sur  quatre  massifs  qui  occupaient  les  angles  de  son 
vaste  quadrilatère  et  qui  supportaient  des  trépieds  de  grandeur 
colossale.  Ces  massifs  étaient  liés  entre  eux  par  des  escaliers  dont 
la  largeur  était  telle  qu'un  bataillon  entier  pouvait  monter  de  front 
chacun  d'eux.  De  la  plate-forme  sur  laquelle  ils  conduisaient  s'éle- 
vait pyramidalement,  par  une  multitude  de  degrés,  un  terre-plein 
que  couronnait  l'autel  de  la  Patrie ,  ombragé  d'un  palmier. 

«Les  mai'ches  pratiquées  sur  les  quatre  faces,  depuis  la  base 
jusqu'au  sommet,  avaient  offert  des  sièges  à  la  foule  fatiguée  par 
une  longue  promenade  et  par  la  chaleur  du  soleil  de  juillet. 
Aussi,  quand  nous  arrivâmes,  ce  grand  monument  ressemblait-il 
à  une  montagne  animée ,  formée  d'êtres  humains  superposés.  Nul 
de  nous  ne  prévoyait  que  cet  édifice  élevé  pour  une  fête  allait  être 
changé  en  un  échafaud  sanglant. 

«  La  population  qui  remplissait  le  Champ  de  Mars  ne  s'était 
nullement  inquiétée  de  l'arrivée  de  nos  bataillons;  mais  elle  sem- 
bla s'émouvoir,  quand  le  bruit  des  tambours  annonça  que  d'autres 

(1)  ]\|««  Roland  y  avait  été  le  matin,  —  il  y  a  d"  moins  lieu  de  le  croire, 

M""  Rol)ort  (M"*  Kéralio)  était  encore  car   Condorcet    dit    qu'à   ce    moment 

sur  l'autel,  près   de  son  mari.  M'"'  de  même  on  y  promenait  son  enfant  âgé 

Condorcet  était  dans  le  Champ  de  Mars  ;  d'un  an. 


MVI\E  V.  —  CIIAPITnK  vm.  353 

lorces  inllilalros  survenaient  encore,  qu'elles  allaient  entrer  dans 
renceintc  par  la  grille  du  Gros-Caillou,  ouverte  en  face  de  Tautel. 
Cependant  la  foule ,  curieuse  et  confiante ,  se  précipita  à  leur  ren- 
contre; mais  elle  fut  repoussée  par  les  colonnes  d'infanterie,  qui, 
obstruant  les  issues,  s'avancèrent  et  se  déployèrent  rapidement,  et 
surtout  par  la  cavalerie,  qui,  en  courant  occuper  les  ailes,  éleva  un 
nuage  de  poussière,  dont  toute  cette  scène  tumultueuse  fut  enve- 
loppée ('^  » 

La  scène  était  inexplicable,  vue  de  l'Ecole  militaire.  On  peut 
dire  même  que  peu  de  gens,  dans  le  Cbamp  de  Mars,  pouvaient 
bien  s'en  rendre  compte.  Il  fallait,  pour  comprendre,  dominer 
l'ensemble.  C'est  ce  que  firent  plusieurs  royalistes,  apparemment 
bien  avertis.  L'Aulricbien  Weber,  frère  de  lait  de  la  Reine,  prit 
poste  au  coin  du  pont  même.  L'Américain  Morris,  familier  intime 
des  Tuileries,  monta  sur  les  bauteurs  de  Cbaillot.  Et  c'est  de  là 
aussi  que  nous  allons  observer  la  scène;  la  vue  plonge  admirable- 
ment, rien  ne  nous  écbappera;  le  Cbamp  de  Mars  est  sous  nos 
pieds. 

Au  fond  même  du  tableau,  devant  l'Ecole  militaire,  ce  rideau 
de  troupes,  c'est  la  garde  nationale  du  faubourg  Saint-Antoine  et 
du  Marais.  Nul  doute  cjuc  LaAiyette  se  fie  peu  à  ces  gens-là.  Il  leur 
a  adjoint  un  bataillon  de-garde  soldée  pour  les  surveiller. 

Cette  garde  soldée  est  sa  force.  Vous  la  voyez  presque  entière, 
qui  entre,  bruyante  et  formidable,  par  le  Gros-Caillou,  au  milieu 
du  Cbamp  de  Mars,  près  du  centre,  près  de  l'autel,  près  du 
peuple .  .  .  Gare  au  peuple  I 

Et  avec  la  garde  soldée  entrent  encore  par  le  milieu  nombre 
de  gardes  nationaux,  les  uns  ardents  Fayettistes  (indignés  qu'on 
ait  tiré  sur  leur  dieu),  les  autres  furieux  royalistes,  qui  viennent 
tout  doucement  verser  le  sang  républicain  sous  le  drapeau  de  La- 
fayette.  Ce  sont  les  officiers  siu'lout  de  la  garde  nationale  qui  ont 
entendu  l'appel  ;  plus  d'officiers  c[ue  de  soldats  ;  tous  ces  officiers 

^''  Je  dois  ce  beau  récit,  jusqu'ici  inédit,  à  mon  vénérable  confrère,  M.  Morcau 
de  Jonnès. 

II.  33 


354  mSTOIUE  DK  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

sont  nobles,  presque  tous  chevaliers  de  Saint-Louis.  Un  journal 
assure  qu'à  cette  époque  ces  chevaliers  sont  douze  mille  à  Paris. 
Ces  militaires  se  faisaient  nommer  sans  difficulté  officiers  de  la 
garde  nationale;  citons  entre  autres  un  Vendéen,  ex-gouverneur 
de  M.  de  Lescure;  Henri  de  la  Rochejaquelein  le  fut  bientôt  de 
même  dans  la  garde  constitutionnelle  du  Roi. 

Les  royalistes  ardents,  les  plus  impatients  de  frapper,  ne  sa- 
vaient trop  s'ils  devaient  suivre  Lafayette,  la  garde  soldée,  ou 
bien  se  mettre  dans  le  troisième  corps,  sous  le  drapeau  rouge.  Ce 
drapeau  arrivait  pai'  le  pont  de  bois  (où  est  le  pont  d'Iéna),  avec 
le  maire  de  Paris.  Il  amenait  une  réserve  de  garde  nationale,  à 
laquelle  s'étaient  mêlés  quelques  dragons  (arme  connue  pour 
son  royalisme)  et  une  bande  assez  ridicule  de  perruquiers,  qui, 
outre  l'épée  qu'ils  avaient  droit  de  porter,  étaient  armés  jusqu'aux 
dents.  Ils  venaient  apparemment  venger  le  perruquier  pendu  le 
matin  parles  gens  du  Gros-Caillou. 

Le  drapeau  rouge,  fort  petit,  invisible  dans  le  Champ  de  Mars, 
entre  donc  avec  le  maire  du  côté  du  pont.  A  sa  gauche,  sur  les 
glacis,  se  tenaient  une  masse  de  polissons  du  quartier,  des  vauriens 
de  toute  sorte,  et,  sans  nul  doute  aussi,  le  groupe  de  Fournier 
l'Américain.  Le  maire  se  mettant  en  devoir  de  faire  sa  sommation, 
ime  grêle  de  pierres  s'élève,  puis  un  coup  de  feu,  qui  va,  derrière 
Ballly,  blesser  un  dragon.  La  garde  nationale  répondit,  mais  tira 
en  l'air  ou  à  poudre.  Il  n'y  eut  sur  les  glacis  ni  mort  ni  blessé. 

La  grande  masse  de  peuple  qui  était  assise  au  centre,  sur  les 
marches  de  l'autel  de  la  Patrie,  vit-elle  la  scène  de  si  loin.»^  Très 
confusément  sans  doute  elle  entendit  les  coups  de  feu  et  jugea 
avec  raison  qu'on  tirait  à  poudre.  Elle  crut  qu'on  viendrait  aussi 
lui  faire  des  sommations.  Beaucoup  d'ailleurs  hésitaient  à  quitter 
l'autel,  voyant  de  tous  côtés  des  troupes,  à  l'Ecole  militaire,  au 
Gros-Caillou  et  vers  Chaillot.  La  plaine,  envahie  rapidement  par 
la  cavalerie,  tourbillonnait  de  groupes  innombrables  qui  cher- 
chaient en  vain  une  issue  vers  Paris.  L'autel,  après  tout,  semblait 
ètie  encore  le  lieu  le  plus  sûr,  surtout  pour  ceux  qui  étaient  re^ 


LiVRK  V.  —  ciiAPrrnK  viii.  355 

lardés  par  des  femmes  ou  des  enfants;  ils  croyaient  y  trouver  un 
asile  inviolable.  De  quelque  point  de  vue  qu'on  l'envisageât,  en 
elfet,  de  Tancienne  religion  ou  de  la  nouvelle,  cet  autel  était 
sacré.  11  n'y  avait  pas  trois  jours  que  le  clergé  de  Paris  était  venu 
y  dire  la  messe,  et  la  Liberté  elle-même  n'y  avait-elle  pas  oflicié, 
au  jour  de  la  Fédération  ? 

La  masse  des  troupes  soldées,  entrées  par  le  centre,  l'artillerie, 
la  cavalerie,  s'alignant  dans  le  Clianip  de  Mars  du  côté  du  Gros-Cail- 
lou, se  trouvaient  avoir  à  dos  les  glacis  où  refluaient  la  canaille,  les 
enfants,  les  furieux,  qui  déjà  avaient  tiré  sur  Bailly  du  côté  de  la 
rivière,  et  que  la  décbarge  à  poudre  avait  dispersés.  Moins  eifrayés 
qu'enhardis,  pouvant  toujours  au  besoin,  si  l'on  tirait,  s'effacer 
derrière  les  glacis,  ils  vociféraient  et  jetaient  des  pieiTes  «  aux 
mouchards  de  Lafayette  ».  Les  meneurs  comptaient  (jue  ceux-ci, 
piqués  des  mouches,  harcelés,  (iniraient  par  perdre  la  tète  et 
feraient  quelque  grand  malheur,  que  le  peuple  alors  rentrerait 
furieux  dans  Paris,  qu'un  soulèvement  général  s'ensuivrait  peut- 
être,  comme  en  juillet  1789. 

Le  maire  et  le  commandant,  deux  hommes  nullement  sangui- 
naires, n'avaient  donné  certainement  qu'un  ordre  général  d'em- 
ployer la  force  en  cas  de  résistance.  Ils  comptaient,  sur  le  champ 
de  bataille,  donner  des  ordres  spéciaux,  un  signal  exprès,  dire  où 
et  comment  la  force  devait  être  employée. 

Quelle  influence  meurtrière  poussa  la  troupe  du  centre  à  frapper 
sans  rien  attendre  ?  Je  ne  crois  pas  que  les  provocations  parties 
(les  glacis  suflisent  à  expliquer  la  chose.  J'y  verrais  bien  plutôt 
l'action ,  l'instigation  directe  de  ceux  ([ui  avaient  intérêt  à  détruire 
la  pétition  avec  les  pétitionnaires.  Je  parle  des  royalistes.  On  a  vu 
que  les  plus  violents  d'entre  eux,  nobles  ou  clients  des  nobles, 
perruquiers,  dragons,  etc.,  s'étaient  réunis  ou  à  la  troupe  du 
centre  ou  à  celle  de  Bailly.  Ces  derniers,  selon  toute  apparence, 
voyant  que  les  gardes  nationaux  de  Bailly  ne  tiraient  fju'en  l'air, 
coururent  se  joindre  à  la  tioupe  du  centre,  lui  dirent  qu'on  avait 
tiré  sur  le  maire,  (pie  les  sommations  étaient  impossibles.    Les 

a3. 


356  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

chefs  auront  pris  cet  avis  pour  un  ordre  du  maire  lui-même,  et 
suivi  leurs  furieux  guides  qui  montraient,  marquaient  le  but, 
i'autel  et  la  pétition. 

Si  la  garde  soldée  n'eut  été  ainsi  habilement  dirigée  par  ceux 
qui  avaient  un  but  politique,  elle  eût,  on  peut  l'affirmer,  tiré  de 
préférence  sur  ceux  qui  lui  jetaient  des  pierres,  frappé  sur  les 
agresseurs.  Tout  au  contraire,  elle  laissa  les  groupes  hostiles  qui 
la  provoquaient  et  tira  sur  la  masse  inoffensive  de  l'autel  de  la 
Patrie.  La  cavalerie  prit  le  galop  et  s'en  alla,  folle  et  furieuse, 
contre  cette  montagne  vivante,  toute  d'hommes,  de  femmes  et 
d'enfants,  qui  répondit  à  la  décharge  par  un  effioyable  cri .  .  . 

Chose  étrange  et  pourtant  certaine,  l'artillerie,  restée  à  sa 
place,  voulant  faire  aussi  quelque  chose,  allait  tirer  à  mitraille,  à 
travers  la  plaine,  dans  un  nuage  de  poussière,  parmi  la  foule 
qui  fuyait,  et  sur  ses  propres  cavaliers.  Il  fallut,  pour  arrêter  ces 
idiots,  que  Lafayette  poussât  son  cheval  à  la  gueule  des  canons 
qui  allaient  tirer. 

Voyons  quelle  fut  l'impression  de  cette  scène  affreuse  sur  la 
garde  nationale ,  spécialement  du  côté  de  l'Ecole  militaire  :  «  Nous 
ne  vîmes  ni  officiers  municipaux  ni  drapeau  rouge,  et  nous  n'avions 
pas  la  moindre  idée  qu'il  fut  possible  de  proclamer  la  loi  martiale 
contre  cette  multitude  inoffensive  et  désarmée,  lorsque  des  cla- 
meurs se  firent  entendre  et  furent  suivies  aussitôt  d'un  gi-and  feu 
prolongé.  Des  cris  perçants,  que  ne  purent  étouffer  ces  détona- 
tions, nous  apprirent  que  nous  assistions  non  pas  à  une  bataille, 
mais  à  un  massacre.  Au  moment  où  la  fumée  commença  à  se  dis- 
siper, nous  découvrîmes  avec  horreur  que  les  marches  de  l'autel 
de  la  Patrie  et  tout  son  pourtour  étaient  jonchés  de  morts  et  de 
blessés.  Des  groupes  d'hommes,  de  femmes,  d'enfants,  échappant 
à  ce  carnage,  s'élancèrent  vers  nous,  poursuivis  par  des  cavaliers 
qui  les  chargeaient  le  sabre  à  la  main.  Nous  ouvrîmes  nos  rangs 
pour  protéger  leur  fuite,  et  leurs  ennemis  acharnés  furent  forcés 
de  s'arrêter  devant  nos  baïonnettes  et  de  reculer  devant  nos 
menaces  et  nos  malédictions.  Un  aide  de  camp  qui  vint  nous  ap- 


MVI\F  V.   —  CMAPITnK  VFH.  357 

porter  l'ordre  de  niarcher  en  avant  pour  l)alayer  ia  place  et  opérer 
une  jonction  avec  les  autres  troupes  fut  accueilli  avec  les  mêmes 
vociférations;  et  l'énergie  de  ces  rudes  manifestations  ne  laissa  pas 
douter  que  cette  journée,  déjà  si  sanglante,  ne  pût  le  devenir  en- 
core plus. 

«Sans  attendre  que  ces  dispositions  éclatassent  davantage,  le 
commandant  forma  son  bataillon  en  colonne,  fit  sortir  des  éclai- 
icurs  pour  en  couvrir  les  flancs.  Les  autres  bataillons  imitèrent  ce 
mouvement,  et  tous  ensemble,  par  une  résolution  spontanée,  nous 
sortîmes  du  Cbamp  de  Mars,  en  manifestant  notre  indignation  et 
notre  douleur.  » 


358  HISTOIRE  DE  T.A   RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 


CHAPITRE  IX. 

LES  JACOBINS  ABATTUS,  RELEVÉS  (JUILLET  1791). 

Qui  fut  coupable  du  massacre  ?  —  Impression  de  révéneraent  aux  Tuileries.  —  Ter- 
reur des  Jacobins,  17  juillet.  —  M""  Roland  offre  asile  à  Robespierre.  —  HOisi- 
lation  et  fausses  mesures  des  constitutionnels.  —  Démarche  humiliante  des  Jaco- 
bins, 18  juillet.  —  Ils  restent  maîtres  du  local  et  de  la  correspondance.  —  Les 
Feuillants  s'annulent  eux-mêmes,  l'y-a 3  juillet.  —  Réorganisation  des  Jacobins, 
sous  l'influence  de  Robespierre.  —  Adresses  menaçantes  des  villes  à  l'Assemblée, 
fin  juillet.  —  Elle  renonce  à  saisir  le  gouvernement  par  ses  commissaires,  envoyés 
dans  les  provinces,  3o  juillet. 

Bailiy,  qui,  parti  du  pont,  avait  à  traverser  la  moitié  du  Champ 
de  Mars,  n'arriva  au  milieu,  devant  la  garde  soldée,  qu'après  l'af- 
freuse exécution,  et  dit  :  «  Qu'il  était  vivement  affecté  de  voir  que 
les  imprudents  avaient  fait  feu.  »  Un  journal,  qui  du  reste  lui  est 
très  hostile,  témoigne  de  cette  pai^ole. 

Dans  le  procès-verbal,  fait  le  soir  à  la  municipalité,  la  chose 
est  présentée  de  même,  comme  une  imprudence,  un  désordre 
adveiui  malgré  les  autorités  et  sans  leur  signaU'^. 

Douze  morts  furent  portés  à  l'hôpital  du  Gros-Caillou  et  l'on 
prétend  qu'on  en  jeta  la  nuit  beaucoup  dans  la  Seine.  Les  jour- 
naux vont  jusqu'à  dire,  avec  une  évidente  exagération,  qu'on  en 
jeta  quinze  cents. 

Les  douze,  dont  nous  avons  les  noms,  signalements  et  cos- 
tumes, sont  tous  gens  obscurs,  de  pauvres  gens  de  la  classe  ou- 
vrière :  un  jeune  garçon  que  son  père  reconnut  le  lendemain, 
ime  femme  du  peuple,  de  cinquante  à  soixante  ans,  pauvrement 
vêtue ,  lente  et  lourde ,  qui  ne  put  pas  se  sauver,  etc. 

Quelle  fut  la  part  de  chacun  dans  ce  malhem'  et  ce  crime  ?  — 

'*'  «Le  corps  municipal  employait  plus  avancé  dans  le  Champ  de  Mars, 
tous  ses  efforts  pour  faire  cesser  le  feu,  était  accouru  pour  rétablir  l'ordre.» 
et  M.  le  commandant  général,  qui  était        [Procès-verbal  aux  archives  de  la  Seine.) 


LIVRE  V.  —  CHAPITRE  IX.  359 

Ni  Ballly  ni  Lafayette  n'ordonna  le  feu.  —  On  almsa  visiblement 
de  Tordre  général,  donné  en  partant,  de  dissiper  l'attroupement 
par  la  force,  s'il  y  avait  résistance.  Cet  ordre  supposait  de  plus  un 
signal  qu'on  n'attendit  pas. 

Qui  précipita  le  feu  ?  Qui  poussa  la  garde  soldée  ?  Qui  la  dé- 
tourna des  glacis  d'où  volaient  les  pierres,  pour  la  faire  tirer  sur 
l'autel  inoflensif,  sur  la  pétition  antiroyaliste?  —  Le  bon  sens 
suffit  pour  répondre  :  ceux  qui  y  avaient  intérêt,  c'est-à-dire  les 
royalistes,  les  nobles  ou  clients  des  nobles,  qui  se  trouvaient  là 
comme  officiers  de  la  garde  nationale  ou  comme  volontaires  ama- 
teurs, dans  cette  cbasse  aux  républicains,  un  chevalier  de  Malte ,  par 
exemple,  qui  s'en  vante  dans  les  journaux  quelques  jours  après. 

Des  trois  corps  qui  entrèrent  dans  le  Champ  de  Mars,  un  seul 
tira,  celui  du  centre,  formé  presque  en  totalité  par  la  garde 
soldée. 

Du  côté  de  la  rivière,  la  garde  nationale,  conduite  par  Bailly, 
tira  en  l'air  ou  à  poudre,  quoiqu'on  ait  tiré  sur  elle  à  balle  et 
blessé  un  homme. 

Du  côté  de  l'Ecole  militaire ,  la  garde  nationale ,  loin  de  tirer, 
recueillit,  protégea  ceux  qui  fuyaient. 

Ce  dernier  corps,  nous  l'avons  dit,  était  celui  du  Marais  et  du 
faubourg  Saint-Antoine.  En  sortant  du  Champ  de  Mars,  il  ren- 
contra d'autres  corps  de  la  garde  nationale,  qui,  par  d'unanimes 
acclamations,  le  remercièrent  et  le  bénirent  pour  son  humanité. 

Le  deuil,  on  peut  le  dire,  fut  général  pour  ce  triste  événement. 
Les  uns  y  déploraient  le  sang  versé,  les  autres,  le  coup,  mortel 
peut-être,  qu'avait  reçu  la  liberté.  Un  garde  national  du  bataillon 
de  Saint-Nicolas  (M.  Provant)  se  brûla  la  cervelle,  laissant  ces 
mots  sur  sa  table  :  «  J'ai  jmé  de  mourir  libre,  la  liberté  est  perdue, 
je  meurs.  » 

Un  bataillon  seulement  de  la  garde  soldée  n'avait  pas  tiré;  c'était 
celui  qui,  se  trouvant  près  de  l'Ecole  militaire,  était  tenu  en  res- 
pect par  une  masse  infiniment  plus  nombreuse  de  gardes  natio- 
naux. La  presse  révolutionnaire  profita  de  cette  circonstance  pour 


:]f)0         iiisTOinE  Dr:  la  hévolution  française. 

réliciter  la  garde  soldée,  lui  faire  croire  à  son  innocence,  la  retenir 
dans  le  bon  parti.  En  réalité,  c'était  elle  qui,  seule  ou  presque 
seule,  avait  exécuté  le  massacre.  Ce  ménagement  politique  pour 
un  corps  qu'on  redoutait  eut  pour  effet  de  rejeter  tout  l'odieux  de 
l'afl'airc  sur  la  garde  nationale,  qui  pourtant,  du  côté  du  pont,  avait 
ménagé  le  peuple,  et,  du  côté  de  l'Ecole,  l'avait  couvert  et  sauvé. 

Si  l'on  eut  osé  faire  une  enquèle  sérieuse  sur  l'événement,  je 
(lois  qu'on  eût  trouvé  les  gardes  soldés  pour  exécuteurs  et  les 
royalistes  pour  instigateurs. 

On  s'en  garda  bien.  Pourquoi  ?  Parce  qu'à  ce  moment  même 
les  constitutionnels,  alliés  des  royalistes  pour  relever  la  royauté, 
auraient  voulu  ])lulôt  ensevelir  au  fond  de  la  terre  un  acte  si  ma- 
lencontreux, si  funeste  à  leurs  desseins. 

Des  deux  côtés,  véritablement,  on  dirait  qu'il  y  eut  une  entente 
coupable  pour  obscurcir  et  embrouiller (').  L'examen,  la  compa- 
raison la  plus  sérieuse  des  actes  et  des  témoignages,  le  contrôle 
(les  uns  par  les  autres,  ont  pu  seuls  cribler  les  faits,  écarter  les 
mensonges  bardis  de  tel  ou  tel  contemporain  et  nous  amener  aux 
lésultats  plus  vraisemblables,  j'ose  dire  à  peu  près  certains,  que 
nous  venons  d'indiquer. 

Voyons  quel  fut  dans  Paris  l'effet  de  l'événement. 

La  terrible  fusillade,  trop  i)ien  entendue,  avait  serré  tous  les 
cœurs.  Tous,  de  quelque  parti  qu'ils  fussent,  eurent  un  pressenti- 
ment funèbre,  une  sorte  de  frissonnement,  comme  si,  du  ciel  dé- 
cbiré,  une  lueur  des  futures  guerres  sociales  leur  eût  apparu. 

Mais  nulle  part  l'effet  de  terreur  ne  fut  plus  grand  qu'en  deux 
endroits,  aux  Tuileries,  aux  Jacobins.  Aux  premiers  coups,  la 
Beine  reçut  le  contre-coup  au  cœur;  elle  sentit  que  ses  imprudents 

^''  Lafayette,  dans  ses  Mémoires  (où  le  furent  après,  dans  la  soirée  ou  dans 

il  parle,  en  vérité,  d'une  manière  trop  la  nuit.  Il  n'y  eut,  avant  le  massacre, 

dégagée  d'un  si  cruel  événement),  sup-  que  deux  personnes  blessées,  un  aide 

pose   que  deux  chasseurs   furent   tués  de  camp  du  général  et  le  dragon  près 

uv(tnt  le  massacre;  il  est  constaté  qu'ils  de  Bailly. 


I.IVRK  V.  —  CHAPfTI\K   l\.  361 

amis  venaient  d'ouvrir  un  gouffre  sanglant  qui  ne  se  refermerait 
plus. 

Kt  les  Jacobins  comprirent  que  c'était  sur  eux,  délaissés,  réduils 
à  un  si  petit  nombre,  que  leurs  rivaux,  les  Feuillants,  allaient  faire 
j)orler  la  responsabilité  de  tout  ce  qui  avait  pu  provoquer  la  ter- 
rible exécullon. 

Ils  envoyèrent  à  l'inslunt  aux  informations.  Leurs  envoyés,  aux 
Cbamps-Elysées,  rencontrèrent  une  femme  éplorée,  puis  une 
foule  confuse  de  peuple  qui  fuyait  à  toutes  jambes.  On  leur  dit 
qu'il  y  avait  bien  des  morts,  qu'on  avait  tiré  avant  la  troisième 
sommation,  etc.  Sans  perdre  de  temps,  la  société,  poiu'  désarmer 
l'autorité,  déclara  qu'elle  désavouait  «  les  imprimés  yi/MX  ou  falsifiés 
qu'on  lui  avait  attribués,  qu'elle  jurait  de  nouveau  fidélité  à  la 
constitution,  soumission  aux  décrets  de  l'Assemblée  ». 

Cependant  on  entendait  un  grand  bruit  dans  la  rue  Saint- 
Honoré;  c'étaient  les  gardes  soldés  qui  revenaient,  fort  échauffés, 
du  Champ  de  Mars,  et  qui,  passant  devant  les  Jacobins,  criaient 
qu'on  leur  donnât  l'ordre  d'abattre  la  salle  à  coups  de  canon.  Au 
dedans,  l'alerte  est  vive.  «  La  salle  est  investie  !  »  crie-t-on.  Grand 
trouble,  grande  confusion,  peur  extrême  et  ridicule.  Un  des 
membres  perdit  la  tète,  au  point  de  sauter,  pour  se  sauver,  dans 
la  tribime  des  femmes.  .M"'*"  Roland  y  était,  qui  lui  en  fit  honte 
et  l'obligea  d'en  sortir  comme  il  y  était  venu.  Cependant  des  sol- 
dats étaient  mis  aux  portes;  on  fermait  les  grilles  pour  empêcher 
d'entrer  ceux  qui  se  présenteraient  :  on  laissait  sortir  les  autres. 
jyjnw  I\oland  sortit  des  dernières. 

La  rue  était  pleine  de  foule;  plusieurs  riaient,  huaient  les  sor- 
tants; quelques  autres  applaudissaient.  Robespierre  fut  reconnu, 
applaudi  de  certains  groupes,  honneur  bien  compromettant  dans 
un  pareil  jour.  Il  descendait  la  rue  pour  gagner  le  faid)Ourg  Saint- 
Honoré  et  sans  doute  se  réfugier  chez  Pétion  qui  y  demeurait, 
lorsque,  en  face  de  l'Assomption,  quelques  personnes  crièrent  de 
nouveau  :  «  Vive  Robespierre  !  »  On  assure  même  qu'un  homme  se 
serait  avisé  de  dire  :  «  S'il  faut  un  roi,  pourquoi  pas  lui.^ » 


362  HISTOIRE  DE  LA   RÉVOLUTION   FRANÇAISE. 

Il  était  sage  évidemment  de  ne  pas  aller  plus  loin.  Par  bonheur, 
un  menuisier,  nommé  Duplay,  qui  demeurait  en  face  et  se  tenait 
sur  sa  porte,  vint  à  lui,  le  saisit  vivement  par  la  main  et,  avec  une 
rude  bonhomie,  le  poussa  dans  sa  maison.  Le  maître  de  la  maison 
était  M""^  Duplay,  femme  très  vive,  énergique,  qui  le  reçut,  le 
caressa,  fenveloppa,  comme  un  fils  ou  comme  un  frère,  comme 
le  meilleur  des  patriotes,  un  martyr  de  la  liberté.  L'homme,  la 
femme,  la  famille,  fentourent,  le  voilà  prisonnier;  on  ferme  la 
porte.  Il  ne  s'en  ira  pas  chez  lui  à  cette  heure,  dans  un  jour  pareil, 
au  fond  du  Marais,  dans  ce  quartier  si  désert,  perdu,  dangereux; 
il  serait  assassiné.  Il  faut  qu'il  soupe,  qu'il  couche;  son  lit  est  tout 
préparé.  Le  mari  le  veut,  la  femme  l'ordonne,  les  demoiselles 
Duplay,  sans  rien  dire,  priaient  aussi  de  leurs  beaux  yeux.  Robes- 
pierre, malgré  sa  réserve  naturelle,  vit  bien  qu'il  fallait  accepter. 
Le  lendemain  il  voulut  partir,  mais  son  impérieuse  hôtesse  ne  le 
permit  pas.  Il  finit  par  demeurer  dans  cette  famille,  élut  domicile 
chez  le  menuisier,  sentant  que  sa  popularité  ne  pouvait  qu'y  gagner 
beaucoup.  Fortuit  ou  non,  l'événement  eut  sur  la  destinée  du  plus 
calculé  des  hommes  une  notable  influence. 

Pendant  qu'il  soupait  paisiblement  chez  Duplay,  M™^  Roland  le 
cherchait  chez  lui.  On  répandait  le  bruit  qu'il  allait  être  arrêté. 
Par  im  noble  mouvement,  elle  partit  le  soir  avec  son  mari,  alla 
chez  Robespierre  au  fond  du  Marais,  pour  lui  offrir  un  asile.  Déjà 
elle  avait  reçu  Robert  et  sa  femme,  plus  directement  compromis. 
Quoiqu'il  fût  près  de  minuit,  avant  de  rentrer  chez  eux,  rue  Gué- 
négaud,  les  Roland  allèrent  chez  Ruzot,  qui  demeurait  assez  près, 
quai  des  Théatins  (quai  Voltaire);  ils  le  conjurèrent  d'aller  aux 
Feuillants,  d'y  défendre  Robespierre,  avant  qu'on  y  dressât  son  acte 
d'accusation  qu'eût  sans  doute  voté  l'Assemblée.  L'ardent  intérêt 
de  M"''  Roland  put  donner  un  peu  de  jalousie  à  Ruzot,  l'un  de 
ses  plus  passionnés  admirateurs;  cependant  sa  générosité  naturelle 
ne  lui  permit  pas  d'hésiter:  «  Je  le  défendrai  à  l'Assemblée,  dit-il; 
quant  aux  Feuillants,  Grégoire  y  est,  et  il  parlera  pour  lui.  »  Il  ne 
cacha  pas  l'opinion  peu  favorable  qu'il  avait  de  Robespierre,  dit 


LIVRE  V.  —  CHAPITRE  IX.  363 

qu'il  le  trouvait  au  fond  aml)itieux,  égoïste  :  «  Il  songe  trop  à  lui- 
mrme  pour  aimer  la  liberté.  » 

On  se  trompait  en  réalité  sur  Taudace  des  vainqueurs.  On  leur 
attribuait  une  préméditation,  un  plan,  un  calcul,  qui  leur  étaient 
étrangers.  Cette  nuit  même,  ils  étaient  aux  Feuillants  et  dans  les 
bureaux  de  l'Assemblée ,  consternés  du  pas  sanglant  qu'ils  venaient 
de  faire  au  profit  des  royalistes.  Un  pas  de  plus,  ils  se  trouvaient, 
eux,  les  constitutionnels,  avoir  brisé  la  constitution,  la  Révolution, 
eux-mêmes.  Ce  pas,  d'André,  ingénument,  simplement,  leur  con- 
seillait de  le  faire;  c'était  de  fermer  les  clubs.  L'avis  un  moment 
prévalut.  On  cloua  la  porte  des  Cordeliers;  on  garda  celle  des 
Jacobins.  Mais  Duport,  mais  Lafayette,  réclamèrent  au  nom  des 
principes.  Duport,  qui  primitivement  avait  fondé  les  Jacobins,  qui 
croyait  les  avoir  transférés  aux  Feuillants,  et  qui  comptait  toujours, 
par  cette  puissante  macliine ,  ramener  l'opinion ,  déclarait  ne  vou- 
loir nulle  force  que  celle  de  la  raison  et  de  la  parole. 

Le  sang  versé  embarrassait.  Pour  atténuer  l'effet,  on  supposa 
une  romanesque  conspiration,  sans  la  moindre  vraisemblance, 
qu'auraient  formée  des  étrangers,  Rotondo,  le  maître  de  langues, 
un  banquier  juif,  Epbraïm,  l'innocent  orateur  du  Cercle  social, 
M"^  Palm  Aelder,  et  quelques  autres  encore.  Le  peuple  était  im- 
peccable; le  bon,  l'honnête,  le  digne  peuple  de  Paiis  ne  pouvait 
être  accusé;  des  étrangers  seuls  avalent  pu,  etc. 

Visiblement,  on  craignait  de  rencontrer  juste.  On  aimait  mieux 
fiapper  à  côté. 

Le  lendemain,  lundi  18,  l'Assemblée,  fort  peu  nombreuse  (en 
tout  deux  cent  cinquante-trois  membres),  écouta  le  rappoi-t  du 
maire  de  Paris.  Ce  rapport  était  un  extrait  de  celui  qui  avait  été 
lait  le  soir  à  l'Hôtel  de  Ville,  extrait  peu  fidèle.  Il  est  probable 
que  les  royalistes  avalent  bien  travaillé  le  bonhomme  dans  la  nuit, 
l'avaient  encouragé  à  se  compromettre,  décidé  à  prendre  une  part 
de  la  responsabilité  qui,  véritablement,  ne  devait  pas  porter  sur 
lui.  Ici  l'affaire  n'est  plus  un  désordre,  comme  dans  le  rapport 
primitif;  c'est  une  juste  répression.  Le  nouveau  rapport  s'attache 


36a  riISTOÏRE  DK  LA  RF<:VOLUTION  FRANÇAFSE. 

à  faire  croire  que  le  massacre  a  été  provoqué ,  et  pour  cela  11  rap- 
proche deux  choses  fort  éloignées  et  parfaitement  distinctes,  l'as- 
sassinat du  matin  et  le  carnage  du  soir;  le  premier,  commis  à 
7  heures  par  la  populace  du  Gros-Caillou;  le  second,  exécuté 
douze  heures  après  sur  des  gens  qui  la  plupart  ne  savaient  pas 
même  ce  qui  s'était  fait  le  matin. 

Mais,  dans  cette  séance  même,  où  le  président,  Charles  de  La- 
meth,  félicite  BalUy  sans  regret  sur  le  sang  versé,  où  Barnave,  se 
hattant  les  flancs,  donne  le  coup  de  trompette  pour  célébrer  la 
victoire;  à  ce  moment  de  triomphe,  les  vainqueurs  voudraient 
avancer;  d'eux-mêmes,  ils  ont  peur,  ils  reculent.  Au  premier  mot 
pour  profiter  de  l'avantage,  ils  trahissent  leur  hésitation.  Regnault 
de  Saint-Jean-d'Angely  voulait  que  l'Assemblée  votât  trois  ans  de 
fers  pour  quiconque  aurait  provoqué  au  meurtre,  la  prison  et  des 
poursuites  contre  ceux  qui,  par  des  écrits  ou  autrement,  auraient 
provoqué  la  désobéissance  aux  lois.  —  Pétion  montra  que  dès  lors 
c'en  était  fait  de  la  liberté  de  la  presse.  —  Alors  Regnault  s'ef- 
faça, amoindrit  sa  proposition;  il  demanda,  l'Assemblée  vota  l'ad- 
dition d'im  mot  au  mot  provoqué  :  Formellement  provoqué.  Ce 
simple  mot  ajouté  donnait  les  moyens  d'éluder  la  loi  et  la  rendait 
impuissante.  • 

Si  l'Assemblée  voulait  obtenir  un  résultat  sérieux,  il  fallait  que 
le  comité  des  recherches  fût  autorisé  par  elle  et  poussât  lui-même 
l'enquête.  Il  s'abstint,  fit  renvoyer  la  chose  aux  tribunaux,  (pvi 
agirent  peu ,  tard  et  mal.  Premièrement  Us  se  gardèrent  bien  de 
sonder  la  part  que  les  agents  royalistes  devaient  avoir  à  l'affaire  ; 
seulement  ils  décrétèrent  deux  journalistes,  Suleau  et  Royou, 
l'ami  du  Roi,  frappant  ainsi  les  écrivains,  les  parleurs,  non  les 
acteurs.  Et  quant  aux  républicains  que  les  juges  ne  ménageaient 
pas,  ils  procédèrent  cependant  contre  eux  avec  lenteur  et  gau- 
cherie ('l  Ils  attendirent  au  20  juillet  pour  faire  chercher  Fréron, 

^'^  D'où  résulta  que  la  petite  terreur  plumes,  M.  Robert,  eu  liabit  bleu  cè- 
des constitutionnels  ne  fut  que  ridicule.  leste,  etc.,  traversaient  Paris  pour  aller 
Le  18  juillet,  M""  Robert,  en  grandes        diner  cliez  M""  Roland. 


LIVIVE  V.  —  Cil AI>ITI\K  IX.  365 

ail  [\  août  pour  saisir  rimprimerie  de  Marat,  au  9  pour  donner 
ordre  d'arrêter  Danton,  Legendre,  Santerre,  Brune  et  Monioro. 

Les  Jacobins,  qui  n'avaient  nullement  prévu  l'hésitation  de 
leurs  ennemis,  se  croyaient  perdus  le  18  juillet.  Ils  firent  une 
démarche  étrange  qui  eût  pu  les  perdre  en  ell'et  dans  l'opinion; 
ils  se  mirent,  pour  ainsi  dire,  à  plat  ventre,  rampèrent  devant 
l'Assemblée.  Robespierre  rédigea  pour  eux  une  adiesse,  étonnante 
d'humilité,  qu'ils  adoptèrent,  envoyèrent.  Cette  Assemblée  natio- 
nale, que  lui-même,  le  21  juin,  il  avait  proclamée  un  repaire  de 
traîtres,  il  la  loue  de  ses  généreux  ejforls,  de  sa  sagesse,  de  sa  fer- 
meté,  de  sa  vigilance,  de  sa  justice  impartiale  et  incorruptible.  Il  lui 
rappelle  sa  Déclaration  des  droits,  sa  gloire  et  le  souvenir  des  grandes 
actions  qui  ont  signalé  sa  carrière  :  «  Vous  la  finirez  comme  vous 
l'avez  commencée  et  vous  rentrerez  dans  le  sein  de  vos  conci- 
toyens, dignes  de  vous-mêmes.  Pour  nous,  nous  terminerons  cette 
adresse  par  une  profession  de  foi,  dont  la  vérité  nous  donne  le 
droit  de  compter  sm-  votre  estime,  sur  votre  confiance,  sm*  votre 
appui  :  respect  pour  l'Assemblée,  fidélité  à  la  constitution,  »  etc. 

Les  Jacobins  signèrent,  envoyèrent  5  l'Assemblée  cette  triste 
palinodie;  mais  ils  se  gardèrent  bien  de  l'insérer  au  journal  de 
leurs  débats.  Ce  fut  Brissot  qui ,  le  2  /j ,  lem'  joua  le  mauvais  tour 
de  la  publier.  Etait-ce  indiscrétion.»^  ou  bien  croyait-il  avilir  le 
rédacteur,  Robespierre,  avec  lequel,  dès  cette  époque,  il  sympa- 
thisait très  peu('^^ 

L'humilité  sauva  les  Jacobins,  l'orgueil  perdit  les  Feuillants. 
Kn  réalité,  ces  derniers  étaient  très  forts.  Ils  avaient  emmené 
de  l'ancien  club  à  peu  près  tous  les  députés,  non  pas  seulement 
les  modérés,  les  constitutionnels,  mais  de  très  fervents  Jaco- 
bins, comme  Merlin  de  Douai,  Dubois-Grancé ,  etc.  Intimement 
unis  à  fAssemblée  nationale,  établis  dans  ses  bureaux  mêmes,  ils 

*''  En  août,    Robespierre   se   relève  plus  promptement  pour  ia  république  : 

assez  babilement  par  une  longue  Adresse  «  Quant  au  monarque ,  je  n'ai  point  jwr- 

aux  Français,  de  cinquante  pages,  ex-  lagé  l'effroi  que  le  titre  de  roi  inspire  à 

plifiuant  pourcjuoi  il  ne  s'est  pas  déclare  presque  tous  les  peuples  libres,  »  etc. 


366  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

participaient  à  sa  majesté.  Les  Feuillants  qu'ils  occupaient  (rue 
Saint-Honoré ,  en  face  de  la  place  Vendôme  )  étaient  un  local  im- 
mense et  magnifique,  splendide  fondation  de  Henri  III,  successi- 
vement agrandie  par  ses  successeurs.  Le  couvent  fomnait  un  carré 
énorme,  qui  communiquait  par  un  couloir  avec  le  Manège,  et  de 
là  avec  les  Tuileries,  la  terrasse  des  Feuillants. 

Et  pourtant  c'était  une  faute  d'avoir  quitté  l'ancien  local.  Celui-ci 
avait  ce  qui  achalandé  les  vieilles  boutiques  renommées  :  il  était 
sombre,  laid,  mesquin.  Sans  ostentation,  sans  emphase,  il  ne 
montrait  rien  qu'une  porte  basse  et  un  passage  assez  sale,  sur  la 
]ue  Saint-Honoré.  La  maison  était  une  réforme  des  Jacobins;  le 
couvent  était  triste  et  pauvre.  La  bibliothècpie,  où  d'abord  s'était 
tenu  le  club  avant  de  passer  dans  l'église,  n'avait  guère  d'autre 
ornement  qu'un  curieux  petit  tableau  qui  rendait  sensible  auv  yeux 
le  secret  mystère  de  l'association  janséniste,  le  mécanisme  ingé- 
nieux dont  elle  s'était  servie  pour  faire  circuler,  malgré  la  police, 
les  Nouvelles  ecclésiastiques,  sans  jamais  être  surprise.  L'église 
n'avait  aucun  monument  important,  sauf  le  tombeau  de  Campa- 
nella,  une  sorte  de  Robespierre  moine,  un  Babeuf  ecclésiastique , 
qui  était  venu  s'y  réfugier  au  xvii^  siècle.  On  disait  que  le  car- 
dinal de  Richelieu,  quand  il  se  sentait  mollir  et  risquait  d'être 
homme ,  venait  là  et  reprenait,  près  du  Calabrais  farouche,  quelque 
chose  du  bronze  italien. 

Les  modernes  Jacobins  qui  s'assemblaient  dans  cette  église  et 
n'y  étaient  que  locataires  (^^  avaient  laissé  ces  vieux  tombeaux.  Ils 
étaient  là  pèle-mèle  avec  les  morts.  D'autres  morts,  les  derniers 
moines  du  couvent,  assistaient  au  club  (en  i  789  et  1  790),  comme 
les  derniers  Cordeliers  au  club  qui  se  tenait  chez  eux.  Tout  cela 
composait  un  ensemble  bizarre  qui  avait  pour  toujoui's  saisi  les 
tètes,  rempli  les  souvenirs,  les  imaginations  :  le  puissant  genius 

'*'  Une  partie  des  bâtiments  du  cou-  naient  un  sombre  plaisir  à  épier  leurs 

vent  était  louée,  sous-louée  à  d'autres  ennemis,  à  les  tenir  sous  leurs  regards 

personnes, à  des  royalistes  entre  entres,  malveillants  et  curieux,  à  les  maudire  à 

coimne   l'historien    Beaulieu,  qui  prc-  toute  heure. 


LIVHE  V.  —  CHAPITUE  IX.  367 

/o(7,  transformé  par  la  Révolution,  vivait  là,  on  le  sentait.  Quis 
Deus?  Inccrium  est;  habitat  Deus.  Les  Jacobins  disaient  aux  voya- 
geurs, aux  provinciaux,  avec  le  ton  mystérieux  d'une  dévotion 
bizarre  :  «  C'est  la  société  mère  I  »  Là  s'étaient  tenus  en  effet  les 
premiers  sabbats  (mot  propre  à  l'argot  jacobin  )  d'où  sortirent  les 
premières  émeutes.  Là,  dans  son  mémoral)le  duel  avec  Duport  et 
Lameth ,  Mirabeau  vint  tonner,  mourir.  Et  pendant  que  la  chapelle 
roulait  ces  grandes  voix  dans  ses  voûtes,  un  autre  bruit,  strident, 
barbare,  venait  s'y  mêler  parfois,  qui  partait  d'en  bas,  de  l'église 
inférieure,  où  des  sociétés  ouvrières,  des  clubs  de  femmes  du 
peuple ,  se  débattaient  violemment. 

Ce  n'était  pas  là  un  local  vulgaire  qu'on  pût  impunément  cpiitter. 
Ce  qui  prouve  que  les  Feuillants  n'étaient  point  des  politiques, 
c'est  qu'ils  ne  l'aient  point  senti.  Ils  pouvaient  tout  le  i  7,  ils  étaient 
l'Assemblée  elle-même.  Us  auraient  dû  à  tout  prix  ou  détruire  ou 
occuper  le  lieu ,  et  cela ,  le  soir,  sans  autre  délai ,  profiter  de  la 
lerrem'  de  leurs  ennemis. 

Ils  s'en  avisèrent  au  matin.  Feydel,  successeur  de  Laclos  dans 
la  rédaction  du  journal,  vint  avec  lui  réclamer  le  local  et  la  cor- 
respondance. Ils  alléguaient  que  les  Feuillants,  spécialement  Du- 
poi*t  et  Lameth,  étaient  les  fondateurs  du  club,  que  tout  le  comité 
de  coiTespondance  (du  moins  vingt-cinq  membres  sur  trente)  avait 
passé  de  leur  côté.  Ils  étaient  venus  de  bonne  heure,  espérant  pro- 
bablement enlever  la  chose  dans  la  solitude  et  le  découragement 
des  Jacobins,  avant  l'arrivée  de  Pétion  et  Grégoire,  croyant  peut- 
être  aussi  que  Robespierre,  menacé,  n'oserait  venir.  Les  Jacobins 
déclarèrent  vouloir  les  attendre.  Ils  arrivent.  Pétion,  qui  venait  de 
tàter  l'Assemblée  nationale ,  qui  avait  obtenu  qu'elle  énervât  sa  loi 
répressive ,  c'est-à-dire  qu'elle  reculât  au  jour  même  de  la  victoire , 
Pétion  n'hésita  pas  à  répondre,  pour  les  députés  jacobins,  qu'ils 
étaient,  autant  que  les  autres,  fondateurs  du  club,  qu'ils  garde- 
raient la  correspondance  et  resteraient  là;  qu'au  reste,  il  allait 
faire,  auprès  des  Feuillants,  une  démarche  de  conciliation.  Il  y 
alla,  en  effet,  et  reçut  cette  fière  réponse,  «  cpi'ils  ne  recevraient  de 


368  IlfSTOFUE  DE  LA  REVOLUTION  FI\ANÇALSE. 

Jiicohiiis  que  ceux  qui  se  conformeraient  à  leui*s  nouveaux  lèglc- 
nienls  ». 

Les  Feuillants  se  montraient  bien  plus  orgueilleux  qu'habiles. 
Leur  premier  acte,  l'adresse  du  17  aux  sociétés  affiliées,  avait  été 
en  tout  sens  impolitique  et  malencontreuse;  adresse  mal  datée,  du 
jour  du  massacre;  mal  signée,  du  nom  de  Salles  qui  avait  défendu 
le  Roi;  mal  envoyée,  sous  le  couvert  du  ministre,  et  suspecte  par 
cela  seul;  enfin,  pour  que  rien  n'y  manquât,  mal  approuvée,  si  l'on 
peut  dire;  elle  le  fut  immédiatement  de  Châlons-sur-Marne,  la 
ville  royaliste  qui  avait  si  bien  reçu  le  Roi  au  retour. 

Dans  cette  adresse,  les  Feuillants  donnaient  pour  principal 
motif  de  la  séparation  qu'ils  voulaient  se  borner  à  préparer  les  tra- 
vaux de  l'Assemblée,  ne  rien  faire  que  discuter,  sans  rien  arrêter 
par  les  suffrages;  en  un  mot,  parler  sans  conclure,  sans  résoudre, 
sans  agir,  laisser  agir  l'Assemblée  seule.  Ils  étaient  bien  sûrs  de 
déplaire.  Le  temps  avait  soif  d'agir;  il  s'élançait  vers  l'avenir.  Et 
l'on  proposait  de  s'en  tenir  à  une  Assemblée  in  extremis  qui  déjà 
était  le  passé  I 

Le  23,  les  Feuillants  se  portèrent  à  eux-mêmes  le  coup  fatal, 
ils  se  marquèrent  du  signe  de  mort,  celui  de  l'inégalité,  se  posant 
comme  une  assemblée  distinguée,  privilégiée,  où  l'on  n'entrait 
point,  si  l'on  n'était  citoyen  actif  (électeur  des  électeurs).  Beau- 
coup d'entre  eux  s'opposèrent  à  cette  déclaration,  et,  n'étant  point 
écoutés,  ils  n'attendirent  plus  dès  lors  qu'une  occasion  pour  re- 
tourner aux  Jacobins. 

Ceux-ci  relevaient  la  tète.  Leur  attitude  changea  le  2^.  Les 
Feuillants  apportant  leur  réponse  aux  Jacobins  :  «  Ne  lisons  point, 
dit  Robespierre ,  avant  d'avoir  déclaré  que  la  véritable  Société  des 
Amis  de  la  constitution  est  celle  qui  siège  ici.  »  Précaution  d'autant 
plus  sage  que  la  réponse  des  Feuillants  se  trouva  n'être  rien  autre 
chose  rpi'une  nouvelle  invitation  de  se  soumettre  au  règlement 
aristocratique  qu'ils  venaient  de  se  donner. 

Loin  de  là,  les  Jacobins  entreprirent  d'épurer  leur  société  et 
de  rejeter  aux  Feuillants  les  timides  et  les  incertains  qui  allaient. 


LIVRE  V.  —  CHAPITRE  IX.  309 

venaient  d'une  société  à  l'autre.  La  voix  honnête  et  respectée  de 
Pélion  proposa  l'épuration.  Un  comité  primitif  de  douze  membres 
(dont  six  députés)  devait  former  le  noyau  de  la  société,  composé 
de  soixante  membres,  Icscpiels  soixante  épureraient,  élimineraient» 
présenteraient  les  candidats  purs  et  dignes.  Cette  combinaison,  en 
réalité,  remettait  aux  deux  membres  importants  et  influents,  Pétion 
et  Robespierre,  le  pouvoir  quasi  dictatorial  de  refaire  les  Jacobins. 
Je  dis  deux  à  tort  :  Pélion,  insouciant,  indolent  de  sa  nature, 
était  infiniment  peu  propre  à  ce  travail  d'impiisitlon  sur  les  per- 
sonnes, à  l'examen  minutieux  des  biographies,  des  précédents,  des 
tendances,  des  intérêts  de  chacun.  Le  seul  Robespierre  était  apte 
à  cela,  et  avec  lui  peut-être  un  autre  membre  de  ce  comité  épu- 
rateur,  Royer,  évêque  de  l'Ain.  On  peut  dire,  sans  se  tromper  de 
beaucoup,  que  Robespierre  reconstitua  l'instrument  terrible  de  la 
société  jacobine  dont  il  allait  se  servir. 

Des  sociétés  de  provinces,  (piatre  seulement  s'étaient  expres- 
sément séparées  des  Jacobins;  encore  une  se  rétracta.  Dès  le 
2  2  juillet,  Meaux,  Versailles,  Amiens,  déclarèrent  ne  vouloir  cor- 
respondre qu'avec  eux.  Onze  autres  villes  les  imitèrent  avant  le 
3i  juillet,  Marseille  dès  le  27,  avec  la  plus  vive  énergie.  Dans  la 
même  séance,  les  Cordeliers  vinrent  protester  de  leur  attachement 
aux  Jacobins,  ainsi  que  les.  sociétés  fraternelles. 

Les  constitutionnels,  naguère  vainqueurs,  en  étaient  à  se  dé- 
fendre. Plusieurs  adresses  audacieuses,  lancées  des  provinces,  leur 
reprochaient  amèrement  de  tolérer  dans  l'Assemblée  nationale 
les  trois  cents  royalistes  qui  avaient  protesté.  Coup  siu*  coup, 
Montauban,  Issoire,  Riom,  Clermont,  vinrent  leur  lancer  celte 
pierre. 

L'adresse  de  Clermont  fut  apportée  et  probablement  rédigée 
par  l'ami  de  M"*'  Roland,  M.  Bancal  des  Issarts,  envoyé  tout  ex- 
près par  sa  ville.  Elle  fut  écrite  le  19  juillet,  évidemment  au  mo- 
ment où  l'on  apprit  la  décision  du  16  qui  engageait  TAssemblée 
en  faveur  du  Roi.  Nul  doute  qu'une  lettre  ardente  de  M°^  Ro- 
land à  Bancal  n'eût  contribué  aussi  à  exalter  celui-ci  au  delà  de  son 

II.  s4 


370  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

caractère  ordinaire.  C'est  la  lettre  où  elle  lui  racontait  le  prodigieux 
succès  obtenu  par  Brissot  aux  Jacobins.  Cette  lettre,  émue  et 
fiévreuse,  se  tenninait  par  trois  lignes  d'un  pressentiment  mélan- 
colique :  «  Je  finirai  de  vivre  quand  il  plaira  à  la  nature;  mon  der- 
nier souille  sera  encore  le  souflle  de  l'espérance  pour  les  géné- 
rations qui  vont  nous  succéder.  » 

Elle  se  sentait  devenir  malade,  et,  en  effet,  elle  tomba.  L'excès 
de  la  fatigue,  la  continuité  des  émotions,  l'affreux  coup  du  17 
surtout,  la  firent  succomber;  elle  désespéra  un  moment  de  la 
liberté.  Elle  écrivait,  le  20,  à  Bancal  que  tout  était  fini,  que  les 
Jacobins  ne  pourraient  jamais  se  soutenir,  qu'il  était  inutile  qu'il 
vînt  à  Paris,  etc.  Mais  la  puissante  impulsion  qu'elle  avait  donnée  (^^ 
ne  s'arrêtait  pas  ainsi.  Au  moment  même,  Bancal  allait  partir,  il 
tenait  la  violente  adresse  des  Jacobins  de  Clermont,  qui  semble 
précisément  écrite  de  la  main  et  de  la  plume  de  M"*''  Roland. 
Il  crul  ses  premiers  conseils,  ne  tint  compte  des  seconds,  vola  à 
Paris,  se  présenta  lui-même  aux  portes  de  l'Assemblée,  le  brûlant 
papier  à  la  main. 

Cette  adresse,  grave  dans  sa  violence,  magistrale,  tombant  d'en 
haut,  du  peuple  souverain  sur  ses  délégués,  les  tançait  d'avoir 
deux  fois  trompé  l'espoir  de  la  nation  en  ajournant  la  convocation 
des  assemblées  électorales;  trois  fois  même,  ayant  promis  que  la 
constitution  serait  finie  le  1 4  et  ne  tenant  point  parole.  Elle 
annonçait  à  l'Assemblée  que  si,  dans  la  quinzaine,  son  décret 
pom^  suspendre  les  élections  n'était  pas  révoqué,  on  y  aviserait 
sans  elle. 

Bancal  ne  put  passer  les  portes;  on  ne  l'admit  point  à  la  barre. 
Son  compatriote  Biauzat,  député  d'Auvergne,  censura  l'adresse 
avec  violence  et  mépris,  cherchant  à  salir  le  caractère  même  de 
celui  qui  l'apportait.  Il  obtint  qu'elle  serait  renvoyée  au  comité 
des  j-echerches,  qui  ferait  enquête  et  poursuites,  s'il  y  avait  lieu. 
Loin  de  s'effrayer.  Bancal  adressa,  le   lendemain,  à  l'Assemblée 

'"'  Elle  avoue  [Lettres  à  Bancal,  p.  27^)  rpi'une  f,'raiule  partie  des  adresses  répu- 
blicaines des  provinces  s'étaient  écrites  à  Paris,  cliez  elle. 


LIVnE  V.  —  CHAPITRE  IX.  371 

une  apologie  très  ferme,  et  osa  lui  demander  une  réparation 
publique.  Le  soir,  aux  Jacobins,  il  offrit  mille  exemplaires  de  la 
pétition  de  Clermonl,  cinq  cents  pour  eux,  cinq  cents  pour 
être  envoyés  aux  sociétés  affiliées.  Les  Jacobins  n'accepteront  pas 
ces  derniers  cinq  cents,  craignant  sans  doute,  par  ce  pas  bardi, 
de  s'aliéner  la  masse  des  Feuillants  qui  songeaient  à  leur  re- 
venir. 

Ceux-ci  en  effet  se  ])risaient  en  deux  moitiés,  tout  à  Theure. 
Il  était  impossible  que  des  Feuillants  comme  Merlin  ou  Dubois- 
Crancé  marcbassent  avec  des  Feuillants  tels  que  Barnave  et  les 
Lamctb.  Nous  ignorons  malbeureusement  leurs  débats  intérieurs; 
mais  ils  ne  se  révèlent  que  trop  à  l'Assemblée  nationale.  Le  .'^o, 
sur  la  plus  grave  des  questions,  ils  faiblissent,  ils  s'éparpillent,  la 
majorité  leur  échappe,  le  pouvoir  aussi  pour  toujours;  car  c'était 
la  question  même  du  pouvoir  qui  s'agitait.  L'Assemblée,  après 
Varennes,  avait  envoyé  quelques  commissaires  dans  les  départe- 
ments frontières  pour  les  surveiller  et  les  raffermir.  Le  bon  elfet 
de  cette  mesure  faisait  qu'on  songeait  à  l'étendre.  C'est-à-dire  que 
l'Assemblée,  qui  jusque-là  parlait,  ordonnait  de  loin,  voulait  cette 
fois  agir  de  près,  se  transporter,  en  la  personne  de  ses  membres 
les  pbis  énergiques,  sur  tous  les  points  du  territoire,  se  montrer 
partout,  et,  dans  cette  iJjiquité,  saisir,  serrer  d'une  main  forte 
la  France,  avant  qu'elle  écbappàt.  La  vieille  Constituante,  quasi 
expirée,  rêvait  de  faire  ce  que  lit  à  grand'peine  la  jeune  Conven- 
tion dans  l'accroissement  prodigieux  de  force  que  lui  donnaient 
encore  le  péril  et  la  fureur. 

Tard,  Jjien  tard,  cette  puissance  essentiellement  législative, 
celte  grande  fabrique  de  lois  se  mettait  à  gouverner,  à  voyager,  à 
agir.  Elle  était  un  peu  cassée  pour  gouverner  à  cbeval.  Buzot 
demanda  qu'on  cessât  d'envoyer  des  commissaires,  la  présence  de 
tous  les  députés  étant  nécessaire,  disait-il,  au  moment  de  la  revi- 
sion. D'André,  organe  en  ceci  des  défiances  de  la  cour  pour  les 
constitutionnels,  au  grand  étonnement  de  tous,  appuya  Buzot.  La 
cour  donna  ainsi  la  main  aux  républicains  pour  briser  son  dernier 

54. 


372  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

espoir,  annuler  l'action  de  l'Assemblée.  Celle-ci,  lassée  d'elle- 
même,  vota  sans  difliculté  comme  on  voulait  qu'elle  votât;  elle 
renonça  au  mouvement,  se  rassit  pour  une  heure  encore,  impa- 
tiente- qu'elle  était  de  jeter  un  dernier  regard  sur  son  œuvre ,  la 
constitution,  et  de  n'être  plus. 


LIVHR  V.  —  CIIAPITUK  X.  373 


CHAPITRE  X. 

LA  «KVISION.  -  ALLIANCE  MANQUÉE  ENTRE  LA  GAUCHE  ET  LA  DROITE 

(AOÛT  1791). 

Bariiave  et  les  constitutionnels  voudraient  regagner  la  droite,  lin  juillet.  —  Ils 
s'accordent  avec  Malouet.  —  Us  négocient  avec  Léopold.  —  La  Reine  écrit  à 
Léopold  pour  l'empèclier  d'agir,  3o  juillet.  —  La  droite  rompt  l'entente  de  Ma- 
louet avec  Barnave  et  Chapelier,  /\  août.  —  La  revision,  timidement  royaliste, 
5-3o  août.  —  La  constitution  de  1791,  ni  bourgeoise  ni  populaire.  —  Prodi- 
gieuse multiplication  des  sociétés  jacobines.  —  Solennel  outrage  de  Robespierre 
aux  constitutionnels,  leur  humiliation,  1"  septembre. 

Le  constitutionnel  Barnave,  le  royaliste  Malouet,  divisé.s  sur 
beaucoup  de  choses,  avaient  un  lien  commun  dans  leur  opinion 
sur  les  colonies  ;  tous  deux  étaient  favoiables  aux  planteurs.  Un 
jour  que  Barnave  avait  vivement  défendu  Malouet  dans  ce  comité, 
il  laissa  partir  tous  les  autres,  retint  Malouet  seul  à  seul  et  lui  fit 
sa  confession  :  «  J'ai  dû  souvent  vous  paraître  bien  jeune,  lui  dit-il; 
mais,  soyez-en  sur,  en  peu  de  mois  j'ai  beaucoup  vieilli ...»  Puis, 
après  un  court  silence,  dans  lequel  il  semblait  rêver  :  «  Est-ce  que 
vous  ne  voyez  pas  que,  nous  tous,  députés  de  la  gauche,  sauf 
peut-être  une  douzaine  d'ambitieux  ou  de  fanatiques,  nous  dési- 
rons finir  la  Révolution  "^ .  .  .  Nous  sentons  bien  que  nous  n'y  par- 
viendrons qu'en  donnant  une  forte  base  à  l'autorité  royale .  .  .  Ah  I 
si  le  côté  droit,  au  lieu  d'irriter  toujours  la  gauche  en  repoussant 
tout  ce  qu'elle  propose,  secondait  la  revision  ! .  .  .  » 

Cette  ouverture  signifiait  que  les  constitutionnels,  voyant  .se 
briser  dans  leurs  mains  la  machine  des  Feuillants,  voyant  la  frac- 
lion  patriote  du  nouveau  club  déjà  tournée  vers  la  porte  pour  re- 
tourner aux  Jacobins,  se  jetaient  eux-mêmes  à  droite,  s'adressaient 
aux  royalistes. 

Et  quand  je  dis  les  constitutionnels,  je  parle  surtout  de  Barnave. 


374  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

Lui  seul  semblait  conserver  la  vie,  l'entrain  et  l'espoir.  Rien  ne 
peut  exprimer  la  lassitude  des  autres,  leur  ennui,  leur  dégoût, 
leur  découragement.  Ils  attendaient  impatiemment  l'heure  bénie 
qui  allait  les  rendre  au  repos.  Cette  Assemblée,  en  deux  ans  et 
demi,  avait  vécu  plusieurs  siècles;  elle  était,  si  j'ose  dire,  rassasiée 
d'elle-même,  elle  aspirait  passionnément  à  sa  fin.  Lorsque  d'André 
lui  proposa  les  nouvelles  élections  qui  allaient  la  délivrer,  elle  se 
leva  tout  entière  et  salua  l'espoir  de  son  anéantissement  d'applau- 
dissements frénétiques. 

Une  lettre  confidentielle  d'un  homme  sûr,  très  instruit  de  la  si- 
tuation, lettre  de  M.  de  Gouvernet  à  M.  de  Bouille,  nous  révèle 
cette  circonstance  romanesque  que  n'eût  point  devinée  l'histoire  : 
c'est  que  la  vie  de  l'Assemblée ,  l'espoir  de  la  monarchie ,  le  désir 
de  la  sauver,  s'étaient  alors  réfugiés,  au  milieu  de  l'abattement 
général,  dans  une  tète  de  vingt-huit  ans,  celle  de  Barnave.  La 
ligue,  si  peu  homogène,  qui  avait  rallié  les  quatre  ciriquièmes  du 
côté  gauche,  marié  deux  ennemis,  Lafayette  et  Lameth,  détruit 
presque  les  Jacobins ,  «  c'était  le  plan  de  Barnave  ».  —  Et  comment 
se  jeta-t-il  dans  cette  entreprise  ?  La  même  lettre  dit  expressément 
que  ce  fut  le  retour  de  Varennes,  la  reconnaissance  qu'on  lui  té- 
moigna, «  qui  changèrent  son  cœur  ». 

Grand  changement,  en  vérité.  Barnave  ne  semblait  nullement 
un  homme  à  se  laisser  mener  par  le  cœur  et  l'imagination.  Sa  suffi- 
sance habituelle,  sa  parole  noble,  sèche  et  froide,  n'étaient  point 
du  tout  d'un  rêveur.  Il  ne  se  piquait  aucunement  de  thèses  senti- 
mentales, et  donnait  plutôt  au  sens  opposé  (par  exemple,  dans 
l'affaire  des  noirs).  On  ne  trouve  jamais,  je  crois,  dans  les  discours 
de  Barnave,  le  mot  qui  revient  si  souvent  dans  tous  ceux  des 
hommes  de  l'époque ,  depuis  Louis  XVI  jusqu'à  Robespierre  :  «  Ma 
sensibilité ,  mon  cœur.  » 

On  n'en  est  que  plus  étonné  de  le  voir,  en  1791,  si  tard  dans 
la  Révolution,  suivre  (dirai-je  avec  espoir.^  ou  avec  une  ardeur 
désespérée  ?)  le  leurre  qui  avait  pu  tromper  Mirabeau  au  début 
et  quand  la  situation  était  tout  entière.  Le  plan  de  Barnave  n'était 


LIVRE  V.  —  CHAPITRE  X.  375 

mil  autre  que  celui  de  Mirabeau  :  t  Arrêter  la  Révolution ,  sauver 
la  royauté,  gouverner  avec  la  Heine.  » 

barnave  avait  quitté  la  Reine  à  la  porte  des  Tuileries,  le  a  5  juillet 
au  soir,  et  il  ne  la  revit  qu'après  le  i3  septembre,  lorsque  le  Roi 
eut  accepté  la*  constitution.  Il  en  était  resté  aux  entretiens  de 
Meaux,  il  voyait  la  Reine  confiante  et  docile,  ne  voulant  être  sau- 
vée que  par  la  constitution,  par  rAsseml)lée  et  Barnave.  Bien  des 
cboses  s'étaient  passées  depuis  ce  temps,  et  dans  l'Europe,  et  dans 
l'âme  de  la  Reine,  que  le  jeune  orateur  ignorait  parfaitement. 

11  ne  savait  pas  qu'elle  avait  agi  dans  un  sens  contraire. 

Fersen,  nous  l'avons  dit,  droit  en  arrivant  de  Paris,  avait  remis 
à  Monsieur  le  pouvoir  verbal  du  Roi,  pouvoir  qui  lui  fut  envoyé 
écrit,  autlientique,  le  7  juillet. 

Sans  même  attendre  ceci,  le  6,  l'empereur  Léopold,  frère  de 
Marie- Antoinette,  avait  écrit,  fait  circider  une  note  à  toutes  les 
puissances  pour  menacer  la  France  et  délivrer  Louis  XVI. 

La  Prusse,  poussée  par  les  princes,  était  bien  autrement  animée 
que  Léopold.  La  Russie  et  la  Suède  montraient  encore  plus  d'in- 
dignation, d'impatience  que  la  Prusse. 

Le  26  juillet,  eurent  lieu  des  conférences  entre  la  Prusse  et 
l'Autricbe,  et  là  Léopold,  contrairement  à  ce  que  faisait  entendre 
sa  note  du  6  juillet,  mqntra  des  vues  pacifiques.  Il  avait  sur  les 
bras  sa  guerre  avec  la  Turquie ,  qu'il  ne  finit  qu'au  mois  d'août. 
Il  avait,  à  sa  porte,  la  nouvelle  révolution  de  Pologne,  l'attente 
d'une  grande  guerre  du  Nord,  la  probabilité  d'une  invasion  russe 
en  Pologne ,  peut-être  la  nécessité  de  s'enricbir  encore  par  un  troi- 
sième partage  que  la  Russie  imposerait.  Celle-ci  était  alors  acbar- 
née  sur  une  autre  proie,  la  Turquie.  Les  conférences  de  la  Prusse 
et  de  l'Autriche  avaient  pour  but  principal  de  bien  faire  entendie 
à  la  Russie  que,  tant  qu'elle  n'aurait  pas  lâché  les  Turcs,  les  puis- 
sances allemandes  resteraient  immobiles  sous  les  armes  à  la  re- 
garder, et  ne  s'en  iraient  pas  courir  les  aventures  à  la  croisade  de 
France. 

Donc,  pour  le  moment,  Léopold  ne  pouvait  être  que  pacifique 


370  HISTOIRE  DE  LA  HEVOLUTION  FRANÇAISE., 

à  notre  égard.  Malgré  la  Russie,  la  Suède  et  la  Prusse,  qui  auraient 
voulu  l'embarrasser  dans  les  affaires  d'Occident,  il  ne  bougeait 
point.  Ses  généraux,  fort  instruits,  lui  disaient  d'ailleurs  que  ce 
n'était  point  une  petite  affaire  de  s'engager  dans  un  tel  royaume , 
dans  ces  masses  profondes  d'une  population  innombrable,  exaltée 
par  le  fanatisme  de  la  liberté.  A  quoi  Léopold  ajoutait  un  senti- 
ment personnel  :  il  craignait  pour  la  vie  du  Roi  et  de  la  Reine;  à 
la  première  nouvelle  de  l'invasion  autrichienne,  sa  sœur  risquait 
de  périr. 

Sauver  la  Reine  était  l'idée  qu'on  devait  naturellement  supposer 
à  son  frère  Léopold.  Et  c'était  bien  aussi  l'idée  de  Barnave,  celle 
des  constitutionnels,  de  sauver  la  Reine  et  la  royauté.  Sans  avoir 
encore  négocié  avec  l'Empereur,  ils  se  sentaient  réunis  avec  lui 
dans  cet  intérêt  commun.  Ils  ne  désespéraient  pas,  malgré  l'atti- 
tude menaçante  de  la  Diète  germanique  qui  ordonnait  l'armement , 
d'éviter  la  guerre  européenne;  liem^euse  ou  non,  la  guerre  eût 
été  leur  ruine ,  le  triomphe  de  leurs  ennemis. 

Pour  traiter  avec  l'Empereur,  il  fallait  avant  tout  être  maître 
ici,  écraser  la  puissance  des  clubs  ou  bien  se  l'approprier  et  s'en 
rendre  maître.  Les  constitutionnels  avaient  préféré  le  second  moyen, 
ils  avaient  cru  le  trouver  dans  la  création  des  Feuillants.  Mais  voilà 
que  les  Feuillants  leur  manquaient,  leur  échappaient.  Perdant  cette 
force  qui  leur  était  propre,  il  leur  restait  de  demander  la  force 
à  leurs  ennemis,  à  ceux  qu'ils  avaient  persécutés  et  détruits,  je 
veux  dire  aux  royalistes.  Ceux-ci  voudraient-ils  pardonner.^  Au- 
raient-ils bien  l'intelligence  de  saisir  cette  dernière  planche  jetée 
sur  l'abime  où  les  constitutionnels  voulaient  les  sauver  avec  eux.? 
Cela  était  fort  douteux.  Il  était  bien  plus  probable  qu'obstinés 
dans  leurs  rancunes  et  désirant  moins  encore  être  sauvés  que 
vengés,  ils  rejetteraient  du  pied  cette  planche  de  sauvetage,  et 
(jue  tous,  constitutionnels  et  royalistes,  s'en  iraient  ensemble  au 
gouffre  profond. 

Tel  était  le  moment  de  crise  où  Barnave,  où  le  parti  conslitu- 
lionnel,  triomphant  en  apparence  depuis  l'affaire  du  Champ  de 


lAVWK  V.   —  CHAIMTUK  X.  377 

Mars,  s'adressa  à  rhonime  (|iril  axait  toujours  repoussé,  raillé,  à 
rhommo  invarial)lement  hué  de  la  gauche  et  des  trihunes,  au 
rovalisle  .\hilouet.  C'était  le  fort  (|ui  senihiait  demauder  la  force 
au  l'aihle,  le  vainqueur  agonisant  qui  tendait  la  main  au  vaincu  et 
criait  merci. 

Malouet  ne  ferma  imllement  l'oreille  aux  propositions  de  Bar- 
nave.  Mais  Chapelier  qui  survint,  mais  Duport  que  Malouet  alla 
voir  ensuite,  firent  de  graves  difficultés.  La  lettre  citée  plus  haut 
affirme  pourtant  que  la  partie  fut  liée  entre  Chapelier  et  Malouet 
pour  jouer  d'accord  la  comédie  de  la  re vision.  Malouet  devait 
attaquer  la  constitution,  en  démontrer  les  vices  :  «  Et  vous,  disait- 
il,  vous  me  répondrez,  vous  m'accablerez  de  votre  indignation, 
vous  défendrez  les  petites  choses;  quant  aux  grandes,  qui  touchent 
vraiment  l'intérêt  monarchique,  vous  direz  que  vous  n'aviez  pas 
besoin  des  observations  de  M.  Malouet,  (|ue  vous  entendiez  bien 
en  proposer  la  réforme.  Et  vous  la  proposerez.  » 

Comment  pouvaient- ils  supposer  que  cette  étrange  parade 
tromperait  les  yeux  du  public?  Ils  comptaient  apparemment  sur 
l'indifierence ,  l'insouciance,  l'abattement  général.  Il  y  avait  en  effet 
de  grajids  signes  de  lassitude.  L'Assemblée  nationale  elle-même 
semblait  s'abandonner;  elle  ne  comptait  habituellement  pas  plus 
de  cent  cinquante  membres  présents;  au  jour  le  plus  critique,  au 
lendemain  du  i  7  juillet,  elle  ne  vit  siéger  dans  son  sein  que  deux 
cent  cinquante-trois  députés.  Les  autres  étaient  ou  déjà  partis  ou 
bien  toujours  enfermés  au  fond  des  bureaux.  Plusieurs,  on  l'assu- 
rait, abattus,  corrompus  par  le  découragement  même,  passaient 
les  nuits  et  les  jours  dans  les  maisons  de  filles  et  de  jeu;  l'évêque 
d'Autun,  Chapelier,  d'autres  encore,  étaient,  à  tort  ou  à  droit, 
accusés  d'y  avoir  élu  domicile. 

Laclos,  Prudhomme,  assurent,  dans  leurs  journaux  de  juillet, 
que  les  sections,  les  assemblées  primaires,  étaient  devenues  dé- 
sertes. Beaucoup  d'hommes  évidemment  étaient  déjà  las  de  la  vie 
publique.  En  récompense,  il  faut  ajouter  que  ceux  qui  persévé- 
raient devenaient  plus  violents.  Si  les  assemblées  légales  étaient 


578  HISTOIRE  DE  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 

peu  fréquentées ,  c'est  que  la  vie  et  l'ardeur  se  concentraient  tout 
entières  dans  les  sociétés  jacobines. 

Pour  revenir,  Barnave,  heureux  d'avoir  ménagé  cette  entente 
entre  les  principaux  acteurs  de  la  revision,  ne  déses[)érait  plus  de 
rendre  force  à  la  royauté.  Les  constitutionnels,  dociles  à  son  im- 
pulsion ,  chargèrent  M.  de  Noailles ,  notre  ambassadeur  à  Vienne , 
d'en  avertir  Léopold;  et  pour  mieux  le  persuader,  ils  obtiment 
de  la  Reine  même  qu'elle  écrirait  à  son  frère,  le  prierait  de  ne 
point  agir. 

Etrange  contradiction!  pendant  que  Monsieur,  armé  des  pou- 
voirs que  la  cour  des  Tuileries  lui  avait  envoyés  le  7  juillet,  pres- 
sait la  Prusse  d'armer,  de  se  mettre  en  mouvement,  la  Reine  écri- 
vait, le  3o,  à  l'Autriche,  de  ne  point  armer,  de  ne  point  bouger, 
(le  se  confier,  comme  elle,  au  zèle  que  les  constitutionnels  de 
France  montraient  alors  pour  la  restauration  de  la  royauté. 

La  lettre,  longue,  insinuante,  habile,  fort  éloignée  de  ce  que 
ferait  attendre  le  caractère  ordinairement  impétueux  de  la  Reine, 
est  très  bien  calculée  pour  lui  sauver  le  reproche  de  versatilité 
qu'on  eût  pu  faire  à  ces  deux  actes  contradictoires  du  7  et  du  3 o. 
Cette  pièce  si  politique  a  été,  sinon  dictée,  au  moins  préparée, 
minutée  pour  le  fond  par  les  habiles,  Barnave  et  les  amis  de  Bar- 
nave. Et  pourtant,  dans  la  confiance  toute  nouvelle  que  la  Reine 
leur  témoigne ,  elle  se  réserve  encore  contre  eux  la  possibilité  de 
dire  plus  tard  qu'elle  n'a  pas  été  libre;  elle  met  en  tète  de  sa  lettre 
ce  petit  mot  qui,  au  besoin,  annulerait  tout  le  reste  :  «  On  désire 
que  je  vous  écrive,  et  l'on  se  charge  de  vous  faire  parvenir  ma 
lettre,  car  pour  moi  je  n'ai  aucun  moyen  de  vous  donner  des  nouvelles 
de  ma  santé.  » 

Le  parti  royaliste,  ni  en  France,  ni  hors  de  France,  ne  marchait 
avec  le  Roi.  Ce  moment  où  le  Roi  et  la  Reine  se  confiaient  à  l'As- 
semblée était  ])récisément  celui  où  les  émigrés  agissaient  le  plus 
vivement  pour  armer  l'étranger,  où  les  prêtres  non  émigrés  com- 
mençaient à  travailler  le  peuple  avec  une  entente  habile,  sur  un 
plan  systématique  qui  semblait  devoir  organiser  sur  la  France  une 


LIVRE  V.  —  CHAPITRE  X.  379 

Vendée  universelle.  Kn  juillet,  on  apprit  que  les  Deux-Sèvres,  que 
l'Alsace,  ({lie  Chàlons-sur-Marne,  allaient  prendre  feu.  En  août,  le 
I*as-de-Galais,  le  Nord  et  le  Calvados  annonçaient  la  guerre  civile. 
Cette  dernière  nouvelle  tomba  justement  dans  l'Assemblée  le 
l\  août,  la  veille  de  la  revision,  au  milieu  de  l'arrangement  à  peine 
conclu  entre  Chapelier  et  Malouet.  Un  député  proposa,  pour  le 
Nord,  que  les  prêtres  qui  refusaient  le  serment  d'obéissance  à  la 
loi  fussent  éloignés  du  dépaileinent.  A  ce  mot,  tout  le  côté  droit 
se  lève.  M.  de  Foucault  crie  joyeusement  :  «  Pillage  !  incendie  ! 
guerre  civile  !»  Tous  sortent,  l'abbé  Maury  faisant  à  l'Assemblée 
une  révérence  profonde,  comme  pour  la  remercier  de  donner 
pour  l'appel  aux  armes  une  si  belle  occasion. 

Barnave  et  Chapelier  essayèrent  sur-le-champ  de  marcher  sur 
l'étincelle,  ils  se  déclarèrent  contre  la  mesure  de  rigueur  qu'on 
voulait  appli([uer  aux  prêtres,  la  firent  rejeter.  Le  côté  droit  rentra 
aux  séances  suivantes;  on  avait  lieu  de  le  croire  apaisé.  Mais,  le 
8  août,  au  jour  même  où  s'ouvraient  les  débats  de  la  revision, 
d'Espiémesnil,  au  nom  de  ses  collègues,  déclara  qu'ils  persistaient 
dans  toutes  leurs  protestations.  Chacun  d'eux  se  leva  et  dit  ferme- 
ment :  «  Je  le  déclare.  » 

Ainsi  fut  brisé  le  pacte  plus  politique  qu'honorable  que  Barnave 
avait  espéré  de  faire  conclure  tacitement  entre  la  droite  et  les 
constitutionnels.  Malouet,  comme  il  était  convenu,  entama  la  cri- 
tique de  la  constitution  avec  beaucoup  de  finesse  et  de  force.  Mais 
Chapelier  l'interrompit.  Délié  du  traité  secret  par  la  nouvelle  pro- 
testation du  côté  droit,  il  soutint  que  Malouet  devait  parler,  non 
sur  le  fond,  mais  seulement  sui'  l'ordre  établi  entre  les  divers 
titres  de  la  constitution. 

L'aiTangement,  la  fusion  nécessaire  pour  faire  un  corps  de  tant 
de  lois  éparses,  avaient  embarrassé  longtemps  les  comités  de  con- 
stitution et  de  revision.  Ce  fut,  dit-on,  un  ami  de  Lafayette, 
Ramond,  depuis  membre  de  la  Législative,  qui  leur  proposa 
l'ordre  auquel  ils  finirent  par  s'arrêter;  ordre  savant,  habile,  trop 
habile,  (pii,  sous  prétexte  de  fondre,  absorbait,  faisait  disparaître 


380  HISTOIRE  DE  LA   REVOLUTION  FRANÇAISE. 

heaucoiip  d'articles  que  l'Assemblée  avait  votés.  De  là  une  vive  ai- 
greur entre  les  constitutionnels  eux-mêmes.  L'Assemblée  plus  d'une 
fois  vota  contre  ses  comités.  Un  député  ayant  dénoncé  «  les  omissions 
graves  (jue  les  vrais  amis  de  la  liberté  croyaient  apercevoir»,  un 
orage  s'éleva,  et  Barnave  s'exaspéra  au  point  d'ofl'rir  sa  démission. 

La  revision  devint  un  spectacle  pitoyable.  Cette  noble  Assemblée, 
qui,  malgré  toutes  ses  fautes,  n'en  reste  pas  moins  si  grande  dans 
l'histoire,  offrit  cet  enseignement  à  l'humanité  que  vivre  au  delà 
de  sa  vie,  c'est  une  chance  terrible  de  honte,  d'inconséquence,  de 
démenti  à  soi-même. 

Surprise  en  flagrant  délit  d'aristocratie  et  de  royalisme,  tantôt 
par  omission  et  tantôt  par  commission,  elle  constata  tristement 
son  envie  timide  de  rétrograder,  et  le  manque  de  courage  qui 
l'empêchait  d'aller  en  arrière  tout  aussi  bien  qu'en  avant.  L'audace 
qui  parut  par  moments  dans  quelques  discours  de  Barnave  n'eut 
pas  un  heureux  succès.  Robespierre  envisageant  le  Roi  comme 
simple  fonctionnaire  et  lui  refusant  le  titre  de  représentant  de  la 
nation,  Barnave  soutint  que  le  fonctionnaire  ne  pouvait  c[u agir 
pour  la  nation,  mais  que  le  représentant  de  plus  pouvait  vouloir 
pour  elle.  De  là  il  déduisait  l'inviolabilité  du  représentant  royal. 
Cette  distinction,  trop  claire,  eut  précisément  le  tort  de  mettre  la 
question  à  nu,  compromit  la  royauté,  rendit  les  esprits  irréconci- 
liables avec  un  pouvoir  qui  voulait  à  la  place  de  la  nation. 

La  volonté  royale,  à  vrai  dire,  était  bien  impuissante  dans  la 
constitution  de  1791.  Elle  n'avait  guère  d'action  que  négative  ; 
elle  ne  pouvait  que  pour  empêcher.  Le  veto  suspensif  dont  elle 
armait  le  Roi  pouvait  suspendre  trois  ans  l'exécution  des  décrets; 
puissance  irritante,  provocante,  qui  devait  infailliblement  ame- 
ner des  explosions.  A  cela  près,  la  royauté  restait  une  majestueuse 
inutilité ('),  un  de  ces  meubles  antiques,  magnifiques  et  surannés, 

'')  Camille  Desmoulins  dit  très  bien  :  mal  d'habitude ;  mais  à  part  cinq 

On  a  laissé  à  la  France  le  nom  ou  six  décrets,  contradictoires  avec  les 

de  monarchie,  pour  ne  pas  effaroucher  autres,  on  nous  a  constitués  en  répu- 
ce qui  est  cagot,  idiot,  rampant,  ani-  bUquc.  » 


LIVRE  V.  —  CHAPITRE  X.  381 

que  l'on  garde  dans  une  maison  moderne ,  par  je  ne  sais  quel  sou- 
venir, mais  qui  gênent,  occupent  une  vaste  place  inutile,  et  que 
Ton  se  décidera  un  matin  à  loger  au  garde-meuble. 

L'Assemblée  avait  ôté  l'action  au  Roi  et  ne  l'avait  pas  donnée 
au  peuple.  Le  principe  du  mouvement  manquait  partout  dans 
cette  vaste  machine;  l'agitation  était  partout,  nulle  part  l'action. 

La  constitution  était-elle  essentiellement  bourgeoise,  comme 
on  l'a  tant  répété.*^  On  ne  peut  le  dire.  La  condition  d'élection  à 
laquelle  on  s'arrêta,  2  5o  francs  de  revenu,  était  tout  à  fait  illu- 
soire, si  l'on  voulait  fonder  un  gouvernement  bourgeois.  Le  ré- 
publicain Buzot  s'en  moqua  lui-même  et  dit  :  «  A  votre  point  de 
vue,  ce  n'est  pas  260  francs  de  revenu  que  vous  deviez  exiger, 
mais  260  francs  de  contribution.  »  C'eût  été  alors  en  effet  une 
vraie  base  bourgeoise ,  analogue  aux  lois  électorales  qui  ont  régné 
de  1815  à  18/18. 

Les  électeurs  à  200  francs  de  revenu,  avec  l'adoucissement 
qu'on  donna  encore  à  la  loi  en  faveur  des  fermiers,  étaient  dans 
un  nombre  immense.  Les  citoyens  actifs  (électeurs  des  électeurs, 
payant  trois  journées  de  travail)  étaient  entre  trois  et  quatre  millions. 

Les  seuls  citoyens  actifs  étaient  gardes  nationaux;  encore  une 
distinction  irritante,  de  plus,  à  peu  près  inutile;  la  différence  était 
légère  entre  celui  qui  payait  trois  jours  de  travail  et  celui  qui  ne 
payait  rien;  le  premier  donnait-il  beaucoup  plus  de  garanties  que 
l'autre  ?  Qui  pouvait  le  décider  ? 

Visiblement  l'Assemblée,  pendant  la  revision,  se  survivait  à 
elle-même,  chaque  jour  moindre  de  nombre,  plus  petite  d'aspect 
et  de  dignité.  Elle  tarissait  misérablement.  Ses  penseurs  illustres 
se  taisaient  ou  parlaient  peu.  Généralement  ils  laissaient  rinitiative 
à  un  homme  de  troisième  ordre,  homme  d'affaires  et  d'expédients, 
politique  industrieux,  d'André,  dont  tout  l'art  était  d'employer 
les  formes  jacobines  k  servir  la  royauté.  Pour  mieux  désorienter 
le  public,  il  attaquait  volontiers  les  royalistes,  jusqu'à  appuyer 
un  jour  la  proposition  de  déclarer  déchus  les  trois  cents  qui  pro- 
testaient. Sa  figure  triviale,  son  costume  soigneusement  négligé, 


382  HISTOIRK  DE  LA   RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

aidaient  à  rillusion.  Cependant  un  je  ne  sais  quoi  d'un  Frontin  de 
comédie  qu'il  portait  sur  son  visage  (c'est  à  son  ami  Dumont  que 
nous  devons  ce  portrait)  révélait  l'habile  acteur.  Parfois  il  lui 
échappait  des  paroles  inconsé([uentes;  accusé  de  tel  libelle,  il 
avouait  que  du  moins  il  aurait  voulu  le  faire.  Parfois  il  outrait 
son  rôle;  pendant  la  revision,  en  septembre,  il  s'associa  à  une 
maison  de  commerce,  croyant  se  rendre  populaire,  et  s'intitula  : 
«  D'André,  épicier.  »  Cela  ne  plut  k  personne;  on  y  vit  avec  raison 
une  imitation  maladroite  du  moyen  que  Mirabeau  aurait  employé 
en  1788  (selon  une  tradition  fausse,  mais  généralement  répan- 
due), ouvrant  boutique  à  Marseille  et  mettant  dessus  :  «  Mirabeau, 
teinturier.  » 

Ces  parades  misérables  qui  ne  trompaient  point  le  public,  cet 
abandon  que  l'Assemblée  faisait  d'elle-même  à  tel  intrigant  roya- 
liste, rejetaient  toute  la  France  du  côté  des  Jacobins.  Au  commen- 
cement de  septembre,  le  secrétaire  des  Feuillants,  Antoine,  de- 
mande à  rentrer;  à  la  fin  du  mois,  leur  président.  Bouche;  une 
foule  d'autres  les  imitent.  Le  duc  de  Chartres  y  vient  chercher 
une  double  couronne  civique,  pour  deux  hommes  à  qui,  dit-on,  il 
a  sauvé  la  vie.  La  société  de  Paris  redevient  plus  nombreuse  que 
jamais.  Mais  ce  qui  est  véritablement  surprenant,  effrayant,  c'est 
l'accroissement  subit  des  sociétés  de  provinces,  leur  immense  mul- 
tiplication. En  juillet,  il  y  avait  quatre  cents  sociétés,  —  en  sep- 
tembre, dit-on,  il  y  en  eut  mille!  —  Des  anciennes,  trois  cents 
correspondaient  également  avec  les  Jacobins  et  les  Feuillants,  cent 
avec  les  seuls  Jacobins.  Et  les  six  cents  nouvelles,  à  qui  demandent- 
elles  l'affiliation  ?  Aux  Jacobins  seuls.  Ceux-ci  sont  évidemment 
vainqueurs,  maîtres  de  la  situation,  de  l'avenir. 

Cet  immense  mouvement  de  la  France,  qui  semble  se  préci- 
piter dans  une  association,  ressort  à  la  société  mère  des  Jacobins 
de  Paris.  Mais  cette  société  renouvelée,  sous  quelle  influence 
a-t-elle  été  récemment  recomposée.»^  Nous  l'avons  vu,  sous  celle 
de  Robespierre.  C'est  une  société  tout  autre,  plus  aidente,  plus 
jeune,  où  les  hommes  considérables ,  les  penseurs,  les  raisonneurs, 


LIVRE  V.  —  CHAPITRE  X.  383 

sont  moins  nombreux  à  coup  sûr.  En  récompense ,  les  hommes  de 
passion,  de  sensibilité,  les  artistes,  les  journalistes,  la  plupart  de 
second  ordre,  y  dominent  maintenant.  Cette  société,  tète  ardente 
de  l'innnense  société  jacobine  répandue  sur  la  France,  ira  de  plus 
en  plus  pensant,  raisonnant  par  un  seul  homme;  j'aperçois  au 
sommet  de  ce  prodigieux  édifice  de  mille  associations  la  tête  pâle 
de  Robespierre. 

Il  a  maintenant  élu  domicile  à  la  porte  de  rAssem})lée,  et  il 
semble  en  faire  le  siège.  Si  vous  ne  le  trouvez  aux  Jacobins,  il  est 
à  coup  sûr  en  face  de  l'Assomption,  chez  Duplay,  le  menuisier. 
Voyez- vous  celte  porte  basse,  cette  cour  humide  et  sombre,  où 
l'on  rabote  et  l'on  scie;  au-dessus,  au  premier  étage,  dans  une 
chambre  mansardée.  M"*"  Duplay  possède  le  meilleur  des  pa- 
triotes. .  .  Ah  !  quel  est  le  bon  citoyen  qui,  passant  devant  cette 
porte ,  ne  sentira  mouiller  ses  yeux  I .  .  .  -.  .  Les  bonnes  femmes 
l'attendent  dans  la  rue;  elles  sont  trop  heureuses  de  le  voir  un 
moment  «  ce  pauvre  cher  Robespierre  »,  quand  il  sort  propre  et 
décent,  dans  son  neuf  habit  rayé^*^.  Ses  lunettes  témoignent 
([u'avant  l'îîge  il  a  déjà  usé  ses  yeux  pour  le  service  du  peuple. .  . 
Que  ne  peut-on  baiser  les  basques  de  son  habit!  On  le  suit  du 
moins.  .  .  11  marche,  sans  reconnaître  personne,  sec,  de  pureté 
civique,  et  droit,  comme  la  vertu. 

Que  nous  voilà  déjà  loin  du  18  juillet,  de  cette  adresse  ram- 
pante par  laquelle  Robespierre  a  sauvé  les  Jacobins!  Nous  avons 
atteint  le  1"  septembre.  La  revision  est  terminée.  Il  s'agit  de  savoir 
comment  la  constitution  sera  présentée  à  l'acceptation  du  Roi, 
comment  on  constatera  qu'à  ce  moment  le  Roi  est  libre.  L'As- 
seml)lée  lui  permettra-t-elle  de  modifier,  d'accepter  sous  condi- 
tion? Robespieire  apporte  un  discours  bien  calculé  pour  foudroyer 

'*'  C'est  vers  ceUe  époque,  si  je  ne  En  quittant  sa  solitude,  cliangennt  de 
me  trompe,  que  l'habit  olive,  le  premier  quartier,  de  maison,  il  prit  vraisembla- 
habit  (au  dire  de  M.  ViUiers,  qui  logeait  blement  l'habit  rayé  qu'on  portait  beau- 
d'abord  avec  Robespierre),  doit  avoir  coup  alors,  et  qu'on  voit  dans  tous  ses 
un  successeur.  portraits. 


384  IIISTOinE  DE  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 

l'Assemblée  dans  son  parti  dominant,  pour  loutrager  et  l'écraser 
dans  l'homme  le  plus  éminent  du  parti,  Adrien  Duport.  Cet  outrage 
solennel  est  une  chose  politique,  pour  constater  la  défaite;  un 
parti  vaincu  n'est  jamais  vaincu,  aux  yeux  de  la  plupart  des  hommes, 
(uie  quand  il  peut  être  impunément  outragé,  quand  il  tombe  dans 
le  mépris. 

«  On  doit  être  content  sans  doute ,  dit  Robespierre ,  de  tous  les 
changements  essentiels  qu'on  a  obtenus  de  nous.  Si  l'on  peut  encore 
attaquer,  modifier  une  constitution  arrêtée  deux  fois,  que  nous 
reste-t-il  à  faire  que  de  reprendre  ou  nos  fers  ou  nos  armes  ?, .  .  » 
Applaudissement  violent  des  tribunes.  La  gauche  s'agite  et  mur- 
mure. —  «  Monsieur  le  président,  continue  Robespierre,  je  vous 
prie  de  dire  à  M.  Duport  de  ne  pas  m'insulter »  Il  se  trou- 
vait justement  que  Duport  n'avait  rien  dit,  ses  voisins  en  témoi- 
gnèrent. Probablement  Robespierre  avait  d'avance  arrêté  de  le 
nommer,  afin  de  faire  tomber  sur  ce  nom  tout  le  poids  de  la  dia- 
tribe qu'il  balançait  alors  à  la  tribune,  comme  la  pieiTe  d'une 
fronde,  au  moment  de  la  lancer. 

«Je  ne  présume  pas,  dit-il,  qu'il  existe  dans  cette  Assemblée 
un  homme  assez  lâche  pour  transiger  avec  la  cour  sur  un  article 
de  notre  constitution.  .  .  »  —  Et  il  regardait  Duport;  les  roya- 
listes le  regardent  aussi,  heureux  et  ravis.  Quarante  ans  encore 
après,  Montlosier  tressaille  de  joie  en  contant  cette  fête  d'op- 
probre dont  jouit  le  côté  droit,  dans  l'avilissement  de  Duport. 

Il  reprit  :  «  Assez  perfide  pour  faire  proposer  par  la  cour  des 
changements  nouveaux  que  la  pudeur  ne  lui  permettrait  pas  de 
proposer  lui-même.  »  —  Toute  la  salle,  toutes  les  tribunes,  por- 
tèrent d'un  regard  sur  Duport  ce  mot  de  perfide  ^  et  tous  applau- 
dirent. 

«  Assez  ennemi  de  la  pairie  pour  décréditer  la  constitution , 
parce  qu'elle  bornerait  sa  cupidité.  »  —  Nouveaux  applaudisse- 
ments. 

«  Assez  impudent  pour  avouer  cpi'il  n'a  cherché  dans  la  Révolu- 
lion  qu'un  moyen  de  s'agrandir.  »  —  La  droite  riait  aux  larmes. 


LIVUK  V.  —  CIIAPITUK  X.  385 

«  Non,  dit-il,  je  ne  le  crois  pas.  Je  ne  veux  rejçardcr  tel  écrit, 
tel  discours  (|iii  présenterait  ce  sens,  que  comme  l'explosion  pas- 
sagère du  dépit,  déjà  expié  par  le  repentir.  .  .  »  Et  alors  élevant 
la  voix  :  «  Je  demande  que  chacun  de  nous  jure  que  jamais  il  ne 
composera,  sur  aucun  article,  avec  le  pouvoir  exécutif,  soas  peine 
d'être  déclaré  traître  à  la  patrie.  » 

Duport,  Barnave  et  Lameth  restèrent  cloués  à  leur  banc  sous 
cette  parole  de  plomb.  Elle  tombait,  assénée  d'une  lourdeur  extra- 
ordinaire, avec  la  clameur  d'en  haut,  les  cris  des  tribunes,  avec 
les  dérisions  infernales  des  royalistes,  comme  la  joie  des  damnés, 
se  disant  les  uns  aux  autres  :  «  Moit  à  nous!  mais  mort  à  vous!.  .  .  ■ 
Et  le  plus  tragique  encore,  c'était  l'assentiment  tacite  de  pres(juc 
toute  l'Assemblée,  qui,  par  une  malveillance  naturelle  à  qui  va 
p.érir,  s'amusait  à  voir  ses  chefs  périr  d'abord,  étouffer,  sans  pou- 
voir pousser  un  cri. 

C'est  ainsi  qu'eux-mêmes,  six  mois  auparavant,  ils  avaient  tué 
Mirabeau.  Aujourd'hui,  c'était  leur  tour. 

Mirabeau  n'eul  pas  cette  lin  désespérée  et  muette.  Ceux-ci,  il 
faut  le  dire,  expiraient  sous  une  bien  autre  pression.  Ils  auraient 
trouvé  une  voix,  ces  vaincus,  si  Robespierre  seul,  si  l'Assemblée 
seule,  avec  les  tribunes,  eût  pesé  sur  eux.  .  .  En  réalité,  ce  qui 
les  écrasait,  leur  était  Igi  voix  et  l'haleine,  la  respiration,  la  vie, 
c'était  une  puissance  extérieure  qu'on  ne  voyait  pas,  puissance 
énorme,  lnéluctal)le;  c'était  ce  boaconsiriclor,  ce  prodigieux  serpent 
des  mille  sociétés  jacobines,  qui,  d'un  bout  de  la  France  à  l'autre, 
roulant  ses  anneaux,  venait  les  serrer  ensemble  sur  l'Assemblée 
défaillante,  et  sur  ce  banc  même,  à  cette  place,  tordait  et  retor- 
dait son  nœud.  Ils  n'avalent  garde  de  bouger;  à  cette  pression 
extérieure  s'ajoutait  ce  qui  ôte  les  forces  dernières,  le  vertige,  la 
fascination.  Leur  ennemi  avait  beau  jeu  pour  examiner  froidement 
où  et  comment  il  lui  convenait  de  leur  enfoncer  le  poignard. 

En  Duport  périrent  les  constitutionnels;  en  ceux-ci  péril  l'As- 
semblée. Ce  discours  et  ce  silence  d'étouffement,  d'asphyxie, 
semblent  appartenir  déjà  à  l'histoire  de  la  Terreur. 


386  HlSTOIllE  DE  LA  HÉVOLUTION   FRANÇAISE. 


CHAPITRE   XI. 

PRKTRES  ET  JACOBLNS.  -  VENTE  DES  BIEiNS  NATIONAUX 
(SEPTEMBRE  1791). 

Caractère  général  de  l'Assemblée  constituante.  —  Des  services  qu'elle  a  rendus  au 
genre  liumain.  —  Déclaration  de  Pilnitz,  37  août,  qui  tue  les  constitutionnels. 

—  Le  Roi  accepte  la  constitution ,  1 3  septembre.  —  Entrevues  de  la  Reine  et  de 
Barnave.  —  La  force  principale  du  royalisme  était  dans  l'action  du  clergé  sur  le 
peuple.  —  Douceur  de  l'Assemblée  à  l'égard  des  prêtres  qui  refusent  le  serment. 

—  Intrigues  et  menées  violentes  des  prêtres  réfractaires.  —  La  mécanique  du 
fanatisme.  —  Sacrements  furtifs,  enterrements  nocturnes,  —  Il  n'eût  pas  été 
impossible  d'ouvrir  les  yeux  au  paysan.  —  L'Assemblée  eût  dû  préparer  les  es- 
prits à  recevoir  et  comprendre  la  loi.  —  L'intérêt  se  mêlait  au  fanatisme.  — 
L'intérêt  dut  aussi  soutenir  la  foi  révolutionnaire.  —  Premier  essor  de  la  vente 
des  biens  nationaux,  —  800  millions  en  cin(f  mois,  avril-août  i79i.  —  Foi  des 
acquéreurs  dans  les  destinées  de  la  Révolution.  —  Ils  fortifient  les  sociétés  jaco- 
bines. —  Le  paysan  sous-acquéreur  devient  la  plus  ferme  base  de  la  Révolution. 

—  C'est  l'ancien  mouvement  de  la  France,  longtemps  interrompu,  qui  recom- 
mença. —  Note  sur  les  écrivains  qui  essayent  d'obscurcir  ceci.  —  Solidité  de  la 
France  des  campagnes.  —  Fin  de  l'Assemblée  constituante,  3o  septembre  1791; 
son  impuissance. 

Les  fautes  de  l'Assemblée  constituante,  les  voies  sinueuses  et 
coupables  où  s'engageaient  ses  meneurs,  sa  punition  enfin  et  son 
triste  abaissement  ne  doivent  point  nous  faire  oublier,  à  nous, 
postérité  qui  jouissons  de  ses  bienfaits,  tout  ce  que  cette  grande 
Assemblée  a  rendu  de  services  au  genre  humain. 

Quel  livre  il  faudrsdt  pour  explirpier,  apprécier  ce  corps  im- 
mense de  trois  mille  lois  qu'elle  a  laissées  ! .  .  .  Peut-être  essaye- 
rons-nous d'en  saisir  l'esprit,  quand  nous  pourrons  les  mettre  en 
regard  des  lois  analogues  ou  contraires  de  nos  autres  assemblées. 
Notons  seulement,  quant  aux  lois  de  la  Constituante,  que  celles 
même  qui  sont  abolies  n'en  restent  pas  moins  instructives  et  fé- 
condes. Cette  grande  Assemblée  semble  parler  encore  à  toute  la 
terre.  Les  solutions  générales  et  philosophiques  qu'elle  donna  à 


LlVnE  V.  —  CIÎAPI'ri\E  XI.  387 

lant  (le  questions  sont  toujours  étudiées  avec  fruit,  consultées  avec 
respect  de  tous  les  peuples.  Klle  n'est  pas  restée  le  législateur  du 
monde,  elle  en  est  toujours  le  docteur,  elle  lui  conserve,  noble- 
ment formulés,  les  vœux  du  siècle  philosophe,  son  amoiu*  du 
genre  humain. 

Dans  cette  histoire  troj)  rapide,  je  n'ai  pu,  sous  ce  rapport, 
rendre  à  l'Assemblée  constituante  ce  qui  lui  est  dû.  J'ai  été  invo- 
lontairement injuste  envers  elle,  parlant  des  intrigues  et  non  des 
travaux,  nommant  toujours  les  chefs  de  partis,  les  meneurs,  fort 
attaquables,  et  ne  disant  rien  de  cette  foule  d'hommes  éclairés, 
modestes,  im|>artiaux,  qui  remplissaient  les  comités  ou  dans  l'As- 
semblée votaient  avec  intelligence  et  patriotisme,  et  tant  de  fois 
fixaient  la  majorité  du  côté  de  la  raison.  Une  masse  flottante  d'en- 
viron trois  à  quatre  cents  députés,  dont  presque  aucun  n'a  parlé, 
dont  aucun  ne  marque  comme  opinion  tranchée,  a  fait  peut-être 
la  force  réelle  de  la  Constituante ,  appuyant  toujours  les  solutions 
élevées,  nobles,  clémentes,  qui  font  rayoïuier  dans  les  lois  le  doux 
génie  de  l'humanité. 

Si  l'Assemblée  constituante  était  l'unique  auteur  des  lois  qu'elle 
a  rédigées  (malgré  leurs  défauts,  leurs  lacunes),  ce  ne  serait  pas 
une  couronne  que  le  genre  humain  lui  devrait,  mais  un  autel. 

Ses  lois,  il  faut  le  dire",  ne  sont  pas  à  ejle  seule.  Va\  réalité,  elle 
a  eu  moins  d'initiative  qu'il  ne  semble.  Organe  d'une  révolution 
ajournée  très  longtemps,  elle  trouva  les  réformes  mûres,  les  voies 
aplanies.  Un  monde  d'équité,  qui  brûlait  d'éclore,  lui  fut  remis 
dans  les  mains  par  le  giand  xvni^  siècle;  restait  de  lui  donner 
forme.  La  mission  de  l'Assemblée  était  de  traduire  en  lois,  en  for- 
mules impératives,  tout  ce  que  la  philosophie  venait  d'écrire  sous 
forme  de  raisonnement.  Et  celle-ci,  la  philosophie,  sous  quelle 
dictée  avait-elle  écrit  elle-même?  Sous  celle  de  la  nature,  sous  celle 
du  cœur  de  l'homme  étouffé  depuis  mille  ans.  En  sorte  que  l'As- 
semblée constituante  eut  ce  bonheur,  cet  honneiu*  insigne,  de  faire 
que  la  voix  de  riiumanité  fût  enfin  écrite  et  devînt  la  loi  du  monde. 

Elle  ne  fut  pas  indigne  de  ce  rôle.  Elle  écrivit  la  sagesse  de 

s5. 


388  IIISTOIUK   l)K   I.A   niU'OI.U TION   FUA.NÇAISK. 

son  époquiî,  parfois  elle  la  dépassa.  Les  légistes  illiisires  (pil  ré- 
(iif'eaient  pour  elle  lurent,  dans  leur  Torce  logicpie,  conduits  à 
étendre  ])ar  une  déduction  légitime  la  pensée  philosophique  du 
xviii*'  siècle;  ils  ne  furent  pas  seulement  ses  secrétaires  et  ses 
scribes,  mais  ses  continuateurs.  Oui,  quand  le  genre  humain  dres- 
sera à  ce  siècle  unique  le  monument  qu'il  lui  doit,  quand,  au 
sommet  de  la  pyramide,  siégeront  ensemble  Voltaire  et  Rousseau, 
Montesquieu,  Diderot,  Bulfon,  sur  la  penle  et  jusqu'au  bas  siége- 
ront aussi  les  grands  esprits  de  la  Constituante,  et  à  côté  d'eux  les 
irrandes  Jbrces  de  la  Convention.  Léo;lslateurs,  organisateurs,  ad- 
miiiistrateiu\s,  ils  ont,  lualgré  toutes  leurs  fautes,  laissé  d'immortels 
exemples.  Vienne  ici  la  teiTe  entière,  qu'elle  admire  et  qu'elle 
tremble,  (ju'elle  s'instruise  par  leurs  erreurs,  par  leur  gloire  et  par 
leurs  vertus. 

Mais  l'heure  sonne,  il  faut  qu'elle  périsse  cette  grande  Consti- 
tuante. Elle  ne  peut  plus  rien  pour  la  France,  rien  pour  elle-même. 
Il  faut  que  la  Convention  nous  vienne,  d'abord  sous  le  nom  de 
Législative.  11  faut  que  l'association  jacobine  couvre  et  défende  la 
France.  11  faut  une  conjuration,  contre  la  conspiration  des  prêtres 
et  des  rois. 

Le  27  aoùl,  à  Pil nitz,  l'Empereur  et  le  roi  de  Prusse  avaient 
écrit  une  note  menaçaute  pom'  la  France,  vague  d'abord.  Puis 
Calonne  était  accouru.  Sous  son  influence  active,  au  souille  haineux 
des  émigrés,  les  rois  eux-mêmes  prirent  feu,  et,  sans  bien  s'en 
rendre  compte,  ils  dépassèrent  la  mesure  qu'ils  s'étaient  prescrite. 
Ils  se  laissèrent  entraîner  à  ajouter  cette  phrase  au  manifeste  : 
«  Qu'ils  donneraient  ordre  pour  que  leurs  troupes  fussent  à  portée 
de  se  mettre  en  activité.  » 

Ce  fut  un  avantage  pour  la  France  d'être  avertie  ainsi.  Les 
émigrés,  avec  leur  maladresse  ordinaire,  sonnaient  le  tocsin  avant 
l'heure.  La  lettre  pacifique  de  la  Reine  de  France  fut  oubliée  un 
moment  de  Léopold;  n'ayant  encore  nulle  intention  d'agir,  il 
commit  la  faute  de  donner  l'alarme.  Ici  ce  fut  un  coup  de  grâce 
pour  les  constitutionnels;  dans  leur  pénible  travail  de  restaurer  la 


[JVI\K  V.   —  CIIAPITHK   XI.  389 

royaulô,  ils  1*111*011!  frappés  à  mori  par  rômijçralion.  Kn  préscnro  do 
la  «i^uorro  qu'on  crut  imminenlo,  lo  l)on  sons  national  s'ôloi«^na 
d'eux  do  plus  on  plus,  les  crut  incapables  ou  perfides,  dangereux 
do  toute  façon  dans  la  crise  qu'on  voyait  venir. 

Ils  conlirmèrent,  dans  la  revision,  le  sacrifice  qu'ils  avaient  fait 
déjà,  leur  exclusion  de  la  dépiitation  et  de  toutes  places.  On  le  leur 
a  reproché  à  tort;  ils  n'étaient  pas  libres  d'agir  autrement.  Ils  se 
voyaient  l'objet  do  la  défiance  universelle,  hors  d'état  de  faire 
aucun  mal,  aucun  bien. 

La  conslitulion,  présentée  au  Hoi,  fut  acceptée  de  lui  le  1  .'i  sep- 
tembre. Les  émigrés  prétendaient  que  le  Roi  se  déshonorait;  Hurke 
écrivit  à  la  Reine  qu'elle  devait  refuser  et  plutôt  périr.  Elle  ressentit 
vivement  la  dureté  de  ces  bons  amis,  de  ces  serviteurs  fidèles,  cp^ii, 
eux-mêmes  loin  du  danger,  paisibles  dans  les  salons  de  Londres 
ou  de  Vienne,  voulaient  qu'elle  s'immolât  et  lui  imposaient  la 
mort.  Ce  n'était  nullement  l'avis  de  Léopold  ni  du  prince  de 
Kaunitz.  Barnave  et  les  constitutionnels  suppliaient  aussi  le  Roi 
d'accepter.  11  le  fit  avec  une  remarquable  réserve,  déclarant  qu'il 
ne  voyait  pas  dans  cette  constitution  des  moyens  suffisants  d'action 
ni  d'unité  :  «  Puisque  les  opinions  sont  divisées  sur  cet  objet, ye 
consens  que  l'expérience  en  demeure  le  seul  juge.  »  C'était  approuver 
sans  approuver,  se  réserver  d'attendre,  témoin  inerte  et  malveil- 
lant, les  chocs  que  subirait  la  machine  prête  à  se  disjoindre. 

Il  y  eut  des  fêtes  dans  Paris.  La  famille  royale  fut  promenée  aux 
Tuileries,  aux  Champs-Elysées,  au  théâtre,  reçue  encore  une  fois 
d'une  grande  partie  do  la  population  avec  joie  et  attendrissement. 
Joie  inquiète  et  mêlée  d'alarmes.  On  lisait  une  même  pensée  sur 
tous  les  visages  :  «  Ah  I  si  la  Révolution  finissait  !  Si  nous  pouvions 
voir  enfin  dans  ce  jour  la  fin  de  nos  maux  I  » 

Loin  de  finir,  tout  commençait.  Pendant  que  le  Roi  et  la  Reine, 
plus  libres  enfin,  voyaient  secrètement,  consultaient  Barnave,  trai- 
taient, en  quelque  sorte,  avec  la  Révolution,  les  prêtres,  par  toute 
la  France,  au  nom  de  Dieu,  au  nom  du  Roi,  avaient  or^^janisé  le 
premier  acte  do  la  guerre  civile. 


390  HISTOIRE  DK  I.A   RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

Je  ne  sache  rien  dans  l'histoire  de  plus  triste  que  ces  nocturnes 
entrevues  de  Barnave  avec  le  Roi  et  la  Reine,  telles  que  les  a  ra- 
contées la  rcnnne  de  chambre  qui  ouvrait  au  député.  Elle  attendait 
des  heures  entières  à  une  petite  porte  des  entresols,  la  main  sur 
la  serrure  ouverte.  La  Reine,  un  jour,  craignant  que  Bainave  ne 
gardât  moins  le  secret  s'il  le  voyait  partagé  avec  une  femme  de 
chambre,  voulut  se  charger  elle-même  de  ce  poste  et  repiil  la 
faction.  Spectacle  étrange  de  voir  la  Reine  de  France  attendi'e  la 
nuit,  la  main  au  loquet!.  .  .  Et  qu'attendait-elle,  hélas .^  Reine 
déchue,  elle  attendait  le  secours  de  l'orateur  non  moins  déchu, 
devenu  impopulaire,  et  qui  ne  pouvait  plus  rien.  La  mort  attendait 
la  mort,  et  le  néant  le  néant ('). 

La  force  du  royalisme  était  ailleurs,  dans  l'embrasement  fana- 
tique (pie  les  prêtres,  sur  un  vaste  plan  d'incendie,  allumaient, 
attisaient  partout.  Vous  auriez  dit  de  la  France  comme  d'une  mai- 
son fermée  qui  brûle  en  dedans;  l'incendie  se  trahit  par  places, 
avec  des  signes  différents  :  ici,  une  fauve  lueur,  plus  haut  la  fu- 
mée, là-bas  l'étincelle. 

Dans  la  Bretagne,  par  exemple,  les  curés,  presque  tous  nommés 
maires  en  1789,  restaient  maires  de  fait,  magistrats  de  la  Révo- 
lution contre  la  Révolution.  Nul  moyen  d'organiser  les  municipa- 
lités nouvelles.  Une  force  immense  d'inertie,  un  vaste  et  farouche 
silence  sur  tout  le  pays,  une  attente  manifeste. 

En  Vendée,  chaque  seigneur  s'était  fait  nommer  commandant 
de  la  garde  nationale,  et  son  régisseur  était  souvent  maire.  Le 
dimanche,  après  la  messe,  les  paysans  leur  demandaient  :  «  Quand 
commen<;ons-nous  .^  »  On  avait  vu,  justement  en  juin,  vers  l'époque 
du  voyage  de  Varennes,  nombre  d'émigrés  revenir,  sur  l'espoir  d'un 
grand  mouvement.  L'un  d'eux,  le  jeune  et  dévot  Lescure,  avait 

'^  El  le  pis,  c'est  que  Barnave,  qui  Je  ne  le  sais.  Le  roi  de  Suède,  qui  pro- 
se dévouait  pour  la  Reine,  se  défiait  bablement  savait  bien  la  pensée  des 
d'elle  et  craignait  sa  duplicité;  il  exi-  Tuileries,  écrit  peu  après  à  Bouille  (dé- 
geait  qu'elle  lui  montrât  toutes  ses  cemljre)  que  tout  ce  qu'on  veut,  c'est 
lettres.  (  Voir  M°"  Campan.  )  Avait-il  tort  ?  «  d'endormir  l'Assemblée  ». 


LIVRE  V.  —  CHAPITRE  XI.  391 

ciTi  venir  se  hattre  pour  le  Roi  et  la  religion;  sa  famille  le  maria. 
Il  se  trouva  fort  à  point  que  la  tante  de  M"*"  de  Lescure  (depuis 
La  hochejaquelein)  avait  envoyé  de  Rome  une  dispense  nécessaire. 
La  dispense  disait  que  le  mariage  ne  pouvait  être  célébré  que  par 
un  prêtre  qui  eût  refusé  ou  rétracté  le  serment.  Ce  fut  l'un  des 
premiers  actes  écrits  dans  lesquels  le  pape  exprima  sa  décision. 
Noml)re  de  prêtres  qui  avaient  juré  se  rétractèrent  sur-le-champ. 

Mais  bien  avant  que  le  pape  se  fût  ainsi  déclaré,  sa  pensée  était 
connue  et  comprise;  les  agents  du  clergé  agissaient  avec  adresse  et 
mystère;  ils  remuaient  le  peuple  en  dessous.  Dans  la  Mayenne» 
par  exemple,  rien  ne  paraissait  encore;  mais  parfois,  dans  les 
clairières  des  bois,  on  trouvait  de  grands  rassem])lements  de  mille 
ou  deux  mille  paysans.  Pour  quelle  cause .•^  Personne  n'aurait  su 
le  dire. 

Le  sabotier  Jean  Chouan  ne  sifllait  pas  encore  ses  oiseaux  de 
nuit.  Bernier  ne  prêchait  pas  encore  la  croisade  dans  l'Anjou. 
Cathelineau  était  encore  un  bon  voiturier,  honnête  et  dévot  col- 
porteur, qui  doucement  menait  d'ensemble  son  petit  conmierce  et 
les  affaires  du  parti.  Cependant,  dans  cette  douceur,  malgré  les 
recommandations  d'ajourner,  d'attendre,  il  y  avait  des  hommes 
impatients,  des  mains  imprudentes,  des  vivacités  irréfléchies.  Près 
d'Angers,  par  exemple,  un  prêtre  assermenté  fut  tué  à  coups  de 
couteau.  A  Châlons,  des  furieux  escaladèrent  le  presbytère  pour 
assassiner  le  curé.  En  Alsace,  on  n'employait  pas  le  fer  conti'e  les 
prêtres  citoyens;  on  lâchait  sur  eux  des  dogues,  pour  les  dévorer. 
Tous  les  soirs,  dans  les  églises  obscures,  on  chantait,  cierges 
éteints,  à  une  foule  palpitante,  le  Miserere  pour  le  Roi,  avec  un 
can(i({ue  où  l'on  promettait  à  Dieu  de  recevoir  les  intrus  à  coups 
de  fusil.  Le  cantique  et  tous  les  ordres  auxquels  obéissait  le  clergé 
d'Alsace  venaient  de  l'autre  bord  du  Rhin,  où  le  cardinal-collier, 
le  fameux  Rohan,  devenu  saint  et  martyr,  sans  danger,  tout  à  son 
aise,  travaillait  la  guerre  civile. 

Fauchet,  dans  le  Calvados,  avait  été  cruellement  puni  de  son 
effort  insensé  pour  réconcilier  la  Révolution  et  le  christianisme;  sa 


392  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

parole  clocjucnte  ne  trouva  qu'insulte  et  risée.  A  Gacn,  l'audace 
(les  prêtres  et  des  femmes,  leui-s  fidèles  alliées,  alla  à  ce  point 
que  celles-ci,  furieuses,  en  plein  jour,  dans  une  ville  pleine  de 
troupes  et  de  gardes  nationales,  entreprirent  de  mettre  à  mort  le 
curé  de  Saint-Jean,  descendirent  la  corde  de  la  lampe  du  chœur 
pour  le  pendre  sur  l'autel. 

Quelle  était  la  persécution  qui  excitait  de  telles  fureurs.^  Où 
donc  était  le  tyran,  le  Néron,  le  Dioclétien,  contre  lequel  on  s'in- 
surgeait.'^ Les  rôles  étaient  intervertis  depuis  le  temps  des  u)ar- 
tyvs;  les  saints  d'alors  savaient  mourir,  mais  ceux-ci  savaient  tuer. 

Il  faut  qu'on  sache  : 

i"  Que  l'Assemblée  n'avait  exigé  nul  serment  des  prêtres  sans 
fonctions,  qui  faisaient  une  bonne  moitié  du  clergé.  Moines,  cha- 
noines, bénéficiers  simples,  abbés  de  toutes  les  espèces,  ils  tou- 
chaient leurs  pensions;  l'Etat  ne  leur  demandait  rien. 

2°  Le  serment  qu'on  demandait  aux  prêtres  en  fonctions  n'était 
nullement  un  serment  spécial  à  la  constitution  civile  du  clergé,  mais 
un  serment  général  «  d'être  fidèles  à  la  nation,  à  la  loi  et  au  Roi, 
et  de  maintenir  la  constitution  ».  Ce  serment,  purement  civique ,  était 
celui  que  l'Etat  peut  demander  à  tout  fonctionnaire,  celui  que  la 
patrie  a  droit  d'exiger  de  tout  citoyen. 

Il  est  vrai  que  sous  ces  mots  généraux  :  la  loi,  la  constitution, 
la  constitution  civile  du  clergé  était  comprise  implicitement,  ainsi 
que  toute  autre  loi.  Qu'ordonnait  cette  constitution  du  clergé.^ 
Rien  de  relatif  au  dogme,  rien  autre  chose  qu'une  meilleure  divi- 
sion des  diocèses  et  le  rétablissement  de  l'élection  dans  l'Eglise  ^^\ 
le  retour  à  la  forme  antique.  L'opposition  du  pape  et  du  clergé 
était  celle  de  la  nouveauté  contre  fantiquité  chrétienne  que  l'As- 
semblée renouvelait. 


'''  Relativement  à  l'élection ,  la  véri-  t.  XXXIV,  p.  3io)  :  «La  constitution 

table  pensée  du  clergé  d'alors,  plus  sin-  civile  du  clergé  livrait  à  tout  ce  guil y 

cère  que  celui  d'aujourd'hui,  est  parfai-  a  de  plus  vil  el  de  plus  abject  dans  l'ordre 

tement  exprimée  dans  l'article  Pie  VI  social  l'élection  de  ce  qu'il  y  a  de  plus 

(  Bibliographie  universelle   de    Mic'iaud ,  élevé  et  de  plus  pur  dans  le  sacerdoce.  • 


LIVRK  V.   —  ClIAPirnK  XI.  393 

Va  celle  Asscml)léc,  ce  tyran,  quelle  torture  infligeait-elle  aux 
prêtres  qui  refusaient  le  serment  civique,  qui  déclaraient  ne  point 
vouloir  obéir  aux  lois?  La  peine  unique  était  d'être  payés  sans  rien 
faire,  elle  leur  conservait  leur  traitement;  oisifs  et  malveillants, 
elle  ne  les  pensionnait  pas  moins. 

Ce  n'est  pas  tout,  par  un  respect  excessif  pour  la  liberté  des 
consciences,  elle  laissait  à  ces  ennemis  de  la  loi  l'accès  de  Tau- 
tel,  elle  leur  tenait  toujours  ouverte  l'église  qu'ils  avaient  voulu 
(juiller,  leur  permettait  d'y  dire  la  messe,  de  sorte  que  les  igno- 
rants, les  simples,  les  esclaves  de  l'habitude,  ne  fussent  point  trou- 
blés de  scrupule  et  pussent  chaque  matin  entendre  leur  prêtre 
maudire  la  loi  qui  le  payait  et  la  trop  clémente  Assemblée. 

Il  faut  le  dire,  les  prêtres  citoyens  montrèrent,  pendant  long- 
temps, à  l'égard  de  ceux  qui  prêchaient  contre  eux  l'émeute  et 
le  meurtre,  une  patience  plus  qu'évangéllque.  Non  seulement  ils 
leur  ouvraient  l'église,  mais  partageaient  avec  eux  les  ornements, 
les  vêtements  sacerdotaux.  Le  savant  et  modeste  d'Expilly,  évêquc 
(le  Qulmper,  les  encouragea  lui-même  à  continuer  le  culte.  Gré- 
goire, à  Blols,  les  couvrait  d'une  protection  magnanime.  Un  autre 
évêque,  nous  le  verrons  tout  à  l'heure,  les  défendit  à  l'Assemblée 
législative  avec  une  admirable  charité.  Un  de  ces  vrais  prêtres  de 
Dieu  écrivait,  le  12  septembre,  pour  prévenir  les  mesures  de  ri- 
gueur que  l'on  craignait  dans  l'Ouest  :  «  Les  plaies  de  la  religion 
saignent.  .  .  Point  de  violence,  je  vous  prie.  La  douceur  et  l'in- 
struction sont  les  armes  de  la  vérité.  » 

Ces  vertus  devaient  être  Inutiles.  11  fallait  que  l'opposition  des 
deux  systèmes  apparût  dans  tout  son  jour.  Quelle  que  soit  l'élas- 
ticité du  christianisme  à  suivre  extérieurement  les  formes  de  la 
liberté,  son  principe  intime.  Immuable,  c'est  celui  de  l'autorité. 
Le  fond  du  fond,  en  sa  légende,  c'est  la  liberté  perdue  dans  la 
grâce,  le  libre  arbitre  de  l'homme  et  la  justice  de  Dieu  noyés  en 
même  temps  dans  le  sang  de  Jésus-Christ  ('l 

'*'  MM.  de  Maistre  el  de  Bonald  ont  solidement  établi  qu'il  n'y  a  nul  accord  pos- 
sible entre  la  liberté  et  l'Eglise,  entre  la  Révolution  et  le  christianisme. 


39U  HISTOIRE  DE  LA   REVOLUTION  FRANÇAISE. 

F/Egllse  de  1791  s'avouait  nettement  ce  qu'elle  était,  le  repré- 
sentant de  l'autorité,  l'adversaire  de  la  liberté.  Et,  comme  telle, 
elle  demandait  aussi  le  rétablissement  complet  de  l'autorité  royale. 
On  surprit ,  on  imprima  une  lettre  de  Pie  VI ,  où ,  croyant 
Louis  XVI  échappé,  il  le  félicitait  de  rentrer  dans  la  plénitude  du 
pouvoir  absolu. 

C'était  le  crime  de  l'Assemblée  d'avoir  méconnu  à  la  fois  les 
deux  lieutenants  de  Dieu,  ses  vicaires,  le  Roi  et  le  pape,  d'avoir 
nié  sous  les  deux  formes  l'infaillibilité  papale  et  royale,  la  double 
incarnation,  pontificale  et  monarchique. 

Là  était  le  fond  de  la  question ,  question  une ,  identique ,  si  bien 
que  ceux  qui  travaillaient  le  mieux  pour  le  Roi  étaient  encore  ceux 
qui  ne  croyaient  travailler  que  pour  les  prêtres. 

Rien  ne  peut  donner  une  idée  de  la  sourde  et  violente  persécu- 
tion dont  la  Révolution,  qui  semblait  maîtresse,  était  réellement 
victime.  C'est  alors  que  l'on  put  voir  combien  le  domaine  de  l'ac- 
tion légale  est  resserré ,  en  comparaison  des  mille  activités  diverses 
qui  échappent  aux  regards,  aux  prévisions  de  la  loi.  La  société 
royaliste  et  dévote  semblait  en  tout  et  partout  dire  tacitement  au 
partisan  des  idées  nouvelles  :  «  Eh  bien,  qu'elles  te  protègent! .  .  . 
La  loi  est  pour  toi ,  garde-la  !  »  —  Au  travailleur  sans  ouvrage  ; 
«  A  toi  la  loi,  mon  amil  puisse  la  loi  te  nourrir!  »  —  Au  pauvre  : 
«  Que  la  loi  t'assiste  !  »  —  Au  marchand  :  «  Que  la  loi  achète  I .  .  . 
Elle  te  laisse  mourir  ?  Eh  bien ,  meurs  I  » 

Que  de  mariages,  tout  prêts,  furent  violemment  rompus!  que 
de  familles  brouillées  à  mort  I  et  combien  de  fois  l'histoire  renou- 
velée des  Montaigu  et  des  Capulet,  l'éternel  obstacle  des  haines 
entre  Roméo  et  Juliette  ! .  .  .  Les  mariages  étaient  des  divorces. 
La  femme,  au  milieu  de  la  nuit,  s'en  allait  pieds  nus,  fuyait  le  lit, 
que  dis-je  ?  le  toit  conjugal.  Les  enfants  en  larmes  avaient  beau 
courir  après .  .  . 

Le  dimanche,  elle  s'en  allait,  pendant  que  l'église  était  tout 
ouverte,  chercher  à  2  ou  3  lieues  son  église  à  elle,  une  grange, 
une  lande,  où  devant  quelque  vieille  croix  le  prêtre  rebelle  disait 


LIVRE  V.  —  GHAPITUK  XI.  395 

sa  messe  de  haine.  On  ne  peut  pas  se  figurer  combien  l'imagination 
(le  ces  pauvres  créatures  devenait  exaltée,  parfois  furieuse,  au 
souille  du  démon  du  désert.  Dans  je  ne  sais  (|uel  village  du  Péri- 
gord,  une  hande  de  ces  femmes,  un  matin,  s'arme  de  haches, 
court  à  une  des  églises  supprimées,  hrise  les  portes,  sonne  le 
tocsin.  La  garde  nationale  accourut,  les  désarma;  on  les  traita 
doucement;  sur  treize  qu'on  avait  arrêtées,  douze  étaient  enceintes. 

Une  instruction  hahile  (du  3i  mai  1791),  cjui,  de  la  Vendée, 
courut  toute  la  France,  enseignait  aux  prêtres  la  mécanicpie  du 
fanatisme  pour  brouiller  les  têtes,  pour  faire  des  folles  et  des 
fous.  Cette  instruction  fut  colportée  partout  discrètement  par  les 
sœurs  grises  du  pays,  les  Filles  de  la  sagesse,  dangereux  agents, 
qui,  d'hôpital  en  hôpital,  et  tout  en  soignant  les  malades,  répan- 
daient cette  horrible  maladie  de  la  guerre  civile.  Le  point  principal 
de  l'instruction  était  d'établir  un  sévère  cordon  sanitaire  entre  les 
assermentés  et  les  non  assermentés,  une  séparation  qui  donnât  au 
peuple  peur  de  gagner  la  peste  spirituelle.  C'était  aux  enterrements 
surtout  que  la  mise  en  scène  était  dramaticjue.  Dans  la  maison 
mortuaire,  portes,  croisées,  volets  fermés,  le  saint  prêtre  entrait 
vers  le  soir,  disait  la  prière  des  morts,  bénissait  le  défunt,  au  mi- 
lieu de  la  famille  à  genoux.  Celle-ci,  on  le  lui  permettait,  portait 
le  mort  à  l'église;  pleine  de  répugnance  et  d'horreur,  elle  s'arrêtait 
avant  le  seuil,  et  dès  que  les  prêti'es  constitutionnels  venaient  pour 
introduire  le  corps,  les  parents  fuyaient  en  larmes,  laissant  avec 
désespoir  leur  mort  livré  aux  prières  maudites. 

Plus  tard,  l'instruction  secrète  ne  leur  permit  plus  même  de 
l'amener  à  l'église.  «  Si  l'ancien  curé  ne  peut  l'enterrer,  dit-elle, 
que  les  parents  ou  amis  l'enterrent  en  secret.  »  Dangereuse  autori- 
sation, impie  et  sauvage!  L'affreuse  scène  d'Young,  obligé  d'en- 
terrer lui-même  sa  fille,  pendant  la  nuit,  d'emporter  le  corps  glacé 
dans  ses  bras  tremblants,  de  creuser  pour  elle  la  fosse,  de  jeter  la 
terre  sur  elle  (ô  douleurl),  cette  scène  se  renouvela  bien  des  fois 
dans  les  landes  et  dans  les  bois  de  l'Ouest.  .  .  Et  elle  se  renou- 
velait avec  un   surcroît  d'horreiu'.  Ils  tremblaient,  ces  hommes 


396  HISTOIRF-:   DE   I. A    RKVOLUTION  FRANÇAISE. 

simples,  que  le  pauvre  mort,  ainsi  mis  eu  terre  par  des  mains 
laï((uos  et  sans  sacrement,  ne  fût  à  jamais  perdu  pour  Téternité,  et 
(MIC,  par  delà  cette  nuit,  ne  s'ouvrît  pour  Tàme  infortunée  la  nuit 
de  la  damnation. 

Qui  accuser  de  ces  horreurs?  La  dureté  de  la  loi?  L'intolérance 
de  l'Assemblée?  Nullement.  Llle  n'avait  imposé  aucun  sacrifice  des 
croyances  religieuses. 

Non,  ce  n'est  pas  l'intolérance  qu'on  peut  reprocher  à  cetle 
grande  Assemblée.  Ce  qu'on  doit  blâmer  en  elle,  c'est  d'avoir,  en 
donnant  la  loi,  négligé  tous  les  moyens  d'éducation,  de  publicité, 
qui  pouvaient  la  faire  comprendre,  qui  pouvaient,  dans  l'esprit 
des  populations,  dissiper  la  nuit  d'ignorance,  de  malentendus, 
qu'on  épaississait  à  plaisir,  éclaircir  les  fatales  équivoques  qui 
furent  partout  l'arme  dû  clergé. 

La  plus  ordinaire  était  de  confondre  les  deux  sens  du  mot 
constitution,  de  supposer  que  le  serment  civique  d'ol)éissance  à  la 
constitution  de  l'Etat  était  un  serment  religieux  d'obéir  à  la  consli- 
tution  civile  du  clergé.  En  confondant  habilement  les  deux  choses, 
le  clergé  accusait  l'Assemblée  d'une  barbare  intolérance.  Aujour- 
d'hui encore,  beaucoup  de  personnes  ne  savent  pas  distinguer  et 
font  de  ce  mot  mal  compris  un  grief  essentiel  contre  la  Révolution. 

Les  paysans  de  la  Vendée  et  des  Deux -Sèvres  furent  bien 
surpris,  lorsque  la  chose  leur  fut  expliquée  par  les  commissaires 
civils  en  mission,  MM.  Gensonné  et  Gallois,  en  juillet  et  août 
1791.  Ces  pauvres  gens  n'étaient  nullement  sourds  à  la  voix  de  la 
raison.  Ils  furent  tout  heureux  d'entendre  les  comniissaires  leur 
répéter  les  instructions  de  l'Assemblée  :  «  La  loi  ne  veut  nullement 
tyranniser  les  consciences;  chacun  est  le  maître  d'entendre  la 
messe  qui  lui  convient,  d'aller  au  prêtre  qui  a  sa  confiance.  Tous 
sont  égaux  devant  la  loi;  elle  ne  leur  impose  d'autre  obligation 
que  de  suppoiter  mutuellement  la  difierence  de  leurs  opinions  reli- 
gieuses et  de  vivre  en  paix.  »  Ces  paroles  attendrirent  la  foule 
honnête  et  confiante;  ils  avouèrent  avec  i-epentir  les  infractions 
à  la   loi  qu'ils  pouvaient  se  reprocher,   promirent  de   respecter 


IJVnE  V.  —  CMAIMTUE  XF.  397 

le  prèti'e  autorisé  par  l'Etat  et  quittèrent  les  commissaires  ci- 
vils «  l'àmc  remplie  de  paix  et  de  bonheur»,  se  félicitant  de  tes 
avoir  vus 

Hélas!  ce  peuple  excellent  ne  demandait  que  des  lumières.  Ce 
sera  uti  reproche  éternel  au  clergé  de  l'avoir  harbarement  envi- 
ronné de  ténèbres,  de  lui  avoir  donné  pour  une  question  reli- 
gieuse une  question  extérieure  au  dogme,  toute  de  discipline  et 
de  politique,  d'avoir  torturé  ces  pauvres  âmes  crédules,  endurci, 
dépravé  par  la  haine  une  des  meilleures  populalions,  de  l'avoir 
rendue  meurtrière  et  barbare  ! 

Et  c'est  luî  reproche  aussi  poiu*  l'Assemblée  constituante  de 
n'avoir  pas  su  qu'un  système  de  législation  est  toujours  impuis- 
sant, si  Ton  ne  place  à  côté  un  système  d'éducation.  Je  parle,  on 
le  comprend  assez,  de  l'éducation  des  hommes,  autant  et  plus  que 
de  celle  des  enfants. 

L'Assemblée  constituante,  dernière  expression  du  wni*^  siècle 
et  dominée  comme  lui  par  une  tendance  abstraite  et  scolaslique, 
s'est  trop  payée  de  formules  et  n'a  pas  eu  notion  de  tous  les  in- 
termédiaires qui  séparent  l'abstraction  de  la  vie.  Elle  a  toujours 
visé  au  général,  à  l'absolu;  elle  a  été  dépourvue  entièrement  de 
cette  qualité  essentielle  du  législateur  que  j'appellerais  volontiers 
le  sens  éducatif.  Ce  sens. donne  l'appréciation  des  degrés,  des  moyens 
variés,  par  lesquels  on  peut  rendre  la  population  apte  à  recevoir 
la  loi.  Sans  ces  moyens  préalables,  celle-ci  ne  fait  que  révolter  les 
âmes;  la  loi  ne  peut  rien  sans  la  foi,  elle  la  suppose.  Mais  la  foi, 
qui  la  sème,  la  piépare  et  la  fait  d'avance.*^  C'est  réducalion. 

Qu'il  me  soit  permis  de  reproduire  ici  ce  que  j'ai  dit  el  im- 
|)rimé  dans  mon  Cours  (3  et  lo  février  i8/|8)  :  «  Nos  législateurs 
logardèrent  l'éducation  connue  un  complément  des  lois,  ajour- 
nèrent à  la  fin  de  la  Révolution  cette  fondation  dernière;  c'était 
justement  la  première  par  où  il  fallait  commencer.  —  Le  symbole 
|:olitl([ue,  la  Déclaration  des  droits  étant  une  fois  posés,  il  fallait, 
pour  base  aux  lois,  mettre  dessous  des  hommes  vivants,  iaire  des 
hommes,  fondei',  constituer  le  nouvel  esprit  par  tous  les  moyens 


398  HISTOIRE  DE   LA   KEVOLUTION   FRANÇAISE. 

diflérents,  asseml)lées  populaires,  jouinaux,  écoles,  spectacles, 
fêtes,  ausmenler  la  Révolution  dans  leur  cœur,  créer  ainsi  dans 
tout  le  peuple  le  sujet  vivant  de  la  loi,  en  sorte  que  la  loi  ne 
devançât  pas  la  pensée  populaire,  qu'elle  n'arrivât  point,  comme 
une  étrangère,  inconnue  et  incomprise,  qu'elle  trouvât  la  maison 
prête,  le  foyer  tout  allumé,  l'impatiente  hospitalité  des  cœurs  prêts 
à  la  lecevoir.  » 

«La  loi,  n'étaiit  nullement  préparée,  nullement  acceptée  d'a- 
vance, sembla,  cette  fois  encore,  comme  les  anciennes  lois  qu'elle 
remplaçait,  tomber  durement  d'en  haut.  Cette  loi,  tout  humaine 
qu'elle  fût,  se  présenta  comme  un  joug,  une  nécessité,  aux  popu- 
lations surprises.  Elle  voulut  entrer  de  force  dans  un  terrain  où 
elle  n'avait  pas  préalablement  ouvert  le  sillon;  elle  resta  à  la  sur- 
face. » 

Non  seulement  elle  resta  stérile,  mais  elle  opéra  justement  le 
contraire  de  ce  qu'elle  se  proposait.  Non  seidement  il  n'y  eut  pas 
d'éducation,  mais  il  y  eut  une  contre-éducation,  une  éducation  en 
sens  inverse,  qui  eut  deux  effets  déplorables  : 

Ces  âmes  crédules,  effarouchées  par  les  terreurs  du  monde  à 
venir,  devinrent  inhumaines,  en  proportion  de  leurs  craintes.  Elles 
s'endurcirent,  comptèrent  pour  rien  la  vie  de  l'homme,  l'effusion 
du  sang.  La  mort!  ce  n'était  pas  assez  pour  se  venger  d'un  ennemi 
qui  faisait  courir  aux  àines  la  chance  d'un  enfer  éternel  I 

Puis  l'exaltation  fanatique,  qui  semblait  devoir  rendre  les  con- 
sciences scrupuleuses  et  méticuleuses,  eut,  au  contraire,  l'effet 
bizAire  de  leur  ôter  tout  scinipule,  leur  faisant  perdre  de  vue  les 
motifs  intéressés,  personnels,  qui  les  rendaient  souvent  hostiles  à 
la  Révolution,  en  sorte  qu'ils  crurent  la  haïr  d'une  haine  dés- 
intéressée, non  pour  tel  tort  matériel  qu'elle  leur  faisait,  mais  uni- 
quement pour  Dieu.  Le  Vendéen,  par  exemple,  qui  plaçait  chez 
sou  seigneur  tout  l'argent  qu'il  relirait  de  l'élève  des  bestiaux, 
qui  voyait  son  noble  débiteur  ou  ruiné  ou  émigré,  il  prenait  son 
fusil,  pourquoi.^  Pour  cette  perte  d'argent?  Non,  mais  (dlsalt-il) 
j)our  qu'on  lui  rendît  ses  bons  prêtres.  Le  Breton,  qui  comptait  placer 


LIVRE  V.  —  CHAPITRE  XI.  399 

dans  le  clei^é  un  ou  plusieurs  de  ses  enfants,  avait  bien  contre  la 
Kévoliition  un  motif  temporel  de  haine;  mais  sa  sombre  exalta- 
lion  religieuse  lui  persuadait  ([u'il  n'en  voulait  à  Tordre  nouveau 
(jue  pour  l'outrage  fait  à  l'Eglise,  pour  son  Dieu  en  fuite,  exilé 
aux  landes  désertes  et  sans  abri  que  le  ciel. 

Voilà  comment  l'esprit  de  résistance,  ne  se  connaissant  j)as  bien 
lui-même,  était  mêlé  fortement  de  fanatisme  et  d'intérêt.  Un  seul 
de  ces  deux  mobiles  aurait  pu  céder,  le  fanatisme  eût  disparu  à 
la  longue  devant  les  lumières  nouvelles,  l'intérêt  parfois  peut-être 
se  fût  immolé  à  la  conscience.  Mais,  ainsi  mêlés,  confondus,  se 
ti'um|)ant  mutuellement,  se  donnant  le  change,  ils  étaient  indes- 
tructibles. 

L'enthousiasme  révolutionnaire  semblait  devoir  moins  durer  (pie 
le  fanatisme  catholique  et  royaliste.  H  avait  pour  objet  des  idées 
nouvelles,  et  ne  se  liait  pas  comme  l'autre  à  tout  un  système  d'ha- 
])ltudes  et  de  routines,  anciennement  envlellll  dans  l'homme,  passé 
dans  la  vie,  dans  le  sang.  Plusieurs  générations  déjà,  plusieurs 
classes  d'esprits  divers  (et  dans  l'Assemblée  nationale  et  dans  la 
nation  tout  entière),  avaient  eu  leurs  moments  d'enthousiasme 
plus  ou  moins  longs,  et  puis  elles  étalent  retombées.  Plusieiu's 
persistaient  sans  doute,  des  hommes  d'ardeur  inextinguible,  d'in- 
domptable fermeté;  et  ceux-là  devaient  glorieusement  persister 
jusqu'à  la  fui.  Toutefois  de  tels  caractères  sont  toujours  en  petit 
nombre.  Une  révolution  cpji  s'appuierait  uniquement  sur  une  élite 
héroïque  serait  certes  bien  compromise. 

il  fallait  que  la  Révolution,  si  elle  voulait  durer,  s'appuyât, 
comme  faisait  la  contre-révolution,  non  exclusivement  sur  les  sen- 
timents, qui  sont  si  mobiles  en  l'homme,  mais  sur  l'engagement 
fixe  des  intérêts,  sur  la  destinée  des  familles  compromises  par 
leur  fortune  dans  ia  cause  révolutionnaire,  décidément  et  sans 
retour. 

C'est  à  quoi  l'Assemblée  constituante  avait  visé  par  la  vente  des 
biens  nationaux.  Ces  biens  d'abord  étalent  censés  acquis  de  l'Etat 
par  les  municipalités,  qui  les  revendaient  aux  particuliers.  Mais 


/400  HISTOIRE  I)K   LA   REVOLUTION  FRANÇAISE. 

ropération  se  faisait  avec  une  extrême  lenteur.  Au  commencement, 
on  avait,  peut-être  dans  l'idée  malveillante  d'éloigner  les  acqué- 
reurs, mis  en  vente  d'énormes  immeubles,  comme  les  bâtiments 
des  couvents,  peu  propres  aux  usages  des  particuliers.  Ce  ne  fut 
(pie  plus  tard  qu'on  vendit  les  parties  les  plus  vendables,  les  plus 
désirées,  les  bois  et  les  terres. 

En  général,  le  paysan,  craintif  et  rusé,  ne  voulait  point  acheter 
directement  de  la  commune.  Il  allait,  avec  un  voisin  ou  plusieurs, 
trouver  quelque  procureur  de  l'endroit,  un  homme  d'affaires, 
parfois  ex-intendant  ou  régisseur  :  «Eh  bien.  Monsieur  un  tel, 
pourquoi  n'achetez-vous  pas?  Achetez  donci  Nous  voilà  tous,  qui 
sommes  prêts  à  racheter  de  vous  quelques  morceaux  de  cette  terre.  » 

Ce  qui,  traduit  librement,  selon  l'idée  réelle  du  paysan,  signi- 
fiait :  «  Achetez.  Si  les  émigrés  reviennent,  vous  serez  pendu.  Mais 
Ton  ne  pourra  pas  pendre  la  foule  des  sous-acquéreurs.  Et  ce  sera 
un  grand  hasard  si  Ton  peut  reprendre  à  des  bandes  si  nombreuses 
un  bien  disséminé  en  parcelles  imperceptibles.  » 

L'ex-intendant  ou  régisseur  ne  répondait  rien,  il  hochait  la  tête. 
Généralement  il  achetait ,  sans  se  trop  hâter  de  revendre  ;  il  voulait 
voir  venir  les  choses.  Si  la  Révolution  triomphait,  il  gardait  ou 
vendait,  détaillait  et  faisait  fortune,  et  si  c'était  la  contre-révolution 
qui  prévalût,  il  avait  son  excuse  prête  :  «  J'ai  acheté  le  bien  pour 
le  sauver,  pour  le  conserver  à  son  maître  légitime.  » 

Mais  les  hommes  plus  hardis,  plus  indépendants,  et  c'était  le 
plus  grand  nombre,  les  hommes  lancés  sans  retour  dans  la  Révo- 
lulion,  n'hésitaient  pas  à  jouer  tout  sur  ce  coup  de  dé.  Une  seule 
chose  les  arrêtait,  c'est  que,  malgré  toutes  les  facilités  que  donnait 
aux  acquéreurs  l'Assemblée  nationale ,  le  terme  des  premiers  paye- 
ments était  rapproché;  ils  n'avaient  pas  le  temps  de  faire  les  trois 
opérations  qu'ils  avaient  en  vue  :  acheter,  trouver  des  sous-acqué- 
reurs, leur  revendre  et  déjà  recevoir  d'eux  quelque  portion  du  prix 
qui  pût  aider  l'acquéreur  au  premier  payement. 

C'était  un  sujet  de  joie  pour  les  contre-révolutionnaires  de  voir 
que  la  grande  opération,  avec  tant  de  facilités  offertes,  traînait, 


LIVRE  V.  —  CHAPITRE  XF. 


401 


avortait.  Un  jour  qu'ils  disaient  à  Mirabeau  :  «  Vous  ne  les  vendrez 
jamais,  vos  biens  nationaux..  .  .,  »  on  assure  qu'il  leur  répliqua  : 
«  Eh  bien,  nous  les  donnerons.  » 

Au  a  4  mars  1791,  il  ne  s'en  était  encore  vendu  que  pour 
180  millions  à  peu  près.  L'Assemblée  avait  donné  un  délai  aux 
acquéreurs  jusqu'en  mai.  Délai  insuflisant;  elle  le  sentit  le  27  avril, 
et  elle  étendit  le  délai  de  huit  mois  entiers ,  juscpi'en  janvier  1792. 
Cette  mesure  habile  eut  un  effet  incalculable;  aucune  à  celte 
époque  ne  contribua  davantage  à  sauver,  à  affermir  la  Révolution. 
En  cinq  mois,  chose  prodigieuse  !  la  vente  lut  de  800  millions;  en 
sorte  que  le  26  août,  le  comité,  dans  son  rapport  à  l'Assemblée, 
déclare  qu'on  a  adjugé,  en  tout,  des  biens  nationaux  pour  la  valeur 
de  1  MILLIARD  1 

Aucun  des  avantages  offerts  jusque-là  ne  les  faisait  acheter.  Ils 
étaient  affranchis  de  toute  hypothèque  légale,  francs  de  toute  re- 
devance, de  tout  droit  de  mutation,  libres  de  toutes  dettes,  rentes 
constituées,  fondations.  Tout  cela  n'avait  pas  suffi  pour  donner 
l'essor  à  la  vente.  La  mainmorte,  ce  charme  fatal  qui  tant  de  siècles 
rendit  ces  biens  morts,  en  effet,  inertes,  souvent  improductifs ('), 
semblait  peser  sur  eux  encore.  Une  chose  rompit  le  charme,  leur 
rendit  le  mouvement,  les  fit  partir,  s'écouler,  circuler  de  main  en 
main;  ce  fut  le  délai  de  neuf  mois,  lequel  entraînait  la  facilité  de 


^''  Le  soin  intelligent  avec  lequel  le 
clergé  faisait  cultiver  certaines  vignes  de 
luxe ,  tel  et  tel  clos  célèbres ,  a  donné  à 
■ses  cultures  une  réputation  bien  peu 
méritée.  L'administration  ecclésiastique 
avait  à  la  fois  deux  défauts  qui  semblent 
s'exclure  :  la  mohililé  et  \ inertie.  —  La 
mobililé  :  les  mutations  continuelles  de 
bénéfices  et  le  cbangenient  de  bénéfi- 
ciers  mettaient  dans  l'existence  du 
fermier  une  incertitude  fâcheuse  ;  la  mu- 
tation, en  certains  cas,  pouvait  le  dé- 
posséder inopinément.  —  L'inertie:  l'ac- 
tivité ,  le  progrès,  n'étaient  nullement 


encouragés  par  un  corps  dont  les  reve- 
nus dépassaient  iniiniment  les  besoins; 
les  constinictions  immenses,  et  souvent 
sans  utilité,  que  firent,  au  xviii*  siècle, 
les  corporations  monastiques ,  montrent 
qu?,  positivement  et  à  la  lettre,  elles  ne 
savaient  plus  que  faire  de  leurs  revenus. 
Dans  plusieurs,  le  nombre  des  moines 
était  réduit  presque  à  rien;  Saint- Van- 
drille,  par  exemple,  fondé  pour  iiiille 
moines,  n'en  nourrissait  plus  que  quatre. 
Comment  s'étonner  si  l'administration 
de  ces  maisons  était  inerte  et  négligente , 
les  cultures  peu  encouragées  ?  etc. 


402  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 

sous-veiidre  et  de  détailler,  donnait  le  temps  de  tirer  déjà  quelque 
chose  des  sous-acquéreurs,  etc. 

La  déclaration  de  Pilnitz,  la  solennelle  menace  des  rois  à  ia 
Révolution,  est  datée  du  27  août  1  791.  Et  le  26  du  même  mois, 
le  rapport  du  comité  d'aliénation,  annonçant  ce  fait  si  grave  que 
la  vente  a  pris  l'essor,  qu'elle  est  déjà  de  1  milliard,  fait  prévoir 
que  la  Révolution  est  maintenant  lancée  sans  retour,  qu'elle  ne 
sera  pas  violente  seulement,  mais  ferme  et  profonde,  qu'elle  ne 
touche  pas  la  surface  du  pays,  mais  le  fonds  et  le  tréfonds;  quoi 
que  veuillent  ou  fassent  les  rois,  elle  sera  à  jamais  irrévocable, 
invincible. 

Car  enfin  que  signifiait  cette  vente  .^  Qu'une  foule  d'hommes 
venaient  d'engager  leur  fortune  dans  la  cause  révolutionnaire;  plus 
que  leur  fortune  peut-être,  leur  vie,  et  plus  encore  que  leur  vie, 
la  destinée  de  leurs  familles. 

Ce  n'était  pas  une  chose  sans  péril ,  en  1791,  pour  eux  et  les 
leurs,  d'acheter  ces  biens.  Les  sarcasmes,  les  injures,  les  menaces 
secrètes,  ne  manquaient  point  à  l'acquéreur.  Il  en  soufTrait  moins 
dans  les  grandes  villes,  où  l'on  connaît  peu  son  voisin;  mais,  dans 
les  petites,  sa  situation  était  presque  intolérable.  La  superstition, 
la  haine ,  la  malice  universelle ,  l'enfermaient ,  pour  ainsi  dire ,  d'un 
cercle  maudit.  Tout  ce  qui  pouvait  lui  arriver  de  fâcheux  était  un 
châtiment  du  ciel.  Son  enfant  était  malade  }  Châtiment.  Sa  femme 
avortait?  Châtiment.  S'il  avait  quelque  accident,  tout  le  monde  en 
louait  Dieu.  Dans  une  ville  éloignée  de  3o  et  quelques  lieues  de 
Paris,  la  flèche  de  la  cathédrale  branlait  depuis  longtemps,  au 
grand  péril  des  maisons  voisines;  un  maçon  l'achète  pour  la  démo- 
lir; peu  après  il  tombe  d'un  échafaudage  et  se  tue  :  la  ville  en  fait 
des  feux  de  joie. 

Au  milieu  de  la  malveillance  universelle ,  les  acquéreurs  se  rap- 
prochaient les  uns  les  autres  et  se  tenaient  fortement.  Cela  seul 
d'avoir  acquis  des  biens  de  la  nation ,  c'était  un  signe  certain  auquel 
les  amis  de  la  Révolution  se  reconnaissaient,  ceux  qui  avaient 
embaïqué  lem'  bien  et  leur  vie  sur  le  vaisseau  de  la  république , 


LIVRE  V.  —  CHAPITRE  XI.  403 

se  remettant  à  sa  fortune,  voulant  prospérer  avec  elle,  ou  avec  elle 
périr. 

Le  choc  (lu  2  1  juin,  ralTairc  de  Varennes,  les  menaces  de 
l'étranger,  éprouvèrent  leur  foi  robuste  aux  destinées  de  la  Révo- 
lution. Ils  ne  bronchèrent  pas,  ne  sourcillèrent  pas.  Le  21  même, 
on  l'a  vu,  ils  achetèrent,  et  fort  cher,  trois  maisons  du  chapitre  de 
Notre-Dame  de  Paris.  Ainsi  les  Romains  assiégés  mirent  en  vente 
et  vendirent  aussi  cher  qu'en  pleine  paix  le  champ  sur  lequel 
Annihal  était  campé  aux  portes  de  Rome. 

Les  meneurs  de  l'Assemblée,  dans  le  mouvement  royaliste 
qu'ils  s'efforçaient  de  lui  imprimer,  virent  sans  doute  avec  inquié- 
tude cet  élan  populaire  des  ventes,  que  leur  révélait  à  l'improviste 
le  rapport  du  2()  août. 

Le  comité  d'aliénation,  qui  avait  fait  ce  rapport,  s'en  ellraya 
lui-même,  recula  devant  son  succès.  Il  déclara  abdiquer  ses  fonc- 
tions et  demanda  qu'elles  fussent  transférées  au  pouvoir  exécutif. 
Proposition  naïvement  contre-révolutionnaire.  Confier  à  un  Roi 
dévot  le  soin  de  vendre  les  biens  du  clergé,  en  charger  un  mi- 
nistère inactif  et  paralytique,  c'était  annoncer  assez  qu'on  ne  se 
souciait  nullement  désormais  d'accélérer  l'opération. 

Ce  pas  subitement  rétrograde  du  comité,  de  l'Assemblée,  leur 
effort  pour  s'airèter  court  ou  tirer  à  reculons,  qu'indique-t-il  .^  La 
frayeur.  Ils  auront  rencontré  quelque  objet  terri])le;  sur  la  route 
où  ils  cheminaient  en  sécurité,  ils  ont  vu  se  dresser  contre  eux  la 
pointe  de  l'invisible  glaive. 

Leur  frayeur  s'explique  d'un  mot  :  les  Jacobins  se  font  acqué- 
reurs, les  acquéreurs  se  font  Jacobins. 

Et  dans  quel  progrès  rapide  s'opère  cette  double  action  I .  .  . 
Rapprochons  les  chiffres. 

D'avril  en  août,  vente  des  biens  nationaux  pour  800  millions.  La 
vente  totale  est  de  1  milliard. 

En  août  et  septembre,  création  de  six  cents  nouvelles  sociétés  jaco- 
bines. Ajoutez  les  quatre  cents  anciennes,  elles  sont,  dit-on,  mille 
en  tout  à  la  fin  de  septembre. 

s6. 


404  HISTOIRE  DE  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 

Et  ces  sociétés  sont  moins  redoutables  encore  par  leiu-  multi- 
plication qne  par  leur  nouveau  caractère.  Elles  perdent  ce  qu  elles 
avaient  d'abord,  si  j'ose  dire,  d'académique,  de  vaguement  pliilo- 
sopbique;  elles  deviennent  sérieuses,  âpres,  violemment  tendues 
vers  le  but.  Elles  rejettent  les  modérés,  les  demi-révolutionnaires, 
les  hommes  déjà  las  de  ia  Révolution.  Et  à  leur  place  elles  met- 
tent deux  classes  d'hommes  très  ardents. 

Des  hommes  d'affaires  et  d'intérêt,  engagés  à  mort  dans  cette 
dangereuse  exploitation  des  biens  nationaux,  se  relevaient  à  leurs 
propres  yeux  par  le  fanatisme,  surveillaient  d'un  œil  de  lynx  la 
trame  embrouillée  de  la  Révolution,  mettaient  au  service  de  la 
cause  des  idées  l'âpreté  persévérante  du  spéculateur  en  péril. 

D'autre  part,  de  purs,  d'ardents  patriotes,  en  qui  les  idées 
avaient  précédé  l'intérêt  et  le  dominèrent  toujours ,  subissaient  les 
conditions  hors  desquelles  la  Révolution  eût  péri.  Contre  l'im- 
mense et  ténébreuse  intrigue  des  prêtres,  ils  acceptaient  la  néces- 
sité de  Yinquisilion  jacobine,  —  et  en  même  temps  l'autre  moyen 
de  salut,  V acquisition  des  biens  ecclésiastiques.  Acheter,  diviser, 
subdiviser  les  biens  du  clergé,  c'était  faire  à  la  contre-révolution 
la  plus  mortelle  guerre.  Beaucoup  achetaient  avec  fureur  et  se 
croyaient  d'autant  meilleurs  citoyens  qu'ils  achetaient  davantage. 
Le  danger  de  l'opération  les  séduisait,  et  l'odieux  même  qu'on 
s'efforçait  d'y  jeter.  Ils  voulaient  périr,  s'il  le  fallait,  avec  la  Révo- 
lulioii,  et  ils  s'y  enrichissaient;  ils  se  précipitaient,  nouveaux  Cur- 
tius,  au  gouffre  de  la  fortune. 

Plusieurs  achetaient  par  devoir.  L'honnête  et  austère  Gambon 
établit,  en  1796,  qu'entré  aux  affaires  avec  6,000  livres  de  rente, 
il  en  sort  avec  3,ooo.  Il  avait  cru  faire  acte  de  patriote  en  ache- 
tant un  domaine  national,  près  de  Montpellier.  Il  se  maria  à  Paris 
et  il  épousa  une  femme  dont  la  dot  était  aussi  un  bien  national. 

Ainsi  se  formaient  une  base  solide  pour  le  système  nouveau,  une 
masse  d'hommes  liés  par  le  dogme  et  par  l'intérêt,  fondant  leur 
patriotisme  dans  la  terre  et  dans  l'idée,  ayant  leur  double  vie  dans 
la  Révolution,  tout  en  elle  et  rien  hors  d'elle.  Noyau  fixe  et  ferme» 


LIVRE  V.  —  CHAPITRE  Xf.  405 

autour  duquel  l'Iiomnie  d'iiDagination,  l'Iiomme  de  sensil)ilité, 
renthouslasle  mobile,  allaient  et  venaient.  Tel  était  six  mois  fana- 
tique, tel  un  an;  tel  s'arrêtait  et  tel  autre  allait  plus  loin. 

Ceux-ci  llottaient  comme  la  vague;  mais  ceux-là  étaient  le  vais- 
seau. Ils  savaient  bien  qu'ils  n'avaient  pas  d'autie  port  que  celui 
où  aborderait  la  Révolution.  De  là  l'ensemble  qu'ils  montrèrent» 
leur  docilité  extrême  pour  ceux  qui  prirent  le  gouvernail.  Ce 
grand  corps,  hétérogène,  mené  à  la  fois  par  la  passion,  l'exalta- 
tion, l'intérêt,  n'en  fut  pas  moins,  dans  sa  violence,  étonnamment 
disciplinable.  L'individu  s'y  conduisit  comme  fait,  dans  la  tem- 
pête, celui  qui  est  là  pour  sa  vie  et  veut  se  sauver,  il  croit  tout, 
fait  tout,  ne  discute  point  la  manœuvre,  ne  raisonne  pas  avec  le 
pilote. 

Le  moment  précis  où  nous  sommes,  l'automne  de  1791,  c'est 
le  moment  décisif  où  la  grande  association  des  acquéreurs  et  des 
patriotes  va  agir  sur  les  campagnes. 

Moment  grave.  En  1790,  le  paysan  a  reçu  le  premier  bienfait 
révolutionnaire,  l'abolition  des  dîmes  et  des  droits  seigneuriaux, 
reçu  avec  une  joie  vive  et  sans  réserve. 

En  1791,  la  Révolution  vient  à  lui  et  lui  olfre  les  l)iens  de 
l'Eglise.  —  Il  hésite  ici,  regarde,  sa  femme  a  peur  et  n'en  dort 
pas;  un  dialogue  entre  -eux  s'engage  le  jour  et  la  nuit.  Lui,  ce 
brave  laboureur,  bien  plus  scnipuleux  en  général  qu'on  ne  croit, 
il  n'eût  jamais  pris  de  lui-même;  il  l'a  bien  montré,  bon  Dieu! 
par  sa  longue  et  miraculeuse  patience  pendant  tant  de  siècles  I 
Mais  enfin,  ici,  il  raisonne,  il  comprend  que  ce  bien,  donné 
jadis  pour  le  pauvre  à  l'Eglise,  peut  (en  tout  ce  que  ne  réclame 
pas  l'entretien  de  l'Eglise)  faire  retour  au  pauvre,  si  la  loi  le  veut 
ainsi.  Retour  non  gratuit  d'aillem's,  ce  bien  ne  se  donne  pas,  il 
se  vend,  et  le  prix  sert  au  plus  sacré  des  usages,  à  combler  le 
déficit,  à  remplir  les  engagements  de  l'Etat,  à  défendre  et  sauver 
la  France. 

Ceci  n'est  point  un  acte  tout  nouveau  et  inouï.  C'est  le  recom- 
mencement légitime  du  grand  mouvement,  parti  du  plus  profond 


a06  HISTOIRE  DE  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 

(lu  moyen  .Age  :  le  persévérant  achat  de  la  terre  par  celui  qui  la  tra- 
vaille, rhynicn  sacré,  légitime,  de  la  terre  et  du  laboureur.  Je  dis 
légitime.  Ah  !  que  ce  mot  est  ici  d'une  propriété  profonde  ! .  .  . 
Jamais  il  n'a  demandé  que  cette  terre  lui  vint  gratis;  constamment, 
par  des  eflbrts  obstinés  et  surhumains,  il  l'a  gagné  de  son  épargne, 
cet  ol)jet  de  tous  ses  vœux,  de  sa  passion  fidèle.  Il  a  mis  à  l'ob- 
tenir la  constance  du  patriarche,  servant  sept  ans  pour  Lia,  pour 
Rachel  sept  ans  encore. 

Ce  progrès  vers  l'acquisition  honnête  et  légitime  de  la  propriété 
a  été,  nous  l'avons  remarqué  ailleurs,  barbarement  rompu  plu- 
sieurs fois,  au  XVI*  siècle,  par  les  seigneurs  de  la  seconde  féoda- 
lité, au  xvii*'  par  les  seigneurs  d'antichambre.  Grâce  à  Dieu,  la 
Révolution,  la  bonne  mère  du  paysan,  vient  de  rompre  la  barrière, 
le  grand  mouvement  recommence  et  il  ne  s'arrêtera  plus. 

En  1788,  un  philosophe  français,  ayant  consulté  à  ce  sujet 
plusieurs  intendants,  remarque  que  dans  nos  provinces  «  les  jour- 
naliers ont  presque  toujours  un  jardin  ou  quelque  morceau  de 
vigne  ou  de  terre  ». 

Eh  bien ,  le  premier  but  de  la  Révolution ,  c'est  de  l'étendre ,  ce 
jardin,  de  le  leur  continuer;  c'est  d'en  faciliter  l'acquisition  à 
l'honnête  travailleur.  C'est  par  là  qu'elle  est  à  la  fois  la  bienfaitrice, 
l'amie  et  le  sauveur  de  tous,  n'agitant  passagèrement  le  monde 
que  pour  lui  fonder  la  paix. 

En  invitant  le  paysan  à  l'acquisition,  en  le  mariant  à  la  terre, 
la  Révolution  lui  fonda  la  vie  encore  d'autre  sorte.  La  manière  la 
plus  générale,  la  plus  naturelle,  dont  il  se  procura  l'argent  né- 
cessaire, ce  fut  de  chercher  une  dot  et  de  prendre  femme.  Le 
mariage  est  l'occasion  unique  où  le  jeune  paysan  oblige  le  vieux 
à  ouvrir  son  épargne,  à  chercher  quelque  écu  caché.  C'est  là  le 
commencement  d'un  grand  nombre  de  familles  agricoles;  com- 
mencement respectable ,  puisqu'il  fut  fondé  pai'  la  foi  que  le  paysan 
mit  dans  la  Révolution,  dans  la  solidité  du  gage  qu'elle  lui  livrait. 

Et  voilà  comment  elle  est  devenue,  notre  Révolution,  solide, 
durable,  éternelle;  ralentie  plusieurs  fois,  elle  reprend  toujours. 


LIVRE  V.  —  CHAPITRE  XI.  kOl 

contimie  son  nioiivemcnt.  C'est  qu'elle  ne  s'assit  pas  seulement 
sur  le  sol  mobile  des  villes,  qui  monte  et  qui  baisse,  qui  bâtit  et 
démolit.  Klle  s'engagea  dans  la  terre  et  dans  l'iiomme  de  la  terre. 
Là  est  la  France  durable,  moins  brillante  et  moins  inquiète,  mais 
solide,  la  France  en  soi.  Nous  changeons,  elle  ne  change  pas.  Ses 
races  sont  les  mêmes  depuis  bien  des  siècles;  ses  idées  semblent 
les  mêmes;  ce  qui  est  plus  vrai,  c'est  qu'elles  avancent  par  un  tra- 
vail insensible  et  latent,  comme  se  fait  tout  changement  dans  les 
grandes  forces  de  la  nature,  non  surexcitées  par  la  passion  qui  use 
et  dévore.  Cette  France,  dans  cent  ans,  dans  mille  ans,  sera  tou- 
jours entière  et  forte;  elle  ira,  comme  aujourd'hui,  songeant  et 
labourant  sa  terre,  lorsque  depuis  longtemps  nous  autres,  popu- 
lation éphémère  des  villes,  nous  aurons  enfoui  dans  l'oubli  nos 
systèmes  et  nos  ossements. 

Un  mot,  un  dernier  mol  sur  l'Assemblée  constituante.  Nous 
l'avions  presque  oubliée.  Elle  semble,  en  ses  derniers  moments, 
s'oublier,  s'abandonner  elle-même. 

Elle  déclare  ajourner  les  deux  fondations  profondes,  essentielles, 
sans  lesquelles  son  œuvre  politique  reste  en  l'air,  branlante,  prête 
à  choir  demain  :  l'Education,  —  la  Loi  civile. 

Elle  n'ose  prendre  aucun  parti  à  l'égard  des  prêtres  et  n'écoute 
même  pas  le  rapport,  instructif  et  sage,  que  ses  commissaires 
vieiment  lui  faire  sur  la  Vendée.  Elle  fait,  contre  le  pape,  ce  que 
nos  rois  ont  fait  plusieurs  fois  :  elle  réunit  Avignon  (i  3  septembre). 
Nous  y  reviendrons  tout  à  l'heure. 

Dans  son  avant-dernière  séance  (29  septembre),  elle  veut  sévir 
contre  les  clubs.  Elle  leur  défend  les  pétitions  en  nom  collectif, 
leur  permet  de  discuter,  «  sans  prétendre  inspection  sur  les  auto- 
rités légales».  Vaine  défense;  ces  autorités,  hésitantes  et  impuis- 
santes, à  l'image  de  l'Assemblée,  n'opposaient  nulle  résistance  aux 
ennemis  de  la  Révolution;  il  fallait  la  laisser  périr  ou  bien  la 
laisser  sauver  par  les  clubs. 

L'instruction  réservée,  timide,  pleine  d'éloges,  pour  les  clubs. 


408  HISTOIRE  DE  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 

(jn'on  joint  au  décret,  exprime  le  vœu  quils  n'aient  point  de  cor- 
respondance, cjue  leurs  actes  ne  sortent  point  de  leur  enceinte. 
Mais  le  décret  n'ose  dire  qu'il  leur  défend  les  afTiliations.  Or 
c'était  justement  alors  que  s'affiliaient  ensemble  les  mille  sociétés 
jacobines,  dont  six  cents  venaient  de  naître  I 

Ainsi  l'Assemblée  n'ose  rien  de  décisif  contre  les  deux  grandes 
conjurations  qui  divisent  la  France,  celle  des  prêtres,  celle  des 
Jacobins.  Elle  se  tait  sur  la  première ,  gronde  l'autre  bien  douce- 
ment, la  menace  en  la  flattant,  timidement,  à  voix  basse.  Elle 
parle  déjà ,  ce  semble ,  de  la  faible  voix  des  morts. 

Le  3 G  septembre,  le  Roi  ayant  clos  la  session  en  exprimant  le 
vain  regret  qu'elle  ne  pût  durer  encore,  le  président  Tbouret 
adressa  cette  parole  au  peuple  assistant  :  «  L'Assemblée  consti- 
tuante déclare  qu'elle  termine  ses  séances  et  qu'elle  a  rempli  sa 
mission.  » 


CONCLUSION. 


Ij 


Qu*ai-je  fait  dans  ce  volume?  Une  grande  chose,  une 
sainte  chose,  quelque  mal  que  je  Taie  faite;  j'ai  retrouvé 
Y  Histoire  des  Fédérations  vivante  dans  la  mémoire  du  peuple, 
authentique  dans  les  documents  manuscrits.  Personne  en 
France  (personne  au  monde  peut-être)  ne  lira  cela  sans 
pleurer. 

Bonheur  singulier,  trop  grand  pour  un  homme  !  j'ai  tenu 
un  moment  dans  mes  mains  le  cœur  ouvert  de  la  France, 
sur  l'autel  des  Fédérations;  je  le  voyais,  ce  cœur  héroïque, 
battre  au  premier  rayon  de  la  foi  de  l'avenir! 


Et  dans  les  premières  pages  (sur  la  méthode  et  l'esprit 
du  livre),  qu'ai-je  dit? 

Que  sur  l'histoire  du  peuple,  la  haute  et  souveraine  au- 
torité morale,  c'était  celle  du  peuple  même,  la  tradition 
nationale,  la  conscience  que  la  nation  a  de  son  passé. 
^^^^L'historien ,  le  politique,  en  racontant,  en  agissant,  doi- 
vent, chacun  à  sa  manière,  reconnaître  la  souveraineté  du 
peuple. 

C'est  ce  que  n'ont  pas  fait  assez  les  grands  acteurs  de  la 
Révolution;  élevés  dans  l'abstraction,  issus  de  race  sophiste, 
ils  ont  beaucoup  parlé  du  peuple,  peu  consulté  l'instinct 
populaire. 

Ils  n'ont  pas  compris  le  peuple,  c'est  la  faute  de  leur 


lilO  niSTOIUE  DE  LA   REVOLUTION  FRANÇAISE. 

temps,  de  leur  éducation.  Mais,  dévoués,  désintéressés,  ils 
ont  eu  la  patrie  dans  le  cœur.  Toute  sanglante  de  leurs 
fautes,  elle  réclame  pour  leur  mémoire. 

La  Révolution  n'est  pas  faite.  Elle  n'a  encore  ni  sa  base 
philosophique  et  religieuse,  ni  ses  applications  sociales. 
Il  faut,  pour  qu'elle  continue,  moins  sanglante  et  plus 
durable,  qu'elle  sache  bien,  avant  tout,  ce  qu'elle  veut  et 
où  elle  va. 

Si  nous  voulons  fermer  la  porte  à  l'avenir,  étouffer  les 
forces  inventives,  écoutons  les  endormeurs  politiques  ou 
religieux;  les  uns  qui  cherchent  la  vie  aux  catacombes  de 
Rome,  —  les  autres  qui  proposent  pour  modèle  à  la  liberté 
la  tyrannie  de  la  Terreur. 

Ils  nous  disent  également  :  «  Ne  cherchez  point,  vous  avez 
des  dieux,  des  saints,  une  légende  toute  faite.  »  Il  ne  s'agit 
plus  alors,  comme  au  moyen  âge,  que  d'imitation:  ne 
cherchons  rien,  n'inventons  rien,  copions  servilement;  au 
lieu  de  prendre  l'esprit,  reproduisons  ridiculement  la  forme 
matérielle,  comme  ce  moine  qui,  voulant  renouveler  la 
scène  de  Bethléem,  s'exerçait  à  imiter  tantôt  le  bœuf  et 
tantôt  l'âne. 

S'il  y  a  du  bon  dans  les  hommes  du  passé,  c'est  là  où 
ils  n'imitent  point.  Ressemblez-leur  par  le  côté  inventif 
et  créateur;  et  que  faut-il  pour  cela.^  Imiter?  Non,  créer 
comme  eux. 

L'obstacle  à  Dieu,  ce  sont  les  dieux.  Pour  rester  libre 
de  ceux-ci  et  maître  de  soi,  il  faut  les  regarder  de  près  sur 
leur  autel,  toucher,  pénétrer,  fouiller.  Ouvrez  sans  crainte 
ces  idoles,  ne  vous  en  faites  scrupule;  vous  ne  les  tuerez 
pas,  si  ce  sont  des  immortels. 


CONCLUSION.  411 

Quant  h  moi,  je  ne  pouvais  ais(^ment  les  reconnaître. 
Sans  refuser  à  ces  hommes  ce  que  leur  doit  l'histoire,  il 
m'aurait  seml)l(^  impie  de  perdre  dans  leur  auréole  l'im- 
mense et  divine  lumière  du  génie  de  la  France  dont  ils  ont 
été  un  reflet.  —  Comment  aurais-je  adoré  les  petits  dieux 
de  ce  monde?  Je  venais  d'entrevoir  Dieu.  ->^^^ 

r^    Puisse  cette  vision  sublime  que  nous  eûmes  de  lui  un     / 
1    moment,  dans  l'acte  solennel  de  la  Fraternité   française, 
i  nous  relever  tous,  auteur  et  lecteurs,  des  misères  morales 
du  temps,  nous  rendre  une  étincelle  héroïque  du  feu  qui 
brûla  le  cœur  de  nos  pères  I 

lo  novembre  1847. 


^'^ 


TABLE  DU  TOME   DEUXIEME. 


P»gc». 

Introduction 3 

LIVRE  IV. 

JUILLET  1790  -  JUILLET   1791. 

CiiAP.  I.         Pourquoi  la  religion  nouvelle  ne  put  se  formuler.  —  Obstacles 

intérieurs 43 

II.  (Suite.)  —  Obstacles  extérieurs.  —  Deux  sortes  d'hypocrisie  : 

hypocrisie  d'autorité ,  le  prêtre 53 

III.  Massacre  de  Nancy  (3i  août  1790) 63 

IV.  Les  Jacobins 79 

V.  Lutte  des  principes  dans  l'Assemblée  et  aux  Jacobins 97 

VI.  Les  Cordeliers 118 

VIL     Impuissance  de  l'Assemblée.  —  Refus  du  serment  (novembre 

1 790-janvier  1791) 1 33 

VIII.  Le  premier  paj  de  la  Terreur i44 

IX.  Premier  pas  de  la  Terreur.  —  Résistance  de  Mirabeau 166 

X.  Mort  de  Mirabeau  (2  avril  1791) i85 

XI.  Intolérance  des  deux  partis.  —  Progrès  de  Robespierre 197 

XII.  Précédents  de  la  fuite  du  Roi 213 

XIII.  Fuite  du  Roi  à  Varennes  (20-21  juin  1791) 227 

LIVRE  V. 

JUIN  —  SEPTEMBRE   1791. 

CiiAP.  I.         Impression  de  la  fuite  du  Roi  (21-25  Juin  1791) 2^7 

II.  Le  Roi  et  la  Reine  ramenés  de  Varennes  (22-25  juin  1791).. . .  368 

III.  Indécision,   variations  des  principaux  acteurs  politiques   (juin 

1791) 282 

IV.  La  société  en  179».  —  Le  salon  de  Condorcet 390 

V.  (Suite.)  —  M""  Roland 3o2 


414  TABLE  DU  TOME  DEUXIEME. 

Pige». 

Chap.  VI.       Le  Roi  interrogé.   —  Premiers  actes  républicains  (26  juin- 

1  /4  juillet  1791) 3i5 

VII.  L'Assemblée  innocente  le  Roi  (i5-x6  juillet  1791) SaS 

VIII.  Massacre  du  Cliamp  de  Mars  (17  juillet  1791) 3^1 

IX.  Les  Jacobins  abattus,  relevés  (juillet  1791) 358 

X.  La  révision.  —  Alliance  manquée  entre  la  gaucbe  et  la  droite 

(août  1791) 373 

XI.  Prêtres  et  Jacobins.  —  Vente  des  biens  nationaux  (septembre 

»790 ^86 

Conclusion 409 


FIN  DU  TOME  DEUXIEME. 


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î'îichelet,  Jules 

Histoire  de  la  Révolution 
française. 
v,2 


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