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HISTOIRE
DE
LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
TIRAGE EXECUTE SUR AUTORISATION SPECIALE
DE M. LE GARDE DES SCEAUX
EN MÊME TEMPS QUE CELUI DE L'EDITION IMPRIMEE AUX FRAIS DE L'ETAT
Celle édilion a élé composée sur celle de 1868, doiil Micheiel
avail revu el complélé le texle. Oiï s'esl appliqué lout parliculiè-
remeiit à rendre exacls les références et les renvois.
HISTOIRE
DE
LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
PAR
J. MICHELET
IMPRIMEE POUR LE CENTENAIRE DE 1789
TOME DEUXIEME
PARIS
IMPRIMERIE NATIONALE
PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR, 28 RIS, RUE DE RICHELIEU
M DCCG LXXXIX
DE LA MÉTHODE
ET
DE L'ESPRIT DE CE LIVRE,
DE LA METHODE
ET
DE L'ESPRIT DE CE LIVRE.
Ce volume contient deux parties, d'environ dix mois
chacune; son milieu, son apogée, c'est le beau moment où
/^^la France crut voir le ciel ouvert, la dernière des fédéra-
\ tions, la grande fédération du Champ de Mars, au i4 juil-
\ let 1790. Elle monte ainsi, notre histoire, pleine d'espoir
et d'élan, jusqu'à ce rêve sublime de l'union des cœurs et
des esprits. Puis elle descend, par les degrés de la réalité
pénible, jusqu'au 21 septembre 1791, où ce crédule en-
fant, le peuple, délaissé de son tuteur, qui déserte et le
trahit, est forcé enfin d'être homme, où il fait le premier
^ I essai d'un vrai gouvernement d'hommes : être homme, c'est
j se régir soi-même.
Les deux parties de l'ouvrage, le livre 111, le livre IV, sont
ainsi très diverses de sujets; de l'un à fautre, l'histoire y
change de caractère, par une transition plus rapide, moins
ménagée, qu'il n'arrive ordinairement dans le cours des
choses humaines. Ce changement n'est nullement un
k HISTOIRE DE LA UEVOLUTION FRANÇAISE.
hasard ; c'est la crise môme du temps, le destin de la Révolu-
ttion. Donc deux sujets et aussi deux couleurs et deux lu-
mières : l'une éclatante d'espoir; l'autre intense, concentrée
et sombre. On se rappelle le projet proposé par quelques
savants pour illuminer Paris, deux phares de lumières élec-
triques, qui, allumés sur deux tours, éclaireraient d'un de-
mi-jour les rues les plus obscures et les plus profondes,
fortifiant les lumières partielles, locales, du gaz ou des ré-
/"Verbères. Voilà mon livre. Les deux phares qui en éclairent
i les deux côtés sont: i** les fédérations; 2" les clubs, Jaco-
•^ bins et Cordeliers. Ces deux sujets dominent tout, se repré-
sentent partout; aux chapitres où nous paraissons nous en
éloigner le plus, ils reviennent invinciblement; lors même
qu'ils n'apparaissent pas, ils n'en font pas moins sentir leur
présence à la couleur très diverse dont ils teignent les ob-
jets, joyeuse lumière d'un feu de hêtre, brillant comme le
matin, sombre lueur d'un feu de houille, dont la flamme
intense, tout en éclairant, augmente l'impression de la nuit,
rend les ténèbres visibles.
Pour nous, joyeuse ou mélancolique, lumineuse ou
obscure, la voie de l'histoire a été simple, directe; nous sui-
vions la voie royale (ce mot pour nous veut dire populaire),
sans nous laisser détourner aux sentiers tentateurs où vont
les esprits subtils; nous allions vers une lumière qui ne va-
cille jamais, dont la flamme devait nous manquer d'autant
moins qu'elle était tout identique à celle que nous portons
en nous. Né peuple, nous allions au peuple.
Voilà pour l'intention. Mais la droite intention est chose
si puissante en l'homme, quelle que soit sa faiblesse indi-
viduelle, que nous croyons, en cette œuvre, avoir avancé
INTRODUCTION. 5
l'œuvre commune d'un pas. Dans cette construction pre-
mière, insudisante, comnie elie est, il y a plusieurs points
solides, où nos camarades en histoire pourront mettre har-
diment le pied, pour bâlir plus liaul. Oui, qu'ils marchent
sur nous sans crainte, nous serons heureux d'y aider et de
leur prêter l'épaule.
Notre seul avantage à nous, c'était le travail antérieur,
l'accumulation patiente des œuvres et des jours; ce qui est
commencement pour d'autres est pour nous un couronne-
ment. Dix ans dans l'antiquité, vingt ans dans le moyen âge,
nous avons longuement conlenq)lé le fonds sur lequel l'âge
moderne bâtit aujourd'hui. Nous avons ])u apprécier, mieux '
peut-être qu'on ne fait d'un regard rapide, où est la base
solide, où seraient les points ruineux.
La base crui trompe le moins, nous sommes heureux de
le dire à ceux qui viendront après nous, c'est celle dont les
jeunes savants se défient le plus, et qu'une science persévé-
rante finit par trouver aussi vraie qu'elle est forte, indes- [ yy^
tructible: c'est la croyance populaire.
Vraie au total, quoiqu'elle soit, dans le détail, chargée
d'ornements légendaires, étrangers à l'histoire des faits. La
légende, c'est une autre histoire, l'histoire du cœur du
peuple et de son imagination.
Nous avons, dans la scène du 6 octobre, donné un re-
marquable exemple de ces ornements légendaires qui ne
sont nullement des mensonges du peuple ; il y affirme seu-
lement ce qu'il a vu des yeux du cœur.
Ecartez les ornements; ce qui reste, dans la croyance
populaire, spécialement en ce qui touche la moralité his-
torique, est profondément juste et vrai.
6 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
U ne faut pas que notre confiance dans une culture supé-
rieure, dans nos recherches spéciales, dans les découvertes
subtiles que nous croyons avoir faites, nous fasse aisément
dédaigner la tradition nationale. Il ne faut pas qu'à la lé-
gère nous entreprenions d'altérer cette tradition, d'en créer,
d'en imposer une autre. Enseignez le peuple en astrono-
mie, en chimie, à la bonne heure; mais quand il s'agit
de l'homme, c'est-à-dire de lui-même, quand il s'agit de
' son passé, de morale, de cœur et d'honneur, ne craignez
pas, hommes d'étude, de vous laisser enseigner par lui.
Quant à nous, qui n'avons nullement négligé les livres, et
qui, là où les livres se taisaient, avons cherché, trouvé des
secours immenses dans les sources inanuscàtes , nous n'en
avons pas moins, en toute chose de moralité historique,
consulté avant tout J^a .tradition orale.
Et ce mot ne veut pas dire pour nous le témoignage in-
téressé de tel ou tel homme d'alors, de tel acteur important.
La plupart des témoins de ce genre ont trop à compter avec
l'histoire, pour qu'elle puisse trouver en eux des guides
, bien rassurants. Non, quand je dis tradition om/e, j'entends
tradition nationale, celle qui reste généralement répandue
dans la bouche du peuple, ce que tous disent et répètent,
les paysans, les gens de ville, les vieillards, les hommes
mûrs, les femmes, même les enfants, ce que vous pouvez
apprendre, si vous entrez le soir à ce cabaret de village, ce
que vous recueillerez, si, trouvant sur le chemin un pas-
sant qui se repose, vous vous mettez à causer de la pluie et
du beau temps, puis de la cherté des vivres, puis du temps
de l'Empereur, du temps de la Révolution. . . Notez bien
ses jugements; parfois, sur les choses, il erre, le plus sou-
A
INTHOnUCTION. 7
vent il ignore. Sur les hommes, il ne se méprend point,
très rarement il se trompe ^'^
Chose curieuse, le plus récent des grands acteurs de
rhistoire, celui qu'il a vu et touché, l'Empereur, est celui
qu'il charge et défigure le plus de traditions légendaires. La
critique morale du peuple, très ferme partout ailleurs, fai-
blit ici généralement; deux choses troublent la balance, la
gloire, et le malheur aussi, Austerlitz et Sainte-Hélène.
Pour les hommes antérieurs, plusieurs choses en sont
oubliées, la tradition s'est affaiblie, quant au détail de leurs
actes. Mais, quant à leur caractère, il en reste un jugement
moral, identique dans tout le peuple (ou la presque tota-
lité) , jugement très ferme et très précis.
Etendez, je vous prie, cette enquête. Consultez des gens '
de toutes sortes, — non pas seulement des ouvriers (plu-
sieurs sont déjà des lettrés plutôt que du peuple), —
non pas des femmes seulement (leur sensibilité parfois les
égare), — mais des personnes diverses d'âge, de sexe, de
condition; écartez les diversités accessoires, prenez le total
des réponses; voici ce que vous trouverez, ce qu'on pour-
rait appeler le catéchisme historique du peuple :
Qui a amené la Révolution? Voltaire et Rousseau. —
Qui a perdu le Roi? La Reine. — Qui a commencé la Ré-
volution? Mirabeau. — Quel a été fennemi de la Révolu-
tion? Pitt et Cobourg, les Chouans et Coblenlz. — Et
encore? Les Goddem et les Calotins. — Qui a gâté la Ré-
volution ? Marat et Robespierre. ' ^
'*' Ceci ne contredit en rien ce que peuple. Ce serait faire injure à i'intelli-
iious avons dit au chapitre x du livre IV. gence du lecteur que d'expliquer I» dif-
Là il s'agit du public, ici il s'agit du férence.
8 HISTOIRE DE LA IlEVOLUTION KRANÇALSE.
Telle est la tradition nationale, celle, vous pouvez vous
en convaincre, de toute la France. Otez-en seulement quel- j
ques écrivains systématiques, et quelques ouvriers lettrés,
qui, sous l'influence de ces deux systèmes, et cultivés de-
puis vingt ans par une presse spéciale, sont sortis de la
tradition commune à la masse du peuple. En tout, quelques
milliers d'hommes, à Paris, à Lyon, dans trois ou quatre
grandes villes; nombre peu considérable, en présence de
trente-quatre millions d'âmes.
Le catéchisme historique que nous venons d'indiquer est
celui de tous les habitants des canipafpies, celui de la majorité
des habitants des villes; majorité est impropre, il faut dire la
quasi-totalité.
Prenez maintenant l'envers de ce catéchisme (Voltaire
et Rousseau n'ont rien fait, la Reine n'a point influé sur le
sort du Roi, les prêtres et les Anglais sont innocents des
maux de la Révolution, etc.), vous avez contre vous la
France.
A quoi vous répondrez peut-être : « Nous sommes des
gens habiles, des savants; nous savons la France bien mieux
qu'elle ne se sait elle-même. »
Une telle fin de non-recevoir, opposée à la croyance du
peuple, m'étonne, je dois l'avouer. Cette histoire, si pro-
fonde en lui, qui la vécut, la fit et la soulfrit, lui en con-
tester la connaissance, cela me semble, de la part des doctes,
une prétention outrecuidante, si j'ose parler ainsi. Laissez-
lui, Messieurs les lettrés, laissez-lui ses jugements, il a bien
gagné d'en garder la possession paisible, — possession
grave, importante. Messieurs, c'est son patrimoine moral,
une partie essentielle de la moralité française, un dédom-
INTROnilCTION. 9
inagement considérable de ce ([ue cette histoire lui coûta
de sang.
Quand le peuple a tiré un axiome, un proverbe, de son
expérience, il n'en sort pas aisément; une chose proverbiale
pour lui, en médecine politique, qu'il a retenue de 1798,
c'est que la saignée ne vaut guère et qu'on est plus malade
après.
Et n'eût-il pas l'expérience, le bons sens lui dirait assez
que le salut par voie d'extermination n'est pas un salul.
La France était perdue, après le Salut public, perdue de
force et de cœur, jusqu'à se laisser prendre à celui qui vou-
lut la prendre.
Maintenant, Messieurs les doctes, contre cette croyance
universelle, arrivez avec vos systèmes, faites entendre à ce
bon peuple que, « la vie et la mort s'échangeant incessam-
ment dans la nature, il est indilïerent de vivre ou mourir;
que, l'un mort, d'autres arrivent; que la terre n'en fleurit
que mieux ». Que si cette douce doctrine ne le charmait pas
d'abord, dites-lui avec assurance qu'elle revient tout à fait
au christianisme; le salut dont il nous parle, c'était le Salut
public; l'apôtre de la Terreur fut cousin de Jésus-(Jirisl.
Puis faites-lui cet apôtre sentimental et pastoral, donnez-
lui un habit plus céleste encore qu'il n'en porta à la fête
de prairial, vous aurez beaucoup de peine à réconcilier le
peuple avec le nom de Robespierre.
Ce peuple a la tête dure. C'est ce que disait Moïse, quand,
après avoir tué vingt ou trente mille Israélites, il appelait
en vain les autres; ils faisaient la sourde oreille.
Ou bien voulez-vous que j'emprunte une trop naïve
image, que vous trouverez basse peut-être, mais qui n'en
10 HISTOIRE DE I.A RÉVOLUTION FRANÇAISE.
est pas plus inaiivaise, c'est la fable de La Fontaine; le cui-
sinier, son grand couteau au côté, qui amadoue les poulets :
« Petits! petits! » Il a beau prendre une voix douce; les pe-
tits n'ont garde; un couteau n'est point un appât.
Mais parlons sérieusement.
Nous ne sommes point de ces amis du peuple qui
méprisent l'opinion du peuple, sourient du prcjiiçjé popu-
laire, qui se croient modestement plus sages que Tout-Ie-
monde,
Toiit-le-monde , pour les habiles et les gens d'esprit, c'est
un pauvre homme de bien, qui n'y voit guère, heurte,
choppe, qui barbouille, ne sait pas trop ce qu'il dit. Vite,
un bâton à cet aveugle, un guide, un soutien, quelqu'un
qui parle pour lui .
Mais les simples, qui n'ont pas d'esprit, comme Dante,
Shakespeare et Luther, voient tout autrement ce bon
homme. Ils lui font la révérence, recueillent, écrivent ses
paroles, se tiennent debout devant lui. C'est lui que le petit
Shakespeare écoutait, gardant les chevaux, à la porte du
spectacle; lui que Dante venait entendre dans le marché de
Florence. Le docteur Martin Luther, tout docteur qu'il est,
lui parle le bonnet à la main, l'appelant maître et seigneur :
« Herr omnes (Monseigneur Toiit-le-monde) . »
Tout-le-monde , ignorant sans doute dans les choses de la
nature (il n'enseignera pas la physique à Galilée, ni le cal-
cul à Newton), n'en est pas moins un juste juge dans les
choses de l'homme. Il est souverain maître en droit. Quand
il siège, en son prétoire et tribunal naturel, aux carrefours
d'une grande ville, ou sur le banc devant l'église, ou encore
sur une pierre à la croix des quatre routes, sous l'orme du
INTUODUCTIO.N. 11
jugement, il juge là, sans appel ; il n'y a pas à dire non. Les
rois, les reines et les tribuns, les Mirabeau, les Robes-
pierre, comparaissent modestement. Que dis-je? Le grand
Napoléon fait comme faisait Luther; il met le chapeau à
la main. . .
Et mine, erudimini, (jni jndicatis terrain! Soyez jugés, juges
du monde!
Haute et souveraine justice, semblable à celle de Dieu,
en ce qu'elle ne daigne presque jamais motiver ses juge-
ments. Ils étonnent parfois, scandalisent. Les Scribes et
les Pharisiens demanderaient volontiers qu'on interdît un
tel juge; ils ne savent vraiment comment excuser ses con-
tradictions : « Peuple mobile ! disent-ils en haussant les
épaules, qui, sans nul principe arrêté, juge et se déjuge.
Indulgent pour celui-ci et sévère pour celui-là ! Justice
toute capricieuse. Les sages heureusement sont là pour re-
viser ses jugements. »
Caprice aux yeux de l'ignorance; pour la science, justice
profonde. Lui, il juge, tout est fini; à vous autres, histo-
riens, philosophes, critiques, ergoteurs, à chercher, trou-
ver, si vous pouvez, le pourquoi. Cherchez; il est toujours
juste. Ce que vous y trouvez d'injuste, faibles et subtils que
vous êtes, c'est le défaut de votre esprit.
Ainsi cet étrange juge donne ce scandale à l'auditoire :
il excuse Mirabeau, malgré ses vices; condamne Robespierre,
malgré ses vertus.
Grand bruit, force réclamations, dits, contredits, mais
oui, mais non Plusieurs hochent la tête et disent :
« Le bonhomme a perdu l'esprit. »> Prenez garde, Messieurs,
prenez garde, c'est le jugement du peuple, c'est la décision
"V
12 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
flu maître; nous n'y réformerons rien; lâchons seulement
de comprendre.
Ce dernier point est déjà assez difïicile. Je m'y suis tenu,
sachant bien, quand je rencontrais des jugements discutés,
des faits étranges parfois où la tradition commune ne sem-
blait pas concorder avec tels documents imprimés, qu'il
fallait rarement préférer ceux-ci; les Mémoires sont des
plaidoyers pour telle cause individuelle, les journaux plai-
dent de même pour l'intérêt des partis. J'ai fouillé alors
d'autres sources, jusqu'ici trop négligées, et j'ai vu avec
admiration que, pour souscrire aux jugements de l'igno-
rance populaire, c'est la science qui m'avait manqué.
Un éclatant exemple de ceci, c'est le fait immense des
fédérations, dont le peuple, principalement celui des cam-
pagnes, est resté si profondément impressionné, et qu'il ne
manque jamais de rappeler avec effusion, dès qu'on parle
! de l'année 1790. Est-ce à tort.-^ Les fédérations furent-elles
de simples fêtes .»^ On le croirait, au peu d'attention que leur
donnent alors les journaux de Paris. Furent-elles des fêtes
hounjeoises y comme on a essayé depuis de le faire entendre.»^
Comment se fait-il alors que l'imagination, le cœur du
peuple, en soient encore tout remplis .\ . . Lisez les^procès-
verbaux des fédérations; comparez-les aux documents im-
primés de l'époque, vous trouverez que ces grandes réunions
armées, se succédant pendant neuf mois (de novembre 1 789
à juillet 1790), eurent l'effet très grave de montrer aux
[[aristocrates les forces immenses, invincibles, de la nation;
^ elles leur ôtèrent l'espoir, leur firent perdre terre, déci-
dèrent l'émigration, tranchèrent le nœud de l'époque. Les
fédérations centrales (Lyon, Rouen, Paris, etc.), qui vinrent
INTRODUCTION. 13
les dernières, firent comparaître seulement les représentants
de la garde nationale; à Lyon, cinquante mille hommes re-
présentèrent cinq cent mille hommes. Mais les fédérations
locales, celles des petites villes et villages, des hameaux,!
comprirent tout le monde; le peuple, pour la première fois,|
se vit, s'unit d'un même cœur.
Ce fait, imperceptible dans la presse, puis obscurci, dé-
figuré par les faiseurs de systèmes, reparaît ici dans sa gran-
deur; il domine, nous favons dit, la première moitié de ce
volume. Neuf mois de la Révolution sont inexplicables saî»
lui. Où était-il avant nous? Dans les sources manuscrites,
dans la bouche et le cœur du peuple.
C'est là la première mission de l'histoire : retrouver par
les recherches consciencieuses les grands faits de tradition
nationale. Celle-ci, dans les faits dominants, est très grave,
très certaine, d'une autorité supérieure à toutes les autres.
Qu'est-ce qu'un livre .^ C'est un homme. Et qu'est-ce qu'un
journal? C'est un homme. Qui pourrait mettre en balance
ces voix individuelles, partiales, intéressées, avec la voix de
la France?
La France a droit, si personne peut l'avoir, de juger en
dernier ressort ses hommes et ses événements. Pourquoi ?
C'est qu'elle n'est pas pour eux un contemplateur fortuit, un
témoin qui voit du dehors; elle fut en eux, les anima, les
pénétra de son esprit. Ils furent en grande partie son œuvre;
elle les sait, parce quelle les fit. Sans nier l'influence puissante
du génie individuel ^'^ nul doute que, dans l'action de ces
hommes ,Tàrpart principale ne revienne cependant à l'action
''' Dans un très bel article où le journal la Fraternité pose le véritable idéal de
riiistoire, il réduit trop cependant la part du génie individuel. (Octobre 1847.)
4
14 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
générale du peuple, du temps, du pays. La France les sait
dans cette action qui fut d'elle, comme leur créateur les
sait. Ils tinrent d'elle ce qu'ils furent, tels ou tels points ex-
ceptés où elle, devient leur juge, approuve ou condamne, et
dit ; « En ceci, vous n'êtes pas miens. »
Toute étude individuelle est accessoire et secondaire,
auprès de ce profond regard de la France sur la France, de
cette conscience intérieure qu'elle a de ce qu'elle fit. La part
de la science n'en reste pas moins grande. Autant cette con-
science est forte et profonde, autant aussi elle est obscure,
a besoin que la science fexplique. La première garde et
gardera les jugements qu'elle a portés; mais les motifs des
jugements, toutes les pièces du procès, les raisonnements
souvent compliqués, par lesquels l'esprit populaire obtient
des conclusions qu'on appelle simples, naïves, tout cela
s'est effacé. Et c'est là ce que la science est chargée de re-
trouver.
x^^^oilà ce que nous demande la France, à nous autres
historiens, non de faire l'histoire, elle est faite pour les points
essentiels moralement, les grands résultats sont inscrits
dans la conscience du peuple ; mais de rétablir la chaîne des
-^ts, des idées, d'où sortirent ces résultats : «Je ne vous
demande pas, dit-elle, que vous me fassiez mes croyances,
me dictiez mes jugements; c'est à vous de les recevoir et de
vous y conformer. Le problème que je vous propose, c'est
de me dire comment j'en vins à juger ainsi . . . J'ai agi et j'ai
jugé; tous les intermédiaires entre ces deux choses ont péri
dans ma mémoire. A vous de deviner, mes Mages ! Vous n'y
étiez pas, et j'y fus. Eh bien, je veux; je commande que
vous me racontiez ce que vous n'avez pas vu, que vous
INTRODUCTION. 15
m'appreniez ma pensée secrète, que vous me disiez au matin
le songe oublié de la nuit. »
Grande mission de la science, et quasi divine! Elle n'y.
suffirait jamais si elle n'était que science, que livres, plumes
et papier. On ne devine une telle histoire qu'en la refaisant
d'esprit et de volonté, en la revivant, en sorte que ce ne
soit pas une histoire, mais une vie, une action. Pour re-
trouver et raconter ce qui fut dans le cœur du peuple, il
n'y a qu'un seul moyen, c'est d'avoir le même cœur.
Un cœur grand comme la France!. . . L'auteur d'une
telle histoire, si elle est jamais réalisée, sera, à coup sûr,
un héros.
Quel admirable équilibre de justice magnanime se trou-
vera dans ce cœur! Quelles sublimes balances d'or! . . . Car,
enfin, il lui faudra, dans la grande justice populaire, qui
décide en général, mesurer aux individus la justice de détail,
retrouver à chacun, par une bienveillante équité, ses cir-
constances atténuantes, et, sur le plus coupable même, en
l'amenant au tribunal, dire encore : « Il fut homme aussi. »
Ces pensées nous ont souvent arrêté, souvent fait rêver
bien longtemps. Nous sentions trop ce qui nous manquait
pour toucher cette balance en pureté, en sainteté.
Ce que nous pouvons dire au moins, c'est que, digne ou
non, nous l'avons touchée d'une main attentive et scrupu-
leuse ^'l Nous n'avons jamais oublié que nous pesions des
*'' Nous n'avons, en cette histoire, attaque violente et personnelle d'un
nul intérêt que la vérité. Nous ne sui- membre de la famille Bertliier n'a nul-
vons à l'aveug'le nulle |)assion de parti. Icment ébranlé notre ferme résolution
La seule réclamation grave, sous ce rap- d'être juste pour tous, amis et ennemis,
port , qui nous soit parvenue , est celle Le fils et le petit-fils des deux victimes ,
des familles Foulon et Bertliier. Une vieillards aujourd'hui fort Agés, nous ont
^"
16 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
vies d'hommes. . . d'hommes, hélas! qui vécurent si peu.
C'est une circonstance grave dans la destinée de cette géné-
ration, qui oblige, pour être juste, de devenir indulgent :
elle tomba dans un moment unique, où s'accumulèrent des
transmis des mémoires très étendus. Ils
Icndent à établir, quant à Foulon : Qu'il
ne fut ni traitant ni financier, ne spécula
point sur les grains, ne rançonna pas le
pays ennemi , ne conseilla point la ban-
queroute; qu'il était bienfaisant, et que,
dans le rude hiver de 1 789 , il dépensa
60,000 francs en travaux pour occuper
les pauvres; que sa fortune, moins con-
sidérable qu'on n'a dit , provenait de son
mariage et de ses économies (ceci est
établi dans le mémoire par un calcul
fort spécieux). Quant à Berthier, sa fa-
mille afllrme : Qu'il était fort riche,
même avant d'épouser la fdle de Foulon;
qu'il était homme de mœurs austères,
administrateur actif, ami des réformes
et des améliorations; qu'il en fit ou pro-
posa plusieurs (cadastre et péréquation
de l'impôt , dépôts de mendicité , écoles
vétérinaires, fermes modèles, comices
agricoles , etc. ) ; les Berthier occupaient ,
dès le xvii' siècle, des places impor-
tantes dans la magistrature et l'adminis-
tration, étaient alliés aux plus grandes
familles de robe, etc. — Plusieurs de
ces faits peuvent être vérifiés dans nos
dépôts publics. La famille le fera sans
doute. Quant à la question politique,
qui nous importe surtout en ceci, la lec-
ture attentive de ces mémoires n'a point
changé notre opinion, conforme à celle
de la majorité des contemporains, et des
constitutionnels , Mounier, Lafayelte, les
Amis de la liberté , le Moniteur, etc. ; et
des myalistes même (Beaulieu, II, 10;
Perrière, I, i55; Choiseul, aao), qui
sont peu favorables à Foulon et à son
gendre. L'enquête juridique faite alors
montre assez que Foulon était le con-
seiller de la contre -révolution; que
Berthier en était l'exécuteur le plus éner-
gique; il est prouvé par ses lettres,
reçus, etc., qu'il faisait fabriquer la
poudre, les cartouches. Quant à l'ordre
qu'il aurait reçu de couper les blés en
vert, pour nourrir la cavalerie, Berthier
le niait si peu qu'il désirait vivement
faire venir cet ordre, qui eût reporté la
responsabilité sur le ministre dont Ber-
thier était l'instrument; c'est ce qu'il
dit lui-même , dans cette journée fatale ,
à M. Etienne de la Rivière qui l'amenait
à Paris, qui le défendait et le couvrait
de son corps. 11 essaya en vain d'écrire
sur la forme de son chapeau pour faire
venir cet ordre ; on l'en empêcha. Beau-
coup de gens étaient fort intéressés à ce
qu'il ne fût point interrogé, et sans
doute ils hâtèrent sa mort. Cet ordre et
l'interrogatoire auraient dévoilé sans
doute le projet de la cour, qui , hésitant
à engager ses troupes dans cette grande
ville en armes, eût mieux aimé la tenir
assiégée et affamée. On craignait telle-
ment la déposition de La Rivière à ce
sujet qu'on trouva moyen d'empêcher
les journaux de la donner autrement
que par extraits infidèles. Le seul Ami du
peuple l'inséra intégralement. (i5 jan-
vier 1790, n' 984, p. 5.) S'il s'agissait
d'une opinion du journaliste, j'aurais
INTIIODUCTFON 17
siècles; chose terrible, qui ne s'est vue jamais : plus de suc-
cession, plus de transition, plus de durée, plus d'années,
plus d'heures ni de jours, le temps supprimé!
Quelqu'un, en 1791, dans l'Assemblée nationale, raj)-
pelait 1789 : «Oui, dit-on, avant le ilclaçfe.* — Camille
Desmoulins, parlant en 1794 d'un homme de 1792 : « Un
patriote antique dans l'histoire de la Révolution. » — Le
même, marié à la fin de 1 790, écrit en 1 798 : « Des soixante
personnes qui vinrent à mon mariage, deux restent, Robes-
pierre et Danton. » Il n'avait ])as fini la ligne que des deux
il n'en restait qu'un.
lieu! iinani in horain natos! . . .
La tentation du cœur, quand on voit passer si vite ces
pauvres éphémères sous le souille de la mort, serait de les
traiter avec une extrême indulgence. Nous ne douions pas
que Dieu n'ait jugé ainsi, qu'il n'ait largement pardonné.
Î L'historien n'est point Dieu, il n'a pas ses pouvoirs illimités;
il ne peut oublier, en écrivant le passé, que l'avenir, toujours
copiste, y copiera des exemples. Sa justice se trouve ainsi
^circonscrite à une mesure moins large que ne conseillait
son cœur.
Voici ce que nous pouvions et ce que nous avons lait :
quelque défiance , le connaissant si vio-
lent, si crédule; il s'agit ici d'une pièce
qu'aucun journal imprimé publi(iuement
n'aurait osé publier. La seule difliculté
que je trouve, c'est que cet ordre, si
contraire au caractère connu de Necker,
porte au bas son nom. L'ordre , approuvé
ou non de lui, n'en aura pas moins été
envoyé par le conseil des ministres sous
le nom du ministre dans les attributions
duquel se trouvait l'airairc. — Nous
avons examiné tout ceci très froidemenl ,
comme on peut croire , avec un respect
réel de la vérité, un ferme désir d'être
juste. Seulement nous devons rappeler
une grave parole de M. de Bouille (lettre
à M. de Choiseul), qui pose et formule
très bien les libertés de f bistoire : « Le
caractère des liommes publics n|)particnt
an public, non à leur famillo. •
•^
18 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
Nous avons rarement donné un jugement total, indis-
tinct, n\ûj)ortrait proprement dit; tous, presque tous sont
injustes, résultant d'une moyenne qu'on prend en tel et tel
moment du personnage, entre le bien et le mal, neutralisant
l'un par l'autre et les rendant faux tous deux, j^ous avons
jugé les actes, à mesure qu'ils se présentent, jour par jour
et heure par heure. Nous avons daté nos justices, et ceci
nous a permis de louer souvent des hommes, que plus tard
il faudra blâmer. Le critique oublieux et dur condamne trop
souvent des commencements louables en vue de la fin qu'il
connaît, qu'il envisage d'avance. Mais nous, nous ne vou-
lons pas la connaître, cette fin; quoi que cet homme puisse
faire demain, nous notons à son avantage le bien qu'il fait
aujourd'hui; le mal viendra assez tôt : laissons-lui son jour
d'innocence, écrivons-le soigneusement au profit de sa mé-
moire.
Ainsi nous nous sommes arrêté volontiers sur les com-
mencements de plusieurs hommes, pour qui nous étions
médiocrement sympathique. Nous avons loué provisoire-
ment, là où ils étaient louables, le prêtre Sieyès et le prêtre
Robespierre, le scribe Brissot, et d'autres.
Que d'hommes en un homme! Qu'il serait injuste, pour
cette créature mobile, de stéréotyper une image définitive!
Rembrandt a fait trente portraits de lui, je crois, tous res-
semblants, tous différents. J'ai suivi cette méthode; l'art et
la justice me la conseillaient également. Si l'on prend la
peine de suivre dans ces deux volumes chacun des grands
acteurs historiques, on verra que chacun d'eux a toute une
galerie d'esquisses, touchées chacune à sa date, selon les mo-
difications physiques et morales que subissait l'individu. La
A
INTRODUCTION. 19
Reine et Mirabeau passent ainsi et repassent cinq ou six
fois; à chaque fois, le temps les marque au passage. Marat
apparaît de même sous divers aspects, très vrais, quoique
différents. Le timide et souffreteux Robespierre, à peine en-
trevu en 1789, nous le dessinons, en novembre J790, le
soir, de profil, à la tribune des Jacobins; nous le posons de
face (en mai 1791) dans l'Assemblée nationale, sous un
aspect magistral, dogmatique, déjà menaçant.
Nous avons ainsi daté soigneusement, minutieusement,
les hommes, et les questions, et les moments de chaque
homme.
Nous nous sommes dit et répété un mot qui nous est resté
présent et qui domine ce livre :
L* histoire, c'est le temps.
Cette pensée constante nous a empêché d'amener les
questions avant fheure, comme on le fait trop souvent. C'est /^v •
une tendance commune de vouloir lire toutes les pensées | ^^
d'aujourd'hui dans le passé, qui souvent n'y songeait pas. \
I Pour ceux qui ont cette faiblesse, rien n'est plus facile.
Toute grande question est éternelle; on ne peut guère
manquer de la retrouver à toute époque. Mais le fait de la
science est de ne pas prendre ainsi ces côtés vagues et gé-
néraux des choses, ces caractères communs des temps, où
ils se confondent; au contraire, de spécifier, — d'insister,
pour chaque époque, sur la question vraiment dominante,
et non d'y faire ressortir telle circonstance accessoire, qui se
trouve en d'autres temps, qui peut-être de nos jours est de-
venue dominante, mais ne fêtait pas alors.
C'est à tort que les auteurs de Vllistoire parlementaire et
ceux qui la suivent de près ou de loin ont placé en première
\J \^
20 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
ligne, dans Thistoire de la Révolution, les questions qu'on
appelle sociales , questions éternelles entre le propriétaire et
le non-propriétaire, entre le riche et le pauvre, questions
formulées aujourd'hui, mais qui, dans la Révolution, ap-
paraissent sous d'autres formes, vagues encore, obscures,
dans une place secondaire.
Ces auteurs ont exercé une très grande influence, et par
une collection facile à consulter, qui semble dispenser des
autres, et par un journal estimable, rédigé malheureusement
dans leur esprit, mais dont la moralité forte compense en
partie ce défaut. Le devoir, ce mot seul, rarement attesté de
nos jours, le devoir senti, enseigné, constitue à ce journal
une originalité véritable..
Nous ne reprochons rien aux trop modestes élèves, plus
sensés d'ailleurs que leurs maîtres. — Quant à ceux-ci, nous
ne pouvons nous empêcher d'admirer leur sécurité dans
l'absurde, leur intrépidité d'affirmation. Le devoir pourtant
qu'ils attestent commandait, avant d'affirmer ainsi, d'étudier
avec conscience. On ne devine pas fhistoire. Ce lui qui
la parcourt en hâte, pour y trouver quelques preuves d'une
théorie toute faite, limite trop ses lectures et n'entend
/ pas même le peu qu'il a iu. C'est ce qui arrive aux au-
I teurs de V Histoire parlementaire; des deux termes qu'ils
; rapprochent et mêlent sans jugement, le moyen âge, la
Révolution, ils ne savent pas le premier et ne comprennent
pas fautre.
Qu'est-il arrivé quand ils ont voulu imposer à la Révo-
lution de 1 789 le caractère socialiste des temps postérieurs.^
Ne trouvant rien dans les monuments révolutionnaires qu'ils
reproduisent, ils y suppléent, en collant, devant, derrière.
INTIIODUCTION. 21
des préfaces ou postfaces qui n'y ont aucun rapport. Là,
sans preuves, ils afiirment que telle fut l'idée secrète des
grands acteurs historiques, de tel homme, de tel parti : ils
ont pensé ceci, cela; ils n'en ont rien dit, il est vrai, mais
ils auraient dû le dire.
Ou bien, s'ils trouvent un secours, quelques mots qu'ils
puissent, en les forçant, détourner à leur profit, c'est dans
le camp ennemi qu'ils vont les chercher. Donnons ici un
exemple de cette étrange méthode.
L'affaire Réveillon, tout artificielle, comme le dit très
bien Barrère, affaire visiblement organisée parla cour pour
empêcher les élections, décider le Roi à ajourner les Etats
généraux, ils en font une question toute semblable à celles
qui nous occupent aujourd'hui : c'est le peuple contre les
bourgeois. Et, pour relever ce prétendu peuple, ils affirment
hardiment qu'on ne pilla rien chez Réveillon, qu'il le dit
ainsi lui-même. Pour les meubles, cela est vrai; on n'aurait
pu les emporter; la foule était serrée, compacte, et les spec-
tateurs honnêtes se seraient certainement déclarés contre
les pillards. Mais, pour ce qu'on put emporter, pour l'argent,
on remporta; c'est Réveillon qui, dans sa déposition, le té-
moigne expressément ^'^
Il est étrange que Vllistoire parlementaire invoque son té-
moignage pour lui faire dire tout juste le contraire de ce
qu'il dit.
Où puise-t-elle son récit? Dans Y Ami du Roi, — Vous
croyez, d'après ce titre, qu'il s*agit du journal contem-
porain, racontant un fait de la veille. Nullement. 11 s'agit ici
^'^ tll y avait à côté 5oo louis d'or, qui m'ont été volés aussi. » [Exposé justificatif
du siear Réveillon, réimprimé à la fin du i" volume de Ferrières, p. 4 3 a, éd. 182a.)
22 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.
d'une histoire écrite par Montjoye, deux ans après, «pour
former, avec le journal Y Ami du Roi, un corps complet
d'histoire». Il n'y a jamais eu un plus effroyable amas de
mensonges que ce livre de Montjoye, jusqu'à raconter que
Mirabeau était là, dans l'affaire Réveillon, pour pousser
l'émeute! L'ouvrage, en général, est un recueil très
complet de tout ce qu'on avait pu imaginer en fait de ca-
lomnies absurdes. Vous retrouverez là, entre autres choses,
le roman de la République calviniste, travaillant la Révo-
lution pendant trois cents ans, exactement comme on l'a lu
dans la brochure originale de Froment en i 790.
La tactique très perfide des royalistes et des prêtres
à cette époque était d'exploiter les souffrances infinies du
peuple, d'en accuser la Révolution, de dire que tout au
moins elle n'y pouvait rien changer.
Les évoques (juin 1789) apportent hypocritement du
pain noir dans l'Assemblée : « Messieurs, voyez le pain du
peuple . . . Ayez pitié du pauvre peuple ...» Et Montjoye
ajoute en cadence : « Qu'importent ces élections } Le pauvre
sera toujours pauvre. » — C'est-à-dire qu'une révolution
qui, par le fait, supprimait l'octroi des villes, qui délivrait
le paysan de la dîme, abolissait fimpôt indirect, mettait en
vente à vil prix des milliards de biens, était une révolution
tout indifférente au peuple, œuvre des bourgeois faite uni-
quement pour l'intérêt des bourgeois. Burke et le clergé
ont dit ces choses, mais quel homme sensé les croira?
Malouet, en 1789, fit la proposition infiniment dange-
reuse de voter une vaste taxe des pauvres, qui, mise entre
les mains du Roi, tournait la Révolution exactement à re-
bours, faisant du Roi le tribun des indigents, le nourricier
INTRODUCTION. 23
des affamés, le capitaine peut-être des mendiants contre la
Révolution. L'Assemblée répondit noblement par des sacri-
fices personnels, par l'immortelle nuit du 4 août.
En 1790-1791, le club des Amis de la constitution mo-
narchique usa de la même recette. Il se mit à distribuer
des bons de pain, non aux plus affamés, mais aux tra-
vailleurs robustes. Les Jacobins regardèrent cette tentative
comme tellement dangereuse qu'ils eurent recours aux plus
violentes émeutes pour détruire ce club.
Tout était gagné pour les royalistes, s'ils avaient pu ol)-
scurcir la question politique, en faire une question sociale,
la guerre des bourgeois et du peuple, puis intervenir, faire
accepter au peuple du pain, en place de ses droits. Ils
avaient compté sans lui. Tout affamé qu'il était, il subor-
donna la question du ventre à la question d'idées. On vit
alors, dans les plus extrêmes épreuves, combien la Révolu-
tion était, dans son principe, glorieusement spiritual iste,
fille de la philosophie et non pas du déficit. Aux portes
des boulangers, comme aux portes de l'Assemblée, on par-
lait de la disette moiris que du veto, moins que du der-
nier discours qu'avait prononcé Mirabeau; on discutait les
Droits de fhomme, etc. C'est ce que les royalistes, confon-
dus, ont appelé la folie de cette époque; c'est sa gloire^j^i^
Étranges amis du peuple que ceux qui, adoptant à
faveugle la tradition royaliste, rabaisseraient ces luttes '
d'idées aux querelles de famine !
Partout où ils rencontrent du pillage, du brigandage,
« c'est le peuple, voilà le peuple. . . » Et que diraient donc
de plus ses cruels ennemis ?
^
24 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.
On croirait qu'ils sont ennemis systématiques de la pro-
priété. Ils ne savent pas bien ce qu'ils sont; ils restent, sur
ce point, dans une sorte d'éclectisme, comme leur ami
Marat.
Préoccupés exclusivement de Paris, des tendances aristo-
cratiques de la garde nationale de Paris, ils croient voir par-
tout la lutte du peuple et de la garde nationale. Que ne
consultent-ils les hommes du temps qui vivent encore? Ils
leur diraient que, de juillet 1789 à juillet 1790, et même
au delà, la garde nationale, c'était tout le monde en France.
Paris et quelques grandes villes font seules exception à cela.
Le charbonnier, le porteur d'eau, le commissionnaire du
coin de la rue, montait sa garde à côté du propriétaire, du
riche. Notre cher et vénérable M. de Lamennais m'a conté
qu'au moment où les villes de Bretagne défendirent du pil-
lage les châteaux des nobles, leurs ennemis, il fut frappé,
tout enfant qu'il était, de voir la ville de Saint-Malo tout en-
tière partir en garde nationale.
Les grandes villes, la classe ouvrière, absorbent toute
l'attention des auteurs de V Histoire parlementaire. Ils oublient
/ une chose essentielle. Cette classe n'était pas née.
Je veux dire qu'elle était peu nombreuse, en comparaison
de ce qu'elle est aujourd'hui.
La France nouvelle est née en deux fois : le paysan est
né de l'élan de la Révolution et de la guerre, de la vente des
biens nationaux; l'ouvrier est né de 181 5, de l'élan indus-
triel de la paix.
r Da plupart des systèmes qu'on bâtit sur les temps de la
/Révolution reposent sur l'idée de la classe ouvrière qui alors
j existe à peine. Voilà la première erreur de MM. Bûchez et
INTRODUCTION. 25
Roux^et de ceux qui, avec plus d'esprit, plus de talent,
moins d'exagération systc'^maticpie, ont adopté à la légère
plusieurs de leurs conclusions.
Et la seconde erreur, non moins grave, c'est de supposer
que la tradition catholique s'est perpétuée dans celle de la
Révolution.
Pour défendre ce paradoxe, il a fallu soutenir à la Révo-
lution elle-même qu'elle s'est trompée, qu'elle est identique
à ce qu'elle a cru combattre; ce qui n'est pas moins que de
la représenter imbécile et idiote.
Mutilez tant que vous voudrez, torturez ses paroles,
jamais vous ne la convaincrez d'avoir eu pour principe
l'étrange et bizarre éclectisme où vous mêlez grossièrement
ensemble les éléments les plus contraires. Elle eut un prin-|
cipe simple, comme toute chose vivante, organique; elle eut
une àme, une vie.
Quand vous lui prêteriez vos paroles, vos conceptions
bizarres, cela ne suffirait pas encore à la dénaturer, si on la
voyait, ce qu'elle est, légitimement amenée par le courant
invincible des siècles qui la préparent. H faut supprimer ces
siècles, trois au moins, nier la Renaissance, nier le Protes-
tantisme qui est la moitié du monde, nier le wiii*^ siècle et
le monde entier.
Où donc faut-il remonter pour trouver l'esprit véritable
auquel nous rattacherons la Révolution? Au traité deWest-
phalie? A Luther? A Jean Huss? L'Europe, avant ces
époques, était une, disent-ils, harmonique, parfaitement
équilibrée. Or savez-vous ce qu'avait à faire la Révolution
selon eux? Vous ne le devinez ])as? Replacer le monde au
même point : « Ramener le droit public de l'Europe à l'état
26 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
OÙ il était avant le traité de Westphalie » (t. VI, p. xiii,
i'^'-' édition).
Même page : « La Réforme brisa l'unité religieuse. » L'unité
avait été grande en effet au xv'' siècle, grande au xiv®, grande
si nous remontons aux Albigeois et plus haut. . . l'unité
d'un chaos sanglant!
«Plus tard, disent-ils, naquit la doctrine du droit natu-
rel. » Croyez-vous donc, parce que, jusque-là, vos prêtres
la faisaient taire, cette doctrine, par le fer et par le feu,
qu'elle n'existât pas dans le cœur de l'homme, qu'elle ne
criât pas contre eux.^ — En quelle année, s'il vous plaît,
est-elle née ? Donnez-moi la date du droit éternel.
J'avais lu toutes ces belles choses dans ce pêle-mêle alle-
mand, qu'on appelait Le Catholicjue , où M. d'Eckstein, avec
une certaine verve trouble, brouillait toutes sortes de doc-
trines, de théories empruntées. C'est la source principale
où ceux-ci ont puisé ce qu'ils savent du moyen âge catho-
lique. Seulement, comme si ce brouillard leur semblait en-
core trop clair, ils ajoutent tout ce qu'ils ont d'ignorances,
de confusions, de malentendus. Les ténèbres bien épaissies,
redoublées par des non-sens, ils se sont là-dedans commo-
dément établis, et là fait un tel mélange de formules, d'abra-
cadabra, que rien de pareil n'a eu lieu depuis la scène des
trois sorcières de Macbeth. Vous entendez du dehors toutes
sortes de doctrines violées, accouplées, torturées, hurler
dans la nuit. Chacune d'elles est mêlée aux autres, d'une ma-
nière d'autant plus impitoyable et barbare qu'ils ne savent
la vraie nature, la portée d'aucune. Chacune prise de se-
conde main , dans des extraits infidèles, dans des traductions
inexactes, n'ayant plus ni figure ni forme, finit par se prê-
INTUODUCTION. 27
1er à tout. La série des épurations, des rectifications préa-
lables par lesquelles il faudrait faire passer chaque élément
de ce mélange, avant d'en venir à discuter finforme Babel,
décourage, les bras en tombent.
Nul système n'est là plus barbarement estropié que la
pauvre Révolution.
Pour donner quelque vraisemblance à cette confusion
incroyable qui identifie l'âge de libertc avec fàge dautorité,
de tyrannie spirituelle, il leur a fallu placer le premier dans
ce qui fut le moins lui-même, dans ce qui fut le moins
libre, dans ce que la Révolution offre d'analogue aux bar-
baries du moyen âge. La Révolution, selon eux, apparaît
précisément dans ses ressemblances avec le système contre
lequel depuis des siècles se faisait la Révolution. Née, gran-
die dans findignation légitime qu'inspirait la Terreur de
rinquisition, elle triomphe enfin, elle éclate, révèle son
libre génie, et son génie ne serait autre que la Terreur de
1793 et l'inquisition jacobine.^
Satire amère de la Révolution! Qu'elle déclame cinq
cents ans contre le moyen âge, et qu'arrivée à son jour,
sommée par la nécessité de montrer ce qu'elle est, ce
qu'elle veut, elle ne montre rien en soi qu'une impuissante
déduction du moyen âge, qu'une imitation servile de ses
procédés barbares, barbarie plus choquante encore, lors-
qu'elle se représente, en plein xviif siècle, après Rousseau
et Voltaire.
Si cette théorie est bonne, le moyen âge a vaincu. Comme
Terreur, il est supérieur, ayant, par delà les supplices éj)hé-
mères, les tourments de l'éternité. Comme Inquisition, il
est supérieur, connaissant d'avance fobjet sur lequel porte
i
28 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
son enquête, ayant élevé enfant cet homme dont il cherche
la pensée, l'ayant pénétré d'avance par tous les moyens de
l'éducation, le reprenant chaque jour par la confession,
exerçant sur lui deux tortures, la volontaire, l'involon-
taire, etc. L'Inquisition révolutionnaire, n'ayant aucun de
ces moyens, ne sachant comment discerner les innocents
des coupables, est réduite à un aveu général de son im-
puissance; elle applique à tous au hasard la qualité de
suspects.
Le moyen âge, nous le répétons, a tout l'honneur en ce
système. Il est le système même, et la Révolution n'y appa-
raît que comme une application malheureuse, un accident
barbare. Le catholicisme, ici, c'est le fond de tout, un fond
absorbant qui rappelle tout à lui. Les auteurs ont beau
faire parade de phrases révolutionnaires, attaquer même
en tel point tel abus de l'ancienne Eglise ; leur principe
d'une pente rapide, d'une descente invincible, les fait rou-
ler vers cette Eglise, au sein des vieilles ténèbres. Ce sont
les Jacobins du pape. Le clergé ne s'y trompe pas; l'apo-
logie de la Saint-Barthélemi lave à ses yeux suffisamment
rtâpplogie du 2 septembre.
Je n'insisterais pas ainsi sur Y Histoire parlementaire , si
ce recueil, commode à consulter, n'était pas pour la foule
des lecteurs qui ont peu de temps une tentation continuelle.
Le mot devoir est en tête, il commande la confiance. 11 porte
à croire que l'exécution du livre fut aussi consciencieuse
que l'intention pouvait être bonne. Néanmoins, quoique
les auteurs soient des hommes honorables, la passion, la
préoccupation systématique, sans doute aussi la précipita-
tion avec laquelle ils travaillèrent, leur ont fait admettre
INTRODUCTION. 29
dans leur recueil une quantité innombrable d'erreurs maté-
rielles qu'ils trouvaient dans les grandes collections, et ils
ont ajouté les leurs ^'^
Leurs idées ont acquis aussi une grande influence par / jL
ce qu'en ont emprunté des hommes fort supérieurs en
talent littéraire et bien moins systématiques. Les derniers
historiens de la Révolution, MM. de Lamartine, Louis
Blanc, Esquiros (que je ne prétends nullement juger, l'éloge
me mènerait bien loin), sont, malgré leurs différences,
d'accord avec M. Bûchez sur deux points essentiels. En ces
points, ils sont tous contraires à la tradition de l'esprit mo-
derne, à celle de la France. Cette tradition n'est pas moins,
selon moi, que la conscience nationale. Jusqu'à quel point la
science, aidée du talent et du prestige de l'art, peut-elle
avoir raison contre la conscience populaire ? C'est ce que le
temps jugera.
1. Le premier point, c'est leur indulgence pour le clergé.
Contrairement à l'opinion générale, ils ne paraissent pas
croire que la Révolution ait été amenée par les fautes des
f prêtres autant que par celles des rois. Les premiers n'appa-
( raissent dans leurs livres que de profd et en seconde ligne.
La tradition antiecclésiastique de la philosophie française
'"' J'en ferais un livre plus gros que exemple, au 6 août 178g, ils suppri-
le leur ; mais ce qu'il y a de plus curieux, ment la proposition que fait Buzot de
c'est de voir comme ils escamotent les déclarer que • les biens ecclésiastiques
affaires ecclésiasti((ues , suppriment les appartiennent à la nation ». Ils craignent
discours les plus fort» sur ces matières, de donner à un Iiomme de la Gironde
les disant de peu d'importance, tandis celle grande initiative. — Au 37 juil-
que , dans leurs préfaces , les mêmes ma- let 1 789 , ils omettent une discussion
tières sont présentées comme les plus tout entière, ce qui les dispense de dire
importantes. que Robespierre demanda la violation
l^arfois l'esprit de système les mène du secret des lettres, etc. (Voir le
à des nniiilations très graves. Par tome II , i" édition, |8.'Î4.)
30 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
leur inspire peu de sympathie; dans Rabelais, Molière et
Voltaire, ils ne voient que les organes d'un individualisme
égoïste des classes bourgeoises. Nous, nous y voyons le
peuple, la manifestation vraie et forte de l'esprit français,
tel qu'on le trouve antérieurement dans les fabliaux, fables,
contes, poésies populaires de tout âge, de toute forme et
de toute espèce.
Nous ne portons ici aucun jugement sur le mérite des
deux doctrines opposées. Nous notons seulement leur oppo-
sition.
II. Il en est de même pour le second point. Les quatre
écrivains dont je parle s'accordent dans leur admiration
pour les hommes de la Terreur; ils croient que le Salut
/ public a sauvé la France, ils révèrent les noms qui, à tort
ou à raison, sont restés exécrables dans le souvenir du
peuple, et, dans sa bouche, maudits.
Deux des histoires en question ne sont point achevées.
Attendons les faits, inconnus sans doute, qu'elles tiennent
encore en réserve, des faits, s'il en est d'assez concluants
pour faire que l'instinct populaire a erré, que la France
s'est trompée.
En attendant, tout ce qu'une longue étude des précédents
de la Révolution, et de la Révolution même, nous conduit à
croire, c'est que la France a raison, c'est qu'entre la science
véritable et la co/i5cie/ice populaire, il n'y a rien de contra-
dictoire.
Loin d'honorer la Terreur, nous croyons qu'on ne peut
même l'excuser comme moyen de salut public. Elle eut des
difficultés infinies à surmonter, nous le savons; mais la vio-
lence maladroite des premiers essais de Terreur, qu'on voit
INTRODUCTION. 31
dans ce volume même, avait eu l'elTet de créer à l'intérieur
des millions d'ennemis nouveaux à la Révolution, à l'exté-
rieur, de lui ôter les sympathies des peuples, de lui rendre
toute propagande impossible, d'unir intimement contre elle
les peuples et les rois. Elle eut des obstacles incroyables
à surmonter; mais les plus terribles de ces obstacles, elle-
même les avait faits. — Et elle ne les surmonta pas; c'est
elle qui en fut surmontée.
La faute, au reste, n'est pas particulière aux hommes du
Salut public; c'est celle par laquelle avaient péri les sys-
tèmes antérieurs.
Tous commencent par poser le devoir; puis les dangers,
les nécessités, viennent, ils ne songent qu'au salut.
Le christianisme part de l'amour de Dieu et de l'homme,
du devoir moral; puis, dès qu'il est contesté, il procède par
le fer et le feu, par voie de salut public.
La royauté naissante est une justice suprême; saint Louis
est un juste juge, même contre la royauté. Philippe le Bel,
poussé par le pape, atteste le salut public (c'est le mot même
dont il se sert). Louis XI l'applique aux seigneurs.
Demandez à chaque système pourquoi ces moyens vio-
lents, peu en rapport avec le principe élevé qu'il mit en avant
d'abord, il répond : « Il faut que je vive; la première loi est
le salut. » — Et c'est par là qu'il périt.
Ces remèdes héroïques ont cet infaillible effet de donner
une vigueur nouvelle à ce que l'on veut détruire. Le fer
a une force vivifiante qui fait végéter ce qu'on coupe;
c'est comme la taille des arbres. Torquemada, par les bû-
chers, enfante des philosophes. Louis XI, par les gibets,
réveille l'âme féodale pour le siècle qui va suivre. Marat,
32 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
en aiguisant le couteau de la guillotine, ne fait que des
royalistes et prépare la réaction.
Les hommes de la Révolution, fort courageux et dévoués,
manquèrent, il faut le dire, de cet héroïsme d'esprit, qui
les eût affranchis delà vieille routine du salut public, appli-
quée par les théologiens, formulée, professée par les juristes
depuis le xiii*' siècle, spécialement en i3oo par Nogaret
sous son nom romain de salut public, puis par les ministres
des rois sous le nom d'intérêt, de raison d'Etat.
Nos révolutionnaires retrouvèrent cette doctrine dans
Rousseau ; ils la suivirent docilement. Les vingt années qui
suivent Rousseau ne leur donnaient nulle idée essentielle de
plus. Eux-mêmes, emportés dans l'orage, ils n'y purent rien
ajouter. Rousseau fut inconséquent, et ils furent inconsé-
quents.
Notons cette inconséquence.
Dans V Emile, dans la profession de foi du vicaire sa-
voyard, Rousseau a atteint la profonde idée de la supréma-
tie absolue du droit, du devoir, disant que Dieu même n'en
est pas affranchi ^^K Mais dans le Contrat social, le droit flotte
devant ses yeux, il n'est plus une idée simple, primitive,
absolue; il croit avoir besoin de l'expliquer, il le dérive
d'une idée antérieure ^^^
11 appuie la justice sur la préférence de chacun pour soi,
'*' «Dieu, dit-on, ne doit rien à ses dit , quehjues lignes plus haut, que si
créatures. Je crois qu'il leur doit tout tous, dans la Cité, désirent le bonheur
ce qu'il leur promit en leur donnant de tous, c'est qu'ils y volent leur inté-
l'ètre, » etc. [Emile, liv. IV.) rèt (liv. II, chap. iv).
^*' « L'égalité de droit et la notion Cette doctrine peu élevée rappelle
de justice qu'elle produit dérivent de la ([ue le Contrat social fut écrit d'abord à
préférence que chacun se donne. » Il Venise.
INTRODUCTION. 33
sur ïintêi^t personnel. La justice sociale va se trouver l'on-
dée sur l'intérêt général. Plus d'injustice dès que cet intérêt
général commande, dès que l'injustice peut servir au Salut
public, seule base de la justice.
Le salut, dans ce système, est pris pour point de départ,
comme l'idée la plus claire, la notion la plus précise qui
prête sa clarté aux autres. Cependant, dans cette incerti-
tude infinie des choses humaines, lorsque les fameux poli-
tiques se trompent à chaque instant, sont-ils surs de ne pas
se tromper ici, de bien savoir ce qu'ils disent, quand ils
parlent de salut? Le salut est-il donc chose plus claire dans
l'esprit de l'homme que Injustice ne l'est dans son cœur.^
« Qui sait en ce monde (un jeune homme d'un grand cœur
me disait hier ce mot) , qui sait au vrai ce que c'est que le
salut? Est-ce vivre? Est-ce mourir? »
Pour moi, tout le spectacle de l'histoire m'a montré une
chose (que les empiriques ignorants de la politique feront
bien d'apprendre) : c'est que les plus sûrs du salut, c'étaient
encore, après tout, ceux qui ne voulaient point de salut
aux dépens de la justice.
La justice est une idée positive, absolue, qui se suffît à
elle-même. Le salut est une idée négative, qui implique la
négation de la ruine, de la mort, etc. Ceux qui firent des-
cendre la Révolution de la justice au salut, de son idée
positive à son idée négative, empêchèrent par cela même
qu'elle ne fût une religion. Jamais idée négative n'a fondé
une foi nouvelle. La foi ancienne dès lors devait triompher
tôt ou tard de la foi révolutionnaire. L'ancienne n'aurait pu
légitimement céder qu'à une foi plus désintéressée, plus
haute, mieux fondée dans la juslice.
II.
34 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
Personne, du commencement, ne vit tout cela.
L'Assemblée constituante, par la voix de Mirabeau, pro-
clama le principe même de la Révolution (conforme au
Rousseau de ï Emile) : « Le droit est le souverain du monde. »
Et encore par Dupont (de Nemours) : « Périssent les colo-
nies plutôt qu'un principe! » Ce qui n'empêcha pas les me-
neurs de l'Assemblée de professer, tout au moins de prati-
quer la doctrine du Salut public. Ils n'hésitèrent pas à
l'avouer dans une occasion solennelle.
Les Girondins et Montagnards commencent précisément
de même. Robespierre répète, dans la discussion des colo-
nies, le mot de Dupont (de Nemours). Dans la question de
la liberté d'émigrer, il s'abstient, laisse parler les profes-
seurs du Salut public (février 1791). Cependant, dès 1789,
il a conseillé la violation du secret des lettres; on peut, sans
peine, prévoir que, s'il arrive à tenir le timon des affaires,
il ne défendra pas les principes plus obstinément que ne
font les Constituants et les Girondins. Le grand instranieii'
tum regni, la doctrine du Salut public, est invariablement
réclamée par les puissants.
Ils n'ont pas une autre recette. Tous, Girondins, Mon-
tagnards, partent de l'idée que seuls ils sauront sauver
le peuple. Par quelle voie.^ Nulle qui leur soit propre. Ils
n'ont ni le temps ni l'idée même de chercher des choses
nouvelles. Ils n'ajoutent rien, comme philosophie, aux théo-
ries de Rousseau, à la formule de Sieyès, qui en dérive;
1 je parle du droit du nombre; seulement ils l'appliquent diver-
sement. Sur quoi ce droit est-il fondé? Quel est le droit
des classes les plus nombreuses, des classes non cultivées,
le droit de l'instinct, de l'inspiration naturelle? En quoi ces
INTUODUCTION. 35
classes voieiit-eUes mieux, souvent, que les classes culti-
vées? Ils ne songèrent nuHemenl à éclaircir ces questions ^'^
La stérilité des Girondins ne tint pas, comme on le
dit, à leur qualité de hounjeois, mais à leur fatuité d'avo-
cats, de scribes. Les Jacobins, on le verra, furent également
des bourcjeois. Pas un des meneurs jacol)ins ne sortait du
peuple.
Scribes, avocats, disputeurs, les Girondins crurent ré-
genter le peuple par la puissance de la presse. Brissot, que
j'ai appelé plus haut un doctrinaire républicain, dit dans sa
lettre à Barnave : « Autant un homme libre est au-dessus
d'un esclave, autant un philosophe patriote est au-dessus
d'un patriote ordinaire. » Brissot ignore c[ue l'instinct et la
réflexion, l'inspiration et la méditation sont impuissants
l'un sans l'autre; que le philosophe qui ne consulte pas sans
cesse les instincts du peuple reste dans une vaine et sèche
scolastique; que nulle science, nul gouvernement n'est sé-
rieux sans cet échange de lumières. ^
Ces docteurs ont cru, précisément comme ceux du moyen "^
âge, posséder seuls la raison en propre, en patrimoine; ils
ont cru également qu'elle devait venir d'en haut, du plus
haut, c'est-à-dire d'eux-mêmes; qu'elle tombait sur le simple!
peuple de la tête du philosophe et du sage.
Girondins et Montagnards, ils sont d'accord là-des- v^
sus. Ils parlent loujouis (hi pcupk', mais se (loleul bien —-
''^ Sont-elles éclaircies aiijouitriiui ? fait dans ce but, faible essai, mais le
Pas encore. premier; c'est la deuxième partie de
Qu un sache bien cependant que nulle mon livre du Peuple, la chose la plus
amélioration sociale n'est jwssible, tant sérieuse peut-èlre que j'aie écrite, celle
que ces questions ne seront pas résolues qui, tout au moins, témoignera de ma
et leur formule jwsée. Un essai a été bonne volonté.
3.
36 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
au-dessus. Les deux partis également, nous le mettrons en
lumière d'une manière évidente, reçurent toute leur im-
pulsion des lettrés, d'une aristocatie intellectuelle.
Les Jacobins portèrent l'orgueil à la seconde puissance;
ils adorèrent leur sagesse. Ils firent de fréquents appels
à la violence du peuple, à la force de ses bras; ils le sol-
-"^ dèrent, le poussèrent, mais ne le consultèrent point. Ils
ne s'informèrent nullement des instincts populaires qui ré-
clamaient dans les masses contre leur système barbare ^^^
Tout ce que leurs hommes votaient dans les clubs de i 798 ,
(^ par tous les départements, se votait sur un mot d'ordre
( envoyé du Saint des saints de la rue Saint-Honoré. Ils
tranchèrent hardiment par des minorités imperceptibles
les questions nationales, montrèrent pour la majorité le
dédain le plus atroce, et crurent d'une foi si farouche à
leur infaillibihté qu'ils lui immolèrent sans remords un
monde d'hommes vivants.
Voilà ce qu'ils dirent à peu près : « Nous sommes les
sages, les forts; les autres sont des idiots de modérés, des
enfants, des vieilles femmes. Notre doctrine est la bonne, si
'*' L'organe véritable des masses fut
l'infortuné Loustalot, rédacteur des Ré-
volutions de Paris , qui mourut à vingt-
huit ans, après avoir obtenu un succès
tel que la presse , ni avant ni après , n'en
peut citer un semblable ; son journal fut
tiré parfois, je l'ai fait remarquer, à deux
cent mille exemplaires ! Mirabeau tirait
à dix mille , la Société centrale des Ja-
cobins à trois mille, etc. — Malgré la
légitime colère qu'inspire à Loustalot la
contre-révolution (et dont il est mort),
il réelame avec une vigueur admirable
les droits de l'humanité; en ce point, il
parle hardiment, sans ménagement pu-
sillanime pour sa popularité. Il sent trop
bien que c'est le cœur môme du peuple
qui parle en lui. Il censure les devises
menaçantes qui avaient paru à la Fédé-
ration , et propose celle-ci : « Vaincre et
pardonner. » Il pousse un cri de fureur
contre les assassins du boulanger Fran-
çois (octobre 1789) : «Des Français?
des Français ? Non , ces monstres n'ap-
partiennent à aucun pays; le crime est
leur élément , le gibet leur patrie I »
INTRODUCTION. 37
notre nombre est minime. Sauvons, malgré lui, ce bétail.
Qu'on en tue plus ou moins, qu'importe? Cela vivait-il,
vraiment, pour se plaindre de mourir? La terre y profitera. «
• Un jour de crime seulement. . . » — C'est ce que disait
ce bon Louis XI : «Encore un petit crime seulement, ma
bonne Vierge, seulement la mort de mon frère, et le royaume
est sauvé. »
« Un jour de crime seulement, demain le peuple est
sauvé; nous mettons la Morale et Dieu à Tordre du jour. »
— Autrement dit : « Quand nous aurons rendu ce peuple
exécrable au monde, mettant sous son nom ce que fait
malgré lui une petite minorité, quand nous aurons brisé
en lui, par les honteuses habitudes de la peur, tout ressort
moral, alors, au moyen d'une petite proclamation, d'un
morceau de papier timbré, tout renaîtra, se relèvera;
l'âme flétrie de ce peuple va refleurir devant le Ciel et la
Terre. »
Chirurgiens ineptes, qui, dans votre profonde ignorance
de toute médecine, croyez tout sauver en enfonçant le fer
au hasard ici et là dans le malade, qui vous a donné sur lui
cette autorité? — Tailler et puis couper encore, c'est toute
votre science; le mal repousse à côté? Encore un morceau
de chair!
Voilà une bien terrible aristocratie, dans ces démocrates:
«Nous sommes des docteurs, nous; le malade ne sait ce
qu'il dit. . . Nous le guérirons, quoi qu'il fasse; il sera
bien content demain ; il ne lui en aura coûté que tel acces-
soire, un nez, un œil, une oreille, un bras, une jambe, la
tête, à prendre les choses au pis; eh bien, le tronc sera
sauvé I »
38 mSTOIHK l)K I.A HKVOMJTIO'N FRANÇAISE.
La situation était atroce; mais elle était ridicule, c'est ce
qui nous tira de là. Qui tuera le rire en France? Il tuerait
plutôt le reste.
Pendant que les faux Rousseau prouvent à la Convention,
au nom des principes, quelle doit s'exterminer elle-même,
pendant qu'elle baisse la tcte et n'ose dire : « Non ...» voici
un incident grave : Voltaire ressuscite.
Béni sois-tu, bon revenant! Tu nous viens en aide à tous.
Nous étions bien embarrassés sans toi, personne ne pouvait
arrêter la mort déchaînée au hasard. Les philanthropes du
moment ont guillotiné la clémence; ils ne savent plus eux-
mêmes avancer ni reculer.
Le procès voltairien de la mère de Dieu (Catherine Théot) ,
tombé dans la Convention, y soulève un rire immense. . .
Miracle ! ces morts qui rient . . .. Cette assemblée condamnée,
la tête sous le couteau, la mort dans les dents, s'oublie, elle
éclate, ne peut se contenir. L'invincible torture du rire, lui
donnant la question, suscite du fond de ses entrailles ce
qui eût semblé éteint, perdu pour toujours, l'étincelle de
Voltaire. . . Disons mieux, la flamme immortelle du vrai
génie de la France. . . Rire sacré, rire sauveur, qui vainquit
la peur et la mort, rompit l'horrible enchantement.
L'apôtre de la Terreur, sous l'amusante figure de Messie
des vieilles femmes, ne fut plus terrible à personne. Le ter-
rorisme sentimental, la grimace de Rousseau (dont Rousseau
/eût eu horreur) ne put plus se soutenir. Le jour où le dic-
l tateur apparut comme roi futur des prêtres, la France ré-
/ veillée le déposa à côté de Louis XVI.
Grande leçon pour les politiques, et qui doit les faire
songer! Qu'ils prennent garde à Voltaire ! Cet homme-là res-
INTRODUCTION. S9
suscite quand on y pense le moins. Robespierre s'en est mal
trouvé. Chaque fois qu'on s'appuie sur Tartufe ou qu'on
veut s'y appuyer. Voltaire est là qui vous regarde . . .
Plusieurs demandent à quoi sert Voltaire, s'il n'est pas
fini depuis longtemps, mort et enterré? Nqnj_^l_vit, pour
surveiller les alliances monstrueuses.
Rousseau ne les empêche pas. Tout en renversant les
bases du christianisme comme système, il l'adopte comme
sentiment. Les faux Rousseau ne mancjuent jamais de pro-
fiter de l'équivoque. Voltaire, qui vint avant Rousseau, doit
encore revenir après, pour que la question ne s'obscurcisse,
comme on tache souvent de le faire.
La France aura toujours deux pôles, Voltaire et Rousseau ;
on n'ôtera pas plus l'un que l'autre. Que sert de commencer
une entreprise impossible ? Pour faire plaisir aux prêtres qui
n'en sauront aucun gré ?
Le côté voltairien, né du sol et du vin des Gaules, per-
pétué des fabliaux en Rabelais, de Rabelais en Molière, en
Voltaire, fleurit, fleurira, cultivé des Déranger de favenir.
Ce n'est pas, comme vous croyez, un fruit sans conséquence
de la vieille gaieté bourgeoise : c'est aussi, c'est avant tout
la ferme franchise gauloise, c'est la loyauté de ce peuple,
c'est sa haine pour Tartufe (religieux, politique, philan-
thrope, peu importe).
Voltaire, un en trois personnes, dans ces trois vainqueurs
de Tartufe, Rabelais-Molière-Voltaire, est, sous la variété
infinie de ses formes vives et légères, malgré tel ou tel
mélange accordé à fesprit du temps, le fond même de ce :
peuple. Comment? Par srt haine du faux, des vaines subtilités, /
des abstractions dangereuses, des scolasticjues meurtrières^
40 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
et puis par son amour du vrai, du positif et du réel, par son
sincère attachement à la plus certaine des réalités, la vie,
par sa touchante religion pour la pauvre vie humaine, si
précieuse et si prodiguée . . . Par son bon cœur et son bon
sens, il est profondément le peuple. Personne ne les sépa-
rera, il faut bien vous y résigner. Eussiez-vous l'esprit de
Voltaire, vous n'arracherez pas Voltaire de l'esprit national,
ni la France de la France.
HISTOIUK
DE
LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
/
A
j
LIVRE IV.
JUILLET 1790-.IUILLET 179L
CHAPITRE PREMIER.
POURQUOI LA RELIGION NOUVELLE ?iE PUT SE FORMULEH.
OBSTACLES IiNTÉRIEURS.
Accord des rois contre la Révolution, a 7 juillet 1790. — Obstacles intérieurs. —
Divisions de la France. — Nulle grande révolution n'avait cependant moins coûté.
— Fécondité religieuse du moment de 1 790. — Forces inventives de la France. —
Sève généreuse qui était dans le peuple. — Réaction d'égoïsme et de |)eur, d'irri-
tation et de haine. — La Révolution entravée produit ses résultats politiques,
mais ne peut encore atteindre les résultats religieux et sociaux qui l'auraient fon-
dée solidement.
La nuil même de la fête, du i3 au i/| juillet, lorsque toute la
populalioii, dans l'abandon de l'enthousiasme et de la confiance,
n'avait plus qu'une pensée, on profita de ce moment pour faire
sortir de l'Abbaye l'homme du dernier complot, l'agent des émigrés.
Bonne de Savardin , qui voulait les mettre dans Lyon , et dont on
craignait les aveux.
Kn même temps, M. de Flachslanden , homme de confiance de
la Reine auprès du comte d'Artois, était envoyé par lui |K)ur rece-
voir et complimenter à Nice Froment , échappé de Nîmes.
Le 27, l'Assemblée apprit que le Roi accordait aux Autrichiens
le passage .sur terre de France, poiu' aller écraser la révolution de
Belgique.
Le même jour, date mémorable, le 57 juillet 1790, l'Europe
kli HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
fit son premier accord contre la Révolution, contre celle de Brabant
d'abord. Les préliminaires du traité furent signés à Reiclienibacli.
L'Angleterre, la Prusse et la Hollande abandonnèrent à la vengeance
de l'Aulricbe la Belgique qu'elles avaient soulevée, encouragée,
qui n'espérait qu'en elles , qui s'obstina plus tard encore et jusqu'à
sa dernière lieure à attendre d'elles son salut.
Le même mois, M. Pitt, sûr du concert européen, ne lit pas
difficulté de dire en plein Parlement qu'il approuvait mot pour
mot la diatribe de Burke contre la Révolution, contre la France;
livre infâme, insensé de rage, plein de calomnies, de basses insultes,
de bouffonneries injurieuses, où il compare les Français aux galé-
riens rompant la chaîne , foule aux pieds la Déclaration des droits
de l'homme , la déchire et crache dessus.
Dures, pénibles découvertes! Ceux que nous croyons amis sont
nos plus cruels ennemis!
Il est grand temps que nous sortions de nos illusions philanthro-
piques, de nos sympathies crédules. La Révolution ne peut, sous
peine de périr, rester dans l'âge d'innocence.
La vérité, dure ou non, il faut la voir face à face. Il nous faut
l'envisager d'un ferme regard, au dehors et au dedans. J'ai suivi
la pauvre France, candide et crédule encore, dans l'entraînement
trop facile de son cœur, dans ses aveuglements volontaires, invo-
lontaires. Je dois faire, comme elle fit, en présence de ces dangers
imprévus, fouiller plus profondément la réalité, sonder à la fois le
péril et les ressources de la résistance.
Le péril, il serait peu à craindre, si la France n'était divisée.
Il faut le dire , l'union fut sincère au sublime moment que j'ai eu
le bonheur de peindre; elle fut vraie, mais passagère; mais bien-
tôt la division et de classes et d'opinions avait reparu.
Le 1 8 juillet déjà , quatre jours après la fête , si heureusement
passée , lorsqu'on avait tant sujet de se confier au peuple , lorsqu'il
eût fallu en maintenir, en fortifier l'union , en présence du danger.
Chapelier (quel changement, pour le président du li août!). Cha-
pelier propose d'exiger f uniforme de la garde nationale, c'est-à-
LIVRE IV. — CHAPITRE PREMIER. 45
dire de la limiter à la classe riche ou aisée, c'est-à-dire de préparer
le désarmement des pauvres!. . . La proposition, il faut le dire, à
l'honneur de ce temps, l'ut mal vue et mal reçue des riches mêmes
(sauf la hourgeoisie de Paris et les gens de Lafayette). Barharoux
la hlâma à Marseille. La riche Bordeaux la repoussa et protesta
que, pour se reconnaître, on pouvait se contenter d'un ruhan.
Ces germes de division dans la garde nationale, les défiances
qui s'élèvent contre les municipalités, doivent multiplier, fortifier
les associations volontaires. La Fédération n'a pas sufli, finstilulion
des nouveaux pouvoirs n'a pas sulli; il faut une force extralégale.
Contre la vaste conspiration qui se prépare, il faut une conspiration.
Vienne celle des Jacohins, et qu'elle enveloppe la France.
Deux mille quatre cents sociétés dans autant de villes ou villages
s'y rattachent en moins de deux ans. Grande et terrihie machine
qui donne à la Révolution une incalculable force, qui seule peut
la sauver, dans la ruine des pouvoirs publies; mais aussi elle en
modifie profondément le caractère, elle en change, en altère la
primitive inspiration.
Cette inspiration fut toute de confiance et de bienveillance.
Candeur et crédulité, c'est le caractère du premier Age révolution-
naire, qui a passé sans retour. . . Touchante histoire qu'on ne re-
lira jamais sans larmes . . . • Jl sy mêle un sourire amer. Quoi ! nous
étions donc si jeunes, tellement faciles à tromper! Quoi! dupes à
ce point!. . . N'importe! Qu'on en rie, si l'on veut, nous ne nous
repentirons jamais d'avoir été cette nation confiante et clémente.
J'ai lu bien des histoires de révolutions, et je puis affirmer ce
qu'avouait un royaliste en 1791, c'est ([ue jamais grande révolution
n'avait coûté moins de sang, moins de larmes. Les désordres, insé-
parables d'un tel bouleversement, ont été grossis à plaisir, com-
plaisamment exagérés, d'après les récits passionnés que nos ennemis
recevaient, sollicitaient de tous ceux qui avaient soulfert.
En réalité, une seule classe, le clergé, pouvait, avec quelque
apparence, se dire spoliée. Et pourtant il résultait de cette
^0 IIISTOIHE l)K I.A liKVOLUTION KUANÇALSE.
spoliation ({lie la masse du clergé, affamée sous l'ancien régime
au profit de quelques prélais, avait enfin de quoi vivre.
Les nobles avaient perdu leurs droits féodaux; mais dans beau-
coup de provinces, spécialement en Languedoc, ils gagnaient bien
plus comme propriétaires à ne plus payer la dîme qu'ils ne per-
daient comme seigneurs en droits féodaux.
Pour n'avoir plus les bonneurs golblques et ridicules des fiefs,
devenus un non-sens, ils n'étaient pas descendus. Presque partout,
avec une déférence aveugle, on leur avait donné les vrais bonneurs
du citoyen, dont la plupart n'étaient guère dignes, les premières
places des municipalités, les grades de la garde nationale.
Confiance excessive, imprudente. Mais ce jeune monde, en pré-
sence des perspectives infinies qui lui ouvraient l'avenir, marcban-
dalt peu avec le passé. Il lui demandait seulement de le laisser aller
et vivre. La foi, l'espoir, étaient immenses. Ces millions d'bommes,
bier serfs, aujourd'bul liommes et citoyens, évoqués en un même
jour, d'un coup, de la mort à la vie, nouveau-nés de la Révolution,
arrivaient avec une plénitude inouïe de force, de bonne volonté, de
confiance, croyant volontiers rincroyable. Eux-mêmes, qu'étaient-
ils.^ Un miracle. Nés vers avril 1789, bommes au j /i juillet, bommes
armés surgis du sillon, tous, aujourd'bul ou demain, liommes
publics, magistrats (treize cent mille magistrats!). . . et tout à
riieure propriétaires, le paysan toucbant presque son rêve, son
paradis, la propriété I. . . La terre, triste et stérile bier, sous les
vieilles mains des prêties, passant aux mains cbaudes et fortes de
ce jeune laboureur. . . Espoir, amour, année bénie! Au milieu des
fédérations allait se multipliant la fédération naturelle, le mariage;
serment civique, serment d'bymen, se faisaient ensemble à l'autel.
Les mariages, cbose Inouïe, furent plus nombreux d'un cinquième
en cette belle année d'espérance.
Abl ce grand mouvement des cœurs promettait encore autre
cbose, une bien autre fécondité. Fécond en bommes, fécond en
lois, ce mariage moral des âmes et des volontés faisait attendre un
dogme nouveau, une toute jeune et puissante idée, sociale et rell-
LIVHE IV. — CHAPITHE PHEMIER. k7
gieusc. Kicn qu'à voir ic champ de la Fédération, tout le monde
aurait juré que de ce moment sublime, de tant de vœux purs et
sincères, de tant de larmes mêlées, à la chaleur concentrée de tant
de flammes en une ilamme, il allait surgir un Dieu.
Tous le voyaient, tous le sentaient. Les hommes les moins amis
de la Révolution tressaillirent à ce moment, ils sentirent qu'une
grande chose advenait. Nos sauvages paysans du Maine et des
marches de Bretagne, qu'un fanatisme perfide allait tourner contre
nous, vinrent eux-mêmes alors, émus, attendris, s'unir à nos fédé-
rations et baiser l'autel du Dieu inconnu.
Rare moment où peut naître un monde, heuie choisie, di-
vine!. . . Kt qui dira comment une autre peut revenir.^ Qui se
chargera d'expliquer ce mystère profond qui fait naître un homme,
un peuple, un Dieu nouveau?
La conception! l'instant unique, rapide et terrible!. . . Si ra-
pide et si préparé! Il y faut le concours de tant de forces diverses,
qui, du fond des âges, de la variété inlinie des existences, viennent
ensemble, pour ce seul instant.
Un fait a été remarqué, c'est que la France, comme une fennne
(jiii se prépare à un grand enfantement, avait, outre la génération
révolutionnaire, sacrifiée à l'action, une autre génération en ré-
serve, plus féconde et plus inventive, celle des hommes qui eurent
vingt ans, ou un peu plus, en i 790. — Il y avait eu là un flot in-
croyable de puissance et de génie; deux années (1768-1769)
avaient produit tout à la fois Bonaparte, Hoche, Marceau et Jou-
bert, Guvier et Chateaubriand, les deux Fourier. — Saint-Martin,
Saint-Simon, de Maislre, Bonald et M""" de Staël naissent un peu
avant, ainsi que Méhul, Lesueur et les Chénier. Un peu après,
Geoffroy Saint-Hilaire, Bichat, Ampère, Senancour^'^.
''^ Si l'on clierclie la cause de celle nouvelle, etc. Mais, selon moi, il y
étonnante éruption de génie, on pourra a priniilivenient une autre cause. Ces
dire sans doute que ces hommes trou- enfanls admirables furent conçus, pro-
vèrent dans la Révolution l'excitation la duits au moment où le siècle , morale-
plus puissante , une liberté d'esprit toute ment relevé par le génie de Rousseau ,
U8. HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.
Quelle couronne pour la France de la Fédération que ces hommes
de vingt ans, que personne ne connaît encore!. . . Qui ne serait
terrifié en lui voyant briller au front ces diamants magiques qui
étincellent dans l'ombre."^
Nul doute que, dans cette foule immense, elle n'en ait eu bien
d'autres que ceux-là. Eux seuls grandirent, vécurent. Mais la cha-
leur vitale du merveilleux orage n'avait pas fait seulement, croyez-
le bien, éclore ces quelques honnnes. Des millions en naquirent,
pleins de la flamme du ciel... Le dirai-je mème.'^ La magnanimité,
la bonté héroïque qui fut dans tout un peuple à ce moment sacré
faisait attendre, des génies qui en sortirent, une autre inspiration.
Si vous mettez à part quelques-uns, peu nombreux, qui furent des
héros de bonté, vous trouverez que les autres, hommes d'action,
d'invention et de calcul, dominés par l'ascendant des sciences phy-
siques et mécaniques, poussèrent violemment aux résultats; une
force immense, mais trop souvent aride, fut concentrée dans leur
tète puissante. Aucun d'eux n'eut ce flot du cœur, cette source
d'eaux vives où s'abreuvent les nations.
Ahl qu'il y avait bien plus dans le peuple de la Fédération
qu'en Cuvier, Fourier, Bonaparte !
Il y avait en ce peuple l'àme immense de la Révolution, sous ses
deux formes et ses deux âges.
Au premier âge, qui fut une réparation aux longues injures du
genre humain, un élan de justice, la Révolution formula en lois la
philosophie du xviii*' siècle.
Au second âge, qui viendra tôt ou tard, elle sortira des for-
mules, trouvera sa foi religieuse (où toute loi politique se fonde),
et dans cette liberté divine que donne seule l'excellence du cœur,
elle portera un fruit inconnu de bonté, de fraternité.
Voilà f infini moral qui couvait dans ce peuple (et qu'est-ce au-
près que tout génie mortel.^), quand, le i 4 juillet, à midi, il leva
la main.
ressaisit l'espoir et la foi. A cette aube femmes s'éveillèrent. Il en résulta une
matinale d'une religion nouvelle, les génération plus qu'humaine. '
LIVRE IV. — CHAPITRE PREMIER. 49
Ce jour-là, tout était possible. Toute division avait cessé; il n'y
avait ni noblesse, ni bourgeoisie, ni peuple. L'avenir fut présent...
C'est-à-dire plus de temps. . . Un éclair de l'éternité.
Il ne tenait à rien, ce semble, que l'âge social et religieux de la
Révolution, qui recule encore devant nous, ne se réalisât. Si l'hé-
roïque bonté de ce moment eût pu se soutenir, le genre humain
gagnait un siècle ou davantage; il se trouvait avoir, d'un bond,
franchi un monde de douleurs. . .
Un tel état dure-t-il.-^ Etait-il bien possible que les barrières so-
ciales, abaissées ce jour-là, fussent laissées à terre, que la confiance
subsistât entre les hommes de classes, d'intérêts, d'opinions di-
verses ?
Difficile à coup sûr, moins difficile pourtant qu'à nidle époque
de l'histoire du monde.
Des instincts magnanimes avaient éclaté dans toutes les classes,
qui simplifiaient tout. Des nœuds Insolubles avant et après se ré-
solvaient alors d'eux-mêmes.
Telle défiance, raisonnable peut-être au début de la Révolution,
l'était peu à un tel moment. L'Impossible d'octobre se trouvait pos-
sible en juillet. Par exemple, on avait pu craindre en octobre i 781)
que la masse des électeurs de campagne ne servît l'aristocratie ;
cette crainte ne pouvait sul)slster en juillet 1 790 : presque partout
le paysan suivait, autant que les populations urbaines, l'élan de la
Révolution.
Le prolétariat des villes, qui fait l'énorme obstacle d'aujour-
d'hui, existait à peine alors, sauf à Paris et quelques grandes villes,
où les affamés venaient se concentrer. Il ne faut placer en ce temps,
ni voir trente ans avant leur naissance, les millions d'ouvTiers nés
depuis 1810.
Donc, en réalité, l'obstacle était minime entre la bourgeoisie et
le peuple. La première pouvait, devait sans crainte se jeter dans
les bras de l'auti'e.
Cette bourgeoisie, imbue de Voltaire et Rousseau, était plus
amie de riiumanlté, plus désintéressée et généreuse que celle qu'a
50 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
faite rindustriallsme , mais elle était timide ; les mœurs, les carac-
tères, formés sous ce déplora])le ancien régime , étaient nécessai-
rement faibles. La bourgeoisie trembla devant la Révolution qu elle
avait faite, elle recula devant son œuvre. La peur Tégara, la per-
dit, bien plus encore que l'intérêt.
Il ne fallait pas sottement se laisser prendre au vertige des
foules, ne pas s'effrayer, reculer devant cet océan qu'on avait
soulevé. Il fallait s'y plonger. L'illusion d'effroi disparaissait alors.
Lu océan de loin, des lames dangereuses, une vague grondante,
de près, des liommes et des amis, des frères qui vous tendaient
les bras.
On ne sait pas combien à cette époque subsistaient dans le
peuple d'anciennes habitudes de déférence, de croyance, de con-
fiance facile aux classes cultivées. Il voyait parmi elles, à ce pre-
mier moment, ses orateurs, ses avocats, tous les champions de sa
cause. Il avançait vers elles, d'un grand cœur. . . Mais elles re-
culèrent.
Ne généralisons pas, toutefois, légèrement. Une partie infini-
ment nombreuse de la bourgeoisie , loin de reculer comme l'autre ,
loin d'opposer à la Révolution une malveillante inertie, s'y donna,
s'y précipita d'un même mouvement que le peuple. Nos patrio-
tiques assemblées de la Législative , de la Convention (Montagnards ,
Girondins, n'importe, sans distinction de partis) appartenaient en-
tièrement k la classe bourgeoise. Ajoutez-y encore les sociétés pa-
triotiques dans leurs commencements, spécialement les Jacobins;
ceux de Paris, dont nous avons les listes, ne paraissent pas avoir
admis un seul homme des classes illettrées avant 1793. Cette
masse de bourgeoisie révolutionnaire, gens de lettres, journalistes,
artistes, avocats, médecins, prêtres, etc., s'accrut immensément
des bourgeois qui acquirent des biens nationaux.
Mais, quoiqu'une partie si considérable de la bourgeoisie entrât
dans la Révolution, par dévouement ou par intérêt, la primitive
inspiration révolutionnaire fut modifiée sensiblement en eux par
les nécessités de la grande lutte qu'ils eurent à soutenir, par la fu-
LIVRE IV. — CHAPITRE PREMIER. .•>!
rieuse âpreté du conil)al, par TiiTitation des obstacles, Tulcération
(les inimitiés.
Kn sorte que, pendant qu'une partie de la bourgeoisie fut cor-
rompue par Tégoïsme et la peur, l'autre fut eflarourbée par la
haine, et comme dénaturée, transportée bors de tout sentiment
bnmain. — Le peuple, violent sans doute et furieux, mais n'étant
point systématiquement baineux, sortit bien moins de la nature.
Deux faiblesses : la haine et la peur.
n fîdiait (cbose rare, dilïicilc, impossible peut-être dans ces ter-
ribles circonstances), il fallait rester fort, alin de rester bon.
Tous avaient aimé certainement le i /| juillet. Il eût fallu aimer
le lendemain.
Il eût fallu que la partie timide de la bourgeoisie se souvint
mieux de ses pensées bumaines, de ses vœux pliilanlbropiques;
qu'elle persiste»! au jour du péril, qu'elfrayée ou non, elle fît
comme on fait en mer, qu'elle se remît à Dieu, (ju'elle jurât de
suivre la foi nouvelle en tous les genres de sacrifices ([u'elle impo-
serait pour sauver le peuple.
Il eût fallu encore que la partie bardie, révolutionnaire de la
bourgeoisie, au milieu du danger, en plein combat, gardât son
cœur plus baul, qu'elle ne se laissai point ébranler, rabaisser de
son sublime élan aux bas-fonds de la baine.
Ab! qu'il est difficile, aux plus forts même qui combattent, de
dominer leur combat d'un cœur ferme et serein, de combattre du
bras et de garder en eux Ibéroïsme de paix I
La Révolulion fit beaucoup, mais si elle eût pu tenir, un mo-
ment du moins, à cette bauteur, que n'eûl-elle pas fait?
D'abord elle eût duré. Elle n'aurait pas eu la Irisle cbute de
1800, où les âmes stérilisées, ou de peur ou de baine, devinrent
pour longtemps infécondes.
Kl puis elle n'eût pas été écrite seulement , mais appliquée.
Des abstractions politiques elle fût descendue aux réalités so-
ciales.
Le sentiment de bonté courageuse (|ui fut .son point de départ
4.
52 HISTOIRE l)K LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
et son premier élan ne serait pas resté flottant à l'état de vague
sentiment, de généralités. Il aurait été à la fois s'étendant et se pré-
cisant, voulant entrer partout, pénétrant les lois de détail, allant
jusqu'aux mœurs mêmes et jusqu'aux actions les plus libres, circu-
lant dans les ramifications les plus lointaines de la vie.
Parti de la pensée et revenant à elle après avoir traversé la
sphère de l'action , ce sentiment sympathique d'amour des hommes
amenait de lui-même la rénovation religieuse.
Quand l'àme humaine suit ainsi sa nature, quand elle reste
bienveillante, quand, absente de son égoïsme, elle va cherchant
sérieusement le remède aux douleurs des hommes, alors, par delà
la loi et les mœuis, là où toute puissance finit, l'imagination et la
sympathie ne finissent pas; l'àme les suit et veut encore le bien,
elle descend en elle , elle devient profonde . . .
Ceci est toute aulre chose que la profondeur de l'esprit et l'in-
vention scientifique. C'est une profondeur de tendresse et de vo-
lonté bien autrement féconde, qui donne un fruit vivant
Etrange incubation, d'autant plus divine qu'elle est plus naturelle!
D'une douce chaleur, sans effort et sans art, parfois du cœur des
simples, éclôt le nouveau génie, la consolation nouvelle qu'attend
le monde. Sous quelle forme. ^ Diverse selon les lieux, les temps :
que cette âme tendre et puissante réside dans un individu , qu'elle
s'étende dans un peuple, qu'elle soit un homme, une parole vi-
vante , un livre , une parole écrite , il n'importe , elle est toujours
Dieu. ^1
LIVRE IV. — CHAPITRE II. 53
I
CHAPITRE IL
(SUITE.) - OBSTACLES EXTERIEURS. - DEUX SORTES D'HYPOCRISIE:
HYPOCRISIE D'AUTORITÉ, LE PRETRE.
Le prêtre emploie contre la Révolution le confessionnal et la presse. — Pamphlets
des catholiques en 1 790. — Stérilisés depuis plusieurs siècles , ils ne pouvaient
étouffer la Révolution. — Leur impuissance depuis 1800. — La Révolution doit
rendre aux âmes l'aliment religieux.
J'ai dit l'obstacle intérieur, la peur, la haine ; mais l'obstacle
extérieur précède, et peut-être sans lui l'autre n'existait point.
Non, l'obstacle intérieur ne fut ni le premier ni le principal.
Il eût été impuissant, annulé et neutralisé dans l'immensité du
mouvement héroïque qui amenait la vie nouvelle.
Une fatalité hostile exista au dehors, qui arrêta l'enfantement
de la France.
Qui accuser.'^ A qui renvoyer le crime de cet enfantement en-
travé ? Quels sont ceux qui, voyant la France en travail, ont trouvé
les mauvaises paroles de l'avortement, ceux qui ont pu, les mau-
dits, mettre la main sur elle, la contraindre à l'action, la forcer de
prendre l'épée et de marcher au combat ?
Ah! tout être n'est-il donc pas sacré dans ces moments? Une
femme, une société qui enfante, n'a-t-elle pas droit au respect, aux
vœux du genre humain.*^
Maudit qui, surprenant un Newton dans l'enfantement du génie,
empêche une idée de naître! Maudit qui, trouvant la femme au
moment douloureux où la nature entière conjure avec elle, prie
et pleure pour elle, empêche un homme de naître! Maudit trois
fois, mille fois, celui (pii, voyant ce prodigieux spectacle d'un
peuple à l'état héroïque, magnanime, désintéres.sé , essaye d'en-
traver, d'étouffer ce miracle , d'où naissait un monde !
54 HLSTOIHK l)K LA RÉVOLUTION FRANÇAISK.
Coiïiinenl les nations vinrent-elles à s'accorder, à s'armer contre
l'intérêt des nations ? Sombre et ténébreux mystère !
Déjà on avait vu un pareil miracle du diable dans nos guerres
de religion; je parle de la grande œuvre jésuitique qui, en moins
d'un demi-siècle, fit de la lumière une nuit, cette affreuse nuit
de meurtres qu'on appelle la guerre de Trente ans. Mais enfin il
y l'allul un demi-siècle et l'éducation des jésuites; il fallut former,
élever une génération exprès, dresser un monde nouveau à l'erreur
et au mensonge. Ce ne furent point les mêmes hommes qui pas-
sèrent du blanc au noir, qui virent d'abord la lumière, puis ju-
rèrent qu'elle était la nuit.
Ici le tour est plus fort. Il suffit de quelques années.
Ce succès rapide fut dû à deux choses :
1 ** Un emploi habile , immense , de la grande machine moderne ,
la presse, l'instrument de la liberté tourné contre la liberté. L'accé-
lération terrible que celte machine prit au xviii*' siècle , cette rapi-
dité foudroyante, qui vous lance feuille sur feuille, sans laisser le
temps de penser, d'examiner, de se reconnaître , elle fut au profit
du mensonge;
2° Le mensonge fut bien mieux approprié aux imbécillités
diverses, sortant de deux officines, préparé par deux ouvriers, par
deux procédés différents : l'ancien, le nouveau, la fabrique catho-
lique et despotique , la fabrique anglaise , soi-disant constitutionnelle.
C'est là ce qui différencie profondément le monde moderne
et balance tous ses progrès. C'est d'avoir deux hypocrisies; le
moyen âge n'en eut qu'une, nous, nous en possédons deux : hypo-
crisie d'autorité, hypocrisie de liberté, d'un seul mot : le prêtre,
VAiujlais, les deux formes de Tartufe.
Le prêtre agit principalement sur les femmes et le paysan , l'An-
glais sur les classes bourgeoises.
Ici un mot du prêtre, pour expliquer seulement ce que nous
avons dit ailleurs.
La vieille fabrique de mensonge recommence en i 789 par tous
les moyens à la fois. D'une part, comme autrefois, la diffusion
r
LIVHE IV. — CHAPITRE II. 55
secrète par le confessionnal, le mystère entre prêtre et femme, la
publicité à voix basse, les demi-mots à l'oreille. D'autre part, une
presse frénétique, qui peut risquer bien plus que l'autre, parce
que, remettant ses feuilles en dessous à des mains sûres, aux
simples et crédules personnes toutes persuadées d'avance, elle sait
parfaitement qu'elle n'a nul contrôle à craindre. Ces brochures
sont des poignards; nous en avons entre les mains tpii, pour la
violence et l'odeur de sang, égalent ou passent Marat.
Quicomjue veut voir jusqu'où peut aller la parole bumaiiie
dans l'audace du mensonge n'a qu'à lire le pamphlet que l'homme
de Nimes, Froment, lança de l'émigration, au mois d'août 1790.
Là se développe à son aise, en pleine sécurité, tout un long
roman : comment la République calviniste , fondée au xvi* siècle ,
édifiée peu à peu, triomphe en 1789; comment l'Assemblée na-
tionale a donné commission aux protestants du Midi d'égorger
tous les catholiques, pour diviser le royaume en républicpies fédé-
ratives, etc.
Cette brochiu^e atroce, répandue dans Paris, jetée la nuit sous
les portes, semée aux cafés, aux églises, eut ici peu d'action. Elle
en eut ime, et grande, dans les campagnes. Mille autres la suivi-
rent. Variées selon les tendances différentes du Midi ou de l'Ouest,
colportées par de bons ecclésiastiques, de loyaux gentilshommes,
des femmes tendres et dévotes, elles commencèrent le grand travail
d'obsciu-cissement, d'erreur, de stupidité fanatique qui, suivi con-
sciencieusement pendant deux années, nous a donné la Vendée,
la guerre des chouans; de là, par contre, l'affreuse contraction de
la France, qu'on appelle la Terreur.
Nos transfuges, d'autre part, allaient inspirer, dicter aux Anglais
leurs arginuents contre nous. C'est Calonne, c'est Necker, c'est
Dumouriez, les gens à qui la France a conlié ses affaires, qui usent
de cette connaissance, qui écrivent contre la France des livres
profondément anglais.
Ces trois n'ont pas cependant la grande respon.sabilité. Calonne
était trop méprisé pour être cru , les deux autres trop haïs.
56 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
L'homme qui agit incontestablement avec plus d'efficacité contre
la Révolution, qui nuisit le plus à la France, qui rassura le plus
l'Angleterre sm- la légitimité de sa haine, fut un Irlandais (d'ori-
gine) , Lally-Tollendal.
C'est de lui qu'un autre h landais, Burke, reçut le texte tout
fait, de lui qu'il partit, et, portant la haine et l'insulte à la seconde
puissance, donna le ton à l'Europe. Ces deux hommes parlèrent;
tout le reste répéta.
Qu'on ne dise pas que je leur donne une responsabilité exa-
gérée, qu'avec leur brillante faconde sans idées, avec la légèreté
de leur caractère , ils n'avaient pas en eux de quoi changer ainsi
l'Europe. Je répondrai que de tels hommes n'en font que de
meilleurs acteurs, parce qu'ils jouent au sérieux, parce que leur
vide intérieur leur permet d'autant mieux d'adopter, de pousser
vivement comme leurs toutes les idées des autres. Nous avons vu
dernièrement un homme tout semblable, O'Gonnell, tout aussi
bruyant et tout aussi vide, prononcer au profit de l'Angleterre,
au dommage de l'Irlande, le mot qui pouvait ôter à cette pauvre
Irlande son futur salut peut-être, la sympathie de la France,
réclamer pour les Irlandais le carnage de Waterloo.
L'éloquent, le bon, le sensible, le pleureur Lally, qui n'écrivit
qu'avec des larmes et vécut le mouchoir à la main, était entré
dans la vie d'une manière fort romanesque; il resta homme de
roman. C'était un fils de l'amour, que le malheureux général Lally
faisait élever avec mystère sous le simple nom de Trophime. Il ap-
prit dans un même jour le nom de son père, de sa mère, et que
son père allait périr. Sa jeunesse, glorieusement consacrée à la
réhabilitation d'un père, eut l'intérêt de tout le monde, la béné-
diction de Voltaire mourant. Membre des Etals généraux, Lally
contribua à rallier au Tiers la minorité de la Noblesse. Mais dès
lors, il l'avoue, ce grand mouvement de la Révolution lui inspirait
une sorte de terreur et de vertige. Dès son premier pas, elle s'écar-
tait singulièrement du double idéal cju'il s'était fait. Ce pauvre
Lally, le plus inconséquent à coup sur des hommes sensibles, rêvait
LIVRE IV. -- CHAPITRE II. 57
à la fois deux choses fort dissemblables, la constitution anglai.se
et le gouvernement paternel. Dans deux occasions très graves, il
nuisit, voulant .servir, à son Roi qu'il adorait. J'ai parlé du 2.3 juil-
let, où son élotjuence étourdie gâta une occasion fort précieuse
pour le Roi de se rallier le peuple. En novembre, autre occa.sion,
et Lally la gâte encore; Mirabeau voulait servir le Roi et tendait
au ministère; Lally, avec son tact habituel, prend ce moment pour
lancer un livre contre Mirid)eau.
11 s'était alors retiré à Lausanne. La terrible .scène d'octobre
avait trop profondément ble.ssé sa faii)lc et vive imagination. Mou-
nier, menacé et réellement en péril, quitta en même temps l'As-
semblée.
Le départ de ces deux hommes nous fit un mal immense en
Europe. Mounier y était considéré comme la raison, la Minei*ve de
la Révolution. Il l'avait devancée en Dauphiné et lui avait servi
d'organe dans son acte le plus grave, le serment du Jeu de paume.
Et Lally, le bon, le sensible Lally, adopté de tous les cœurs, cher
aux femmes, cher aux familles pour la défense d'un père, Lally,
l'orateur à la fois royaliste et populaire, qui avait donné l'espoir
d'achever la Révolution par le Roi, le voilà qui dit au monde
qu'elle est perdue sans retour, que la royauté est perdue et la
liberté perdue ... Le Roi est captif de l'Assemblée , l'Assemblée
du peuple. Il adopte, ce Français, le mot de l'ennemi de la France,
le mot de Pitt : « Les Français auront seulement traversé la liberté. »
Dérision sur la France ! L'Angleterre est désormais le .seul idéal
du monde. La balance des trois pouvoirs, voilà toute la politique.
Lally proclame ce dogme, « avec Lycurgue et Blackstone ».
Fond ridicule, belle forme, éloquente, passionnée, langue
excellente, de la bonne tradition, abondance et plénitude, un flot
du cœur. . . Et tout cela pour accuser la patrie, la déshonorer,
s'il pouvait, tuer sa mère. . . Oui, le même homme qui consacra
une moitié de sa vie à réhabiliter son père donne le reste à
l'œuvre impie, parricide, de tuer .sa mère, la France.
Le mémoire adressé par Lally à ses commettants (janvier
58 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.
1 -y^o) offre ie premier exemple de ces tableaux exagérés, que
depuis l'étranger n'a cessé de faire, des violences de la Révolution.
Les pages écrites là-dessus par Lally sont copiées, pour les faits,
pour les mots même , par tous les écrivains qui suivent. Les soi-
disant constitutionnels commencent dès lors contre la France la
plus injuste des enquêtes, allant de province en province demander
aux seigneurs, aux prêtres : « Qu avez-vous souffert .^ » Puis , sans
examen, sans contrôle, sans production de pièces ni de témoins,
ils écrivent, ils certifient. Le peuple, victime obligée et néces-
saire, après avoir souffert des siècles, dans son jour de réaction,
souffre encore. Ses prétendus amis enregistrent avidement tous
ses méfaits, vrais ou faux; ils reçoivent contre lui les témoins les
plus suspects; contre lui, ils croient tout..
Lally marche le premier, il est le maître du chœur; par lui
commence ce grand concert de pleureurs , qui pleurent tous contre
la France. . . Pleureurs du Roi, de la noblesse, qui gardez la
pitié pour eux, qui n'accordez rien aux millions d'hommes qui
souffrirent, périrent aussi, dites-nous donc quel rang, cpiel blason
il faut avoir pour qu'on vous trouve sensibles. . . Nous avions cru,
nous autres, que pour mériter les larmes des hommes, être homme,
c'était assez.
Ainsi l'on a mis en branle contre le seul peuple qui voulait le
bonheur du genre humain ce grand mouvement de pitié. La pitié
est devenue une machine de guerre, une machine meurtrière. Et
le monde a été cruel, à mesure qu'il était sensible. Lally et les
autres pleureurs ont fomenté contre nous la croisade des peuples
et des rois; elle a jeté la France, acculée entre tous, dans la né-
cessité homicide de la Terreur. — Pitié exterminatrice ! elle a
coûté la vie à des millions d'hommes. Cette cataracte de larnies
qu'ils eurent dans les yeux a fait couler dans la guerre des torrents
de sang.
Qu'on juge avec quelle délectation intérieure, quel sourire de
complaisance, l'Angleterre apprit des Français, des meilleurs, des
plus sensibles, des vrais amis de la liberté, que la France était un
I
LIVRE IV. — CHAPITHK II. 59
pays indigne de la liberté, un peuple étourdi, violent, qui, par
faiblesse de tète, tournait aisément au crime. Enfants brutaux,
malfaisants, qui gâtent et brisent ce qu'ils touchent. . . Ils brise-
raient le monde vraiment, si la sage Angleterre n'était là pour les
châtier.
La partie n'était pas égale dans ce procès devant le monde,
entre la Révolution et ses accusateurs anglo- français. Eux, ils
montraient des désordres trop visibles. Et la Révolution montrait
ce qu'on ne voyait pas encore, la persévérante trahison de ses
ennemis, l'entente cordiale, intime, des Tuileries, de l'émigration,
de l'étranger, l'accord des traîtres du dedans, du dehors. On niait,
on jurait, on prenait le ciel à témoin. Soupçonner ainsi , calomnier,
ah ! quelle injustice ! . . . Ces innocents (|ui protestaient sont venus
en 1810 dire bien haut qu'ils étaient coupables, se vanter et
tendre la main.
Oui, nous pouvons aujourd'hui, sur leur témoignage même,
affirmer avec sûreté : Les Necker, les Lally, furent des simples,
des niais, quand ils garantirent ce que le temps a si violemment
démenti . . . Des niais, mais, dans cette niaiserie, il y avait corrup-
tion; ces tètes faibîes et vaniteuses avaient été tournées par leurs
désappointements, corrompues par les caresses, les flalleries, la
funeste amitié des ennemis de la France.
La France révolutionnaire, qu'on a crue si violente, fut patiente,
en vérité. Partout dans Paris, rue Saint-Jacques, rue de la Harpe,
on imprimait, on étalait les livres des traîtres, d'un Galonné, par
exemple, admirablement exécutés aux frais de la cour, le livre
furieux, immonde de Burke, aussi violent cpie ceux de Marat, et,
si l'on songe aux résidtals, bien autrement homicide!
Ce livre, si furieux que l'auleui- oublie à chaque page ce cpi'il
vient de dire dans l'autre, s'enferrant lui-même à l'aveugle dans
ses propres raisonnements, me rappelle à tout moment la fin de
Mirabeau-Tonneau, qui mourut de sa violence, se jetant les yeux
fermés siu* l'épée d'im officier qu'il forçait de se mettre en gartle.
L'excès de la fureur qui souffre de n'en pouvoir dire assez jette
60 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.
à chaque instant l'auteur dans ces basses boulTonneries qui avilis-
sent le bouflbn : « Nous n'avons pas été, nous autres Anglais, vidés,
recousus, empaillés, comme les oiseaux d'un musée, de paille ou
cb liions, de sales rognures de papier cfu'ils appellent les Droits de
riiomme. » Et ailleurs : « L'Assemblée constituante se compose de
procureurs de village. Ils ne pouvaient manquer de faire une con-
stitution litigieuse , qui donne nombre de bons coups à faire ...»
J'ai cherché, avec une simplicité dont j'ai honte maintenant, s'il
y avait quelque doctrine. Rien qu'injiu*e et contradiction. 11 dit
dans la même page : « Le gouvernement est une œuvre de sagesse
humaine. » Et quelques lignes plus bas : « 11 faut que l'homme soit
borné par quelque chose hors de Vhomme. » Quelle donc.^ Un ange,
un dieu, un pape.-^ Revenez donc alors aux merveilleux gouver-
nements du moyen âge, aux politiques de miracle.
Le plus amusant dans Burke , c'est son éloge des moines. Il ne
tarit pas là-dessus. Elève de Saint-Omer, converti pour arriver, il
sem])le se rappeler (un peu tard) ses bons maîtres les jésuites. La
protestante Angleterre a le cœur attendri pour eux, par sa haine
contre nous. La Révolution a du bon, puisqu'elle rapproche et met
d'accord de si anciens ennemis. M. Pitt irait à la messe. Tous
ensemble. Anglais et moines, se mettent à l'unisson, dès qu'il
s'agit de dire pour la France les vêpres sanglantes , et chantent au
même lutrin.
Pitt avoua le livre de Burke. Il voulut créer une brèche éternelle
entre les deux peuples, élargir, creuser le détroit.
La haine des Anglais pour la France avait été jusque-là un
sentiment instinctif, capricieux, variable. Elle fut dès lors l'objet
d'une culture systématique qui réussit à merveille. Elle grandit,
elle fleurit.
Le fonds était bien préparé. Sismondi (nullement défavorable
aux Anglais et qui s'est marié chez eux) fait cette remarque très
juste sui' leur histoire au xviii* siècle. Ils étaient d'aulant plus bel-
liqueux qu'ils ne faisaient jamais la guerre. Ils ne la faisaient du
moins ni par eux-mêmes ni chez eux. Ils se croyaient inattaquables;
I
LIVRE IV. — CHAPITRE II. 61
de là une sécurité d'égoïsnie qui leur endurcissait le cœur, les
rendait violents, insolents, irrilal)les pour tout ce qui résistait.
Le cliàlinicnl de cette disposition haineuse fui le progrès de la
haine, la triste facilité avec laquelle ils se laissèrent mener par
leurs grands, leurs riches, à toutes les folies que la haine inspire.
Les bonnes qudités de ce peuple, laborieux, sérieux, concentré,
tournèrent toutes au mal. Une vertu inconnue au continent, et
qui a, il faut le dire, servi souvent beaucoup leurs hommes, les
Pitt, les Nelson et autres, la doggedncss , ainsi tournée, fut une
sorte de rage mue, cette fureur sans cause du bouledogue, qui
mord sans savoir ce cju'il mord et qui ne lâche jamais.
Pour moi, ce triste spectacle ne m'inspire pas haine pour haine.
Non, plutôt pitié! Peuple frère, peuple qui fut celui de
Newton et de Shakespeare, qui n'aurait pitié de vous voir tomber
à cette crédulité basse, à cette lâche déférence pour nos ennemis
comnmns, les aristocrates, jusqu'à prendre au mot, recevoir avec
respect, confiance , tout ce que le nobleman, le gentleman, le lord,
vous a dit contre des gens dont la cause était la vôtre?. . . Votre
misérable prévention pour ceux qui vous foulent aux pieds, elle
nous a fait bien du mal; vous, elle vous a perdus.
Ah ! vous ne saurez jamais ce que fut pour vous le cœur de la
France ! . . . Lorsque, en mai i 790 , un de nos députés, parlant de
l'Angleterre, s'avisa de dire : «Notre rivale, notre ennemie,» ce
fut dans l'Assemblée un murmure universel. On faillit abandonner
l'Espagne, plutôt que de se montrer défiant pour nos amis les
Anglais.
Tout cela en 1 790, pendant que le ministère anglais et l'oppo-
sition réunis lançaient le livre de Burke.
L'effet de cette pauvre déclamation fut immense sur les Anglais.
Les clubs qui s'étaient formés à Londres pour soutenir les prin-
cipes de notre Révolution furent en grande partie dissous. Le li-
béral lord Stanhope effaça son nom de leurs livres (novembre 1790).
Des publications nombreuses, habilement dirigées, multipliées à
l'infini, vendues à vil prix dans le peuple, le tournèrent si bien
62 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.
qu'ail 1 /j juillet 1791, une réunion d'Anglais célébrant à Bir-
mingliam l'anniversaire de la Bastille, la populace furieuse alla
saccager, briser, brider les meubles, la maison de Priestley, son
laboratoire de cbimie. 11 quitta ce pays ingrat et passa en Amé-
rique.
Voilà la fête qu'on faisait en Angleterre à l'ami de la France.
Et voici , la même année , celle qu'on faisait en France aux Anglais.
En décembre 1791, nos Jacobins, présidés alors par les Gi-
rondins Isnard et Lasource, décidèrent que les trois drapeaux de
la France, de l'Angleterre et des Etats-Unis seraient suspendus
aux voûtes de leur salle, et les bustes de Price et de Sidney
placés à côté de ceux de Jean-Jacques, Mirabeau, Mably et Franklin.
On donna la place d'honneur à un Anglais, député des clubs
de Londres. Les félicitations les plus tendres lui furent adressées,
parmi les vœux de paix éternelle. Mais l'union eût semblé impar-
faite si nos mères, nos femmes, les médiatrices du cœiii-, ne fussent
venues marier les nations et leur mettre la main dans la main.
Elles apportèrent un gage toucbant, leur propre travail; elles
avaient elles-mêmes et leurs filles tissu pour l'Anglais trois drapeaux ,
le bonnet de la liberté, la cocarde tricolore. Tout cela, mis en-
semble dans une arche d'alliance, avec la Constitution, la nou-
velle carte de France, des finiits de la terre de France, des épis
de blé.
LIVRE IV. — CHAPITRE III. 65
\
CHAPITRE III.
MASSACRE DE ISANCY (SI AOÛT 1790).
Le prêtre et l'Anglais ont été la tentation de la France. — Entente des royalistes
et des constitutionnels. — Le roi de la bourgeoisie, M. de Lafayette, un Anglo-
Américain. — Agitation de l'année. — Irritation des officiers et des soldais. —
Persécution du régiment Vaudois de Cliàteuuvieux. — Lafayette, sûr de l'Assem-
blée et des Jacobins, s'entend avec Bouille, l'autorise à frapper un coup. — On
provoque les soldats, a 6 août 1790. — Bouille marche sur Nancy, refuse toute
condition et donne lieu au combat , 3 1 août. — Massacre des Vaudois aban-
donnés. — Le reste supplicié ou envoyé aux galères. — Le Roi et l'Assemblée
remercient Bouille. — Loustalot en meurt, septembre.
L'obstacle général dans notre Kcvolution, comme dans tontes
les autres, lut l'égoïsme et la peiu'. Mais l'obstacle spécial qui
caractérise historiquement la nôtre, c'est la haine persévérante
dont l'ont poursuivie par toute la terre le prêtre et l'Anglais.
Haine funeste dans la guerre, plus fatale dans la paix, meur-
trière dans l'amitié. Nous le sentons aujoind'hui.
Ils ont été pour nous, non la persécution seulement, mais, ce
qui est plus destructif, la tentation.
A la foule simple et crédule, à la femme, au paysan, le prêtre
a domié l'opium du moyen âge, plein de trouble et de mauvais
songes. Le bourgeois a bu l'opium anglais, avec tous ses ingré-
dients d'égoïsme, bien-être, confortable, hberté sans sacrifice;
une liberté qui résulterait d'un écjuilibre mécanique, sans que
l'àme y fût pour rien, la monarchie sans vertu, comme l'explique
Montesquieu; garantir sans améliorer, garantir surtout l'égoïsme.
Voilà la tentation.
Quant à la persécution, c'est cette histoire tout entière qui doit
la conter. Elle commence par une éruption de pamphlets, des deux
côtés du détroit, par les faussetés imprimées. Elle continuera tout
64 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
à l'heure par une émission, non moins effroyable, de faussetés
d'un autre genre, fausses monnaies, faux assignais. Nul mystère.
La grande manufacture est publique à Biimingbam.
Cette nuée de mensonges, fde calomnies, d'absurdes accusations,
comme une armée d'insectes immondes que le vent pousse en
été, eut ce résultat, d'aljord d'attacher des millions de mouches
piquantes aux flancs de la Révolution, pour la rendre furieuse et
folle; puis d'obscurcir la lumière, de cacher si bien le jour que
plusieurs qu'on avait crus clairvoyants tâtonnaient en plein midi.
Les faibles, qui jusque-là allaient d'élan, de sentiment, sans
principes, perdirent la voie et se mirent à demander : « Où sommes-
nous.*^ Où allons-nous? » Le boutiquier commença à douter d'une
révolution qui faisait émigrer les acheteurs. Le bourgeois routinier,
casanier, forcé à toute minute de quitter la case, au roulement
du tambour, était excédé, irrité, «voulait en finir ». Tout à fait
semblable en cela à Louis XVI, il eût sacrifié un intérêt, un trône,
s'il eût fallu, plutôt que ses habitudes.
Cet état d'irritation, ce besoin de repos, de paix à tout prix,
mena très loin la bourgeoisie, et M. de Lafayette, le roi de la
bourgeoisie, jusqu'à une méprise sanglante qui eut sur la suite
des événements une influence incalculable.
On ne quitte pas aisément ses idées, ses préjugés, ses habitudes
de caste. M. de Lafayette, soulevé quelque temps au-dessus de
lui-même par le mouvement de la Révolution, redevenait peu à
peu le marquis de Lafayette. Il voulait plaire à la Reine et la ra-
mener; il voulait complaire aussi, on ne peut guère en douter, à
M"**^ de Lafayette, femme excellente, mais dévote, livrée comme
telle aux idées rétrogrades, et qui fit toujours dire la messe dans
sa chapelle par un prêtre non assermenté. A ces influences intimes
de la famille ajoutez sa parenté tout aristocratique, son cousin
M. de Bouille, ses amis, tous grands seigneurs, enfin son état-
major, mêlé de noblesse et d'aristocratie bourgeoise. Sous une
apparence ferme et froide, il n'en était pas moins gagné, changé
à la longue, par cet entourage contre-révolutionnaire. Lue meil-
LIVRE IV. — CHAPITRE III. 65
leiire tête n'y eût pas tenu. La fédération du Champ de Mars mit
le coml)le à l'enivrement. Une foule de ces braves gens qui avaient
tant entendu parler de Lafayetle dans leurs provinces, et (jui
avaient enfin le bonheur de le voir, donnèrent le spectacle le plus
ridicule : ils Tadoraient à la lettre, lui l)ai.saient les mains, les
bottes.
Rien de plus sensible qu'un dieu, de plus irritable; et la situa-
tion elle-même était éminemment irritante. KHe était pleine de
contrastes, d'alternatives violentes. Le dieu était obligé, dans les
hasards de l'émeute, de se faire commissaire de police, gendarme
au besoin : une fois il lui arriva, n'obtenant nulle obéissance,
d'arrêter un homme de sa main et de le mener en pri.son.
La gi'ande et souveraine autorité qui eût encouragé Lafayette et
l'eût soutenu dans ces épreuves était celle de Washington. Elle lui
manqua entièrement. Washington était, comme on sait, le chef
du parti qui voulait fortifier en Amérique l'unité du gouvernement.
Le chef du parti contraire, JeflTerson, avait fort encouragé l'élan
de notre révolution. Washington, malgré son extrême discrétion,
ne cachait pas à Lafayette son désir qu'il pût enrayer. Les Amé-
ricains, sauvés par la Fiance et craignant d'être menés par elle
trop loin contre les Anglais, avaient trouvé prudent de concentrer
leur reconnaissance sur des individus, Lafayette, Louis XVI. Peu
comprirent notre situation, beaucoup furent du parti du Roi
contre la France. Une chose d'ailleurs les refroidit, à quoi nous
n'avions point songé, mais qui blessait leur commerce, une déci-
sion de l'Assemblée sur les tabacs et les huiles.
Les Américains, si fermes contre l'Angleterre en toute alïiiire
d'intérêts, sont faibles et partiaux, pour elle dans les questions
d'idées. La littérature anglaise est loujom's leur littérature. La
cruelle guerre de presse que nous faisaient les Anglais influa sur
les Américains, et par eux sur Lafayette. Du moins ils ne le
soutinrent pas dans ses primitives aspirations républicaines. Il
ajom'na ce haut idéal et se rabattit, au moins provisoirement, aux
idées anglaises, à mi certain éclectisme bâtard anglo-américain.
66. HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.
Lui-même, Américain d'idées, était Anglais de culture, un peu
même de ligure et d'aspect.
Pour ce provisoire anglais, pour ce système de royauté démo-
cratique ou démocratie royale, qui, disait-il, n'était bon que pour
une vingtaine d'années, il lit une chose décisive, qui parut arrêter
la Révolution et qui la précipita.
Reprenons les précédents.
Dès l'hiver de i 790, l'armée fut travaillée de deux côtés à la
fois, d'un côté par les sociétés patriotiques, de l'autre par la cour,
par les officiers qui essayèrent , comme on a vu , de persuader aux
soldats qu'ils avaient été insultés dans l'Assemblée nationale.
En février, l'Assemblée augmenta la solde de quelques deniers.
En mai, le soldat n'avait rien reçu encore de cette augmentation:
elle devint entièrement insignifiante , étant employée presque entiè-
rement à une imperceptible augmentation des rations de pain.
Long retard et résultat nul. Les soldats se crurent volés. Dès
longtemps, ils accusaient l'indélicatesse des officiers, qui ne ren-
daient aucun compte des caisses des régiments. Ce qui est sûr,
c'est que les officiers étaient tout au moins des comptables très
négligents , très distraits , ennemis des écritures , nullement calcula-
teurs. Dans les dernières années surtout, dans la languem* univer-
selle de la vieille administration, la comptabilité militaire semble
n'avoir plus existé. Pour citer un régiment, M. du Ghâtelet,
colonel du régiment du Roi, étant à la fois comptable et inspec-
teur, ne comptait ni n'inspectait.
«Les soldats, dit M. de Bouille, formèrent des comités, choi-
sirent des députés, qui réclamèrent auprès de leurs supérieurs,
d'abord avec assez de modération, des retenues qui avaient été
faites. . . Leurs réclamations étaient justes, on y fit droit. » Il ajoute
qu'alors ils en firent d'injustes et d'exorbitantes. Qu'en sait-il .'^ Avec
une comptabilité tellement irrégulière, qui pouvait faire le calcul.^
Brest et Nancy fment le théâtre principal de cette étrange dis-
pute, où l'officier, le noble, le gentilhomme, était accusé comme
escroc.
LIVRE IV. — CHAPITHK III. 67
Les olliciers récriminèrent violemment, cruellement. Forts de
leur position de chefs et de leur supériorité dans l'escrime, ils
n'épargnèrent aucune insolence au soldat, au bourgeois, ami du
soldat. Us ne se hattaient pas contre le soldat, mais ils lui lançaient
des maîtres d'armes, des spadassins payés, qui, sûrs de leurs
coups, le mettaient en demeure ou de se livrer à une mort cer-
taine, ou de reculer, de saigner du nez, de devenir ridicule.
On en trouva un à Metz, qui, déguisé par les officiers, payé
par eux à tant par tète, s'en allait le soir, tantôt en garde national,
tantôt en bourgeois, insulter, blesser ou tuer. Et qui refusait de
passer par cette épée infaillible était le lendemain matin pro-
clamé, moqué au quartier, un sujet de passe-temps et de gorge
chaude.
Les soldats finirent par saisir le drôle , le reconnaître , lui faire
nommer les officiers qui lui prêtaient des hal)its. On ne lui fit pas
de mal , on le chassa seulement avec un bonnet de papier, et son
nom : Iscariote.
Les officiers découverts passèrent la frontière et entrèrent,
comme tant d'autres, dans les corps que l'Autriche dirigeait vers
le Brabant.
Ainsi s'opérait la division natmelle : le soldat se rapprochait
du peuple, l'officier de l'étranger.
Les fédérations furent une occasion nouvelle où la division
éclata. Les officiers n'y parurent pas.
Us se démasquèrent encore quand on exigea le serment. Imposé
par l'Assemblée, retardé, prêté à contre-cœur, par plusieurs avec
une légèreté dérisoire, il ne fit qu'ajouter le mépris à la haine
que le soldat avait pour ses chefs. Us en restèrent avilis.
Voilà l'état de l'aimée, sa guerre intérieure. Et la guerre exté-
rieure est proche. La nouvelle éclate en juillet que le Roi accorde
passage aux Autrichiens qui vont étouffer la révolution des Pays-
Bas. Le passage ? ou le séjour ? . . . Qui sait s'ils ne cesseront pas ,
si le beau-frère Léopold ne logeia pas fraternellement à Mézières
ou à Givet?. . . La population des Ardennes, ne se liant nullement
6.
68 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
à une armée si divisée, à Bouille qui la commandait, voulut se
défendre elle-même. Trente mille gardes nationaux s'ébranlèrent;
ils marchaient aux Autrichiens, lorsqu'on sut cpie l'Assemblée
nationale avait refusé le passage.
Les officiers, au contraire, ne cachaient nullement devant les
soldats la joie que leur inspirait l'armée étrangère. Quelqu'un de-
mandant si réellement les Autrichiens arrivaient : « Oui , dit un
officier, ils viennent, et c'est pour vous châtier. »
Cependant les duels continuaient, augmentaient, et d'une ma-
nière effiayante. On les employait, comme à Lille, à l'épuration
de l'armée. On profitait des disputes, des vaines rivalités qui s'é-
lèvent entre les corps, souvent sans qu'on sache pourquoi. A Nancy,
ils allaient se battre quinze cents contre quinze cents; un soldat se
jeta entre eux , les força de s'expliquer, leur fit remettre l'épée au
fourreau.
On donnait des congés en foule (à l'approche de l'ennemi!);
beaucoup de soldats étaient renvoyés, et d'une manière infamante,
avec des cartouches jaunes.
Les choses en étaient là, lorsque le régiment du Roi, qui était
à Nancy avec deux autres (Mestre-de-Camp et Châteauvieux , un
régiment suisse), s'avisa de demander ses comptes aux officiers et
se fit payer par eux. Cela tenta Châteauvieux. Le 5 août, il envoya
deux soldats au régiment du Roi pour demander des renseigne-
ments sur l'examen des comptes. Ces pauvres Suisses se croyaient
Français, voulaient faire comme les Français; on leur rappela
cruellement qu'ils étaient Suisses. Leurs officiers, aux termes des
capitulations, étaient leurs juges suprêmes, à la vie et à la mort.
Officiers, juges, seigneurs et maîtres : les uns, patriciens des villes
souveraines de Berne et Fribourg; les autres, seigneurs féodaux
de Vaud et autres pays sujets qui rendaient à leurs vassaux ce
qu'ils recevaient en mépris de Berne. La démarche de leurs soldats
leur parut trois fois coupable; soldats, sujets et vassaux, ils ne
pouvaient jamais être assez cruellement punis. Les deux envoyés
furent en pleine parade fouettés honteusement, passés par les
I
LIVRE IV. — GHAPITUE ÎII. A9
courroies. Los olficiers français rcg^ardaient et admiraient : ils com-
plimentèrent les officiers suisses pour leur inhumanité.
Ils n'avaient pas calculé comment l'armée prendrait la chose.
L'émotion fut violente. Les Français sentirent tous les coups qui
frappaient les Suisses.
Ce régiment de ChAteauvieux était et méritait d'être cher à
l'armée, k la France. C'est lui qui, le 1/4 juillet 178(), campé au
Champ de Mars, lorsque les Parisiens allèrent prendre des armes
aux Invalides, déclara que jamais il ne tirerait sur le peuple. Son
refus, évidemment, paralysa Besenval, laissa Paris libre et maître
de marcher sur la Bastille.
Il ne faut pas s'en étonner. Les Suisses de Chàteauvieux n'étaient
pas de la Suisse allemande, mais des hommes du pays de Vaud,
des campagnes de Lausanne et de Genève. Quoi de plus Français
au monde ?
Hommes de Vaud, hommes de Genève et de Savoie, nous vous
avions donné Calvin, vous nous avez donné Rousseau. Que ceci
soit entre nous un sceau d'alliance éternelle. Vous vous êtes dé-
clarés nos frères au premier matin de notre premier jour, au
moment vraiment redoutahle où personne ne pouvait prévoir la
victoire de la liberté.
Les Français allèrent prendre les deux Suisses battus le matin ,
les vêtirent de leurs habits, les coilfèrent de leurs bonnets, les
promenèrent par la ville et forcèrent les oIFiciers suisses à leur
compter à chacun 100 louis d'indemnité.
La révolte ne fut d'abord qu'une explosion de bon coeur, d'é-
quité, de patriotisme; mais, le premier pas franchi, les officiers
ayant été une fois menacés, contraints de payer, d'autres violences
suivirent.
Les officiers, au lieu de laisser les caisses des régiments au
quartier où elles devaient être d'après les règlements, les avaient
placées chez le trésorier et disaient outrageusement qu'ils les
feraient garder par la maréchaussée, comme contre les voleurs.
Les soldats, par représailles, dirent qu'ils craignaient (pie les
70 HISTOFRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
officiers n'emportassent la caisse en passant à l'ennemi. Ils la re-
mirent au quartier. Elle était à peu près vide. Nouveau sujet d'ac-
cusation. Les soldats se firent donner, à compte sur ce qu'on leur
devait, des sommes avec lesquelles les Français régalèrent les
Suisses, et les Suisses les Français, puis les pauvres de la ville.
Ces orgies militaires n'entraînèrent nul désordre grave, si nous
en croyons le témoignage des gardes nationaux de Nancy à l'As-
semblée. Cependant elles avaient quelque chose d'alarmant. La si-
tuation demandait évidemment un prompt remède.
Ni l'Assemblée ni Lafayette ne comprirent ce qu'il y avait à faire.
Ce qu'il eût fallu voir d'abord, c'est que les règles ordinaires
n'étaient nullement applicables. L'armée n'était pas une armée. Il
y avait là deux peuples en face, deux peuples ennemis, les nobles
et les non-nobles. Ces derniers, les non-nobles, les soldats, avaient
vaincu par la Révolution; c'est pour eux qu'elle s'était faite. Croire
que les vainqueurs continueraient d'obéir aux vaincus, qui les in-
sultaient d'ailleurs, c'était une chose insensée. Beaucoup d'officiers
avaient déjà passé à l'ennemi; ceux qui restaient avaient différé,
décliné le serment civique. 11 était réellement douteux que l'aimée
put obéir sans péril aux amis de l'ennemi.
Une seule chose était raisonnable, praticable, celle que con-
seillait Mirabeau : dissoudre l'armée, la recomposer. La guerre
n'était pas assez imminente pour qu'on n'eût le temps de faire
cette opération. L'obstacle, le grave obstacle, c'est que les puis-
sants de l'époque, Mirabeau lui-même, Lafayette, les Lameth,
tous ces révolutionnaires gentilshommes, n'auraient guère nommé
officiers que des gentilshommes. Le préjugé, la tradition, étaient
trop forts en faveur de ceux-ci : on n'attribuait aucun esprit mili-
taire aux classes inférieures; on ne devinait nullement la foule de
vrais nobles qui se trouvaient dans le peuple.
Ce fut Lafayette qui, par son ami, le député Emmery, poussa
l'Assemblée aux mesures fausses et violentes qu'elle prit contre
l'armée, se faisant partie, et non juge. — Partie, au profit de qui.»^
De la contre-révolution.
LIVRE IV. — CHAPITRK III. 71
Le 6 août, Lafayette fit proposer par Emmery, décréter par
rAssembiée , que, pour vérifier les comptes tenus par les officiers,
le Roi nommerait des inspecteurs choisis parmi les officiers, qu'on
n'infligerait aux soldats de congés infamants (ju'après un jugement
selon les formes anciennes, c'est-à-dire porté par les officiers. Le
soldat avait son recours au Roi, c'est-à-dire au ministre (olïicier
lui-même), ou bien à l'Assemblée nationale, cpii apparemment
allait quitter ses travaux immenses pour se faire juge des soldats.
Ce décret n'était qu'une arme qu'on se ménageait. On avait hâte
àe frapper un coup. Rendu le 6, il fut sanctionné le 7 par le Roi.
Le 8 , M. de Lafayette écrivit à M. de Bouille, qui de\ Ait frapper le
coup. C'est le mot même dont il se sert, qu'il répète plusieurs
foisO).
M. de Lafayette n'était nullement sanguinaire. Ce n'est pas son
caractère qu'on attaque ici, mais bien son intelligence.
n s'imaginait que ce coup, violent, mais nécessaire, allait pour
jamais rétablir l'ordre. L'ordre rétabli permettrait enfin de faire
agir et fonctionner la belle machine constitutionnelle , la démocratie
royale, qu'il regardait comme son œuvre, aimait et défendait avec
l'amour-propre d'auteur.
Et ce premier acte, si utile au gouvernement constitutionnel,
allait être accompli par l'ennemi de la constitution, M. de Bouille,
qui avait différé tant qu'il avait pu de lui prêter serment et qui
lui gardait rancune, — par un homme personnellement irrité
contre les soldats qui tout récemment n'avaient tenu compte de
ses ordres et l'avaient forcé de payer une partie de ce qu'on leiu'
devait.
Etait-ce bien là l'homme calme, impartial, désintéressé, à qui
l'on pouvait confier une mission de rigueur.^ N'étail-il pas à
craindre qu'elle ne fût l'occasion d'une vengeance personnelle ?
M. de Bouille dit lui-même qu'il avait un plan secret : laisser se
^'^ Mémoires de Lafayette, lettre por- français et suisses aient généralement
tant la date du 18 août 1790, t. III. ou omis ou défiguré l'aiTaire de Clià-
p. 1 35. — Je regrette que les liistoriens teauvieux.
72 HISTOIRE DK LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
désorganiser la plus grande partie de l'armée, tenir à part, et $ous
une main ferme, cjuelques corps, surtout étrangers. Il est clair
qu'avec ces derniers on pourrait accabler les autres.
Pour employer un tel homme en toute sûreté, sans se compro-
mettre, Lafayette s'adressa directement aux Jacobins. Il effraya
leurs chefs du péril d'une vaste insurrection militaire. Chose
ciu'ieuse! les députés jacobins, dont les émissaires n'avaient pas
peu contribué ii soulever le soldat, n'en votèrent pas moins contre
lui à l'Assemblée nationale. Tous les décrets répressifs furent votés
à l'unanimité.
La cour fut tellement enhardie qu'elle ne craignit pas de confier
à Bouille le commandement des troupes sur toute la frontière de
l'Est, depuis la Suisse jusqu'à la Sambre. Ces ti'oupes, il est vrai,
n'étaient guère sûres. 11 ne pouvait bien compter que sur vingt ba-
taillons d'infanterie (allemands ou suisses); mais il avait beaucoup
de cavalerie, vingt-sept escadrons de hussards allemands et trente-
trois escadrons de cavalerie française. De plus, ordre à tous les
corps administratifs de l'aider de toute façon, de l'appuyer, spé-
cialement par la garde nationale. M. de Lafayette, pour mieux
assurer la chose, écrWit fraternellement à ces gardes nationales et
leur envoya deux de ses aides de camp ; l'un se fit aide de camp
de Bouille; l'autre travailla d'une part à endormir la garnison de
Nancy, d'autre part à rassembler les gardes nationales qu'on vou-
lait mener contre elle.
Bouille, qui nous explique lui-même son plan de campagne,
laisse entrevoir beaucoup de choses lorsqu'il avoue « qu'il voulait,
par Montmédy, s'assurer une communication avec Luxembourg et
l'étranger ».
Dans sa lettre du 8 août, Lafayette disait à Bouille que pour
inspecteur des comptes on enverrait à Nancy un officier, M. de Mal-
seigne, qu'on faisait venir tout exprès de Besançon. C'était un
choix fort menaçant. Malseigne passait pour être le « premier crâne
de l'armée », un homme fort brave, de première force pour l'es-
crime, très fougueux, très provocant. Etrange vérificateur I il y
I
I
LIVRE IV. — CÏIAPITKK III. 73
avait bien à croire qu'il solderait en coups d'épée. Notez qu'on
l'envoyait seul, comme pour signifier un défi.
Cependant les soldats avaient écrit à l'Assemblée nationale; la
lettre fut interceptée. Ils envoyèrent quelques-uns des leurs pour
en porter une seconde, et Lafayette fit arrêter et la lettre et les
porteurs dès qu'ils arrivèrent à Paris.
Au contraire, on présenta à l'Assemblée, on lui lut l'accusation
portée contre les soldats par la nmnicipalilé de Nancy, toute dé-
vouée aux officiers. Emmery soutint bardiment que l'aflaire de
Chàteauvieux (du 5 et du 6 août) avait eu lieu après qu'on eut
proclamé le décret de l'Assemblée qu'elle avait rendu le G Celte
affaire, exposée ainsi, sans faire mention de sa date, semblait une
violation du décret, non violé, puisqu'il était inconnu à Nancy et
qu'il fut fait à Paris le même jour. De même, on présenta aussi
comme violant le décret du 6 une insurrection des soldats de
Metz qui avait eu lieu plusieurs jours avant le 6.
Au moyen de celte exposition artificieuse et mensongère, on
tira de l'Assemblée un décret passionné, indigné, qui avait déj;\ le
caractère d'une condamnation des soldats; ils devaient, d'après ce
décret, déclarer aux cbefs leur erreur et leur repentir, même par
écrit, s'ils l'exigeaient, c'est-à-dire remettre à leur adverse partie
des preuves écrites contre eux. Décrété à funanlmité; nulle obser-
vation : «Tout presse, tout brûle, dit Emmery; il y a péril dans
le plus léger retard. »
Le 26, Malseigne arrive à Nancy, armé du décret. L'ordre y
était rétabli; Malseigne trouble, irrite, embrouille. Au lieu de vé-
rifier, il commence par injurier. Au lieu de s'établir pacifiquement
ti l'Hôtel de Ville, il s'en va au quartier des Suisses et refuse de
leur faire droit pour ce qu'ils réclamaient des chefs. « Jugez-nous, »
lui criaient-ils. Il veut sortir, on l'en empêche. Aloi's il recule trois
pas, tire l'épée, blesse plusieurs hommes. L'épée casse; il en saisit
une autre et sort, sans trop se presser, à travers cette foule fu-
rieuse, qui pourtant respecte ses jours.
On avait ce qu'on voulait, une belle provocation, tout ce qui
n HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
pouvait paraître une violation, un mépris des décrets de l'Assem-
l)Iée. Les Suisses étaient compromis de la manière la plus terrible.
Bouille, pour leur donner lieu d'aggraver leur faute, leur fit or-
donner de sortir de Nancy; sortir, c'était se livrer, non à Bouille
seulement, mais à leurs chefs, à leurs juges, ou plutôt à leurs
bourreaux; ils savaient parfaitement les supplices effroyables que
leur gardaient leurs ofliciers; ils ne sortirent point de la ville.
BouHIé n'avait plus qu'à agir. Il choisit, rassembla trois mille
hommes d'infanterie, quatorze cents cavaliers , tous ou presque tous
Allemands. Pour donner un air un peu plus national à cette armée
d'étrangers, les aides de camp de Lafayette couraient la campagne
et tâchaient d'entraîner les gardes nationaux. Ils en amenèrent sept
cents, aristocrates ou fayettistes, qui suivirent Bouille et se mon-
trèrent très violents , très furieux. Mais la masse des gardes natio-
naux, environ deux mille, ne se laissèrent pas tromper; ils com-
prirent parfaitement que le côté de Bouille ne pouvait pas être
celui de la Révolution; ils se jetèrent dans Nancy.
Les carabiniers de Lunéville, où s'était réfugié Malseigne, ne se
soucièrent pas non plus de participer à l'exécution sanglante que
l'on préparait. Eux-mêmes, ils livrèrent Malseigne à leurs cama-
rades; ce foudre de guerre fit son entrée à Nancy, en pantoufles,
robe de chambre et bonnet de nuit.
Bouille tint une conduite étrange. Il écrit à l'Assemblée qu'il la
prie de lui envoyer deux députés, qui puissent l'aider à arranger
les choses. Et le même jour, sans attendre, il part pour les arranger
lui-même à coups de canon.
Le 3i août, le jour même où le massacre se fit, on lisait à
l'Assemblée cette lettre pacifique. Emmery et Lafayette essayaient
de faire décréter: « Que l'Assemblée approuve ce que Bouille fait et
fera. » Une députation de la garde nationale de Nancy se trouva là
heureusement pour protester, et Barnave proposa , fit adopter une
proclamation ferme et paternelle, où l'Assemblée promettait de
juger impartialement . . . Juger I C'était un peu tard I . . . L'une
des parties n'était plus.
I
LIVRE IV. — CHAPITRE III. 75
Bouille, parti de Metz le 28, le 29 de Toul, était le 3i fort
près de Nancy. Trois dépulations de la ville, à 1 1 heures, à 3, à 4.
vinrent au-devant de lui et lui demandèrent ses conditioas. Les
députés étaient des soldats et des gardes nationaux (Bouille dit de
la populace, parce qu'ils n'avaient pas d'unifomies); ils avaient mis
à leur tête des municipaux, tout tremblants, qui, arrivés près de
Bouille, ne voulurent pas retourner et restèrent avec lui, l'auto-
risant encore par leur présence, par la crainte qu'ils témoignaient
de revenir à Nancy. Les conditions du général étaient de n'en faire
aucune, d'exiger d'abord que les régiments sortissent, remi.ssent
leur otage Malseigne et livrassent chacun quatre des leurs, cjui .se-
raient jugés par l'Assemblée. Leur faire choisir, trahir, livrer eux-
mêmes quelques-uns de leurs camarades, cela était dur, dés-
honorant pour les Français, mais horrible pour les Suisses, qui
savaient parfaitement qu'ils n'iraient jamais au jugement de l'As-
semblée, qu'en vertu des capitulations leurs choisies réclameraient
pour être pendus, roués vifs ou mourir sous le bâton.
Les deux régiments français (du Roi et Mestre-de-Camp) se sou-
mirent, rendirent Malseigne, commencèrent à sortir de la ville.
Resta le pauvre Ghâteauvieux , dans son petit nomljre, deux batail-
lons seulement; quelques-uns des nôtres pourtant rougirent de
l'abandonner; beaucoup de vaillants gardes nationaux de la banlieue
de Nancy vinrent aussi , par un instinct généreux , se ranger auprès
des Suisses et voulurent partager leur sort. Tous ensemble ils occu-
pèrent la porte de Stainville, la seule qui fût fortifiée.
Si Bouille eût voulu épargner le sang, il n'avait qu'une chose à
faire : s'arrêter un peu à distance, attendre que les régiments
français fussent sortis, puis faire entrer quelques troupes par les
autres portes et placer ainsi les Suisses entre deux feux; il les
aurait eus sans combat.
Mais alors où était la gloire.^ Où était le coup imposant que la
cour et Lafayette avaient attendu de Bouille }
Celui-ci raconte lui-même deux cho.ses qui sont contre lui :
d'abord qu'il avança jusqu'à trente pas de la porte, c'est-à-dire
7Q HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.
qu'il mit en face, en contact, des ennemis, des rivaux, des Suisses
et des Suisses, qui ne pouvaient manquer de s'injurier, se provo-
quer, se renvoyer le nom de traîtres. Deuxièmement il quitta la
tête de la colonne pour parler à des députés qu'il eût pu fort bien
faire venir; son absence eut reflet naturel qu'on devait attendre :
on s'injuria, on cria, enfin on tira.
Ceux de Nancy disent que tout commença par les hussards de
Bouille; Bouille accuse les soldats de Chàteauvieux. On a peine à
comprendre pourtant comment ceux-ci, en si grand danger, s'avi-
sèrent de provoquer. Ils voulaient tirer le canon; un jeune officier
breton, Désilles, aussi hardi qu'obstiné, s'asseoit sur la lumière
même, renversé de là, il embrasse le canon, grave incident qui
permettait aux gens de Bouille d'avancer; on ne put l'arracher du
canon qu'à grands coups de baïonnette.
Bouille accourt, se rend maître de la porte, lance ses hussards
dans la ville, à travers une fusillade très nourrie qui partait de
toutes les fenêtres. Ce n'était pas évidemment Chàteauvieux seul
qui tirait, ni seulement les gardes nationaux de la banlieue, mais
la plus grande partie de la population pauvre s'était déclarée pour
les Suisses. Cependant les officiers des deux régiments français sui-
virent l'exemple de Désilles, et avec plus de bonheur; ils parvinrent
à retenir les troupes dans les casernes. Dès lors Bouille ne pouvait
manquer de venir à bout de la ville.
Le soir, Tordre était rétabli, les régiments français partis, les
Suisses de Chàteauvieux moitié tués, moitié prisonniers. Ceux qui
ne se rendirent pas de suite furent trouvés, les jours suivants,
égorgés. Trois jours après, on en prit encore un qu'on coupa en
morceaux dans le marché; dix mille témoins l'ont pu voir.
Après le massacre , la ville eut un spectacle plus affreux encore ,
mi supplice immense. Les officiers suisses ne se contentèrent pas
de décimer ce qui restait de leurs soldats, il y eût eu trop peu
de victimes : ils en firent pendre vingt et un. Cette atrocité dura
tout un jour; et, pour couronner la fête, le vingt-deuxième fut
roué.
\
LIVRE IV. — CHAPITRE III. 77
L'ignoble, rinfâme pour nous, c'est que ces Nérons ayant con-
damné encore cinquante Suisses aux galères (probablement tout
ce qui restait en vie), nous reçûmes ces galériens; nous eûmes la
noble mission de les mener et de les garder à Brest. Ces gens, (|ui
n'avaient pas voulu tirer sur nous le 1 4 juillet, eurent pour récom-
pense nationale de traîner le boulet en France.
Le même jour, 3i août, nous l'avons dit, l'Assemblée avait fait
la promesse pacificpie d'une justice impartiale. Antérieurement elle
avait voté deux commissaires pacificateurs. Bouille, qui les deman-
dait, ne les avait pas attendus; il avait vidé le procès par l'exter-
mination de l'une des deux parties. L'Assemblée apparemment va
désapprouver Boulllô!
Au contraire. . . L'Assemblée, sur la proposition de Mirabeau,
remercie solennellement Bouille et approuve sa conduite; on vote
des récompenses aux gardes nationaux qui l'ont suivi , aux morts
des bonncurs funèbres dans le Champ de Mais, des pensions à
leurs familles.
Louis XVI ne montra point dans cette occasion l'horreur du sang
qui lui était ordinaire. Le vif désir qu'il avait de voir l'ordre ré-
tabli fit qu'il eut, de cette ajjligeante mais nécessaire affaire, une
extrême satisfaction. H remercia Bouille de sa bonne conduite et
l'engagea à continuer, «^ette lettre, dit Bouille, peint la bonté,
la sensibilité de son cœur. »
« Ah ! dit l'éloquent Loustalot, ce n'est pas là le mot d'Auguste,
(juand, au récit du sang versé, il se battait la tète aux murs et
disait : « Varus , rends-moi mes légions I »
La douleur des patriotes fut grande pour cet événement. Lous-
talot n'y résista pas. Ce jeune homme, qui, sorti à peine du bar-
reau de Bordeaux , était devenu en deux ans le premier des jour-
nalistes, le plus populaire à coup sûr (puisque ses Révolutions de
Paris se tirèrent quelquefois à deux cent mille exemplaiies) ,
Loustalot prouva qu'il était le plus sincère aussi de tous, celui qui
portait le plus vivement la liberté au cœur, vivait d'elle , mourait
78 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.
de sa mort. Ce coup lui parut ajourner pour longtemps , pour tou-
jours, l'espérance de la patrie. Il écrivit sa dernière feuille, pleine
d'élo(juence et de douleur, une douleur mâle, sans lai'mes, mais
d'autant plus âpre, de celles auxquelles on ne sumt pas. Quelques
jours après le massacre, il mourut, à Tàge de vingt-huit ans.
LIVRE IV. — CHAPITRE IV. 79
CHAPITKE IV.
LES JAGOBIiNS.
Danger de la France. — L'affaiie de Nancy rend la garde nationale suspecte. —
.Nouveaux troubles du Midi. — Fédération contre-révolutionnaire de Jalès. — Le
Roi consulte le pape; il proteste auprès du roi d'EIspagnc, 6 octobre 1790. —
Accord de l'Europe contre la Révolution. — L'Europe tire une force morale de
l'intérêt qu'inspire Louis XVI. — Nécessité d'une grande association de surveil-
lance. — Origine des Jacobins, 1789. — Exemple d'une fédération jacobine. —
Quelles classes recrutaient les Jacobins. — Avaient-ils un credo précis? — En
quoi modifiaient-ils l'ancien esprit français ? — Us formaient un corps de surveil-
lants et accusateurs, une inquisition contre une inquisition. — La société de Paris
est d'abord une réunion de députés, octobre 1789. — Elle prépare les lois et
organise une police révolutionnaire. — La Révolution reprend l'offensive, sep-
tembre 1790. — Fuite de Necker. — Terreur des nobles duellistes. — Les Jaco-
bins lui opposent la terreur du peuple. — L'bôtel Castries saccagé, i3 novembre
1790.
Le massacre de Nancy est une ère vraiment funeste , d'où l'on
pourrait dater les premiers commencements des divisions sociales,
qui, plus tard, développées avec l'industrialisme, sont devenues de
nos jours l'emLarras réel de la France, le secret de sa faiblesse,
l'espoir de ses ennemis.
L'aristocratie européenne, son giand agent, l'Angleterre, doi-
vent ici remercier leur bonne fortune. La Révolution ama comme
un bras lié , un seul bras pour lutter contre elles.
Ce petit combat de Nancy eut les effets d'une grande victoire
morale. Il rendit suspectes d'aristocratie les deux forces que venait
de créer la Révolution , ses propres municipalités révolutionnaires,
sa garde nationale.
On dit, on répéta, on crut, et plusieurs disent encore que la
garde nationale avait combattu pour Bouille. Et cependant on a
vu qu'avec les lettres de Lafayette, avec tous les efforts de ses
80 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.
aides de camp envoyés exprès de Paris, Bouiilé ne put ramasser,
sur une route assez longue, que sept cents gardes nationaux, des
nobles très pro])al)lement, leurs fermiers, gardes- chasse, etc.
Mais les vrais gardes nationaux, les paysans propriétaires de la
banlieue de Nancy, fournissant à eux seuls deux mille hommes,
prirent parti pour les soldats, et, malgré l'abandon des deux régi-
ments français, tirèrent sur Bouille.
Naguère, à la nouvelle que les Autrichiens avaient obtenu le
passage, trente mille gardes nationaux s'étaient mis en mouvement.
Chose bizarre. Ce furent surtout les amis de la Révolution qui
accréditèrent ce bruit, que la garde nationale avait pris parti pour
Bouille. Leur haine poui' Lafayette, pour l'aristocratie bourgeoise
qui tendait à se fortifier dans la garde nationale de Paris, leur fit
écrire, imprimer, répandre ce que la contre -révolution voulait
faire croire à l'Europe.
La conclusion fut, pour l'Europe, qu'il fallait bien que cette
Révolution française fût vraiment une chose exécrable pom' que
les deux forces qu'elle avait créées, les municipalités, la gai'de na-
tionale, se tournassent déjà contre elle.
Lafayette armant Bouille, l'autorité révolutionnaire ne pouvant
rétablir l'ordre qu'avec l'épée de la contre -révolution I quoi de
plus propre à persuader que celle-ci avait la vraie force , qu'elle
était le vrai parti social.^ Le Roi, les prêtres, les nobles, se confir-
ment dans la conviction qu'ils ont de la légitimité de leur cause.
Ils s'entendent et se rapprochent; divisés et impuissants dans la
période précédente, ils vont se ralliant dans celle-ci, se fortifiant
les uns par les autres.
Les compagnies qu'on croyait mortes relèvent bravement la tète.
Le paiement de Toulouse casse les procédures d'une municipalité
contre ceux qui foulaient aux pieds la cocarde tricolore. La Cour
des aides donne gain de cause à ceux qui refusaient des payements
en assignats. Les percepteurs n'en veulent point. Les fermiers gé-
néraux défendent à leurs gens de les recevoir. Repousser la mon-
naie de la Révolution, c'est un moyen très simple de la prendre
LIVhE IV. — CHAPITRE IV. 81
par famine, de lui faire faire hancfueroute et la vaincre sans
combat.
Mais les fanatiques veulent le combat, tout cela est trop lent
pour eux. Ceux de Montauban poursuivent à coups de pierres les
patrouilles d'un régiment patriote. Dans l'un des meilleurs dépar-
tements, celui de l'Ardèche, les agents de l'émigration, des Fro-
ment et des Anlraigues, organisent un vaste et audacieux complot
pour employer les forces de la garde nationale contre elle-même,
pour tourner les fédérations à la ruine de l'esprit qui les dicta. On
appelle à une fête fédéralive, près du château de Jalès, les gardes
nationaux de l'Ardèche, de l'Hérault et de la Lozère, sous pré-
texte de renouveler le serment civique. Cela fait, la fête linie, le
comité fédératif, les maires et les olliciers de gardes nationales,
les députés de farniée , montent au château de Jalès et là airêtcnt
que le comité sera permanent, qu'il restera constitué en un corps
autorisé, salarié, qu'il sera le point central des gardes nationales,
(ju'il connaîtra des pétitions de l'armée, qu'il fera rendre les armes
aux catholiques de Nimes, etc. Et tout ceci n'était pas une petite
conspiration occulte d'aristocratie. Il y avait une base de fana-
tisme populaire. Des gardes nationales avaient au chapeau la croix
des confréries du Midi, des bataillons entiers portaient la croix
pour bannière. Un certain abbé Labastide, général de ces croisés,
ayant cinq gardes du corps pour aides de camp, caracolait sur un
cheval blanc, appelant ces paysans à marcher sur Nîmes, à aller
délivrer leurs frères captifs, martyrs pour la foi.
L'Assemblée nationale, avertie et alarmée, lança un décret pour
dissoudre cette assemblée de Jalès, décret si peu efficace cpi'elle
durait encore au printemps.
L'idée qui se répandait, s'affermissait dans les esprits, qu'une
grande partie de la garde nationale était favoral)le à la contre-
révolution, dut contribuer plus qu'aucune autre chose à faire
sortir le Uoi de ses iiTésolutions, et lui faire faire en octobre deux
démarches décisives. Il se tiouvait à cette épo(|ue irrévocablement
fixé sur la question religieuse, celle (|ui lui tenait le plus au cœur.
82 HKSTOIHE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
En juillet, il avait consulté i'évêque de Clermont pour savoir s'il
pouvait, sans mettre son àme en péril, sanctionner la constitution
du clergé. A la fin d'août, il avait adressé la même question au
pape. Quoique le pape n'ait fait aucune réponse ostensible, crai-
gnant d'irriter TAssemblée et de lui faire précipiter la réunion
d'Avignon, on ne peut douter qu'il n'ait en septembre fait savoir
au Roi sa vive improbation des actes de l'Assemblée. Le 6 octobre,
Louis XVI envoya au roi d'Espagne, son parent, sa protestation
contie tout ce qu'il pourrait être contraint de sanctionner. Il adopta
dès lors l'idée de fuite qu'il avait toujours repoussée , non pas d'une
fuite pacifique à Rouen, qu'avait conseillée Mirabeau, mais d'ime
fuite beUi(|ueuse dans l'Est, pour revenir à main armée. Ce projet,
celui qu'avait toujours recommandé Breteuil, l'homme de l'Au-
triche , l'homme de Marie-Antoinette , fut reproduit en octobre par
I'évêque de Pamiers , qui le fit agréer du Roi , obtint plein pouvoir
pour Breteuil de traiter avec les puissances étrangères, et fut en-
voyé de Paris pour s'entendre avec Bouille.
Ces négociations, commencées par I'évêque, furent continuées
par M. de Fersen, un Suédois, très personnellement, très tendre-
ment attaché à la Reine depuis longues années, qui revint exprès
de Suède et lui fut très dévoué.
L'Espagne, l'Empereur, la Suisse, répondirent favorablement,
promirent des secours.
L'Espagne et l'Angleterre , qui semblaient près de faire la
guerre, traitèrent le 27 octobre. L'Autriche ne tarda pas à s'ar-
ranger avec les Turcs, la Russie avec la Suède. De sorte qu'en
quelques mois l'Europe se trouva réunie d'un côté , et la Révolu-
tion était toute seule de l'autre.
Allons avec ordre et méthode. C'est assez de tuer une révolu-
tion par an. Celle de Brabant cette année. Celle de France à
l'année prochaine.
Beau spectacle. L'Europe contre le Brabant, le monde uni,
marchant en guerre , la terre tremblant sous les armées ... et pour
écraser une mouche. Et encore avec toutes ces forces, les braves
\
LIVHE IV. — CHAPITKE IV. 83
employaient de surcroît les armes de la perfidie. Les Autrichiens,
par Lamarck, ami, agent de la Reine, avaient divisé les Belges,
anuisant leurs progressistes , leur doiniant espoir de progrès, leur
montrant un monde d'or dans le cœur du philanthrope et sensihle
Léopold. Le jour où Léopold fut sùi'.de l'Angleterre et de la
Prusse, il se moqua d'eux.
Voilà ce qui serait arrivé chez nonsaux Mirabeau , aux Lafayette,
à ceux qui soutenaient le Roi par intérêt ou par un dévouement
de bon cœur et de pitié. Chose grave et qui faisait le danger
le plus profond peut-être de la situation, c'est que la royauté si
cruellement oppressive en Europe, si brutalement iNrainiiquepour
les faibles (naguère à Genève, en Hollande, maintenant à Bruxelles,
à Liège), la royauté, dis-je, en même temps intéres.sait à Paris,
elle tirait de Louis XVI et de sa famille une incalculable force de
sympathie, de pitié. Ainsi elle allait de l'épée et du poignard, et
c'est sur elle qu'on pleurait. La captivité du Roi , objet de tous les
entretiens chez toutes les nations du monde, y faisait ce qu'il y a
de plus rare dans nos temps modernes, de plus puissant, de plus
terrible, une légende populaire! une légende contre la France.
Tout le monde parlait de Louis XVI et persoinie ne parlait de la
pauvre petite Liège barbarement étouffée par le beau-frère de
Louis XVI. Liège, notre .avant-garde du Nord, qui jadis pour nous
sauvera péri deux ou trois fois, Liège, notre Pologne de Meuse . . .
dédaigneusement écrasée entre ces colosses du Nord, sans que
personne y regarde. Mais qu'est-ce donc que le cœur de l'homme,
s'il faut qu'il y ait des caprices si injustes dans sa pitié ?
De quelque côté que je regarde, je vois un immense, un redou-
table filet, tendu de partout, du dehors et du dedans. Si la Révo-
lution ne trouve une force énergiquement concentiée d'association,
si elle ne se contracte pas dans un violent effort d'elle-même sur
elle-même, je crois que nous périssons. Ce ne sont pas les inno-
centes fédérations, qui mêlaient indistinctement les amis et les en-
nemis dans l'aveugle élan d'une sensibilité fraternelle, ce ne sont
pas elles, ne l'espérons pas, qui nous tireront d'ici.
6.
84. HISTOinE DE LA UEVOLUTION FRANÇAISE.
11 faut des associations tout autrement fortes, il y faut les
Jacobins.
Une organisation vaste et forte de surveillance inquiète sur l'au-
torité, sur ses agents, sur les prêtres et sur les nobles. Les Jaco-
bins ne sont pas la Révolution, mais l'œil de la Révolution, l'œil
pour surveiller, la voix pour accuser, le bras pour frapper.
Associations spontanées, naturelles, auxquelles on aurait tort
de cliercher une origine mystérieuse ou bien des dogmes cachés.
Elles sortirent de la situation même, du besoin le plus impérieux,
celui du salut. Elles furent une publique et patente conjuration
contre la conspiration, en partie visible, en partie cachée, de
l'aristocratie.
Il serait fort injuste pour cette grande association d'en placer
l'unique origine, d'en resserrer toute l'histoire dans la société de
Paris. Celle-ci, mêlée, plus qu'aucune autre, d'éléments impurs,
spécialement d'orléanisme , plus audacieuse aussi, peu scrupuleuse
.sur le choix des moyens, a souvent poussé ses sœurs, les sociétés
de provinces, qui la suivaient docilement, dans des voies machia-
véliques.
Le nom de société mère, que l'on emploie trop souvent, ferait
croire que toutes les autres furent des colonies envoyées de la rue
Saint-Honoré. La société centrale fut mère de ses sœurs, mais ce
fut par adoption.
Celles-ci naissent d'elles-mêmes. Elles sont toutes ou presque
toutes des clubs improvisés dans quelque danger public, quelque
vive émotion. Des foules d'hommes alors se rassemblent. Quelques-
uns persistent, et, même quand la crise est finie, continuent de
se rassembler, de se communiquer leurs craintes, leurs défiances;
ils s'inquiètent, s'informent, écrivent aux villes voisines, à Paris.
Ceux-ci, ce sont les Jacobins.
La situation néanmoins n'est pas toute dans la formation de ces
sociétés. Leur origine tient aussi à une spécialité de caractère.
Le Jacobin est une espèce originale et particulière. Beaucoup
d'hommes sont nés Jacobins.
MVUK IV. — CIIAPITHE IV. 85
Dans rentrainement général de la France, aux moments de .sym-
pathies faciles et crédules, où le peuple sans défiance se jeta dans
les bras de ses ennemis, celte cla.sse d'hommes, plus clairvoyante
ou moins sympathique, se tient ferme et défiante. On les voit
dans les fédérations, paraître aux fêtes, se mêler à la foule, for-
mant plutôt un corps à part, un bataillon de surveillance, qui,
dans l'enthousiasme même, témoigne des périls de la situation.
Quel({ues-uns firent leur fédération à part, entre eux, à huis
clos. Citons un exemple.
Je vois dans un acte inédit de Rouen ([ue, le i4 juillet 1790,
trois Amis de la constitution (c'est le nom que prenaient alors les
Jacobins) se réunissent chez une dame veuve, personne riche et
considérable de la ville; ils prêtent dans ses mains le serment
civi(jue. On croit voir Gaton et Marcie dans Lucain : Junguntar
laciii contenlique auspicc Bruto Ils envoient fièrement l'acte
de leur fédération à l'Assemblée nationale, qui recevait en même
temps celui de la grande fédération de Rouen, où parurent les
députés de soixante villes et d'un demi-million d'hommes.
Les trois Jacobins sont un prêtre, aumônier de la conciergerie,
et deux chirurgiens. L'un d'eux a amené son frère, imprimeur du
Roi à Rouen. Ajoutez deux enfants, neveu et nièce de la dame,
et deux femmes, peut-être de sa clientèle ou de sa maison. Tous
les huit jiu-ent dans les mains de cette Cornélie, (jui, seule en-
suite, fait serment.
Petite société, mais complète, ce .semble. La dame (veuve d'un
négociant ou armateur) représente les grandes fortunes commer-
ciales. L'imprimeur, c'est l'industrie. Les chirurgiens, ce .sont les
capacités, les talents, l'expérience. Le prêtre, c'est la Révolution
même; il ne sera pas longtemps prêtre : c'est lui qui écrit l'acte,
le copie, le notifie à l'Assemblée nationale. Il est l'agent de l'affaire,
comme la dame en est le centre. Par lui, cette .société est com-
plète , quoiqu'on n'y voie pas le personnage qui est la cheville ou-
viière de toute société semblable, l'avocat, le procureur. Prêtre
du palais de justice, de la conciergerie, aumônier de prisonniers.
86 HISTOIHK DE I, A REVOLUTION FRANÇAISE.
confesseur de suppliciés, hier dépendant du Parlement, Jacobin
aujourd'hui et se notifiant tel à l'Assemblée nationale, pour l'au-
dace et l'activité, celui-ci vaut trois avocats.
Qu'une dame soit le centre de la petite société, il ne faut pas
s'en étonner. Beaucoup de femmes entraient dans ces associations,
des femmes fort sérieuses, avec toute la ferveur de leurs cœurs
de femmes, une ardeur aveugle, confuse, d'affections et d'idées,
l'esprit de prosélytisme , toutes les passions du moyen âge au ser-
vice de la foi nouvelle. Celle dont nous parlons ici avait été sérieu-
sement éprouvée ; c'était une dame juive qui vit se convertir toute
sa famille et resta israélite ; ayant perdu son mari , puis son enfant
(par un accident affreux), elle semblait, en place de tout, adopter
la Révolution. Riche et seule, elle a dû être facilement conduite
par ses amis, je le suppose, à donner des gages au nouveau système,
à y embarquer sa fortune par l'acquisition des biens nationaux.
Pourquoi cette petite société fait-elle sa fédération à part? C'est
que Rouen en général lui semble trop aristocrate, c'est que la
grande fédération des soixante villes qui s'y réunissent, avec ses
chefs, MM. d'Estouteville , d'Herbouville , de Sévrac, etc., cette
fédération, mêlée de noblesse, ne lui paraît pas assez pure; c'est
qu'enfin elle s'est faite le 6 juillet, et non le i4, au jour sacré de
la prise de la Bastille. Donc, au i4, ceux-ci, fièrement isolés chez
eux, loin des profanes et des tièdes, fêtent la sainte jom'née. Ils ne
veulent pas se confondre : sous des rapports divers, ils sont une
élite, comme étaient la plupart de ces premiers Jacobins, une sorte
d'aristocratie, ou d'argent, ou de talent, d'énergie, en concurrence
naturelle avec l'aristocratie de naissance.
Peu de peuple, à cette époque, dans les sociétés jacobines,
point de pauvres ('^. Dans les villes cependant où il y avait rivalité
de deux clubs, où le club aristocratique (comme il arriva parfois)
^'' Justement par la raison que plu- Elles divisaient leurs membres en éco-
sieurs de ces sociétés se proposaient nomes, introducteurs, rapporteurs, lec-
d'aider les pauvres et faisaient contri- leurs, observateurs, consolateurs, etc.
buer leurs membres à cet effet. etc.
MVnK IV. — CHAPITRE FV. 87
usurpait le titre d'Amis de la constitution, Tautre club du même
nom ne manquait pas, pour se fortifier, de se rendre plus facile
sur les admissions, de recevoir parmi ses membres des petites
gens, boutiquiers et petits industriels. A Lyon et sans doute dans
quelques villes manufacturières, les ouvriers assistèrent de lK)nne
heure aux discussions des clubs.
Le \Tai fonds des clubs jacobins, c'était, non pas les derniers,
non pas les premiers, mais une classe distinguée, quoique secon-
daire, qui dès longtemps avait une guerre sourde contre ceux des
premiers rangs : l'avocat, |)ar exemple, contre le magistrat qui
l'écrasait de sa morgue, le procureur, le chii^urgien, voulant s'élever
au niveau de l'avocat, du médecin, le prêtre contre févêque. Le
chirurgien, dans ce siècle, avait, à force de mérite, rompu la bar-
rière, monté presque à l'égalité. Le Chàtelet entretenait une guerre
contre le Parlement; il vainquit en 1789 et fut un moment (qui
l'eût cru.'^) le grand tribunal national. Le célèbre fondateur des
Jacobins de Paris, Adrien Duport, était un honune du Chàtelet,
qui monta au Parlement, mais qui, à la Révolution, repaient homme
du Chàtelet, brisa les parlementaires.
Tout cela ensemble faisait des Jacobins une classe d'hommes
âpre, défiante, très ardente et très contenue, plus positive et plus
habile qu'on ne l'aurait attendu de leurs théories peu précises.
Quoique les vieilles jalousies, les ambitions nouvelles, aient été
un puissant aiguillon pom' eux, quoique les intrigues de divere
partis aient exploité ces sociétés, leur caractère en général, très
fortement exprimé dans l'exemple que nous avons cité, est ori-
ginairement celui d'associations naturelles, spontanées, formées
par une véritable religion patriotique, une dévotion austère à la
liberté, une pureté civique fort exigeante et tendant toujours ^
l'épuration.
Quel était le symbole de ces petites églises.^ Celte foi ardente
avait-elle un credo bien aiTêté.»^ Non, très vague encore, alliant,
sans s'en douter, les principes contradictoires. Tous, presque tous,
royalistes, à cette époque, et pourtant fort aigres pour le Roi.
88 HISTOIRE l)K LA REVOLUTION FRANC \ISE.
Tous dominés par Rousseau, par le fameux principe de la philoso-
phie du siècle : Revenez à la nalure. Et néanmoins, avec cela, plur
sieurs se croyaient chrétiens, se rattachaient, au moins de nom, à la
vieille croyance qui condamne la nature, qui la croit gâtée, déchue.
Cette contradiction même, cette ignorance, cette foi au prin-
cipe nouveau peu approfondi encore, a quelque chose de respec-
tahle. C'est la foi au dieu inconnu. Et cette foi en eux n'est pas
moins active. Elle élève, fortifie les âmes. Comme levu' maître
Rousseau, ils élèvent leurs regards, dirigent leur émulation vers
les nobles modèles antiques, vers les héros de Plutarque. S'ils
n'entrent pas bien au fond du génie de l'antiquité, ils en sentent
du moins l'austérité morale, la force stoïque, y puisent l'inspiration
des dévouements civils; ils apprennent d'elle ce qu'elle a le mieux
su, ce qu'eux-mêmes ils auront besoin, dans leurs périlleuses voies,
de savoir, d'eml3rasser : la mort !
Chose grave à dire aussi : ils puisent là une profonde modifi-
cation à l'esprit de l'ancienne France.
Cet esprit tenait à deux choses, presque impossibles à concilier
avec la Révolution , avec la lutte violente qu'elle devait soutenir.
D'ime part, une certaine facilité de confiance et de croyance, une
déférence trop grande pour les autres , une certaine fleur de poli-
tesse et de douceur, — charmantes et fatales qualités qui, dans
tant d'occasions, ont donné prise sur nous. L'autre caractère du
vieil esprit français tenait à ce qu'on appelle l'honneur, à certaines
délicatesses de procédés, à certains préjugés aussi, à la facilité,
par exemple, avec laquelle on admettait qu'un liomme, pour vous
avoir insulté, eût droit de vous égorger, opinion qui, en théorie,
part de l'estime du courage , et qui , en pratique , livre souvent les
braves aux habiles.
Ces deux traits de l'ancienne France furent méprisés des Ja-
cobins.
Adversaires des piètres, obligés de lutter contre une vaste asso-
ciation dont la confession et la délation sont les premiers moyens,
les Jacobins employèrent des moyens analogues, ils se déclarèrent
IJVIIE IV. — CHAPITRE IV. «9
linrdimcnl ami.s de la délation, ils la proclamèrent le premier
des devoirs du citoyen. La surveillance nuiluelle, la censure pu-
blique, même la délation cachée, voilà ce qu'ils enseignèrent,
pratiquèrent, s'appuyant à ce sujet des plus illustres exemples de
Tantiquité. La cité antique, grecque et romaine, la petite cité
monastique du moyen âge, qu'on appelle couvent, ahhaye, ont
pour principe le devoir de perfectionner, épurer toujours, par la
.surveillance que tous les membres de l'association exercent les
luis sur les autres. Et tel est aussi le principe que les Jacobins
appliquent à la société tout entière.
Nés dans un grand danger national, au milieu d'une immense
conspiration, que niaient les conspirateurs (dont ils se sont vantés
depuis), les Jacobins formèrent, pour le salut de la France, une
légion, lui peuple d'accusateui-s publics.
Mais, à la grande différence de l'inquisition du moyen âge, qui,
par le confessionnal et mille moyens différents, pénétrait juscpi'au
fond des âmes, l'inquisition révolutionnaire n'avait à sa disposition
c|ue des moyens extérieurs, des indices souvent incertains. De là
une défiance excessive, maladive, un esprit d'autant plus soup-
çonneux qu'il avait moins de certitude d'atteindre le fond. Tout
alarmait, tout inquiétait, tout paraissait suspect.
Craintes trop naturelles dans le péril où Ton voyait la France,
la Révolution, la cause de la liberté et du genre humain! Cette
beiu'euse révolution, attendue mille ans, arrivée enfin hier et déjà
près de périr ! Arrachée d'un coup tout à l'heure à ceux qui
l'avaient embrassée, mise au fond de leur cœur, comme la meil-
leure part d'eux-mêmes. Ce n'était plus un bien extérieur qu'il
s'agissait de leur ôler, mais leur vie . . . Nul n'eût sui'vécu.
Pour faire justice aux Jacobins, il faut se replacer au moment
et dans la situation, comprendre les nécessités où ils se trouvèrent.
Ils étaient en face d'une association immense, mi-partie d'idiots
et mi-partie de coquins, ce qu'on appelait, ce qu'on appelle le
monde des honnêtes gens.
D'une part, deux délateui-s: le Roi, qui tout à l'heure dénonce
90 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
son peuple à l'Europe, et le prêtre, qui dénonce le peuple aux
simples, aux femmes, à la Vendée.
D'autre part, l'inepte alliance de Lafayette avec Bouille, au
profit de celui-ci, et qui (avec bonne intention) irait mettre la
Révolution aux mains de ses ennemis.
Qui peut dire , dans le détail , ville par ville, dans les campagnes
et les villages, ce que c'était que l'association du monde des hon-
nêtes gens?
Du monde-prêtres, du monde-femmes, du monde-nobles et
quasi no])les.
Les femmes 1 quelle puissance ! Avec de tels auxiliaires, qu'est-il
besoin de la presse .►^ Leur parole est un véhicule bien autrement
efficace. Vraie force, d'autant plus forte qu'elle n'a rien de cassant,
qu'ellt cède, est élastique, fléchit pour se mieux relever. Dites-
leur un mot à l'oreille, il court, il va, il agit, le jour, la nuit, le
matin, au lit, au foyer, au marché, et le soir, dans la causerie,
devant les portes, partout, sur l'homme, sur l'enfant, sur tous. . .
Trois fois homme qui y résiste !
Voilà un obstacle réel, terrible pour la Révolution. Et qu'est-ce,
au prix, que l'étranger, toutes les armées de l'Europe.^. . . Ayons
pitié de nos pères.
Maintenant, qui voudrait entrer dans le détail irritant du
monde noble et quasi noble .^ De la pourriture antique des parle-
mentaires, de leur ancienne police, l'obstacle le plus réel que
Lafayette assure avoir trouvé dans Paris. De la clientèle basse , ser-
vilc de marchands, petits rentiers, créanciers minimes, qui se rat-
tachaient au clergé, aux nobles.
Et ces nobles se retrouvaient, par la grâce de Lafayette et des
lois révolutionnaires, chefs, officiers de leius clients dans la garde
nationale.
Pour résister à tout cela , il fallait à la nouvelle association une
organisation très forte. Elle se trouva dans la société de Paris.
L'originalité primitive de celle-ci fut moins dans les théories que
dans le génie pratique de ses fondateurs.
MVHK IV. — CIIAPITHR IV. 91
Le principal fut Diiport, et il resta pendant longtemps la tète
même de.s Jacobins. «Ce que Duport a pen.sé, disait-on, Barnave
le dit et Lanieth le fait. > Mirabeau les appelait le Triumyucusat.
A la vigueur des coups (ju'ils portèrent à la royauté, on les crut
républicains, on leur attribua im dessein profond, un projet bien
arrêté de cbanger tout de fond en comble. Eux-mêmes, ils étaient
flattés de cette mauvaise renommée. Ils ne la méritaient pas. Ils
n'étaient (ju'inconséquents. Il .se trouva au jour critique qu'ils
étaient partisans de la monarchie qu'ils avaient détruite.
Duport était pourtant un penseur, une tête forte et plus com-
plète que celle de ses collègues; homme de spéculation, il avait
en même temps beaucoup d'expérience révolutionnaire, avant la
Révolution même. Rival de d'Esprémesnil au Parlement, il avait
été l'un des principaux moteurs de la résistance contre Galonné et
Brienne. Il devait connaître à fond l'action secrète de la police par-
lementaire, l'organisation des émeutes de la basoche et du peuple
en faveur du Parlement.
Pendant les élections de 1789, il commença à réunir chez lui
plusieurs hommes politiques (rue du Grand-Chantier, près du
Temple). Mirabeau, Sieyès, y vinrent et n'y voulurent pas re-
tourner. « Politique de caverne ! » dit Sieyès. Le grand métaphy-
sicien ne voulait agir que par les idées. Duport, au .secours des
idées, voulait appeler l'intrigue souterraine, l'agitation populaire,
l'émeute, s'il le fallait.
Nouvelle réunion à Versailles. Celle-ci, dont le fond était la dé-
putation de Bretagne, s'appela le club Breton. Là se préparaient ,
sous rinfluence de Duport, Chapelier, etc., pliLsieurs des mesures
hardies (jui sauvèrent la Révolution naissante. La minorité de la
noblesse, mi-partie de grands seigneurs philanthropes et de cour-
tisans mécontents, se mêla à ce club Breton et y inqîorta un esprit
fort divers, fort équivoque. Des courtisans révolutionnaires, les
plus intrigants, les plus audacieux, étaient les frères Lameth,
jeimes colonels, d'une famille très favorisée de la cour, mais point
.satisfaite.
92 HISTOII\K DE LA «ÉVOLUTION FIWNÇAISE.
Nobles d'Artois, ils avaient été élus en Fianche-Comté. Et ce
fut un député de cette dernière province , très probal)lement leur
homme, qui, en octobre 1789, quand l'Assemblée fut à Paris,
loua un local aux Jacobins pour réunir les députés. Les moines
louèrent leur réfectoire pour 200 francs, et pour 200 francs le
mobilier, tables, chaises. Plus tard, le local ne suffisant pas, le
club se fit prêter la bibliothèque et enfin l'église. Les tombeaux
des anciens moines, l'école ensevelie de Saint-Thomas, les con-
frères de Jacques Clément, se trouvèrent ainsi les muets témoins
et les confidents des intrigues révolutionnaires.
Outre les membres du club Breton, beaucoup de députés qui
n'étaient jamais venus à Paris, qui n'étaient pas fort rassurés après
les scènes d'octobre et se croyaient comme perdus dans cet océan
de peuple, s'étaient logés rue Saint- Honoré, près les uns des
autres, pour se retrouver au besoin. Ils étaient là à la porte de l'As-
semblée, qui siégeait alors au Manège, à l'endroit où se croisent
les rues de fiivoli et de Castiglione. Il lem' était commode de se
réunir presque en face , au couvent des Jacobins.
Il y eut cent députés le premier jour, puis deux cents, puis
quatre cents. Ils prirent le titre d'Amis de la constitution. Dans la
réalité, ils la firent. Elle fut entièrement préparée par eux; ces
quatre cents, plus liés entre eux, plus disciplinés, plus exacts d'ail-
leurs que les autres députés, furent maîtres de l'Assemblée. Ils y
apportèrent toutes faites et les lois et les élections; eux seuls
nommaient les présidents, secrétaires, etc. Ils masquèrent quelque
temps cette toute-puissance en prenant parfois le président dans
d'autres rangs que les leurs.
L'hiver de 1789, toute la France vint à Paris. Beaucoup
d'hommes considérables voulaient entrer aux Jacobins. Ils admirent
d'abord quelques écrivains distingués; le premier fut Condorcet;
puis d'autres personnes connues, qui devaient être présentées, re-
commandées par six membres. On n'entrait qu'avec des cartes, qui
étaient soigneusement examinées à la porte par deux membres
qu'on y plaçait.
LIVIIE IV. — CIIAPIThE IV. 93
Le club des Jacobins ne pouvait se borner longtemps à èire
une oITîcine de lois, un laboratoire pour les préparer. 11 devint de
bonne heure un grand comité de police révolutionnaire.
La situation le voulait ainsi. Que servait de faire la constitution,
si la cour, par un coup habile, renversait cet échafaudage pénible-
ment élevé? On a vu qu'au bruit du complot de Brest, qui, disait-
on, allait être livré aux Anglais, Duport (le 27 juillet lySy) avait
fait créer par rAsseml)lée le comité des recherches. Le comité
n'avait point d'agents, que ceux mêmes du gouvernement qu'il avait
à surveiller. Ces agents qui lui manquaient, ils se trouvèrent aux
Jacobins. Lafayette, qui apprit à ses dépens à connaître leur or-
ganisation, dit cjue le centre en était une réunion de dix hommes
(|u'eux-mêmes appelaient le Sabbat, qui prenaient tous les jours
l'ordre des Lameth; chacun des dix le transmettait à dix autres de
bataillons et sections différentes, de sorte que toutes les sections
recevaient en même temps la même dénonciation contre les auto-
rités, la même proposition d'émeute, etc.
Lafayette avait pour lui le comité des recherches de la Ville et
beaucoup de gens dévoués dans la garde nationale. Ces deux po-
lices se croisaient entre elles et avec celle de la cour. Celle des
Jacobins, agissant dans le sens du mouvement populaire, du flot
qui montait, trouvait autant de facilité que les autres rencontraient
d'obstacles. Elle s'étendit partout, s'organisa dans chaque ville en
face des municipalités, opposa à chaque corps civil et militaire
une société de surveillance et de dénonciation.
Nous avons parlé du Club de i 789 que Lafayette et Sieyès es-
sayèrent d'abord d'opposer aux Jacol)ins. Ce club conciliateur, qui
croyait marier la monarchie et la Révolution, n'eût abouti, s'il eût
réussi, qu'à détruire la Révolution. Aujourd'hui que tant de choses
alors secrètes sont en pleine lumière , nous pouvons prononcer hardi-
ment que , sans la plus forte , la plus énergique action , la Révolution
périssait. Si elle ne redevenait agressive, elle était perdue. L'impru-
dente association de Bouille et de Lafayette lui avait porté le coup
le plus grave. C'est par les Jacobins qu'elle reprit l'offensive.
9k HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.
Le 2 septembre, on apprit à Paris la nouvelle de Nancy, et
le même jour, peu d'heures après, quarante mille hommes rem-
plissaient les Tuileries, assiégeaient l'Assemblée , criant : «Le
renvoi des ministres! La tête des ministi'esl Les ministres à la
lanterne ! » *
L'effet de la nouvelle fut amorti , l'émotion dominée par l'émo-
tion , la terreur par la terreur.
La rapidité singulière avec laquelle l'ut arrangée cette émeute
prouve à la fois l'état inflammable où le peuple se trouvait et la
vigoiu'euse organisation de la société jacobine qui pouvait, au mo-
ment même où elle donnait le signal , réaliser l'action.
Et M. de Lafayette, avec ses trente et quelques mille hommes
de garde nationale, avec sa police militaire et municipale, avec les
ressources de l'Hôtel de Ville , avec celles de la cour, un moment
rapprochée de lui ^our frapper le coup de Nancy, Lafayette, dis-je,
avec tant de ressources diverses, ne pouvait rien à cela.
Le ministre contre lecjuel on lançait d'abord le peuple était
celui qui, dans ce moment, agissait le moins, Necker, ministre des
linances. Tout ce qu'il faisait, c'était d'écrire. Il venait de faire
paraître un mémoire contre les assignats. On envoya quelques
bandes crier contre lui , menacer. Lafayette , qui frappait si fort à
Nancy, n'osa frapper à Paris et conseilla à Necker de se mettre en
sûreté. Sur la proposition d'un député jacobin, l'Assemblée décréta
qu'elle dirigerait elle-même le Trésor public. Grave décision, l'un
des coups les plus violents qu'on pût porter à la royauté.
Voilà donc les deux partis, jacobin, constitutionnel, qui tous
les deux emploient la force, la violence, la ten'eur. Lafayette
frappe par Bouille, les Jacobins par l'émeute. Terreur de Nancy,
terreur de Paris.
A combien de siècles sommes-nous de la fédération de juil-
let?. . . Qui le croirait.^ A deux mois. Cette belle lumière de paix,
où donc est-elle déj à. ^^ L'éclatant soleil de juillet s'enténèbre tout
à coup. Nous entrons dans un temps sombre, de complots, de vio-
lences. Dès septembre, tout devient obscur. La presse, ardente,
LIVHE IV. — CHAPITRE IV. 05
inquiète, marche à tâtons, on le sent. Klle cherclie, cligne, elle
ne voit pas, elle devine. L'inquisition des Jacobins (jui commence
donne de faibles et fausses lueurs, qui tout à la fois éclairent,
obscurcissent, comme ces lumières fumeuses dans la grande nef
où ils s'assemblent, au couvent de la rue Saint-Honoré.
Une seule chose était claire , dans cette obscurité , c'était l'inso-
lence des nobles. Ils avaient pris partout l'attitude du défi, de la
provocation. Partout ils insultaient les patriotes, les gens les plus
paisibles, la garde nationale. Parfois le peuple s'en mêlait et il en
résultait des scènes très sanglantes. Poui" ne citer cjuiui exem|)le,
à Cahors, deux frères gentilshommes trouvèrent plaisant d'insuller
un garde national (jui avait chanté Ça ira. On voulut les arrêter;
ils blessèrent, tuèrent ce qui se présenta, puis se jetèrent dans
leur maison, et de là, fortifiés, ayant plusieurs fusils chargés,
tirèrent sur la foule et tuèrent un grand nombre d'hommes. On
mit le feu à la maison pour terminer ce carnage.
Dans rAssem])lée même, au sanctuaire des lois, on n'entendait
qu'insultes et délis des gentilshommes. M. d'Ambly menaçait Mira-
beau de la canne. Un autre alla jusqu'à dire : « Que ne tombons-
nous sur ces gueux l'épée à la main ? »
Un quidam, envoyé par eux, suivit deux jours entiers Charles
de Lameth pour le forcer de se battre. Lameth, très brave et très
adroit, refusa obstinément de l'honorer d'un coup d'épée. Le troi-
sième jour, comme rien ne pouvait lasser sa patience, tout le côté
droit en masse l'accusa de lâcheté. Le jeune duc de Castries l'in-
sulta; ils sortirent; Lameth fut blessé. De là grande fureur du
peuple. On répandit que l'épée de Castries était empoisonnée,
que Lameth allait en mourir. Les Jacobins crurent l'occasion
bonne pour effrayer les duellistes. Leurs agents poussèrent la foule
à l'hôtel Castries; il n'y eut ni meurtre ni vol, mais tous les
meubles furent brisés, jetés dans la rue. Tout cela tranquillement,
méthodiquement; les briseurs mirent une sentinelle au portrait
du Roi (fui seul fut respecté. Lafayette vint, regarda, ne put rien
faire; la plupart des gardes nationaux étaient indignés eux-mêmes
96 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.
de la blessure de Lameth et trouvaient (ju après tout les briseurs
n'avaient pas tort (i 3 novembre i 790).
Dès ce jour, cette terreur des duellistes, qui peu à peu rendait
l'ascendant à la noblesse, fit place à une autre terreur, celle des
vengeances du peuple. La supériorité individuelle fjue les nobles
avaient par Tescrime disparut devant la foule. Ils avaient essayé de
faire des questions d'honneur de toute question de parti. Ils abu-
saient de l'adresse. On leur opposa le nombre. Les révolutionnaires
les plus braves, ceux qui l'ont prouvé depuis sur tous les champs
de bataille, refusèrent de donner aux spadassins l'avantage facile
des combats individuels.
LIVHE IV. — GHAPITUE V. 97
CHAPITRE V.
LUTTE DES PRINCIPES DAINS L'ASSEMBLÉE ET AUX JACOBINS.
Paris vers la fin de 1790. — Cercle social. Bouche de fer. — Le club de 1789.
Le club des Jacobins. — Robespierre aux Jacobins. — Origine de Robespierre.
— Robespierre orphelin à dix ans; boursier du clergé. — Ses essais littéraires.
— Juge criminel à Arras; sa démission. — Il plaide contre revenue. — Robes-
pierre aux Etats généraux. — Au 5 octobre, il appuie Maillnxl. — G)nspiration
pour le rendre ridicule. — Sa solitude et sa pauvreté. — Il rompt avec les L;i-
meth. — Marche incertaine ou rétrograde de l'Assemblée. — Elle avait restreint
le nombre des citoyens uctift. — Conduite double des Lameth et des Jacobins
d'alore. — Ils confient leur journal à un Orléaniste, novembre. — Probité de
Robespierre. — Sa politique. — En 1790, il s'appuie sur les seules grandes as-
sociations qui existent alors en France : les Jacobins et les prêtres.
Vei'S la fin de 1790, il y cul un nionicnl de halle apparente,
peu ou polnl de mouvement. Rien qu'un giand nonihie de voi-
lures qui encombraient les barrières, les roules couvertes d'émi-
grés. En revanche, beaucoup d'éliangers venaient voir le giand
spectacle , observer Paris.
Halte inquiète, sans repos. On s'étonnait, on s'effrayait pres(jue
de n'avoir pas d'événements. L'ardent Camille se désole de n'avoir
rien à conter; il se marie dans l'entr acte et notifie cet événement
au monde.
Point de mouvements; en pleine guerre (comme on se sentait
déjà), cela n'était pas naturel. En réalité, il y avait deux événe-
ments immenses.
Premièrement le Roi dénonçait la France aux rois.
Deuxièmement contre la conspiration ecclésiastique -aristocra-
tique s'organisait fortement la conjuration jacobine.
Le trait saillant de l'époque, c'est la multiplication des clubs,
l'immense fermentation de Paris spécialement, telle qu'à tout coin
de rue s'improvisent des assemblées. Le brillant et monotone
II. 7
98 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
Paris de la paix ne donne guère d'idée de celui d'aloi's. Replou-
geons-nous un moment dans ce Paris agité, bruyant, violent, sale
et sombre, mais vivant, plein de passions débordantes.
Nous devons bien cet égard au premier théâtre de la Révolu-
tion, de faire la première visite au Palais-Royal. Je vous y mène
tout droit; j'écarte devant vous cette foule agitée, ces groupes
bruyants, ces nuées de femmes vouées aux libertés de la nature.
Je traverse les étroites galeries de bois, encombrées, étouffées,
et, par ce passage obscur où nous descendons quinze marches, je
vous mets au milieu du cirque.
On prêche! Qui s'y serait attendu, dans ce lieu, dans cette ré-
union, si mondaine, mêlée de jolies femmes équivoques?. . . Au
premier coup d'œll, on dirait d'un sermon au milieu des filles. . .
Mais non, l'assemblée est plus grave, je reconnais nombre de
gens de lettres, d'académiciens; au pied de la tribune, je vois
M. de Condorcet.
L'orateur, est-ce bien un prêtre.^ De robe, oui; belle figure de
quarante ans environ, parole ardente, sèche parfois et violente,
nulle onction, l'air audacieux, un peu chimérique. Prédicateiu',
poète ou prophète, n'importe, c'est l'abbé Fauchet. Ce saint Paul
parle entre deux Thécla, l'une qui ne le quitte point, qui, bon
gré mal gré, le suit au club, à l'autel, tant est grande sa ferveur;
l'autre dame, une Hollandaise, de bon cœur et de noble esprit,
c'est M™^ Palm Aelder, l'orateur des femmes, qui prêche leur
émancipation. Elles y travaillent activement. M^"'' Kéralio puljlie
un journal. Tout à l'heure M™*^ Roland sera ministre et davantage.
Je m'étonne peu que ce prophète, si bien entouré de femmes,
parle éloquemment de l'amour; l'amour revient à chaque instant
dans ses brûlantes paroles. Heureusement je comprends, c'est
l'amour du genre humain. Que veut-il.»^ Il semble exposer quekpie
mystère inconnu qu'il confie à trois mille personnes. Il paile au
nom de la nature et néanmoins se croit chrétien. Il marie bizar-
rement, sous forme franc-maçonnique. Bacon et Jésus. Tantôt en
avant de la Révolution, tantôt rétrograde, un jour il prêche La-
LIVUE IV. — CHAPITRE V. 90
fayetle , un autre jour il dépasse les démocrates et fonde la société
liiunaine sur le devoir de donner à chacun de ses membres la suffi-
sante vie. Plusieurs, dans sa doctrine obscure, croient voir la loi
atrraire.
o
Son journal, celui du Cercle social pour la fédération des amis
de la vérité, s'appelle la Bouche de fer, litre menaçant, cnVayanl.
Cette bouche toujours ouverte (rue de T Ancienne-Comédie et près
du café Procope) reçoit nuit et jour les renseignements anonymes,
les accusations cpi'oii veut y jeter. Elles y entrent; mais, rassu-
rez-vous, la plupart y restent. La Bouche de fer ne mord pas^'l
Sortons. Dans la crise où nous sommes, il faut veiller, il faut
pourvoir. H y a ici trop de théories, trop de femmes et trop de
rêves. L'air n'est pas sain ici pour nous. L'amour, la paix , choses
excellentes, sans doute, mais cjuoi.^ La guerre a commencé. Peut-
on faire embrasser les hommes, les principes opposés, avant de
les concilier.^. . . Au-dessus du cirque d'ailleurs, pour augmenter
mes défiances, je vois planer le Club suspect de 1789, dans ces
brillants appartements qui resplendissent de lumières, au premier
étage du Palais-Royal, le club de Lafayette, Bailly, Mirabeau,
Sieyès, de ceux qui voudraient enrayer avant d'avoir des garanties.
De moment en moment, ces idoles populaires paraissent sur le
balcon, saluent royalement la foule. Le nerf de ce club opulent
est un bon restaurateur.
J'aime mieux, à la jaune lueur des réverbères qui de loin en
loin percent le brouillard de la rue Saint-Honoré , j'aime mieux
suivre le flot noir de la foule qui va toute dans le même sens,
jusqu'à cette petite porte du couvent des Jacobins. C'est là que,
tous les malins, les ouvriers de l'émeute viennent prendre l'ordre
des Lameth ou recevoir de Laclos l'argent du duc d'Orléans.
A cette heme, le club est ouvert. Entrons avec précaution, le lieu
est mal éclairé. . . Grande réunion pourtant, vraiment sérieiLse,
^'J Ce journal, parmi son fatras de éloquentes et hirarres. Il raériterail
faux piysticisme et de franc-maçon- peut-être d'être réimprimé, comme cu-
nerie, contient beaucoup de choses riosité historique.
100 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.
imposante. Ici, de tous les points de la France, vient retentir
Topinion; ici pleuvent des départements les nouvelles vraies ou
fausses, les accusations justes ou non. D'ici partent les réponses.
C'est ici le Grand -Orient, le centre des sociétés, ici la grande
Franc-Maçonnerie, non chez cet innocent Fauçhet, qui n'en a que
la vaine forme..
Oui, cette nef ténébreuse n'en est que plus solennelle. Regar-
dez, si vous pouvez voir, ce grand nombre de députés; ils ont été
jusqu'à quatre cents; aujourd'hui, ce que vous voyez, deux cents
environ, toujours les principaux meneurs, Duport, Lameth, et
cette présomptueuse figure, provocante et le nez au vent, le
jeune et brillant avocat Barnave. Pour suppléer les députés al>-
sents, la société a admis près de mille membres, tous actifs, tous
distingués.
Ici nul homme du peuple. Les ouvriers viennent, mais à
d'autres heures, dans une autre salle, au-dessous de celle-ci. On a
fondé, pour leur instruction, une société fraternelle, où on leur
explique la constitution. Une société de femmes du peuple com-
mence aussi à se réunir dans cette salle inférieure ^^\
Les Jacobins sont une réunion distinguée , lettrée. La littérature
française est ici en majorité. Laharpe, Ghénier, Champfort, An-
drieux, Sedaine, tant d'autres; et les artistes abondent, David,
Vernet, Larive, et, la Révolution au théâtre, le jeune romain
Talma. Aux portes, pour viser les cartes et reconnaître les membres»
deux censeurs-portiers, Laïs le chanteur, et ce beau jeune homme,
ie digne élève de M™*' de Genlis , le fds du duc d'Orléans.
L'homme noir qui est au bureau, qui sourit d'un air si sombre,
c'est l'agent même du prince , le trop célèbre auteur des Liaisons
dangereuses. Grand contraste I A la tribune parle M. de Robes-
pierre.
Un honnête homme celui-là, qui ne sort pas des principes.
^'^ Marat met en contraste l'énergie de ces femmes et le bavardage de l'aristo-
cratie jacobine (numéro du oo décembre 1790).
LIVI\K IV. — CHAPITRE V. 101
Homme de mœurs, homme de talent. Sa voix fail)le et un peu
aigre, sa maigre et triste figure, son invariable liahit olive (habit
uni({ue, sec et sévèrement brossé), tout cela témoigne assez que
les principes n'enrichissent pas fort leur homme. Peu écoulé à
l'Assemblée nationale, il prime, primera toujours davantage aux
Jacobins. Il est la société même, rien de plus et rien de moins.
11 l'expiime parfaitement, marche d'un pas avec elle, sans la de-
vancer jamais. Nous le suivrons de très près et très attentivement ,
marquant, datant chaque degré dans sa prudente carrière, notant
aussi sur son pâle visage le profond travail qu'y fera la Révolution,
les rides précoces des veilles et les sillons de la pensée. Il faut le
raconter avant de le peindre. Produit tout artificiel de la fortune
et du travail, il dut peu à la nature; on ne le comprendrait pas,
si l'on ne connaissait à fond les circonstances qui le firent, la grande
volonté qui le fit.
Peu de créatures humaines naquirent plus malheureusement.
D'abord frappé coup sur coup dans sa famille et sa fortune; puis
adopté, protégé par le haut clergé, un monde de grands seigneurs,
hostile aux idées, antipathique à fesprit du siècle que partageait
le jeune homme. Il ne sortait ainsi d'un premier malheur que pour
retomber dans un plus grand , la nécessité d'être ingi'at.
Les Rohespierre étaient de père en lils notaires à Garvin, près
de Lille. L'acte le plus ancien que j'aie vu d'eux est de iGoo^'^.
On les croit venus de l'Ii-lande. Leurs aïeux peut-être au xvi*" siècle
auront fait partie de ces nombreuses colonies irlandaises qui ve-
naient peupler les monastères, les séminaires de la côte, et y
recevaient des jésuites une forte éducation d'ergoteurs et dispu-
teurs. C'est là qu'ont été élevés, entre autres, Burke et O'Connell.
Au xviii* siècle, les Robespierre cherchèrent un plus grand
théâtre. Une branche resta près de Carvin; mais l'autre s'établit
à Arras, grand centre ecclésiastique, politique et juridique, ville
d'Etats provinciaux, ville de tribunaux supérieurs, où affluaient les
^'' Collection de M. Gentil, à Lille.
102 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
affaires et les procès. Nulle part la noblesse et l'Eglise ne pesaient
plus lourdement. Il y avait spécialement deux princes ou deux
rois d'Arras, l'évêque et le puissant abbé de Saint-Waast, auquel
appartenait environ le tiers de la ville. L'évêque avait conservé le
droit seigneurial de nommer les juges au tribunal criminel. Au-
jourd'bui encore son palais immense met la moitié d'Arras dans
l'ombre. Des rues à noms expressifs, qui rappellent une vie de clii-
cane, circulent bumides et tristes sous les murs de ce palais, rue
du Conseil , rue des Rapporteurs , etc. C'est dans cette dernière , la
plus sombre , la plus triste , dans une maison fort décente d'bono-
rable bourgeoisie, que vivait, travaillait, écrivait nuit et jour un
avocat au conseil d'Artois, laborieux et honnête, qui fut père de
Robespierre en 1758^^^
Il n'était riche que d'estime et de bonhem- domestique ; ayant eu
le malheur de perdre sa femme, sa vie fut brisée. Il tomba dans
vme inconsolable tristesse, devint incapable d'affaires, cessa de
plaider. On lui conseilla de voyager. Il partit, ne donna plus de
nouvelles; on a toujours ignoré ce qu'il était devenu.
Quatre enfants restaient abandonnés dans cette grande maison
déserte. L'aîné, Maximilien, se trouva, à dix ou onze ans, chef de
famille , tuteur en quelque sorte de son frère et de ses deux sœurs.
Son caractère changea tout à coup; il devint ce qu'il est resté,
étonnamment sérieux; son visage pouvait sourire, une sorte de
faux sourire en devint même plus tard l'expression habituelle,
mais son cœur ne rit plus jamais. Si jeune, il se trouva tout d'abord
un père, un maître, un directeur pour la petite famille qu'il rai-
sonnait et prêchait.
Ce petit homme, si mùr, était le meillem* élève du collège
d'Arras. Pour un si excellent sujet, on obtint sans peine de l'abbé
de Saint-Waast une des bourses dont il disposait au collège Louis-
le-Grand. Il arriva donc tout seul à Paris, séparé de ses frère et
sœurs, sans autre recommandation qu'un chanoine de Notre-Dame,
'*' Et non 1759. M. Degeorge a bien voulu m'envoyer d'Arras l'acte de naissance
retrouvé récemment.
LIVRE IV. — CHAPITRE V. 103
auquel il s'attacha beaucoup. Mais rien ne lui réussissait; le cha-
noine mourut bientôt. Et il apprit en même temps qu'une de ses
sœurs étail morte, la plus jeune et la plus aimée.
Dans ces grands murs sombres de Louis-lc-Grand, tout noirs de
l'ombre des jésuites, dans ces cours profondes où le soleil ap-
paraît si rarement, l'orphelin se promenait seul, peu en rapport
avec les heureux, avec la jeunesse bruyante. Les autres, qui avaient
des parents, qui, aux congés, respiraient l'air de la famille et du
monde, sentaient moins la rude atteinte de cette triste éducation,
qui Ole à l'âme sa fleur, la brûle d'un hàle aride. Elle mordit pro-
fondément sur l'âme de Robespierre.
Orphelin, boursier sans protection, il lui fallait se protéger par
son mérite, ses efforts, une conduite excellente. On exige d'un
boursier bien plus que d'un autre. Il est tenu de réussir. Les
bonnes places, les prix, qui sont la couronne des autres, sont
comme un tribut du boursier, un payement qu'il fait à ses protec-
teurs. Position humiliée, triste et dure, qui pourtant ne paraît pas
avoir altéré l)eaucoup le caractère de Camille Desmoulins, autre
bomsier du clergé. Celui-ci était plus jeune, Danton à peu près
de l'âge de Robespierre; il suivait les mêmes classes.
Sept ans, huit ans, passent ainsi. Puis le droit, comme tout le
monde, l'étude du procureur. 11 y réussit fort peu; quoicjue natu-
rellement raisonneur et logicien, ami des abstractions, il ne pouvait
se faire à la sophistique du barreau, aux subtilités de la chicane.
Nourri de Rousseau, de Mably, les philosophes de l'époque, il ne
descendait pas volontiers des généralités. 11 lui fallut retourner à
Arras, subir la vie de province. Lauréat de Louis-le-Grand , il fut
bien reçu, eut cpielque succès dans le monde, dans la littérature
académique. L'académie des Rosati, qui pour prix de poésie
donnait des roses, admit Robespierre. Il rimait tout comme un
autre. Il concourut pour l'éloge de Gresset et eut l'accessit; puis
pour un sujet plus grave : la réversibilité du crime, la flétrissure
(les parents du criminel. Tout cela faiblement écrit , d'une senti-
mentalité pastorale. Le jeune auteur n'en avait fait qu'une plus
104 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.
tendre impression sur une demoiselle du lieu^*^ La demoiselle
avait juré de n'en épouser jamais d'autre. En revenant d'un voyage,
il la trouva mariée.
Le clergé, naturellement fier d'un tel protégé, lui restait très
favorable. Il avait obtenu de l'abbé de Saint-Waast qu'il donnerait
à son jeune frère la bourse qu'il avait eue au collège Louis-le-Grand.
L'évèque le nomma membre du tribunal criminel. Mais Robes-
pierre ayant été obligé de condamner à mort un assassin, sa sœur
assure qu'il en fut trop péniblement affecté; il donna sa démission.
De toute façon il fit sagement, la veille de la Révolution, de
laisser cet odieux métier de juge de l'ancien régime, nommé par
des prêtres. Il se fit avocat. Il valait mieux certainement mettre
d'accojxl ses opinions et sa vie , vivre de peu ou de rien , attendre.
Quoique fort malaisé, on dit qu'avec un louable scrupule il ne
plaidait pas toute cause, il choisissait. L'embarras fut grave pour
lui lorsque des paysans vinrent le prier de plaider pour eux contre
l'évèque d'Arras. Il examina leur droit, le trouva bon; nul autre
avocat probablement à cette époque n'eût osé le soutenir contre ce
roi de la ville. Robespierre, qui croyait que l'avocat est un magis-
trat, mit les convenances, les sentiments, la reconnaissance sous
les pieds de la justice, et sans hésitation plaida contre son pro-
tecteur.
Aucun pays plus que l'Artois n'était propre à former des amis
ardents de la liberté, aucun ne souffrait davantage de la tyrannie
cléricale et féodale. La terre était tout entière aux seigneurs et
aux seigneurs-prêtres. Cette dérision d'Etats que possédait la pro-
vince semblait un outrage systématique à la justice , à la raison. Le
Tiers n'y était représenté que par une vingtaine de maires, à la
nomination des seigneurs. Ceux-ci, les Latour-Maubourg, les
d'Estournel, les Lameth, etc., tenaient l'administration fixée dans
''^ C'est d'elle, je pense, qu'il s'agit, Très jeune, très mol, très fade, la
dans la devise du premier portrait de rose à la main, l'autre main sur le
Robespierre ( collection de M. de Saint- cœur, et ce mot au his : « Tout pour mon
Aubin] : amie. »
LIVRE IV. — CHAPITRE V. 105
leurs mains comme un bien héréditaire. Administration admirable
et rare pour son progrès dans ral)surde. Un des Lameth en fait
l'aveu. D'abord tout possesseur de fief avait voix; puis ils exi-
gèrent une terre à clocher et quatre degrés de noblesse; puis il
leur fallut sept degrés; la veille de la Révolution, ils ne voulaient
plus se contenter à moins de dix degrés de noblesse. Il ne faut pas
s'étonner si celte province éminemment rétrograde envoya aux Etats
généraux un rigide partisan des idées nouvelles, si cet homme,
ignorant les courbes, ne connaissant que la droite, apporta dans
la Révolution une sorte d'esprit géométrique, l'équerre, le compas,
le niveau.
Parti d'Arras, il retrouva Arras sur les bancs de l'Assemblée,
je veux dire la haine fidèle des prélats pour leur protégé, leur
transfuge, le mépris des seigneurs d'Artois pour un avocat, élevé
par charité , qui venait siéger près d'eux. Cette malveillance connue
ne pouvait manquer d'ajouter à la timidité du débutant, qui était
extrême. Il l'avoua à Etienne Dumont, quand il montait à la tri-
bune, il tremblait comme la feuille. Il réussit cependant. Lorsque,
en mai 1789, le Clergé vint perfidement prier le Tiers d'avoir
pitié du pauvre peuple et de commencer ses travaux, Robespierre
répondit avec une aigre véhémence, et, se sentant soutenu par
l'approbation de l'Assemblée, il suivit sa passion et fut éloquent.
Absent la nuit du [\ août et désolé d'avoir manqué une si belle
occasion , il saisit avidement la périlleuse circonstance du 5 octobre.
Quand Maillard, l'orateur des femmes, vint haranguer l'Assemblée,
tous étant hostiles ou nuiets, Robespierre se leva et par deux fois
appuya Maillard.
Grave initiative, qui décidait de son sort, désignant cet homme
timide comme infiniment audacieux et dangereux, montrant à ses
amis siulout qu'un tel homme ne se lierait pas, ne suivrait pas
docilement la discipline du parti. Il fut, selon toute apparence,
convenu alors entre les nobles Jacobins que cet ambitieux serait
l'homme ridicule de l'Assemblée, celui qui amuse et doit amuser
tout le monde, sans distinction de partis. Dans l'ennui des grandes
106 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.
assemblées, il y a toujours quelqu'un (souvent ce n'est pas le moins
raisonnable) que l'on immole ainsi à l'amusement de tous. Ces
moments de dérision sont ceux où l'on se rapproche, où les en-
nemis les plus implacables riant tous ensemble , la concorde revient
un moment; il n'y a plus qu'un ennemi.
Pour rendre un homme ridicule, il y a une chose facile, c'est
que ses amis sourient quand il parle. Les hommes sont généra-
lement si légers, si faciles à entraîner, si lâchement imitateurs,
qu'un sourire du côté gauche , des Barnave ou des Lameth , ame-
nait infailliblement le rire de toute l'Assemblée. Un seul homme
semble n'avoir pris nulle part à ces indignités, l'homme vraiment
fort, Mirabeau. Il répondit toujours sérieusement, avec égards, à
ce faible adversaire, respectant en lui l'image du fanatisme, de la
passion sincère, du travail persévérant. Il démêlait finement, mais
avec l'indulgence et la bonté du génie , l'orgueil profond de Robes-
pierre, la religion qu'il avait pour lui-même, pour sa personne et
ses paroles. « Il ira loin, disait Mirabeau, car il croit tout ce
qu'il dit. »
L'Assemblée, riche en orateurs, avait droit d'être difficile. Ha-
bituée à la figure léonine de Mirabeau, à la suffisance audacieuse
de Barnave, au chaleureux Cazalès, au lutteur insolent Maury, elle
trouvait pénible à voir l'indigente ligure de Robespierre , sa raideur,
sa timidité. Sa constante tension de muscles et de voix, l'effort
monotone de son débit, son air un peu myope, donnaient une
Impression laborieuse, fatigante; on s'en tirait en s'en moquant.
Pour comble, on ne lui laissait pas la consolation de se voir au
moins imprimé. Les journalistes, par négligence ou peut-être sur
la recommandation des amis de Robespierre, mutilaient cruel-
lement ses discours les plus travaillés. Ils s'obstinaient à ne pas
savoir son nom, l'appelant toujours : Un membre, ou M. N. . ., ou
trois étoiles.
Persécuté ainsi , il n'en saisissait que plus avidement toute occa-
sion d'élever la voix, et cette résolution invariable de parler tou-
jours le rendait parfois vraiment ridicule. Par exemple, quand
LIVUE IV. — CHAPITRE V. 107
l'Américain Paul Jones vint féliciter l'Assemblée, le président ayant
répondu et tout le monde jugeant la réponse suffisante, Robes-
pierre s'obstina à répondre aussi. Murmures, interruptions, rien
n'y fit. A grand'peine il dit quelques mots, insignifiants, inutiles,
et encore, en faisant appel aux tribunes, réclamant la liberté d'opi-
nion, criant qu'on étouffait sa voix. Maury fit rire tout le monde,
en demandant l'impression du discours de M. de Robespierre.
Pour oublier ces mortifications, prodigieusement sensibles à sa
vanité, Robespierre n'avait nulle ressource, ni la famille ni le
monde. H était seul, il était pauvre. Il rapportait ses dé])oires dans
son désert du Marais, dans son triste appartement de la triste rue
de Saintonge. Froid logis, pauvre, démeublé. Il vivait petitement
et fort serré de son salaire de député; encore en envoyait-il le
(piart à Arras pour sa sœur; un autre quart passait à une maîtresse
qui l'aimait fort et qui ne lui servait guère ; il lui fermait souvent
sa porte et ne la traitait pas bien('). Il était très frugal, dînait à
3o sols, et encore il lui restait à peine de quoi se vêtir. L'As-
semblée ayant ordonné le deuil pour la mort de Franklin, ce fut
un grand embarras. Robespierre emprunta un liabit de tricot noir
à un bomme beaucoup plus grand; l'habit traînait de 4 pouces.
I\/ihil habet pauperlas durius in se quam quod ridiculos hoinines facit .
(Juvénal.)
11 se plongea d'autant plus dans le travail. Mais il n'avait guère
que les nuits, passant les journées entières, immuablement assidu
aux Jacobins, à l'Assemblée; salles malsaines, étouffées, qui don-
nèrent à Miralieau de graves ophtalmies, des hémorragies à Ro-
bespierre. Si j'en crois aux différences qu'on trouve entre ses por-
traits, son tempérament dut subir alors une assez grave altération.
Sa figure, juscjue-là encore assez jeune et douce, semble avoir
'"' Je dois ce deuil et plusieurs autres taire gratuitement. Du reste, j*ai suivi
n l'ouvrage de M.Villiers [Souvenirs d'un presque toujours les Mémoires de Char-
déftorté, i8oa), lequel vécut la plus lotte de Hobespierre , nn^w'mu's à \a miie
grande partie de l'année 1790 avec Ro- des Œuvres de Robespierre, par M. La-
bespierre et souvent lui servit de secré- ponneraye.
108 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
séché. Une concentration extrême, une sorte de contraction en
devient le caractère. Et il n'avait en effet rien de ce qui détend
l'esprit. Son unique plaisir était de limer, polir ses discours assez
purs, mais parfaitement incolores; il se défit par le travail de sa
facilité vulgaire et parvint peu à peu à écrire diflicilement.
Ce qui le servit le plus, ce fut de se mettre hors de son propre
parti, de se faire seul, une honne fois, de rompre avec lesLameth,
(le ne point traîner la chaîne de cette équivoque amitié. Un matin
que Rohespierre était allé à Thôtel Lameth, ils ne purent ou ne
voulurent le recevoir; il n'y revint plus.
Libre des hommes d'expédients, il se fit l'homme des prin-
cipes.
Son rôle fut dès lors simple et fort. Il devint le grand obstacle
de ceux qu'il avait quittés. Hommes d'affaires et de parti, à chaque
transaction qu'ils essayaient entre les principes et les intérêts, entre
le droit et les circonstances, ils rencontrèrent une borne que leur
posait Robespierre , le droit abstrait , absolu. Contre leurs solutions
bâtardes, anglo-françaises, soi-disant constitutionnelles, il présen-
tait des théories, non spécialement françaises, mais générales, uni-
verselles, d'après le Contrai social, l'Idéal législatif de Rousseau et
de Mably.
Ils intriguaient, s'agitaient, et lui, immuable. Ils se mêlaient à
tout, pratiquaient, négociaient, se compromettaient de toute ma-
nière; lui, H professait seulement. Ils semblaient des procureurs,
lui, un philosophe, un prêtre du droit. Il ne pouvait manquer de
les user à la longue.
Témoin fidèle des principes et toujours protestant pour eux,
il s'expliqua rarement sur l'application, ne s'aventura guère sur le
terrain scabreux des voles et moyens. Il dit ce qu'on devait faire , rare-
ment, très rarement, comment on pouvait le faire. C'est là pourtant
que le politique engage le plus sa responsabilité, là que les événe-
ments viennent souvent le démentir et le convaincre d'erreur.
La prise, au reste, était facile sm' une telle assemblée. Elle
flottait, avançait, reculait, perdant à chacpie instant de vue le prln-
LIVRE IV. — CHAPITRE V. 109
cipc de la Révolution, son principe à elle-même par lequel elle
existait.
Ce principe, quel était-il? Personne ne le formulait bien, mais
chacun Tavait dans le cœur. C'était le droit, non plus des choses
(des propriétés, des fiefs), mais le droit des hommes, le droit égal
des âmes humaines, principe essentiellement spiritualiste, quon
s'en aperçût ou non. Il fut suivi aux premières élections; tous, pro-
priétaires et non-propriétaires, y votèrent également. La Déclara-
tion des droits reconnut Tégalité des hommes, et tout le monde
comprit que cela impli({uait le droit égal des citoyens.
En octobre 1789, l'Assemblée ne reconnaît le droit électoral
qu'à ceux qui payeront la valeur de trois journées de travail. De
six millions qu'avait donnés le suflVagc universel, les électeurs sont
réduits à quatre millions deux cent quatre-vingt-dix-huit mille.
L'Assend)lée craignait alors deux choses opposées, la démagogie
des villes et l'aristocratie des campagnes; elle craignait de faire
voter deux cent mille mendiants de Paris, sans parler des autres
villes, et \\\\ million de paysans qui dépendaient des seigneurs.
Cela était spécieux en 1789, beaucoup moins en 1791. Les
campagnes, qu'on croyait serviles, s'étaient montrées au contraire
généralement révolutionnaires; presque partout les paysans avaient
endjrassé les légitimes espérances du nouvel oidre de choses, ils
s'étaient mariés en foule , indiquant assez parla qu'ils ne séparaient
pas l'idée d'ordre et de paix de celle de la liberté.
La foi était immense dans ce peuple; il fallait avoir foi en lui.
On ne sait pas assez tout ce qu'il fallut de fautes et d'infidélités
pour lui ôter ce sentiment. 11 croyait d'abord à tout, aux idées,
aux hommes, s'elTorçant toujours, par une faiblesse trop naturelle,
d'incarner en eux les idées; la Révolution aujourd'hui lui appa-
raissait dans Mirabeau, demain dans Bailly, Lafayette; des figures,
même ingrates et sèches, des Lameth et des Barnave, lui inspi-
raient confiance. Toujours trompé, il portait ailleurs ce besoin
obstiné de croire.
Les cœurs s'étaient ainsi ouverts, et l'esprit avait gi'andi. 11 ny
110 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.
eut jamais de transformation plus rapide. Circé changeait les
hommes en hêtes; la Révolution avait fait précisément le contraire.
Quelque peu préparés que fussent les hommes, le rapide instinct
de la France avait suppléé. Une foule d'hommes ignorants com-
prenaient les affaires publiques.
Dire à ces masses ardentes, intelligentes, énergiques, qui avaient
voté en 1 789, qu'elles n'avaient plus ce droit, réserver le nom de
citoyens actifs aux électeurs, faire descendre les non-électeurs au
rang de citoyens passifs, de citoyens non-citoyens, cela apparaissait
comme une sorte de contre-révolution. Plus étrange encore était-il
de dire aux électeurs ainsi réduits : « Vous ne choisirez que des
riches. » Ils ne pouvaient nommer députés que ceux qui paye-
raient au moins la valeur de 1 marc d'argent (5^ livres).
Les discussions qui plusieurs fois s'élevèrent à ce sujet don-
nèrent lieu aux constitutionnels et aux économistes d'étaler naïve-
ment leurs doctrines matérialistes et grossières sur le droit de la
propriété. Ces derniers allèrent jusqu'à soutenir que les proprié-
taires seuls étaient membres de la société, quelle était à eux^^^l
La question de l'exercice des droits politiques, si grande en elle-
même, l'était encore plus en ce que les treize cent mille juges,
assesseurs de juges, administrateurs, créés par l'Assemblée, ne
devaient être pris que dans les citoyens actifs. On alla plus loin
encore, on essaya de restreindre à ceux-ci la garde nationale, de
désarmer ce peuple victorieux qui venait de faire la Révolution.
Cette défiance à l'égard du peuple, ce matérialisme bourgeois,
qui ne voit de garantie d'ordre que dans la propriété, gagna de
plus en plus l'Assemblée constituante. Il augmenta à chaque émeute.
Les Sieyès, les Thouret, les Chapelier, les Rabaut Saint-Etienne,
allèrent reculant toujours, oubliant leurs précédents. Ce qui est
plus étrange encore , c'est que ceux qui avaient le mot de l'émeute
^'^ Disciples inintelligents de Quesnay rement du devoir de payer l'impôt, à
et de Turgot, ils ne voyaient pas que une époque où elle était concentrée
leurs maîtres n'avaient exagéré le droit dans les mains des prêtres et des no-
de la terre que pour la frapper plus su- blés.
LIVRE IV. — CHAPITRE V. 111
et qui parfois la faisaient, Duport, Lameth et Barnave, n'étaient
nullement rassurés et votaient, comme députés, des lois pour dés-
aiTiier ceux cpi'ils avaient agités, comme Jacobins. La situation de
ces trois hommes fut singulièrement double et bizarre dans l'année
1790. Leur popularité avait été portée au comble par leur lutte
contre Mirabeau dans la grande circonstance du droit de paix et
de guerre. Cependant leurs opinions différaient-elles profondément,
cssenliellemenl des siennes.*^ Qu'étaient-ils au fond? Royalistes.
Aussi le seul homme au monde que Mirabeau ait haï, du pre-
mier au dernier jour, fut celui où il croyait le mieux voir la du-
plicité du parti, Alexandre de Lameth.
Si Lameth, Duport et Barnave avaient l'air de faire un seul pas
du côté de Miralîeau, ils faisaient place à Robespierre qui gran-
dissait aux Jacobins. Us étaient fort embarrassés de leur position
d'avant-gai'de , mais ne voulaient pas la céder. Ils louvoyèrent, hési-
tèrent, employèrent tout ce que l'intrigue et la ruse peuvent fournir
d'expédients. Cependant la marche des choses était si rapide que,
si l'on voulait encore rendre force à la royauté, il fallait bien se
hâter. Charles de Lameth était applaudi quand il reprochait au
pouvoir exécutif « de faire le mort ». Le repi'oche était sincère;
les Lameth entrevoyaient que ce pouvoir, tant affail)li par eux,
les emporterait avec lui, et désiraient réellement lui rendre son
activité.
Il y parut dans l'affaire de Nancy. Ils votèrent, avec Mirabeau,
pour Bouille et Lafayette, contre les soldats, que la société jacobine
dont ils étaient les meneiu's n'avait pas peu contribué à exciter,
soulever.
L'Assemblée, sous cette influence ouvertement ou timidement
rétiograde, vota, le 6 septembre, que pendant deux ans il n'y
aurait pas d'assemblées primaires, que les électeiu*s déjà nommés
par les électeurs primaires exerceraient deux ans le pouvoir élec-
toral.
Les Lameth n'en étaient pas à se repentir d'avoir (en haine de
Mirabeau) voté le décret qui interdit le ministère aux députés. Ils
112 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
ne doutaient pas que, dans les circonstances nouvelles, tout chan-
gement ne plaçât le pouvoir entre leurs mains ou celles de leurs
amis. Aussi insistèrent-ils vivement pour faire prier le Roi de ren-
voyer les ministres, et, d'abord par l'émeute, ils vinrent à bout de
chasser Neckei-. L'Assemblée, contre toute attente, refusa de de-
mander le renvoi des autres. Camus, Chapelier, les Bretons, deuv
cents députés de la gauche, votèrent pour la négative. Il y fallut
employer un grand mouvement des sections de Paris, qui deman-
dèrent non plus le renvoi, mais le procès des ministres. Ce vœu
fut présenté à l'Assemblée par l'organe de Danton; la première
apparition de cette tète de Méduse indiquait assez qu'on ne recu-
lerait devant nul moyen de terreur.
La cour, qui , à cette époque , plaçait son espoir dans l'excès des
maux et tenait à constater, devant l'Europe, (|ue la royauté n'était
plus, aurait voulu que le Roi priât l'Assemblée de choisir elle-
même les ministres. Mirabeau eut vent de la chose et s'y opposa
violemment, craignant sans doute que l'Assemblée ne choisît parmi
ses meneurs ordinaires, qu'elle n'abrogeât en leur faveiu* le décret
qui interdisait le ministère aux députés.
Le triumvirat vit dès lors qu'il n'amènerait jamais la cour à lui
remettre le pouvoir. Les Lameth , élevés à Versailles dans la faveur
du Roi, savaient que leur ingratitude les rendait l'objet d'une haine
personnelle. Ils firent une démarche très grave, cjui, pour ce mo-
ment, indique leur éloignement de Louis XVI, leur rapprochement
du parti d'Orléans.
Le 3 G octobre, les évèques avaient publié leur Exposition de
principes, un manifeste de résistance, qui plaçait sous une sorte de
Terreur ecclésiastique tout le clergé inférieur, ami de la Révolution.
Le 3 1 , par représailles, les Jacobins décidèrent qu'un journal serait
créé pour publier pai' extraits la correspondance de la société avec
celles des départements, publication formidable qui allait amener
à la lumière une masse énorme d'accusations contre les prêtres et
les nobles. Un tel journal, qui devait désigner tant d'hommes à la
haine du peuple (qui sAit? peut-être à la mort), était, dans la
LIVRE IV. — CHAPITRE V. 113
réalité, une niagislralure terrible; l'homme (jui devait choisir,
extraire, dans ce pêle-mêle immense, les noms que l'on dévouait,
allait être comme investi d'un étrange et nouveau pouvoir qu'on
aurait pu appeler dictature de délation.
Les hauts meneurs des Jacobins étaient encore, à cette époque,
Duport, Barnave et Lameth. Quel fut le grave censeur, l'homme
irréprochable et pur, à qui ils firent confier ce pouvoir?. . . Qui
le croirait ? A l'auteur des Liaisons dangereuses , à l'agent connu
du duc d'Orléans, à Choderlos de Laclos. — C'est lui qui, dans
l'ombre môme du Palais-Royal, à la porte de son maître, cour des
Fontaines, pui)liait cha([uc semaine ce recueil d'accusations, sous
le titre peu exact de Journal des Amis de la conslitulion; peu exact,
car alors il ne donnait nullement les débats de la société de Paris,
semblait en Taire un mystère; il publiait seulement les lettres qu'elle
recevait des sociétés de province, lettres j)leines d'accusations col-
lectives et anonymes; à quoi Laclos ajoutait quel(|ue article, insi-
gnifiant d'abord, puis naïvement orléaniste, de sorte que, pendant
sept mois (de novembre en juin), l'orléanlsme courait la France
sous le couvert respecté de la société jacobine. Cette grande ma-
chine populaire, détournée de son usage, jouait au profit de la
royauté possible.
Les meneurs des Jacobins n'auraient ])as fait sans doute cette
étrange transaction, si les secours pécuniaires des Orléanistes ne
leur eussent été indispensables dans les mouvements de Paris. La
coui', qui voyait tout trop tard, commença à regretter de n'avoir
fait aucun pas vers ces hommes dangereux. Klle s'adressa d'abord
à la vanité bien connue de Barnave (décem])ie i'][)o), j)lns lard
au\ Lameth (avril 1791). Elle demanda des conseils à Barnave ^'^.
Elle en demandait à Mirabeau, à Bergasse, à tout le monde, et
elle trompait tout le monde, n'écoulant, comme on verra, que
Breteuil, le conseiller de la fuite, de la guen'e civile et de la ven-
geance.
''' MémoiiTS de Mimtteun , VIII, 3Ga.
II. 8
114 mSTOlUK DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
Le public n'était pas dans le secret de toutes ces vilaines in-
trigues. Mais, d'instinct, il les sentait. De quelcpie côté qu'il se
tournât, il ne voyait rien de sûr, nul homme qui donnât confiance.
Des tribunes de l'Assemblée et de celle des Jacobins il regar-
dait, il cherchait inie ligure d'honnêteté et de probité. Dans celles
même de ses défenseurs, les unes ne disaient qu'intrigues, fatuité,
insolence, les autres que corruption.
Une seule figure rassmait et disait : « Je suis honnête ^^K » L'habit
le disait aussi, le geste le disait aussi. Les discours n'étaient que
morale, intérêt du peuple, les principes, toujours les principes.
L'homme n'était pas amusant, la personne était sèche et triste,
aucunement populaire, mais plutôt académique, en un sens même
aristocratique, par la propreté extrême, le soin, la tenue. Nulle
amitié, nulle familiarité; même les anciens camarades de collège
étaient tenus à distance.
Malgré toutes ces circonstances peu propres à populariser, le
peuple a tellement faim et soif du droit rpie l'orateur des principes,
l'homme du droit absolu, fhomme qui professait la vertu, et dont
la figure sérieuse et triste en semblait l'image , devint le favori du
peuple. Plus il était mal vu de l'Assemblée, plus il était goûté des
tribunes. 11 s'adressa de plus en plus à cette seconde assemblée,
qui, d'en haut, planait sur les délibérations, se croyait en réalité
supérieure, et comme Peuple, comme Souverain, réclamait le
droit d'intervenir et silllait ses délégués.
A plus forte raison devait-il prendre ascendant aux Jacobins.
D'abord il y était merveilleusement assidu, laborieux, toujours
sur la brèche , paiiant sur tout et toujours. Auprès des assemblées
comme auprès des femmes, l'assiduité sera toujours le premier
mérite. Beaucoup se lassèrent, s'ennuyèrent, désertèrent le clulj.
Robespierre ennuyait parfois , mais ne s'ennuyait jamais. Les anciens
''^ Sa figure, qui fut toujours triste, (de Houdon ou de son école, en posses-
n'avait pas à cette époque l'aspect fan- sionde M. Lebas) indique, s'il est fidèle,
tasma^'orique el sinistre qu'elle prit plus l'amour du ])ion, la rectitude , seulement
lard. Un beau médaillon (jui subsiste une tension forte et peut-être ambitieuse.
LIVHE IV. — CIIAPITRK V. 115
partirent, Robespierre resta; «raulrcs vinrent en grand nombre
cl ils trouvèrent Robespierre. Ceux-ci, non députés encore, ar-
dents, impatients d'arriver aux alTaires publiques, fomiaienl déjà
en quelque sorte rAssenil)lée de l'avenir.
Robespierre n'avait point l'audace politique, le sentiment de la
l'orce (pii lait qu'on prend autorité. Il n'avait pas davantage le baul
essor spéculatir, il suivait de trop près ses maîtres, Rousseau et
Mably. Il lui mancpiait enlin la connaissance variée des bommes et
des cboses, il connaissait peu l'bistoire, peu le monde européen.
En revancbc, il eut, entre tous, la volonté persévérante, un tra-
vail consciencieux, admirable, cjui ne se démentit jamais.
De plus, au premier pas même, cet homme qu'on croyait tout
jM'incipes, tout abstractions, eut une entente vraie de la situation.
11 sut parfaitement (ce que ne surent ni Sieyès ni Mirabeau) où
clail la force, où il fallait la chercher.
Les forts veuleut faire la force, la créer d'eux-mêmes. Les
politiques vont la chercher où elle est.
11 y avait deux forces en France, deux grandes associations,
l'une éminemment révolutionnaire, les Jacobins, — l'autre, qui,
|)rohtant de la Révolution, semblait lui pouvoir être aisément
conciliée; je parle du clergé inférieur, une masse de quatre-vingt
mille prêtres.
C'était l'opinion générale. On n'examinait pas si, moralement,
en toute sincérité, l'idée même du christianisnie peut être accor-
dée avec celle de la Révolution.
RobespieiTe , jugeant la chose en politique, ne chercha pas dans
l'approfondissement du principe nouveau une forme d'association
nouvelle. 11 prit ce qui existait et crut que celui qui aurait les
Jacobins et les prêtres serait bien près d'avoir tout.
La manière très simple et très forte de rattacher le prêtre à la
Révolution, c'était de le marier. Robespierre en fit la proposition
le 3o mai 1790. Sa voix fut étoulTée par deux fois. L'Assemblée
entière parut unanime pour ne point entendre. La gauche, selon
toute apparence, ne voulut pas laisser prendre à Robespierre cette
116 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.
giuiide initiative. Chose reiiîarqiial)le et qu'on ne peut attribuer
qu'à l'influence jalouse des hauts meneurs jacobins, les journaux
furent d'accord pour ne point imprimer ('\ comme l'Assemblée
l'avait été pour n'écoutei* point. Le retentissement n'en fut pas
moins très grand dans le clergé. Des milliers de prêtres écrivirent
à Robespierre leur vive reconnaissance. Il reçut en un mois pour
i,ooo francs de lettres, et des vers en toute langue, des poèmes
entiers, de cinq cents, sept cents, quinze cents vers, en latin, en
grec, en hébreu.
Rol)espierre continua de parler pour le clergé ^'^K Le i 6 juin
i-yyo, il demanda que l'Assemblée pourvût à la suljsistance des
ecclésiastiques de soixante -dix ans qui n'avaient ni bénéfices ni
pensions. Le i 6 septembre , il réclama pour certains ordres reli-
gieux, que l'Assemblée avait à tort comptés paniii les Mendiants.
Bien tard encore, le 19 mars 1791, en pleine guerre ecclésias-
tique, lorsque le clergé inférieur, entraîné parles évéques, laissait
bien peu d'espoir qu'on pût le concilier à l'esprit de la Révolution ,
Robespierre réclama contre les mesm'es de sévérité qu'on voulait
prendre; il dit qu'il serait absurde de faire ime loi spéciale contre
les discours factieux des prêtres , qu'on ne pouvait sévir contre per-
sonne pour des discours.
Il s'avançait là beaucoup, donnait forte prise. Quelqu'un de la
*'' Perlet en parle , et quelques autres ;
mais on n'en trouve nulle mention dans
les principaux journaux, ni dans les Ré-
volutions de Paris, ni dans les Révolu-
lions de France et de Brabant, ni dans le
Courrier de Provence, ni dans le Point
du jour, ni dans l'Ami du peuple, ni
dans le Moniteur (ni dans ï Histoire par-
lementaire, qui suit trop docilement le
Moniteur, ici et ailleurs, par exemple
dans l'erreur volontaire du Moniteur, re-
lativement à la générosité prétendue
du clergé dans la nuit du 4 août. Voir
mon 1" voL, p. 378). — M. Viliicrs
raconte <(ue Robespierre fut sensible
aux nombreux remerciements en vers
qu'il reçut. Dînant avec M. Villici's, il
lui dit : « On prétend qu'il n'y a plus de
poètes; vous voyez que moi, j'en sais
faire.»
'*' Une seule fois il lui parut con-
traire, mais dans une occasion où il était
impossible de lui être favorable, lors-
qu'un député prêtre demandait que les
ecclésiastiques fussent élus par les ecclé-
siastiques. Les excepter de la règle uni-
verselle, l'élection par le peuple, c'eût
été les reconstituer comme corps.
LIVI\K IV. — CIIAPITUE V. 117
gauche lui lauça ce trait : Passez du côté droit! Il sentit le coup,
s'arièta, réfléchit, devint prudent. Il se serait compromis s'il eût
continué aux prêtres ce patronage, dans l'état où les choses étaient
venues. Ils durcMit savoir cependant, et hien se tenir pour dit, que,
si la Révolution s'arrêtait jamais, ils trouveraient un protecteur
dans ce polilicjue.
Les Jacohins, par leur esprit de corps qui alla toujours crois-
sant, par leur foi ardente et sèche, par leur âpre curiosité inqui-
sitoriale, avaient quelque chose du prêtre. Ils formèrent, en quel-
(|ue soiie, un clergé révolutionnaire. Rohespierre, peu à peu, esl
le chef de ce clergé.
Il montra, dans ce rôle, une remarquahle prudence, prit peu
d'initiative, exprima les Jacohins et fut leur organe, ne les devança
jamais. On le voit spécialement pour la (jueslion de la royauté.
L'unanimité des cahiers envoyés aux Etats généraux faisait croire
aux Jacohins que la France était royaliste. Donc Rohespierre vou-
lait un roi; non pas un roi représentant du peuple, comme le vou-
lait Miraheau, mais délégué du peuple et commis par lui, par consé-
quent responsahle. Il admettait, comme presque tout le monde
alors, cette vaine hypothèse d'un roi qu'on tiendrait à la chaîne,
garrotté et muselé, qui ne mordrait pas sans doute, mais qui, serré
à ce point, serait inerle à coup sur, inutile, plutôt nuisihle.
Les Jacohins étaient alors, conmie le croyait Barnave, et ils ont
presque toujours été relativement, même dans le mouvement le
plus violent de la Révolution, une société d'équilihre.
Rohespierre disait en parlant du Cordelier Desmoulins (et à
plus foile raison des autres Cordeliers, plus impétueux encore) :
« Ils vont trop vite, ils se casseront le col; Paris n'a pas été fait en
un jour; il faut plus d'un jour pour le défaiie. »
L'audace et la grande initiative furent aux Cordeliers.
118 HISTOIRE DE LA UÉVOLUTION FRANÇAISI':\
CHAPITRE VI.
LES C0RDELIER8.
Histoire révolutionnaire du couvent des Goixleliers. — Individualités énergiques du
club des Goixleliers. — Leur foi au peuple. — Leur impuissance d'organisation.
— Irritabilité de Marat. — Les Cordeliers sont jeunes encore en 1 790. — Ivresse
de ce moment. — Aspect intérieur du club des Cordeliers. — Camille Desmou-
lins contre Marat. — Théroigne aux Cordeliers. — Anacliarsis Cloolz. — Double
esprit des Coixieliers. — L'un des portraits de Danton.
Presque en face de l'Ecole de médecine, regaidez, au fond
d'une cour, cette chapelle d'un style grave et fort.. C'est l'antre si-
byllin de la Révolution, le club des Cordeliers. Là elle eut son
délire, son trépied, son oracle. Basse et pourtant appuyée sur
des contreforts massifs, une telle voûte doit être éternelle : elle a
entendu sans s'écrouler la voix de Danton.
Aujourd'hui triste musée de chirurgie, parée de savantes hor-
reurs, elle en cache d'autres plus cho([uantes. Sa partie po.sté-
rieure recèle des salles obscures où, sur les marbres noirs, on
dissèque les cadavres.
L'hospice voisin et la chapelle étaient originairement le réfec-
toire des Cordeliers et lem' école fameuse , la capitale des Mystiques ,
où vint étudier leur rival même, le Jacobin saint Thomas. Entre
les deux s'élevait leur église, immense et sombre nef pleine de
marbres funéraires. Tout cela est aujourd'hui détruit. L'église
souteiTaine, qui s'étendait au-dessous, recela quelque temps
l'imprimerie de Marat.
Bizarre fatalité des lieux ! cette enceinte appartenait à la Révo-
lution depuis le xni* siècle, et toujours à son génie le plus excen-
trique. Cordeliers et Cordeliers, Mendiants et Sans-Culottes, il n'y
a pas autant qu'on croirait de différence. La dispute religieuse et
LIVKK IV. — CHAPITnK VI. 119
la «lispute politlc[iie, l'école du moyen âge et le cliil) de i 790 sont
opposés par la forme beaucoup plus que par l'esprit.
Qui a h;\ti cette chapelle? La Révolution elle-même, en l'an
i24o. Elle porte ici le premier coup au monde féodal, qu'elle
doit achever la nuit du 4 août.
Observez bien ces murs, qui semblent construits d'hier : n'ont-
ils pas l'air d'être aussi Fermes que la justice de Dieu ? Et c'est en
effet un grand coup de justice révolutionnaire qui les a fondés. Ce
grand justicier saint Louis donna le premier exemple de punir un
crime sur un haut baron, le sire de (]ouc\. De l'amende qu'il en
tira, le roi-moine (Cordelier lui-même) b«itit l'école et l'église des
Cordeliers.
Ecole révolutionnaire. C'est là que, vers i3oo, retentit la dis-
pute de ï Evangile étemel, et qu'on posa la question : « Christ est-il
passé ? »
Ce lieu vraiment prédestiné vit, en i.'^57, quand le roi et la
noblesse furent battus et prisonniers, la première Convention qui
sauva la France. Le Danton du xiv" siècle, Etienne Marcel, prévôt
de Paris, y fit créer par les Etats une quasi-république, envoya de
là dans les provinces les tout-puissants députés pour organiser la
réquisition; et l'audace croissant par l'audace, il arma le peuple
d'un mot, d'un mémorable décret qui confiait au peuple même la
garde de la paix publique : « Si les seigneurs se font la guerre, les
bonnes gens leur courront sus. »
Etrange, prodigieux retard, qu'il ait fallu encore quatre siècles
pour atteindre 1 789 !
La foi des anciens Cordeliers, éminemment révolutionnaire, fut
l'inspiration, l'illumination des simples et des pauvres. Ils fiieiit do
la pauvreté la première veitu chrétienne; ils en poussèrent l'ambi-
tion à un degré incroyable, jusqu'à se laisser brûler plutôt que de
rien changer à leur robe de Mendiants. Véritables Sans- Culottes
du moyen âge pour la haine de la propriété, ils dépassèrent leurs
successeurs du club des Cordeliers et toute la Révolution, sans
en excepter Babeuf.
120 HÏSTOIHK l)K l-A UKVOMJTrON FRANÇAISE.
Nos Cordeliei's révolutionnaires ont, comme ceux du moyen
âge, une fol a])soluc dans l'Instinct des simples; seulement, au lieu
d'Illumination divine, Ils Tappellent raison populaire.
Leur génie, tout à fait Instinctif et spontané, tantôt Inspiré,
X^niot possédé , les sépare profondément de l'enthousiasme calculé,
du somhrc et froid fanatisme qui caractérise les Jacobins.
Les Cordellers, à l'époque où nous sommes, étalent une société
bien plus populaire. Chez eux n'existait pas la division des Jaco-
bins entre l'Assemblée des hommes politiques et la société frater-
nelle où venaient les ouvriers. Nulle trace non plus aux Cordellei's
du Sabbat ou comité directeur. Nulle d'un journal commun au
club (sauf un essai passager). On ne peut comparer, au reste, les
deux sociétés. Les Cordellers étalent un club de Paris. Les Jaco-
bins, une Immense association qui s'étendait sur la France. Mais
Paris vibrait, remuait, aux fuieurs des Cordellers. Paris une fols
en branle, les révolutionnaires politiques étaient bien obligés de
suivre.
L'indivlduahté fut très forte aux Cordellers. Leurs journalistes,
Marat, Desmoulins, Fréron, Robert, Hébert, Fabre d'Eglantlne,
écrivent chacun pour lui. Danton, le tout-puissant parleur, ne
voulut jamais écrire. En revanche, Marat, Desmoulins, qui bé-
gayaient ou giasseyaient, ne faisaient guère qu'écrire, parlaient
rarement.
Toutefois, avec ces différences, cet instinct d'individualité, il y
avait, ce semble, entre eux un hen très fort et comme un aimant
commun. Les Cordellers formaient une sorte de tribu; tous de-
meuraient autour du club : Marat, même i'ue, presque en face, à
la tourelle ou auprès; Desmoullns et Fréron, ensemble, iTie de
rAncienne-Comédie; Danton, passage du Commerce; Clootz, rue
Jacob; Legendre, rue des Boucherles-Saint-Germaln , etc.
L'honnête boucher Legendre , un des orateurs du club , est une
des originalités de la Révolution. Illettré, ignorant, il n'en parlait
pas moins bi'avement parmi les savants et les gens de lettres, sans
regarder s'ils souriaient; homme de cœur entre tous, malgré ses
IJVI\E IV. — CIIAIMTKK VI. 121
narolos fïniciises, bon homme dans ses moments lucides. L*adieii
décliirant qu'il prononça .sur la tombe de Lou.stalot dépa.sse de
bien loin tout ce que dirent les journalistes, sans en excepter Des-
moulins.
Ce fui l'originalité des Cordeliers d'être, de rester toujours
mêlés au peuple, de parler les portes ouvertes, de communiquer
.sans cesse avec la foule. Tels d'entre eux qui avaient toujours vécu
la vie recluse et sédentaire du .savant, du littérateur, établirent
leur cabinet dans la rue, travaillèrent en pleine foule, écrivirent
.sin* une borne. Jetant les livres, ils ne lurent plus qu'au grand
livre, qui, .sous leurs yeux, chaque jour, s'écrivait en traits de feu.
Ils cnnent au peuple, eurent foi i l'instinct du peuple. Ils mirent
au service de cette foi, pour .se la justifier à eux-mêmes, beaucoup
d'esprit, beaucoup de cœur. Rien de plus touchant, par exemple,
que de voir, aux carrefoui^s de l'Odéon et de la Comédie-Fran-
çaise, ce chamiant esprit. Desmoulins, se mêlant aux maçons, aux
charpentiers (jui philo.sophaient le soir, causer avec eux de théo-
logie, justement comme eût fait Voltaire, et, ravi de leur esprit,
s'écrier : « Ce sont des Athéniens! »
Cette foi au peuple fit que les Cordeliers furent tout-puissants
sur le peuple. Ils curent les trois forces révolutionnaires, et
comme les trois traits de la foudre : la parole vibrante et tonnante,
la plume acérée, l'inextinguible fureur, — Danton, Desmoulins,
Ma rat.
Ils trouvèrent là une force, mais aussi une faiblesse, l'impo.ssi-
bililé d'organi.salion. Le peuple leur parut entier dans chaque
homme. Ils placèrent le droit ab.solu du Souverain dans une ville,
une .section, un simple club, un citoyen. Tout homme aurait été
investi d'un veto contre la France. Pour mieux rendre le peuple
libre, ils le soumettaient à l'individu.
Marat, tout furieux et aveugle qu'il était, semble avoir senti le
danger de cet esprit anarchic^ue. De bonne heure il proposait la
dictature d'un tribun militaire, plus tard la création de trois in-
quisiteurs d'Etat. 11 .semblait envier l'organisation de la société
122 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.
jacohlne. En décembre i 790, il proposait d'instituer, sans doute à
l'instar de cette société, une confrérie de surveillants et délateurs,
pour épier, dénoncer les agents du gouvernement. Cette idée n'eut
pas de suite. Marat fut à lui seul son inquisition. De toute part
on lui envoyait des délations, des plaintes, justes ou non, fondées
ou non. Il croyait tout, imprimait tout.
Fabre d'Eglantine a dit : « La sensibilité de Marat. » Et ce mot
a étonné ceux qui confondent la sensibilité avec la bonté, ceux
qui ignorent que la sensibilité exaltée peut devenir furieuse. Les
femmes ont des moments de sensibilité cruelle. Marat, pour le
tempérament, était femme et plus que femme, très nerveux et très
sanguin. Son médecin, M. Bourdier, lisait son journal, et, quand
il le voyait plus sanguinaire qu'à l'ordinaire « et tourner au rouge »,
il allait saigner Marat (').
Le passage violent, subit, de la vie d'éludé au mouvement révo-
lutionnaire lui avait porté au cerveau et l'avait rendu comme
ivre. Ses contrefacteurs, ses imitateurs , qui prenaient son nom, son
titre, en lui prêtant leurs opinions, ne contribuaient pas peu à
augmenter sa fureur. Il ne s'en fiait à personne pour les pour-
suivre; lui-même, il allait à la chasse de leurs colporteurs, les
guettait au coin des rues , parfois les prenait la nuit. La police , de
son côté, cherchait Marat pour le prendre. Il fuyait où il pouvait.
Dans sa vie pauvre, misérable, dans sa réclusion forcée, il devenait
de plus en plus nerveux, irritable; parmi des mouvements violents
d'indignation, de compassion pour le peuple, il soulageait sa sen-
sibilité furieuse par des accusations atroces, des vœux de mas-
sacres, des conseils d'assassinat. Ses défiances croissant toujours, le
nombre des coupables, des victimes nécessaires augmentant dans
son esprit, l'Ami du peuple en serait venu à exterminer le peuple.
En piésence de la nature et de la douleur, Marat devenait très
faible; il ne pouvait, dit-il, voir soulTrir un insecte, mais seid, avec
son écritoire, il eût anéanti le monde.
^'' C'est ce que M. Bourdier lui-même a raconté à M. Serres, notre illustre phy-
siologiste.
LIVRE IV. — CHAPITRK VI. 123
Quelques services qu'il ait rendus à ia Révolution par sa vigi-
lance inquiète, son langage meurtrier et la légèreté habituelle de
ses accusations eurent une déplorable influence. Son désintéresse-
ment, son courage, donnèrent autorité à ses fureurs; il fut un fu-
neste précepteur du peuple, lui faussa le sens, le rendit souvent
faible et fiu'leux, à l'image de Marat.
Du reste, cette créature étrange, exceptionnelle, ne peut faire
juger des Cordeliers en général. Aucun d'eux, pris à part, ne fait
connaître les autres. Il faut les voir réunis k leurs séances du soir,
fermentant, bouillonnant ensemble au fond de leur Etna. J'es-
sayerai de vous y conduire. Allons, que votre cœur ne se trouble
pas. Donnez-moi la main.
Je veux les prendre au jour même où éclate, triomphe, chez
eux , leur génie d'audace et d'anarchie , le jour où , opposant leur
veto aux lois de l'Assemblée nationale, ils ont déclaré que «sur
leur territoire » la presse est et sera indéfiniment lil)re , et (ju'ils
défendront Marat.
Saisissons-les à cette heure. Le temps va vite, ils changeront.
Ils ont encore ([uelque chose de leur nature primitive. Qu'un an
passe seulement, nous ne les reconnaîtrons plus. Regaixlonsr-les
aujourd'hui. Du reste, n'espérons pas fixer définitivement les
images de ces ombres, elles passent, elles coulent; nous aussi, qui
suivons leur destinée, un torrent nous emporte, orageux, trouble,
tout à l'heure chargé de boue et de sang.
Je veux les voir aujourd'hui. Ils sont jeunes encore en 1790,
lelativement, du moins, aux siècles qui vont s'entasser sur eux
avant 1 794-
Oui, Marat même est jeune en ce moment. Avec ses quarante-
cinq ans, sa longue et triste carrière , bnilé de travail, de passions,
de veilles, il est jeune de vengeance et d'espoir. Ce médecin sans
malades prend la France pour malade, il la saignera. Ce physicien
méconnu foudroiera ses ennemis ("'. L'Ami du peuple espère venger
''' J'approfondirai ce caractère. Je ne comme Cordelier, Marat en 1790. Je
donne ici quun Marat extérieur, Marat vais, au chapitre ix, montrer comment
12^1 HISTOIRE DE LA UEVOLUTION FRANÇAISE.
le peuple et lui-même, tous deux maltraités, méprisés. . . Mais
leur jour commence. Rien n'arrêtera Marat; il fuira, se cachera,
il portera de cave en cave sa plume et sa presse. Il ne verra plus
le jour. Dans cette sombre existence, une femme s'obstine à le
suivre, la femme de son impiiineur, qui a quitté son mari pour se
faire la compagne de cet être hors la nature , hors la loi , hoi-s le
soleil. Sale, hideux, pauvre, elle le soigne; elle préfère à tout
d'être, au fond de la terre, la servante de Marat.
Généreux instinct des fennnes ! C'est lui aussi qui, à ce mo-
ment, donne à Camille Desmoulins sa charmante et désirée Lucile.
Il est pauvre, il est en péril, voilà pourquoi elle le veut. Les
parents auraient vu volontiers leur fdle prendre un nom moins
compromis; mais c'est justement le danger qui tentait Lucile. Elle
lisait tous les matins ces feuilles ardentes, pleines de verve et de
génie, ces feuilles satiriques, éloquentes, inspirées des hasards du
jour et pourtant marquées d'immortalité. La vie, la mort avec
Camille, elle embrassa tout, elle arracha le consentement pater-
nel, et elle-même, riant, pleurant, elle lui apprit son bonheur.
Bien d'autres firent comme Lucile. Plus l'avenir était incertain,
plus l'on voyait l'horizon se charger d'orages, plus ceux qui s'ai-
maient avaient hâte de s'unir, d'associer leur sort, de courir les
mêmes chances, de placer, jouer la vie sur une même carte, un
même dé !
Moment ému, trouble, mêlé d'ivresse comme les veilles de
bataille, d'un spectacle plein d'intérêt, amusant, teirible.
Tout le monde le sentait en Europe. Si beaucoup de Français
partaient, beaucoup d'étrangers venaient; ils s'associaient de cœur
à toutes nos agitations, ils venaient épouser la Fiance. Et dussent-
ils y mourir, ils l'aimaient mieux que vivre ailleurs; au moins, s'ils
mouraient ici, ils étaient sûrs d'avoir vécu.
Ainsi le spirituel et cynique Allemand Anacharsis Clootz, phi-
losophe nomade (comme son homonyme le Scythe), qui mangeait
le terroriste scientifique , qui croyait tuer terroriste politique. Je donnerai plus
Newton, Franklin, Voltaire, devint le tard l'exterminateur de lygS.
LIVRE IV. — CHAPITRE VI. 125
ses i5o,ooo livres de rente sur les grands chemins de l'Europe»
s'arrêta, se fixa ici, ne put s'en détacher que par la mort. Ainsi
l'Kspagnol Gusman, grand d'Kspagne, se lit .sans-culotte, et, pour
rester toujours plongé dans cette atmosphère d'émeute qui faisiiit
sa jouissance, il s'étahlit dans un grenier, au fond du fauhourg
Saint-Antoine.
Mais à quoi donc m'arrêté-je ? Arrivons aux Cordeliers.
Quelle foule ! Pourrons-nous entrer? Citoyens, un peu de place;
camarades, vous voyez hien que j'amène un étranger. . . Le hiiiit
est à rendre sourd; en revanche, on n'y voit guère; ces fumeuses
petites lumières semhlent là pour faire voir la nuit. Quel brouil-
lard sur cette foule ! L'air est dense de voix et de cris . . .
Le premier coup d'oeil est bizarre, inattendu. Rien de plus mêlé
que cette foule, hommes bien mis, ouvriers, étudiants (parmi ces
derniers, remarquez Chaumette), des prêtres même, des moines;
à cette époque, plusieurs des anciens Cordeliers viennent, au lieu
même de leur servitude, savourer la liberté. Les gens de lettres
abondent. Voyez-vous l'auteur du Philinte, Fabre d'Eglantine; cet
autre, à tête noire, c'est le républicain Robert, journaliste qui
vient d'épouser un journaliste , M''"*' Kéralio. Cette ligure si vul-
gaire, c'est le futur Père Duchesne. A côté, l'imprimeui' patriote,
Momoro, l'époux de \e^ jolie femme qui deviendra un jour la
Déesse de la Raison. . . Cette pauvre Raison, hélas! périra avec
Lucile ... Ah ! s'ils avaient tous ici connaissance de leur sort !
Mais qu'est-ce qui préside là-bas.^ Ma foi, l'épouvante elle-
même . . . Tenible ligure que ce Danton I L n cyclope ? un dieu
d'en bas?. . . Ce visage elFroyablement i)rouillé de petite vérole,
avec ses petits yeux obscurs, a l'air d'un ténébreux volcan. . .
Non, ce n'est pas là un homme, c'est l'élément même du trouble;
l'ivresse et le vertige y j)lanent, la fatalité. . . Sombre génie, lu
me fais peur I Dois-tu sauver, perdre la France ?
Voyez, il a tordu sa bouche; toutes les vitres ont frémi.
t La parole est à Marat I •
Quoi 1 c'est là Marat? Ce^te chose jaune, verte d'habit, ces yeux
126 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇALSE.
gris jaune , si saillants I . . . C'est au genre l)atracien qu'elle ap-
partient à coup sûr, plutôt (pi'à l'espèce humaine^'). De quel marais
nous arrive cette chocjuante créatuie ?
Ses yeux, pourtant sont plutôt doux. Leur brillant, leur trans-
parence, l'étrange façon dont ils errent, regardant sans regai'der,
feraient croire (|u'jl y a là un visionnaire, à la fois charlatan et
dupe, s'attrihuant la seconde vue, un prophète de carrefour, va-
niteux, surtout crédule, croyant tout, croyant surtout ses propres
mensonges, toutes les fictions involontaires auxquelles le porte sans
cesse l'esprit d'exagération. Ses habitudes d'empirique lui donnent
ce tour d'esprit. Le crescendo sera terrible; il faut qu'il trouve ou
qu'il invente, que de sa cave il puisse crier un miracle au moins
par jour, qu'il mène ses abonnés tremblants de trahison en trahi-
son, de découverte en découverte, d'épouvante en épouvante.
Il remercie l'assemblée.
Puis sa figure s'illumine. Grande, terrible trahison! nouveau
complot découvert I . . . Voyez comme il est heureux de frémir
et de faire frémir ! . . . Voyez comme la vaniteuse et crédule créa-
ture s'est transformée I . . . Sa peau jaune luit de sueur.
« Lafayette a fait fabriquer dans le faubourg Saint-Antoine
quinze mille tabatières qui toutes portent son portrait. . . Il y a là
quelrpie chose ... Je prie les bons citoyens qui pourront s'en
prociuer de les briser. On y trouvera, j'en suis sûr, le mot même
du grand complot ^^K »
Plusieurs rient. D'autres trouvent qu'il y a lieu de s'enquérir,
que la chose en vaut la peine.
^'^ Le seul portrait sérieux de Ma-
rat est celui de Boze. Ceux de David
ont peu de ressemblance. On peut con-
sulter aussi le plâtre pris sur le mort
(quoique peut-être il ait été un peu
corrigé), et le buste qui était aux Cor-
deliers (collection de M. le colonel
Maurin).
^*' Ami du iteuple , n" 019, y 3 dé-
cembre 1 790. — La crédulité de Marat
éclate partout. Au n* 330, Louis XVI
pleure à cbaudes larmes des sottises que
lui fait faire l'Autricbienne. Au n* 3a 1 ,
la Reine a donné tant de cocardes blan-
cbes que le ruban blanc a encliéri de
3 sous Taune : la chose est sûre , Marat
la tient d'une fille de la Bertin (mar-
chande de modes de la Reine], cic.
LIVI\E IV. — CHAPITRE VI. 127
Marat, se rembrunissant : « J'avais dit, il y a trois mois, qu'il y
a\ait six cents coupables, et que six cents bouts de corde en fe-
raient l'airaire. Quelle erreur I . . . Nous ne nous en tirerons pas
nuiititenant à moins de vingt mille. »
Violents applaudissements.
Maiat commençait à être une idole pour le peuple, un féticlie.
Dans la foule des délations, des prédictions sinistres dont il rem-
plissait ses feuilles, plusieurs avaient rencontré juste et lui don-
naient le renom de voyant et de prophète. Déjà trois bataillons
de la garde paiisienne lui avaient arrangé un petit triomphe, qui
n'aboutit pas, promenant dans les rues son buste couronné de lau-
riers. Son autorité n'était pas arrivée au degré terrible qu'elle attei-
gnit en 1 793. Desmoulins, qui ne respectait pas plus les dieux que
les rois, riait parfois du dieu Marat autant que du dieu Lafayette.
Sans égard à l'enthousiasme délirant de Legendre cpii, les yeux,
l'oreille, la bouche démesurément ouverts, humait, admirait,
croyait, sans remarquer sa fureur contre toute interruption, le
hardi petit homme apostropha familièrement le prophète : « Tou-
jours tragique, ami Marat, hypertragique, tragicotatos ! Nous
pom'rions te reprocher, comme les Grecs à Eschyle , d'être un peu
trop ambitieux de ce siu-nom . . . Mais non , tu as une excuse ; ta
vie errante aux catacombes, comme celle des premiers chrétiens,
allume ton imagination. . . Là, dis-nous bien sérieusement, ces
dix-neuf mille quatre cents tètes, que tu ajoutes par forme d'am-
plification aux six cents de l'autre jour, sont-elles vraiment in-
dispensables? N'en rabattras-tu pas d'une .»^. . . 11 ne faut pas
laire avec plus ce qu'on peut faire avec moins. — J'aurais cru ((ue
trois ou quatre têtes à panache , roulant aux pieds de la Liberté ,
suffiraient au dénouement. »
Les Maratistes rugissaient. Mais un bruit se fait à la porte qui
les empêche de répondre, un murmure flatteur, agréable
Une jeune dame entre et veut parler Gonmientl ce n'est
pas moins que M"* Théroigne, la belle amazone de Liège I Voilà
bien sa redingote de soie louge, son grand sabre du 5 octobre.
128 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
L'enthousiasme est au comble. «C'est la reine de Saba, s'écrie
Desmoulins, qui vient visiter le Salomon des districts. »
Déjà elle a traversé toute l'assemblée d'un pas léger de pan-
thère, elle est montée à la tribune. Sa jolie tète inspirée, lançant
des éclairs, apparaît entre les sombres figures apocalyptiques de
Danton et de Marat.
« Si vous êtes vraiment des Salomons, dit Théroigne , eh bien,
vous le prouverez, vous bâtirez le Temple, le temple de la liberté,
le palais de l'Assemblée nationale ... Et vous le bâtirez sur la
place où fut la Bastille.
« Gomment ! tandis que le pouvoir exécutif habite le plus beau
palais de l'univers, le pavillon de Flore et les colonnades du
Louvre, le pouvoir législatif est encore campé sous les tentes, au
Jeu de paume, aux Menus, au Manège. . . comme la colombe de
Noé , qui n'a point où poser le pied ?
« Gela ne peut rester ainsi. Il faut que les peuples, en regar-
dant les édifices qu'habiteront les deux pouvoirs, apprennent, par
la vue seule, où réside le vrai souverain. Qu'est-ce qu'un souverain
sans palais , un dieu sans autel ? Qui reconnaîtra son culte ?
« Bàtissons-le , cet autel. Et que tous y contribuent, que tous
apportent leur or, leiu'S pierreries (moi, voici les miennes). B:\-
tissons le seul vrai temple. Nul autre n'est digne de Dieu que celui
où fut prononcée la Déclaration des droits de fhomme. Paris,
gardien de ce temple, sera moins une cité que la patrie commune
à toutes, le rendez-vous des tribus, leur Jérusalem I »
«La Jérusalem du monde I» s'écrient des voix enthousiastes.
Une véritable ivresse avait saisi toute la foide, un ravissement exta-
ti(pie. Si les anciens Cordeliers,qui, sous les mêmes voûtes , avaient
jadis donné carrière à leurs mystiques élans, étaient revenus ce
soir, ils se seraient toujours crus chez eux, reconnus. Groyants et
philosophes, disciples de Rousseau, de Diderot, d'Holbach, d'Hel-
vétius, tous, malgré eux, prophétisaient.
L'Allemand Anacharsis Glootz était ou se croyait athée, comme
tant d'autres, en haine des maux qu'ont faits les prêtres. {Tanluni
LIVRE IV. — CHAPITRE VI. 129
relligio pot ait suadere malorum!) Mais avec tout son cynisme et
son ostentation de doute, rhomme du Rhin, le compatriote de
Beethoven, vibrait puissamment à toutes les émotions de la reli-
gion nouvelle. Les plus sublimes paroles qu'inspira la grande Fé-
dération sont une lettre de Glootz à M™" de Beauharnais. Nul aussi
n'en trouva de plus étrangement belles sur l'unité future du monde.
Son accent, sa lenteur allemande, la sérénité souriante, la béati-
tude d'un fol de génie qui se moque un peu de lui-même, mêlaient
l'amusement à l'enthousiasme;
« Et pourquoi donc la nature aurait-elle placé Paris à distance
égale du pôle et de l'équateur, sinon pour être le berceau, le chef-
lieu de la confédération générale des hommes.'^ Ici s'assembleront
les Etats généraux du monde. . . Gela n'est pas si loin qu'on croit,
j'ose le prédire; que la Tour de Londres s'écroule, comme celle
de Paris, et c'en est fait des tyrans. L'oriflamme des Français
ne peut flotter sur Londres et Paris sans faire bientôt le tour du
globe Alors il n'y aura plus ni provinces, ni armées, ni
vaincus, ni vainqueurs. . . On ira de Paris à Pékin, comme de
Bordeaux à Strasbourg; l'Océan, ponté de navires, unira ses ri-
vages. L'Orient et l'Occident s'embrasseront au champ de la Fédé-
ration. Rome fui la métropole du monde par la guerre, Paris le
sera par la paix . . . Oui, j)lus je réfléchis, plus je conçois la possi-
bilité d'une nation unique, la facilité qu'aura l'assemblée univer-
selle, séant à Paris, pour mener le char du genre humain
Emules de Vitruve, écoutez l'oracle de la raison : si le civisme
échaufle votre génie, vous saurez bien nous faire un temple pom'
contenir tous les représentants du monde. Il n'en faut guère plus
de dix mille. »
« Les hommes seront ce qu'ils doivent être, quand chacun pourra
dire : « Le monde est ma patrie, le monde est à moi. » Alors plus
d'émigrants. La nature est une, la société est une. Les forces di-
visées se heurtent; il en est des nations comme des nuages qui
s'entre-foudroient nécessairement. »
« Tyrans, vos trônes vont s'écrouler sous vous. Exécutez-vous
II. 9
i«r«iii(*ii iiTioiiki
130 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
donc vous-mêmes. On vous fera grâce de la misère et de l'écha-
faud . . . Usurpateurs de la souveraineté , regardez-moi en face . . .
Est-ce que vous ne voyez pas votre sentence écrite aux murs de
l'Assemblée nationale?. . . Allons, n'attendez pas la fusion des
sceptres et des couronnes, venez au-devant d'une révolution qui
délivre les rois des embûches des rois, les peuples de la rivalité
des peuples. »
« Vivat Anacharsis ! s'écria Desmoulins. Ouvrons avec lui les
cataractes du ciel. Ce n'est rien que la raison ait noyé le despo-
tisme en France; il faut qu'elle inonde le globe, que tous les
trônes des rois et des lamas , arrachés de leurs fondements , nagent
dans ce déluge . . . Quelle carrière , de Suède au Japon ! . . . La
Tour de Londres branle . . . Un innombrable club de Jacobins
d'Irlande a eu, pour première séance, une insurrection. Au train
que prennent les choses, je ne placerais pas un schelling sur les
i^iens du clergé anglican. Quant à Pitt, c'est un homme lanterné,
à moins qu'il ne prévienne par la démission de sa place la dé-
mission de sa tète , que John Bull va lui demander . . . On com-
mence à pendre les inquisiteurs sur le Mançanarez ; la liberté
souffle fort de la France au Midi ; c'est tout à l'heure qu'on pom-ra
dire : « Il n'y a plus de Pyrénées. »
« Clootz vient de me transporter par les cheveux , comme l'ange
lit au prophète Habacuc, sur les hauteurs de la politique. Je recide
la barrière de la Révolution jusqu'aux extrémités du monde ^^K . . »
Telle est Toriginalité des Gordeliers. Voltaire panni les fana-
'*' Je n'ai pas besoin de dire que j'ai
tiré tout ce chapitre des journaux de
Marat et de Desmoulins , en rapprochant
seulement ce qui est divisé et chan-
geant à peine quelques mots. Desmou-
lins, après avoir exprimé son enthou-
siasme, demi -sérieux, demi -comique,
pour les idées de Clootz, ajoute, pour
mêler Y utile dulci : «J'allais poser la
plume, la surdité du peuple ingrat
m'avait découragé. Je reprends l'espé-
rance, je constitue mon journal en
journal permanent . . . Nous invitons nos
chers et amés souscripteurs dont l'abon-
nement expire à le renouveler, non rue
de Seine , mais cliez nous , ruedu Théâtre-
Français , où nous continuerons de cul-
tiver une branche de commerce incon-
nue jusqu'à ce jour, une manufacture de
révolutions. »
LIVRE IV. — CHAPITRE VI. 131
tiqiics ! Car c'est un vrai iils de Voltaire que cet amusant Des-
moulins. On est tout surpris de le voir dans ce pandémonium.
Bon sens, raison, vives saillies, dans celte bizarre assemblée, où
Ton dirait qu'enseml)le siègent nos prophètes des Gévennes, les
illuminés du Long parlement, les quakers à tète branlante. . .
Les Gordeliers forment à vrai dire le lien des âges; leur génie, à
la Didei'Ot, tout ensemble sceptique et croyant, rappelle en plein
xviii* siècle quelque chose du vieux mysticisme , où parfois brillent
par éclairs des lueurs de l'avenir.
L'avenir! mais qu'il est trouble encore! comme il m'apparaît
sombre, mêlé, sublime et fangeux à la fois, dans la face de
Danton !
J'ai sous les yeux un portrait de cette personnification terrible,
trop cruellement fidèle , de notre Révolution , un portrait qu'esquissa
David , puis il le laissa , eifrayé , découragé , se sentant peu capable
encore de peindre un pareil objet. Un élève consciencieux reprit
l'œuvre, et simplement, lentement, servilement même, il peignit
chaque détail , cheveu par cheveu , poil à poil , creusant une à une
les marques de la petite vérole, les crevasses, montagnes et vallées
de ce visage bouleversé.
L'effet est le débrouillement pénible, laborieux, d'une création
vaste, trouble, impure, violente, comme quand la nature tâtonnait
encore , sans pouvoir se dire au juste si elle ferait des hommes ou
des monstres; moins parfaite, mais plus énergique, elle marquait
d'une main terrible ses gigantesques essais.
Mais combien les plus discordantes créations de la nature sont
pacifiées et d'accord, en comparaison des discordes morales que
l'on entrevoit ici 1 J'y entends un dialogue sourd, pressé,
atroce, comme d'une lutte de soi contre soi, des mots entrecoupés,
que sais-je?
Ce qui épouvante le plus, c'est qu'il n'a pas d'yeux; du moins
on les voit à peine. Quoi 1 ce terrible aveugle sera guide des na-
tions.»^ Obscurité, vertige, fatalité, ignorance absolue de
l'avenir, voilà ce qu'on lit ici.
132 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
Et pourtant ce monstre est sublime. — Cette face presque sans
yeux semble un volcan sans cratère , — volcan de fange ou de feu ,
— qui, dans sa forge fermée, roule les combats de la nature. —
Quelle sera l'éruption ?
C'est alors qu'un ennemi, terrifié de ses paroles, rendant boni-
mage, dans la mort, au génie qui l'a frappé, le peindra d'un mot
éternel : le Pluton de l'éloquence.
Cette figure est un cauchemar qu'on ne peut plus soulever, un
mauvais songe qui pèse, et l'on y revient toujours. On s'associe
macbinalement à cette lutte visible des principes opposés; on par-
ticipe à l'eflbrt intériem*, qui n'est pas seulement la l)ataille des
passions, mais la bataille des idées, l'impuissance de les accorder
ou de tuer l'une par l'autre. C'est un Œdipe dévoué, qui, possédé
de son énigme, porte en soi, pour en être dévoré, le terrible
sphinx ^^K
'*' Ce portrait (collection de M. de mais si cruellement creusés ! lançant la
Saint- Albin) représente, selon moi, terreur, mais visiblement le cœur dé-
Danton en 1790, au moment où le cliiré!... Personne ne verra ce dessin
drame se noue, Danton relativement tragique sans un mouvement de douleur,
jeune, dans une étonnante concentration sans s'écrier malgré soi : « Ah ! barbare I
de sang, de chair, de vie, de force. C'est ah ! infortuné ! ... » Entre ces deux so-
Danton avant. — Un petit et merveil- lennels portraits , il y a deux croquis de
leux dessin de David, fait à la plume, David où on le voit de profil; mais c'est
dans une séance de nuit de la Conven- un tel mystère de douleur et d'horreur
tion, donne Danton après, Danton à la que je ne veux pas en parler encore.
Un de 1793, les yeux bien ouverts alors. Cela viendra assez tôt.
LIVRE IV. — CHAPITRE VII. 133
\
CHAPITRE VII.
IMPUISSANCE DE L'ASSEMBKKK. - REFUS DU SERMENT
(NOVEMBRE 1790 -JANVIER 1791).
Apparition des Jacobins futurs. — Les premiei's Jacobins (Duport, Barnave, La-
meth, etc.) voudraient enrayer. — Esprit rétrograde de rAssemblée. — Mira-
beau et les Lameth primés par Robespierre aux Jacobins, ai novembre 1790.
— Les Lameth se soutiennent par ia guerre ecclésiastique. — Les prêtres pro-
voquent la persécution. — On exige le serment des prêtres, ay novembre 1790.
— Sanction forcée du Roi , 36 décembre 1 790. — L'Assemblée ordonne en vain le
serment immédiat, 4 janvier 1791. — Refus du serment dans l'Assemblée même.
Alexandre de Lameth raconte qu'au mois de juin 1790, une
société patriotique l'invita à un banquet avec son frère , Duport et
Barnave. Ce banquet de deux cents persognes, hommes et femmes,
fut vraiment Spartiate, et pour l'austérité patriotique et pour la
frugalité. Les convives ayant pris place, le président se lève et
prononce avec solennité le premier aiiicle de la Déclaration des
droits : « Les hommes naissent et demeurent libres, » etc. L'as-
semblée écouta dans un religieux silence , et le recueillement dura
pendant tout le repas. Une bastille en relief était sur la table; au
dessert, les vainqueurs de la Bastille qui se trouvaient parmi les
convives tirent leurs sabres et, sans mot dire, mettent la bastille
en pièces; il en sort un enfant avec le bonnet de la liberté. Les
dames placent des couronnes civiques sur la tète des députés pa-
triotes, et le dîner finit comme il avait commencé : le président,
pour oraison, prononce, dans la même gravité sombre, le second
article de la Déclaration des droits : « Le but de toute associa-
tion, » etc.
Le président était le mathématicien Romme, alors gouverneur
des princes StrogonofP. 11 avait senti la liberté où on la sent bien;
en Russie, il avait bu en plein esclavage la coupe de la Révolution.
134 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
Ivre et froid en même temps, ce géomètre allait appliquer inflexi-
blement le nouveau principe, et, par une large soustraction de
chifl'rcs humains, en dégager l'inconnue. Immuable calculateur au
sommet de la Montagne, il n'en descendit qu'au 2 prairial, pour
s'enfoncer son compas dans le cœur.
Les Lametb se virent avec frémissement dans ui\ monde tout
nouveau. Les nobles et élégants Jacobins de 1789 aperçurent les
vrais Jacobins.
lis en conviennent eux-mêmes, cet homme de pierre qui pré-
sidait, ces textes législatifs récités pour oraisons, le recueillement,
le silence de ces fanatiques, « cela leur parut effrayant ». Ils com-
mencèrent à sonder l'océan où ils entraient; jusque-là, comme des
enfants, ils jouaient à la surface. . . Que de générations révolu-
tionnaires les séparaient de ceux-ci ! Ils les comprenaient à peine.
Ils connaissaient parfaitement les agitateurs de place, les ouvriers
de l'émeute, qu'ils employaient et lançaient. Ils connaissaient les
journalistes violents, les bruyants aboyeurs de clubs, mais les plus
bruyants n'étaient pas les plus formidal)les. Par delà toutes ces
colères simulées ou vraies, il y avait quelque chose de froid et
terrible, ce qu'ils venaient de toucher; ils avaient rencontré l'acier
de la Révolution.
Ils eurent froid et reculèrent.
Ils voulaient du moins reculer et ne savaient comment le faire.
Ils semblaient à l'avant-garde, ils avaient l'air de mener, tout œil
était fixé sur eux. La trinité jacobine , Duport, Barnave et Lameth,
était saluée comme le pilote de la Révolution, pour la mener en
avant. « Ceux-ci au moins sont fermes et francs, disait-on, ce ne
sont pas des Mirabeau. » Desmoulins les exalte à côté de Robes-
pieiTc; Marat, le défiant Marat, n'a nul soupçon encore sur eux.
Ils devaient pourtant cette grande position à leur dextérité bien
plus qu'à leur force. On ne pouvait manquer d'apercevoir leui's
côtés faibles, leurs fluctuations, leur caractère équivoque.
On démêla d'abord le vide de Barnave, puis l'intrigue des
Lameth. Duport fut connu le dernier.
LIVRE IV. — CHAPITRK VII. 135
Chose curieitse, le premier coup, un trait légende ridicule, fut
lancé dune main nullement hostile, par cet étourdi Desmoulins,
enfant terrible, qui disait toujours tout haut ce que bien d'autres
pensaient, telles cho.ses souvent qu'on était tacitement convenu de
ne pas dire; le matin, lisant son journal, ses amis y voyaient parfois
des mot-s cruellement vrais. Ici, c'était à l'occasion de la motion
pour le renvoi des ministres. Desmoulins se moque de l'Assemblée,
« qui garde toujours la harangue de M. Barnave pour le bouquet,
puis ferme la discussion . . . Cette fois pourtant , ce n'était pas le
cas, comme on dit, de tirer l'échelle ...» L'espiègle , dans le même
article, dit un mot original et juste, qui frappe non seulement
Barnave, mais presque tous les parleurs, tous les écrivains du
temps : « En général, les discours des patriotes ressemblaient trop
aux cheveux de 1789, plats et sans poudre. Où donc étais-tu, Mi-
rabeau ? . . . » Puis il demande pourquoi les Lameth ont crié : « Aux
voix I » quand Pétion et Rewbeft voulaient parler, « quand l'Hercule
Mirabeau , avec sa massue , allait écraser les pygmées » , etc.
Un coup plus grave fut porté quelques jours après à Barnave,
dont il ne s'est point relevé. Le journaliste Bi'issot, un doctrinaire
républicain, dont je parlerai bientôt tout au long, lui lança, au
sujet des hommes de couleur, dont Barnave annulait les droits,
une longue et terri])le lettre où il mit l'avocat à jour, suffisant,
brillant et vide, plein de phrases et sans idées. Brissot, écrivain
trop facile ordinairement, mais ici fort de raison, trace avec
sévérité le portrait du vrai patriote, et ce portrait se trouve être
l'envers de celui de Barnave. « Le patriote n'est ni intrigant ni
jaloux, il ne cherche point la popularité pour se faire craindre
de la cour et devenir nécessaire. Le patriote n'est point l'ennemi
des idées, il ne fait point de tirades contre la philosophie. Les
plus grands citoyens de l'antiquité n'étaient-ils pas des philosophes
stoïciens.^ » etc.
Mais ce qui compromit le plus le parti Barnave et Lameth, c'est
qu'au moment où le duel de Lameth le rendait très populaire, ils
n'hésitèrent pas à se déclarer sur la question dangereuse de la garde
136 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
nationale. Jusque-là, dans les moments difficiles, ils se taisaient,
votaient silencieusement avec leurs adversaires; on avait pu le voir
pour l'affaire de Nancy, où l'unanimité montra que les Lameth
avaient voté comme les autres. .
L'Assemblée, nous l'avons dit, avait peur du peuple; elle l'avait
poussé d'abord, et maintenant elle voulait le ramener en arrière.-
En mai, elle avait encouragé l'armement, décrétant que nul n'é-
tait citoyen actif, s'il n'était garde national. En juillet, au mo-
ment où la Fédération montrait bien pourtant qu'on pouvait avoir
confiance, on fît l'étrange motion d'exiger l'uniforme, ce qui était
indirectement désarmer les pauvres. En novembre , une proposition
plus directe fut faite par Rabaut Saint-Etienne, celle de restreindre
les gardes nationaux aux seuls citoyens actifs. Ces derniers étaient
fort nombreux, nous l'avons vu, quatre millions. Mais, tel était
l'étrange état de la France d'alors, la diversité des provinces, que
dans plusieurs, dans l'Artois, par exemple, il n'y aurait presque
pas eu;de citoyens actifs, ni de gardes nationaux. C'est ce que
faisait valoir Robespierre avec beaucoup de force, étendant, exa-
gérant cette observation, très juste pour sa province ('^ : « Voulez-
vous donc, disait-il, qu'un citoyen soit un être rare.»^. . . » Qu'on
juge des applaudissements, du trépignement des tribunes î
Le soir du 2 1 novembre, Robespierre soutenait cette thèse aux
Jacobins. Mirabeau était président. Dans la fluctuation contiimelle
où le public était pour lui , tel jour le portant au ciel et l'autre
voulant l'étrangler, il avait ambitionné cette présidence pour étayer
sa popularité de celle des Jacobins. On compterait plutôt les vagues
de la mer que les alternatives de Mirabeau; c'était entre lui et le
public un orageux amour, plein de querelles et de fureurs. Camille
est admirable là-dessus, jamais froid ni indiffèrent; aujourd'hui
il l'appelle maîtresse adorée, et demain fille publique.
Mirabeau avait baissé pour sa proposition de remercier Bouille.
'*' On disait aussi une cliose probablement fausse , que le faubourg Saint-Antoine
n'aurait que deux cents électeurs.
LIVRE IV. — CHAPITRE VII. 137
Mais il avait remonté par un terrible discours contre ceux qui
avaient osé se moquer des trois couleurs , un de ces discours éter-
nellement mémorables, qui font que cet bomme-là, fût-il plus
criminel encore, ne pourra jamais, quoi qu'on fasse, être arraché
de la France. — Et puis il avait baissé, en proposant d'ajourner
la réunion d'Avignon, de ménager encore le pape. Mais il avait
remonté par une simple apparition au théâtre, où pour la première
fois on rejouait Brutus; sa vue fit tout oublier, réveilla l'amour,
l'enthousiasme, veteris vestigia Jlammœ ; on ne regaidait que; lui,
on lui adressait mille allusions; ce fut un triomphe éclatant, mais
le dernier. .'"^
Cela le 19 novembre. Le 21, présidant aux Jacobins, Mirabeau
écoutait avec impatience le discours de Robespierre sur la garde
nationale restreinte aux citoyens actifs. Il entreprit de lui ôter
la parole, sous prétexte qu'il parlait contre des décrets rendus.
Chose grave, périlleuse, devant une assemblée émue, toute favo-
ra])le à Robespierre ...» Continuez , continuez , » crie-t-on de toute
la salle. Le tumulte est au comble; impossible de rien entendre,
ni président, ni sonnette. Mirabeau, au lieu de se couvrir, comme
président, fit une chose très hardie, qui allait ou lui donner l'avan-
tage ou faire éclater sa défaite. Il monta sur le fauteuil, et comme
si le décret attaqué était en lui Mirabeau, comme s'il s'agissait de
le défendre et le sauver, il crie : « A moi, mes collègues! . . . que
tous mes confrères m'entourent! » Cette périlleuse démonstration
fit cruellement ressortir la solitude de Mirabeau. Trente députés
vinrent à son appel. Et l'assemblée tout entière resta avec Robes-
pierre. Desmoulins, ancien camarade de collège de celui-ci et qui
ne perd nulle occasion d'exalter son caractère, dit à cette occa-
sion : « Mirabeau ne savait donc pas que si l'idolâtrie était permise
chez un peuple libre , ce ne serait que pour la vertu ? »
Grande révélation aussi du changement profond qu'avait déjà
subi le club des Jacobins. Fondé par les députés et pour eux, il
n'en avait plus dans son sein qu'un petit nombre qui n'y pesaient
guère. Des admissions faciles, d'hommes ardents, impatients,
138 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
avaient renouvelé le club; l'Assemblée y était, sans doute, mais la
future Assemblée. Pour elle seule parlait Robespierre.
Charles de Lameth arrive , le bras en écharpe ; on fait volontiers
silence. Tout le monde était convaincu qu'il était pour Robes-
pierre, il parla pour Mirabeau I Le vicomte de Noailles déclara que
le comité avait entendu le décret autrement que Mirabeau et La-
meth, dans le sens de Robespierre. Celui-ci reprit la parole, avec
toute l'assemblée pour lui , le président réduit au silence ... au
silence, Mirabeau!
Voilà les Lameth bien malades! Fondateurs des Jacobins, ils les
voient échapper. Leur popularité datait surtout du jour où ils lut-
tèrent contre Mirabeau sur le droit de paix et de guerre ; et les
voilà compromis , associés à Mirabeau dans les défiances publiques.
Ils vont enfoncer, se noyer, s'ils ne trouvent moyen de se séparer
violemment de celui-ci, de le jeter à la mer, et si, d'autre part,
leur guerre au clergé ne leur ramène l'opinion.
Il est bien juste de dire que les prêtres faisaient tout ce qu'il
fallait pour mériter la persécution. Ils avaient eu l'adresse de faire
reculer dans l'ombre la question des biens ecclésiastiques, de
mettre en lumière, en saillie, la question du serment. Ce serment,
qui ne touchait en rien la religion, ni le caractère sacerdotal, le
peuple ne le connaissait pas , et il croyait volontiers que l'Assem-
blée imposait aux prêtres une sorte d'abjuration. Les évêques dé-
claraient qu'ils n'auraient aucune communication avec les ecclé-
siastiques qui prêteraient le serment. Les plus modérés disaient
que le pape n'avait pas encore répondu , qu'ils voulaient attendre ,
c'est-à-dire que le jugement d'un souverain étranger déciderait
s'ils pouvaient obéir à la patrie.
Le pape ne répondait pas. Pourquoi ? A cause des vacances. Les
congrégations des cardinaux ne s'assemblaient pas, disait-on, à
cette époque de l'année. En attendant, par les curés, par les pré-
dicateurs de tout rang et de toute robe , on travaillait à troubler le
peuple , à rendre le paysan furieux , à jeter les femmes dans le dés-
espoir. Depuis Marseille jusqu'à la Flandre, un concert immense,
.-^
LIVRE IV. — CHAPITRE VII. 159
admirahic, contre rAsscmblée. Des pamphlets incendiaires sont
colportés de village en village par les cnrés de la Provence. A Rouen,
à Condé , on prêche contre les assignats, comme invention du diable.
A Chartres, à Péronne, on défend en chaire de payer Timpôl; un
curé bravement se propose pour aller, à la tête du peuple , massa-
crer les percepteurs. Le chapitre souverain de Saint-Waast dépêche
des missionnaires pour prêcher à mort contre l'Assemblée. En
Flandre, les curés établissent, d'une manière forte et solide, que
les acquéreurs des biens nationaux sont infailliblement damnés,
eux, leurs enfants et descendants : « Quand nous voudrions les
absoudre, disaient ces furieux, est-ce que nous le pourrions?. . .
Non, personne ne le pourrait, ni curés, ni évêques, ni cardinaux,
ni le pape. Damnés, damnés à jamais! »
Une bonne partie de ces faits étaient mis au jour, répandus
dans le pul)lic, par la correspondance des Jacobins et le journal de
Laclos. Ils furent réunis et groupés dans un rapport que le Jacobin
Voidel fit à l'Assemblée. Mirabeau appuya par un long et magni-
fique discours, où, sous des paroles violentes, il tendait aux voies
de douceur, restreignant le serment aux prêtres qui confessaient ;
pour l'affaiblissement du clergé, il voulait qu'on se fiât au temps,
aux extinctions, etc.
Mais l'Assemblée fut plus aigre. Elle voulait châtier. Elle exigea
le serment, le serment immédiat.
Une chose étonne dans cette Assemblée , composée , pour la
bonne part, d'avocats voltairiens, c*est sa croyance naïve à la sain-
teté, à l'efficacité de la parole humaine. Il fallait qu'il y eût encore,
après toute la sophistique du xvni* siècle, un grand fonds de jeu-
nesse et d'enfance dans le cœur des hommes.
Ils se figurent que , du moment où le prêtre aura juré , du jour
où le Roi aura sanctionné leurs décrets, tout est fini, tout est
sauvé.
Et le Roi, au contraire, honnête homme du vieux monde,
s'en va mentant tout le jour. La parole qu'ils croient luie diffi-
cidté si grande , un obstacle , une barrière , un lien pour l'homme ,
laO HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
n'embarrasse en rien le Roi. De crainte qu'on ne le croie assez, il
passe toute mesure. Il parle et reparle sans cesse de la confiance qu'il
mérile. Il s'exprime, dit-il, ouvertement , franchement , — il s'étonne
qu'il s'élève des doutes sur la droiture connue de son caractère ... —
(23, 26 décembre 1790.)
Les plus innocents de tous, les jansénistes, ne s'arrêtent pas à
cela; ils veulent du réel, du solide, un serment, du vent, du bruit.
Donc , le 2 7 novembre , un décret terrible : « L'Assemblée veut ,
tout de bon, que les évêques, curés, vicaires, jurent la constitution,
sous huitaine; sinon ils seront censés avoir renoncé à leur office.
Le maire est tenu, huit jours après, de dénoncer le défaut de
prestation de serment. Et ceux qui, le serment prêté, y manque-
raient, seront cités au tribunal du district, et ceux qui, ayant
refusé, s'immisceraient dans leurs anciennes fonctions, poursuivis
comme perturbateurs. »
Décrété, non sanctionné!. . . Nouvel effroi des jansénistes , qui
se sont avancés si loin. Ils veulent un résultat. Le 28 décembre.
Camus demande « que la force intervienne », la force sous forme
de prière ; que l'Assemblée prie le Roi de lui répondre d'une façon
régulière sur le décret. La force ? c'est ce qu'attendait le Roi ^^K
11 répond immédiatement qu'il a sanctionné le décret. Il peut dire
ainsi à l'Europe qu'il est forcé et captif.
Il dit à M. de Fersen : « J'aimerais mieux être roi de Metz . . .
Mais cela finira bientôt. »
Chose remarquable, ni Robespierre, ni Marat, ni Desmoulins,
n'auraient exigé le serment. Marat si intolérant , Marat qui demande
qu'on brise les presses de ses ennemis, veut qu'on ménage les
prêtres; c'est, dit-il, la seule occasion où il faut user de ménage-
ments, il s'agit de la conscience. Desmoulins ne veut nulle autre
'*' Toutefois il n'est pas exact de tobre au 3 décembre. Ce dernier jour, il
dire, comme l'a fait Hardenberg [Mé- ccrit à la Prusse qu'il s'est déjà adressé
moires d'un homme d'Etat), (jae c'est après à tous les souverains. Et c'est le 26 dé-
cette sanction forcée que le Roi s'adressa cembre seulement qu'il donna la sanc-
aux puissances. Il l'avait fait du 6 oc- lion.
LIVRE IV. — CHAPITRE VII. 141
rigueur que d'ôter l'argent de TÉlat à ceux qui ne jurent point
obéissance à l'Etat. « S'ils se cramponnent dans leur chaire, ne nous
exposons pas même à déchirer leur robe de lin, pour les en arra-
cher. . . Cette sorte de démons, qu'on appelle pharisiens, calotins
ou princes des prêtres, n'est chassée que par le jeûne : Non ejicitur
nisi per jejunium. »
L'exigence dure et maladroite qu'on mit à demander le serment
aux députés ecclésiastiques dans l'Assemblée même fut une faute
très grave du parti qui dominait. Elle donna aux réfractaires une
magnifique occasion, éclatante, solennelle, de témoigner devant le
peuple pour la foi qu'ils n'avaient point. L'archevêque de Narbonne
disait plus tard, sous l'Empire : « Nous nous sommes conduits en
vrais gentilshommes; car on ne peut pas dire de la plupart d'entre
nous cjue ce fût par religion. »
Il était facile à prévoir que ces prélats, mis en demeure de
céder devant la foule, de démentir solennellement leur opinion
ofiicielle, répondraient en gentilshommes. Le plus faible, ainsi
poussé, deviendrait un brave. Gentilshommes ou non, c'étaient
enfin des Français. Les curés les plus révolutionnaires ne purent
se décider à laisser leurs évèques au moment critique; la contrainte
les choqua, le danger les tenta, la beauté solennelle d'une telle
scène gagna leur imagination , et ils refusèrent.
Dès la première séance, où l'on interpella le seul évêque de
Glermont, on pouvait juger de l'elTet. Grégoire et Mirabeau, le
jour suivant (4 janvier), tâchèrent d'adoucir. Grégoire dit que
l'Assemblée n'entendait nullement toucher au spirituel, qu'elle
n'exigeait même pas l'assentiment intérieur, ne forçait pas la
conscience. Mirabeau alla jusqu'à dire que l'Assemblée n'exigeait
pas précisément le serment, mais seulement qu'elle déclarait le
refus incompatible avec telles fonctions, qu'en refusant de jurer,
on était démissionnaire. C'était ouvrir une porte. Barnave la ferma
avec une aigre violence, croyant sans doute regagner beaucoup
dans l'opinion; il demanda et obtint qu'on ordonnât de jurer sur
l'heure.
142 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
Mesure imprudente qui devait avoir l'effet de décider le refus.
Les refusants allaient avoir la gloire du désintéressement et aussi
celle du courage; car la foule assiégeait les portes, on entendait
des menaces. Les deux partis s'accusent ici ; les uns disent que les
Jacobins essayèrent d'enlever le serment par la terreur; les autres
(jue les aristocrates apostèrent des aboyeurs pour constater la vio-
lence qu'on leur faisait, rendre odieux leurs ennemis, pouvoir dire,
comme ils le firent en effet : « Que l'Assemblée n'était pas libre. >»
Le président fait commencer l'appel nominal ; M. Vévêque
d'Agen.
L'évêque : Je demande la parole.
La gauche : Point de parole I Prêtez-vous le serment, oui ou
non?
(Bruit au deliors.) Un membre : Que M. le maire aille donc faire
cesser ce désordre !
M. l'évêque d'Agen : Vous avez dit que les refusants seraient dé-
clms de leurs offices. Je ne donne aucun regret à ma place ; j'en
donnerais à la perte de votre estime. Je vous prie d'agréer le té-
moignage de la peine que je ressens de ne pouvoir prêter le ser-
ment.
(On continue l'appel.) M. le curé Fowmès : Je dirai avec la sim-
plicité des premiers chrétiens ... Je me fais gloire et honneur de
suivre mon évèque, comme Laurent suivit son pasteur.
M. le curé Leclerc : Je suis enfant de l'Eglise catholique . . .
L'appel nominal réussissant si mal, un membre lit observer
qu'il n'avait pas été exigé par l'Assemblée, qu'il n'était pas sans
péril, qu'on devait se contenter de demander collectivement le ser-
ment. La demande collective n'eut pas plus de succès. L'Assem-
])lée n'en tira d'autre avantage que de rester un quart d'heure et
plus silencieuse, impuissante, et de donner à l'ennemi l'occasion
de dire quelques nobles paroles qui ne pouvaient manquer, dans
un pays comme la France , de faire bien des ennemis à la Révo-
lution.
M. l'évêque de Poitiers : J'ai soixante -dix ans, j'en ai passé
LIVRE IV. — CHAPITRE VII. US
Irenle-cinq dans l'éplscopal, où j'ai l'ail tout le bien que je pouvais
faire. Accablé d'années et d'études, je ne veux pas désbonorer nui
vieillesse; je ne veux pas prêter un serment. . . (Murmures.) Je
prendrai mon sort en esprit de pénitence.
Ce sort n'eut rien de funeste. Les évèques sortirent sans péril
de l'Assemblée, y revinrent tant (|u'ils voulurent. L'indignation de
la foule n'entraîna aucun acte violent.
La séance du f\ janvier fut le triomphe des prêtres sur les avo-
cats. Ceux-ci, dans leur maladresse, s'étaient comme alfublés de
la vieille robe du prêtre , de cette robe d'intolérance , fatale à qui
la revêt. Les évêques gentilshommes trouvèrent dans la situation
des paroles heureuses et dignes, qui pour leurs adversaires fuient
des coups d'épée. La plupart de ces prélats qui parlaient si bien
n'étaient pourtant que des courtisans intrigants et mal famés; dans
notre sérieux monde moderne, qui demande au prêtre vertus et
lumières, Ils auraient été obligés tôt ou tard de se retirer de honte.
Mais la profonde politique des Camus et des Barnave avait trouvé
le vrai moyen pour leur ramener le peuple, pour en faire des hé-
ros chrétiens, les sacrer pai- le martyre.
1^4 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.
CHAPITRE VIII.
LE PREMIER PAS DE LA TERREUR.
Fureur, légèreté de Marat. — Eut -il une théorie politique et sociale? — Est- il
communiste ? — Ses journaux contiennent-ils des vues pratiques ? — Précédents
de Marat. — Naissance, éducation. — Ses premiers ouvrages, politiques, philo-
sophiques. — Marat chez le comte d'Artois. — Sa physique, ses attaques contre
Newton, Franklin, etc. — Il commence l'Ami du peuple. — Ses modèles. — Sa
vie cachée, laborieuse. —^ Ses prédictions. — Ses rancunes pour ses ennemis
personnels. — Son acharnement contre Lavoisier. — Les tribunaux n'osent juger
Marat, janvier 1791. — Pourquoi toute la presse suivit Marat dans la violence.
L'année 1791, si tristement ouverte par la scène du 4 janvier,
oITre tout d'abord l'aspect d'un revirement funeste, dun violent
démenti aux principes de la Révolution : la liberté foidant aux
pieds les droits de la liberté, l'appel à la force.
L'appel à la force brutale, d'où part-il.^ Chose surprenante, des
hommes les plus cultivés. Ce sont des légistes, des médecins, des
gens de lettres, des écrivains; ce sont les hommes de l'esprit qui,
poussant la foule aveugle, veulent décider les choses de l'esprit
par l'action matérielle.
Marat était parvenu à organiser dans Paris une sorte de guerre
entre les vainqueurs de la Bastille. Hullin et d'autres, qui s'étaient
enrôlés dans la garde nationale soldée , étaient désignés par lui à la
vengeance du peuple , comme « mouchards de Lafayette ». Il ne
se contentait pas de donner leurs noms , il y joignait leur adresse ,
la rue et le numéro, pour que, sans autre recherche, on allât les
égorger. Ses feuilles étaient réellement des tables de proscription
où il inscrivait à la légère, sans examen, sans contrôle, tous les
noms qu'on lui dictait. Des noms chers à l'humanité, depuis le
i4 juillet, celui du vaillant Ehe, celui de M. de la Salle, oublié
par l'ingratitude du nouveau gouvernement, n'en étaient pas moins
LIVRE IV. — CHAPFTUK Vllî. 145
inscrits par Marat pèle-nièle avec les autres. 11 avoue lui-même
que, dans sa précipitation, il a confondu La Salle avec l'homble
de Sade, Tinfàmc et sanguinaire auteur. Une autre fois, il inscrit
parmi les modelés, les Fayettistes, Maillard, l'homme du 5 oc-
tobre, le juge du 2 septembre.
Malgré toutes ces violences et ces légèretés criminelles, l'indi-
gnation visiblement sincère de Marat contre les abus m'intéressait
à lui, je dois le dire. Ce grand nom d'Ami du peuple comman-
dait aussi à l'histoire un sérieux examen. J'ai donc religieusement
instruit le procès de cet homme étrange, lisant, la plume à la
main, ses journaux, ses pamphlets, tous ses ouvrages ('^ Je savais,
par beaucoup d'exemples, combien le sentiment du droit, l'indi-
gnation, la pitié pour l'opprimé, peuvent devenir des passions vio-
lentes et parfois cruelles. Qui n'a vu cent fois les femmes, à la
vue d'un enfant battu, d'un animal brutalement maltraité, s'em-
porter aux dernières fureurs?. . . Marat n'a-t-il été furieux que
par sensibilité comme plusieurs semblent le croire.^ Telle est la
première question.
S'il en est ainsi, il faut dire que la sensibilité a d'étranges et
bizarres effets. Ce n'est pas seulement un jugement sévère, une
punition exemplaire, que Marat appelle sur ceux qu'il accuse; la
mort ne lui sufiirait pas. Son imagination est avide de supplices;
il lui faudrait des bûchers, des incendies ^'^^ des mutilations
atroces : « Mai'quez-les d'un fer chaud, coupez-leur les pouces,
fendez-leur la langue ('^; ■ etc.
Quel que soit l'olyet de ces emportements, qu'on le suppose ou
non coupable, ils n'avilissent pas moins celui qui s'y livre. Ce ne
sont pas là les graves, les saintes colères d'un cœur vraiment
''' On comprend , de reste , que pour '*' Ami du peuple, n' 3a 7, p. 3,
instruire ce prtjcès, je n'ai cru devoir i" janvier 1791 ; — n" 35i, p. 8,
m'en rapporter à aucun des ennemis de a5 janvier 1791.
Marat; c'est dans ses ouvrages mêmes <'> Ibid. , n* 3o5, p. 7, 9 décembre
cjue j'ai puisé générafcment ; c'est sur '790; — n" Sa 5, p. 4. 3o décembre
son propre témoignage que je veux le 'TQOi etc.
condamner ou l'absoudre.
146 HISTOIRE 1)K LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
atteint de Painoiir de la justice. On croirait plutôt y voir le délire
d'une femme hors d'elle-même, livrée aux furems hystériques ou
près de l'épilepsie.
Ce qui étonne encore plus, c'est que ces transports, qu'on vou-
drait expliquer par l'excès du fanatisme, ne procèdent d'aucune
foi précise qu'on puisse caractériser. Tant d'indécision avec tant
d'emportement, c'est un spectacle bizarre. 11 court, furieux. . . Où
com't-il ? Il ne saurait bien le dire.
Si nous devons chercher les principes de Marat, ce n'est point
apparemment dans les ouvrages de sa jeunesse (j'en paiierai tout
à l'heure), mais dans ceux qu'il écrivit en pleine maturité, en i 789
et 1 790 , au moment où la grandeur de la situation pouvait aug-
menter ses forces et l'élever au-dessus de lui-même. Sans parler
de VAmi du peuple, commencé à cette époque, Marat publia, en
1 789, la Constitution ou Projet de déclaration des droits, suivi d'un
plan de constitution juste , sage et libre; — de plus, en 1790, son
Plan de législation criminelle, dont il avait déjà donné un essai en
1 780. Il offrit ce dernier ouvrage à l'Assemblée nationale.
Au point de vue politique, ces ouvrages, extrêmement faibles,
n'ont rien qui les distingue d'une infinité de brochures qui pa-
rm'ent alors. Marat y est royaliste et décide que, dans tout grand
Etat, la forme du gouvernement doit être monarchique ; c'est la seule
qui convienne à la France [Constitution, p. 17). Le prince ne doit
être recherché que dans ses ministres; sa personne sera sacrée (p. ^3).
En février 1791, Marat est encore royaliste.
Au point de vue social, rien, absolument rien qu'on puisse dire
propre à l'auteur. On lui sait gré toutefois de l'attention particu-
lière qu'il donne au sort des femmes, de sa sollicitude pour ré-
primer le libertinage, etc. Cette partie de son Plan de législation
criminelle est excessivement développée. Il y a des observations,
des vues utiles, qui font pardonner tels détails inconvenants et peu
à leur place (par exemple, la peinture du vieux libertin, etc., Lé-
gislation, p. 101 ).
Les remèdes que l'auteur veut appliquer aux maux de la société
LIVRE IV. — CHAPITRK VIII. l'i?
sonl peu sérieux, tels qu'on ne s'attendrait guère à les voir propo-
ser par un homme de son âge et de son expérience, un médecin
(le cjuarante-ciiH| ans. Dans sa Législation criminelle, il demande
des pénalités gothiques contre le sacrilège et le blasphème (amende
honorable aux portes des églises, etc., p. i 19-120), et, dans sa
Constitution, il n'en parle pas moins légèrement du christianisme
et des religions en général (p. 07). .
Ces deux ouvrages n'auraient certainement attiré aucune atten-
tion, si l'auteur ne partait d'une idée qui ne peut jamais manquer
d'être bien reçue, qui devait l'être singulièrement alors dans les
extrêmes misères d'une capitale surchargée de cent mille indigents:
la faiblesse ou l'incertitude du droit de i)roi)riété, le droit du pauvre à
partager, etc.
Dans son projet de Constitution (p. 7), Marat dit en propres
termes, en parlant des droits de l'homme : « Quand un homme
manque de tout, il a le droit d'arracher à un autre le superflu
dont il regorge; que dis-je.^ // a le droit de lui arracher le néces-
saire, et, plutôt que de périr de faim, il a le droit de l'égorger et
de dévorer sa chair palpitante. » — 11 ajoute dans une note (p. 6) :
» Quelque attentat que l'homme commette, quelque outrage qu'il
fasse à ses semblables, il ne trouble pas plus l'ordre de la nature
qu'un loup quand il égorge un mouton. » — Dans son livre sur
VHomme, publié en 177^, il avait déjà dit : « La pitié est un sen-
timent factice, acquis dans la société N'entretenez jamais
l'homme d'idées de bonté, de douceur, de bienfaisance, et il mé-
connaîtra toute sa vie jusqu'au nom de pitié. . . » (t. I, p. 16.)).
Voilà l'état de nature, selon Marat. Terrible étati Le droit de
prendre à son semblable, non seulement le superflu qu'il peut
avoir, mais son nécessaire, mais sa chair, et de la manger!
On croirait, d'après ceci, que Marat est bien loin au delà de
Morelly, de Bal)euf, etc., qu'il va fonder ou la communauté par-
faite ou l'égalité rigoureuse des propriétés. On se tromperait.
11 dit {Constitution, p. 1 2) : « Qu'une telle égalité ne saurait exister
dans la société, qu'elle n'est pas même dans la nature. » On doit
10.
lliS HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
désirer seulement d'en approcher, autant qu'on peut. Il avoue
[Législation criminelle, p. 19) que le partage des terres, pour être
juste, n'en est pas moins impossible, impralicable.
Marat relègue dans l'état de nature, antérieur à la société, ce
droit effrayant de prendre même le nécessaire du voisin. Dans l'état
de société, reconnaît-il la propriété.»^ Oui, ce semble, générale-
ment. Cependant, à la page 18 de sa Législation criminelle, il
semble la limiter au fruit du travail, sans l'étendre jusqu'à la terre
où ce fruit est né.
Au total, comme socialiste, si on veut lui donner ce nom, c'est
un éclectique flottant, très peu conséquent. Il faudrait, pour l'ap-
précier, faire ce que nous ne pouvons ici, l'histoire de ce vieux
paradoxe, dont Marat approcha toujours, sans y tomber tout à
fait, de cette doctrine qu'un de nos contemporains a formulée en
trois mots : «La propriété, c'est le vol. » Doctrine négative, qui
est commune à plusieurs sectes, du reste fort opposées.
Rien de plus facile que de supposer une société juste, aimante,
parfaite de cœur, pure encore et abstinente (condition essentielle),
qui fonderait et maintiendrait une communauté absolue de biens.
Celle des biens est fort aisée , quand on a celle des cœurs. Et qui
donc n'est communiste dans l'amour, dans l'amitié ? On a vu une
telle chose entre deux personnes au dernier siècle, entre Pechméja
et Dubreuil, qui vécurent et moururent ensemble. Pechméja es-
saya, dans un poème en prose (le Télèphe, ouvrage malheureuse-
ment faible et de peu d'intérêt) , de faire partager aux autres l'at-
tendrissante douceur qu'il trouvait à n'avoir rien en propre (jue
son ami.
Le Télèphe de Pechméja n'enseigna pas la communauté plus
efficacement que n'avaient fait la Basiliade de Morelly et son Code
de la nature. Tous les poèmes et les systèmes qu'on peut faire sur
cette doctrine supposent, comme point de départ, ce qui est la
chose difficile entre toutes, ce qui serait le but suprême : l'union
des volontés. Cette condition, si rare, qu'on trouve à peine en
quelques âmes d'élite, un Montaigne, un La Boétie, dispenserait
LIVRE IV. — CHAPITRE VIII. \ti9
(le tout le reste. Ellc-niéiTie, elle est imiispensahle. Sans elle la
rommiinaiité serait une lutte permanente, ou si on Timposail par
la loi, par la Terreur (ce qui ne peut durer guère), elle paraly-
serait toute activité humaine.
Poui' revenir à Marat, il ne parait nulle part soupçonner l'étendue
de ces questions. Il les pose en tète de ses livres, comme pour
attirer la foule, battre la caisse, se faire écouter. Et puis il ne
résout rien. Tout ce qu'on voit, c'est qu'il veut une large charité
sociale, surtout aux dépens des gens riches : chose raisonnable
certainement, mais il faudrait mieux dire le mode d'exécution. Nul
doute que ce ne soit une chose odieuse, impie, que de voir tel
impôt peser sur le pauvre, épargner le riche; l'impôt ne doit
porter que sur nous qui avons. Mais le politique ne doit pas,
comme Marat, s'en tenir aux plaintes, aux cris, aux vœux; il doit
proposer des moyens. Ce n'est pas soitir des dilhcullés que de s'en
remettre, comme tous les utopistes de ce genre, à Texcellence
présumée des fonctionnaires de l'avenir, de dire, par exemple :
« Qu'on en donne la direction à quelque homme de bien, et qu'un
magistrat intègre en ait l'inspection. » [Mardii, Léyislat ion criminelle,
p. 26.)
Montre-t-il dans son journal, en présence des nécessités du
temps, plus d'intelligence pratique.^ Pas davantage. On n'y li'ouve
que des choses très décousues et très vagues, rien de neuf comme
expédient, rien qu'on puisse appeler théorie.
Au moment où la municipalité entre en possession des couvents
et autres édifices ecclésiastiques, il propose d'y établir des ateliers
pour tes pauvres, de mettre des ménages indigents dans les cel-
lules, dans le lit des moines et religieuses (11, i4 juin 1790).
Nulle conclusion générale relativement au travail dirigé par l'Etal.
Lorsque la loi des patentes, la misère de Paris, les demandes
d'augmentations de salaires, attirent son attention, propose-t-il
f(uelque remède nouveau? Nul que de rétablir les apprentissages
longs et rigomeux, d'exiger des preuves de capacité, de mettre un
prix honnête au travail des ouvriers, de donner aux ouvriers qui se
150 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAÎSE.
conduiront bien pendant trois ans les moyens de s'établir; ceux qui ne
se marieront pas reml)Ourseront au bout de dix ans.
Quels fonds assez vastes pour doter des populations si nom-
breuses? Marat ne s'explique point là-dessus; seulement, dans une
autre occasion, il conseille aux indigents de s'associer avec les
soldats, de se faire assigner de quoi vivre sur les biens nationaux,
de se partager les terres et les richesses des scélérats qui ont enfoui
leur or pour les forcer par la faim à rentrer sous le joug , etc.
Je voulais avant tout examiner si Marat, en 1790, lorsqu'il
pi-end sur l'esprit du peuple une autorité si terri})le, examiner,
dis-je, s'il a posé une tliéorie générale, un principe qui fondât
cette autorité. L'examen fait, je dois dire ; Non. Il n'existe nulle
théorie de Marat.
Je puis maintenant, à mon aise, reprendre ses précédents,
chercher si, dans les ouvrages de sa jeunesse, il aurait par hasard
posé ce principe d'où peut-être il a cru n'avoir qu'à tirer les con-
séquences.
Marat ou Mara, Sarde d'origine, était des environs de Neuf-
cliâtel, comme Rousseau de Genève. Il avait dix ans, en 17.54,
au moment où son glorieux compatriote lança le discours sur
l'inégalité; vingt ans, lorsque Rousseau, ayant conquis la royauté
de l'opinion, la persécution et l'exil, revint chercher un asile en
Suisse et se réfugia dans la principauté de Neufchâtel. L'intérêt
ardent dont il fut l'objet, les yeux du monde fixés sur lui, ce phé-
nomène d'un homme de lettres faisant oublier tous les rois, sans
excepter Voltaire, l'attendrissement des femmes éplorées pour lui
(on pourrait dire amoureuses), tout cela saisit Marat. Il avait une
mère très sensible, très ardente, il le conte ainsi lui-même, qui,
solitaire au fond de ce village de Suisse, vertueuse et romanesque,
tourna toute son ardeur à faire un grand homme, un Rousseau.
Elle fut très bien secondée par son mari, digne ministre, savant
et laborieux qui de bonne heure entassa tout ce qu'il put de sa
science dans la tête de l'enfant. Cette concentration d'elforts eut
pour résultat naturel d'échauffer la jeune tête outre mesure. La
LIVI\E IV. — CIIAPITHK VIII. 151
maladie de Rousseau, l'orgueil, y devint vanité, mais exaltée en
Maial à la dixième puissance. Il fut le singe de Rousseau.
Il Taut l'entendre lui-même (dans VAmi du peuple de 179«^) :
« A cinq ans, j'aurais voidu être maître d'école, à quinze profes-
seur, auteur à dix-huit, génie créateur à vingt. » — Plus loin, après
avoir parlé de ses travaux dans les sciences de la nature (vingt
volumes, dit-il, de découvertes physiques), il ajoute fioidement :
« Je crois avoir épuisé loutcs les combinaisons de l'esprit humain sur la
morale, la philosophie et la politique. »
Gomme Rousseau, comme la plupart des gens de son pays,
il partit de honne heure pour chercher fortune, emportant, avec
son magasin mal rangé de connaissances diverses, le talent plus
profitahle de tirer des simples quelques remèdes empiricpies;
tous ces Suisses de montagne sont quelque peu hotanistes, dro-
guistes, etc. Marat se donne ordinairement le titre de docteur
en médecine. Je n'ai pu vérifier s'il l'avait réellement.
Cette ressource incertaine ne fournissait pas tellement qu'à
l'exemple de Rousseau, à l'exemple du héros de la Nouvelle Hé-
loïse, il ne fût aussi parfois précepteur, maître de langues. Gomme
tel ou comme médecin, il eut occasion de s'insinuer près des
femmes; il fut quelque temps le Saint-Preux d'une Julie qu'il avait
guérie. Gette Julie, une marquise délaissée de son mari qui l'avait
rendue malade, fut sensihle au zèle du jeune médecin, plus qu'à
sa figure. Marat était fort petit; il avait le visage large, osseux, le
nez épaté. Avec cela, il est vrai, d'incontestables qualités, le désin-
téressement, la sobriété, un travail infatigable, beaucoup d'ardeur,
beaucoup trop; la vanité gâtait tout en lui.
La Suisse a toujours fourni l'Angleterre de maîtres de langues
et de gouvernantes. En 1772, Marat enseignait le français à Edim-
bourg. Il avait alors vingt-huit ans, beaucoup acquis, lu, écrit,
mais n'avait rien pul)lié. Cette année même s'achevait la publi-
cation des Lettres de Junius, ces pamphlets si retentissants et pour-
tant si mystérieux, dont on n'a jamais su l'auteur, qui donnèrent
lui coup terrible au ministère de ce temps. Les élections nouvelles
152 HISTOIUK DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
étaient imminentes, l'Angleterre dans la plus vive agitation. Marat,
qui avait vu la terrible émeute pourWilkes (il en parle vingt ans
après), Marat, qui admirait, enviait sans doute le triomphe du
pamphlétaire, devenu tout à coup shériff et lord-maire de Londres,
fit en anglais un pamphlet, qu'il rendit (comme Junius) plus
piquant par l'anonyme : Les Chaînes de l'esclavage, 1774. Ce livre,
souvent inspiré de Raynal, qui venait de paraître, est, comme le
(lit l'auteur, une improvisation rapide; il est plein de faits, de re-
cherches variées; le plan n'en est pas mauvais; malheureusement
l'exécution est très l'aihle, le style fade et déclamatoire. Peu de
vues, peu de portée; nul sentiment vrai de l'Angleterre; il croit
que tout le danger est du côté de la Couronne ; il ignore parfaite-
ment qu'avant tout l'Angleterre est une aristocratie.
Il venait de paraître à Londres, en 1772, un livre français qui
faisait du hruit, livre posthume d'Helvétius, une sorte de conti-
nuation de son livre De l'Esprit; celui-ci avait pour titre : L'Homme.
Marat ne perd point de temps. En 1778, il publie en anglais un
volume en opposition, lequel, développé, délayé , jusqu'à former
trois volumes, fut donné par lui, en 1775, sous le titre suivant :
De l'Homme, ou des principes et des lois de l'injluence de l'dme sur
le corps et du corps sur l'âme (Amsterdam).
Le faible et flottant éclectisme que nous avons observé dans les
livres politiques et les journaux de Marat paraît singulièrement
dans cet ouvrage de physiologie et de psychologie. Il semble spi-
ritualiste, puiscju'il déclare que l'âme et le corps sont deux sub-
stances distinctes, mais l'âme n'en tire guère avantage; Marat la place
entièrement dans la dépendance du corps, déclarant que ce que
nous appellerions qualités morales, intellectuelles, courage, fran-
chise, tendresse, sagesse, raison, imagination, sagacité, etc., ne
sont pas des qualités inhérentes à l'esprit ou au cœur, mais des ma-
nières d'exister de l'âme qui tiennent à l'état des organes corporels
(II, 377). Contrairement aux spiritualistes, il croit que l'âme oc-
cupe un lieu : il la loge dans les méninges. Il méprise profondé-
ment le chef du spiritualisme moderne , Descartes. En psychologie.
LIVRE IV. — CHAPITRE VIII. 153
il suil Locke et le copie sans le citer (t. II et III, passim). En mo-
rale, il estime et loue La Rochefoucauld [Disc, prclim., p. vu, xii).
Il ne croit pas que la pitié, la justice, soient des sentiments na-
turels, mais acquis, factices (t. 1, p. 1 65 et 22^1 note). Il assure
que rhomme, dans l'état de nature, est nécessairement un être
lâche. Il croit prouver «qu'il n'y a point d'âmes fortes, puisque
tout homme est irrésistihiement soumis au sentiment el l'esclave
des passions» (II, 187).
Quant au lien des deux suljstances, il promet des expériences
neuves et décisives. Il n'en donne aucune; rien que l'hypothèse
vulgaire d'un certain fluide nerveux. Il nous apprend seulement
que ce fluide n'est pas entièrement gélatineux, et la preuve, c'est
que les liqueurs spiritueuses qui renouvellent si puissamment le
fluide nei*veux ne contiennent pas de gélatine (I, 56).
Tout est de la même force. On y apprend que l'homme triste
aime la tristesse, et autres choses aussi nouvelles. D'autre part,
l'auteur assure qu'une hlessure n'est pas une sensation; que la
réserve est la vertu des âmes unies à des organes ti.ssus de fihres
lâches ou compactes, etc. En général, il ne sort du hanal que par
l'absurde.
Si l'ouvrage méritait une critique, celle qu'on pourrait lui
faire, c'est surtout son indécision. Marat n'y prend nullement l'at-
titude d'un courageux disciple de Rousseau contre les philosophes.
Il hasarde quelques faibles attaques contre leur vieux chef Vol-
taire, le mettant dans une note parmi les auteui's qui font de
l'homme une énigme : « Hume, Voltaire, Bossuet, Racine (!), Pas-
cal. » A cette attaque, le malicieux vieillard répondit par un article
spirituel, amusant, judicieux, où, sans s'expliquer sur le fond, il
montre seulement l'auteur, comme il est, charlatan et ridicule;
telle est la mode, dit-il : «On voit partout Arlequin qui fait la
cabriole pour égayer le parterre. » [Mélanges littéraires, t. XLVIII,
p. 23/|, ln-8", 1784.)
Quoique Marat parle beaucoup du prodigieux succès de ses
livres en Angleterre, des boîtes d'or qu'on lui envoyait, il revint très
154 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.
pauvre. Et c'est alors, dit-on, qu'il fut parfois réduit à vendre ses
icmèdes sur les places de Paris. Cependant son dernier livre pou-
vait le recommander; un médecin quasi spiritualiste ne pouvait
déplaire à la cour ; un livre de médecine galante (j'avais oublié
tout à l'heure d'indiquer ce caractère du livre De l'Homme) pouvait
réussir auprès des jeunes gens, à la cour du comte d'Artois. Il y
a, en effet, souvent un ton galantin, des scènes équivoques ou
sentimentales, aveux surpris, jouissances, etc., sans compter tels
avis utiles sur l'effet de l'épuisement. Marat entra dans la maison
du jeune prince, d'abord par l'humble emploi de médecin de ses
écuries, puis avec le titre plus relevé de médecin de ses gardes
du corps.
C'est un des côtés assez tristes de l'ancien régime : peu, bien
peu des hommes de lettres, des savants, qui devinrent hommes
politiques, avaient pu se passer de haute protection; tous eurent
l)esoin de patronage. Beaumarchais fut d'abord auprès de Mes-
dames, puis chez Duverney; Mably chez le cardinal de Tencin;
Champfort chez le prince de Condé; Rulhière chez Monsieur;
Malouet chez Madame Adélaïde; Laclos, chez M"" de Genlis; Bris-
sot, chez le duc d'Orléans, etc.; Vergniaud fut élevé par la pro-
tection de Turgot et de Dupaty; Robespierre par l'abbé de Saint-
Waast , Desmoulins par le chapitre de Laon, etc. Marat ne recomut
à la protection du comte d'Artois que tard, et contraint par la
misère ; il fut dans sa maison douze ans.
Dans cette position nouvelle , il s'interdit toute publication po-
litique ou philosophique , revint tout entier aux sciences. Son génie
belliqueux, qui n'avait pas réussi contre Voltaire et les philo-
sophes, s'en prit à Newton. Il ne tenta pas moins que de renverser
ce dieu de l'autel, se précipita dans une foule d'expériences
hâtées, passionnées, légères, croyant détniire VOptique de Newton,
qu'il ne comprenait même pas^*^. Se fiant peu aux savants français,
''' Si l'on s'en rapportait au conti- pas, en optique, ce qu'on savait avant
nuateur de Montucla (t. III, p. 695), Newton, ce que Descartes avait tlit de
on croirait que Marat ne savait même meilleur. — Mais ce continuateur est
LIVÏ\E IV. — CHAPITUR VMI.
155
il invita Franklin à voir ses expériences. Franklin admira sa dexté-
rité, mais ne jugea pas du fond même, et Marat, peu satisfait, se
mit immédiatement à travailler contre Franklin. Il voulait ruiner
sa théorie sur l'électricité, et, pour s'appuyer d'un suffrage illustre,
il avait invité Volta à venir juger lui-même. Il n'eut pas son appro-
bation.
Le physicien Charles , célèbre parle perfectionnement de l'aéro-
stat, a raconté souvent à un de nos amis, savant très illustre,
qu'il surprit un jour Marat en flagrant délit de charlatanisme.
Marat piétendait avoir trouvé de la résine qui conduisait parfaite-
ment l'électricité. Charles tàta, et sentit une aiguille cachée dans
la résine, qui faisait tout le mystère.
La Révolution trouva Marat dans la maison du comte d'Artois ('\
au centre des abus, des prodigalités, au milieu d'une jeune no-
blesse insolente, c'est-à-dire au lieu même où l'on pouvait le mieux
connaître, haïr l'ancien régime. Il se trouva tout d'abord, et sans
transition, lancé dans le mouvement. Il arrivait d'un voyage d'An-
gleterre quand eut lieu l'explosion du 1 4 juillet. Son imagination
fut saisie de ce spectacle unique; l'ivi'esse lui gagna le cerveau et
ne le quitta plus. Sa vanité aussi s'était trouvée flattée d'un hasard
qui lui fit jouer un rôle dans la grande journée. Si Ton en croit une
note qu'il envoya aux journalistes, trois mois après le lA juillet,
Marat se trouvant, ce jour même, dans la foule qui couvrait le
Laiande, poursuivi par Marat, et par
conséquent suspect dans son témoignage
sur lui. J'ai cru devoir ni'enquérir de
ce que pensaient à ce sujet les plus
illustres physiciens de notre époque,
fort désintéressés dans cette vieille ques-
tion d'histoire; ils m'ont confirmé qu'en
effet Marat n'avait pas bien compris les
expériences de Newton, qu'il les avait
mal jugées en les reproduisant avec des
circonstances entièrement différentes ,
que de toutes les expériences de Marat
une seule méritait attention, celle des
anneaux colorés <jue trace la lumière
diffuse autour du point de contact d'une
lentille de verre et d'un métal.
*'' Plusieurs personnes, encore vi-
vantes, croient qu'il appartenait à M. de
Galonné, et affirment avoir lu des bro-
chures contre-révolutionnaires de Marat.
Cependant, quelques recherches que
j'aie faites, je n'ai pu les découvrir. —
Lafayette [Mêm., 11, a86) assure que,
• deux mois avant la Révolution, Marat
était parti pour Londres, en clabaudant
contre la démocratie ».
156 HISTOIRE DE LA HEVOLUTION FRANÇAISE.
pont Neuf, un détachement de hussards aurait poussé jusque-là,
et Marat, servant d'organe à la foule, leur eût commandé de poser
les armes, ce qu'ils ne jugèrent pas à propos de faire. Marat ne
s'en comparait pas moins modestement à Horatius Codés rpii seul
sur un pont arrête une armée.
Mécontent des journalistes, qui ne l'avaient pas loué digne-
ment, Marat vendit (il l'assure) les draps de son lit pour com-
mencer un jouinal. Il essaya de plusieurs titres, en trouva un
excellent : UAmi du peuple ou le Puhliciste parisien, journal poli-
tique et impartial. Malgré ce style, parfois hurlesque, comme on
voit, toujours faihle et déclamatoire, Marat réussit. Sa recette fut
de partir non du ton habituel des brochures et journaux fran-
çais, mais des gazettes que nos libellistes réfugiés faisaient en An-
gleterre, en Hollande, du Gazetier cuirassé de Morande et autres
publications effrénées. Marat, comme eux, donna toute sorte de
nouvelles, de scandales, de personnalités; il s'abstint des théories
abstraites, inintelligibles au peuple, que tous les autres journa-
listes avaient le tort de l'obliger à lire; il parla peu de l'exté-
rieur, peu des départements, qui alors remplissaient entièrement
le journal des Jaco])ins. Il s'en tint à Paris, au mouvement de
Paris, aux personnes surtout, qu'il accusa, désigna avec la légèreté
terrible des libellistes ses modèles; grande différence toutefois,
les scandales de Morande n'avaient de résultat que de rançonner
les gens désignés, de valoir des écus à Morande; ceux de Marat,
plus désintéressés, risquaient d'envoyer les gens à la mort; tel,
nommé par lui le matin, pouvait être assommé le soir.
On s*étonne que cette violence uniforme, la même, toujoiu's la
même, cette monotonie de fureur qui rend la lecture de Marat si
fatigante , aient toujours eu action , n'aient point refroidi le public.
Rien de nuancé, tout extrême, excessif, toujours les mêmes mots:
infâme, scélérat, infernal; toujours même refrain : la mort. Nul
autre changement que le chiffre des têtes à abattre, six cents têtes,
dix mille têtes, vingt mille têtes; il va, s'il m'en souvient, jusqu'au
chiffre , singulièrement précisé , de deux cent soixante-dix mille têtes.
LIVRE IV. — CHAPITRE VIII. 157
Celle iiniformilé même, qui senihlail devoir ennuyer el blaser,
servit Maral. Il eul la force, l'elFet d'une même cloche, d'une
cloche de morl, qui sonnerait toujours. Chaque matin, avant jour, les
rues retentissaient du cri des colporteurs : « Voilà VAmi du peuple ! »
Maral fournissait chacjiie nuit huit pages in-S" qu'on vendait le
matin; et à chaque instant il déborde, ce cadre ne lui suffit pas;
souvent, le soir, il ajoute huit pages; seize en tout pour un nu-
méro; mais cela ne lui suffit pas encore, ce qu'il a commencé en
gros caractères, souvent il l'achève en petits, pour concentrer plus
de matière, plus d'injures, plus de fureur. Les autres journalistes
produisent par intervalles, se relayent, se font aider, Marat jamais.
UAmi du peuple est de la même main; ce n'est pas simplement
un journal, c'est un homme, une personne.
Comment suffisait-il à ce travail énorme.*^ Un mot explicpie tout.
Il ne quittait pas sa table; il allait très rarement à l'Assemblée,
aux clubs. Sa vie était une, simple : écrire. Et puis.^ Écrire, écrire
la nuit, le jom'. La police aussi de bonne heure lui rendit le ser-
vice de le forcer de vivre caché, enfermé, livré tout au travail;
elle doubla son activité. Elle intéressa vivement le peuple à son
Ami, persécuté pour lui, fugitif, en péril. En réalité, le péril
était peu de chose. La vieille police de Lenoir et Sartine n'était
plus. La nouvelle, mal oi'ganisée, incertaine et timide, dans les
mains de Bailly et de Lafayette , n'avait nulle action séiieuse. Sauf
Favras et l'assassin du boulanger François, il n'y eut nulle puni-
tion grave en 1790 ni 1791. Lafayette lui-même, loin de sou-
haiter la dictature , hâta auprès de l'Assemblée la mise en activité
des procédures nouvelles, (jui achevèrent d'annuler le pouvoir
judiciaire. La garde nationale soldée, qui faisait sa vraie force,
était composée en partie d'anciens gardes françaises, vainqueurs
de la Bastille, et qui jouaient à regret le rôle de soldats de
police.
Marat vécut aisé, au jour le jour toutefois, au hasard d'une vie
errante. Sa toilette bizarre exprimait son excentricité; sale habi-
tuellement, il avait parfois des recherches subites, un luxe partiel
158 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
et des velléités galantes : un gilet de satin blanc, par exemple,
avec un collet gras et une chemise sale. Ce retour de fortune , qui
souvent adoucit les hommes, ne fit rien sur lui. Sa vie malsaine,
irritante, toute renfermée, conserva sa fureur entière. 11 vit tou-
jours le monde du jour étroit, oblique de sa cave par un soupirail,
livide et sombre, comme ces murs humides, comme sa face, à
lui, qui semblait en prendre les teintes. Cette vie lui plaisait à la
longue, il jouissait de l'effet fantastique et sinistre qu'elle donnait
à son nom. Il se sentait régner du fond de cette nuit; il jugeait de
là, sans appel, le monde de la lumière, le royaume des vivants,
sauvant l'un, damnant l'autre. Ses jugements s'étendaient jusqu'aux
affaires privées. Celles des femmes semblent lui être spécialement
recomniandables. Il protège une religieuse fugitive. Il prend parti
pour une dame en querelle avec son mari et fait à ce mari d'ef-
froyables menaces.
Une vie à part, exceptionnelle, qui ne permet pas à l'homme
de contrôler ses jugements par ceux des autres hommes, rend ai-
sément visionnaire. Marat n'était pas éloigné de se croire la seconde
vue. Il prédit sans cesse, au hasard. En cela, il flatte singulièrement
la disposition des esprits; les misères extrêmes les rendaient cré-
dules, impatients de l'avenir; ils écoutaient avidement ce Mathieu
Laensberg. Chose curieuse, personne ne voit qu'il se trompe à
chaque instant. Cela est frappant néanmoins pour les affaires exté-
rieures : il ne soupçonne nullement le concert de l'Europe contre
la France (voir 28 août 1 790, n° 2o4, et autres). Pour l'intérieur,
voyant tout en noir, il risque peu de se tromper. On relève avec
admiration tout ce qui s'accomplit des paroles du prophète. Les
journalistes eux-mêmes, peu jaloux de celui qu'ils jugent un lou
sans conséquence, ne craignent pas de le relever, de s'extasier; ils
l'appellent le divin Marat. Dans la réalité, son excessive défiance
lui tient lieu parfois de pénétration. Le jour, par exemple, où
Louis XVI sanctionne le décret qui exige le serment des prêtres,
Marat lui adresse des paroles pleines de force et de sens. Il rap-
pelle son éducation , ses précédents de famille , et lui demande par
LIVRE IV. — CHAPITRE VIII. 159
quelle sublime vertu il a mérité que Dieu lui accordât ce miracle
de s'allVanchir du passé et de devenir sincère.
Ces éclairs de bon sens sont rares. Il a bien plus souvent, parmi
ses cris de fureur, des accès de charlatanisme, de vanteries déli-
rantes, (ju'un fou seul peut hasarder : • Si j'étais tribun du peuple
et soutenu par quelques milliers d'hommes déterminés, je réponds
que, sous six semaines, la constitution serait parfaite, que la ma-
chine politique marcherait au mieux , qu'aucun fripon public n'ose-
rait la déranger, que la nation serait libre et heureuse, qu'en moins
d'une année elle serait florissante et redoutable, et qu'elle le serait
tant que je vivrais » (26 juillet 1 790, n" 1 7.^).
L'Académie des sciences, coupable d'avoir dédaigné ce qu'il
nomme ses découvertes, est poursuivie, désignée dans sa feuille
et dans un pamphlet réimprimé exprès, comme aristocrate. Des
hommes paisibles, comme Laplace et Lalande, un véritable pa-
triote, d'un grand caractère, Monge, sont signalés à la haine. H ne
les accuse pas seulement d'incivisme, mais de vol. « L'argent donné
à l'Académie pour faire des expériences, ils vont le manger, dit-
ii, a la Râpée ou chez les filles. »
L'objet principal de cette rage envieuse, c'est naturellement le
premier du temps, celui qui venait d'opérer dans la science une
révolution rivale de la révolution politique, celui devant qui s'in-
clinaient Laplace et Lagiange. Je parle de Lavoisier. On sait que
Lagrange fut tellement frappé du grandiose aspect de ce monde
chimique dont Lavoisier venait d'ai-racher le voile que, dix ans
durant, il en oublia les mathématiques, ne pouvant plus supporter
la sécheresse du calcul abstrait , lorsque s'ouvrait devant lui le sein
profond de la nature.
Ce grand révolutionnaire , Lavoisier, n'eût pu faire sa révolution
s'il n'eût été riche. Et c'est pour cela qu'il avait voulu être fermier
général. Loin de prendre dans ces fonctions l'esprit de fiscalité, il
conseilla l'abaissement de plusieurs impôts, soutenant que le re-
venu croîtrait, loin de diminuer. Créé par Turgot directeur des
160 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.
poudres ('\ il abolit l'usage vexatoire de fouiller les caves pour
y prendre le salpêtre. Une chose fera juger son cœur. Au milieu
de tant de travaux et de fonctions diverses, il trouvait le temps
de se livrer à une longue, pénible, dégoûtante recherche, l'étude
des gaz qui se dégagent des fosses d'aisances, sans autre espoir
que de sauver la vie à quelques malheureux.
Voilà l'homme qu'attaqua Marat, celui qu'il appelle « un ap-
prenti chimiste, à 100,000 livres de rente ». Ses accusations per-
sévérantes, réitérées sous plusieurs formes, préparent l'échafaud
de Lavoisier. Celui-ci, qui sent si bien qu'ayant tant fait et tant à
faire, sa vie est d'un prix inestimable pour le monde, ne songe
nullement à fuir. Il ne devinera jamais la stupidité funeste qui
peut voler une telle vie à la science , au genre humain.
Tout le chagrin de Marat, c'est qu'on ne suive pas encore la
même méthode à l'égard de l'Assemblée nationale. Il assure, le
2 1 octobre 1 790, que si, de temps à autre, on promenait quelques
têtes autom^ de l'Assemblée, la constitution eût été bientôt et
faite et parfaite. Mieux encore vaudrait, selon lui, si ces têtes
étaient prises dans l'Assemblée même. Le 22 septembre, le i5 no-
vembre et dans d'autres occasions, il prie instamment le peuple
d'emplir ses poches de cailloux et de lapider, dans la salle, les députés
infidèles (''^). Il insiste, le 2 4 novembre, pour que ses chers cama-
'*' Infiniment plus connu que les
autres fermiers généraux , Lavoisier con-
centra sur lui la haine trop naturelle du
peuple pour ce coi'ps funeste à l'Etat.
11 avait eu la part principale dans une
mesure nécessaire à l'assainissement de
Paris , qui occupa tous les esprits , frappa
les imaginations , l'enlèvement nocturne
des corps entassés depuis tant de siècles
au cimetière des Innocents. On lui at-
tribua , sans preuve , le plan de la nou-
velle muraille dont la ferme générale
entoura Paris. Marat lui reproche d'avoir
voulu, par cette muraille, «ôter l'air à
la ville», l'étoulTer. Il l'accuse aussi
d'avoir transporté les poudres de l'Ar-
senal dans la Bastille , la nuit du 1 a au
1 3 juillet; le transport, je crois, eut lieu
plus tôt (dès le 3o juin, la Bastille fut
mise en état de défense) , et il eut lieu
sur un ordre du ministre, auquel le di-
recteur des poudres ne pouvait rien op-
poser.
'** Dans une lettre spirituelle , où l'on
se moque visiblement de Marat , on loue
le projet simple et économique qu'il
propose pour rendre inutile la plus
grande partie des frais qu'exige la dé-
LIVRE IV. — CHAPITRE VIN. 161
rades courent à l'Assemblée toutes les fois que Marat, leur incorrup-
tible ami, leur en donnera le conseil.
Au mois d'août 1790, lorsque Marat et Camille Desmoulins
furent accusés par Malouet à rAssembléc nationale, Camille,
bientôt tiré d'affaire, alla ttouver Marat et l'engagea à dé.savouer
quelcjues paroles horriblement sanguinaires qui faisaient tort à la
cause. Marat le lendemain conte tout dans son journal, en se mo-
(|uant de Camille; loin d'avouer que ces paroles excessives lui sont
venues par entraînement, il déclare qu'elles lui semblent dictées
par l'humanité; c'est être humain cpic de verser un peu de sang
pour éviter plus tard d'en répandre davantage, etc.
Il reproche la peur à Camille Desmoulins, qui pourtant avait
montré beaucoup d'audace; placé dans une tribune, écoutant son
accusateur, à ces mots de Malouet : « Oserait-il démentir? » il ré-
pondit tout haut : « Je l'ose. » La partie n'était pas égale entre lui,
toujours au grand jour, et Marat toujours caché. Celui-ci ne se
montrait que dans les rares occasions où, le ban et l'arrière-ban
des fanatiques étant convocpiés, il se sentait environné d'un impé-
nétrable mur et plus sur que dans sa cave. En janvier 1791, Marat
prêchait le massacre des gardes nationales soldées; il recommandait
aux femmes Lafayette lui-même : « Faites-en un Abailard. » Un
Fayettiste qui faisait le Journal des Halles osa l'appeler devant les
tribunaux. U sortit de ses ténèbres, vint au Palais, comparut. La
chauve-souris effraya la lumière de son aspect. H n'avait pas grand-
chose à craindre. Une armée l'environnait. L'auditoire était rempli
de ses frénétiques amis, toutes les avenues, tous les passages pleins
et combles d'un peuple prodigieusement exalté. Pom' que la justice
eût son cours, il eut fallu une bataille rangée, et il y eût eu un
fense nationale, pour améliorer la con- A quoi Marat répond sérieusement,
stitution , etc. : lancer les gens à bonnets sans s'apercevoir de rien , qu'ils ont le
de laine avec quelques bouts de corde, tact bien trop sûr pour (pi'il puisse
faire étrangler les ministres, les députés y avoir erreur, que d'ailleurs il ne faut
infidèles. Mais si, par erreur, ces 6o/(/i(rf« pas de chef, aucune organisation, etc.
de laine allaient éh-angler leur chef? — (N* a6i, i5 octobre 1790.)
1 1
162 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
massacre. L'autorité craignit de ne pouvoir même protéger la vie
du plaignant; on l'empêcha de se présenter. Marat, vainque) ur sans
combat, se trouva avoir démontré le néant des tribunaux, de la
police, de la garde nationale, de Bailly et de Lafayette.
Dès ce jour, il eut, sans conteste, une royauté de délation.
Ses transports les plus frénétiques furent sacrés; son bavardage
sanguinaire, mêlé trop souvent de rapports perfides, qu'il copiait
sans jugement, fut pris comme oracle. Désormais il peut aller grand
train dans l'absurde. Plus il est fou, plus il est cru. C'est le ibu en
titre du peuple; la foule en rit, l'écoute et l'aime, et ne croit plus
que son fou.
Il marche la tête en arrière , fier, heureux , souriant dans sa plus
grande fureur. Ce qu'il a poursuivi en vain toute sa vie, il l'a
maintenant; tout le monde le regarde, parle de lui, a peur de
lui. La réalité dépasse tout ce qu'il a pu, dans les rêves de la
vanité la plus délii-ante, imaginer, souhaiter. Hier, un grand ci-
toyen; aujourd'hui, voyant, prophète; pour peu qu'il devienne plus
fou, ce voyant va passer Dieu.
Il va, et toutes les concurrences de la presse, se' déchaînant sur
sa trace , le suivent à l'aveugle dans les voies de la Teri*eur.
La presse comptait de bons esprits, hardis, mais élevés, hu-
mains, vraiment politiques. Pourquoi suivirent-ils Marat.*^
Dans la situation infiniment critique où était la France, n'ayant
ni la paix ni la guerre, ayant au cœur cette royauté ennemie, cette
conspiration immense des prêtres et des nobles, la force publique
se trouvant justement aux mains de ceux contre qui on devait la
diriger, quelle force restait à la France ? Nulle autre , ce semble ,
au premier coup d'oeil, que la Terreur populaire.»^ Mais cette
terreur avait un effroyaJjle résultat : en paralysant la force ennemie,
écartant l'obstacle actuel, momentané, elle allait créant toujours
un obstacle qui devait croître et nécessiter l'emploi d'un nouveau
degré de Terreur.
Il eut fallu un grand accord de toutes les énergies du temps, tel
qu'on pouvait l'espérer difficilement d'une génération si mal pré-
LIVRE IV. — CHAPITRE VIII. IM
pai'ée, pour organiser un pouvoir national vraiment actif, une jus-
tice redoutée , mais juste , pour être fort sans Terreur, pour prévenir
par conséquent la réaction de la pitié qui a tué la Révolution.
Les honunes dominants de l'épofjue différaient, dans le principe,
bien moins qu'on ne croit. Le progrès de la lutte élargit la brèche
entre eux, augmenta l'opposition. Chacun d'eux, à l'origine, aurait
eu peu à sacrifier de ses idées pour s'entendre avec les autres. Ce
qu'ils avaient à sacrifier surtout, et ce qu'ils ne purent jamais,
c'étaient les tristes passions que l'ancien régime avait enracinées en
eux : dans les uns, l'amour du plaisir, de l'argent; dans les autres,
l'aigreur et la haine.
Le plus grand obstacle, nous le répétons, fut la passion, bien
plus que l'opposition des idées.
Et ce qui manqua à ces hommes, du reste si éminents, ce fut
le sacrifice, l'immolation de la passion. Le cœur, si j'osais le dire,
quoique grand dans plusieurs d'entre eux, le cœur et l'amour du
peuple ne furent pas assez giands encore.
Voilà ce qui, les tenant isolés, sans lien, faibles, les obligea,
dans le péril, de chercher tous une force factice dans l'exagération,
dans la violence ; voilà ce qui mit tous les orateuis de clubs , tous
les rédacteurs de journaux à la suite de celui qui , plus égaré ,
pouvait être sanguinaire sans hésitation ni remords. Voilà ce qui
attela toute la presse à la charrette de Marat.
Des causes personnelles, souvent bien petites, misérablement
humaines, contribuaient à les faire tous violents. Ne rougissons
pas d'en parler.
La profonde Incertitude où se trouvait le génie le plus fort, le
plus pénétrant peut-être de toute la Révolution (c'est de Danton
que je paile), sa fluctuation entre les partis qui lui faisait, dit-on,
recevoir de plusieurs côtés, comment pouvait-il la couvrir .** Sous
des paroles violentes.
Son brillant ami, Camille Desmoulins, le plus grand écri-
vain du temps, plus pur d'argent, mais plus faible, est un artiste
mobile. I^a concurrence de Marat, sa fixité dans la fureur, que
164 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.
personne ne peut égaler, jettent par moments Camille dans des
sorties violentes, une émulation de colère très contraire à sa na-
ture.
Gomment l'imprimeur Prudhomme, ayant perdu Loustalot,
pourra-t-il soutenir les Révolutions de Paris ? Il faut qu'il soit plus
violent.
Gomment ï Orateur du peuple, Fréron, l'intime ami de Gamille
Desmoulins et de Lucile , qui loge dans la même maison , qui aime
et envie Lucile, comment peut-il espérer de briller devant l'élo-
quent, l'amusant Gamille .\ . . Par le talent.^ Non, mais par l'au-
dace peut-être. 11 sera plus violent.
Mais en voici un qui commence et qui va les passer tous. Un
aboyeur des théâtres, Hébert, a l'heureuse idée de réunir dans
un journal tout ce qu'il y a de bassesses, de mots ignobles, de
jurons dans tous les autres journaux. La tâche est facile. On crie :
« Grande colère du Père Duchêne! — Il est b. . . en colère, ce
matin, le Père Duchêne!» Le secret de cette éloquence, c'est
d'ajouter f . . . de trois en trois mots.
Pauvre Marat, que feras-tu.^ Geci est une concmTcnce.
Vraiment, ta fureur est fade; elle n'est pas, comme celle d'Hé-
bert, assaisonnée de bassesses : tu m'as l'air d'un aristocrate.
Il faut t'essayer à jurer aussi ( i (3 janvier 1791). Ge n'est pas sans
des efforts inouïs, et toujours renouvelés, de rage et d'outrage,
que tu peux tenir l'avant-garde.
G'est un caractère du temps qui mérite d'être observé que cet
entraînement mutuel. En suivant attentivement les dates, on com-
prendra mieux ceci; c'est le seul moyen de saisir le mouvement
qui les précipite , comme s'il y avait un prix proposé pour la vio-
lence, de suivre cette course à mort de clubs à clubs et de jour-
naux à journaux. Là tout cri a son écho ; la fureur pousse la fureur.
Tel article produit tel article , et toujours plus violent. Malheur à
qui reste derrière I . . . Presque toujours Marat a l'avance sui' les
autres. Quelquefois passe devant Fréron, son imitateur. Prud-
homme , plus modéré , a pourtant des numéros fui ieux. Alors Ma-
LIVRE IV. — CHAPITRE VIII. 165
rai court après. Ainsi, en décembre 1790, cjuand Prudhomme a
proposé d'organiser un bataillon de Scévolas contre lesTarquins,
une troupe de tueurs de rois, Marat devient enragé, vomit mille
cboses sanguinaires.
Ce crescendo de violence n'est pas un pbénomène particulier
aux journaux ; ils ne font généralement qu'exprimer, reproduire la
violence des clubs. Ce qUi fut hurlé le soir s'imprime la nuit à la
liAte, se vend le malin. Les journalistes royalistes versent de même
au pul^lic les flots de fiel, d'outrages et d'ironie qu'ils ont puisés
le soir dans les salons aristocratiques; les réunions du pavillon de
Flore, chez M"^ de Lamballe, celles que tiennent chez eux les
grands seigneui's près d'émigrer, fournissent des armes à la presse,
tout aussi bien cjue les clubs.
L'émulation est terrible entre les deux presses. C'est un vertige
de regarder ces millions de feuilles qui tour])illoimcnt dans les
airs, se battent et se croisent. La presse révolutionnaire, toute fu-
rieuse d'elle-même, est encore aiguillonnée par la pénétrante iro-
nie des feuilles et pamphlets royalistes. Ceux-ci pullulent à l'in-
lini ; ils puisent à volonté dans les 2 5 millions annuels de la liste
civile. Montmorin avoua à Alexandre de Lameth qu'il avait en peu
de temps employé 7 millions à acheter des Jacobins, à corrompre
des écrivains, des orateurs. Ce que coûtaient les journaux roya-
listes, VAmi du Roi, les Actes des apôtres, etc., personne ne peut
le dire , pas plus qu'on ne saura jamais ce que le duc d'Orléans a
pu dépenser en émeutes.
Lutte immonde, lutte sauvage, à coups de pierres, k coups
déçus. L'un assommé, l'autie avili. Le marché des âmes d'une
part, et de l'autre la Terreur.
\
166 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
CHAPITRE IX.
PREMIER PAS DE LA TERREUR. - RÉSISTANCE DE MIRABEAU.
Les Jacobins persécutent les autres cluljs , détruisent le club des Amis de la consti-
tution monarchique, décembre 1790 -mars 1791. — La majorité des Jacobins
d'alors appartient aux partis Lameth et Orléans. — Le duc d'Orléans nuit à son
parti, janvier 1790. — Premières idées de république. — Les Jacobins sont
encore royalistes. — Inquisition sans religion. — Premiers effets de l'inquisition
politique. — Le départ de Mesdames soulève la question de la liberté d'émigra-
tion, lévrier 1791. — Violence des Jacobins rétrogrades dans ce débat. — La
discussion troublée par le mouvement de Vincennes et des Tuileries , 28 février
1791. — Mirabeau défend la liberté d'émigrer; son danger; il est attaqué aux
Jacobins; immolé par les Lameth, 28 février 1791.
Pour comprendre comment le plus civilisé des peuples , le len-
demain de la Fédération , lorsque les cœurs semblaient devoir être
pleins d'émotions fraternelles, put entrer si brusquement dans les
voies de la violence , il faudrait pouvoir sonder un océan inconnu ,
celui des souffrances du peuple.
Nous avons noté le dehors, les joiu'naux , et, sous les journaux,
les clubs. Mais sous cette smface sonore est le dessous, insondable,
muet, l'infini de la souffrance. Souffrance croissante, aggravée
moralement par l'amertume d'un si grand espoir trompé, aggravée
matériellement par la disparition subite de toute ressource. Le
premier résultat des violences fut de faire partir, outre les nobles,
beaucoup de gens riches ou aisés, nullement ennemis de la Révo-
lution , mais qui avaient peur. Ce qui restait n'osait ni bouger, ni
entreprendre, ni vendre, ni acheter, ni fabriquer, ni dépenser.
L'argent effrayé se tenait au fond des bourses, toute spéculation,
tout travail était arrêté.
Spectacle bizarre! la Révolution allait ouvrir la carrière au
paysan; elle la fermait à l'ouvrier. Le premier dressait l'oreille
aux décrets qui mettaient en vente les biens ecclésiastiques ; le se-
LIVRE IV. — CHAPITRE IX. 167
cond, nmet et soml)re, renvoyé des ateliers, se promenait les J)ras
croisés, errait tout le jour, écoutait les convei^sations des groupes
animés, remplissait les clubs, les tribunes, les abords de TA.ssem-
l)iée. Toute émeute, payée ou non payée, trouvait dans la rue
une armée d'ouvriers aigris de misère, de travailleurs excédés
d'ennui et d'inaction, trop heureux, de manière ou d'autre, de
travailler au moins un jour.
Dans une telle situation, la responsabilité de la grande société
politique, de celle des Jacobins, était véritablement immense.
Quel rôle devait-elle prendre ? Un seul : rester forte contre sa pas-
sion même, éclairer l'opinion, éviter les brutalités terroristes cjui
allaient créer à la Révolution d'innombral)les ennemis, mais en
même temps veiller de si près les contre -révolutionnaires qu'à la
moindre occasion vraiment juste on pût les frapper.
Loin de là, elle les aida puissamment par sa maladresse. Elle les
multiplia, les fortifia en les persécutant et mettant l'intérêt de
leur côté. Elle leur valut la propagande la plus énergique et la plus
active. En les écrasant dans Paris, elle les étendit en France, en
Europe; elle en étouffa des centaines, elle en enfanta des mil-
lions.
Les Jacobins semblent se porter poui- héritiers directs des
prêtres. Us en imitent l'irritante intolérance, par laquelle le clergé
a suscité tant d'hérésies. Ils suivent hardiment le vieux dogme :
•« Hors de nous, point de salut. » Sauf les Cordeliers, qu'ils mé-
nagent, dont ils parlent le moins qu'ils peuvent, ils persécutent
les clul)s, même révolutionnaires. Le Cercle social, par exemple,
réunion franc-maçonnique, à qui l'on ne pouvait guère repro-
cher cpie des ridicules, club politiquement timide, mais sociale-
ment beaucoup plus avancé que les Jacobins, est durement atta-
qué par eux. L'Orléaniste Laclos, qui, comme on a vu, publiait
la correspondance des Jacobins, dénonça le Cercle social, et
dans son journal, et au club. Le Jacobin Chabroud, qui, la veille
même, avait été nommé président du Cercle, n'osa le défendre.
Camille Desmoulins s'y hasarda et fut arrêté aux premiers mots
168 HISTOIRE DE LA RKVOLUTION FRANÇAISE.
par l'improbation universelle des Jacobins. Il s'en dédommagea
le lendemain et écrivit son admirable n° 54, immortel manifeste
de la tolérance politique.
Une guerre plus violente encore fut celle que les Jacobins firent
au Club des Amis de la constitalion monarchique , par lequel les
constitutionnels essayaient de renouveler leur Club des impartiaux.
Ces hommes, la plupart distingués (Glermont-Tonnerre, Malouet,
Fontanes, etc.), étaient, il est vrai, suspects, moins encore pour
leurs doctrines que pour la dangereuse organisation de leur club.
A la grande différence du Club de il 89 (Mirabeau, Sieyès, La-
fayette, etc.), peu nombreux, cherchant peu l'action, le Club
monarchique admettait les ouvriers, distribuait des bons de pain;
ces bons n'étaient pas donnés aux mendiants, mais aux travailleurs;
on ne donnait pas le pain tout à fait gratuitement. C'était là une
base très forte pour l'influence de ce club. Nul moyen d'y mettre
obstacle. Les Monarchiens étaient en règle; ils avaient demandé,
obtenu de la Ville l'autorisation requise , qu'on ne pouvait leur re-
fuser; plusieurs décrets , l'un entre autres, récent, du 3o novembre ,
sollicités par les Jaco])ins eux-mêmes, dans l'intérêt de leurs socié-
tés de provinces , reconnaissaient aux citoyens le droit de se réunir
pour conférer des affaires publiques, bien plus, le droit des sociétés
à s'affilier entre elles. Avec tout cela les Jacobins n'hésitèrent pas
à poursuivre les Monarchiens de rue en rue et de maison en mai-
son, effrayant par des menaces les propriétaires des salles où ils
s'assemblaient. La municipalité eut la faiblesse d'accorder aux Ja-
cobins un arrêté qui suspendit les séances des Monarchiens. Ceux-
ci protestant contre cet acte éminemment illégal, on n'osa main-
tenir l'interdit. Alors les Jacobins eurent recours à un moyen plus
indigne, une atroce calomnie. Il y avait eu récemment une colli-
sion sanglante entre les chasseurs soldés et les gens de la Villette
qu'on accusait de contrebande ; on répandit dans Paris que les Mo-
narchiens avaient payé ces soldats pour assassiner le peuple. Bar-
nave leur lança, de la trifjune nationale, un mot cruellement
équivoque : « qu'ils distribuaient au peuple un pain empoisonné. »
LIVRE IV. — CHAPITRE IX. 169
On ne leur permit pas de réclamer, de faire explirpier ce mot. Ils
s'adressèrent aux tribunaux; mais alors, armant contre eux des
gens payés ou égarés, les Jacobins en finirent à coups de pierres
et de bâtons; les blessés, loin d'être plaints, furent en grand péril;
on soutint eflrontément, on répandit dans la foule qu'ils por-
taient des cocardes blanches.
Au milieu de cette lutte biiitale, les Jacobins proclamèrent un
principe qui, dès l'origine, avait été le leur, mais qu'ils n'avaient
pas avoué. Ils jurent, le 2 4 janvier, « de défendre de leur fortune
et de leur vie quiconque dénoncerait les conspirateurs ». .
Tout ceci ferait supposer que la société avait dès lors ce fana-
tisme profond dont plus tard elle fit preuve. On le croirait, on se
tromperait.
Beaucoup d'hommes ardents, et ceux-là devaient peu à peu se
rattacher à Robespierre, y étaient entrés, il est vrai. Mais la masse
appaitenait h deux éléments tout autres :
i" Aux fondateurs primitifs, au parti Duport, Barnave et La-
meth. Ils tâchaient de se soutenir, en présence des nouveaux venus,
par une ostentation de violence el de fanatisme. Chose triste! ils
ne différaient guère des Monarchiens, qu'ils persécutaient, que par
l'absence de franchise. Mais plus ils se sentaient près d'eux, plus
ils déclamaient contre eux. Qu'on juge des extrémités où la fausse
violence peut mener, par l'équivoque homicide du pain empoisonné
qui échappa à Barnave.
2" Un élément moins pur encore du club des Jacobins étaient les
Orléanistes. On a vu, par l'attaque de Laclos contre le Cercle social,
l'indigne manège par lequel on cherchait la popularité dans des
fureurs hypocrites. Les Orléanistes venaient de recevoir un coup
très grave , dont ils avaient bien besoin de se relever. Et de qui ce
coup partait-il. ►^ Qui le croirait. »* Du duc d'Orléans. Lui-même dé-
truisait son parti.
Remontons un peu plus haut. Le sujet est assez important pour
mériter explication.
Les Orléanistes se croyaient très près de leur but. La plus grande
170 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.
partie des journalistes, gagnés ou non gagnés, travaillaient pour
eux. Ils tenaient par Laclos le journal des Jacobins. Aux Gordeliers,
Danton, Desmoulins, leur étaient favorables , Marat même, presque
toujours. Le chef de la maison d'Orléans, il est vrai, était indigne.
Mais les enfants, mais les dames, M""' de Genlis, M™^ de Montesson,
étaient fréquemment mentionnées avec éloge. Le duc de Chartres
plaisait, ralliait beaucoup d'esprits. Desmoulins assure que ce prince
le traitait « comme un frère ».
Ce jeune homme avait été reçu membre des Jacobins avec plus
d'éclat, de cérémonie, que son âge ne l'eût fait attendre. Ce fut
comme une petite fête. Le mot d'ordre fut donné pour faire valoir
dans l'opinion les aimables qualités de l'élève de M™*' de Genlis.
Desmoulins mit en tète d'un de ses numéros une touchante gravure ,
représentant le jeune prince au lit des malades, à l'Hôtel-Dieu, et
faisant une saignée.
Les Orléanistes marchaient bien , n'eût été le duc d'Orléans. On
avait beau tâcher de ie rendre ambitieux; il était, avant tout,
avare. Par là il gâtait d'un côté ce qu'on faisait pour lui de l'autre.
Le premier usage qu'il fit de sa popularité renaissante fut de tirer
du comité des finances une promesse de lui payer le capital d'une
somme dont sa maison recevait la rente depuis le Régent. Le
Régent, qu'on ne présente que comme un prodigue, méritait ce
nom à coup sûr; mais ce qui était moins connu, c'était son avidité.
Ce prince, voulant, sans bourse délier, faire prendre au duc de
Modène sa fille (fort décriée), s'adresse au Roi, à son pupille, et
fait signer à ce petit garçon de onze ans , un enfant dépendant de
lui, une dot de Ix millions aux dépens du Trésor royal.
Le Trésor était à sec; dans la déplorable détresse d'une ban-
queroute de 3 milliards et du système de Law, on ne put que payer
la rente. Voilà qu'au bout de soixante-dix ans, à une époque aussi
misérable, dans la pénurie extrême de janvier 1791, le duc d'Or-
léans vient réclamer le capital; sans droit, de toute façon, car la
dot n'avait été donnée à la fille qu'autant qu'elle renoncerait à tous
ses droits en faveur de son frère aîné , des descendants de ce frère.
LIVRE IV. — CHAPITRE IX. 171
Le duc d'Orléans était un de ces descendants , de ces représentants
de Tainé, à qui profitait la renonciation. Pouvait-il en même temps
se faire le représentant de celle ({ui avait renoncé?
Le rapporteur de l'affaire était un homme irréprochable, aus-
tère, dur, le janséniste Camus. Chaque jour il biffait, ajournait
de malheureuses petites pensions de 3oo ou i4oo livres. Quels
moyens furent employés auprès de lui pour le rendre doux et
facile , de quelle pressante et puissante obsession fut-il l'objet ? On
ne peut que le deviner. Lui aura-t-on fait croire que c'était le
seul moyen naturel de rembomser au prince les sommes qu'il avait
généreusement dépensées au service de la liberté .'^. . . Quoi qu'il
en soit. Camus propose de payer! et de payer sur-le-champ, dans
l'année, en quatre termes.
Il y eut heureusement une vive indignation dans la presse.
Brissot, ancien employé de la maison d'Orléans, n'en sonna pas
moins le tocsin. Desmoulins, tout frère et ami du prince qu'il
se disait, burina cette affaire honteuse en deux ou trois phrases
terribles, consentant, disait-il, qu'on récompensât le duc d'Orléans,
« mais sans employer des voies basses pour détourner l'argent des
citoyens et saigner le Trésor public dans les souterrains d'un comité ».
Il désavoua la gravure flatteuse et l'imputa à son éditeur.
Ce gros morceau échappa ainsi à la gloutonnerie des Orléanistes.
Ce qui resta, ce fut une diminution considérable de leur crédit,
leur homme enterré pour longtemps, un préjugé très grave créé
contre la royauté, tant citoyenne fût-elle. Une foule de révolution-
naires royalistes, favorables à l'institution monarchique et dominés
par la routine anglaise d'appeler les branches cadettes, en furent
déroyalisés.
Robespierre a eu tort de dire : « La RépubUque s'est glissée
entre les partis sans qu'on sût comment. » On connaît très bien la
porte par laquelle elle est entrée dans ce pays si monarchique, si
obstinément amoureux des rois. L'histoire n'y avait rien fait; en
vain Camille Desmoulins, dans son merveilleux pamphlet de juil-
let 1789 (La France libre), avait prouvé de règne eu règne que
172 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
l'ancienne monarchie n'a presque jamais tenu ce que se promettait
d'elle l'aveugle dévotion du peuple : il parlait inutilement. L'ob-
jection ne semblait pas toucher le nouvel idéal de royauté démo-
cratique que beaucoup de gens se faisaient. Cet idéal fut tué par
la royauté en herbe. Son candidat fit penser qu'avec lui le Trésor
public serait une caisse sans fond.
Le principal fondateur de la République fut le duc d'OHéans.
L'initiative républicaine, prise par Camille Desmoulins, fut
reprise par un autre Gordelier, Robert. Il posa de nouveau l'idée
qui seule pouvait donner une simplicité franche et forte à la Révo-
lution, l'idée de la République. Il publia sa brochure : Le Républi-
canisme adapté à la France. Cette question fut peu à peu adoptée
par Brissot, comme celle qui dominait la situation. Question de
fond, non de forme, comme on le dit trop souvent encore. Nulle
amélioration sociale n'était possible, si la question politique n'était
nettement posée. A tort, Robespierre et Marat, suivant en cela, il
est vrai, l'idée du grand nombre, croyaient-ils pouvoir ajourner,
subordonner cette question : elle ne pouvait être résolue en dernier
lieu. Continuer le mouvement en traînant un tel bagage, une
royauté captive, hostile, puissante encore pour le mal, faire mar-
cher la Révolution en lui laissant au pied cette terrible épine,
c'était la blesser à coup sur, la fausser, l'estropier, probablement
la tuer.
Le rédacteur orléaniste du journal des Jacobins, Laclos, ne
manqua pas d'être l'avocat de la royauté. Le club même se déclara
expressément pour l'institution monarchique. Le 2 5 janvier, un
député d'une section prononçant aux Jacobins le mot de répu-
blicains, plusieurs crièrent : « Nous ne sommes pas des républicains ! »
L'Assemblée invita l'orateur à ne pas laisser subsister ce mot.
Des trois fractions des Jacobins qu'on peut désigner par trois
noms, Lameth, Laclos, Robespierre, les deux premières étaient
décidément royalistes, la troisième nullement contraire à l'idée
de royauté.
Ainsi la guerre brutale des Jacobins contre les Monarchiens, ce
LIVRE IV. — CHAPITRE IX. 173
mépris de l'ordre et des lois, cet avant-goût de Terreur qu'on
n'aurait nullement excusé chez des fanatiques, tout cela était
appliqué par des politiques, par les meneurs de la majorité jaco-
bine, qui y cherchaient un remède à leur popularité décroissante.
C'étaient au fond des royalistes qui maltraitaient des royalistes.
L'inquisition jacol)ine se trouvait en vérité dans des mains peu
rassurantes : son journal de délations dans celles de l'Orléaniste La-
clos, et son comité d'intrigues et d'émeutes sous la trinité Lameth.
Une inquisition sans religion! sans foi arrêtée! une inquisition
exercée par des hommes d'autant plus inquiets et âpres qu'ils sont
plus suspects eux-mêmes!
Cette puissance, mal fondée, mal autorisée et mal exercée, n'en
avait pas moins une action immense. Elle agissait au nom d'une
société considérée comme le nerf du patriotisme même et de la
Révolution; elle agissait de toutes les forces multiples des sociétés
de provinces, dociles et ferventes, ignorant généralement le foyer
d'intrigues d'où leur venait le mot d'ordre.
La Révolution hier était une religion; elle devient une police.
Cette police, que va -t- elle être.*^ Changement inattendu! Une
machine à faire des aristocrates, à multiplier les amis de la contre-
révolution. Elle va donner à celle-ci les faibles, les neutres (un
grand peuple!), les bonnes âmes ignorantes et compatissantes, etc.
Une foule d'hommes inoffensifs, qui, sans idées arrêtées, te-
naient d'habitudes ou de position à l'ancien régime, se trouvèrent,
par l'efTet des délations jacobines, dans une situation impossible,
voisine du désespoir. Qu'auraient-ils fait? Renié l'opinion qu'on
leur reprochait.^ Mais personne ne les aurait crus; ils n'en auraient
eu que la honte. Rester était dillicile, partir était difficile. Pour
celui qui se trouvait lié de cette sorte d'excommunication poli-
tique, rester était un supplice; le pauvre diable d'aristocrate
(baptisé ainsi à tort ou à droit) marchait sous un regard terrible;
la foule, les petits enfants, suivaient l'ennemi du peuple. 11 rentrait;
la maison était peu sûre, les domestiques ennemis. La peur le
gagnait; un matin il trouvait moyen de fuir. Cet homme, qui eût
174 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
été neutre, faible, indifférent, si on l'eût laissé tranquille, était
jeté dans la guerre, et, s'il ne blessait de l'épée, il blessait de la
langue, à coup sûr, de ses plaintes, de ses accusations, tout au
moins du spectacle de sa misère , de la pitié qu'il inspirait.
La pitié, cet ennemi terrible, grandissait contre nous dans
l'Europe, et la haine de la France et de la Révolution.
Haine au fond injuste. L'inquisition jacobine n'était nullement
dans les mains du peuple. Ceux qui l'organisaient alors étaient les
Jacobins bâtards issus de l'ancien régime, nobles ou bourgeois,
politiques sans principes, d'un machiavélisme inconséquent, étourdi.
Ils poussaient , exploitaient le peuple , chose peu difficile dans cet
état d'irritabilité, défiante et crédule à la fois, où mettent les
grandes misères.
Cette situation éclata avec une extrême violence, lorsque Mes-
dames, tantes du Roi, voulurent émigrer (fin de février). La diffi-
culté de suivre leur culte, de garder des prêtres de leur choix,
l'épreuve imminente de Pâques, troublaient ces femmes craintives.
Le Roi lui-même les engagea à partir pour Rome. Nulle loi n'y
mettait obstacle. Le Roi, premier magistrat, devait rester ou ab-
diquer; mais ses tantes, à coup sûr, n'étaient tenues nullement.
11 n'était pas bien à craindre que cette recrue de vieilles femmes
fortifiât beaucoup les troupes des émigrés. Il eût été plus noble à
elles, sans doute, de s'obstiner à partager le sort de lem' neveu,
les misères et les dangers de la France. Mais enfin elles voulaient
partir : il fallait les laisser aller, et elles, et tous ceux qui, préoc-
cupés de dangers imaginaires ou réels, aimaient mieux lem^ sûreté
et la vie que la patrie, ceux qui pouvaient abandonner la qualité
de Français. Il fallait leur ouvrir les portes, et, si elles n'étaient
assez larges, plutôt abattre les murailles.
Le peuple était très justement alarmé d'une fuite possihle du
Roi et mêlait ces deux questions absolument différentes.
Mirabeau eut connaissance du prochain départ de Mesdames,
comprit le bruit, le danger qui allaient en résulter. Il pria inutile-
ment le Roi de ne pas le permettre. Paris s'alarma, fit même
LIVRE IV. — CHAPITRE IX. 175
prière au Roi, à l'Assemblée nationale. Nouvelle alaime pour
Monsieur, qui, disait-on, voulait partii", et (jui donna parole de ne
pas (juitter son frère; en quoi il s'engageait peu, se promettant en
effet de partir avec Louis XVI.
Cette fermentation, loin d'arrêter Mesdames, hâte leur départ.
L'explosion prédite ne manque pas d'avoir lieu. Marat, Desmoulins,
toute la presse crie qu'elles emportent des millions, qu'elles en-
lèvent le dauphin, qu'elles partent devant le Roi pour retenir les
logis. 11 n'était pas difficile de deviner qu'elles auraient peine à
passer. AiTètées d'abord à Moret; leur escorte force l'obstacle.
Arrêtées à Arnay-le-Duc. Mais là nul moyen de passer. Elles écri-
vent, et le Roi écrit, pour que l'Assemblée les autorise à continuer
leur route.
Cette affaire, grave en elle-même, l'a été bien autrement, en ce
(|u'elle fut un solennel champ de bataille, où se rencontrèrent et se
combattirent deux principes et deux esprits : l'un, le principe ori-
ginal et naturel qui avait fait la Révolution, Ia justice, Véquilabtc
humanité, — l'autre, le principe d'expédienls, d'intérêt, qui s'ap-
pela le salut public et qui a perdu la France :
Perdu, en ce que la jetant dans mi crescendo de mem'tres,
qu'on ne pouvait arrêter, elle rendit la France exécrable dans l'Eu-
rope, lui créa des haines Immortelles;
Perdu, en ce que les âmes brisées, après la Terreur, de dé-
goût et de remords se jetèrent à l'aveugle sous la tyrannie mi-
litaire;
Perdu, en ce que cette tyrannie eut pour dernier résultai de
mettre son ennemi à Paris et son chef à Saint-Hélène.
Dix ans de salut public, par la main des républicains; quinze ans
de salut public, par l'épée de l'Empereur. . . Ouvrez le livre de la
dette, vous payez encore aujourd'hui pour la rançon de la France.
Le territoire fut racheté, les âmes ne l'ont pas été. Je les vois
serves toujours, serves de cupidité et de basses passions, serves
d'idées, ne gardant de cette histoire sanglante que l'adoration de
176 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.
la force et de la victoire , — de la force qui fut faible et de la
victoire vaincue.
Ce qui n'a pas été vaincu, c'est le principe de la Révolution, de
la justice désintéressée, l'équité quand même. C'est là qu'il faut
revenir. Assez d'une expérience.
Les docteurs de Vintérêl public, du salut du peuple, auraient dû
lui demander au moins s'il voulait être sauvé. L'individu, il est
vrai, avant tout, veut vivre; mais la masse est susceptible de sen-
timents bien plus hauts. Qu'auraient-ils dit, ces sauveurs, si le
peuple eût répondu : a Je veux périr et rester juste. »
Et celui qui dit ce mot, c'est celui qui ne périt point.
Mirabeau fut ici l'organe même du peuple, la voix de la Révo-
lution. C'est, parmi toutes ses fautes, un titre impérissable pour
lui. Dans cette occasion, il défendit l'équité.
Robespierre s'abstint.
Ce furent les Jacobins bâtards, Barnave, Duport et Lametli,
qui posèrent, contre la justice, le droit de Vintérêt, du salut,
l'arme meurtrière, l'épée sans poignée, dont ils furent percés eux-
mêmes.
Et pourquoi défendirent-ils ce droit de Vintérêt? Quelque sin-
cères qu'on les croie, il faut remarquer pourtant qu'ils y avaient
intérêt. C'est le moment où les Lameth venaient de se découvrir
encore par une faute très grave. Pendant que les deux aînés,
Alexandre et Charles de Lameth, tenaient à Paris l'extrême point
du côté gauche, l'avant-garde de l'avant-garde , leur frère Théo-
dore organisait à Lons-le-Saulnier une société rétrogi'ade; il lui
avait fait accorder, par le crédit de ses frères, l'affiliation des Jaco-
bins, et l'avait fait retirer à la primitive société de la même ville,
énei'giquement patriote. Celle-ci inséra dans le journal de Brissot
une adresse foudroyante pour les Lametb (2 février). Brissot sou-
tint cette adresse, et, malgré tous les efforts des Lameth, les Jaco-
bins déti'ompés ôtèrent l'affiliation à la société rétrograde, la ren-
dirent à l'autre.
Coup terrible , qui pouvait être mortel à lem- populaiité ! et
LIVRE IV. — CIIAPITUE IX. 177
qui explique pourquoi ils se montrèrent violents, durs, pétu-
lants, impatients, dans la discussion relative au droit d'émigrer.
Ils avaient besoin, devant les tribunes, de faire montre de zèle.
Ils s'agitaient sur leurs bancs, criaient, trépignaient. Ils soutinrent
avec Barnave que la commune qui avait arrêté Mesdames n'était
point coupable d'illégalité, parce quelle avait cru agir pour Hnlérêt
public. Mirabeau demandant quelle loi s'opposait au voyage, les
Lametli ne répondant rien, un de leurs amis, plus franc, répondit :
« Le salut du peuple. »
L'Assemblée permit néanmoins à Mesdames de continuer leur
voyage. Elle chargea son comité de constitution de lui présenter
le projet d'une loi sur l'émigration.
Ce projet, goûté de Merlin, le futur rédacteur de la Loi des
suspects, était déjà, en effet, comme un premier article du code de
la Terreur; il était copié de l'autre Terreur, de la Révocation de
redit de Nantes. La législation baibare de Louis XFV, modèle de
celle-ci, commence de même par frapper l'énïigré de confiscation;
puis, de peine en peine, toujours plus dure et plus absiu*de, elle
va jusqu'à prononcer les galères contre la pitié, l'humanité, contre
l'homme charitable qui a sauvé le proscrit.
Donc il s'agissait de savoir si l'on ferait le premier pas dans les
voies de Louis XIV, dans les voles de la Terreur, si la France,
libre d'hier, serait fermée comme un cachot. Une discussion qui
intéressait à ce point la liberté demandait d'abord une chose : que
l'Assemblée fût libre et calme. Cependant, dès le matin, tout
annonçait une émeute. Deux sortes de personnes y travaillaient,
les Maratistes, les aristocrates. Marat, par sa feuille du jour,
sommait le peuple de courir à l'Assemblée, de manifester haute-
ment, violemment son opinion, de chasser les députes infidèles.
D'autre part, les royalistes, travaillant habilement le faubourg
Saint-Antoine (c'est à eux que Lafayette attribue ce mouvement),
l'avalent poussé vers Vincennes, lui faisant croire que l'on v or-
ganisait une nouvelle. Bastille. C'était un moyen infaillible de
faire sortir de Paris Lafayette et la garde nationale. Beaucoup de
M. 13
a larcinEUt hatioiiiii.
178 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.
gentilshommes, mandés des provinces depuis plusieurs jours,
étaient entrés furtivement, un à un, dans les Tuileries, armés de
poignards, d'épées et de pistolets; selon toute vraisemblance, ils
comptaient enlever le Roi. La garde nationale, revenue de Vin-
cennes, au soir, et de mauvaise humeur, les trouva aux Tuileries,
les désarma, les maltraita.
Le matin, au milieu de ces mouvements dont on ne s'expliquait
pas bien les auteurs ni la portée, l'Assemblée délibérait. Elle
entendait battre la générale partout dans Paris, le bruit plus ou
moins éloigné des tambours dans la rue Saint-Honoré , le bruit du
peuple des tribunes, entassé, étouffé et se contenant à peine,
celui plus redoutable encore de la foule grondante qui se pressait
à la porte. Agitation, émotion, lièvre universelle, vaste et général
murmure du dehors et du dedans.
Visiblement un grand duel allait avoir lieu entre deux partis,
bien plus, enti'e deux systèmes, deux morales. Il était curieux de
savoir qui voudrait se compromettre, descendre en champ clos.
Robespierre tout d'abord se retira sur les hauteurs, dit un mot,
sans plus, parla pour ne pas parler. Le rapporteur Chapelier ayant
lui-même déclaré que son projet était inconstitutionnel et demandé
que l'Assemblée décidât préalablement si elle voulait une loi , Ro-
bespieiTe dit : « Je ne suis pas plus que M. Chapelier partisan de
la loi sur les émigrations; mais c'est par une discussion solennelle
que vous devrez reconnaître l'impossibilité ou les dangers d'une
telle loi. » Et puis il resta témoin muet de cette discussion. Que
Mirabeau s'y compromît, ou les ennemis de Mirabeau (Duport et
Lameth), Robespierre devait toujours y trouver son avantage.
Amis, ennemis de Mirabeau, tous désiraient qu'il parlât, pour
sa gloire ou pour sa perte. Dans six billets qu'il reçut, coup sur
coup, en un moment, on le sommait de proclamer ses principes,
et en même temps on lui montrait l'état violent de Paris. Il en-
tendit parfaitement l'appel qu'on faisait à son courage et, pour
ne tenir personne en suspens, lut une page vigoureuse que, huit
ans auparavant, il avait écrite au roi de Prusse sur la liberté d'émi-
LIVRK IV. — CHAPITRE IX. 179
gi'er. Et il deniand.! que l'Assemblée déclarât ne vouloir entendre le
projet, qu'elle passât à l'ordre du jour.
iNuUe réplique de Dupoit, nulle des Lameth, nulle de Barnave.
Profond silence. Ils laissent parler les gens en sous-ordre, Rewbell,
Prieur et Muguet. Rewbell établit qu'en temps de guerre, émigrer,
c'est déserter. Or c'était là justement le nœud de la situation :
était-on en temps de g^eiTe.^ On pouvait dire non ou oui. Tant
que l'état de guerre n'est pas déclaré, les lois de la paix subsistent,
et la liberté pour tous d'entrer, de sortir.
On lut le jprojet de loi. Il confiait à trois personnes que l'Assem-
blée nommerait le droit dictatorial d'autoriser la sortie ou de la
défendre, sous peine de confiscation, de dégradation du litre de
citoyen. L'Assemblée presque entière se souleva à cette lecture
et repoussa l'odieuse inquisition d'Etat que le projet lui déférait.
Mirabeau saisit ce moment et parla à peu près ainsi : « L'Assem-
blée d'Atbènes ne voulut pas même entendre le projet dont Aris-
tide avait dit : « Il est utile, mais injuste. » Vous, vous avez entendu.
Mais le frémissement qui s'est élçvé a montré que vous étiez aussi
bons juges en moralité qu'Aristide. La ])arbai ie du projet prouve
qu'une loi sur l'émigration est impraticable. (Murmures.) Je de-
mande qu'on m'entende. S'il est des circonstances où des mesures
de police soient indispensables, même contre les lois reçues, c'est
le délit de la nécessité; mais il y a une différence immense entre
une mesure de police et une loi . . . Je nie que le projet puisse
èti'e mis en délibération. Je déclare que je me croirais délié de
tout seiTnent de fidélité envers ceux qui auraient l'infamie de
nommer une commission dictatoriale. (Applaudissements.) La po-
pularité que j'ai ambitionnée, et dont j'ai eu l'bonneur. . . (Mur-
mures à l'extrême gauclie) dont j'ai eu l'bonneur de jouir comme
un autre, n'est pas un faible roseau; c'est dans la terre que je
veux enfoncer ses racines sur l'imperturbable base de la raison et
de la liberté. (Applaudissements.) Si vous faites une loi contre les
émigrants, je jme de n'y obéir jamais. »
Le projet du comité est rejeté à l'unanimité.
180 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
El pourtant les Lameth avaient murmuré; Tun d'eux avait de-
mandé la parole, et il l'avait laissé prendre à un député de son
parti, qui, dans une proposition fort ol)scure, demanda l'ajour-
nement.
Mirabeau persista dans l'ordre du jour pur et simple , et voulut
parler encore. Alors un homme de la gauche : « Quelle est donc
cette dictature de M. de Mirabeau .►^ » Celui-ci, qui sentit bien que
cet appel à l'envie, à la passion ordinaire des assemblées, ne man-
querait pas son but, s'élança à la tribune, et, quoique le président
lui refusât la parole : «Je prie, dit-il. Messieurs les interrupteurs
de se rappeler que j'ai toujours combattu le despotisme; je le
combattrai toujours. Il ne suffit pas de compliquer deux ou trois
propositions. . . (Murmures plusieurs fois répétés.) Silence aux
trente voix ! . . . Si l'ajournement est adopté , il faut qu'il soit
décrété que d'ici là il n'y aura pas d'attroupements! »
Et il y avait attroupement; on ne l'entendait que trop. Les
trente, qui cependant avaient ce peuple pour eux, n'en fm^ent pas
moins atterrés et ne sonnèrent mot. Mirabeau avait fait tomber
d'aplomb sur leur tète la responsabilité, et ils ne répondaient pas.
Le public, la foule inquiète qui remplissait les tribunes attendait
en vain. Jamais il n'y eut un coup plus fortement asséné.
La séance finit à 5 heures et demie. Mirabeau alla chez sa
sœur, son intime et chère confidente , et lui dit : « J'ai prononcé
mon arrêt de mort. C'est fait de moi , ils me tueront. »
Sa sœur, sa famille, depuis longtemps en jugeait de même, elle
croyait sa vie en danger. Quand il sortait le soir pour aller à la
campagne, son neveu, armé, le suivait de loin, malgré lui. Plu-
sieurs fois, on avait cru son café empoisonné. Une lettre qui sub-
siste prouve qu'on lui dénonça, d'une manièi'e détaillée et précise,
un complot d'assassinat.
Cette fois, il avait tellement humilié ses ennemis, les avait
montrés si parfaitement indignes de ce grand rôle usurpé, qu'il
devait s'attendre à tout; non que Duport et les Lameth fussent
gens à commander le crime, mais, dans ceux qui les entouraient,
LIVRE IV. — CHAPITRE IX. 181
fanatiques ou intéressés, il y avait nombre d'hommes qui n'avaient
nul besoin de commandement.
Aussi, quoique Miral)eau eût la fièvre et, par-dessus, la fatigue
de cette séance violente, il voulut, le soir même, l'affaire étant
chaude encore, une heure après la séance, aller droit à ses enne-
mis, droit aux Jacobins, entrer dans cette foule hostile, en fendre
les flots, et, parmi tant d'hommes furieux qui toucheraient sa
poitrine, voir s'il en était quelqu'un qui, du poignard ou de la
langue, osât l'attaquer.
Il était 7 heures du soir, il entre ... La salle était pleine. Les
muets de l'Assemblée avaient recouvré la parole. Duport était à la
tribune; il parut déconcerté. Au lieu d'en venir au fait, il errait,
s'embarrassait dans un interminable préambule, parlant toujours de
Lafayette et pensant à Mirabeau. Il hésitait pour plusieurs causes.
Bien supérieur aux Lameth, il sentait probablement que, s'il por-
tait à Mirabeau un irréparable coup, s'il parvenait à le mettre hors
des Jacobins, il pourrait bien n'avoir fait que travailler pour Ro-
bespierre. Enfin il franchit le pas; n'ayant rien dit le matin, ne
rien dire encore le soir, c'eût été tomber bien bas. « Les ennemis
de la liberté, dit-il, ils ne sont pas loin de vous. » Tonnerre
d'applaudissements. Tous regardent Mirabeau, plusieurs viennent
insolemment lui applaudir à la face. Alors Duport retraça la séance
du matin, non sans quelque ménagement, se déclarant l'admira-
teur de ce beau génie, mais soutenant que le peuple avait besoin
avant tout d'une probité austère. Il reprocha à Mirabeau l'orgueil
de sa c/tV/a/are. Vers la fin, il parut s'attendrir encore, dans ce
suprême combat, et dit ces paroles habiles, que tout le monde
trouva touchantes : « Qu'il soit un bon citoyen , je cours l'em-
brasser; et s'il détourne le visage, je me féliciterai de m'en être
fait un ennemi, pourvu qu'il soit ami de la chose publique. »
Ainsi il laissait la porte ouverte au repentir de Mirabeau, fai-
sait grâce à son vainqueur, lui offrait en quelque sorte l'absolution
des Jacobins.
Mirabeau ne profita pas de cette générosité. A travers les
182 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.
applaudissements donnés à Duport, qui pour lui sont des ana-
t lièmes , il avance d'une marche brusque et dit : « 11 y a deux
sortes de dictatmes, celle de i'intrigue et de l'audace, celle de
la raison et du talent. Ceux qui n'ont pas établi ou gardé la
première et qui ne savent pas s'emparer de la seconde, à qui
doivent-ils s'en prendre, sinon à eux-mêmes.»^» Puis, leur deman-
dant compte de leur silence du matin, il assura que sa conscience
ne lui reprochait pas d'avoir soutenu une opinion qui, quatre
heures durant, avait paru celle de l'Assemblée nationale, et que
n'avait attaquée aucun des chefs d'opinion. — Justification irri-
tante; le mot c/ie/" sonnait très mal à l'oreille des Jacobins. «Au
reste, ajouta-t-il hardiment, mon sentiment sur l'émigration, c'est
la pensée universelle des philosophes et des sages; si l'on se
trompait dans la compagnie de tant de grands hommes, il fau-
drait bien s'en consoler. » Les Jacobins, d'après cette insinuation,
n'étaient donc pas des grands hommes .►^
Les ménagements de Duport, la provocante apologie de Mi-
rabeau, avaient fait souffrir cruellement Alexandre de Lameth.
Il voyait bien d'ailleurs les Jacobins ulcérés, il sentait qu'il allait
expiimer la haine de tous avec la sienne, cela le mit hors de
lui-même, lui fit perdre de vue toute politique. Il regarda l'As-
semblée, et il ne vil plus deux hommes, en qui était tout pour-
tant. Il ne vit pas près de lui Mirabeau, dont les opinions mo-
narchiques au fond différaient peu des siennes et qu'il eût dû
ménager. Il ne vit pas dans l'Assemblée la face pâle de Robes-
pierre , qui , muet , comme le matin , attendait paisiblement qu'on
eût tué Mirabeau.
Lameth, s'adressant d'abord au fonds le plus riche de la nature
humaine, l'orgueil et l'envie, répéta, envenima l'apostrophe impé-
rieuse de Mirabeau : « Silence aux trente voix! » Puis, s'adressant
à l'esprit du corps, à la vanité spéciale des Jacobins : « Les amis
du despotisme, dit-il, les amis du luxe et de l'argent, justement
effrayés des progrès de cette société, illustre par toute la terre,,
ont juré sa perte. Or voici le dernier complot auquel ils se sont
LIVRE IV. — CHAPITRE IX. 183
arrêtés. Ils ont dit : « Il y a cent cinquante députés jacobins
« inconiiptihles, eh bien, nous saurons les perdre; nous forgerons
« tant de libelles qu'on les croira des factieux. » Ah 1 Messieurs,
si je n'avais connu ce complot, j'aurais parlé ce matin. Misérable
situation des patriotes , forcés de se taire et de transiger I Aux pre-
mier mots que je disais, on a crié : « Factieux ! » puis ils ont fait
une émeute, puis dit au Roi : «Eh bien. Sire, voilà les Jacobins
« défaits ! » Quel est maintenant le centre de vos ennemis.^ Mira-
beau, toujours Mirabeau. Voilà encore qu'il a rédigé la proclama-
tion du département; et c'est vous qu'il y désigne comme factieux
à exterminer. » Et se touinant vers Mirabeau : « Quand vous avez
ainsi désigné les factieux, je me suis bien donné de garde d'ob-
jecter un mot, je vous ai laissé parler, il importail de vous con-
naître. S'il est quelqu'un ici qui n'ait vu ce matin vos perfidies,
qu'il me démente ! » — Une voix : « Non. » — « Et qui ose avoir
dit : « Non.>^ » — La même voix : « Je voulais dire, Monsieur de
Lamelh, que personne de l'Assemblée ne pourrait vous démentir. »
Personne ne réclamant, Lameth tira parti habilement du mot de
Mirabeau ; chefs d'opinion. Il flatta tous les muets, et poussant la
chose avec le vrai génie de Tartufe : « Distinction insolente ! c'est
le malheur de la nation fpie tant de députés modestes ne soient
pas chefs d'opinion, tant d'excellents citoyens!... Le patriotisme
est pour eux une religion dont il leur suffit que le ciel voie la ferveur !
Ils n'en sont pas moins précieux à la patrie; et plût à Dieu que
vous l'eussiez aussi bien servie par vos discours qu'eux par leur
silence ! »
Parmi d'autres paroles, Lameth en dit une furieuse; il est rare
que l'on montre de tels al)îmes de haine : « Je ne suis pas de ceux
qui pensent que la bonne politique veut qu'on ménage M. de Mi-
rabeau , qu'on ne le désespère pas ...»
Mirabeau siégeait à côté, « et il lui tombait, dit Camille Des-
moulins, de grosses gouttes du visage. Il était devant le calice,
dans le jardin des Olives. »
Noble et juste comparaison, sortie du coein- d'un ennemi,
184 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
ennemi sans fiel, innocent, et qui, dans sa colère même, relève
encore, malgré lui, celui qu'il a tant aimé.
Oui, Camille avait raison. Le grand orateur, qui, sur une ques-
tion d'équité, de liberté, d'humanité, se voyait périr, n'était pas
indigne, après tout, d'avoir aussi la sueur de sang, de boire le
calice. Quoi qu'il ait fait, ce vicieux, ce coupable, cet infortuné
grand homme , qu'il en soit purifié. D'avoir souffert pour la jus-
tice, pour le principe humain de notre Révolution, ce sera son
expiation, son rachat devant l'avenir.
LIVRE IV. — CHAPITRE X. 185
CHAPITRE X.
MORT DE MIRABEAU (2 AVRIL 1791).
Mirabeau Im^ par la médiocrité. — Indécision du parti bâtard qu'il combat, ineptie
du parti qu'il défend. — Il se croit empoisonné , bàle sa mort, mars 1791. —
Ses derniers moments, sa mort, a avril. — Honneurs qu'on lui rend; ses funé-
railles, 4 avril. — Jugements divers sur Mirabeau. — Il n'a pas trahi la France;
il y eut corruption, non trahison. — Cinquante années d'expiation suflisent à la
justice nationale.
n est bien regretlal)le que nous n'ayons pas la réponse de Mi-
rabeau. Elle dut être, si nous jugeons par les résultats, le triomphe
de l'adresse etde l'éloquence. Nous en avons l'extrait, probablement
défiguré. On y entrevoit néanmoins que cette réponse dut contenir,
parmi cent choses flatteuses et insinuantes, des mots ironiques,
par exemple celui-ci : « Et comment pourrait-on me prêter l'absurde
dessein de présenter les Jacobins comme des factieux, lorsque
chaque jour ils réfutent si l)ien cette calomnie par leurs réponses,
par leurs séances pu])liques ? » Avec cela le grand orateur se fit si
habilement Jacobin, si sensible à leur opinion, qu'il lui suffit d'un
moment pour tourner tous les esprits. 11 avoua qu'il avait boudé
les Jacobins, mais en leur rendant justice. Les applaudissements
.s'élevèrent. Enfin lorsque, terminant, il dit : «Je resterai avec
vous jusqu'à l'ostracisme », il avait reconquis les cœurs.
Il sortit et ne revint plus. Son génie était tout contraire à celui
des Jacobins. Il ne subissait pas volontiers le joug de cet esprit
moyen qui, n'ayant ni le besoin de talent qu'éprouve une élite, ni
l'entraînement du peuple, son instinct naïf et profond , exige qu'on
soit moyen, juste à la même hauteur, pas plus haut et pas plus
bas, et qui, tout défiant qu'il peut être, se laisse néanmoins gou-
verner par une tactique médiocre. La Révolution qui montait
amenait à la puissance ces médiocrités actives.
186 F^ISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
La classe moyenne, bourgeoise, dont la partie la plus inquiète
s'agitait aux Jacoliins, avait son avènement. Classe vraiment
moyenne en tout sens, moyenne de fortune, d'esprit, \^e talent.
Le grand talent était rare , plus rare l'invention politique , la langue
fort monotone, toujours calquée sur Rousseau. Grande, immense
différence avec le xvi* siècle, où chacun a une langue forte, une
langue sienne, qu'il fait lui-même, et dont les défauts énergiques
intéressent, amusent toujours. Sauf quatre hommes de premier
ordre, trois orateurs, un écrivain, tout le j-este est secondaire.
L'idole qui passait, Lafayette, et les idoles qui viennent, giron-
dines et montagnardes, sont généralement médiocres. Mirabeau se
voyait noyé, à la lettre, dans la médiocrité.
Le flot montait, la marée venait de la grande mer. Lui, robuste
athlète, il était là sur le rivage, dans la ridicule attitude de com-
battre l'Océan; le flot n'en montait pas moins; hier l'eau jusqu'à
la cheville, aujourd'hui jusqu'au genou, demain jusqu'à la cein-
ture. . . Et chaque vague de cet Océan n'avait ni figure ni forme;
chaque flot qu'il prenait, serrait de sa forte main, coulait, faible,
fade, incolore.
Lutte ingrate , qui n'était nullement ceUe des principes opposés.
Mirabeau pouvait à peine définir contre quoi il combattait. Ce
n'était nullement le peuple, nullement le gouvernement populaire.
Mirabeau eût gagné à la république; il eût été incontestablement
le premier citoyen. Il luttait contre un parti immense et très faible ,
mêlé d'apparences diverses, et qui lui-même ne voulait rien de
plus qu'une apparence, un je ne sais quoi, un introuvable milieu,
ni monarchie ni république, parti métis, à deux sexes, ou plutôt
sans sexe, impuissant, mais, comme les eunuques, s' agitant en
proportion de son impuissance.
Le ridicule choquant de la situation, c'est que c'était ce néant,
qui , au nom d'un système encore introuvé , organisait la Tendeur.
Le chagrin saisit Mirabeau, le dégoût. Il commençait à enti'evoir
qu'il était dupe de la cour, joué par elle, mystifié. Il avait rêvé
le rôle d'arbitre entre la Révolution et la monarchie; il croyait
LIVRE IV. — CHAPITRE X. 187
prendre ascendant sur la Reine, comme homme, et homme d*Etat,
la sauver. La Reine, qui voulait moins être sauvée que vengée, ne
goûtait aucune idée raisonnable. Le moyen qu'il proposait était
celui qu'elle repoussait le plus : Etre modéré et juste, avoir toujours
raison; travailler lentement, fortement l'opinion, surtout celle des
départements, hâter la fin de l'Assemblée dont il n'y avait rien à
attendre, en former une nouvelle, lui faire reviser la constitution.
(Voir ses Mémoires, t. VIII.)
Il voulait sauver deux choses, la royauté et la liberté, croyant la
royauté elle-même une garantie de liberté. Dans cette double ten-
tative, il trouvait un grand oljstacle, l'incural^le ineptie de la cour
qu'il défendait. Le côté droit, par exemple, ayant hasardé contre
les couleurs nationales une sortie insolente, impi-udente au plus
haut degi'é, Mirabeau y répondit par une foudroyante apostrophe,
par les mots mêmes cpie la France eût dits, si elle eût parlé; le
soir, il vit arriver M. de Lamarck éperdu qui venait le gronder de
la part de la Reine, se plaindre de sa violence. Il tourna le dos
et répondit avec indignation et mépris. Dans son discours sur la
régence, il demanda et fit décréter que les femmes en seiaient
exclues.
On ne voulait point s'aider sérieusement de lui , mais seulement
le compromettre, le dépopulariser. On avait, en grande partie,
obtenu ce dernier point. Des trois rôles qui peuvent tenter le génie ,
en révolution, Richelieu, Washington, Gromwell, nul ne lui était
possible. Ce qui lui restait de mieux à faire, c'était de mourir i\
temps. Aussi, comme s'il eût été impatient d'en finir, il augmenta
encore, dans ce mois qui fut pour lui le dernier, la furieuse dé-
pense de vie qui lui était ordinaire. Nous le retrouvons partout , il
accepte au département, dans la garde nationale, de nouvelles
fonctions. A peine il quitte la tribune, versant sur tous les sujets
la lumière et le talent, descendant aux spécialités qu'on eût cru
lui être le plus étrangères (je pense aux discours sur les mines).
Il allait, parlait, agissait et pourtant se sentait mourir, il se
croyait empoisonné. Loin de combattre sa langueur par une vie
188 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
différente, il semblait plutôt se hâter à la rencontre de la mort.
Vers le 1 5 mars, il passa une nuit à table avec des femmes, et son
état s'aggrava. Il n'avait que deux goûts prononcés, les femmes et
les fleurs : encore il faut ici s'entendre; jamais de fdles pu-
bliques ('); le plaisir, chez Mirabeau, ne fut jamais séparé de
l'amour. .
Le dimanche 27 mars, il se trouvait à la campagne, à sa petite
maison d'Argenteuil , où il faisait beaucoup de bien. Il avait toujours
été tendre aux misères des hommes et le devenait encore plus aux
approches de la mort. Il fut saisi de coliques, comme il en avait
eu déjà, mais accompagnées d'angoisses inexprimables, se voyant
là mourir seul, sans médecin et sans secours. Les secours vinrent,
mais rien n'y fit. En cinq jours il fut emporté.
Cependant, le lundi 28, la mort dans les dents et toute peinte
sur son visage, il s'obstina à aller encore à l'Assemblée. L'affaire
des mines s'y décidait, affaire fort importante pour son ami, M. de
Lamarck, dont la fortune y était engagée. Mirabeau parla cinq fois,
et, tout mort qu'il était, il vainquit encore. En sortant, tout fut
fini; il s'était, dans ce dernier effort, achevé pour l'amitié.
Le mardi 29, le bruit se répandit que Mira])eau était malade.
Vive impression dans Paris. Tous, ses adversaires même, surent
alors combien ils l'aimaient. Camille Desmoulins, qui alors lui
faisait si rude guerre, sent se réveiller son cœur. Les violents ré-
dacteurs des Révolutions de Paris, qui, à ce moment, proposent la
suppression de la royauté, disent que le Roi a envoyé pour s'in-
former de Mirabeau et ajoutent : « Sachons gré à Louis XVI de n'y
avoir pas été lui-même , c'eût été une diversion fâcheuse, on l'aurait
idolâtré. »
Le mardi soir, la foule était déjà à la porte du malade. Le
''^ Etienne Dumont, ch. xiv, p. 273. et qui dépensait tant de vie, mais il
— Mirabeau travaillait toujours envi- ne faisait aucun excès de boisson ; son
ronné de fleurs. Il avait des goûts plus éloquence ne sortait pas du vin, comme
délicats qu'on n'a dit. Il était assez grand celle de Fox, Pitt et autres orateurs an-
mangeur, comme un bomme de sa force glais.
LIVRE IV. — CIIAPITHE X. 189
mercredi, les Jacobins lui envoyèrent une députation, et, à la lèle,
Barnave, dont ii entendit avec plaisir un mot obligeant qui lui fut
rapporté. Charles de Lameth avait refusé de se joindre à la dépu-
tation.
Mirabeau craignait les obsessions des prêtres et avait ordonné
de dire au curé, s'il venait, qu'il avait vu ou devait voir son ami
l'évèque d'Autun.
Personne ne fut plus grand et plus tendre dans la mort. Il par-
lait de sa vie au passé, et de lui qui avait été, et qui avait cessé
d'être. Il ne voulut de médecin que Cabanis, son ami, fut tout
entier à l'amitié, k la pensée de la France. Ce qui, mourant, l'in-
quiétait le plus, c'était l'attitude douteuse, menaçante des Anglais,
qui semblaient préparer la guerre. «Ce Pitt, disait-il, gouverne
avec ce dont il menace, plutôt qu'avec ce qu'il fait. Je lui aurais
donné du chagrin si j'avais vécu. »
On lui parla de l'empressement extraordinaire du peuple à de-
mander de ses nouvelles, du respect religieux, du silence de la
foule, qui craignait de le troubler. «Ah! le peuple, dit-il, un
peuple si bon est bien digne qu'on se dévoue pour lui , qu'on fasse
tout pour fonder, affermir sa liberté. H m'était glorieux de vivre
pour lui, il m'est doux de sentir que je meurs au milieu du peuple. »
Il était plein de sqmbres pressentiments sur le destin de la
France ; « J'emporte avec moi, disait-il, le deuil de la monarchie;
ses débris vont être la proie des factieux. »
Un coup de canon s'étant fait entendi'e, il s'écria, comme en
sursaut : « Sont-ce déjà les funérailles d'Achille ? »
« Le 2 avril au matin, il fit ouvrir ses fenêtres et me dit d'une
voix ferme (c'est Cabanis qui parle) : « Mon ami, je mourrai aujour-
« d'hui. Quand on en est là, il ne reste plus qu'une chose à faire,
« c'est de se parfumer, de se couronner de fleurs et de s'envi-
« ronner de musique, afin d'entrer agréablement dans ce sommeil
« dont on ne se réveille plus. » Il appela son valet de chambre :
«Allons, qu'on se prépare à me raser, à faire ma toilette tout
« entière. » 11 lit pousser son lit près d'une fenêtre ouverte pour
190 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
contempler sur les arbres de son petit jardin les premiers indices
de la feuillaison printanière. Le soleil brillait, il dit : « Si ce n'est
«pas là Dieu, c'est du moins son cousin germain. . . » Bientôt
après il perdit la parole; mais il répondait toujours par des signes
aux marques d'amitié que nous lui donnions. Nos moindres soins
le touchaient; il y souriait. Quand nous penchions notre visage sur
le sien , il faisait de son côté des efforts pour nous embrasser ...»
Les souffrances étant excessives , comme il ne pouvait plus par-
ler, il écrivit ce mot : « Dormir. » Il désirait abréger cette lutte
inutile et demandait de l'opium. Il expira vers 8 heures et demie.
Il venait de se tourner, en levant les yeux au ciel. Le plâtre cjui a
saisi son visage ainsi fixé n'indique qu'un doux sourire, un sommeil
plein de vie et d'aimables songes.
La douleur fut immense, universelle. Son secrétaire, qui l'ado-
rait et qui plusieurs fois avait tiré l'épée pour lui , voulut se couper
la gorge. Pendant la maladie, un jeune homme s'était présenté,
demandant si l'on voulait essayer la transfusion du sang, offrant le
sien pour rajeunir, raviver celui de Mirabeau. Le peuple fit fermer
les spectacles, dispersa même par ses huées un bal qui semblait
insulter à la douleur générale.
Cependant on ouvrait le corps. Des bruits sinistres avaient cir-
culé. Un mot dit à la légère, qui eût confirmé l'idée d'empoison-
nement, aurait pu coûter la vie à telle personne peut-être inno-
cente. Le fils de Mirabeau assure que la plupart des médecins
qui firent l'autopsie « trouvèrent des traces indubitables de poison »,
mais que sagement ils se turent.
Le 3 avril, le département de Paris se présenta à l'Assemblée
nationale, demanda, obtint que l'église de Sainte-Geneviève fût
consacrée à la sépulture des grands hommes, et que Mirabeau y
fût placé le premier. Sur le fronton devaient être inscrits ces mots :
« Aux grands hommes la patrie reconnaissante. » Descartes y était.
Voltaire et Rousseau devaient y venir. « Beau décret I dit Camille
Desmoulins. Il y a mille sectes et mille églises entre les nations,
et, dans une même nation, le Saint des saints pour l'un est l'abo-
LIVRE IV. — CHAPITRE X. 191
niinalioii pour l'autre. Mais, pour ce temple et ses reliques, il n'y
aura pas de disputes. Cette basilique réunira tous les hommes à sa
religion. »
Le 4 avril eut lieu la pompe funèbre la plus vaste, la plus po-
pulaire qu'il y ait eu au monde, avant celle de Napoléon, au
i5 décembre i84o. Le peuple seul fit la police et la lit admi-
rablement. Nul accident dans cette foule de trois ou quatre cent
mille hommes. Les rues, les boulevards, les fenêtres, les toits, les
arbres, étaient chargés de spectateurs.
En tète du cortège marchait Lafayelte, puis, entom'é roya-
lement des douze huissiers à la chaîne, Tronchet, le président de
l'Assemblée nationale, puis l'Assemblée tout entière sans distinc-
tion de partis. L'intime ami de Mirabeau , Sieyès , qui détestait les
Lameth et ne leur parlait jamais, eut pourtant l'idée noble et
délicate de prendre le bras de Charles de Lameth, les couvrant
ainsi de l'injuste soupçon qu'on faisait peser sur eux.
Immédiatement après l'Assemblée nationale , comme une seconde
assemblée, avant toutes les autorités, marchait en masse serrée le
club des Jacobins. Ils s'étaient signalés par le faste de la douleur,
ordonnant un deuil de huit jours, et d'anniversaire en anniversaire,
un deuil éternel.
Ce convoi immense ne put arriver qu'à 8 heures à l'église Saint-
Eustache. Cérutli prononça l'éloge. Vingt mille gardes nationaux
déchargeant à la fois leurs armes, toutes les vitres se brisèrent;
on crut un moment ((ue l'église s'écroulait sur le cercueil.
Alors la pompe funéraire reprit son chemin, aux flambeaux.
Pompe vraiment funèbre à cette heiu'e. C'était la première fois
qu'on entendait deux instruments tout-puissants, le trombone et
le tam-lam. « Ces notes, violemment détachées, arrachaient les en-
trailles et brisaient le cœur. » On arriva bien tard, dans la nuit, à
Sainte-Geneviève.
L'impression du jour avait été généralement calme et solennelle,
pleine d'un sentiment d'immortalité. On eût dit que l'on trans-
férait les cendres de Voltaire, d'un homme mort depuis longtemps,
192 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
d'un de ces hommes qui ne meurent jamais. Mais à mesure que le
jour disparut et que le convoi s'enfonça dans l'ombre doublement
obscure de la nuit et des rues profondes, qu'éclairaient les lueurs
des torches tremblantes, les imaginations aussi entrèrent malgré
elles dans le ténébreux avenir, dans les pressentiments sinistres. La
mort du 5eul qui fût grand mettait, dès ce jour, entre tous une
formida])le égalité. La Révolution allait dès lors rouler sur une
pente rapide, elle allait par la voie sombre au triomphe ou au
tombeau. Et dans cette voie devait à jamais lui manquer un homme,
son glorieux compagnon de route, homme de grand cœur, après
tout, sans fiel, sans haine, magnanime pour ses plus cruels enne-
mis. Il emportait avec lui quelque chose, qu'on ne savait pas bien
encore , on ne le sut que trop plus tard : l'esprit de paix dans la
guerre même, la bonté sous la violence, la douceur, l'humanité.
Ne laissons pas encore Mirabeau dormir dans la terre. Ce que
nous venons de mettre à Sainte-Geneviève , c'est la moindre partie
de lui. Restent son âme et sa mémoire, qui doivent compte à Dieu
et au genre humain.
Un seul homme refusa d'assister au convoi , l'honnête et austère
Pétion. Il assurait avoir lu un plan de conspiration de la main de
Mirabeau.
Le grand écrivain du temps, âme naïve, jeune, ardente, qui en
représente le mieux les passions, les fluctuations, je parle de Des-
moulins, varie étonnamment en quelques jours dans son jugement
sur Mirabeau, et finit par porter sur lui l'arrêt le plus accablant.
Nul spectacle plus curieux que celui de ce violent nageur, battu,
comme par la vague, de la haine à l'amitié, enfin échoué à la haine.
D'abord, dès qu'il le sait malade, il se trouble, et, tout en l'atta-
quant encore, il laisse échapper son cœur, il rappelle les services
immortels que Mirabeau rendait à la liberté : « Tous les patriotes
disent, comme Darius dans Hérodote : « Histiée a soulevé l'Ionie
« contre moi , mais Histiée m'a sauvé quand il a rompu le pont de
« l'Ister. »
LIVRE IV. — CHAPITRE X. 193
Et quelques pages après :
« Mais. . . Miral)eau se meurt, Mirabeau est mortl De quelle
immense proie la morl vient de se saisir! J'éprouve encore en ce
moment le même choc d'idées, de sentiments, qui me fit demeurer
sans mouvements et sans voix, devant cette tète pleine de systèmes,
quand j'ol)tins qu'on me levât le voile qui la couvrait, et que j'y
cherchais encore son secret. C'était un sommeil, et ce qui me
frappa au delà de toute expression, telle on peint la sérénité du
juste et du sage. Jamais je n'oublierai cette tète glacée et la situa-
tion déchirante où sa vue me jeta ... »
Huit jours après, tout est changé I Desmoulins est un ennemi.
La nécessité d'éloigner les affreux soupçons qui planaient sur les
Lameth jette le mobile écrivain dans une violence terrible. L'amitié
lui fait trahir l'amitié! Sublime enfant I mais sans mesure,
toujours extrême en tout sens I
« Pour moi , lorsqu'on m'eut levé le drap mortuaire , à la vue
d'un homme que j'avais idolâtré , j'avoue que je n'ai pas senti venir
une larme, et que je l'ai regardé d'un œil aussi sec que Cicéron
regardait le corps de César percé de vingt-trois coups. Je contem-
plais ce superbe magasin d'idées, démeublé par la mort; je souf-
frais de ne pouvoir donner des larmes à un homme, et qui avait
un si beau génie, et qui avait rendu de si éclatants services à sa
patrie, et qui voulait que je fusse son ami. Je pensais à cette ré-
ponse de Mirabeau mourant à Socrate mourant, à sa réfutation du
long entretien de Socrate sur l'immortalité, par ce seul mot :
Dormir. Je considérais son sommeil, et, ne pouvant m'ôter l'idée
de ses projets contre l'affermissement de notre liberté et jetant
les yeux sur l'ensemble de ses deux dernières années, sur le passé
et sur l'avenir, à son dernier mot, à cette profession de maté-
rialisme et d'athéisme, je répondais aussi par ce seul mot : Tu
meut s. »
Non, Mirabeau ne peut mourir. Il vivra avec Desmoulins. Celui
qui appelait le peuple au 12 juillet 1789, celui qui le 23 juin dit
la grande parole du peuple à la vieille monarchie, le premier
II. i3
mpciaïut ■tTieattt.
194 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
orateur de la Révolution et son premier écrivain vivront toujours
dans l'avenir, et rien ne les séparera.
Sacré par la Révolution, identifié avec elle, avec nous par
conséquent , nous ne pouvons dégrader cet homme sans nous dé-
grader nous-mêmes, sans découronner la France.
Le temps, qui révèle tout, n'a d'ailleurs rien révélé qui mo-
tive réellement le reproche de trahison. Le tort réel de Mirabeau
fut une erreur, une grave et funeste erreur, mais alors partagée
de tous à des degrés différents. Tous alors, les hommes de tous
les partis , depuis Cazalès et Maury jusqu'à Robespierre , jusqu'à
Marat, croyaient que la France était roysdiste, tous voulaient un
roi. Le nombre des républicains était vraiment imperceptible.
Mirabeau croyait qu'il faut un roi fort ou point de roi. L'expé-
rience a prouvé contre les essais intermédiaires, les constitutions
bâtardes qui, par les voies de mensonges, mènent aux tyrannies
hypocrites.
Le moyen qu'il propose au Roi pour se relever, c'est d'être plus
révolutionnaire que l'Assemblée même.
Il n'y eut pas trahison, mais il y eut corruption.
Quel genre de corruption ? L'argent ? Mirabeau , il est vrai , reçut
des sommes qui devaient couvrir la dépense de son immense cor-
respondance avec les départements, une sorte de ministère qu'il
organisait chez lui. Il se dit ce mot subtil, cette excuse qui n'ex-
cuse pas : qu'on ne l'avait point acheté, qu'il était payé, non vendu.
Il y eut une autre corruption. Ceux qui ont étudié cet homme
la comprendront bien. La romanesque visite de Saint-Gloud, au
mois de mai i 790, le troubla du fol espoir d'être le premier mi-
nistre d'un roi.»^ Non, mais d'une reine, une sorte d'époux poli-
tique, comme avait été Mazarin. Cette folie resta d'autant mieux
dans son esprit que cette unique et rapide apparition fut comme
une sorte de songe qui ne revint plus, qu'il ne put comparer sé-
rieusement avec la réalité. Il en garda l'illusion. Il la vit, comme
il la voulait , une vraie fille de Marie-Thérèse , violente , mais ma-
gnanime, héroïque. Cette erreur fut d'ailleurs habilement cultivée,
LIVRE IV. — CHAPITRE X. 195
entretenue. Un homme lui fut attaché jour et nuit, M. de La-
maixk, qui lui-même aimait beaucoup la Reine, beaucoup Mira-
beau, et qui, ne le quittant pas, fortifia toujours en lui ce rêve du
génie de la Reine. . . Si belle, si malheureuse, si courageuse 1
Une seule chose lui manquait , la lumière , l'expérience , un conseil
hardi et sage, une main d'homme où s'appuyer, la forte main de
Mirabeau 1 . . . Telle fut la véritalile corruption de celui-ci , une
coupable illusion de cœur, pleine d'ambition, d'orgueil.
Maintenant, assemblons en jury les hommes irréprochables,
ceux qui ont droit déjuger, ceux qui se sentent purs eux-mêmes,
purs d'argent, ce qiii n'est pas rare, por5 de haine, ce qui est rare
(que de puritains qui préfèrent à l'argent la vengeance et le sang
versé ! . . . ) Assemblés , interrogés , nous nous figurons qu'ils n'hé-
siteront pas à décider comme nous :
Y eut-il trahison?. . . Non.
Y eut-il corruption .\ . . Oui.
Oui , l'accusé est coupable. — Aussi , quelque doulom*euse que
la chose soit à dire, il a été justement expulsé du Panthéon.
La Constituante eut raison d'y mettre l'homme intrépide qui fut
le premier organe, la voix même de la liberté. — La Convention
eut raison de mettre hors du temple Thonmie corrompu, ambi-
tieux, faible de cœur, qui aurait préféré à la patrie une femme et
sa pi'opre gi'andeiu*.
Ce fut par un triste jour d'automne , dans cette tragique année
de 1794, où la France avait presque achevé de s'exterminer elle-
même, ce fut alors qu'ayant tué les vivants, elle se mit à tuer les
morts, s'arracha du cœur son plus glorieux fils. Elle mit une joie
sauvage dans celte suprême douleur. L'homme de la loi chargé de
la hideuse exécution, dans un procès-verbal informe, ignorant,
barbare, qui donne une idée étrange du temps, dit ces propres
mots; j'en conserve l'orthographe : «Le cortège de la fêle s'étant
airêté sur la place du Panthéon, un des citoyens huissier de la
Convention s'est avancé vers la porte d'entrée dudit Panthéon, y
a fait lecture du décres qui exclus d'y celuy les restes d'Honoré
i3.
196 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
Riqueti Mirabeau, qui aussitôt ont été porté dans un cercueil de
bois hors de l'enceinte dudit temple, et nous ayant été remis,
nous avons fait conduire et déposer ledit cercueil dans le lieu or-
dinaire des sépidtures. . . » Ce lieu n'est autre que Glamart, cime-
tière des suppliciés, dans le faubourg Saint-Marceau. Le corps y
fut porté pendant la nuit et inhumé, sans nul indice, vers le mi-
lieu de l'enceinte. Il y est encore aujourd'hui, en 1847, selon
toute apparence. Voilà plus d'un demi-siècle que Mirabeau est là,
dans la terre des suppliciés ^^K
Nous ne croyons pas à la légitimité des peines éternelles. C'est
assez pour ce pauvre grand homme de cinquante ans d'expiation.
La France, n'en doutons pas, dès qu'elle aura des jours meilleurs,
ira le chercher dans la terre , elle le remettra où il doit rester, dans
son Panthéon, l'orateur de la Révolution aux pieds des créateurs
de la Révolution, Descartes, Rousseau, Voltaire. L'exclusion fut
méritée, mais le retour est juste aussi. Pourquoi lui envierions-
nous cette sépulture matérielle, quand il en a une morale dans le
souvenir reconnaissant, au cœur même de la France?
''^ La jeunesse studieuse qui fré- seulement la partie latérale , le long des
quente cette enceinte , aujourd'hui con- murs, et l'on y a trouvé, dans leurs
sacrée aux études anatomiques, doit sa- robes noires, très bien conservées, des
voir qu'elle marche tous les jours sur le prêtres tués au 3 septembre. Il serait
corps de Mirabeau. Il est là encore dans digne de la ville de Paris de prendre
son cercueil de plomb. Le centre de cette honorable initiative, de rendre M i-
l'enceinte n'a jamais été fouillé, mais rabeau aujour, de lui rendre un tombeau.
LIVRE IV. — CHAPITRE XI. 197
CHAPITRE XI.
INTOLÉRANCE DES DEUX PARTIS. - PROGRÈS DE RORESPIERRE.
L'Assemblée, sur la proposition de Robespierre, décide que les députés ne seront
ni ministres ni réélus, etc., 7 avril- 16 mai 1791. — Robespierre succède au
crédit des Lameth près des Jacobins, avril. — Les Lametli conseillers de la cour,
avril. — Ils ne parlent ni contre la limitation de la garde nationale, a8 avril, ni
pour la défense des clubs , mai. — Lutte de Duport et de Robespierre , 1 7 mai.
— Tous deux parlent contre la peine de mort. — La lutte religieuse éclate aux
approches de Pâques, 17 avril 1791; le Roi communie avec éclat. — Le Roi con-
state publiquement sa captivité, 18 avril. — Intolérance ecclésiastique, spéciale-
ment contre ceux qui sortent des couvents. — Intolérance jacobine contre le
culte des réfractaires, mai. — Lettre du pape brûlée, 4 mai. — L'Assemblée
accorde à Voltaire les honneurs du Panthéon, 3o mai 179».
Le 7 avril, cinq jours après la mort de Mirabeau, Robespierre
proposa et fit décréter que nul membre de l'Assemblée ne pourrait
être porté au ministère pendant les quatre années qui suivraient la
session.
Aucun député important n'osa faire d'objection. Nulle réclama-
tion des rédacteuFS ordinaires de la constitution (Thouret, Cbape-
lier, etc.), nulle des agitateurs de la gaucbe (Duport, Lameth,
Barnave, etc.). Ils se laissèrent enlever, sans mot dire, tout le fruit
qu'ils pouvaient attendre de la mort de Miral^eau. L'entrée au
pouvoir, qui semblait s'ouvrir, leur fut fermée poiu' toujours.
Cinq semaines après, le 16 mai, Robespierre proposa et fit dé-
créter que les membres de l'Assemblée actuelle ne pourraient être
élus à la première législature.
Par deux fois l'Assemblée constituante vota par acclamation
contre elle-même.
Et deux fois sur la proposition du député le moins agréable à
l'Assemblée, de celui dont elle avait invariablement repoussé les
motions, les amendements.
W8 HISTOIRE dp: LA RÉVOLUTION FRANÇALSE.
Il y a là un grand changement , qu'il faut tâcher d'expliquer.
Et d'ahord, un signe hien surprenant que nous en trouvons,
c'est, dès le lendemain de la mort de Miraheau, le ton nouveau,
audacieux, presque impérieux de Rohespierre. Le 6 avril, il re-
procha violemment au comité de constitution la présentation à
Vimprovisle du projet d'organisation ministérielle (présenté depuis
deux mois). Il parla « de V effroi que lui inspirait l'esprit qui prési-
dait aux délihérations ». Il finit par cette parole dogmatique : « Voici
Vinstruction essentielle que je présente à l'Assemhlée. » Et l'Assem-
blée ne murmura point. Elle lui accorda, pour le fond de la loi,
l'ajournement au lendemain; et c'est le lendemain, 7 avril, qu'as-
suré probablement d'une forte majorité, il fit la proposition d'in-
terdire le ministère aux députés pour quatre ans.
Robespierre n'était plus f homme hésitant, timide. Il avait pris
autorité. On le sentit au 1 6 mai , où il développa avec une gravité
souvent éloquente cette thèse de morale politique , que le législa-
teur doit se faire un devoir de rentrer dans la foule des citoyens
et se dérober même à la reconnaissance. L'Assemblée, fatiguée de
son comité de constitution, d'un décemvirat qui parlait toujours
et légiférait toujours, sut bon gré à Robespierre d'avoir le pre-
mier exprimé une pensée juste et vraie, qu'on peut résumer ainsi :
« La constitution n'est point sortie de la tète de tel ou tel oratem\
mais du sein même de l'opinion qui nous a précédés et qui nous a
soutenus. Après deux années de travaux au-dessus des forces hu-
maines, il ne nous reste qu'à donner à nos successeurs l'exemple
de l'indifférence pour notre immense pouvoir, pour tout autre in-
térêt que le bien public. Allons respirer dans nos départements
l'air de l'égalité. »
Et il ajouta ce mot impérieux , impatient : « Il me semble que ,
pour l'honneur des principes de l'Assemblée, cette motion ne doit
pas être décrétée avec trop de lenteur. » Loin d'être blessée de ce
mot, l'Assemblée applaudit, ordonne l'impression, veut aller aux
voix. Chapelier demande en vain la parole. La proposition est vo-
tée à la presque unanimité.
LIVRE IV. — CHAPITRE XI. 199
Le prôneiir habituel et très zélé de Robespierre, Camille Des-
moulins, dit avec raison qu'il regarde ce décret comme un coup
de maître : « On pense bien qu'il ne l'a emporté ainsi de haute lutte
que parce qu'il avait des intelligences dans l'amour-propre de la
grande majorité, qui, ne pouvant être réélue, a saisi avidement
cette occasion de niveler tous les honorables membres. . . Notre
féal a calculé tiès bien, » etc.
Ce qu'il avait calculé et que Desmoulins ne peut dire, c'est
que, pour les deux extrêmes, Jacobins, aristocrates, l'ennemi
commun à détruire était la constitution et les constitutionnels,
pères et défenseurs naturels de cet enfant peu viable.
Mais Robespierre était un homme trop politique pour qu'on
croie qu'il s'en rapportât à ce calcul de vraisemblance , à cette hy-
pothèse fondée sur une connaissance générale de la nature hu-
maine. Quand on le voit parler avec tant de force, d'autorité et de
certitude, on ne peut douter qu'il ne fût très positivement instruit
de l'appui que sa proposition trouverait auprès du côté droit. Les
prêtres, pour cjui récemment il s'était fort avancé, presque com-
promis (le 1 2 mars) , pouvaient l'éclairer parfaitement sur la pen-
sée de leur parti.
D'autre part, si la voix de Robespierre seml)le grossie tout à
coup, c'est qu'elle n'est plus celle d'un homme; un grand peuple
parle en lui, celui des sociétés jacobines. La société de Paris,
nous l'avons vu, fondée par des députés, et qui d'abord en compte
quatre cents en octobre 1789, en a au plus cent cinquante le
28 février 1791, le jour où Mirabeau fut tué par les Lameth. Qui
donc domine aux Jacobins.»^ Ceux qui ne sont pas députés, qui
veulent l'être; ceux qui désirent que l'Assemblée constituante ne
puisse être réélue. C'est la pensée des Jacobins que Robespierre a
exprimée, leur désir, leur intérêt; il est leur organe. U parle pour
eux et devant eux, soutenu par eux; car ce sont eux que je vois
là-haut remplir les tribunes. Cette assemblée supérieure, comme je
l'ai nommée déjà, commence à peser lourdement d'en haut sur
l'Assemblée constituante. Et ce n'est pas une des moindres raisons
200 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
qui fait que celle-ci aspire au repos. De plus en plus, les tribunes
interviennent, mêlent des paroles aux discours des orateurs, des
applaudissements, des huées. Dans la question des colonies par
exemple, un défenseur des colons fut sifilé outrageusement. -
L'histoire intérieure de la société jacobine est infiniment diffi-
cile à pénétrer. Leur prétendu journal, rédigé par Laclos, loin
d'en être la lumière, en est l'obscurcissement. Ce qui pourtant est
très visible , c'est que des deux fractions primitives de la société ,
la fraction orléaniste baisse alors, discréditée par l'avidité de son
chef dans l'affaire des 4 millions , par la polémique républicaine
que Brissot et autres dirigent contre elle. L'autre fraction (Duport,
Barnave et Lameth) semble aussi usée, énervée; il semble qu'en
blessant à mort Mirabeau , le soir du 2 8 février, elle ait laissé dans
la plaie son dard et sa vie. En mars, agit-elle encore dans la vio-
lente émeute où les Jacobins firent achever le club des Monar-
chiens à coups de pierres et de bâtons.*^ C'est ce qu'on ne peut
bien savoir. Ce qu'on peut dire en général des triumvirs, c'est que
leur mauvais renom d'intrigue et de violence , les bruits sinistres
(quoique injustes) qui coururent sur eux à l'occasion de la mort
de Mirabeau, auront conduit les Jacobins à suivre de préférence
un homme net , pauvre , austère , de précédents inattaquables. La
scène remarquable, observée de tous, à l'enterrement de Mirabeau
(Lameth, au bras de Sieyès, couvert par lui contre les soupçons
du peuple , un Jacobin protégé en quelque sorte devant le peuple
par l'impopulaire abbéi), c'était de quoi faire réfléchir la société
jacobine. Elle laissa les Lameth, se donna à Robespierre.
L'affaire des Jacobins de Lons-le-Saulnier, décidée contre les
Lameth par la société de Paris, vers la fin de mars, me paraît
dater leur décès. On pourrait dire presque qu'ils meurent avec
Mirabeau; vainqueurs, vaincus, ils s'en vont à peu près en même
temps.
Rien n'avait plus contribué k accélérer leur ruine que leur opi-
nion illibérale sur les droits des hommes de couleur. Les Lameth
avaient des habitations aux colonies, des esclaves. Barnave parla
LIVRE IV. — CHAPITRE XI. 201
hardiment pour les planteurs. L'Assemblée, balancée entre la
question trop évidente du droit et la crainte d'exciter un incendie
général, rendit cet étrange décret: « Qu'elle ne délibérerait yamaw
sur l'état des personnes non nées de père et de mère libres, si elle
n'en était requise par les colonies. » On était tout à fait sûr que
cette réquisition ne viendrait jamais : c'était s'interdire de jamais
délibérer sur l'esclavage des noirs. Les planteurs voulurent élever
une statue à Barnave, comme s'il était mort déjà; cela n'était que
trop vrai.
Indépendamment de ces intérêts, une influence occulte contri-
buait, il faut le dire, à neutraliser les Lameth.
Peu après la mort de Mirabeau, lorsque beaucoup de gens les
en accusaient, un matin, de ti'ès bonne heure, Alexandre de Lameth
étant encore couché, un petit homme sans apparence veut lui
palier, est admis. C'était M. de Montmorin, ministre des affaires
étrangères. Le ministre s'assoit près du lit et fait sa confession.
Il dit du mal de Mirabeau (sûr moyen de plaire à Lameth), se
reproche la mauvaise voie où il est entré, les grandes sommes
qu'il a dépensées poiu* pénétrer les secrets des Jacobins. « Tous les
soirs, dit-il, j'avais les lettres qu'ils avaient reçues des provinces,
et je les lisais au Roi, qui souvent admirait la sagesse de vos ré-
ponses. » La conclusion de l'entretien que Lameth oublie de don-
ner, mais qu'on sait parfaitement, c'est que Lameth succéda, sous
un rapport, à Mirabeau, qu'il devint ce qu'était déjà Barnave de-
puis le mois de décembre, un des conseillers secrets de la coiu'C^.
L'Assemblée, le 28 avril, franchit un pas redouté; elle décida
que les citoyens actifs pourraient seuls être gardes nationaux. Ro-
bespierre réclama. Duport et Barnave gardèrent le silence; Charles
de Lameth parla sur un accessoire.
La véritable pierre de touche, la mortelle épreuve, c'était la
défense des clubs, attaqués solennellement devant l'Assemblée par
le département de Paris, la défense des assemblées populaires en
^'' Rien de plus vide, de moins instructif, de plus habilement nul que les Mé-
moires de Barnave sur 1791. Lameth n'y arrive pas.
202 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
général, communes, sections, libres associations, iem- droit de faire
des pétitions collectives, des adresses, lem* droit d'afficher, etc.
Chapelier proposa une loi qui leur ôtait ce droit; elle fut votée,
en effet, non exécutée. Il déclarait que, sans cette loi, les clubs
seraient des corporations, et de toutes les plus formidables. Ro-
bespierre et Pétion se portèrent défenseurs des clubs. Duport,
Barnave et Lameth, les fondateurs des Jacobins et leurs meneurs
si longtemps , n'allaient-ils pas parler aussi ? Tout le monde s'y at-
tendait Non, silence, profond silence. Visiblement ils abdi-
quaient.
Robespierre leur avait lancé un mot qui , sans doute , contribua
à lem^ ôter toute tentation de prendre la parole : « Je n'excite
point la révolte ... Si quelqu'un voulait m'accuser, je voudrais
qu'il mît toutes ses actions en parallèle avec les miennes. » C'était
porter le défi aux anciens perturbateurs de pouvoir parler de paix.
Dans la question de la rééligibilité (16 mai) , Duport laissa voter
l'Assemblée contre elle-même; mais, le lendemain, lorsqu'on n'eut
plus à s'occuper que de la rééligibilité des législatures suivantes,
il sortit de son silence. Il semblait qu'il voulût épancher en une
fois tout ce qu'il avait d'amertumes et de craintes de l'avenir. Ce
discours, plein de choses élevées, fortes, prophétiques, a le tort
le plus grave qu'un discours politique puisse avoir, il est triste et
découragé. Duport y déclare qu'encore im pas, et le gouverne-
ment n'est plus, ou, s'il renaît, ce sera poiu' se concentrer dans
le pouvoir exécutif. Les hommes ne veulent plus obéir aux anciens
despotes, mais veulent s'en faire de nouveaux, dont la puissance,
plus populaire, sera mille fois plus dangereuse. La liberté sera
placée dans l'individualité égoïste, l'égalité dans un nivellement
progressif, jusqu'au partage des terres Déjà visiblement on
tend à changer la forme du gouvernement, sans prévoir qu'au-
paravant il faudra noyer dans le sang les derniers partisans du
trône, etc. Puis, désignant spécialement Robespierre, il accuse le
système adroit de certains hommes qui se contentent toujours de
parler principes, hautes généralités, sans descendre aux voies et
LIVRE IV. — CHAPITRE XI. 203
moyen.s, sans prendre aucune responsabilité, « car ce n'en est pa.s
une de tenir sans intermplion luic chaire de droit naturel ».
Duport, dans sa longue plainte, paiiait d'une idée inexacte
(ju'il répéta par deux fois : « La Révolution est faite. » Ce seul mot
détruisait tout. L'inquiétude universelle, le sentiment qu'on avait
d'obstacles infinis à vaincre, l'insuffisance des réformes, tout cela
mettait dans les esprits une réfutation muette , mais forte , d'une
telle assertion. Robespierre n'eut garde de saisir la prise dange-
reuse que donnait son adversaire , il ne donna pas dans le piège ,
ne dit pas (ju'il fallait continuer la Révolution. Il se tint à la
question. Seulement, comme s'il eût voulu rendre une idylle pour
une élégie, il revint à son premier discours, aux douces idées
morales « d'un repos commandé par la raison et par la nature , d'une
retraite nécessaire pour méditer sur les principes ». Il garantit
« qu'il existait dans chaque contrée de l'Empire des pères de famille
qui viendraient faire volontiers le métier de législateurs, pour as-
surer à leurs enfants des mœurs, une patrie. . . Les intrigants
s'éloigneraient ? Tant mieux , la vertu modeste recevrait alors le
prix qu'ils lui auraient enlevé. »
Cette sentimentalité, traduite en langue politique, signifiait que
Ro])espierre , ayant saisi le levier révolutionnaire, échappé aux
mains de Duport (le levier des Jacobins), ne craignait pas de se
fermer l'Assemblée officielle, au nom des principes, pour d'autant
mieux tenir la seule Assemblée active, efficace, le grand club direc-
teur. Il y avait à parier que la prochaine législature, n'ayant plus
des Mirabeau, des Duport, des Cazalès, serait faible et pâle, et
que la vie, la force, seraient toutes aux Jacobins. Cette douce
retraite philosophique qu'il conseillait à ses adversaires, lui il
savait où la prendre , au vrai centre du mouvement.
Duport honora sa chute par un discours admirable contre la
peine de mort, où il atteignit le fond même du sujet, cette pro-
fonde objection : « Une .société qui se fait légalement meurtrière
n'onseigne-t-elle pas le meurtre?» Cet homme éminent, dont le
nom reste attaché à l'établissement du jury en France et à toutes
2M HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
nos institutions judiciaires, eut, comme Mirabeau, le glorieux
bonheur de finir sur une question d'humanité. Son discours, su-
périeur en tout sens au petit discours académique que Robespierre
prononça aussi contre la peine de mort, n'eut pourtant aucun
écho. Personne ne remarqua ces paroles, où l'on n'entrevoit que
trop un sombre pressentiment : « Depuis qu'un changement con-
tinuel dans les hommes a rendu presque nécessaire un change-
ment dans les choses, faisons au moins que les scènes révolution-
naires soient le moins tragiques . . . Rendons l'homme respectable à
l'homme ! »
Grave parole , qui malheureusement n'avait que trop d'à-propos.
L'homme, la vie de l'homme, n'étaient déjà plus respectés. Le
sang coulait. La guerre religieuse commençait à éclater.
Dès la fin de 1790, la résistance obstinée du clergé à la vente
des biens ecclésiastiques avait mis les municipalités dans l'embarras
le plus cruel. Elles répugnaient à sévir contre les personnes, s'ar-
rêtaient devant cette force d'inertie qui leur était opposée; d'inertie
plutôt apparente , car le clergé agissait très activement par le con-
fessionnal et la presse, par la diffusion des libelles. Il répandait,
spécialement en Bretagne , le livre atroce de Burke contre la Révo-
lution.
Entre les municipalités timides, inactives, et le clergé inso-
lemment rebelle, la nouvelle religion périssait vaincue. Partout
les sociétés des Amis de la constitution furent obligées de pousser
les municipalités, d'accuser leur inaction, au besoin d'agir à leur
place. La Révolution prenait ainsi un redoutable caractère; elle
tombait tout entière entre les mains patriotiques, mais intolérantes,
violentes, des sociétés jacobines.
Il faut dire, comme César : Hoc voluerunt. Eux-mêmes, ils
l'ont ainsi voulu. — Les prêtres ont cherché la persécution, pour
décider la guerre civile.
La fatal décret du serment immédiat, la scène du 4 janvier,
où les nouveaux Polyeuctes eurent à bon marché la gloire du mar-
tyre, donna partout au clergé une joie, une audace immense.
LIVRE IV. — CHAPITRE XI. 205
Ils niai*chaient maintenant hauts et fiers, la Révolution allait tète
basse.
L'un des premiers actes d'hostilité fut fait, comme il était juste,
par un pontife édifiant, le cardinal de Rohan, le héros de l'affaire
du Collier (''. Il rentra ainsi en grâce auprès des honnêtes gens.
Retiré au delà du Rhin, il anathématisa (en mars) son successeur,
élu par le peuple de Strasbourg, et commença la guerre religieuse
dans cette ville inflammable.
Une lettre de l'évèque d'Uzès , qui chantait : lo ! triamphe ! pour
le refus du serment, tomba dans Uzès, comme une étincelle, la
mit en feu. On sonna le tocsin, on se battit dans les rues.
En Bretagne, le clergé remua sans peine la sombre imagination
des paysans. Dans mi village, un curé leur dit la messe à 3 heures,
leur annonce qu'ils n'auront jamais plus de vêpres, qu'elles sont
pour toujours abolies. Un autre choisit un dimanche , dit la messe
de grand matin, encore en pleine nuit, prend le crucifix sur l'autel,
le fait baiser aux paysans : « Allez, dit-il, vengez Dieu, allez tuer
les impies. » Ces pauvres gens, égarés, marchent en armes sur
Vannes; il faut que la troupe, la garde nationale, leur ferment
l'entrée de la ville, on ne peut les disperser qu'en tirant sur eux;
une douzaine restent sur la place.
Tout cela aux approches de Pâques. On attendait curieusement
si le Roi communierait avec les amis ou les ennemis de la Ré-
volution. On pouvait déjà le prévoir, il avait éloigné le curé de
la paroisse qui était assermenté; les Tuileries étaient pleines de
prêtres non conformistes. Ce fut entre leurs mains qu'il communia,
le dimanche 17 avril, en présence de Lafayette, qui lui-même
au reste donnait chez lui le même exemple, ayant dans sa cha-
pelle un prêtre réfractai re pour dire la messe à M"*' de Lafayette.
La communion du Roi avait cela de hardi qu'elle se faisait en
grande pompe, qu'on obligeait la garde nationale d'y assister, de
porter les armes au grand aumônier, etc. Un grenadier refusa
'"' Voir le beau et très complet récit de M. Louis Blanc. [Histoire de la Révolu-
lion, t. II.)
206 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
positivement de rendre cet hommage à la contre -révolution. Le
district des Cordeliers l'en remercia le soir, et, par une affiche,
« dénonça au peuple français le premier fonctionnaire pulilic
comme rebelle aux lois quUl a jurées, autorisant la révolte ».
Cela n'était que trop exact. La cour avait besoin d'un scandale
et désirait une émeute, pour constater devant l'Europe la non-
liberté du Roi. Cette émeute, projetée depuis longtemps (selon
Lafayette ) , retardée , k ce qu'il semble , par la mort de Mirabeau ,
à qui l'on aurait donné un rôle dans la comédie , eut lieu aux jours
solennels, aux joiu-s les plus émus pour les cœurs religieux, à la
seconde fête de Pâques, le lundi 18 avril 1791.
Tout le monde bien averti la veille, tous les journaux reten-
tissant dès le matin du départ du Roi, la foule obstruant déjà tous
les abords du palais, vers 1 1 heures, le Roi, la Reine, la famille,
les évèques , les serviteurs remplissant plusieurs voitures bien char-
gées, se mettent en mouvement pour partir. On ne va, dit-on,
qu'à Saint-Cloud; mais la foule serre les voitures. On sonne le
tocsin à Saint-Roch. La garde nationale rivalise avec le peuple pour
empêcher tout passage. L'animosité était grande contre la Reine,
contre les évêques. « Sire , dit un grenadier au Roi , nous vous ai-
mons, mais vous seul! » La Reine entendit des mots bien plus durs
encore; elle trépignait, pleurait.
Lafayette veut faire un passage, mais personne n'obéit. Il couil
à l'Hôtel de Ville, demande le diapeau rouge. Danton, qui était
là heureusement, lui fit refuser le drapeau et peut-être empêcha
un massacre ; Lafayette , ignorant alors que l'intention du départ
fut simulée, eût agi selon toute la rigueur de la loi. Il avait laissé
Danton à l'Hôtel de Ville, il le retrouva aux Tuileries, à la tète
du bataillon des Cordeliers ('^ qui vint sans être commandé.
''^ Lafayette, très subtil ici, prétend Ce qui est plus sûr, c'est que Danton,
que Danton n'agissait que payé par la en faisant refuser le drapeau au géné-
cour : «Il venait, dit- il, de toucher rai, lui fit éprouver une mortification,
100,000 francs pour remboursement mais lui épargila un crime,
d'une charge qui en valait 1 0,000. »
LIVRE IV. — CHAPITRE XI. 207
Au bout de deux heures on rentra , ayant suffisamment constaté
ce qu'on voulait.
Lal'ayctte, indigné d'avoir été désobéi, donna sa démission.
L'immense majorité de la garde nationale le supplia, l'apaisa;
la bourgeoisie ne se liait qu'à lui pour le maintien de la paix
publique.
Le Roi , le mardi 19, fit une démarche étrange qui porta au
comble la crainte où l'on était de son départ. 11 vint à l'improviste
dans l'Assemblée, déclara qu'il persistait dans l'intention d'aller à
Saint-Cloud, de prouver cpi'il était lil)re, — ajoutant qu'il vou-
lait maintenir la constitution, « dont liiit partie la constitution du
clergé ». — Etrange contradiction avec sa communion du dimanche
précédent, avec l'appui qu'il donnait aux prêtres rebelles.
Il ne faut pas croire que ces prêtres, victimes résignées, pa-
tientes, se tinssent hem'eux d'être ignorés. Ils agissaient de la
manière la plus provocante, se montrant partout, aboyant, mena-
çant, empêchant les mariages, troublant la tête des filles, leur
faisant croire que , si elles étaient mariées par les prêtres constitu-
tionnels, elles ne seraient que concubines, et que leurs enfants
resteraient J)âtards.
Les femmes étaient à la fois les victimes et les instruments de
cette espèce de Terreur qu'exerçaient les prêtres rebelles. Elles
sont plus braves que les hommes, habituées (ju'elles sont à être
respectées, ménagées, et croyant au fond qu'elles ne risquent pas
gi'and'chose. Aussi faisaient- elles audacieusemenl tout ce que n'o-
saient faire leurs prêtres. Elles allaient, venaient, portaient les
nouvelles, parlaient haut et fort. Sans parler des victimes obligées
de leur irritation (je parle des maris, persécutés dans lem* inté-
rieur, poussés à bout de refus, d'aigreurs, de reproches), elles
étendaient leurs rigueurs à beaucoup de petites gens de leur clien-
tèle ou de leur maison; malheur aux marchands philosophes, aux
fournisseurs patriotes I Les femmes fuyaient leurs boutiques; toutes
les pratiques allaient aux boutiques bien pensantes.
Les églises étaient désertes. Les couvents ouvraient leurs
208 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
chapelles à la foide des contre -révolutionnaires, athées hier,
dévots aujourd'hui. Chose plus grave, ces couvents maintenaient
audacieusement leurs clôtures, tenaient leurs portes fermées sur
les reclus ou recluses qui voulaient sortir, aux termes des décrets
de l'Assemhlée.
Une dame de Saint-Benoit, ayant insisté pour rentrer dans sa
famille , fut en hutte à mille outrages. On refusa de lui laisser em-
porter les petits ohjets sans valeur pour lesquels les religieuses ont
souvent heaucoup d'attache. On la mit, comme nue, à la porte.
Les parents étant venus réclamer, on leur jeta, sans ouvrir, quel-
ques hardes par la fenêtre , comme si elles contenaient la peste ; on
les accahla d'injures.
L'Assemhlée nationale reçut une pétition de la mère d'une autre
religieuse que l'on retenait de force; la supérieure et le direc-
teur l'empêchaient de transmettre à la municipalité la déclaration
qu'elle faisait de quitter son ordre. Aux dames de Saint-Antoine,
une jeune sœur converse, ayant témoigné de la joie pour les dé-
crets d'affranchissement, fut en hutte aux outrages, aux sévices de
l'aJjhesse, grande dame très fanatique, et des autres religieuses qui
faisaient leur cour à l'ahhesse. La sœur, ayant trouvé moyen d'a-
vertir de ses souflVances et de son danger, sortit d'une manière
étrange; elle passa la tête au tour, et un homme charltahle, la
tirant de là à grand'peine, parvint à faire passer le reste. Une
famille la reçut dans le fauhourg Saint- Antoine ; une souscription
fut ouverte dans les journaux pour la pauvre fugitive.
On juge que de telles histoires n'étaient pas propres à calmer le
peuple, déjà si cruellement irrité de ses misères. 11 souffrait infi-
niment, ne savait à qui s'en prendre. Tout ce qu'il voyait, c'est
que la Révolution ne pouvait ni avancer ni reculer; à chaque pas,
il rencontrait une force immobile, la royauté, et derrière, une
force active, l'intrigue ecclésiastique. Il ne faut pas s'étonner s'il
frappa sur ces ohstacles. Je ne crois pas que les Jacohins aient eu
besoin de le pousser; des trois fractions jacobines, deux (Lameth
et Orléans) avaient alors moins d'influence; quant à celle de Robes-
LIVRE IV. — CHAPITUE XI. 209
pierre, elle était certainement violente et fanatique; toutefois son
chef, personnellement, n'était point homme d'émeute, moins en-
core contre les prêtres que contre tout autre ennemi.
Le mouvement fut spontané, sorti naturellement de l'irritation
et de la misère. Des femmes se portèrent aux couvents et fouet-
tèrent des religieuses.
Mais ensuite, selon toute vraisemblance, on exploita le mouve-
ment : on lui donna une grande scène, une occasion solennelle.
C'était le plan de la cour de compromettre , autant qu'il était pos-
sible, la Révolution devant la population catholique du royaume,
devant l'Europe. Les non-conformistes louèrent de la municipalité
une église dans le lieu le plus passant de Paris, sur le quai des
Théatins; là ils devaient faire leurs pâques. La foule s'y porta,
comme on pouvait aisément le prévoir, attendit, fermenta dans
cette attente , menaça ceux qui viendraient. Le défi anime et excite;
deux femmes se présentèrent, furent bi*utalement fouettées. On
attacha deux balais sur la porte de l'église. L'autorité les enleva,
mais ne put disperser la foule. Sieyès réclama en vain dans l'As-
semblée les droits de la liberté religieuse. Le peuple, tout entier
au sentiment de ses misères, s'obstinait à n'y voir qu'une ques-
tion politique; le prêtre rebelle et ses fauteurs lui apparaissaient,
non sans cause, comme souillant ici l'étincelle qui devait allumer
l'Ouest, le Midi, le monde peut-être.
Avignon et le Gomtat offraient déjà une atroce miniature de
nos guerres civiles imminentes. La première, fortifiée de tout ce
cpi'il y avait d'ardents révolutionnaires à Nîmes, Arles, Orange,
guerroyait contre Garpentras, le siège de l'aristocratie. Guerre
barbare des deux côtés, de vieilles rancunes envenimées, de fu-
reurs nouvelles, moins une guerre qu'une scène horriblement
variée d'embûches et d'assassinats. Les lenteurs de l'Assemblée
nationale y étaient pour beaucoup, on devait l'en accuser, et la
fatale proposition de Mirabeau d'ajourner la décision. Elle n'arriva
que le 4 mai, et encore ne décida rien. L'Assemblée déclarait
qu'Avignon ne faisait point partie intégrante de la France, sans
n. là
210 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.
toutefois que la France renonçât à ses droits. — Ce qui revenait à
dire : « L'Assemblée juge qu'Avignon n'appartient pas , sans nier
qu'elle appartienne. »
Le même jour, 4 mai, se répand dans Paris un bref du pape,
une sorte de déclaration de guerre contre la Révolution. Il s'y ré-
pand en injures contre la constitution française , déclare nulles les
élections de curés et évêques, leur défend d'administrer les sacre-
ments. Une société patriotique, pour rendre insulte pour insulte,
jugea le lendemain le pape au Palais-Royal et brûla son manne-
quin. Aux termes du même jugement, le journal bien-aimé des
prêtres, celui de l'abbé Royou, fut brûlé aussi, après avoir été
préalablement mis dans le ruisseau.
Le pape a fait du chemin depuis le xiv*^ siècle. Au soufflet de
Boniface VIII , le monde tressaillit d'horreur. La bidle , brûlée par
Luther, l'agita profondément encore. Ici le pape et Royou finissent
paisiblement ensemble, sans que personne y prenne garde, exé-
cutés au ruisseau de la rue Saint-Honoré.
Autant le pape recule, autant son adversaire avance. Cet adver-
saire immortel (qui n'est autre que la raison) , quelque déguise^
ment qu'il prenne, jurisconsulte en i3oo, théologien en i5oo,
philosophe au dernier siècle, il triomphe en 1791. La France,
dès qu'elle peut parler, rend grâce à Voltaire. L'Assemblée natio-
nale décrète au glorieux libérateiu' de la pensée religieuse les hon-
neurs de la victoire. Elle est gagnée, il a vaincu; qu'il triomphe
maintenant, qu'il revienne dans son Paris, dans sa capitale, ce roi
de l'esprit. L'exilé, le fugitif, qui n'eut point de lieu ici-bas, qui
vécut entre trois royaumes, osant à peine poser l'aile, comme
l'oiseau qui n'a pas de nid, qu'il vienne dormir en paix dans l'em-
brassement de la France î
Mort cruelle! il n'avait revu Paris, cette foule idolâtre, ce
peuple qui l'avait compris, que pour s'en arracher avec plus de
déchirement I Poursuivi sur son lit de mort, même après la mort
banni, enlevé la nuit par les siens, le 3o mai 1778, caché dans
une tombe obscure, son retour est décrété le 3o mai 1791.
LIVRE IV. — CHAPITRE XI. 211
n reviendra, mais de jour, au grand soleil de la justice, porté
triomphalement sur les épaules du peuple, au temple du Pan-
théon.
Pour comhle, il verra la chute de ceux qui le proscrivirent.
Voltaire vient; prêtres et rois s'en vont. Son retour est décrété,
par un remarquable à-propos, lorsque les prêtres, surmontant les
indécisions de Louis XVI, ses scrupules, vont le pousser à Va-
rennes, à la trahison, à la honte. Comment, pour ce grand spec-
tacle , nous passerions-nous de Voltaire ? Il faut qu'il vienne voir à
Pai'is la déroute de Tartufe. Il est le héros de la fête. Au moment
où le prètie laisse sa trame ténébreuse éclater au jour, Voltaire ne
peut manquer de sortir aussi du caveau. Averti par Taudacieuse
révélation de Tartufe, il se révèle en même temps, passe la tête
hors du sépulcre, et dit à l'autre, avec ce rire formidal)le auquel
croulent les temples et les trônes : « Nous sommes inséparables ; tu
parais, je parais aussi. »
U.
212 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
CHAPITRE XIL
PRÉCÉDENTS DE LA FLITE DU ROI.
Louis XV préoccupé du portrait de Charles I", Louis XVI de l'histoire de Charles I"
et de Jacques II. — Louis XVI craint toutes les puissances, ne veut point quitter
le royaume. — L'Europe est ravie de voir la France divisée. — La Russie et la
Suède encouragent l'évasion. — L'Autriche en donne le plan, octobre 1790. —
Le projet eut d'abord une apparence française, puis devint tout étranger. — Le
Roi, étranger par sa mère; indifférent, comme chrétien, à la nationalité. — Le
Roi blessé dans ses nobles et ses prêtres, février-mai 1791. — Duplicité du Roi
et de la Reine; ils trompent tout le monde. — Toute la famille royale, spéciale-
ment la Reine, contribue à la perte du Roi. — Préparatifs imprudents de la
fuite du Roi, mars-mai 1791. *
Je ne puis visiter le musée du Louvre sans m'arrêter et rêver,
souvent longtemps malgré moi, devant le Charles l" de van Dyck.
Ce tableau contient à la fois l'histoire d'Angleterre et celle de
France. Il a eu sur nos affaires une influence directe qu'ont rare-
ment les œuvres d'art. Le grand peintre, à son insu, y mit le des-
tin de deux monarchies.
L'histoire du tableau lui-même est curieuse. Il faut la prendre
un peu haut, dire comment il vint en France.
Lorsque le ministère Aiguillon- Maupeou voulut décider
Louis XV à briser le Parlement, il y avait une opération préalable
à faire , rendre au vieux roi usé la faculté de vouloir, en refaire un
homme. Pour cela, il fallait fermer le sérail où il s'éteignait, lui
faire accepter une maîtresse , le réduire à une femme ; rien n'était
plus difficile. Il fallait que cette maîtresse, fille folle, hardie, amu-
sante , mît les autres à la porte ; qu'elle n'eût pas trop d'esprit , ne
fît pas la Pompadour, mais qu'elle eût assez d'esprit pour répéter à
toute heure une leçon bien apprise.
M™*' du Barry, c'est son nom, joua son rôle à merveille. Cette
singulière Egérie , lui soufflant la royauté la nuit et le jour, n'eût
LIVRE IV. — CHAPITRE XII. 213
pas réussi pourtant avec un tel homme, si, à l'appui des paroles,
elle n'eût appelé le secours des yeux, rendu sensible et vi.sihle la
leçon qu'elle répétait. On acheta pour elle, en Angleterre, le ta-
bleau de van Dyck , sous le prétexte étrange que , le page qu'on y
voit s'appelant Barry, c'était pour elle un tableau de famille. Cette
grande toile, digne de respect, et comme œuvre du génie et
comme monument des tragédies du destin , fut établie , chose in-
digne, au l)Oudoir de cette fdle, dut entendre ses éclats de rire,
voir ses ébats effrontés. Elle prenait le Roi par le cou, et, lui
montrant Charles I" : « Vois-tu, La France (c'est ainsi qu'elle appe-
lait Louis XV .'^j, voilà un roi à qui on a coupé le cou, parce qu'il
a été faible poiu* son parlement. Va donc ménager le tien! »
Dans ce petit appartement très bas (une suite de mansardes
qu'on voit encore dans les combles de Versailles), le grand tableau,
vu si près, de plain-pied, face à face, eût été d'un effet pénible
pour un homme moins fini de cœur et de sens moins amortis. Nul
autre que Louis XV n'eût porté, sans en souffrir, ce triste et noble
regard où se voit une révolution tout entière, cet œil, plein de
fatalité , qui vous entre dans les yeux.
On se rappelle que le grand maître, par une sorte de divina-
tion, a d'avance peint Charles l^' comme aux derniers jours de sa
fuite ; vous le voyez sinrvple cavalier, en campagne contre les têtes
rondes. 11 semble que , de proche en proche , il est acculé à la mer.
On la voit là solitaire, inhospitalière. Ce roi des mers, ce lord des
îles, a la mer pour ennemie ; devant lui, l'Océan sauvage; derrière
l'attend l'échafaud.
Ce tableau mélancolique, placé, sous Louis XVI, aux apparte-
ments du Roi , dut le suivre à Paris avec le mobilier de Versailles.
Nul autre ne pouvait faire plus d'impression sur lui ; il était fort
préoccupé de l'histoire d'Angleterre , et très spécialement de celle
de Charles I". Il lisait assidûment Hume et autres historiens an-
glais dans leur langue. Il en avait retenu ceci, que Charles I" avait
été mis à mort pour avoir fait la guerre à son peuple et que
Jacques II avait été déclaré déchu pour avoir délaissé son peuple.
îlft HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
S'il y avait une idée arrêtée en lui , c'était de ne point s'attirer le
sort ni de l'un ni de l'autre , de ne point tirer l'épée , de ne point
quitter le sol de la France. Indécis dans ses paroles, lent à se ré-
soudre, il était très obstiné dans les idées qu'il avait conçues une
fois. Nulle influence , pas même celle de la Reine , n'eût pu le tirer
de là. Cette résolution de ne point agir, de ne point se compro-
mettre, allait parfaitement d'ailleurs à son inertie naturelle. Il était
fort indisposé contre les émigrés qui remuaient sur la frontière,
criaient, menaçaient, faisaient blanc de leur épée, sans s'inquiéter
s'ils aggravaient la position du Roi , dont ils se disaient les amis.
En décembre 1790, leur conseil se tenant à Turin, le prince de
Condé proposait d'entrer en France et de marcher sur Lyon,
« quoi qu'il pût arriver au Roi ».
Louis XVI avait de plus un autre scrupule pom' faire la guerre.
C'était la nécessité de s'aider de l'étranger. Il connaissait très bien
l'état de l'Europe, les vues intéressées des puissances. Il voyait
l'esprit intrigant , ambitieux de la Prusse , qui , se croyant jeune ,
forte, très militaire, poussait partout au trouble pour trouver
quelque chose à prendre. Dès 1 789, la Prusse était là, qui offrait
à Louis XVI d'entrer avec cent mille hommes. D'autre part , le ma-
chiavélisme de l'Autriche ne lui était pas moins suspect; il n'ai-
mait pas ce Janus à deux faces : dévot, philosophe. C'était pour
lui une tradition paternelle et maternelle ; sa mère était de la mai-
son de Saxe; son père, le dauphin, crut mourir empoisonné par
Choiseul , ministre lorrain , créature de Lorraine-Autriche , élevé
par Marie-Thérèse, et qui maria Louis XVI à une Autrichienne.
Quoique tendrement attaché à la Reine, il devenait fort défiant
quand elle parlait de recourir à la protection de son frère Léo-
pold.
La Reine n'avait nulle autre chance. Elle craignait extrêmement
les émigrés. Elle n'ignorait pas qu'ils agitaient la question de dé-
poser Louis XVI et de nommer un régent. Elle voyait près du
comte d'Artois son plus cruel ennemi , M. de Calonne , qui , de sa
main, avait annoté, corrigé le pamphlet de M"* de Lamotte
LIVRE IV. — CHAPITRE XII. 215
contre elle dans la vilaine affaire du Collier. Elle avait à craindre
plus de ce côté que de la Révolution. La Révolution, n'en voulant
qu'à la Reine, ne lui eût pris que la tète; mais Galonné eût pu
faire faire le procès à la femme, à l'épouse, la déshonorer peut-
être juridiquement, l'enfermer.
Elle se tint, sans variation, au plan des hommes de l'Autriche,
Mercy et Breteuil. Elle amusa Mirabeau, puis Lameth, Barnave,
pour gagner le temps. Il en fallait pour que l'Autriche sortît de ses
embarras de Brabant, de Turquie et de Hongrie. 11 en fallait pour
que Louis XVI, travaillé habilement par le clergé, fît céder ses
scrupules de Roi aux scrupules de chrétien, de dévot. L'idée d'un
devoir supérieur pouvait seide le faire manquer à ce qu'il croyait
un devoir. .
Le Roi, s'il l'eût voulu, pouvait fort aisément partir seul, sans
suite, à cheval. C'était l'avis de Clermont-Tonnerre. Ce n'était
nullement celui de la Reine. Elle ne craignait rien tant au monde
que d'être un moment sépai'ée du Roi. Peut-être aurait-il cédé aux
insinuations de ses frères contre elle. Elle profita de l'émotion qu'il
eut au () octobre, lorsqu'il crut qu'elle avait été si près de périr;
pleurante , elle lui fit jurer qu'il ne partirait jamais seul , qu'ils ne
s'en iraient qu'ensemble, échapperaient ou périraient ensemble.
Elle ne voulait même pas qu'ils partissent, au même moment, par
des routes différentes.
Louis XVI refusa, au printemps de 1 790, les offres qu'on fit de
l'enlever. Il ne profita pas, pour fuir, du séjour à Saint-Cloud qu'il
fil dans la même année; il y avait toute facilité, allant tous les jours
à cheval ou en voiture, et à plusieurs lieues. Il ne voulait laisser
personne, ni la Reine, ni le dauphin, ni Madame Elisabeth, ni
Mesdames. La Reine ne pouvait se décider non plus à laisser telle
dame confidente, telle femme qui avait ses secrets. On ne voulait
partir qu'en masse, en troupe, en corps d'armée.
Dans l'été de 1790, l'affaire du serment des prêtres troublant
fort la conscience du Roi, on le poussa à la démarche d'écrire aux
puissances et de protester. Le 6 octobre 1790, il envoya une
216 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.
première protestation à une cour parente, à son cousin, le roi d'Es-
pagne, celui de tous les princes dont il se défiait le moins. Puis
il écrivit à l'Empereur, à la Russie, à la Suède; en dernier lieu, le
3 décembre, il s'adressa à la puissance qui lui était la plus sus-
pecte , ayant voulu tout d'abord se mêler des affaires de France ; je
parle de la Prusse. Il demandait à tous «un congrès européen,
appuyé d'une force armée » , sans expliquer s'il voulait que cette
force fût active contre la Révolution (Hardenberg, I, io3).
Les rois n'avaient généralement point de hâte. Le Nord bran-
lait. La révolution de Pologne était imminente; elle éclata au prin-
temps (3 mai) et prépara un nouveau démembrement. Les autres
Etats destinés à être absorbés tôt ou tard , la Turquie , la Suède ,
étaient ajournés. Mais déjà Liège et le Brabant venaient d'être dé-
vorés. Le tour de la France arrivait, dès qu'elle serait assez mûre.
«Les rois, dit Camille Desmoulins, ayant goûté du sang des
peuples, ne s'arrêteront pas aisément. On sait que les chevaux de
Diomède , ayant une fois mangé de la chair humaine , ne voulurent
plus rien autre chose. »
Seulement il fallait que la France devînt mûre et tendre , avant
d'y mettre la dent, qu'elle s'affaiblît, se mortifiât par la guerre
civile. On l'y encourageait fort. La grande Catherine écrivait à la
Reine, pour l'animer à la résistance, cette parole qui vise au su-
blime : « Les rois doivent suivre leiu marche sans s'inquiéter des
cris du peuple , comme la lune suit son cours sans être arrêtée par
les aboiements des chiens. » Imitation burlesque de Lefranc de
Pompignan , ici d'autant plus ridicule que , pour suivre la compa-
raison, la lune se trouvait très réellement arrêtée.
Pour la tirer de cette éclipse, l'excellente Catherine animait
toute l'Europe, agissait énergiquement de la plume et de la langue.
Si elle pouvait, en effet, par la délivrance du Roi, déchaîner la
guerre civile, puis mettre tous les rois aux prises sur le cadavre de
la France, combien lui serait-il facile, assise dans son charnier du
Nord, de boire le sang de la Pologne, d'en sucer les os?. . .
Quand l'évasion fut tentée, ce fut le ministre de Russie qui se
LIVRE IV. — CHAPITRE XII. 217
chargea de faire donner à la Reine un passeport de dame russe.
Catherine n'envoyait nul secours; mais elle trouvait très bon que
Gustave III, le petit roi de Suède (ffu'elle venait de battre, et
maintenant son ami) , roi d'esprit inquiet, romanesque , aventureux ,
cherchât son aventure à Aix, à la porte de la France. Là, sous pré-
texte des eaux, il devait attendre la belle Reine fuyant avec son
époux, offrir son invincible épée, et, sans intérêt, enseigner au
bon Louis XVI comment on refait les trônes.
L'Autriche, en possession, depuis Choiseul, depuis le mariage
de Louis XVI, de l'alliance française, avait un intérêt bien plus
direct à l'évasion du Roi. Seulement, pour que la jalouse Prusse et
la jalouse Angleterre laissassent intervenir, il fallait non seulement
que Louis XVI se remît positivement à l'Autriche, mais qu'un
grand parti se déclarant pour lui, un puissant noyau royaliste
se formant à l'Est, l'Autriche fût, comme malgié elle, obligée,
sommée par la France. La guerre civile commencée , c'était la con-
dition expresse que notre fidèle allié mettait à l'intervention.
Dès octobre 1790, les conseillers de la Reine , les deux hommes
de l'Autriche, Mercy etBreteuil, insistèrent pour l'évasion. Breteuil
envoya de Suisse un évoque avec son plan, conforme à celui que
Léopold envoya plus tard; mais ni la Reine ni l'évèque ne crurent
prudent de parler au Roi les premiers du plan autrichien. La
Reine le lui fit présenter par un homme à elle, intimement lié
avec elle dans ses beaux jours et resté très dévoué, un officier
suédois, M. de Fersen. Pour ne point effrayer le Roi, on lui parlait
simplement de se réfugier auprès de M. de Bouille, au sein des
régiments fidèles qui venaient de montrer tant de vigueur à Nancy,
dans la proximité de la frontière autrichienne, à portée des secours
de son beau-frère Léopold. Le Roi écouta, fut muet.
La Reine survint alors, appuya, pressa, obtint à la longue
{23 octobre 1790) un pouvoir général de traiter avec l'étran-
ger, pouvoir donné par le Roi à Breteuil, l'homme de la Reine;
\ étranger, dès lors, ne devait plus être l'Europe, mais spécialement
l'Autriche. M. de Bouille, averti, conseillait au Roi de se rendre
218 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
de préférence à Besançon, à portée du secours des Suisses, assuré
par les capitulations et d'ailleurs moins compromettant que celui
d'aucune puissance. Ce n'était pas là le compte des conseillers
autrichiens. On insista pour Montmédy, à 2 lieues des terres d'Au-
triche.
Pour s'entendre définitivement, M. de Bouille envoya en dé-
cembre l'un de ses fils, Louis de Bouille, qui, conduit par l'évê-
que, entremetteur primitif de cette affaire, alla de nuit s'aboucher
avec Fersen dans une maison fort retirée du faubourg Saint-Honoré.
Le jeune Bouille était bien jeune, n'ayant que vingt et un ans;
Fersen était infiniment dévoué, mais distrait, oublieux, ce semble,
on en jugera tout à l'heure. Ce furent pourtant ces deux personnes
qui eurent en main et réglèrent le destin de la monarchie.
M. de Bouille, connaissant la cour et sachant qu'on poiu*rait
fort bien le désavouer, si la chose tournait mal, avait exigé du
Roi qu'il écrivît une lettre détaillée pour l'autoriser, laquelle pas-
serait sous les yeux de son fils qui en tirerait copie. Chose grave,
chose périlleuse. Le Roi écrivait et signait un mot qui, deux ans
après, devait le mener à la mort : «Il faut s'assurer, avant tout,
des secours de l'étranger. »
En octobre , le Roi , dans la première approbation qu'il donnait
au projet, disait seulement qu'il comptait sur les dispositions favo-
rables de l'Empereur et de l'Espagne. En décembre, il veut leurs
secours.
Le projet d'abord avait eu une apparence française. Le succès
de M. de Bouille à Nancy avait donné l'espoir qu'un grand parti,
et dans l'armée et dans la garde nationale, se prononcerait pour
le Roi, que la France serait divisée : il suffisait alors à M. de
Bouille que l'Autrichien fit une démonstration extérieure, seule-
ment pour donner prétexte de réunir des régiments; à mesure
un fait se déclara qui changeait la face des choses, l'unanimité de
la France.
L'affaire devint tout étrangère. M. de Bouille avoue qu'il avait
besoin de troupes allemandes pour contenir le peu qui lui restait
LIVRE ÏV. — CHAPITRE XII. 219
de Français. // exigeait, dit son fils, le secours des étrangers.
A Paris, l'évasion fut tramée chez un Portugais, dirigée par un
Suédois; la voiture qui y servit fut cachée chez un Anglais.
Ainsi, dans ses moindres détails, comme dans ses circonstances
les plus importantes, TafTaire apparaît et fut une conspiration
étrangère, l'étranger déjà au cœur du royaume, nous faisant la
guerre par le Roi. Et le Roi même, la Reine, qu'étaient- ils .'^
Etrangers tous deux par leurs mères : lui , né Bourbon-5flxon ; elle ,
née horraJne-Autriche.
Les souverains en général, en qui les peuples cherchent les
gardiens de leur nationalité, se trouvent ainsi, par leurs paren-
tés et mariages, moins nationaux qu'Européens, ayant souvent à
l'étranger leurs relations les plus chères, leuis amitiés, leurs amours.
Il est peu de rois qui, en bataille contre un roi, ne se trouvent
avoir en face un cousin, neveu, beau-frère, etc. Ces rapports, qui,
en justice, obligent les hommes à se récuser, ne sont-ils pas des
causes de suspicion légitime dans cette suprême justice des nations
qui se plaide en diplomatie ou se tranche par l'épée.^
L'homme sous lequel la marine française s'était relevée contre
l'Angleterre n'était certes pas un roi étranger de sentiment; il l'était
de race. L'Allemand était son parent, l'Espagnol était son parent.
S'il avait quelque scrupule d'appeler l'Autriche, il le combattait
par l'idée qu'il appelait en même temps le roi d'Espagne son cousin.
Il était encore étranger, par un sentiment extérieur (supérieur
à ses yeux) à toute nationalité : étranger de religion. Pour le chré-
tien, la patrie est une chose secondaire. Sa vraie, sa grande pa-
trie, est l'Eglise, dont tout royaume est province. Le Roi très chré-
tien, oint par les prêtres au sacre de Reims, lié par le serment
du sacre et n'en étant point délié, jugeait nul tout autre ser-
ment. Quoiqu'il connût très bien les prêtres et ne les eût pas tou-
jours écoutés, ici il les consulta; l'évêque de Clermont le confirma
dans l'idée que l'atteinte aux biens ecclésiastiques était sacrilège
(mars 1790.^), le pape dans l'horreur que lui inspirait la consti-
tution civile du clergé (septembre 1790). L'évêque dePamierslui
220 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.
apporta le plan d'évasion (octobre), et la nécessité où il fut de
sanctionner le décret du serment des prêtres (26 décembre) leva
en lui tous scrupules. Le chrétien tua le Roi , le Français.
Sa faible et trouble conscience se repaissait de deux idées,
celles dont nous avons parlé au commencement de ce chapitre :
1** il croyait ne pas imiter Jacques II, ne pas quitter le royaume;
2° ne pas imiter Charles P', ne point faire la guerre à son peuple.
— Ces deux points évités, ceux que l'histoire d'Angleterre lui
avait mis dans l'esprit, il ne craignait rien au monde, se reposant
tacitement sur la vieille superstition qui a enhardi les rois à tant de
démarches coupables : «Que m'arriverait-il , après tout.»^ Je suis
l'oint de Dieu. »
Il écrivit dans la lettre qu'exigeait Bouille qu'à aucun prix il ne
voulait mettre le pied hors du royaume (pas même pour y rentrer
à l'instant par une autre frontière), qu'il tenait absolument à n'en
point sortir.
Les rois ont une religion spéciale; ils sont dévots à la royauté.
Leur personne est une hostie, leur palais est le Saint des saints,
leurs serviteurs et domestiques ont un caractère sacré et quasi
sacerdotal. Louis XVI fut sensiblement blessé dans cette religion
par la scène qui eut lieu aux Tuileries, le 28 février au soir. La-
fayette, à la tète de la garde nationale, venait de comprimer
l'émeute de Vincennes et restait convaincu qu'elle était l'œuvre du
château. Il revient aux Tuileries et les trouve pleines de gentils-
hommes armés, qui sont là sans pouvoir expliquer la cause de
leur rassemblement. La garde nationale, émue encore et de très
mauvaise humeur, ne montra pas pour ces nobles seigneurs les
égards que des gens de leur sorte se croyaient en droit d'attendre.
On leur ôta leiu'S épées, leurs pistolets, leurs poignards, on les
baptisa d'un nom qui reviendra plus d'une fois dans la Révolution,
chevaliers du poignard; désarmés, sortant un à un, parmi les huées,
quelques-uns d'entre eux reçurent de la brutalité des bourgeois
armés quelques corrections fraternelles.
Louis XVI, le cœur bien gros pour ce défaut de respect, fut
LIVRE IV. — CHAPITRE XII. 221
infiniment plus sensible encore à l'expulsion des prêtres non asser-
mentés, qui, au printemps, durent quitter leurs églises. Il en reçut
un grand nombre dans les maisons royales, dans les Tuileries. Il ne
connaissait rien aux intrigues du clergé, ne voyait point en lui ce
qu'il était, l'organisateur de la guerre civile; il oubliait entière-
ment la question politique , réduisait tout à celle de la tolérance
religieuse. Chose remarquable, des politiques même, des philo-
sophes, nullement chrétiens, Sieyès, Raynal, en jugeaient ainsi;
leurs réclamations pour les prêtres durent confirmer Louis XVI
dans son opposition au mouvement révolutionnaire. Lui, qui avait
accordé la tolérance aux protestants , comment n'en jouissait-il pas
au sein de son propre palais?. . . Il se crut libre de tout serment,
dégagé de tout devoir. Contre la Révolution , il crut voir la raison
et Dieu.
Qu'il le voulût ou non, d'ailleurs, la contre-révolution n'allait-
elle pas s'opérer."^ Son frère, le comte d'Artois, était aloi's à Man-
toue, auprès de l'empereur Léopold, avec les ambassadeurs d'An-
gleterre et de Prusse (mai 1791). C'était, en réalité, un congrès
où Ton traitait les affaires de France. Si le Roi n'agissait pas, on
allait agir sans lui. Il ne tenait pas grande place dans le plan du
comte d'Artois; ce plan belliqueux, arrangé par son factotum
Calonne, supposait que cinq armées, de cinq nations différentes,
entraient en France en même temps. Nul obstacle : le jeune prince,
sans autre retard que les harangues obligées aux portes des villes ,
menait gaiement toute l'Europe souper à Paris. Il était, dans cette
Iliade, TAgamemnon, le roi des rois, il faisait grâce et justice,
régnait ... Et le Roi ? Il n'en aurait que plus de temps pour la
messe et pour la chasse. Et la Reine ? Renvoyée en Autriche ou au
couvent.
Léopold , à ce roman , répondait par un roman , qu'au 1 " juillet ,
sans faute , les armées seraient exactes au rendez-vous sur la fron-
tière. Seulement il témoignait répugnance pour les faire entrer
en France. Quand même il eût eu réellement l'idée de faire quelque
chose, sa sœui' l'en aurait empêché; elle lui écrivait, de Paris, de
222 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
n*avoir pas la moindre confiance dans Galonné. Et, en même temps,
le Roi et la Reine faisaient dire au comte d'Artois c{u'lls se fiaient
à Galonné et Tautorisaienl à traiter pour eux (^^.
Toutes les démarches du Roi et de la Reine, à cette époque,
sont doubles, contradictoires.
Ainsi ils font faire à Lafayette (par le jeune Bouille, son cousin)
des offres illimitées, s'il veut aider au rétablissement du pouvoir
royal (décembre ou janvier). Et, presque en même temps, ils
assurent au comte d'Artois qu'ils connaissent Lafayette « pour un
scélérat et un factieux fanatique en qui on ne peut avoir aucune
confiance» (mars 1791).
Ainsi, au moment même où le Roi, par sa tentative de sortir
des Tuileries (18 avril), vient de constater, devant l'Europe, sa
non-liberté, il approuve une lettre que fort étom'diment ont rédigée
les Lameth, dans laquelle on lui fait dire qu'il est parfaitement
libre (28 avril). Montmorin représenta en vain l'invraisemblance
de la chose. Le Roi insista. Le ministre dut communiquer à l'As-
semblée cette pièce unique, où il notifiait aux cours étrangères
les sentiments révolutionnaires de Louis XVL Dans cette lettre
ridicule, le Roi, parlant de lui-même en style jacobin, disait qu'il
n'était que le premier fonctionnaire public, qu'il était libre, et
librement avait adopté la constitution, quelle faisait son bonheur, etc.
Ce langage tout nouveau, où chacun sentait le mensonge, cette
voix fausse qui détonnait, firent au Roi un tort incroyable; ce
qu'on avait encore d'attachement pom^ lui ne résista pas au mépris
qu'inspirait sa duplicité.
Tout le monde jugeait qu'en même temps il écrivait un démenti.
Et cela était exact. Le Roi trompait Montmorin, qui trompait
Lameth (comme auparavant Mirabeau); il fit dire en Prusse, en
^') Voir les lettres de Léopold et de térons la demande de huit mille ou
la Reine, publiées dans la Revue rétro- dix mille hommes ,• etc. (i"juin 1791.)
spective, en i833 , tomes I et II de la se- On peut voir aussi les lettres de la Reine
conde série (d'après les originaux, aux publiées par Arnetli, d'après les Ar-
Arcliives du royaume) : « Nous vous réi- chives de Vienne.
LIVRE IV. — CHAPITRE XIÏ. 225
Autriche , que toute démarche , toute parole en faveur de la consti-
tion devait être prise en sens opposé» et que oui voulait dire non.
Le Roi avait reçu une éducation royale de M. ]de la Vauguyon ,
le chef du parti jésuite; son honnêteté naturelle avait repris le
dessus dans les circonstances ordinaires; mais, dans cette crise où
la religion et la royauté se trouvaient en jeu, le jésuite reparut.
Trop dévot pour avoir le moindre scrupule d'honneur cheva-
leresque et croyant que celui qui trompe pour le bien ne peut
trop tromper, il dépassait la mesure et ne trompait pas du tout
L'Autriche ne semble pas avoir cru plus que la Fi'ance à la
bonne foi de Louis XVI. Et peut-être, en effet, restait-il assez bon
Français pour vouloir tromper l'Autriche en profitant de ses se-
cours. Il lui demandait seulement une dizaine de mille hommes,
force insignifiante et d'ailleurs fort balancée par une armée espa-
gnole, par les vingt-cinq mille Suisses que les capitulations les
obligeaient de fournir sur la réquisition du Roi. Aussi les Autri-
chiens ne se pressaient nullement; ils attendaient, alléguaient les
oppositions de la Prusse et de l'Angleterre; il ne leur convenait
point de venir ainsi gratis, et seulement pour la montre, comme
figurants de comédie, pour enhardir, rallier les royalistes, pour
créer au Roi une force; ils lui demandaient, au contraire, de
prouver (ju'il en avait une , de commencer la guerre civile. Pour les
décider à prendre sur eux le poids d'une telle affaire, il fallait les
intéresser; si le Roi eût offert l'Alsace, quelques places au moins,
son beau-frère, le sensible Léopold, am'ait, malgré ses embarras,
agi plus efficacement.
Telle était la situation de ce triste Louis XVI, et ce qui fait
qu'on en a pitié, quoiqu'il trompât tout le monde. Il n'avait rien
de sûr, ni au dehors, ni au dedans, ni dans sa famille même. Il ne
trouva en elle qu'égoïsme. Loin qu'elle lui fut un soutien, elle
contribua singulièrement à sa perte.
Ses tantes y contribuèrent , ayant hâte de partir avant lui , sou-
levant ainsi la terrible discussion du droit d'émigrer, diminuant
d'autant pour le Roi les chances de l'évasion.
22a HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
Monsieur y contribua. Il donna lieu au Roi de craindre qu'il ne
partît seul, ce qui eût été pour Louis XVI un danger réel. Monsieur
était fort suspect. Il avait essayé d'enlever le Roi par Favras, sans
avoir son consentement. Beaucoup parlaient de le faire régent,
lieutenant général, roi provisoire, dans la captivité du Roi.
Mais personne ne contribua plus directement que la Reine à la
perte de Louis XVI.
Craignant à l'excès la séparation, se tenant au Roi, se seiTant à
lui , voulant partir ensemble et avec tous les siens , elle lui rendit
la fuite presque impossible.
Une préoccupation excessive de la sûreté de la Reine fit que
M. de Mercy, ambassadeur d'Autricbe, exigea, contre le bon sens,
contre l'avis de M. de Bouille , qu'une suite de détachements serait
échelonnée sur la route qu'elle devait parcourir; précaution très
propre à inquiéter, avertir, ameuter les populations, très insuffi-
sante pour contenir les masses d'un peuple armé , très inutile pour
le Roi , qui personnellement n'était point du tout haï. On a vu plus
haut, naïvement exprimée par un journal, l'opinion réelle du
peuple : « Que Louis XVI pleurait à chaudes larmes des sottises
que lui faisait faire l'Autrichienne. » Même reconnu, il eût passé;
peu de gens auraient eu le cœur de mettre la main sur lui. Mais
la vue seule de la Reine réveillait toutes les craintes , faisait sentir,
même aux royalistes, le danger de la laisser conduire ainsi le Roi
de France aux armées de l'étranger.
La Reine influa encore d'une manière très funeste sur l'exécution
du projet en choisissant pour agents non les plus capables, mais
les plus dévoués à sa personne, ou les clients de sa famille, son
fidèle M. de Fersen , son secrétaire Goguelat , qu'elle avait employé
pour des missions fort secrètes près d'Esterhazy et autres, enfin
le jeune Choiseul, d'une famille chère à l'Autriche, jeune homme
aimable, plein de cœur, d'une très gi'ande fortune, qui se faisait
une fête de recevoir la Reine royalement dans sa Lorraine, plus
propre à la bien recevoir qu'à la sauver ou la conduire. M. de
Bouille voulut évidemment plaire à la Reine en confiant à ce jeune
LIVRE IV. — CHAPITRE XII. 225
homme un des rôles les plus impoilants dans rafTaire de i'évîi-
sion.
Ce voyage de Varennes fut un miracle d'imprudence ('^. 11 sullil
de bien poser ce que le bon sens voulait, puis de prendre le con-
traire; en suivant cette méthode, si tous les Mémoires périssaient,
on retrouverait Thistoire.
D'abord, deux ou trois mois d'avance, la Reine, comme pour
avertir du départ, fait commander un trousseau pour elle, pour
ses enfants. Puis elle fait commander un magnifique nécessaire de
voyage, semblable à celui qu'elle avait déjà, meuble compliqué
qui contenait tout ce qu'on eût désiré pour un voyage autour du
globe. Puis, au lieu de prendre une voilure ordinaire peu appa-
rente, elle chargea Fersen de faire construire une vaste et capace
berline, où l'on puisse, devant et derrière, ajuster, échafauder
malles, vaches, boîtes, tout ce qui fait regarder une voiture sur
une route. Ce n'est pas tout, la voiture sera suivie d'une autre où
l'on emmènera les femmes. Devant, derrièi-e , galoperont trois gardes
du corps en couriiers, vestes neuves d'un jaune éclatant, propres
à attirer les yeux, à faire croire, tout au moins par la couleur, que
ce sont des gens du prince de Gondé, du général des émigrés!...
Ces hommes apparemment sont des hommes bien préparés; non,
ils n'ont jamais fait la route. Ces gardes apparenunent sont des
hommes déteiminés, armés jusqu'aux dents; ils n'ont que de petits
couteaux de chasse. Le Roi les avait avertis qu'ils trouveraient des
armes dans la voiture. Mais Fersen, l'homme de la Reine, craignant
sans doute pour elle les dangers d'une résistance armée, a juste-
ment oul)lié les armes.
Tout cela, c'est le ridicule de l'imprévoyance. Mais voici le
triste, l'ignoble. Le Roi se laisse habiller en valet; il s'affuble d'un
habit gris et d'une petite perruque. C'est le valet de chambre
'"' Monsieur, tout au contraire, fut un jeune Gascon, d'Avaray, qui l'eni-
sauvé très liabileinent. M"* de Balbi, mena dans un mauvais cabriolet, li passa
femme d'esprit (sa maîtresse , s'il eût pu seul, et Madame par une autre route,
en avoir une), le décida à se confier à [fielation d'un voyatje à Coblentz , i8-j3.)
II. i5
226 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
Durand. Ce détail humiliant est dans le naïf récit de Madame
d'Angoulème; on le trouve aussi constaté dans le passeport donné
à la Reine, et à M"*"* de Tourzel, comme dame russe, baronne de
Korir. Ainsi, chose inconvenante, cpii elle seule révélait tout, cette
danie est si intime avec son valet de chambre qu'elle le met dans
sa voiture, en face d'elle, et genoux contre genoux.
Pitoyable métamorphose I Que le voilà bien caché ! et qui le
reconnaîtrait ! . . . Disons mieux , maintenant qui voudra le recon-
naître ? La France ? Non , à coup sur. Si elle le voit ainsi , elle dé-
tournera les yeux.
«Vous mettrez, dit Louis XVI, dans la caisse de la voiture
riiabit rouge brodé d'or que je portais à Cherbourg ...» Ce qu'il
cache ainsi dans les coffres aurait été sa défense. L'habit du jom'
où le roi de France apparut contre l'Angleterre au milieu de sa
marine valait mieux pour le sacrer que la sainte ampoule de Reims.
Qui eût osé l'arrêter, si, écartant ses vêtements, il eût montré
cet habit .\ . . Il aurait dû le garder, ou plutôt garder le cœur
français, comme il l'eut alors.
LIVRE IV. — CHAPITRE XIII. 227
CHAPITRE XIII.
FUITE DU ROI À VARBNNES (20-21 JUIN 1791).
Le Roi , cil partant , livrait ses amis à la mort. — Confiance et crédulité de Lafayette
et Bailiy. — Imprudences du départ, ao juin 1791. — Le Roi devait passer sur
terre autrichienne. — Danger de la France. — Vengeances probables ; Théroigne
déjà arrêtée. — La France veille sur elle-même ; la route se surveille. — Le Roi
poursuivi, ai juin 1791; retardé à l'entrée de Varennes, arrêté. — Les habi-
tants des campagnes affluent à Varennes. — Indignation du peuple. — Décret
de l'Assemblée qui rappelle le Roi à Paris.
Ce qui afTlige encore, entre autres choses, dans ce voyage de
Varennes, ce qui diminue l'idée qu'on voudrait se faire de la bonté
de Louis XVI, c'est la facilité avec laquelle il sacrifiait, en par-
tant, livrait à la mort des hommes qui lui étaient sincèrement
attachés.
Lafayette se trouvait, par la force des circonstances, gardien
involontaire du Roi, responsable de sa personne devant la nation;
il avait montré de bien des manières , et parfois en compromettant
la Révolution elle-même, qu'il désirait par-dessus toute chose le
rétablissement de l'autorité royale , comme garantie d'ordre et de
paix. Républicain d'idée, de théorie, il n'en avait pas moins sacrifié
à la monarchie sa grande passion, sa faiblesse, la popularité. 11 y
avait à parier qu'au premier éclat du départ du Roi, Lafayette
serait mis en pièces.
Et que deviendrait le ministre Montmorin, aimable et faible
caractère, crédule aux paroles du Roi, qui, le i** juin, pour
répondre aux journaux, écrivait à l'Assemblée qu'il attestait «sur
sa responsabilité , sar sa tête et sur son honneur ■ , que jamais le
Roi n'avait songé à quitter la France ?
Qu'allait surtout devenir l'infortuné Laporte, intendant de la
maison du Roi et son ami personnel, à qui, sans le consulter, il
lals.sait en partant la charge terrible d'apporter à l'Assemblée sa
i5.
228 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
protestation ? . . . Le premier coup de la fureur publique devait
tomber sur ce malheureux, messager involontaire d'une déclara-
tion de guerre du Roi à son peuple; Laporte infailliblement, dans
cette guerre, tombait la première victime; il en était le premier
mort; il pouvait commander sa bière et préparer son linceul.
Lafayette, averti de plusieurs côtés, voulut n'en croire que le
Roi même; il l'alla trouver, lui demanda ce qui en était réelle-
ment. Louis XVI répondit si nettement, si simplement, avec une
telle bonhomie, que Lafayette s'en alla complètement rassuré. Ce
fut uniquement pour satisfaire l'inquiétude du public qu'il doubla
les postes. Bailly poussa plus loin la chevalerie , et fort au delà de
ce que lui permettait le devoir; averti positivement par une femme
de la Reine, qui voyait les préparatifs, il eut la coupable faiblesse
de remettre à la Reine cette dénonciation , que l'honneur du moins
lui faisait un devoir de tenir secrète.
Le Roi , la Reine , avaient fait dire qu'ils assisteraient le dimanche
suivant, jour de la Fête-Dieu, à la procession paroissiale du clergé
constitutionnel. Madame Elisabeth y témoignait de la répugnance.
Le 19 (veille du départ), la Reine, parlant à Montmorin, qui ve-
nait de voir la sœur du Roi, disait au ministre : « Elle m'aftlige;
j'ai fait tout- au monde pour la décider; il me semble qu'elle
pourrait faire à son frère le sacrifice de son opinion. »
Le Roi tarda jusqu'au 20 juin, pour attendre que la femme
qui avait dénoncé sortît de service, et aussi pour toucher encore
un trimestre de la liste civile; il le dit ainsi lui-même. Enfin c'était
le 1 5 juin seulement que les Autrichiens devaient avoir occupé
les passages à 2 lieues de Montmédy. Les retards successifs qui
avaient eu lieu, les mouvements de troupes commandées, décom-
mandées, n'étaient pas sans inconvénient. Choiseul dit au Roi, de
la part de M. de Bouille, que s'il ne partait le 20, dans la nuit,
lui Choiseul relèverait tous les postes échelonnés sur la route et
passerait, avec Bouille, sur terre autrichienne.
Le 20 juin, avant minuit, toute la famille royale, déguisée,
sortie par une porte non gardée, était dans le Carrousel.
LIVRE IV. — CHAPITRE XIII. 229
Un militaire fort résolu, désigné par M. de Bouille» devait
monter dans la voiture, répondre, s'il était besoin, et conduire
toute l'affaire. Mais M"* de Tourzel, gouvernante des enfants de
France, soutint le privilège de sa charge : en vertu du serment
qu'elle avait prêté, elle avait le devoir, le droit de ne point quitter
les enfants; ce mot de serment fit une grande impression sur
Louis XVI. 11 était d'ailleurs inouï, dans les fastes de l'étiquette,
que les enfants de France voyageassent sans gouvernante. Le mili-
taire ne monta pas et la gouvernante monta : au lieu d'un homme
capable, on eut une femme inutile. L'expédition n'eut point de
chef, personne pour la diriger; elle alla, sans tète, au hasard.
Le romanesque de l'aventure , malgré toutes les craintes, amusa
la Reine. Elle s'arrêta longtemps à voir déguiser ses enfants; elle
fit l'incroyable imprudence de sortir, pour les voir partir, dans la
place du Carrousel , extrêmement éclairée. Ils montèrent dans un
fircre, dont le cocher était Fersen; pour mieux dépayser ceux
qui pourraient suivre, il fit quelques tours dans les rues, revint,
attendit encore une heure au Carrousel; enfin arriva Madame Eli-
sabeth, puis le Roi, puis, plus tard, la Reine, conduite par un
garde du corps; celui-ci, connaissant mal Paris, lui avait fait
passer le pont, l'avait menée rue du Bac. Revenue dans le Car-
rousel , elle vit, avec haine, avec joie, passer Lafayette en voiture,
qui revenait des Tuileries, ayant manqué le coucher du Roi. On
dit que, dans le bonheur enfantin d'avoir attrapé son geôlier, elle
toucha la roue d'une badine qu'elle tenait à la main, conmie les
femmes en portaient alors. La chose est difficile à croire; la voi-
ture allait grand train, elle était entourée de plusieurs laquais à
cheval, portant des flambeaux. Le garde du corps affiime, au con-
traire, que cette lumière lui fit peur, et qu'elle quitta son bras
pour fuir d'un autre côté.
Le cocher Fersen , menant dans son fiacre un dépôt si précieux
et ne connaissant guère mieux son Paris que les gardes du corps,
alla jus(|u'au faubourg Saint-Honoré pour gagner la barrière Cli-
chy, où la berline attendait chez un Anglais, M. de Crawford. De
230 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
là 11 gagna la Villette. Pour se débarrasser du fiacre où suivaient
les gardes du corps, il le versa dans un fossé. De là il mena à
Bondy. Là il fallait ])ien se séparer; il haisa les mains au Roi, à
la Reine, la quittant reconnaissante, pour ne jamais la revoir, au
moment où il venait, pour cette religion de sa jeunesse, de ris-
quer sa vie. .
Une imprudence, parmi tant d'autres qui signalèrent ce voyage,
avait été de faire partir les femmes de chambre très longtemps
avant la famille royale, en sorte qu'elles arrivèrent six heures
d'avance à Bondy. Le postillon qui les mena y était resté , de sorte
qu'il vit avec ébahissement un homme habillé en cocher de fiacre ,
qui montait seul dans une l^elle voiture attelée de quatre chevaux.
Les voilà partis, bien tard, mais ils vont grand train; un garde,
à cheval à la portière, un autre assis sur le siège, un troisième,
M. de Valory, courant en avant pour commander les chevaux,
donnant magnifiquement un écu poui' boire à chaque postillon,
ce que donnait le Roi seul. Un trait rompu arrêta quelques mo-
ments; le Roi aussi retarda un peu en voulant faire une montée
à pied. Nulle difficulté du reste; 3o lieues et plus, où fou n'avait
placé aucun détachement de troupes, se trouvèrent ainsi parcou-
rues. La Reine, avant Châlons, disait à M. de Valory : « François,
tout va bien, nous serions arrêtés déjà, si nous devions fêtre. >»
Tout va bien ? . . . Pour la France ? ou bien pour l'Autriche "^ . . .
— Car enfin où va le Roi ?
Il fa dit hier soir à M. de Valory : « Demain je vais coucher à
l'abbaye d'Orval, » hors de France, sur terre autrichienne.
M. de Bouille dit le contraire; mais lui-même, il montre aussi,
il établit parfaitement que le Roi , n'ayant plus aucune sécurité à
attendre dans le royaume, avait dû changer d'avis, tomber enfin,
malgré lui, dans le filet autrichien. Le peu de troupes que gardait
Bouille était si peu dans sa main qu'ayant fait quelques lieues au-
devant du Roi, il crut devoir retourner pour être au milieu de ses
soldats, les veiller, les maintenir.
Le projet, qui senjblait français en octobre, et même encore
LIVI\E IV. — CHAPITRE XIII. 231
en décembre, ne Test pius en juin, lorsque M. de Bouille a vu
son commandement limité, ses régiments suisses éloignés, ses
régiments français gagnés, lorscju'il garde à peine quelque cava-
lerie allemande. Le Roi le sait et ne peut plus écouter ses répu-
gnances poui- passer sui- terre d'Autriche.
Le plan primitif de Bouille était plus dangereux peut-être en-
core. iSi le Roi sortait de France, il se dénationalisait lui-même,
apparaissait Autrichien, il était jugé : c'était un étranger; la Fiance,
sans hésitation, lui faisait la guerre. Mais Bouille voulait la faire
de ce côté de la frontière, en France, et à peine en France, pas
même dans une forteresse, dans un camp près Montmédy, un camp
de cavalerie, mobile, allant ou venant; là il était et en même
temps n'était pas dans le royaume. La position militaire où on le
plaçait, bonne contre les Autrichiens, « est meilleure encore, dit
Bouille, contre les Français». Le Roi, parmi ces cavaliers, der-
rière ces batteries volantes, adossé à l'ennemi, pouvant se retirer
chez lui ou lui ouvrir nos provinces, aurait parlé nettement; il
aurait dit par exemple : « Vous n'avez point une armée, vos offi-
ciers ont émigré, vos cadres sont désorganisés, vos magasins
vides : j'ai laissé depuis vingt-cinq ans tomber en ruine vos fortifi-
cations sur toute la frontière autrichienne; vous êtes ouverts et
sans défense. . . Eh bien, TAutrichien arrive, d'autre part, l'Espa-
gnol, le Suisse; vous voilà pris de trois côtés. Rendez-vous, res-
tituez le pouvoir à votre maître. » Tel eût pu être le rôle du Roi,
devenu le noyau de la guerre civile, le portier de la guerre
étrangère, pouvant à son aise ouvrir ou feiTner. On eût peut-être
jeté quelques mots de constitution, pour annuler la résistance,
pour que la vieille Assemblée put endormir le pays et le livrer
décemment.
Liège et le Brabant disaient assez ce qu'on pouvait attendre de
ces paroles de prince. L'évêque de Liège, rentré avec des mots
paternels et des soldats autrichiens, avait fait .durement appliquer
aux patriotes les vieilles procédures barbares, la torture et la ques-
tion. Notre émigration n'attendait pas le retour pour faire circuler
232 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
en France des listes de proscription. La Reine serait-elle clémente?
Oublierait- elle aisément son humiliation d'octobre, quand elle
parut au balcon, pleurant devant le peuple? Il n'y avait pas d'ap-
parence. La femme qu'on accusait le plus d'avoir mené les femmes
^Versailles, Thérolgne, ayant été à Liège, fut suivie depuis Paris,
désignée, livrée à la police liégeoise, à la police autrichienne
(mai 1791), qui, comme régicide, la mena au fond de l'Autriche,
dans les prisons du frère de Marie-Antoinette. Sans nul doute , il
y eût eu une cruelle réaction, dans le goût de 1816; à cette der-
nière époque, à l'époque des cours prévôtales, M. deValory, ce
garde du corps, ce courrier du Roi dans le voyage deVarennes,
fut prévôt du département du Doubs.
Dans l'après-midi, vers 4 ou 5 heures, dit Madame d'Angou-
lème (dans le simple et naïf récil qu'a donné Weber), « on passa
la grande ville de Châlons-sur-Marne. Là on fut reconnu tout à
fait. Beaucoup de monde louait Dieu de voir le Roi et faisait des
vœux pour sa fuite. »
Tout le monde ne louait pas Dieu. Il y avait une grande fer-
mentation dans la campagne. Pour expliquer la présence des dé-
tachements sur la route, on avait eu l'idée malheureuse de dire
qu'un trésor allait passer, qu'ils étaient là pour l'escorter. Dans
un moment où l'on accusait la Reine de faire passer de l'argent
en Autriche, c'était irriter les esprits, tout au moins éveiller l'at-
tention.
Choiseul occupait le premier poste , 3 lieues plus loin que Châ-
lons; il avait quarante hussards, avec lesquels, dit Bouille, il de-
vait assurer le passage du Roi, fermer après lui la route à tout
voyageur. Si le Roi était arrêté à Châlons, il devait l'en dégager
par la force. Ceci ne se comprend guère; ce n'est pas avec quarante
cavaliers qu'on vient à bout d'une telle ville; combien moins si
toutes les campagnes d'alentour se mettaient de la partie !
En effet, le paysan s'ennuyait de voir ces hussards sur la route;
il venait en foule et les regardait. On y venait de Ghàlons même;
on se moquait du trésor; tout le inonde comprenait très bien de
LIVRE IV. — CIÎAPITRE XIII. 233
quel trésor il s'agissait. Le tocsin commençait à sonner dans ces
villages. La position de Choiseul n'était pas tenable. Il calcula, par
le retard de quatre ou cinq heures, que la partie était manquée,
((ue le Roi n'avait pu partir; fùt-il parti, rester sur cette route,
augmenter l'inquiétude de tout ce peuple assemblé, c'était empê-
cher le passage; les hussards une fois éloignés, ces gens se disper-
saient, le chemin devenait libre. Choiseul se décida à quitter le
poste. Le secrétaire de la Reine, Goguelat, oflîcier d'état-major,
qui était là avec lui et qui avait été cmplové à préparer tout
sur la route, avertit Choiseul d'éviter Sainte-Menehould, où il y
avait de la fermentation. Ils prirent un guide et entreprirent de
passer par les bois, s'engagèrent dans des routes affreuses, n'arri-
vèrent (pi'au matin à Varennes. Choiseul eût dû faire suivre la
grand'route par Goguelat ou quelque autre, afin que, si le Roi
passait, on le guidât, on avertît les autres détachements; loin de
là, il envoya un valet de chambre de la Reine, serviteur dévoué,
mais léger, de peu de tète (et qui, par l'émotion, n'avait plus
même ce peu); il le dépêcha pour dire aux détachements, sur la
roule, qu'il n'y avait plus d'espoir, qu'il ne restait qu'à se rallier
près de M. de Rouillé. Choiseul s'en allait tout droit hors de
France, il partait pour Luxembourg.
Le Roi arriva au moment où il venait de s'éloigner. Point de
Choiseul, point de Goguelat, point de troupes. « Il vit un aljîme
ouvert. » Cependant la route est tranquille ; on arrive à Sainte-
Menehould ; dans son inquiétude, il regarde, met la tête à la por-
tière. Le commandant du détachement, qui ne l'avait pas fait
monter à cheval, veut s'excuser, vient le chapeau à la main; cha-
cun reconnaît le Roi. La municipalité, déjà assemblée, fait dé-
fendre aux dragons de monter à cheval. Leurs dispositions étaient
trop incertaines pour qu'on essayât, malgré eux, de retenir la voi-
ture; mais un homme s'offre de la suivre, d'essayer de la faire
arrêter plus loin; la municipalité l'autorise expressément. Cet
homme, un ancien dragon, Drouet, fils du maîti'c de poste, par-
tit, en effet, surveillé, suivi de près par un cavalier qui comprit
23Û HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
son intention , qui l'eût tué peut-être ; il se jeta dans la traverse ,
s'enfonça dans les bois; nul moyen de le poursuivre.
Il manqua cependant le Roi à Clermont; cette ville, non moins
agitée que Sainte -Menehould et neutralisant de même la troupe
par ses menaces, laissa pourtant passer la voiture. Jamais Drouet
ne l'eût atteinte , si , d'elle-même , elle ne se fût arrêtée une demi-
heure au plus, à la porte de Varennes, ne trouvant point de relais.
Là se place une des fautes capitales de l'expédition. Goguelat,
officier d'état-major, ingéniem' et topographe , s'était chargé d'as-
surer, de vérifier tous les détails, de placer les relais aux points
où il n'y avait pas de maison de poste ; c'était lui qui avait donné
tout le plan au Roi, qui lui avait fait, refait sa leçon. Louis XVI,
qui avait une excellente mémoire, la répéta mot pour mot au
courrier de Valory; il lui dit qu'il trouverait des chevaux et un
détachement avant la ville de Varennes. Or Goguelat les mit
après, et il oublia de prévenir le Roi de ce changement au plan
convenu.
Le courrier, M. de Valoiy, qui galopait en avant, aurait fini par
trouver le relais, si, comme il était raisonnable, il eût pris une
heiu'e, au moins une demi-heure d'avance; mais il aimait mieux
profiter d'une si rare occasion; il trottait à la portière, obtenait
ainsi quelques mots des augustes voyageurs; tard, bien tard, il
mettait son cheval au galop et avertissait le relais. Ce fut bien aux
autres postes; mais, à Varennes, cela perdit tout.
Il passa une demi-heure à chercher dans les ténèbres , à frapper
aux portes, faire lever les gens endormis. Le relais, pendant ce
temps, était, de l'autre côté, tenu prêt par deux jeunes gens, l'un
fils de M. de Bouille; ils avaient l'ordre de ne bouger, pour ne
donner aucun éveil ; ils l'exécutèrent trop bien. L'un d'eux, eût pu
cependant, sans danger, aller voir à l'entrée de la ville si la voi-
ture arrivait, la guider; la présence d'un seul homme siu* la route,
quand même on eût pu la remarquer à cette heure, dans cette
nuit noire, n'aurait eu rien certainement qui fît faire attention.
L'histoire de ce moment tragique où le Roi fut arrêté est et sera
LIVRE IV. — CHAPITRE XIII. 255
toujours imparfaitement connue. Les principaux historiens du
voyage deVarennes n'ont rien su que pai* ouï-dire. MM. de Bouille
père et fils n'étaient point là; MM. de Choiseul et de Goguelat
n'arrivèrent qu'une heure ou deux après le moment fatal, M. Des-
ions plus tard encore. Tout se réduirait à deux mots (un de Drouet,
un de Madame d'Angouléme), si M. de Valory, le garde du corps
qui allait en courrier, n'eût plus tard, sous la Restauration, re-
cueilli ses souvenirs. Son récit , un peu confus , mais fort circon-
stancié, porte un caractère de naïveté passionnée qui éloigne toute
idée de doute; le temps, on le sent bien, n'a eu ici sur la mémoire
aucune puissance d'oubli. Toute l'existence effacée du vieillard
s'est concentrée dans ce fait terrible; les périls, l'exil, tous les
malheurs personnels, ont glissé sur lui; sa vie fut toute en cette
heure, rien avant et rien après.
Quand on arriva à i i heures et demie du soir à la hauteui- de
Varennes, la fatigue l'avait emporté, tout dormait dans la voitiu-e.
Elle s'arrêta brusquement et tous s'éveillèrent. Le relais n'appa-
raissait pas; point de nouvelles du courrier qui devait le com-
mander.
Celui-ci (M. de Valory) le cherchait depuis longtemps; il avait
d'abord appelé, sondé le bois des deux côtés de la route, appelé
encore en vain. 11 ne lui restait alors qu'à entrer dans la ville,
frapper aux poites, s'informer. N'apprenant rien, il revenait désolé
vers la voiture; mais cette voiture déjà et ceux qu'elle contenait
avaient reçu un coup terrible, un mot, une sommation, qui les fit
di'esser en sursaut : Au nom de la nation .' . . .
Un homme à cheval accourt par derrière au grand galop , s'arrête
droit devant eux, et, dans les ténèbres, crie : « De par la nation,
arrête , postillon ! tu mènes le Roi ! »
Tout resta stupéfié. Les gardes du corps n'avaient ni armes
à feu, ni l'idée de s'en servir. L'homme passa, poussa son cheval à
la descente et dans la ville. Deux minutes après, on commença
à voir des hommes sortir avec des lumières, s'agiter et se parler,
peu d'abord, puis davantage; les allants et venants augmentent, la
236 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.
petite ville s'éclaire . . . Tout cela en deux minutes . . . puis le
tambour bat.
La Reine , pour s'informer aussi , était entrée , conduite par l'un
de ses gardes, chez un ancien serviteur de la maison de Condé,
dont la maison se trouvait sur la pente qui mène à Varennes. On
l'attend; quand elle remonte, les gardes réunis contraignent par
promesses et menaces les postillons, fort ébranlés, à traverser la
ville, passer rapidement le pont qui la divise, la tour du pont, la
porte basse et la voûte qui se trouvent sous la tour : nulle autre
chance de salut. On venait d'apprendre que le commandant des
hussards qui devait attendre à Varennes , sur la nouvelle de l'arri-
vée du Roi, au bruit de tout ce mouvement, s'était sauvé au ga-
lop; les hussards étaient dispersés, les uns couchés, les autres
ivres. Ce commandant était un Allemand de dix-sept ou dix-
huit ans; il n'était prévenu de rien; il apprit la chose tout à coup
et perdit la tète.
Drouet et Guillaume, un camarade qui l'avait suivi, mirent sin-
gulièrement à profit ces quelques minutes. Jeter leurs chevaux
dans une écurie qui se trouva ouverte , avertir l'aubergiste pour qu'il
avertît les autres, courir au pont, le barrer avec une voiture de
meubles et d'autres voitures, ce fut l'affaire d'un instant. De là
ils courent chez le maire, le commandant de la garde nationale; ils
n'ont rassemblé que huit hommes, n'importe , ils vont à la voiture ;
elle n'était encore qu'au bas de la côte. Le commandant et le
procureur de la commune demandent les passeports . . . ^ La Reine :
Messieurs, nous sommes pressés. . . — Mais enfin qui étes-vous.»^
— M"*' de Tourzel : C'est la baronne de KorfF. » Cependant le pro-
cureur de la commune entre, la lanterne à la main, à demi dans
la voiture, et en tourne la lumière vers le visage du Roi.
On donne alors le passeport. Deux gardes le portent à l'au-
berge. On le lit tout haut, devant les municipaux et tous ceux qui
se trouvent là. « Le passeport est bon, disent-ils, puisqu'il est signé
du Roi. — Mais, dit Drouet, l'est-il de V Assemblée nationale? —
Il était signé des membres d'un comité de l'Assemblée. — Mais
LIVRK IV. — CHAPITRE XIII. 237
l'est-il du président? » Ainsi la question fondamentale du droit de
la France, le nœud de la constitution, fut examiné, tranché dans
une auberge de Champagne, d'une manière décisive, sans appel et
sans recours. Les autorités de Varennes, le procureur de la com-
mune , un bon épicier, M. Sauce , hésitaient fort à prendre une
si haute responsabilité.
Mais Drouet et d'autres insistent. Ils retournent à la voiture :
« Mesdames, si vous êtes étrangères, comment avez-vous assez d'in-
fluence pour qu'à Sainte-Menehould on veuille vous faire escorter
de cinquante dragons, d'autant encore à Clermont.'^ Et pourquoi
encore, à Varennes, un détachement de hussards est-il là à vous
attendre? Veuillez descendre et venir vous expliquer à la
municipalité. »
Les voyageurs ne bougeaient pas. Les municipaux n'annonçaient
nulle envie de les forcer à descendre. Les bourgeois arrivaient
lentement; la plupart, au bruit des tambours, se renfonçaient
dans lem' lit. H fallut leur parler plus haut. Drouet et les patriotes
coururent au clocher, et, de toutes leurs puissances, sonnèrent fu-
rieusement le tocsin. Toute la banlieue l'entendait. . . Est-ce le
feu ? Est-ce l'ennemi ? Les paysans courent , s'appellent , s'arment ,
prennent ce qu'ils ont, fusils, fourches, faux.
Le procureur de la commune, M. Sauce, l'épicier, se trouvait
fort compromis, qu'il agît, qu'il n'agît point. Il avait une maîtresse
femme qui, dans ce moment critique, le dirigea probablement.
Mener le Roi à l'Hôtel de Ville, c'était porter atteinte au respect
de la royauté; le laisser dans sa voiture, c'était se perdre du côté
des patriotes. 11 prit le juste milieu, mena le Roi dans sa boutique.
Il se présenta à la voiture , chapeau bas : « Le conseil municipal
délibère siu* les moyens de permettre aux voyageiu's de passer
outre; mais le bruit s'est ici répandu que c'est notre Roi et sa
famille que nous avons l'honneur de posséder dans nos murs. . .
J'ai l'honneur de les supplier de me permettre de leur oflrir ma
maison, comme lieu de sûreté pour leurs personnes, en attendant
le résultat de sa délibération. L'aflluence du monde dans les rues
238 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
s'augmente par celle des habitants des campagnes voisines qu'attire
notre tocsin : car, malgré nous, il sonne depuis un quart d'heure,
et peut-être Votre Majesté se verrait-elle exposée à des avanies que
nous ne pourrions prévenir et qui nous accableraient de chagrin. »
Il n'y avait pas à contredire ce que disait le bonhomme. Le
tocsin ne s'entendait que trop. Nul secours. Les gardes du corps
avaient inutilement essayé de déménager les meubles et voitures
qui encombraient le passage étroit du pont. Des menaces de mort
s'entendaient près de la voiture; plusieurs, armés de fusils , faisaient
mine de la mettre en joue. On descendit, on entra dans la bou-
tique de Sauce, les trois dames, les deux enfants, et Durand,
le valet de chambre. On conteste à celui-ci sa qualité de valet.
Il insiste, soutient son nom de Durand. Tout le monde secoue la
tète : « Eh bien, oui, je suis le Roi; voici la Reine et mes enfants.
Nous vous conjurons de nous traiter avec les égards que les Français
ont toujours eus pour leurs rois. » Louis XVI n'était pas parleur,
il n'en dit pas davantage. Malheureusement son habit, son triste
déguisement parlait peu pour lui. Ce laquais, en petite perruque,
ne rappelait guère le Roi. Le contraste terrible de ce rang, de cet
habit, pouvait inspirer la pitié plus que le respect. Plusieurs se
mirent à pleurer.
Cependant le bi^it du tocsin augmentait d'une manière extra-
ordinaire. C'étaient les cloches des villages, qui, mises en branle
par celles qui sonnaient de Varennes, sonnaient à leur tour le
tocsin. Toute la campagne ténébreuse était en émoi; du clocher
on aiu'ait pu voir courir des petites lumières qui s'attiraient, se
cherchaient; une grande nuée d'orage se concentrait de toute part;
une nuée d'hommes armés, pleins d'agitation, de trouble.
« Quoi I c'est le Roi qui se sauve ! le Roi passe à l'ennemi 1 il
trahit la nation I . . . » Ce mot, terrible de lui-même, sonne plus
terrible encore à l'oreille des hommes de la frontière , qui ont l'en-
nemi si près, et toutes les calamités, les misères de l'invasion. . .
Aussi les premiers qui entrent à Varennes et qui entendent ce
mot ne sont plus maîtres d'eux-mêmes.
LIVRE IV. — CHAPITRE XIII. 239
Un père livrer ses enfants I . . . Nos paysans de France n'avaient
guère encore d'autre notion politique (|ue celle du gouvernement
paternel; c'était moins l'esprit révolutionnaire qui les rendait fu-
rieux que l'idée horrible, impie, des enfants livrés pai' un père, de
la confiance trompée!
Ils entrent, ces hommes rudes, dans la boutlfjue de Sauce :
« Quoi 1 c'est là le Roi 1 la Reine I . . . Pas plus que cela ! . . . ■
Il n'est pas d'imprécations qu'on ne leur jette à la face.
Cependant une députation arrive de la commune. Sauce en
tète, soumis et respectueux : «Puisqu'il n'est plus douteux pour
les habitants de Vai'ennes qu'ils ont réellement le bonheur de pos-
séder leiu* Roi, ils viennent prendre ses ordres. — Mes ordies.
Messieurs.»^ dit le Roi. Faites que mes voitures soient attelées et
que je puisse partir. »
MM. de Gholseul et Goguelat arrivèrent enfin avec leiu*s hus-
sards; puis, presque seul, M. de Damas, commandant du poste de
Sainte-Menehoidd, que ses dragons avaient aljandonné. Ce n'était
pas sans peine que ces messieurs avaient pénétré dans la ville : on
le leur défendait au nom de la municipalité , on tira même sur eux.
Ils parvinrent à la maison de Sauce. Ils montèrent, par un escalier
tournant, au premier étage, et, dans une première chambre, trou-
vèrent force paysans, deux entre autres armés de fourches, qui
leur dirent : « On ne passe pas I » Ils passèrent. Dans la seconde
était la famille royale. Coup d'oeil étrange I le dauphin dormant
sur un lit tout défait, les gardes du corps sur des chaises, ainsi
que les femmes de chambre ; la gouvernante , Madame et Madame
Elisabeth sur des bancs près de la fenêtre; le Roi et la Reine
debout, ils causaient avec M. Sauce. Sur une table étaient des
verres, du pain et du vin.
Le Roi : « Eh bien. Messieurs, quand partons-nous ? — Goguelat :
Sire, cfuand 11 plaira à Votre Majesté. — Choiseul : Donnez vos
ordres. Sire. J'ai ici quarante hussards; mais il n'y a pas de temps
à perdre : dans une heure ils seront gagnés. »
Il disait vrai. Ces hussards étaient encore dans la première
2ti0 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
surprise où la grande nouvelle les avait jetés; ils disaient entre eux
en se regardant : Der Kœnig ! die Kœniginn! (Le Roi ! la Reine!)
Mais, tout Allemands qu'ils étaient, ils ne pouvaient pas ne pas
voir l'unaniniilé des Français. Ils l'avaient bien éprouvée, même
dans la route écartée qu'ils venaient de parcourir avec M. de
Choiseul. Il avoue que , de village en village , le tocsin sonnait sur
lui; qu'il fut obligé plusieurs fois de se faire jour le sabre à la
main; que les paysans en vinrent jusqu'à lui enlever quatre hus-
sards qui faisaient son arrière-garde ; il lui fallut faire une charge
pour les dégager. Ces Allemands, qui se voyaient seuls au milieu
d'un si grand peuple, qui se sentaient, après tout, payés, nourris
par la France, ne pouvaient pas aisément se décider à sabrer des
gens qui venaient amicalement leur donner des poignées de main
et boire avec eux.
Dans ce moment critique , où chaque minute avait une impor-
tance infinie, avant que le Roi eût pu répondre à Choiseul, entrent
à grand bruit la municipalité , les officiers de la garde nalionale.
Plusieurs se jettent à genoux : « Au nom de Dieu, Sire, ne nous
abandonnez pas; ne quittez pas le royaume. » Le Roi tâcha de les
calmer : « Ce n'est pas mon intention. Messieurs; je ne quitte point
la France. Les outrages qu'on m'a faits me forçaient de quitter
Paris. Je ne vais qu'à Montmédy; je. vous invite à m'y suivre. . .
Faites seulement, je vous prie, que mes voitures soient attelées. »
Ils sortirent. C'était alors la dernière minute qui restait à
Louis XVI. Choiseul, Goguelat, attendaient ses ordres. Il était
2 heures du matin. Il y avait autour de la maison une foide con-
fuse, mal armée, mal organisée; la plupart sans armes à feu. Ceux
même qui en avaient n'auraient pas tiré sur le Roi (Drouet, peut-
être, excepté), encore moins sur les enfants. La Reine seule eût
pu courir un danger réel. C'est à elle que Choiseul et Goguelat
s'adressèrent. Ils lui demandèrent si elle voulait monter à cheval
et partir avec le Roi; le Roi tiendrait le dauphin. Le pont n'était
pas praticable; mais Goguelat connaissait les gués de la petite
rivière : entourés de trente ou quarante hussards, ils étaient cer-
LIVRE IV. — CHAPITRK XIII. 241
tains de passer. Une fois de l'autre côté, nul danger; ceux de Va-
rennes n'avaient pas de cavaliers pour les suivre.
Cette hasardeuse chevauchée avait pourtant, il faut le dire, de
quoi effrayer une femme, même brave et résolue. La Reine leur
répondit : « Je ne veux rien prendre sur moi ; c'est le Roi qui s'est
décidé à cette démarche, c'est à lui d'ordonner; mon devoir est de
le suivre. . . Après tout, M. de Bouille ne peut tarder d'arriver»
(Goguelat, 29).
«En effet, reprit le Roi, pouvez-vous bien me répondre que,
dans cette bagarre, un coup de fusil ne tuera pas la Reine ou ma
sœur ou mes enfants ? . . . Raisonnons froidement d'ailleurs. La
municipalité ne refuse pas de me laisser passer; elle demande seu-
lement que j'attende le point du jour. Le jeune Bouille est parti,
vers minuit, pour avertir son père à Stenay. Il y a 8 lieues, c'est
deux ou trois heures. M. de Bouille ne peut pas mancpier de nous
arriver au matin; sans danger, sans violence, nous partirons en
sûreté. »
Pendant ce temps , les hussards buvaient avec le peuple , buvaient
« à la nation » I 11 était bientôt 3 heures. Les municipaux revien-
nent encore, mais avec ces brèves paroles, d'une signllication ter-
rible : « Le peuple s'opposant absolument à ce que le Roi se re-
mette en route, on a résolu de dépêcher un courrier à l'Assemblée
nationale, pour savoir ses intentions. »
M. de Goguelat était sorti pour juger la situation. Drouet s'a-
vance vers lui et lui dit : « Vous voulez enlever le Roi , mais vous
ne l'aurez que mort I >» — La voiture était entourée d'un groupe
de gens anués; Goguelat approche avec quelques hussards; le
major de la garde nationale, qui les commandait : « Si vous faites
un pas, je vous tue. » Goguelat pousse son cheval sur lui et re-
çoit deux coups de feu, deux blessures assez légères; une des
balles, s^étant aplatie sur la clavicule , lui fit lâcher les rênes, perdre
l'équilibre, tomber de cheval. Il put se relever pourtant, mais
les hussards furent dès lors du côté du peuple. On leur avait fait
remarquer aux extrémités de la rue des petits canons qui les
II. iC
IDrtlUtlIt IITIOI.II.
242 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
menaçaient; ils se crurent entre deux feux; ces canons, vieille fer-
raille, n'étaient point chargés et ne pouvaient l'être.
Goguelat, blessé, sans se plaindre, rentra dans la chambre de
la famille royale. Elle présentait un spectacle navrant, tout en-
semble ignoble et tragique. L'effroi de cette situation désespérée
avait brisé le Roi, la Reine, affaibli même visiblement leur esprit.
Ils priaient l'épicier Sauce, sa femme, comme si ces pauvres gens
avaient pu rien faire à la chose. La Reine, assise sur un banc,
entre deux caisses de chandelles, essayait de réveiller le bon cœur
de l'épicière : « Madame , lui disait-elle , n'avez-vous donc pas des
enfants, un mari, une famille ? » — A quoi l'autre répondait sim-
plement, sans longs discours : « Je voudrais vous être utile. Mais,
dame! vous pensez au Roi, moi je pense à M. Sauce. Chaque
femme pour son mari. . . « La Reine se détourna, furieuse, ver-
sant des larmes de rage, s'étonnant que cette femme, qui ne
pouvait la sauver, refusât de se perdre avec elle, de lui sacrifier
son mari et sa famille.
Le Roi semblait hors de sens. L'officier qui commandait le pre-
mier poste après Varennes, M. Desions, ayant obtenu de pénétrer
jusqu'à lui et lui disant que M. de Bouille, averti, allait sans nid
doute arriver à son secours, le Roi parut ne pas l'entendre. Il ré-
péta la même chose jusqu'à trois fois, et voyant qu'elle n'arrivait
pas jusqu'à son intelligence : «Je prie, dit-il. Votre Majesté de
me donner ses ordres pour M. de Rouillé. — Je n'ai plus d'ordre
à donner. Monsieur, dit-il; je suis prisonnier. Dites-lui que je le
prie de faire ce qu'il pourra pour moi. »
Beaucoup de gens, en effet, craignaient fort qu'il n'arrivât,
voulaient éloigner le Roi; des cris s'élevaient : «A Paris!» On
l'engagea, pour calmer la foule, à se montrer à la fenêtre. Le jom',
déjà venu et clair, illuminait la triste scène. Le Roi, en valet, au
balcon, sans poudre, dans cette ignoble petite perruque défrisée,
pâle et gias, grosses lèvres pâles, muet, l'œil terne, n'exprimant
aucune idée. . . La surprise fut extrême pour ces milliers d'hommes
qui se trouvaient là; d'abord un silence profond indiqua le combat
LIVRE IV. — CHAPITRE XIII. 2M
de pensées et de sentiments qui se faisait dans les esprits. Puis la
pitié déborda, les lannes, le vrai cœur de la France. . . et avec
une telle force que , parmi ces hommes furieux , plusieurs crièrent :
t Vive le Roi 1 »
La vieille grand'mère de Sauce, ayant obtenu d^entrer, eut le
cœur navré en voyant les deux enfants qui dormaient ensemble,
innocemment, sur le lit de la famille; elle tomba à genoux et,
sanglotant, demanda la permission de leur baiser les mains; elle
les bénit et se retira en pleurs.
Scène cruelle, en vérité, à crever les cœurs les plas diu's, les
plus ennemis. Oui, un Liégeois même eût pleuré. Liège, captive
de Léopold, barbarement traitée par les soldats autrichiens, eût
pleuré sur Louis XVI.
Telle était la situation, étrange et bizarre : la Révolution, captive
des rois en Europe, tient les rois captifs en France.
Que dis-je, situation étrange.^ Non, la compensation est juste.
Faibles esprits que nous sommes I ce qui surprenait le plus dans
la scène de Varennes était le plus naturel; ce qui semblait un
changement, un renversement inouï, était un retour à la vérité.
Ce déguisement qui choquait rapprochait Louis XVI de la con-
dition privée, pour laquelle il était fait. A consulter son aptitude,
il était propre à devenir, non valet sans doute (il était lettré,
cultivé), mais serviteur d'une grande maison, précepteur ou in-
tendant, dispensé, comme serviteur, de toute initiative; il eût été
un économe exact et intègre, un précepteur assez instruit, très
moral, très consciencieux, toutefois dans la mesure où un dévot
le peut être. L'habit de serviteur était son habit réel; il avait été
déguisé jusque-là sous les Insignes menteurs de la royauté.
Mais pendant que nous songeons, le temps va; déjà le soleil est
bien haut à l'horizon. Dix mille hommes remplissent Varennes. La
petite chambre où est la famille royale, quoique regardant le
jardin, tremble à cette gi'ande voix confuse qui s'élève de la rue.
La porte s'ouvre. Un homme enti'e, un officier de la garde natio-
nale de Paris, figure sombre, toute défaite, fatiguée, mais exaltée,
tC.
2lili HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
clieveiix sans frisure ni poudre, Thabit décolleté. Il ne dit que des
mots entrecoupés: Sire, dit-il, vous savez. . . tout Paris s'égorge. . .
Nos femmes, nos enfants, sont peal-élre massacrés; vous n'irez pas plus
loin. . . Sire. . . L'intérêt de l'Etat. . . Oui, Sire, nos femmes, nos
enfants! ! . . . A ces mots, la Reine lui prit la main avec un mou-
vement énergique, lui montrant M. le Dauphin et Madame qui,
épuisés de fatigue, étaient assoupis sur le lit de M. Sauce : ^Ve
suis-je pas mère aussi ? lui dit-elle. — Enfn que voulez-vous ? lui
dit le Roi. — Sire, un décret de l'Assemblée. . . — Où est-il? —
Mon camarade le tient. La porte s'ouvrit, nous vîmes M. de Romeuf
appuyé contre la fenêtre de la première chambre, dans le plus
grand désordre, le visage couvert de larmes, et tenant un papier
à la main; il s'avança les yeux baissés. Quoi ! Monsieur, c'est vous!
Ah ! je ne l'aurais jamais cru!. . . lui dit la Reine. Le Roi lui
arracha le décret avec force, le lut et dit : Il n'y a plus de Roi en
France. La Reine le parcourt, le Roi le reprend, le relit encore
et le pose sur le lit où étaient les enfants. La Reine avec impétuo-
sité le rejette du lit en disant : Je ne veux pas qu'il souille mes en-
fants. Il s'éleva alors un murmure général parmi les municipaux et
les habitants présents, comme si l'on venait de profaner la chose
la plus sainte. « Je me hâtai de ramasser le décret et le posai sur
la table » (Choiseul).
Que faisait M. de Rouillé ? Gomment n'arrivait-il pas ? Averti
successivement par son fils, par le petit oiEcier des hussards de
Varennes, puis par les messagers pressants de Desions, de Choi-
seul, comment ne franchissait-il pas rapidement ce court espace
de 8 lieues.^
Gomment ? Il le dit lui-même et prouve parfaitement qu'il ne
pouvait rien. Il était si peu sûr de ce qu'il avait de troupes, il se
voyait environné de tant de villes mauvaises (c'est lui-même qui
parle ainsi), menacé de Verdun, de Metz, de Stenay, de tous
côtés, qu'ayant été quelque peu au-devant du Roi, il revint bien
vite pour s'assurer du soldat, craignant de moment en moment
d'être abandonné. Et il garda près de lui son officier le plus sur.
LIVRE IV. — CIIAPrn\E XIII. 245
son fils aîné, Louis de Bouille. Et à eux deux, ayant à enlever le
meilleur régiment de Tarmce, le seul à vrai dire qui resUU, c'était
WoyA-Alleinand , ils ne pui'ent le faire armer qu'en deux ou trois
heures de nuit, de cette nuit terrible dont chaque minute peut-
être décidait d'un siècle. Ce régiment, chaulTé à blanc de leurs
paroles brûlantes, gorgé, payé à tant de louis par homme, franchit
les 8 lieues d'un galop rapide à travers un pays soidevé, seul dans
cette campagne grouillante de gens armés, vraiment en terre en-
nemie, en grand doute de retour. . . Ils rencontrent un des leurs :
« Eh bien ? — Le I\oi est parti de Varennes. » Bouille enfonça son
casque, jura, mit l'éperon sanglant dans les flancs de son cheval.
En un moment, l'homme vit tout disparaître comme un ouragan...
Enfin ils touchent à Varennes. Nul passage. Des barricades sur
la route. Ils trouvent un gué, le passent. Au delà, c'est un canal.
Ils cherchaient à le passer. De nouvelles informations les en dis-
pensèrent. Ils avaient perdu tout espoir de jamais rejoindre le Boi.
Les Allemands commençaient à dire que leiu^s chevaux n'en pou-
vaient plus. La garnison de Verdun marchait en force sur eux.
Le jeune Louis de Bouille , racontant cette heure dernière où
son père volait, l'épée nue, à la poursuite du giand otage, dit avec
un mouvement audacieux et juvénile : « Nous nous enfoncions
avec cette petite troupe dans la France armée contre nous. . . »
Oui, c'était bien vraiment la France. — Et ces Allemands qui
coiu'aient, et Bouille qui les conduisait, et le Boi qu'on emmenait,
qu'était-ce donc ? C'était la révolte.
LIVRE V.
JUIN -SEPTEMBRE 1791,
CHAPITRE PREMIER.
IMPRESSION DE LA FUITE DU ROI (21-25 JUIiN 1791).
Etat de la presse et des clubs. — La Bouche de fer se déclare pour la république.
— Paris regrettait-il le Roi? — Impression des départements. — Il n'était pas
impossible d'établir la république. — Surprise de Lafayette. — Ordre d'arrêter
ceux qui enlèvent le Roi. — Il n'y eut nul désordre à Paris. — Protestation du
Roi. — Robespierre, Brissot et les Roland chez Pétion. — Discours de Robes-
pierre aux Jacobins. — Discours de Danton contre Lafayette. — L'Assemblée
veut mettre le Roi hors de cause. — Elle lui donne une garde qui réponde de sa
personne.
Si, parmi les Français, il se trouvait un traître
Qui regrettât les rois et qui voulût un maitre.
Que ie perfide meure au milieu des tourments.
Que sa cendre coupable , abandonnée aux vents . . . , etc.
Ces vers de Brutus de Voltaire se lisaient, le 2 i juin 1791, en
tête d'une affiche des Cordeliers, signée de leur président, le
boucher Legendre. Ils y déclaraient qu'ils avaient tous juré de poi-
gnarder les tyrans qui oseraient attaquer le territoire, la lil)erlé
ou ia constitution.
Il semble, au reste, que les Cordeliers n'étaient pas bien
d'accord sur les mesures à prendre dans cette crise. Le seul expé-
dient que proposent dans leurs journaux Marat et Fréron , c'est
précisément mi tyran, un bon tyran, dictateur ou tribim militaire.
« 11 faut choisir, dit le premier, le citoyen qui a montré le plus de
248 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.
lumières, de zèle et de fidélité. » Cela était assez clair, pour qui-
(oii(|ue connaissait l'homnie; Marat proposait Marat. Fréron n'ose
indiquer personne; seulement il trouve occasion de rappeler le
nom de Danton, jusqu'ici fort secondaire, et veut qu'il soit maire
de Paris.
Ni Pétion, ni Robespierre, ni Danton, ni Brissot, ne se pronon-
cèrent sur la forme de gouvernement. Au premier mot de répu-
blique, les Jacobins s'indignèrent. Robespierre exprimait leur
pensée, lorsque, le i3 juillet, il disait encore : « Je ne suis ni
républicain ni monarcbiste. »
Le seul journal qui se décida tout d'abord pour la république,
avec netteté et courage , ce fut la Bouche de fer ^^K Des deux ré-
dacteurs, Faucbet, récemment nommé évéque du Calvados, était
dans son évêché. Ce fut l'autre, plus franc, plus hardi, le jeune
Ronneville, qui prit cette grande initiative, dans les numéros du
2 1 et du 2 3 juin. 11 y avait juste deux ans que le même Ronneville,
le 6 juin 1789, dans l'assemblée des électeurs, avait le premier
fait appel aux armes.
^'^ La Bouche de fer était ouverte rue
(lu Tliéàtre-Français (Ancienne-Comédie
et Odéon ) et non rue Richelieu , comme
nous l'avons dit par erreur au 2* volume
de la première édition. Les Corde-
liers étaient à deux pas , rue de l'Ecole-
de-Médecine ; la principale société fra-
ternelle d'ouvriers, qui dépendait des
Cf)rdeliers , se réunissait rue des Bouche-
ries. Legendre , Danton , Marat , Camille
Desmoulins, Fréron, demeuraient tout
près. — Si je faisais ici l'histoire de Pa-
ris, j'insisterais spécialement sur l'aspect
de ce {[uartier, sur le rôle de cette redou-
table section du Théâtre-Français, qui,
dans tous les mouvements , agit seule et
d'elle-même, comme une république à
part. Je lis , le 2 1 juin , dans les registres
de la Ville : « La section et le comité
permanent du Théâtre-Français ordonne
au bataillon de Saint-André-des-Arts de
ne recevoir d'ordre que du comité perma-
nent , et défaire arrêter tout aide de camp
qui se présenterait sur le territoire de la
section. Signé : Boucher et Momoro. » —
Le conseil municipal déclara cet arrêté
nul, inconstitutionnel, et en écrivit au
commandant général de la garde natio-
nale, pour qu'il agit au besoin. La sec-
tion , voyant que Paris ne suivait pas son
mouvement, répondit plus modestement
au conseil municipal : « Qu'elle n'avait
pris cet arrêté que pour le salut public ,
qui était la suprême loi . . . mais que les
ordres de la municipalité seraient res-
pectés. Signé : Sergent et Momoro. »
(Arch. de la Seine, Conseil général de
la commune, reg. 19.)
LIVRE V. — CHAPITRE PREMIER.
249
Bonneville, homme de grand cœur, franc-maçon mystique, trop
souvent dans les nuages, prenait, dans les questions graves, dans
les crises périlleuses, beaucoup de lucidité. Il soutenait contre
Fauchet, son ami, que la Révolution ne pouvait prendre pour hase
religieuse un replâtrage philosoj)hique du christianisme ('\ Sur la
question de la royauté, il vit aussi fort nettement que Tinstitution
était finie, et il repoussa les formes hàtardes sous lesquelles les
intrigants hypocrites essayaient de la ramener. « On a effacé du
serment, dit-il, le mot infiîme de roi. . . Plus de rois, plus de
mangeurs d'hommes! On changeait souvent le nom jusqu'ici, et
Ton gardait toujours la chose. . . Point de régent, point de dicta-
teur, point de protecteur, point d'Orléans, point de Lafayette . . .
Je n'aime point ce fils de Philippe d'Orléans, qui prend justement
ce jom' pour monter la gaide aux Tuileries, ni son père, qu'on ne
voit jamais à l'Assemblée, et qui vint se montrer hier sur la ter-
rasse, à la porte des Feuillants Est-ce qu'une nation a be-
soin d'être toujours en tutelle.^ Que nos départements se
*'' Nous trouvons ce curieux dét.-»!! sur
Bonneville dans les Lettres de M"" Ro-
land à Bancal. — Ce fol admirable était
plein de sens dans les grandes circon-
stances. Il ne se trompe ici ni sur.la situa-
tion générale , ni sur les petites nuances.
Seul alors, il juge très bien Lafayette et
Barnave, avec sévérité, avec équité et
modération, précisément comme les ju-
gera la postérité. — Bonneville n'a point
de notice , que je sache , dans aucun dic-
tionnaire biographique. Il était petit-
neveu de Racine et l'a souvent imité,
copié même ( par droit de famille , dit-il ) ,
dans son poème mystique qu'il appelle
une tragédie : L'année MDCCLXXXIX
oa les Tribuns du peuple. Il y a quelques
beaux vers. — M. Tissot, professeur de
philosophie, raconte, dans un fort bel
article d'un journal de province, qu'il
vit encore Bonneville à Paris en iSa/i.
« Il traînait ses derniers jours au fond
d'une arrière-boutique (inic des Grès , i4) %
où il avait été recueilli par une vieille
marchande de bouquins, presque aussi
pauvre que lui, et qui était restée son
admiratrice enthousiaste. Elle cachait son
dévouement avec cette exquise pudeur
dans le bien . . . Pour la rassurer, il fal-
lait la certitude d'une communauté de
sentiments et de culte. Oh! alors elle
était heureuse de parler de M. Bon-
neville , de raconter sa vie , d'offrir, avec
un certain mystère , un recueil de |x>ésies
nationales. . . Cette année même, Bon-
neville, qui n'était déjà presque plus de
ce monde, finit par le quitter lout à fait;
il ne tarda pas à être suivi par sa bien-
faitrice , dont je vois encore les larmes
tomber sur sa robe de deuil. •
250 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
confédèrent et déclarent qu'ils ne veulent ni tyran, ni monarque,
ni protecteur, ni régent, qui sont des ombres de roi, aussi fu-
nestes à la chose publique que l'ombre de cet arbre maudit, le
Bohon Upas, dont l'ombre est mortelle. »
Et dans un autre numéro : « Enfin on a retrouvé les piques du
1 k juillet! On nous rend nos piques, fières et amis! La première
qu'on a vue à l'Hôtel de Ville a été saluée de mille applaudisse-
ments. Qu'est-ce que nous pourrions craindre .\ . . Avez-vous vu
comme on est frère quand le tocsin sonne , quand on bat la géné-
rale , quand on est délivré des rois .>^ ... Ah ! le malheur est que
ces moments ne reviennent que rarement! ...»
« Il ne suffit pas de dire république; Venise aussi fut république.
Il faut une communauté nationale, un gouvernement national. . .
Assemblez le peuple à la face du soleil , proclamez que la loi doit
seule être souveraine , jurez qu'elle régnera seule ... Il n'y a pas
un ami de la liberté sur la terre qui ne répète le serment. Sans
parler d'avance d'aucune forme de gouvernement, celui que la na-
tion la plus éclairée aura préféré sera le meilleur pom' la Fête-
Dieu. »
C'était le jour de cette fête que le répul)licain mystique écrivait
ces paroles enthousiastes. Quelque jugement qu'on en porte, on
est touché de cette foi jeune et vive dans l'infaillibilité de la raison
commune. ,
Elle semblait être justifiée , cette foi , par l'attitude calme , forte ,
vraiment imposante, de la population de Paris. Elle se passait de
roi à merveille. Le départ du Roi avait révélé la vérité de la si-
tuation, à savoir, que depuis longtemps la royauté n'existait que
comme obstacle. Elle n'agissait plus, elle ne pouvait rien, elle em-
barrassait seulement. Plusieurs avaient peur de tomber en répu-
blique ; mais l'on y était.
Des groupes avaient menacé Lafayette , à la Grève , l'accusant de
complicité. 11 les calma d'un seul mot : « Nous sommes vingt-
quatre millions d'hommes; le Roi coûtait 2 4 millions; c'est juste
2 o sols de rente que chacun gagne à son départ. »
LIVRE V. — CHAPITRE PREMIER. 251
Camille Desmoulins rapporte qu'une motion fut faite au Palais-
Roval (et sans doute c'est lui qui la fit sur son théâtre ordinaire) :
« Messieurs , il serait malheureux que cet homme perfide nous fût
ramené; qu'en ferions-nous? Il viendrait, comme Thersite, nous
verser ces larmes grasses dont parle Homère. Si on le ramène, je
fais la motion qu'on l'expose trois jours à la risée publique , le mou-
choir rouge sur la tête ; qu'on le conduise ensuite par étapes jus-
qu'aux frontières, et qu'arrivé là, » etc.
Cette folie était peut-être ce qu'il y avait de plus sage. Si
Louis XVI était dangereux dans les armées étrangères, il l'était bien
plus encore captif, accusé et jugé, devenant pour tous im objet
d'intérêt et de pitié. La sagesse était ici dans les paroles de l'en-
fant; je parle ainsi de Camille. Le plus grand péril pour la France
était de le réhabiliter par l'excès de l'infortmie, de rendre à celui
qui lui-même s'ôtait la couronne le sacre de la persécution. On le
trouvait avili , dégradé par son mensonge , il fallait le laisser tel.
Plutôt que de le punir, on devait l'abandonner comme incapable
et simple d'esprit; c'est ce que dit Danton aux Jacobins : « Le dé-
clarer imbécile, au nom de l'humanité. »
Prudhomme (Révolutions de Paris) donne très bien l'attitude du
peuple. « Tous les regards se portaient sur la salle de l'Assemblée.
«Notre roi est là-dedans, disait-on, Louis XVI peut aller où il
« voudra ...» Si le président de l'Assemblée eût mis aux voix dans
la Grève, aux Tuileries, au palais d'Orléans, le gouvernement
républicain, la France ne serait plus une monarchie. »
« Le nom de la république , écrit M°^ Roland dans une lettre du
2 2 juin , l'indignation contre Louis XVI , la haine des rois , s'exhalent
ici de partout. »
Des témoins aussi passionnés peuvent paraître suspects. Mais je
trouve à peu près les mêmes choses dans la bouche d'un étranger,
d'un froid observateiu-, peu favorable à la France , peu à la Révo-
lution; je parle du Genevois Dumont, pensionné de l'Angleterre :
« Ce peuple sembla inspiré d'une sagesse supérieure. Voilà notre
grand embarras parti , disait-il gaiement. » Et encore : « Si le Roi
252 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.
nous a quittés, la nation reste; il peut y avoir une nation sans roi,
mais non un roi sans nation. »
Ce qui est fort significatif, c'est que trois maisons du chapitre
de Notre-Dame, vendues le 2 1 juin, furent portées à un prix très
élevé et gagnèrent environ un tiers au delà de l'estimation.
Voilà pour Paris. Quelle fut l'impression des départements.^ On
le verra tout à l'heure, quand nous raconterons le retour de Va-
rennes. Il suffît de dire ici que, dans l'Est et le Nord, en se rap-
prochant des frontières, dans ces pays où Louis XVI eût amené
l'ennemi, l'indignation fut généralement plus violente qu'à Paris
même. La moisson était sur pied, et le paysan furieux du danger
qu'elle avait couru. Dans le Midi, plusieurs villes, Bordeaux en
tête, montrèrent un élan admirable. Quatre mille dames de Bor-
deaux, toutes mères, jurèrent de mourir, avec leurs époux, pour
la nation et la loi. La Gironde écrivit : « Nous sommes quatre-vingt
mille, tout prêts à marcher. » Dans l'Ouest, les villes, peu assurées
des campagnes, eurent de grandes alarmes. On supposa que le
Roi n'avait pas fait une telle démarche sans avoir laissé derrière
lui des embûches inconnues. Dumouriez, qui alors commandait à
Nantes, décrit l'émotion de cette ville à la grande nouvelle, qu'on
reçut de nuit. Il y avait quatre à cinq mille personnes en chemise
sur la place, qui avaient l'air consterné. « La nation n'en reste pas
moins, » dit-il, et il écrivit à l'Assemblée qu'il maichait à son se-
cours. Les Nantais se rassurèrent si bien que la nouvelle contraire ,
celle du retour de Louis XVI, produisit plutôt sm^ eux une sensa-
tion fâcheuse.
En rapprochant tous ces détails, nous n'hésitons pas à dire,
contre l'opinion commune, que si, le 21 juin, l'Assemblée, saisis-
sant le moment de l'indignation générale, eût proclamé la dé-
chéance du Roi, eût avoué et franchement nommé le gouvernement
qui, de fait, existait déjà, le gouvernement républicain, Paris au-
rait applaudi; et Paris eût été suivi sans difficulté de tout l'Est
et tout le Nord, des villes du Midi, de l'Ouest, et là même obéi
des campagnes. La résistance n'était pas prête encore; il fallut un
LIVRE V. — CIIAPITHE PREMIER. 253
an ou deux, toutes les intrigues des prêtres, le long mai-tyre de
Louis XVI surtout , pour décider l'éruption de la Vendée.
Telle était l'opinion d'un homme passionné, il est vrai, mais
doué de hautes lumières pour éclairer sa passion, d'un très ferme
jugement et d'une grande liberté d'esprit. Condorcet disait que ce
moment était précisément celui où la république était possible et
pouvait se faire à meilleui^ marché : «Le Roi, en ce moment-ci,
ne tient plus à rien; n'attendons pas qu'on lui ait rendu assez de
puissance pour que sa chute exige un elfort; cet effort sera terrible
si la république se fait par révolution, par soulèvement du peuple;
si elle se fait k présent avec une assemblée toute-puissante, le pas-
sage ne sera pas dillicile » (Condorcet, dans Et. Dumont, p. i 2 5).
L'objection principale, celle qu'on faisait et qu'on fait toujours,
c'était : « Il n'est pas encore temps, nous ne sommes pas mùi's en-
core, nos mœurs ne sont pas républicaines . . . » Vérité trop vraie; il
est clair qu'il doit toujours en être ainsi en sortant de la monarchie.
La monarchie n'a garde de former à la république : ses lois, ses
institutions, n'ont pas apparemment le but de préparer beaucoup
les mœurs au gouvernement contraire; d'où il suit qu'il serait tou-
jours trop tôt pom' essayer la république; on resterait embarrassé
à jamais dans ce cercle vicieux : « La législation et l'éducation répu-
blicaines peuvent seules former les hommes à la république, mais
la république elle-même est préalaljlement nécessaire pour vouloir
et décréter ces lois et cette éducation. » — Pour qu'un peuple
sorte de ce cercle, il faut que, par un acte vigoureux de sa volonté,
par une énergique transfonnation de sa moralité politique, il se
fasse vraiment digne d'être enfin majeur, digne de sortir d'enfance,
de prendre la robe virile, et que, pour ne pas retomber, pour
rester à la hauteur de ce moment héroïque , il se donne les lois et
l'éducation qui peuvent seules le perpétuer.
Autre objection : « En supposant que la république fut déjà
possible, était-elle juste à cette époque.'^ N'eùt-elle pas été imposée
par une minorité à la majorité royaliste, imposée par force et
contre le droit .-^ La nation était-elle généralement républicaine?»
25^ HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
Si l'on exige que la nation eût l'idée et la volonté nette et pré-
cise (le la répul)lique, non, elle ne l'avait pas. L'idée, la volonté
nationale, à ce moment, dans l'indignation qu'inspire la désertion
du Roi, fut, pour parler avec précision, antiroyaliste; elle fut répu-
blicaine, en prenant la république comme simple négation de la
monarchie. La minorité éclairée, en profitant de ce moment, en
fondant par les institutions une république positive, eût confirmé
la niasse dans la tendance antiroyaliste qui se déclarait alors; elle
n'eut point opprimé la masse , elle lui eût traduit sa propre pen-
sée, formulé ses instincts obscurs, eût rendu fixe et permanent
le sentiment si juste qu'elle avait à ce moment de la fin de la
royauté.
Les politiques attendirent, hésitèrent , et le moment fut manqué.
Un sentiment non moins naturel reprit force, au retour du Roi,
la pitié pour son malheur. On ne pouvait le refaire comme roi;
on le restaura, comme homme, dans l'intérêt et la sympathie, en
le ramenant captif, humilié, infortuné. Tel fut l'entraînement des
âmes généreuses et tendres; elles ne virent plus, à travers les
larmes, le roi double et faux, elles virent un homme résigné, et
elles s'en firent un saint : la réalité s'obscurcit pour elles derrière
la douloureuse légende qu'elles trouvaient dans leur cœur navré.
Qui eut tort.»^ La France innocente, et non plus le roi coupable.
Oh ! c[ui eût suivi la courageuse inspiration qui dicta La France
libre à Camille Desmoulins, en i 789 , il aurait sauvé la France 1 . . .
Dans cet immortel petit livre, rayonnant de jeunesse et d'espoir,
avec tout le soleil du i4 juillet, la prêtrise et la royauté ne sont
plus traitées comme choses vivantes, mais pour ce qu'elles sont,
deux néants, deux ombres (et qui s'amuserait alors à frapper des-
sus?. . .), deux ombres qui vont se cacher, qui s'enfoncent au
couchant. Et à l'horizon se lève la réalité de la république , en qui
sont désormais la vie, la substance.
On avait le bonheur de voir le Roi partir, mais ce n'était pas
assez; il fallait lui donner des chevaux pour aller plus vite; et lui
donner encore, de peur qu'il ne revint les chercher, tout ce qu'il
LIVRE V. — CHAPITRE PREMIER. 255
avait de courtisans et de prêtres, leur ouvi-ir les portes bien
grandes.
A sa place allaient entrer dans Paris les vrais rois de la répu-
blique , les rois de la pensée , ceux par qui la France avait concjuis
l'Europe ; je parle de Voltaire , de Rousseau. Voltaire , parti de son
tombeau, était en marche vers Paris, où il entra en triomphe
le 1 1 juillet. Que l'entrée eût été plus belle , si l'on n'eût eu la
maladresse d'y ramener le fatal automate de l'ancien régime, le
roi des prêtres et des dévots 1
Il faut pourtant raconter par quelles pitoyables machines la
vieille idole fut relevée de terre. Routine, habitude, faiblesse,
facile entraînement de cœur; par-dessus, l'intrigue, qui l'exploite
et qui s'en moque , voilà le fonds de l'histoire.
Les intrigants de nuances diverses qui travaillaient pour la cour
sous le masque constitutionnel se trouvaient désappointés; elle
les avait joués eux-mêmes. Il s'agissait maintenant pour eux de
savoir avec quel parti de l'Assemblée le Roi, devenu libre, vou-
drait bien négocier. Un de ces personnages équivoques, d'André,
député de Provence, sorte de Figaro politique, qui (selon Weber)
recevait 3,ooo francs par mois pour jouer les deux partis, sut des
premiers l'évasion et alla. chez Lafayette. Il était près de 7 heures,
et l'on devait croire que les fugitifs avaient gagné beaucoup de ter-
rain. Lafayette dormait du sommeil du juste , de ce profond som-
meil historique qu'on lui a tant reproché pour le 6 octobre. « Bail I
dit-il, c'est impossible! » En effet, il avait laissé son aide de camp,
Gouvion, la veille, à minuit, dormant le dos appuyé à la porte de
la Reine.
Lafayette avait reçu beaucoup d'avertissements; mais ce qui le
rassurait, ainsi que Bailly, ainsi que Montmorin, et Brissac, com-
mandant du château et ami personnel du Roi , c'était la confiance
qu'ils avaient tous dans la sensibilité de Louis XVI. Ds juraient sur
leur tête que le Roi ne partirait pas, se figurant en effet qu'il ne
voudrait pas les mettre en danger.
256 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
Les premières personnes que Lafayette , descendant précipitam-
ment, trouve dans la rue, c'est Bailly et Beauharnais : celui-ci
était président de l'Assemblée; Bailly, le nez, le visage longs et
jaunes, plus encore qu'à l'ordinaire. Personne ne devait en effet
s'accuser plus que Bailly. Il avait livré à la Reine ces dénonciations
écrites dont on a parlé , de sorte que , sachant précisément les avis
qu'on avait contre elle, elle chercha et trouva une issue moins
suiTeillée. Bailly, fils du garde des tableaux du Roi , protégé par
lui, héréditairement attaché à la maison royale, se montra meilleur
domestique que magistrat et citoyen, se fiant de tout à la Reine,
croyant la lier d'honneur et de sensibilité , s'imaginant qu'elle
hésiterait à perdre par sa fuite le faible et dévoué serviteur qui
lui immolait son devoir.
Bailly pouvait se croire perdu si le Roi n'était rejoint : « Quel
malheur, dit-il, qu'à cette heure l'Assemblée ne soit pas réunie
encore ! » Le président appuya. Tous deux montrèrent à Lafayette
le Roi ralliant les émigrés, amenant les Autrichiens, la guerre
civile, la guerre étrangère : « Eh bien, dit Lafayette, pensez-vous
que le salut public exige le retour du Roi ? — Oui. — J'en prends
la responsabilité. » Il écrivit un billet portant « que les ennemis de
la patrie ayant enlevé le Roi, il était ordonné aux gardes nationaux
de les arrêter ».
Lafayette n'eût guère pu refuser, sans confirmer l'opinion, gé-
nérale au premier moment, qu'il était de connivence, qu'il avait
favorisé l'évasion. Il crut, au reste, qu'à cette heure le Roi ne pou-
vait être rejoint. Son aide de camp, Romeuf, qui sans doute avait
sa pensée, partit, mais d'abord courut sur une route tout autre
que celle du Roi; il fut rejoint, remis dans le chemin par l'autre
envoyé , Bâillon , qui le força d'accélérer sa route vers Varennes.
n n'avait nulle volonté d'arriver, et comptait bien courir en vain;
c'est ce qu'il dit lui-même à MM. de Choiseid et de Damas.
Le mot d'enlèvement, écrit d'abord dans cet ordre de Lafayette,
fut avidement saisi par les Barnave et les Lameth , par les consti-
tutionnels en général, pour innocenter le Roi et sauver la royauté.
LIVHE V. — CIIAPITRK PHKMIKR. 257
Ils se précipitèrent, tète l)aissée, par cette porte qu'on leur ouvrait.
Ce mot fut employé par Regnault de Saint-Jean-d'Angely, qui lit
décréter par l'Assemblée {ju'oii poursuivrait ceux (jui enlevaient le
Roi. On adopta le mot, qui semblait tout un système, et l'on
adopta l'auteur; je parle de Lafayette. 11 venait s'excuser à l'As-
semblée; Barnave et Lametli, ses anciens ennemis, s'empressèrent
d'aller au-devant et de le justifier; bien plus, ils réclamèrent pour
lui, accusé et suspect, la plus liante conliance, le lircnt cliarger
d'exécuter les mesures (jui seraient ordonnées. Ils s'emparèrent
ainsi de lui, l'entraînèrent, le lièrent. Ce l'ut alors, comme tou-
joui's, l'invariable destinée de cet excellent républicain d'être mys-
tifié par les royalistes.
Les constitutionnels, entrant dans ce travail impossible de re-
faire la royauté, allaient se trouver justement en contradiction
avec eux-mêmes. Il n'y avait pas trois mois que, dans une discus-
sion mémorable , soutenue par Thouret avec un caractère de force
et de grandeur qui n'appartient qu'à la raison, TAssemblée avait
décidé que la royauté était une fonction publique, (ju'elle avait
des obligations, et qu'une sanction pénale devait consacrer ces
obligations. Thouret, suivant inexorablement la droite ligne lo-
gique, en avait fini avec les rois dieux, les rois messies, comme il
dit lui-même. La ténébreuse doctrine de fincarnation royale, pro-
longée au delà de toute probabilité, par delà les temps barbares,
en plein âge de lumière, avait péri ce jour-là (28 mars I7()i).
L'Assemblée avait décrété : « Si le Roi sort du royaume, il sera
censé avoir abdiqué la royauté. » Elle voulait maintenant éluder
son propre décret. Les meneurs, qui s'étaient récemment rap-
prochés de la cour, ne pouvaient, quoique abandonnés par elle,
se décider à changer leurs plans, à briser leurs espérances. Déjà
consultés par la Reine , et sans doute mortifiés de voir qu'elle
s'était jouée d'eux, ils pensaient qu'après tout, s'ils ramenaient,
sauvaient l'infidèle, elle serait trop heureuse de se remettre à dis-
crétion, n'ayant plus nul autre espoir. D'autre part, les Thouret,
les Chapelier, les pères de la constitution, pleins d'inquiétudes
II. 17
* turaiiittii ««Tioittt,
2r>8 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
palenielles et d'aïuour-propre d'auteur, craignaient tout mouve-
ment violent qui aurait troublé la santé d'un enfant si délicat; il
leur fallait, à tout prix, le retour, le rétablissement du Roi, pour
soigner paisiblement, éduquer, mener à bien cette chère consti-
tution.
La boinie attitude du peuple facilitait singulièrement la tâche
de l'Assemblée. On aurait pu s'attendre à de grands désordres. La
Reine avait déployé, pour trompre l'opinion, un luxe de duplicité
qui devait ajouter beaucoup à l'irritation. Elle avait dit qu'elle
voulait fournir de ses écuiies les quatre chevaux blancs pour la
pompe de Voltaire. Elle avait fait avertir qu'elle serait, avec le
Roi, à la procession de la Fête-Dieu. L'avant- veille, on avait fait
voir dans Paris le dauphin allant à Saint-Gloud; et la veille même,
au soir, la Reine, allant le promener au parc de Monceaux, avait
suivi les boulevards, gracieuse, parée de roses, le bel enfant sur
ses genoux; elle souriait à la foule et jouissait en esprit de son
départ tout préparé.
Le peuple, quelque irrité qu'il fût, se montra plus dédaigneux
que violent. Tout le désordre se borna à casser les bustes du Roi;
puis une promenade de curiosité inoffensive, que les femmes
firent aux Tuileries , sans bruit ni dégât. Elles ôtèrent le portrait
du Roi de la place d'honneur et le suspendirent à la porte. Elles
visitèrent le cabinet du dauphin et le respectèrent; beaucoup
moins celui de la Reine : une femme y vendit des cerises. Elles
regardèrent fort ses livres, supposant que c'étaient tous livres de
libertinage. Une fille qu'on coiffait d'un boiniet de Marie-Antoinette
le jeta bien loin, disant qu'il la salirait, qu'elle était honnête fille.
Cependant l'Assemblée mandait les ministres, s'emparait du
sceau, changeait le serment, ordonnait la levée de trois cent mille
gardes nationaux, payés i5 sols par jour. Ces mesures furent in-
terrompues par la lecture d'une pièce étrange, qu'on apporta.
C'était une protestation du Roi, annulant tout ce qu'il avait fait
et sanctionné depuis deux ans, dénonçant l'Assemblée, la nation.
Il certifiait ainsi que, pendant tout ce temps, il avait été le plus
LIVRE V. — CHAPITRK PRKMIER. 259
Jaux des hommes; moins encore pour avoir signé que pour avoir
si souvent approuvé, loué de vive voix, souvent sans nécessité,
ce (|u^il désavouait aujourd'hui. Tout cela, dans une forme aussi
triste que le fond, lourde, plate et sotte, mêlant aux choses les
plus graves des choses ou hasses ou futiles. Il s'appesantissait sur
sa pauvreté (avec une liste civile de 2 5 millions), sur le séjour
des Tuileries, «où, loin de trouver les commodités auxquelles il
était accoutumé, il n'a pas même rencontré les agréments que
se procurent les personnes aisées ». Pour comble, il parlait et re-
parlait de sa femme, avec la fâcherie d'un mari trompé, qui pro-
teste qu'il est content et n'en veut qu'aux mauvais plaisants. Ceci
à l'adresse des émigrés et des princes, bien plus que de l'Assem-
blée. La Reine, en partant, se faisait donner contre eux, contre
les conseils dont ils allaient assiéger le Roi, une sorte de certifi-
cat; son mari la proclamait une épouse fidèle , qui venait de mettre le
comble à sa bonne conduite. Il se disait indigné de ce qu'en octobre
on avait parlé de la mettre au couvent, etc. L'étrange pièce avait été,
la veille, communiquée au capital ennemi de la Reine, à Mon-
sieur, pour qu'il corrigeât, approuvât et se mit ainsi hors d'état
de pouvoir attaquer plus tard.
Le ton général de cet acte était accusateui", menaçant pour
l'Assemblée. Les royalistes ne cachaient pas leur joie. Un de leurs
joui'naux, ce jour même du 2 1 juin, avait osé imprimer : « Tous
ceux qui pourront être compris dans l'amnistie du prince de Coudé
pourront se faire enregistrer dans notre bureau d'ici au mois
d'août. Nous aurons quinze cents i-egistres, pour la conmiodité du
public; nous n'en excepterons que cent cinquante Individus. »
Beaucoup de gens supposaient, d'après cet excès d'audace,
qu'apparemment les royalistes avaient dans Paris ou bien près
des forces considérables. Los imaginations voyageaient rapidement
sur ce texte; aucune n'allait plus vite, en telles occasions, que
celle de Robespleire. La séance ayant été suspendue de 3 heures
et demie jusqu'à 5, il passa ce temps chez Pétion, qui demeurait
tout près, au faubourg Salnt-llonoré, et là déchaigea son àme,
>7-
260 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.
exprima librement tout son rêve de terreur. L'Assemblée était
complice de la cour, complice de Lafayette; ils allaient faire une
Saint- Barthélemi des patriotes, des meilleurs citoyens, de ceux
(ju'on craignait le plus. Pour lui, il sentait bien qu'il était perdu,
qu'il ne vivrait pas vingt-quatre heures. . .
Le croyait-il? Pas tout à fait. La chose était trop peu vraisem-
blable. Ce moment de la Révolution n'était nullement sanguinaire;
Lafayette ne l'était pas, ni les hommes influents d'alors. L'eussent-ils
été, il était facile, dans l'état de désorganisation où était la police,
de se cacher dans Paris. Robespierre avait peur sans doute, mais
il exagérait sa peur. Pétion l'écoutait assez froidement. Les deux
hommes différaient trop pour agir beaucoup l'un sur l'autre. Ro-
bespierre, nerveux, sec et pâle, et plus pâle encore ce jour-ià.
Pélion, grand, gros, rose et blond, flegmatique et apathique. Il in-
terprétait les choses d'une façon toute contraire, selon son tem-
pérament : « L'événement est plutôt heureux, disait-il; maintenant
on connaît le Roi. » Le journaliste Brissot, qui était venu chercher
des nouvelles, parla aussi dans ce sens : « Soyez sûr, dit-il avec son
air Imaginatif et crédule, que Lafayette aura favorisé l'évasion du
Roi pour nous donner la république. Je vais, outre le Patriote,
écrire dans un nouveau journal , le Républicain. » Robespierre, se
rongeant les ongles, demandait, en tachant de rire : « Qu'est-ce
que la république .^ »
La république elle-même, en réponse à celte question, on eût
pu le croire ainsi, entra dans la chambre. Je parle de M™'' Roland ,-
qui survint en ce moment avec son mari. Elle entra, jeune, vive et
forte, illuminant la petite chambre de sérénité et d'espoir. Elle
paraissait avoir trente ans, et elle en avait trente-six. Sous ses
beaux et abondants cheveux bruns, un teint virginal de fille, d'une
transparence singulière, où courait, à la moindre émotion, un
sang riche et pur. De beaux yeux parlants, le nez un peu gros du
bout et peu distingué. La bouche assez grande, fraîche, jeune,
aimable, sérieuse pourtant dans le sourire même, raisonneuse,
éloquente, même avant d'avoir parlé.
LIVRE V. — CIIAPITHE PHEMIEK. 261
Les Roland venaient du pont Neuf et purent dire à leurs amis
ralFiche des Cordeliers. L'initiative hardie que ceux-ci prenaient
rendit cœur à Robespierre. Les voyant planter si loin en avant le
drapeau de la Révolution, il pensa que les Jacobins suivraient
dans la voie qui leur était propre, la défiance et l'accusation. Déjà,
à TAssemblée, dans la séance du matin, il avait jeté un mot dans
ce sens.
11 ne dit rien du tout dans la séance du soir, attendit et observa.
Entre 9 et lo heures, il vit que Harnave et les Lameth, déjà sûrs
de Lafayette, qu'ils avaient en quelque sorte surpris le matin,
entraînaient de plus Sieyès et l'ancien club de 1789. Tous en-
semble, une grande masse, deux cents députés environ, ils se
mettaient en mouvement; tous, en corps d'armée, ils allaient se
rendre aux Jacobins, où depuis longtemps on ne les voyait plus
guère; ils allaient les étonner de celte image inattendue d'union
et de concorde, et sans doute d'un premier élan enlever la société.
Il n'y îivait pas un moment à perdre, Robespierre court aux Ja-
cobins.
Si son discours fut celui que lui prête son ami Camille ('^ c'était
une vaste dénonciation de tous et de toutes choses assez adroite-
ment tissue de faits, d'hypothèses; il accusait non seulement le
Roi et le ministère, et Bailly, et Lafayette, non seulement les co-
mités, mais l'Assemblée tout entière. Cette accusation, à ce point
générale et indistincte, ce sombre poème, éclos d'une imagina-
tion effrayée, semblait bien difficile à accepter sans réserve. Ro-
bespierre entra alors dans un sujet tout personnel, son propre
péril, fut ému et éloquent; il s'attendrit sur lui-même; l'émotion
gagna l'auditoire. Alors, pour enfoncer le coup, il ajouta cette pa-
role : « Qu'au reste, il était prêt à tout; que si, dans les commen-
cements, n'ayant encore pour témoins que Dieu et sa conscience,
il avait fait d'avance le sacrifice de sa vie, aujourd'hui qu'il avait
*'' Cainille Desmoiilins, (|ui écrit idées, son style, le fait parler contre
plusieurs jours après, mêle deux dis- les prêtres, ce qu'il ne faisait guère,
cours de Robespierre. Il lui prête ses etc.
2G2 IIISTOIHE DE LA DÉVOLUTION FRA.NÇALSE.
s,i récompense dans le cœur de ses concitoyens, la nmrt ne serait
pour lui qu'un bienfait. »
A ce trait touchant, une voix s'élève, un jeune homme crie en
sanglotant : « Nous mourrons tous avec toi I . . . » Cette sensibilité
naïve eut plus d'efTet ({uc le discours; ce fut une explosion de cris,
de pleurs, de serments : les uns, debout, s'engagèrent à défendre
Robespierre; les autres tirèrent l'épée, se jetèrent à genoux et
jurèrent qu'ils soutiendraient la devise de la société : Vivre libre
OH mourir. M°^ Roland, qui était présente, dit que la scène fut
vraiment surprenante et pathétique.
Le jeune homme était le camarade, l'ami d'enfance de Ro-
bespierre, Desmoulins, le mobile artiste, (jui, deux heures au-
paravant, dans un moment de confiance, serrait la main de La-
fa vette.
Avec tout cela, on perdait de vue le point précis de la situation,
et l'ennemi allait arriver. Le discours trop général de Robespierre,
l'explosion de vague sensibilité qui avait suivi , n'avançaient pas assez
les choses. Danton s'en aperçut à temps, il ramena à la question,
il la limita; il sentit que, pour agir, il ne fallait frapper qu'un
coup et frapper sur Lafayette ^^K
Chose bizarre à dire, mais vraie, le danger était Lafayette. Il
était dangereux, comme mannequin de dictature républicaine,
propre à faire toujours avorter la république; — dangereux,
comme dupe, toujours prête, des royalistes, éternellement pré-
destinée à être trompée par eux; — dupe de sa générosité, il y
avait à parier que le Roi venant de le mettre en danger de mort,
'*' Dès le matin, l^anton avait pris
contre Lafayette et les autorités de la
Ville la plus violente initiative : «Le
Il juin, le département allant à l'As-
semblée et traversant à pied les Tui-
leries, un particulier injuriait M. de La-
fayette, disait qu'il était un traître.
Danton, mon collègue, qui marchait
avec nous, escorté de quatre fusiliers.
lorsque nous n'avions aucun garde, se
retourna et dit au peuple d'une voix très
forte , d'un air menaçant : « Vous avez
« raison , tous vos chefs sont des traîtres
« et vous trompent. » Aussitôt des cris
s'élevèrent : « Vive Danton ! Danton en
« triomphe ! Vive notre père Danton ! »
( Déposition de deux administniteurs du dé-
partement. Arch. de la Seine, cart. 3io.)
IJVHE V. — CHAPITRE PRKMIRK. 263
Lafayette serait royaliste. Le parti Lamctli et Barnave, en atten-
dant qu'il pîil reprendre le Roi, avait besoin d'un entre-roi, ferme
contre l'émeute et faible contre la cour. Lafayette était le seul
dangereux, parce qu'il était le seul bonnèle, si visiblement bon-
néte qu'à ce moment même où tout semblait l'accuser, il était
populaire encore.
Donc Danton devait l'attaquer.
Il n'y avait qu'une difFiculté, c'est que, de toute cette assemblée
peut-être, Danton était le seul cpii dût craindre de l'attaquer.
Lafayette connaissait Danton; il savait que, trop docile aux
exemples du maître, aux leçons de Mirabeau, il était en rapport
avec la cour. Il n'avait pas vendu sa parole, qui évidemment ne
cessa jamais d'être libre; mais, ce qui est plus vraisemblable, c'est
qu'il s'était engagé, comme bravo de l'émeute, pour une protection
personnelle contre les tentatives d'assassinat, une protection ana-
logue à celle des brigands d'Italie. Qu'avail-il reçu.^ On l'ignore;
la seule cliose qui semble établie (sur un témoignage croyable,
quoique celui d'un ennemi), c'est qu'il venait de vendre sa cbarge
d'avocat au Conseil, et qu'il avait reçu du ministère bien plus
cpi'elle ne valait. Ce secret était entre Danton, Montmorin et
Lafayette; celui-ci avait sur lui cette prise; il pouvait l'ai'iêter
court entre deux période.s, lui lancer ce trait mortel.
Ce danger n'arrêta pas Danton; il vit du premier coup d'œil
que Lafayette n'oserait; cpie, ne pouvant blesser Danton sans
blesser aussi le ministrv^ Montmorin, il ne dirait rien du tout.
« Monsieur le président, crie-t-il, les traîtres vont arriver. Qu'on
dresse deux échafauds; je demande à monter sur l'un, s'ils n'ont
mérité de monter sur l'autre ! »
Et à ce moment ils entrent. La masse était imposante. En tète,
Alexandre de Lametb donnant le bras à Lafavette, signe parlant
de la réconciliation, tonte la gauche de l'Assemblée marcbant sous
un même drapeau. Puis l'homme de 1789, homme déjà antique,
le père et le prophète, tout au moins le parrain, de la Révolution,
Sieyès, l'air abstrait, plein de pensées; et à côté, pour contraste,
264 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.
l'avocat des avocats, Bariiave, le nez au vent. Puis les grands
hommes d'aifalres de l'Assemblée, ses rédacteurs habituels, ses
organes presque officiels, Chapelier et autres, tout le comité de
constitution.
En face de ces grandes forces, Danton prit tout d'abord une
surprenante olîensive. Il accusa Lafayette d'avoir attenté à sa mo-
ralité politique, essayé de le corrompre.^ non précisément, mais
de l'amortir, d'attiédir son patriotisme, de le gagner aux deux
chambres, « au système du prêtre Sieyès ». Puis il lui demanda
brusquement pourquoi , dans un même jour, ayant arrêté à Vin-
cennes les hommes du fau])Ourg Saint-Antoine, il avait relâché
aux Tuileries les chevaliers du poignard ? Pourquoi (cette
accusation n'était pas la moins dangereuse), la nuit même de
l'évasion du Roi, on avait confié la garde des Tuileries à une
compagnie soigneusement épurée par Lafayette ?
« Que venez-vous chercher ici ? Pourquoi vous réfugier dans
cette salle que vos journalistes appellent un antre d'assassins .\ . .
Et quel moment prenez-vous pour vous réconcilier ? Celui où le
peuple est en droit de vous demander votre vie. Etes-vous traître ?
Etes-vous stupide.^ Dans les deux cas, vous ne pouvez plus com-
mander. Vous aviez répondu sur votre tête que le Roi ne partirait
pas. Venez-vous payer votre dette ? . . . »
Répondre, contester, récriminer, c'eût été chauffer l'incendie.
Pour y jeter de l'eau froide , Lameth fit une pastorale sur les dou-
ceurs de l'iuiion fraternelle. Lafayette développa, sans dire un mol
de la question, son radotage habituel : « Qu'il avait le premier dit :
Lue nation devient libre, dès lors qu'elle veut être libre, » etc.
Sieyès, Barnave, reprirent la thèse de la concorde; ils en firent
une adresse que Barnave rédigea. Seulement, pour contenter la
fraction avancée des Jacobins, on y mit ce mot, plus accusateur
que celui A' enlève meni : « Le Roi, égaré, s'est éloigné » La
société fut satisfaite, car, vers les minuit, les députés sortant,
Lameth et Lafayette en tête, tous les Jacobins, tous les auditeurs
et spectateurs, deux ou trois mille personnes peut-être, se mirent
LIVRE V. — GHAPITUK PREMIER. 265
à leur faire cortège, et ceia sans exception; ceux qui tout à l'heure
avaient juré de défendre Robespierre n'en suivirent pas moins
Lafayette. Toute la rue Saint-Honoré se mit aux fenêtres et vit
avec grande joie passer aux lumières cette pompeuse comédie
d'harmonie et de concorde (*).
Le fameux mot enlèvement, absent de l'adresse des Jacobins,
reparait le lendemain dans celle de l'Assemblée. Le Roi avait beau
dire dans la protestation qu'il fuyait, l'Assemblée, dans son adresse,
lui soutenait (pi'il avait été enlevé. Elle prenait l'engagement de
venger la loi (promesse légère, simple phrase éloignée de sa pensée).
Elle s'excusait d'avoir parfois gouverné , administré : <« C'est que
le Roi ni les ministres n'avaient pas alors la confiance de la nation. »
Le Roi l'avail-il regagnée, en allant chercher l'étranger.^ La con-
fiance, perdue à ce point, se recouvre-t-elle .^ . . . Ainsi l'adresse
flottait, elle disait trop ici et là trop peu. Elle faisait déjà sentir
ce que pouvait être le système faux et boiteux dans lequel on
s'engageait, la transaction incertaine d'une Assemblée impopulaire
et d'une royauté captive , méprisée , à jamais suspecte , lequel traité ,
déchiré un jom* par la franchise du peuple, brisé d'un accès de
colère, risquait de fonder l'anarchie^-'.
Le 22, vers 9 heures du soir, un grand bruit se fait autour
^'' N'oir celte scène arrangée (au liummes si maltraités, de les employer
point de vue de 1838) par Alexandre près du Roi, de même qu'on employait
de LamelU. {Histoire de l' Assemblée coH- Lafayette près du [)euple de Paris.
stituante, I, 437.) Dans la joui'née du 33, on parlemen-
<*' Les Lametli appuyaient leur sys- tait avec eux, on prenait heure jwur
tème sur l'alliance des diverses fractions , conférer le lendemain. Telles étaient en
|)lus ou moins constitutionnelles, de elTct les prévisions naturelles; si le Roi
l'Assemblée. Ils avaient rallié Lafayette, n'était pas arrêté, s'il fallait traiter avec
Sieyès ; il leur man(juait encore le groupe lui dans le camp des armées étran-
qu'on appelait inonarchien, Malouet, gères, les Monarcliiens,Malouet, étaient
Clermont-Tonnerre, ces constitution- l'intermédiaire naturel; si le Roi était
nels royalistes, ({u'eux-mèmes, les La- arrêté, Lametli et Barnave se flat-
nietli , alors chefs des Jacobins , avaient taient d'être ses sauveurs, ses conii-
chassés de club en club, de salle en dents, ses conseillers obligés. Voir Droz,
salle, par la violence du peuple. 11 s'a- ici important; il suit les Mémoires iné-
gissait maintenant de se les associer, ces dits de Malouet.
266 HISTOrRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.
de rAssemhlée; puis une voix, un coup de tonnerre : « Il est
arrêté ! » Peu s'en réjouirent. Tels qui applaudirent le plus, pour
se conformer aux sentiments des tribunes, n'en sentaient pas moins
les embarras immenses que cet événement préparait.
Le lendemain 23, l'inquiétude de l'Assemblée, le désir général
parmi ses membres de sauver la royauté , se formula dans un décret
voté sur la proposition de Thouret : « L'Assemblée déclare traîtres
ceux qui ont conseillé, aidé ou exécuté l'enlèvement du Roi, ordonne
d'arrêter ceux qui porteraient atteinte au respect dû à la dignité
royale. » La royauté, la personne royale, se trouvait être ainsi inno-
centée, garantie.
Robespierre dit que la seconde partie du décret était inutile,
et la première incomplète; qu'on n'y parlait que des conseillers, que
le devoir des représentants les obligerait d'agiter une question plus
importante. Un frémissement de l'Assemblée l'avertit qu'il en di-
sait trop.
Un grand mouvement du peuple, décisif contre la royauté,
était fort probable. Le 28 juin, de bonne heure, le faubourg
Saint-Antoine s'agitait et s'ébranlait. Les constitutionnels trouvèrent
moyen d'exploiter le mouvement au profit de la royauté. Lafayette,
avec son état-major, prit la tête de l'immense colonne, qui suivit
docilement, de la Bastille à la place Vendôme, aux Feuillants, à
l'Assemblée. La tête, comme nous l'avons vu parfois dans nos der-
nières émeutes, dit précisément le contraire de ce que le corps
pensait (^^. Tous venaient contre le Roi, et les chefs dirent à l'As-
semblée que ce peuple venait jurer obéissance à la constitution,
■'' Ce qui est fort curieux, c'est que
M'"* Roland , qui parait avoir assisté à la
scène, mais ([ui sans doute était tout
entière à ses vives impressions, ne voit
pas l'étrange adresse avec laquelle on
cliangca le sens de cette manifestation
contre la royauté : « Ils ont crié : « Vive
« la loi ! vive la liberté ! f . . . du Roi !
« Vivent les bons députés ! Que les autres
prennent garde à eux ! . . . » l^urant cette
scène imposante dans sa triviale énergie
et faite pour encourager les républicains ,
les Jacobins passaient leur temps en
discussions pitoyables, ils admettaient
d'Orléans, Cbapelier.. . Ils improuvaient
Robert , qui vantait la république. . . »
[Lettres de M"' Boland à Bancal des
Issarts, p. 263.)
LIVRK V. — CHAPIÏRK PREMIER. 267
ce qui au fond comprenait \ obéissance au liai, partie de la con-
stitution. Toute l'après-midi, toute la soirée, pendant plusieurs
heures, cette grande foule année défilait dans la salle, bienveil-
lante généralement, mais d'une familiarité rude; il y eut même
des mots menaçants pour les mauvais députés.
Le a 5 , Thouret proposa , l'Assemblée vota : « Qu'à l'arrivée du
Roi, il lui serait donné une garde provisoire qui veillât à sa sûreté
et répondit de sa personne. . . Ceux qui ont accompagné le Roi
seront interrogés, le Roi et la Reine entendus dans leurs déclara-
tions. . . Le ministre de la justice continue d'apposer le sceau aux
décrets, sans qu'il soit besoin de la sanction royale. »
Malouet : « Alors le gouvernement est changé I le Roi prison-
nier I ... » Rœderer, croyant adoucir : « Ceci n'attaque pas l'invio-
labilité; il est seulement question de tenir le Roi en état d'arres-
tation provisoire. » — Thouret contre Rœderer : « Non, non, ce
n'est pas cela. » — Et Alexandre de Lameth : « C'est pour la sûreté
du Roi autant que pour la sûreté nationale. »
D'André, saisissant cette occasion d'engager et compromettre
décidément l'Assemblée, se mit à parler pour elle et fit, en son
lieu, une haute profession de royalisme, déclarant que la monar-
chie était la meilleure forme de gouvernement. Toute l'Assem-
blée applaudit, mais les tribunes se turent. Ce silence devint fort
sombre et gagna toute la salle, lorsque la députation de l'Hé-
rault , lisant une adresse tout empreinte de la violence du Midi , pro-
nonça ces paroles : « Le monde attend un grand acte de justice. »
Presque immédiatement (il était environ 7 heures et demie du
soir) une grande agitation se manifeste; le bruit se répand que le
Roi traverse les Tuileries. . . puis que les trois courriers qui sont
sur la voiture du Roi sont entre les mains du peuple, en danger
de mort. . . Vingt membres vont au secours. Bientôt entrent dans
la salle Barnave, Pétion et Latour-Maubourg, que l'Assemblée
avait chargés de diriger et protéger le retour du Roi. Ils viennent
lui rendre compte.
{
268 HISTOIRE DE LA HÉVOLUTION FRANÇAISE.
CHAPITRE IL
LE ROI ET LA REINE RAMENÉS DE VARENNES (22-25 JUIN 1791).
Unanimité de la population contre le Roi. — Ciiàlons seul le reçoit bien, 22 juin,
— Les commissaires envoyés par l'Assemblée, 2 3 juin. — La Reine et Barnave.
— - Halte de Dormans. — La famille royale à Meaux, au palais de Bossuet,
24 juin- — Pétion veut sauver les trois gardes du corps. — Entrée dans Paris,
2 5 juin'. — Arrivée aux Tuileries. — Sentiments divers du peuple.
Le Roi et la Reine avaient réussi à se persuader longtemps que
la Révolution était toute concentrée dans l'agitation de Paris,
qu'elle était une chose tout artificielle , une conspiration isolée des
Orléanistes ou des Jacobins. Le voyage de Varennes put leur faire
voir le contraire, et le retour encore plus.
- En vain la Reine essayait de s'abuser elle-même, de rejeter le
mauvais succès de l'entreprise sur des causes inconnues. « 11 a fallu ,
disait-elle, un concours extraordinaire de circonstances, un mi-
racle. » Le vrai miracle fut l'unanimité de la nation. Unie dans un
même élan de justice et d'indignation, la France sauva la France.
Rappelons les circonstances du voyage. Cette unanimité éclate
partout. Partout la force militaire est neutralisée par le peuple.
Près de Chàlons déjà, Ghoiseul ne peut soutenir le regard de cette
foule pénétrante qui le surveille et le devine; malgré les bois,
malgré la nuit, l'œil du peuple le suit, le voit; partout, de village
en village, il entend sonner le tocsin. L'officier de Sainte-Mene-
hould, celui de Clermont, sont annulés, paralysés par cette in-
quiète surveillance. Celui de Varennes s'enfuit, et le jeune Rouillé,
menacé, ne peut commander à sa place. Rouillé lui-même ne peut
venir au-devant, n'étant sur ni de ses troupes, ni des garnisons
voisines, voyant la campagne en armes. Un fait plus grave encore
peut-être, et que nous avions omis, c'est que partout, dans leurs
logements, les soldats s'apercevaient que leurs hôtes, pendant leur
LIVRE V. — CIIAPITHE II. 269
sommeil, leur enlevaient les cartouches; les soldats du Roi dor-
maient, le peuple ne dormait pas.
Cette unanimité teiTil)le parut l)ien plus au retour. De Varennes
jusqu'à Paris, dans une route de 5o lieues, route infiniment lente,
qui dura quatre jours entiers, le Roi, dans sa voiture, se vit con-
stamment entouré d'une masse compacte de peuple ; la lourde ber-
line nageait dans une épaisse mer d'hommes et fendait à peine
les flots. C'était comme une inondation de toutes les campagnes
voisines qui, tour à tour, sur la route, lançaient des vagues vivantes
à cette malheureuse voilure, vagues furieuses, aboyantes, qui sem-
blaient près d'abîmer tout et pourtant se brisaient là. Ces hommes
s'armaient jusqu'aux dents de tout ce qu'ils avaient d'armes, arri-
vaient chargés de fusils, de sabres et de piques, de fourches et de
faux : ils partaient de loin pour tuer; de près, ils injuriaient, ils
soulageaient leur colère, criaient aux lâches et aux traîtres, sui-
vaient quelque temps, retournaient. D'autres venaient, et toujours
d'autres, infatigablement, et ceux-ci non moins ardents, entiers de
force et de fureur. Ils criaient, séchaient leurs gosiers, buvaient
pour crier encore. Une âpre chaleur de juin exaltait les tètes, le
soleil brûlait d'aplomb, poudroyait sur la blanche route, la sou-
levait en nuages, à travers des forêts de baïonnettes et d'épis.
Maigres épis, pauvre moisson de Champagne pouilleuse; la vue
même de celte moisson si péniblement amenée à bien ne contri-
buait pas peu à augmenter la fureur des paysans : c'était justement
ce moment que le Roi avait choisi pour aller chercher l'ennemi,
amener sur nos champs les hussards et les pandours, la cavalerie
voleuse, mangeuse, outrageuse, gâcher la vie de la France aux
pieds des chevaux, assurer la famine pour l'année et l'année pro-
chaine. . .
Ce fut là le vrai procès de Louis XVI , plus qu'au 2 1 janvier.
Il entendit, quatre jours de suite, de la bouche de tout le peuple,
son accusation, sa condanniation. Le sentiment filial de ce peuple,
si cruellement trompé, s'était tourné en fmeur, et la fureur,
exhalée en cris, s'exprimait aussi en reproches d'une accablante
270 HISTOIRE DE LA 1\ÉV0LUTI0N FRANÇAISE.
vérité, en mots terribles qui tombaient sur la coupable voiture,
comme d'impitoyables traits de la justice elle-même.
Près de Sainte-Menehould , les cris redoublèrent encore. Le
Roi et la Reine, alarmés, déclarèrent qu'ils s'arrêteraient, qu'ils
n'iraient pas plus loin. Un envoyé du conseil municipal de Paris
essayait de les rassurer. Ils lui firent promettre, jurer sur sa tête
qu'il ne leur arriverait rien à eux ni aux leurs , ni en route , ni à
Paris, et que, pour plus de sûreté, il ne les quitterait pas^^^.
Personne n'en pouvait répondre. La vie de la famille royale
semblait tenir à un fil. Parmi tant d'hommes furieux (beaucoup de
plus étaient ivres) , il était fort ci craindre que de rage aveugle ou
d'ivresse, il ne partît au hasard des coups de fusil. Mais la rage
se tournait surtout contre ceux qu'on supposait avoir emmené
le Roi. MM. de Choiseid et de Damas auraient péri certainement
si l'aide de camp de Lafayette ne se fût fait arrêter avec eux. Les
trois gardes du corps qui revenaient sur le siège de la voiture sem-
blaient morts d'avance; plusieurs fois les baïonnettes touchèrent
1cm' poitrine ; personne pourtant ne tira sur eux. Il y avait même,
au milieu des insultes, un reste d'égards pour le Roi, de la pitié
du moins pour son incapacité, pour sa faiblesse connue. Les en-
fants aussi, qu'on voyait à la portière, désarmaient la foule, éton-
naient les plus furieux. Ils arrivaient, ce semble, tout prêts à frap-
per; mais ils n'avaient pas songé aux enfants. Le doux visage de
Madame Elisabeth lui conservait, à vingt-cinq ans, un charme
singulier d'enfance, une quiétude de sainte, étrange dans cette
situation. Et la petite princesse, quoiqu'elle eût à quatorze ans
quelque chose du port altier de sa mère, tenait d'elle aussi
l'éblouissant éclat de la beauté rousse et blonde. Cette foule,
c'étaient des hommes (il y avait peu de femmes) ; or il n'y avait
pas d'homme, fût-il ivre, fût-il furieux, qui ne se sentît le cœur
faible, dès qu'il se trouvait en présence de la jeune fleur.
Les plus furieux, on peut le dire, furent ceux qui partaient du
'*' Rapport de M. Bodan, envoyé du conseil niunicijMil. (Archives de la Seine,
carton 3io, et re^stre 19, p. 95.)
LIVRE V. — CHAPITRE IF. 271
plus loin, ceux qui n'arrivèrent pas à temps et ne virent point
cette famille. Deux faits ici qui ne sont imprimés nulle part et
(|ui font connaître assez la violente émotion de la France dès
qu'elle se sut trahie. .
Clouet, des Ardennes, l'un des fondateurs de l'Ecole poly-
technique, âpre stoïcien, mais sauvage, et qui n'eut jamais d'autre
amour que celui de la patrie, partit sur-le-champ de Mézières,
avec son fusil; il vint à marches forcées, à pied (il n'allait pas au-
trement), et lit 60 lieues en trois jours, dans l'espoir de tuer
le Roi. A Paris y il changea d'idée.
Un autre , jeune menuisier au fond de la Bourgogne (qui plus
tard, iixé à Paris, est devenu le père de deux savants distingués),
quitta également son pays pour assister au jugement et à la punition
du traître. Accueilli en route chez un maître menuisier, son hôte
lui fit comprendre qu'il arriverait trop tard, qu'il ferait mieux de
rester, de fraterniser avec lui, et, pour cimenter la fraternité, il lui
fit épouser sa fdle.
Un seul homme fut tué dans le retour deVarennes, un cheva-
lier de Saint-Louis, qui, monté comme un saint Georges, vint
hardiment caracoler à la portière, au milieu des gens à pied, et
démentir par ses hommages la condamnation du Roi par le peuple.
Il fallut que l'aide de camp le priât de s'éloigner; il était trop tard;
il essaya de se tirer de la foule, en ralentissant le pas; puis, se
voyant serré de près, il piqua des deux et se jeta dans les terres.
On tira, il répondit; quarante coups de fusil, tirés à la fois,
l'abattirent; il dispaixit un moment dans un groupe, où on lui
coupa la tète. Cette tète sanglante fut inhumainement appor-
tée jusqu'à la portière; on obtint à grand'peine de ces sauvages
qu'ils tinssent éloigné des yeux de la famille royale cet objet
d'horreur.
A Chàlons, la scène change. Cette vieille ville, sans commerce,
était peuplée de gentilshommes, de rentiers, de bourgeois roya-
listes. Etrangers aux idées du temps, ignorants de la situation,
ces hommes de l'ancien régime virent avec un attendrissement
272 HISTOIRE DE LA UÉVOLUTION FRANÇAISE.
extraordinaire leur pauvre Roi traîné ainsi; les voilà tous qui de-
mandent à être présentes; les dames et demoiselles viennent offrir
aux princesses des fleurs mouillées de leurs larmes. Un somptueux
couvert est préparé; la famille royale soupe en public, on circule
autour des tables. Est-ce Cbàlons ou Versailles? Le Roi ne le sait
plus bien. La garde nationale arrive : «Ne craignez rien, Sire,
nous vous défendrons. » Quelques-uns allaient jusqu'à dire qu'ils
mèneraient le Roi jusqu'à Montmédy.
Le Roi soupe, couche, de bonne heure va à la messe. Mais déjà
tout est changé. Les ouvriers de Reims sont arrivés, toute la Cham-
pagne arrive; une armée avant le jour se trouve remplir Cbàlons;
tout cela animé de la marche; ils veulent voir sm'-le-champ le Roi,
sur-le-champ partir. Paris! Paris 1 c'est le cri universel; les croisées
sont couchées en joue. Le Roi paraît au balcon avec sa famille ,
digne et calme : « Puisqu'on m'y force, dit-il, je m'en vais partir. »
Entre Epernay et Dormans, trois envoyés de l'Assemblée ar-
rêtent le cortège; ils viennent assm^er, diriger le retour du Roi.
Tous trois choisis dans la gauche. Le monarchien Malouet eût été
l'intermédiaire naturel, le négociateur avec un roi libre; pour
garder un roi prisonnier, la gauche avait envoyé trois hommes qui
exprimaient ses trois nuances, Barnave, Latour-Maubourg et
Pétion.
La Reine les reçut fort mal; outre leiu* mission, qui les rendait
peu agréables, elle avait d'autres motifs, et très différents, de les
voir de mauvais œil. Latour-Maubourg, homme de cour et jadis
favorisé, néanmoins ami personnel du gardien du Roi, représentant
de Lafayette en cette circonstance, était spécialement haï; il ne
supporta pas l'œil de la Reine, monta dans une autre voiture où
étaient les femmes, laissa à ses collègues le triste et périlleux hon-
neur de monter dans le carrosse du Roi. Pétion naturellement était
odieux; on croyait voir en lui le Jacobin des Jacobins, la Révolu-
tion. Barnave, c'était bien pis; en lui l'on voyail l'odieuse trinité
(Duport, Barnave et Lamelh) d'intrigants, d'ingrats, de gens, en
outre, envers qui l'on avait un tort récent, que l'on avait fait sem-
LIVRE V. — CHAPITIIK II. 273
blaiit de consulter et de croire, qu'on avait amusés, trompés; et
maintenant la fatalité voulait qu'on tombât dans leurs mains.
Pétion choqua d'abord infiniment, en déclarant que, représen-
tant de l'Assemblée, il lui fallait siéger au fond. Gela obligea
Madame Elisabeth de passer sur le devant de la voiture; Barnave
s'y assit près d'elle, en face de la Reine.
Barnave, âgé de vingt-huit ans, avait la ligure fort jeune, de
beaux yeux bleus, la bouche grande, le nez retroussé , la voix aigre.
Sa personne était élégante. Il avait l'air audacieux d'un avocat
duelliste, tout prêt aux deux sortes d'escrime. Il semblait froid,
sec et méchant, et ne l'était point au fond. Sa physionomie n'ex-
primait en réalité que sa vie de luttes, de dispute, l'irritation
habituelle de la vanité.
Il annonça tout d'abord l'intention royaliste du parti qui l'en-
voyait. Quand il eut lu tout haut le décret de l'Assemblée, le Roi
dit « qu'il n'avait jamais eu l'intention de sortir de France ». Alors
Barnave, saisissant vivement cette parole : « Voilà, dit-il à Mathieu
Dumas, lieutenant de Lafayette, voilà un mot qui sauvera le
royaume. »
La Reine remarquait cependant que le jeune député se retour-
nait fréquemment pour voir les gardes du corps sur le siège de la
voiture; puis il reportait ses regards vei's elle, avec une expression
dure, où l'on eût pu distinguer quelque chose d'équivoque et
d'ironique ('\ La Reine était une femme , elle sentit sur-le-champ
ce qu'aucun homme n'eût compris; d'un coup d'œll hardi et lin,
elle mesura d'abord l'immense parti qu'elle pouvait tirer de cette
disposition , malveillante en apparence.
Elle comprit sans difficulté que Barnave croyait voir parmi les
gardes du corps l'homme dévoué à qui la Reine avait accordé la
faveur de diriger l'enlèvement, la faveur de mourir pour elle,
l'heureux comte de Fersen. Disons net : elle distingua que Barnave
était jaloux.
'*' f^es détails qui suivent paraitrunt runiaiies(|ues, et n'en sont pas uiuins très
vraisemblables. Us sont pris dans VVeber, Valory, Campan, cit.
274 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.
Pour ne point trouver ceci absurde, il faut savoir que Barnave,
dans sa vanité, voulait être absolument le successeur de Mirabeau;
il croyait à la tribune avoir sa succession, mais il la voulait com-
plète : la Reine en était, selon lui; la confiance de la Reine lui
semblait, dans cet héritage, le plus beau diamant du défunt. 11
avait cru un moment atteindre cette haute fortune, lorsque la cour
fit semblant de demander les conseils des trois amis. Deux des
trois, Lameth et Duport, étant notoirement désagréables, le confi-
dent nécessaire était Barnave; du moins, il l'avait cru ainsi. Donc
il était singulièrement mortifié , comme homme politique et comme
homme, de cet enlèvement de Varennes; il lui semblait qu'on lui
volât ce que, dans son excessive présomption, il croyait déjà à lui.
La Reine était trop altière pour se dire nettement tout cela,
comme je vous le dis ici; mais elle n'en vit pas moins tout ce qu'il
fallait en voir. Elle saisit, sans affectation, la première occasion
naturelle pour nommer les trois gardes du corps. Barnave vit
qu'il s'était trompé, que Fersen n'était pas là. Voilà un homme tout
changé; la tète baisse, le ton devient doux, respectueux : il se
sent coupable, il n'est plus occupé que d'expier, à force d'égards,
son impertinence. Gela semblait difficile, la Reine ne daignant lui
adresser la parole.
Barnave ne pouvait agir que fort indirectement. Placé en face
de la Reine , il était en face aussi de la très froide figure de son
collègue Pétion, qui, à la vérité, connaissait trop peu le monde
et les passions pour rien voir de tout ceci. Pétion, essentiellement
lourd et gauche ('^ avait adressé je ne sais quel mot peu conve-
nable à Madame Elisabeth, qui, toute simple qu'elle paraissait,
l'avait fort bien relevé. Puis, pour raccommoder la chose, il avait
justement touché le point où la jeune princesse était le plus vulné-
^'* Ce qui ajoute au caractère de Pé- second jour et s'appuyant involontaire-
tlon un ridicule ineffaçable, c'est qu'il ment sur lui dans cette extrême fatigue ,
croit (dans le Mémoire inédit qu'il a étaitamoureusede lui, enfin, pour parier
laissé sur le voyufje de Varennes) que Ma- le langage sensualiste du temps, « qu'elle
(Innie Elisabeth, assise près de lui le cédait à la nature ».
LIVRE V. — CHAPITRE II. 275
rable, la foi, la religion, répétant contre le christianisme je ne sais
quelle banalité philosophique. Emue, la pauvre princesse, contre
son habitude, se mit à parler de suite, pour défendre son trésor;
elle devint presque éloquente.
Barnave écoutait et ne disait mot. Le Roi, avec sa bonhomie
ordinaire, s'avisa, sans à-propos, de lui adresser la parole; il lui
paila de l'Assemblée, sujet agréable au jeune orateur; c'était le
replacer sur le champ de ses triomphes. La politique générale
vint ensuite, et Barnave défendit ses opinions avec infiniment de
ménagement et de respect.
Pétion faisait un contraste de familiarité cynique, qui profitait
fort à Barnave. Le Roi ayant eu occasion de dire qu'il n'avait agi
que pour le bien, « puisque après tout la France ne pouvait être
république «• : — « Pas encore, il est vrai, dit sèchement Pétion,
les Français ne sont pas encore tout à fait assez mûrs ... » Il se fit
un grand silence.
Ce n'est pas tout. Le dauphin, qui allait et venait, s'était d'abord
aiTangé entre les jambes de Pétion. Celui-ci, paternellement, lui
caressait ses boucles blondes, et parfois, si la discussion s'animait,
les tirait un peu. La Reine fut très blessée; elle reprit vivement
l'enfant, qui, suivant son instinct d'enfant, alla juste où 11 devait
être le mieux reçu, sur ies genoux de Barnave. Là, commodé-
ment assis , il épela à loisir les lettres que portait chaque bouton
de l'habit du député , et réussit à lire la belle devise : « Vivre libre
ou mourir. »
Ce petit la])leau d'intérieur, qui l'eût cru? roulait, paisible, à
travers une foule irritée, panni les cris, les menaces. A force de
les entendre, on ne les entendait plus. Le péril était le même, et
l'on y songeait à peine. L'étourdissement était venu, et l'insensi-
bilité au nïouvant tableau du dehors, incessamment renouvelé.
Chose étrange, et qui montre les ressources éternellement vitales
de la nature, ce petit monde Iraglie de gens qui, ensemble, s'en
allaient tous à la mort, s'aiTangeait, chemin faisant, poiu* vivre
encore dans la tempête.
18.
276 HISTOIKE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
Mais, tout à coup, voici un choc. . . Un flot nouveau de furieux
veut tuer les gardes du corps. Barnave passa la tête à la portière
et les regarda; ce fut comme si l'Assemblée nationale eût été là :
ils reculèrent tous.
Un peu plus loin, autre incident, et plus grave, qui faillit être
fatal. Un pauvre prêtre, le cœur navré du sort du Roi, approche,
les yeux pleins de larmes, et lève les mains au ciel. . . La foule
furieuse le saisit, on l'entraîne, il va périr. . . Barnave se préci-
pite, moitié corps, hors de la voiture : « Tigi'es, vous n'êtes donc
pas Français.^. . . La France, le peuple des braves, est-il celui des
assassins ^ » Le prêtre fut sauvé par ce mot. Mais Barnave serait
tombé, si Madame Elisabeth, toute dominée qu'elle était toujours
par l'étiquette et la réserve, n'eût tout oublié en ce moment et
ne l'eût tenu par la basque. . . La Reine en fut toute surprise,
autant qu'émue et reconnaissante pour le noble jeune homme.
Dès lors, elle lui parla.
Le soir du troisième jour (^), la famille royale descend à Meaux,
au palais éplscopal, palais de Bossuet. Digne maison d'abriter une
telle infortune , digne par sa mélancolie. Ni Versailles ni Trianon
ne sont aussi noblement tristes, ne rendent plus présente la gran-
deur des temps écoulés. Et ce qui touche encore plus, c'est que
la grandeur y est simple. Un large et sombre escalier de briques,
escalier sans marches, dirigé en pente douce, conduit aux appar-
tements. Le monotone jardin, que domine la tour de l'église, est
borné par les vieux remparts de la ville, aujourd'hui tout enve-
loppés de lierre; sur cette terrasse, une allée de houx mène au
cabinet du gi'and homme , sinistre , funèbre allée où l'on croirait
volontiers qu'il put avoir les pressentiments de la fin de ce monde
monarchique dont il était la grande voix.
''' La famille royale fit la première suivi, déclarèrent qu'ils n'acceptaient
couchée à Chàlons, la seconde à Dor- d'escorte que celle de la cavalerie; la
mans. garde nationale à pied dut se retirer.
Là, les commissaires, sous le pré- C'était abréger le voyage, diminuer les
texte qu'on pouvait être encore pour- chances de danger, d'insulte , etc.
I.IVUK V. — CHAPITRE fl.
277
Et c'est elle qui venait, cette monarchie expirée, demander au
toit de Bossuet l'abri d'une seule nuit.
La Reine trouva ce lieu tellement selon son cœur que, sans
tenir compte de la situation, sans se soucier de savoir si elle vivrait
le lendemain, elle prit le bras de Barnave et se fit montrer le pa-
lais. Il est tout plein de souvenirs; plusieurs portraits sont pré-
cieux. Fille dut voir, dans la chambre même où le grand homme
couchait, le portrait d'une princesse, l'image, si je ne me trompe,
de celle qui, mourante, légua à Bossuet son anneau.
Barnave, dans ce lieu si grave, profitant de la situation, de
l'émotion de la Reine, lui donna, du fond du cœur, des conseils
pour la sauver. Il lui fit toucher au doigt les fautes du parti roya-
liste : « Ah ! Madame , comme votre cause a été mal défendue I
Quelle ignorance de l'esprit du temps et du génie de la France!
Bien des fois, j'ai été au moment d'aller m'olîrir, de me dé-
vouer à vous.^. . . — Mais enfin. Monsieur, quels sont donc les
moyens que vous auriez conseillés.»^ — Un seul. Madame : vous
faire aimer du peuple. — Hélas! comment l'aurais-je acquis, cet
amour .'^ tout travaillait à me l'ôter. — Eh! Madame, si, moi, in-
connu, sorti de mon obscurité, j'ai obtenu la popularité, com-
bien vous était-il aisé , si vous faisiez le moindre efl'oit , de la garder,
de la reconquérir ('U . . ..» Le souper interrompit.
'*' Barnave , violemment attaqué pour
ce tète -à- tête, s'en justifie tardive-
ment , dans son Introduction à la Hévo-
lution, écrite en 1793 ou 1793, en son
plus extrême danger. Il allègue que, de
toute façon, le temps aurait manqué;
ce qui n'est pas exact, du moins pour
cette journée ; il dit lui-même , dans son
rapport à l'Assemblée , <|ue , « n'ayant
gardé que les gai-des à cheval, la marche
fut très rapide de Dormans à Meaux».
D'où il suit qu'on dut arriver à Meaux
de bonne heure et s'y reposer. — Il dit
encore [Œuvivs, 1. 1, p. i3a) : «M. Pé-
tion me recommanda spécialement de
dire que, pendant toute la route, noiu
ne nous étions pas quittés. » Je le crois
bien.
Tous deux avaient besoin d'une dis-
crétion mutuelle. Pétion certainement
avait vu le Roi en particulier, pour
lui proposer l'évasion des gardes du
corps. Et Barnave, également selon
toute probabilité, vit la Reine en par-
ticulier et lui donna des conseils. Le
témoignage de M"* Canqian, souvent
peu grave , l'est ici beaucoup pour moi ,
parce qu'il est conforme non seulement
278 HISTOII\E DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
Après le souper, Pétion fit une chose très couiageuse, très
humaine, qui démentit singuhèrement la froideur qu'il affectait;
il prit le Roi à part et lui offrit de faire évader les trois gardes
du corps, en les déguisant en gardes nationaux. L'offre était aussi
d'un bon citoyen, d'un excellent patriote; c'était, certes, aimer le
peuple que de lui épargner un crime, c'était sauver l'honneur de
la France. La Reine n'accepta pas cette offre, soit qu'elle ne voulût
rien devoir à Pétion, soit qu'elle eût l'idée insensée (Valory n'hésite
pas à le dire) que Pétion ne voulait les éloigner que pour les faire
assassiner plus sûrement, loin de la présence du Roi qui les pro-
tégeait !
Le lendemain , 2 5 juin , c'était le dernier jour, le jour terrible
où il fa'llait affronter Paris. Barnave se plaça au fond, entre le Roi
ef la Reine, pour la rassurer sans doute, et aussi pour mieux par-
tager le péril; si un furieux eût tiré, c'aurait été là. Des pré-
cautions étaient prises, il est vrai, autant que la situation le per-
mettait. Un militaire distingué, M. Mathieu Dumas, chargé par
Lafayette de jirotéger le retour, avait entouré la voitme d'une
forte troupe de grenadiers, dont les grands bonnets à poil cou-
vraient presque les portières; des grenadiers furent assis sur une
sorte de siège inférieur établi sous le siège de la voiture où étaient
les gardes du corps; ils se chargèrent de les protéger et y réus-
sirent; d'autres grenadiers enfin furent placés sur les chevaux.
La chaleur était excessive, la voiture se traînait dans un nuage de
poussière; on ne pouvait respirer; il semblait que l'air manquât en
approchant de Paris; la Reine plusieurs fois cria qu'elle étouffait.
Le Roi, au Bourget, demanda et but du vin pour se remettre le
cœur. L'entrée était effrayante de cris et de hurlements; la foule
couvrait tout jusqu'aux toits. On jugea avec raison qu'il y aurait le
plus grand danger à s'engager dans le faubourg et la rue Saint-
Martin, célèbres depuis l'horrible histoire de Berthier. On tourna
Paris par le dehors, on traversa les Champs-Elysées, la place
à la tradition , mais à la vraisemblance. à-dire par un accusé, très intéressé à
Il n'est contredit que par Barnave , c'est* nier, et qui nie sous le couteau.
LIVRE V. — CHAPITUE II. 279
Louis XV, et l'on entra aux Tuileries par le pont tournant. Tout
le monde avait le chapeau sur la tète; pas un mot dans toute cette
foule; ce vaste silence, sur cette mer de peuple, était une chose
terrible. Le peuple de Paris, ingénieux dans sa vengeance, ne fit
(pi'une insulte au Roi, un signe, un reproche muet. A la place
Louis XV, on avait bandé les ^eux à la statue, pour que l'hu-
miliant symbole représentât à Louis XVI l'aveu^ement de la
royauté.
La lourde berline allemande roulait lente et funèbre, les stores
à demi baissés; on croyait voir le convoi de la monarchie. Quand
les troupes et la garde nationale se rencontrèrent aux Tuileries,
elles agitèrent les armes et fraternisèrent entre elles et avec le
peuple. Union générale de la France et une seule famille exclue!
Seule allait la triste voiture, sous l'excommunication du silence.
On aurait pu la croire vide, si un enfant n'eût été à la portière,
demandant grâce au peuple pour ses parents infortunés.
On épargna à la famille royale l'horreur et le danger de traverser
cette foule hostile dans la longueur des Tuileries. On fit aller la
voiture jusqu'aux marches de la large terrasse qui s'étend devant
le palais. Là, il fallait bien descendre; là, des hommes furieux,
des tigres, attendaient, espéraient une proie; ils supposaient que,
le Roi une fois descendu, les trois courriers seraient sans défense.
Le Roi resta dans la voiture. On avertit l'Assemblée, qui envoya
vingt députés; mais ce secours eût été inutile si les gardes natio-
naux , se réunissant en cercle , n'eussent croisé les baïonnettes sur
la tète des trois malheureux; encore, par-dessous, reçurent-ils de
légères blessures. Le Roi alors et la Reine descendirent. Deux
députés qu'elle regardait comme ses ennemis personnels. Aiguil-
lon et Noailles, étaient là pour la recevoir et veiller à sa sûreté;
ils lui offrirent la main et, sans lui dire un mot, la menèrent ra-
pidement au palais, parmi les malédictions. Elle se croyait perdue
dans leurs mains, pensant qu'ils voulaient la livrer au peuple ou
l'enfermer seule dans quelque prison. Elle eut ensuite une autre
angoisse; elle ne vit plus son fils Avait-il été étouflé.^ ou
280 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
voulait-on le sépai'er d'elle? KUe le retrouva eulin heureusement;
on l'avait enlevé , porté dans les bras , jusqu'à son appartement.
Sauf ces groupes de furieux qui voulaient tuei- les gardes du
corps, l'impression générale de la fouie, tout indignée qu'elle pa-
rut, était au fond très mêlée. Il était peu d'hommes qui, devant
une telle chute, une telle humiliation, n'éprouvassent quelque
émotion malgré eux, ne se sentissent profondément avertis des
terribles jeux du sort. Deux faits prouveront assez ce mélange si
naturel de sentiments contraires. Un royaliste, un député, M. de
Guilhermy, indigné de voir qu'on obligeait tout le monde de
garder son chapeau sur la tète, au passage du Roi, jeta le sien
bien loin dans la foule, en criant : « Qu'on ose me le rapporter I »
On respecta ou son courage ou sa fidélité; personne ne murmura.
Même scène aux portes du palais. Cinq ou six femmes de la Reine
voulaient entrer aux Tuileries pour la recevoir; les sentinelles les
arrêtaient, des poissardes les injuriaient, en criant : « Esclaves
de l'Autrichienne! — Ecoutez, dit l'une des femmes, sœm- de
M'™' Gampan, je suis attachée à la Reine depuis l'âge de quinze
ans; elle m'a dotée et mariée; je l'ai servie puissante et heureuse.
Elle est infortunée en ce moment, dois-je l'abandonner.»^. . . — Elle
a raison, s'écrièrent les poissardes, elle ne doit pas abandonner sa
maîtresse; faisons-les entrer. » Elles entourèrent la sentinelle , for-
cèrent le passage et introduisirent les femmes.
Tel était le peuple, partagé entre deux sentiments contraires,
l'humanité d'une part, de l'autre l'indignation, la défiance (trop
fondée, on le verra tout à l'heure). La scène véritablement lu-
gubre du retour du Roi avait impressionné vivement les esprits.
Le soir même, dans les familles, les femmes avaient le cœur bien
gros et beaucoup ne soupèrent pas. Le lendemain on promena le
dauphin sur la terrasse de l'eau; un garde national le prenait dans
ses bras pour qu'on le vît mieux du quai, et il envoyait, ce pauvre
enfant, des baisers au peuple. Personne ne vit cela impunément
ni sans se troubler. La violence, vraie ou simulée, des journaux
ne suffisait pas à combattre la sensibilité publique. Les Révolutions
I.fVHK V. — CHAPITRK II. 281
de Paris remarquaient en vain que ce monstre de Hoi avait si peu
de cœur, était si peu sensible à sa situation, que, dès le lende-
main de son retour, il s'était mis le soir, comme à Tordinaire, à
jouer avec son enfant. Beaucoup d'ardents patriotes s'indignaient
contre eux-mêmes, en lisant, de se sentir des larmes dans les yeux.
282 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
CHAPITRE III.
INDÉCISION, VARIATIONS DES PRINCIPAUX ACTEURS POLITIQUES
(JUIN 1791).
Indécision générale. — Fluctuations de la Reine et des royalistes, des Jacobins, de
Camille Desmoulins. — Attitude expectante de Danton , de Robespierre , de Pé-
tion , de Brissot. — Influences diverses qui se disputent Lafayette. — Discussion
chez La Rochefoucauld. — Opinion de Sieyès. — M""* de Lafayette. — Exaltation
des dames royalistes.
Voilà le Roi aux Tuileries. L'embarras commence. La plupart
croyaient savoir ce qu'il y avait à faire. Et pas un ne le sait plus.
11 semble qu'avec des passions si violemment animées, chacun
doit connaître son but, ce qu'il veut et où il tend. La fluctuation
est extrême. La vivacité des paroles couvre une grande indécision
d'esprit. De là des démarches flottantes, peu conséquentes. Il ne
faut pas se hâter d'accuser les acteurs de duplicité, si leurs mou-
vements sont discordants, s'ils chancellent, penchent à droite, à
gauche ; le vaisseau est en pleine mer, c'est le roulis de la tempête.
Cette fluctuation dans les actes et les paroles est si générale
que tout à l'heure celles même de la Reine semblent un moment
révolutionnaires. Dès qu'elle revoit M"*'' Gampan aux Tuileries, elle
lui parle avec chaleur, avec émotion, de Barnave; elle le loue, le
justifie devant sa femme de chambre I Elle adopte, à l'étourdie,
dans son épanchement indiscret, le principe de la Révolution :
«Un sentiment d'orgueil, dit-elle, que je ne saurais blâmer, lui a
fait applaudir à tout ce qui a])lanissait la route des honneurs et
de la gloire pour la classe dans laquelle il est né. Point de pardon
pour les nobles, qui (après avoir obtenu toutes les favems, sou-
vent au détriment des non-nobles du plus grand mérite) se sont
jetés dans la Révolution . . . Mais si jamais la puissance nous re-
vient, le pardon de Barnave est d'avance écrit dans nos cœurs. »
LIVnE V. — CHAPITRE III. 288
— L'ancien régime est bien malade , lorsque la Reine , suivant à
ravcugle une affection particulière, se fait, sans s'en apercevoir,
ra|)ologiste de Tégalité.
La Reine est-elle donc convertie ? Nullement. Elle suit la passion
en ce moment, et dans un autre elle suit ime passion contraire. Nous
la voyons, en un mois, changer trois fois de pensées, selon la peur,
le dépit, l'espoir. Dans le voyage, elle a peur, elle se serre contre
Barnave, elle l'écoute, elle le croit. Aux Tuileries, elle est prison-
nière, elle s'irrite, elle appelle l'étranger (7 juillet). Puis vient
une lueur d'espoir, elle se remet à Barnave, aux constitutionnels,
prie Léopold de ne point agir (3o juillet). Nous reviendrons sur
tout ceci.
Cette variation étrange n'est pas paiticulière à la Reine. Je la
retrouve alors dans tous les personnages historiques qu'il m'est
donné d'observer. Pour en commencer légitimement l'histoire , il
faudrait remonter au héros commun, au modèle de la plupart des
nienem\s révolutionnaires, à Mirabeau; c'est le maître en varia-
tions. Toutes lui étaient naturelles, en lui tous les principes con-
traires s'étaient donné rendez-vous; la nature avait fait un monstre
sublime, immoral à regai'der. Gentilhomme, aristocrate justpi'au
ridicule, M. le comte n'en avait pas moins par moments je ne sais
(juels réveils républicains des Riquetti de Marseille et de Florence.
Sa furieuse histoire de la royauté, écrite au donjon, est déjà im-
plicitement l'apologie de la république. Royaliste du moment
(ju'il a brisé la royauté, il fait des discours pour la Reine, ce qui
ne l'empêche pas de traduire, pour la Le Jay, sa maîtresse et son
libraire, le livide de Milton, violemment républicain; ses amis
l'obligèrent de brûler l'édition. Faible pour ses amis, ses maî-
tresses et ses vices, faible encore par l'opinion qu'il avait des vices
et de la faiblesse de la France, il regardait la république, non
comme l'âge naturel de majorité où tout peuple adulte arrive,
mais comme une crise extrême , une ressource désespérée : « S'ils
ne sont pas raisonnables, disait-il, je les f . . . en république. »
On ferait un livre des variations de son disciple fidèle, du
284 IMSTOinK DK I.A HKVOI.UTION FRANÇAISE.
pauvre Camille. Nous le voyons, presque en même temps, pour et
contre Mirabeau , pour et contre les Lameth; naguère , à deux heures
de distance , il serrait la main de Lafayette et pleurait pour Robes-
pierre. Ce n'était pas la hardiesse d'esprit, ni l'initiative qui lui
manquait. Il en prit une grande et belle en i 789, celle de l'appel
aux armes, celle de la républi(jue. Il trouvait du premier coup,
l'admirable enfant, le mot même delà vérité. Puis le cœur venait,
faible, mobile, les influences d'amis; il s'en allait consulter ceux
qu'il aimait ou admirait, et n'en rapportait que doute.
H ne quitte son premier maître que pour en chercher un autre.
Toujoiu's il lui faut un oracle, quelqu'un qui lui parle d'en haut,
qui prenne sur lui autorité. Ces oracles cependant, ces grands tac-
ticiens politiques, malgré leurs formes altières et tranchantes, ne
le laissent pas moins suspendu entre le oui et le non. Ils consultent
moins le droit, moins la situation générale que leur moment per-
sonnel, regardant s'il est bien temps d'avancer ou de reculer,
attendant, louvoyant, épiant les courants de l'opinion, pour se
faire porter par eux, en paraissant les conduire.
L'habileté que montrèrent Danton et Robespierre à parler tou-
jours sans se déclarer pour ou contre la république est fort remar-
quable. La voix tonnante de l'un, le dogmatisme de l'autre, sem-
blaient devoir les compromettre.^ Nullement. Tous deux regardent
attentivement les Jacobins, n'avancent que pas à pas. Il fallait voir
ce que ferait cette puissante société, attendre ce que penseraient
les sociétés aftiliées des provinces; en se déclarant précipitam-
ment, on pouvait se mettre en contradiction avec elles et se
trouver seul.
Les adresses de ces sociétés devaient influer puissamment sur
la société de Paris; elles devaient fortifier ou l'une ou l'autre frac-
tion de celle-ci, la royaliste constitutionnelle, composée surtout
de députés de l'Assemblée actuelle, ou la fraction indépendante,
composée, on pouvait le croire, des membres de la future
Assemblée.
La première fraction régnait jusque-là. Le 22 juin, le Cordelicr
LIVRE V. — CHAPITRE III. 285
Robert, racontant naïvement aux Jacobins «qu'il a porté une
adresse pour ia destruction de la monarchie. . . » Indignation, im-
précations : « Nous sommes les Amis de la constitution . . . C'est
une scélératesse , » etc. , .
Le 8 juillet, comme on verra, la société semble cliangée, la
fraction indépendante a gagné l'avantage ; elle fait accueillir la pro-
position de destituer le Roi. Qui a pu, en si peu de temps, faire
ce changement singulier.^ Les adresses surtout des sociétés de pro-
vinces, presque toutes contraires à la monarchie.
Et que firent dans l'intervalle Danton, Robespierre.** Ils se ména-
gèrent. Le plus curieux, c'est Danton, parlant toujours haut et
ferme, mais prudent dans l'audace même. Sa voix terrible faisait
une étrange illusion, il semblait toujours affirmer. A peine hasar-
da-t-il un mot pour le Cordelier Robert. Dans son avis sur le Roi,
il employait, pour le sauver, un moyen qui lui réussit plus tard
pour sauver Garât et autres; c'était de l'injurier, de le rabaisser,
de le déclarer au-dessous de la justice : « Ce serait un spectacle
horrible à présenter à l'univers, si, ayant la faculté de trouver un
roi criminel ou imbécile, nous ne choisissions ce dernier parti. »
Et il proposait, non pas un régent, mais un conseil à l'interdiction.
Qui eût présidé ce conseil, sinon le duc d'Orléans ."^ Cet avis, ou-
vert à grand bruit, d'une voix foudroyante et terrible, n'en était
pas moins admirable pour ménager tout; il sauvait personnelle-
ment Louis XVI, réservait le dauphin, préparait le duc d'Orléans,
ne décourageait nullement la répul)llque.
Robespierre ne se décida pas davantage. Tout en faisant en-
tendre qu'il ne suffisait pas de poursuivre des complices, qu'il fal-
lait trouver un coupable, autrement dit, qu'il y avait lieu de faire
le procès au Roi , il ne s'expliquait ludlement sur le gouvernement
qu'il fallait constituer. Le mot vague de république n'avait rien qui
l'attirÂt; il craignait sans doute une république des comités de
l'Assemblée , une présidence de Lafayette , etc. Aussi ne s'avançait-
il pas; une position toute négative était pour lui un lieu sûr, où il
attendait. Le 1 3 juillet encore, loi*sque beaucoup d'écrivains, de
286 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.
journalistes, s'étaient prononcés nettement, Robespierre disait aux
Jacobins : « On m*a accusé d'être républicain , on m'a fait trop
d'honneur, je ne le suis pas. Si l'on m'eût accusé d'être monar-
chiste, on m'eût déshonoré, je ne le suis pas non plus. » Puis,
jouant sur le mot république (comme chose publique), il fait sem-
blant de croire que république ne signifie aucune forme de gou-
vernement.
Pétion, très positivement républicain, et qui avait professé la
république dans la voiture même de Louis XVI, croyait pourtant
que le moment n'était pas venu de se prononcer. Un jour que plu-
sieurs personnes étaient réunies chez lui pour savoir ce qu'on pro-
poserait relativement au Roi, Pétion, pour se dispenser de parler,
jouait de son violon.
Brissot, qui était présent, se fâcha, lui fit honte de cette indif-
férence apparente. Mais lui-même il ne s'avançait pas précipi-
tamment. Le 2 3 juin, il se contente encore de copier, dans son
Patriote, les articles des autres journaux; il promet de donner son
avis plus tard. Le 26 même, il se fâche, s'emporte contre Lameth,
qui l'accuse de propager la république, d'avoir envoyé des cour-
riers pour solliciter des adresses républicaines. Il agit déjà sans
doute, mais ne veut paraître agir. Le 27, son jeune ami, Girey-
Dupré, livré entièrement à lui, mais plein d'audace et d'élan,
demande expressément aux Jacobins « qu'on fasse le procès au
Roi ». Le 1^ juillet seulement, Brissot demande dans son journal
la destitution de Louis XVI.
Brissot attendait Lafayetle, il le croyait républicain. Il avait reçu
de lui la promesse d'aider pécuniairement et répandre son journal.
Il excusait la réunion momentanée de Lafayette aux Lameth par
le danger de la crise, la nécessité de concentrer toutes les forces
au profit de l'ordre. Peut-être, en effet, Lafayette n'était-il pas
encore irrévocablement décidé. Ce fut très probablement pour le
fixer au royalisme que son intime ami, le duc de la Rochefoucauld,
convoqua une réunion de députés chez lui et fit débattre la ques-
tion de la république. Ce grand seigneur avait été , avant la Révo-
LIVRE V. — CHAPITRE III. 287
lution, l'ami, le père des philosophes, le centre et Tappui de
toutes les sociétés philanthiopiques. Il avait poussé vivement au
mouvement de 1789; en 1791, il s'elFrayait, il eût hien voulu
reculer. Il fit discuter solennellement chez lui la thèse de la répu-
blique devant ceux qui flottaient encore , voulant finir par un débat
contradictoire le débat intérieur qui agitait leurs esprits. Le roya-
liste Dupont de Nemours se fit (comme on fait dans les contro-
verses théologiques) Vavocat du diable, ja veux dire de la république.
Le diable, c'est ce qui lui arrive toujours en pareil cas, fiit tué
sans difficulté, et la république jugée impossible, la France dé-
clarée royaliste.
La Rochefoucauld, dans cette discussion, assurait avoir une pré-
férence naturelle pour la république; c'était lui qui, le premier,
avait autrefois fait traduire les constitutions des Etats-Unis. Mais
enfin il était battu, la France était royaliste, elle l'avait dit elle-
même dans les cahiers de 1 789. C'était aussi l'opinion de la grande
autorité du temps, l'oracle de Sieyès, que l'on ne manquait pas
de consulter en toute occasion solennelle, et qui, dans celle-ci,
dit et imprima que le gouvernement monarchique était celui qui
laissait le plus de liberté à l'individu. La liberté de Sieyès, celle
qu'il voulait pour lui, pour les autres, c'était cette liberté passive,
inerte, égoïste, qui laisse l'homme à son épicurisme solitaire, la
liberté de jouir seul, la liberté de ne rien faire, de rêver ou de
dormir, comme un moine dans sa cellule ou comme un chat sur
un coussin. Pour cette liberté -là, il fallait une monarchie. Force
étrange de l'égoïsme ! le mathématicien politique, qui ne parlait
que de calculer toute l'action sociale, se remettait, faute de cœui-,
au gouvernement monarchique, c'est-à-dire au hasard de l'indivi-
dualité et de la nature, que personne ne peut calculer. Cette mo-
narchie, il est vrai, était une certaine monarchie, un mystère qu'on
n'expliquait pas. Sieyès s'entendait tout seul; son monarque était
une espèce de dieu d'Epicure, qui n'avait nulle action, mais seule-
ment un pouvoir d'élire. Dès cette époque, il avait en pensée le sysr
tème singulier qu'il proposa à Bonaparte et dont celui-ci se moqua.
288 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
Lafayette, outre Sieyès, outre La Rochefoucauld et tous les amis
(ju'il avait encore dans sa caste, Lafayette avait près de lui un
autre avocat, bien puissant, de la royauté. Il s'agit de M"*^ de La-
fayette, épouse accomplie, vertueuse, aimante, mais dangereuse
à son mari par sa véhémence dans la dévotion et le royalisme.
Née Noailles, elle ne partageait nullement l'élan révolutionnaire de
quelques-uns de ses parents. Elle était étroitement unie aux dames
de Noailles et d'Ayen, d'une pitié ardente, comme il painit à leur
mort en 17 94' Ces dames fréquentaient beaucoup le couvent
des Miramiones, l'un des principaux foyers du fanatisme d'alors.
Femmes aimables, passionnées, puissantes par leurs vertus, elles
enveloppaient Lafayette, lui faisaient une sorte de douce guerre
qui n'en était que plus terrible. M""^ de Lafayette surtout ne lui
pardonnait pas de se constituer le geôlier du Roi. Sa résignation
pieuse ne put triompher de ce sentiment; elle partit de Paris, en
mai 1791, l)rusquement, s'enfuit en Auvergne ('). Ce départ subit
amusa les Parisiens; on le rapprochait de celui de la duchesse
d'Orléans, qui, justement à la même époque, fuyait également
son mari.
Une autre cause aussi l'éloignait sans doute. Elle devait être
fatiguée de l'enthousiasme romanesque dont les dames obsédaient
le héros des deux mondes. Beaucoup déclaraient nettement qu'elles
en étaient amoureuses, qu'elles ne pouvaient vivre sans son por-
trait. C'était un Dieu, un sauveur. Et c'était à ce titre qu'elles le
priaient et suppliaient de sauver la royauté. « Ah ! Monsieur de
Lafayette, sauvez -nous le pauvre Roi. » Tout raisonnable, tout
flegmatique, froidement Américain que parût le blond général, il
était excessivement embarrassant et difficile, au plus sage même
des hommes, de voir tant de belles dames pleurer en vain à ses
genoux.
Les femmes, il faut le dire, se montraient dans tout ceci bien
plus décidées que les hommes. Eux, ils flottaient dans les idées;
''^ Voir les Lettres de M" Roland à Bancal. Voir aussi LafayeUe, IJI, 177.
i
LIVRE V. — CHAPITRE III. 289
elles, elles suivaient le sentiment et ne flottaient point. Pour elles,
les partis, c'étaient des religions, où elles mettaient leur cœur.
Les dames royalistes aimaient avant Varennes; après, elles ado-
raient; cette grande faute et ce grand malheur n'étaient pour elles
qu'une raison d'aimer davantage. La Reine était devenue pour
elles un objet d'idolâtrie. Elles pleuraient sous ses fenêtres; elles
auraient voulu être enfermées avec elle, comme M™* de Lamballe,
à qui la Reine au retour donna un anneau de ses cheveux, avec
cette devise : « Blanchis par le malheur. » La pauvre petite femme,
jadis mariée sans mariage, délaissée de son mari, plus tard dé-
laissée de la Reine pour la belle Pollgnac, restait liée à son danger,
instrument docile des intrigues politiques, victime désignée de la
haine populaire.
Mais le danger aussi était ce qui tentait les femmes. On en vit
la preuve au premier jour que la Reine put aller au théâtre , jour
de lutte entre les loges royalistes et le parterre jacobin. La char-
mante Dugazon, dans cette arène des partis, humble servante du
public et si exposée, osa pourtant profiter d'un mot de son rôle
pour épancher son cœur; elle s'avança siu* la scène vers la loge
royale, frémissante d'amour et d'audace, et lança ce mot qui
bientôt pouvait lui coûter la vie : « Ah I combien j'aime ma maî-
ti'esse! »
•9
290 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
CHAPITRE IV.
LA SOCIÉTÉ EN 1791. - LE SALON DE CONDORCET.
Deux religions se posent eu face : l'idole et l'idée. — Règne du sentiment, des
femmes. — L'amour du réel et de l'idéal confondu. — Tendances élevées des
femmes. — Elles se mêlent à la vie politique. — Genlis, Staél, Kéralio, de
Gouges, etc. — Le salon de M"" de Condorcet. — Caractère de Condorcet; noble
influence de sa femme sur lui. — Son républicanisme. — Juillet 1791. — Sa
situation double et contradictoire.
Presque en face des Tuileries , sur l'autre rive , en vue du pavil-
lon de Flore et du salon royaliste de M"'^ de Lamballe, est le
palais de la Monnaie. Là fut un autre salon, celui de M. de Con-
dorcet, qu'un contemporain appelle le foyer de la république.
Ce salon européen de l'illustre secrétaire de l'Académie des
sciences, du dernier des philosophes, vit en elfet se concentrer,
de tous les points du monde, la pensée républicaine du temps.
Elle y fermenta, y prit corps et figure, y trouva ses formules. Pour
l'initiative et l'idée première, elle appartenait, nous l'avons vu,
dès 1789, à Camille Desmoulins. En juin 1791, Bonneville et les
Cordeliers ont poussé le premier cri. Tout à l'heure nous allons
voir M""' Roland donner à l'idée républicaine la force morale de
son âme stoïque et son charme passionné.
Nous ne sommes pas de ceux qui s'exagèrent l'inlluence indi-
viduelle. Pour nous, le fond essentiel de l'histoire est dans la
pensée populaire. La république, sans nul doute, flottait dans cette
pensée. Presque tout le monde en France l'avait, à l'état négatif,
sous cette forme : Le Roi est désormais impossible. Beaucoup
d'hommes l'avaient déjà sous la forme positive : La France désor-
mais doit se gouverner elle-même. Néanmoins, pour que cette idée,
générale encore, arrivât à sa formule spéciale et applical)le, il
fallait qu'elle fermentât dans un foyer circonscrit, qu'elle y prît
LIVRE V. — CHAPITRE IV.
291
chaleur et lumière, que, du choc des discussions, partit Télin-
celle.
Ici il faut que je m'arrête et que j'envisage sérieusement la
société du temps. Je laisserais cette histoire profondément obscure,
si j'en donnais les actes extérieurs, sans en dévoiler les mobiles.
A juger seulement ces actes, à voir l'indécision des meneurs po-
litiques, telle qu'on l'a pu voir tout à l'heure, qui soupçonnerait
un monde si ardent, si passionné.^
Qu'on me reproche, si l'on veut, ce qu'on appellera une digres-
sion, et ce qui est en effet le cœur du sujet et le fond du fond.
La première condition de l'histoire, c'est la vérité. Je ne sais trop
d'ailleurs si la construction sévèrement géométrique où se plaisent
nos modernes est toujours conciliable avec les profondes exigences
de la nature vivante, ils vont par lignes droites et par angles droits;
la nature procède par courbes, en toute chose organique. Je vois
aussi que mes maîtres, les fils aînés de la nature, les grands his-
toriens de l'antiquité, au lieu de suivre sei'vilement la droite voie
géométrique du voyageur insouciant qui n'a pour but que d'arriver,
au lieu de courir la surface aride, s'arrêtent par moments, au be-
soin même se détournent, pour faire de puissantes et fécondes
percées au fond de la terre. Moi aussi, j'y pénétrerai, j'y cher-
cherai les eaux vives qui, remontant tout à l'heure, vont animer
cette histoire ('\
Le caractère de 1791, c'est que les partis y deviennent des
jellgions. Deux religions se posent en face, l'idolâtrie dévote et
royaliste, l'idéalité républicaine. Dans Tune, l'àme, irritée par le
'' Et c'est ici le moment. Ce n'est
pas en 1 792 , dans le terrible élan de
l'action, que je pourrai m'arrèter; la
poussière du combat qui s'élève alors
m'empêcherait de bien voir. Les sa-
lons politiques, celui de M"'* de Staël,
celui deCondorcet, rayonnent en 1791.
C'est alors que commence la toufc-puis-
sante action de M"* Roland; elle aura
son avènement en 1 793 , et vers la On
de cette année elle sera déjà dépassée.
Donc parlons-en aujourd'hui; saisis-
sons-ies vite au passage, le jour même
où ils se montrent, ces pauvres acteurs
d'un jour; ce serait déjà lanl demain;
je vois à riiorizon de grandes ombres.
292 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE. '
sentiment de la pitié même, rejetée violemment vers le passé
qu'on lui dispute, s'acharne aux idoles de chair, aux dieux ma-
tériels qu'elle avait presque oubliés. Dans l'autre, Tâme se dresse
et s'exalte au culte de l'idée pure; plus d'idoles, nul autre objet
de religion que l'idéal, la patrie, la liberté.
Les femmes, moins gâtées que nous par les habitudes sophis-
tiques et scolastiques, marchent bien loin devant les hommes,
dans ces deux religions. C'est une chose noble et touchante, de
voir parmi elles non seulement les pures, les irréprochables, mais
les moins dignes même, suivre un noble élan vers le beau désin-
téressé , prendre la patrie pour amie de cœur, pour amant le droit
éternel.
Les mœurs changent-elles alors .^ Non, mais l'amour a pris son
vol vers les plus hautes pensées. La patrie, la liberté, le bonheur
du genre humain , ont envahi les cœurs des femmes. La vertu des
temps romains, si elle n'est dans les mœurs, est dans l'imagination,
dans l'âme , dans les nobles désirs. Elles regardent autour d'elles
où sont les héros de Plutarque; elles les veulent, elles les feront.
Il ne suffit pas, pour leur plaire, de parler Rousseau et Mably.
Vives et sincères, prenant les idées au sérieux, elles veident que
les paroles deviennent des actes. Toujours elles ont aimé la force.
Elles comparent l'homme moderne à l'idéal de force antique
qu'elles ont devant l'esprit. Rien peut-être n'a plus contribué que
cette comparaison, cette exigence des femmes, à précipiter les
hommes, à hâter le cours rapide de notre Révolution.
Cette société était ardente! Il nous semble, en y entrant, sentir
une brûlante haleine.
Nous avons vu, de nos jours, des actes extraordinaires, d'admi-
rables sacrifices, des foules d'hommes qui donnaient leiu's vies;
et pomtant, toutes les fois que je me retire du présent, que je
retourne au passé, à l'histoire de la Révolution, j'y trouve bien
plus de chaleur; la température est tout autre. Quoil le globe
aurait-il donc refroidi depuis ce temps .»^
Des hommes de ce temps-là m'avaient dit la différence, et je
LIVRE V. — CIIAPITHK IV.
293
n^avais pas compris. A la longue, k mesure que j'entrais dans le
détail, n'étudiant pas seulement la mécanicpie législative, mais le
mouvement des partis, non seulement les partis, mais les hommes,
les pei*sonnes, les biographies individuelles, j'ai bien senti alors
la parole des vieillards.
La différence des deux temps se résume d'un mot : On aimait.
L'intérêt, l'ambition, les passions éternelles de l'homme, étaient
enjeu comme aujourd'hui; mais la part la plus forte encore était
celle de l'amour. Prenez ce mot dans tous les sens, l'amour de
l'idée, l'amour de la femme, l'amour de la patrie et du genre
humain. Ils aimèrent et le beau qui passe et le beau qui ne passe
point : deux sentiments mêlés alors, comme l'or et le bronze,
fondus dans l'airain de Corinthe (*l
Les femmes régnent, en 1791, par le sentiment, par la passion,
par la supériorité aussi, il faut le dire, de leur initiative. Jamais,
ni avant ni après, elles n'eurent tant d'influence. Au xviii* siècle,
sous les encyclopédistes , l'esprit a dominé dans la société ; plus tard ,
ce sera l'action, l'action meurtrière et terrible. En 1 791, le senti-
ment domine, et par conséquent la femme.
''^ A mesure qu'on entrera dans une
analyse plus sérieuse de l'Iiistolrc de ces
temps, on découvrira la part 'souvent se-
crète, mais immense, (jue le cœur a eue
dans la destinée des hommes d'alors,
quel que fût leur caractère. Pas un d'eux
ne fait exception , depuis .\ecker jusqu'à
Robespierre, Cette génération raison-
neuse atteste toujours les idées , mais les
alTections la gouvernent avec tout autant
de puissance. L'exemple le moins contes-
table où ce caractère général du temps
éclate en pleine lumière est celui de
Necker. Quand Necker, au jour de son
triomphe , à la croisée de l'Hôlel de Ville ,
parut entre M°" Necker et son enthou-
siaste fdle, belle d'amour filial, qui lui
baisait les mains et s'évanouit de bon-
heur, celte scène fit rire et pleurer; on
y vit sa vie tout entière. Ce financier
avait fait un mariage d'amour, qui resta
tel jusqu'à la mort. H avait épousé une
demoiselle pauvre, simple gouvernante
vaudoise , un ange de pureté et de cha-
rité. Un tel mariage, une telle fille, ar-
dente alors pour la liberté , c'est sans nul
doute la cause principale qui mena d'a-
bord Necker si loin dans la voie révolu-
tionnaire, jusqu'au suffrage universel,
mesure hardie, par delà son caractère,
et peu conforme à ses doctrines. Les
femmes le poussèrent ainsi. Puis les
femmes le retijrdèrent. Le salon de
M"* de Staël , ses attachements intimes ,
furent de plus en plus constitutionnels,
antirépublicains.
294 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
Le cœur de la France bat fort à cette époque. L'émotion, de-
puis Rousseau, a été croissant. Sentimentale d'abord, rêveuse,
époque d'attente inquiète , comme une heure avant l'orage , comme
dans un jeune cœur l'amour vague, avant l'amant. Souffle immense ,
en 1789, et tout cœur palpite. . . Puis 1790, la Fédération, la
fraternité, les larmes. . . En 1791,1a crise, le débat, la discussion
passionnée. — Mais, partout, les femmes, partout la passion in-
dividuelle dans la passion publique; le drame privé, le drame
social, vont se mêlant, s'enchevêtrant; les deux fils se tissent en-
semble; hélas! bien souvent, tout à l'heure, ensemble ils seront
tranchés I
Le commencement fut beau. Les femmes, on l'a trop oublié,
entrèrent dans les pensées de la liberté, sous l'influence de X Emile,
c'est-à-dire par l'éducation, par les espérances, les vœux de la ma- .
ternité, pai' toutes les questions que l'enfant soulève dès sa nais-
sance en un cœm' de femme, que dis-je.^ dans un cœur de fille,
bien longtemps avant l'enfant : « Ah! qu'il soit heureux cet enfant!
qu'il soit bon et grand ! qu'il soit libre ! . . . Sainte liberté antique ,
qui fis les héros , mon fils vivra-t-il dans ton ombre } . . . » Voilà
les pensées des femmes, et voilà pourquoi, dans ces places, dans
ces jardins où l'enfant joue sous les yeux de sa mère ou de sa
sœur, vous les voyez rêver et lire . . . Quel est ce livre que la jeune
fille , à votre approche , a si vite caché dans son sein } Quelque
roman .»^ UHéloïse? Non, plutôt les Vies de Plutarque ou le Contrat
social.
Une légende anglaise circulait, qui avait donné à nos Françaises
une grande émulation politique. Mistress Macaulay, l'éminent his-
torien des Stuarts, avait inspiré au vieux ministre Williams tant
d'admiration pour son génie et sa vertu que, dans une église
même, il avait consacré sa statue de marbre comme déesse de la
Liberté.
Peu de femmes de lettres alors qui ne rêvent d'être la Macaulay
de la France. La déesse inspiratrice se retrouve dans chaque salon.
Elles dictent, corrigent, refont les discours qui, le lendemain.
à
LIVRK V. — CHAPITRE IV. 295
seront prononcés aux clubs, à l'Assemblée nationale. Elles les
suivent, ces discours, vont les entendre aux tribunes; elles siègent,
juges passionnés, elles soutiennent de leur présence lorateur faible
ou timide, Qu'il se relève et regarde . . . N'est-ce pas là le fin sou-
rire de M'™' de Genlis, entre ses séduisantes filles, la princesse et
Paméla? Et cet œil noir, ardent de vie, n'est-ce pas M™* de Staël?
Comment faiblirait l'éloquence?. . . Et le courage manquera-t-il
devant M'"*^ Roland?
Parmi les femmes de lettres, nulle peut-être ne s'avança d'une
ardeur plus impatiente qu'une petite dame bretonne, vive, spiri-
tuelle, ambitieuse, M"^ Kéralio. Elle avait été longtemps retenue
dans une vie de labeur. Formée par un père bomme de lettres et
professeur à l'Ecole militaire, elle avait beaucoup traduit, compilé,
écrit même une grande bistoire, celle de l'époque antérieure aux
Stuarts de mistress Macaulay, l'bisloire du règne d'Elisabetb. Elle
épousa un patriote plus aident (|ue distingué, le Gordelier Robert,
et elle lui fit écrire, dès janvier 1791 : Le Républicanisme adapté à
la France. Elle figurait en première ligne sur l'autel de la Patrie,
dans la terrible scène du Gbamp de Mars que nous devons ra-
conter.
Une autre femme de lettres, la brillante improvisatrice. Olympe
de Gouges , qui , comnie Lope de Véga , dictait une tragédie par
jour, sans savoir, dit-elle, ni lire ni écrire, se déclara républicaine,
sous l'impression de Varennes et de la trabison du Roi. Avant
elle était royaliste, et elle le redevint plus tard dans le péril de
Louis XVI; elle s'offrit à le défendre. Elle savait en faisant cette
offre où cela devait la conduire. Elle-même avait dit celte belle
parole, en réclamant les droits des femmes : «Elles ont bien le
droit de monter à la tribune puisqu'elles ont le droit de monter à
récba(\iud ^^K »
^'' Qui se souviendra des galanteries, naais ce cœur était bon et généreux. Elle
des ridicules de cette femme charmante , n'avait que le nécessaire , et pour l'im-
en présence de sa destinée?. . .Elle flotta pôt patriotique elle donna le quart de
toute sa vie à la merci de son cu'ur; son revenu et le produit d'un de ses
296 HISTOIRE DE LA UEVOLUTiON FRANÇAISE.
Celte ardente Languedocienne avait organisé plusieurs sociétés
de femmes. Ces sociétés devenaient nombreuses. Au Cercle social ,
vaste réunion mêlée de femmes et d'hommes, une Hollandaise
distinguée, M""' Palm-Aelder, demanda solennellement pour son
sexe l'égalité politique. Elle fut soutenue, appuyée dans cette thèse
par l'homme certainement le plus grave de l'époque, qui lui-même
plus que personne trouvait dans la femme les inspirations de la
liberté. Paiions-en avec détail.
Le dernier des philosophes du grand xviii* siècle , celui qui sur-
vivait à tous pour voir leurs théories lancées dans le champ des
réalités, était M. de Condorcet, secrétaire de l'Académie des
sciences, le successeur de d'Alembeit, le dernier correspondant de
Voltaire, l'ami de Turgot. Son salon était le centre naturel de
l'Europe pensante. Toute nation, comme toute science, avait là
sa place. Tous les étrangers distingués, après avoir reçu les théories
de la France, venaient là en chercher, en discuter l'application.
C'étaient l'Américain Thomas Payne, l'Anglais Williams , l'Ecossais
Mackintosh , le Genevois Dumont, l'Allemand Anacharsis Clootz;
ce dernier, nullement en rapport avec un tel salon, mais en 1791
tous y venaient, tous y étaient confondus. Dans un coin immua-
blement était l'ami assidu, le médecin Cabanis, maladif et mélan-
colique, qui avait transporté à cette maison le tendre, le profond
attachement qu'il avait eu pour Mirabeau.
Parmi ces illustres penseurs planait la noble et virginale figure
de M""® de Condorcet, que Raphaël aurait prise pour type de la
métaphysique. Elle était toute lumière; tout semblait s'éclairer,
s'épurer sous son regard. Elle avait été chanoinesse et paraissait
moins encore une dame qu'une noble demoiselle. Elle avait alors
vingt-sept ans (vingt-deux de moins que son mari). Elle venait
d'écrire ses Lettres sur la sympathie, livre d'analyse fme et délicate,
drames. Bernardin de Saint- Pierre lui bunal révolutionnaire , chose effroyable ,
écrit : « Vous êtes un ange de paix. » On elle fut reniée de son fds. Ellle dit sur
frémit au souvenir des insultes que lui l'échafaud : «Enfants de la patrie, vous
firent les barbares de la Terreur. Au tri- vengerez ma morll »
LIVHK V.
CHAPITRE IV.
297
OÙ, SOUS le voile d'une extrême réserve, on sent néanmoins souvent
la mélancolie d'un jeune cœur auquel quelque chose a manqué <'\
On a supposé vainement qu'elle eût ambitionné les honneurs, la
faveur de la cour, et que son dépit la jeta dans la Révolution.
Bien de plus loin d'un tel caractère.
Ce qui est moins invraisemblable, c'est ce qu'on a dit aussi :
(ju'avant d'épouser Condorcet, elle lui aurait déclaré qu'elle n'avait
point le cœur libre; elle aimait et sans espoir. Le sage accueillit
cet aveu avec une bonté paternelle; il le respecta. Deux ans entiers,
selon la même tradition, ils vécurent comme deux esprits. Ce ne
fut qu'en 1789, au beau moment de juillet, que M*"* de Con-
dorcet vit tout ce qu'il y avait de passion dans cet homme froid
en apparence; elle commença d'aimer le grand citoyen, l'àme
tendre et profonde, qui couvait, comme son propre bonheur,
l'espoir du bonheur de l'espèce humaine. Elle le trouva jeune ,
de réternellc jeunesse de cette grande idée, de ce beau désir.
L'unique enfant qu'ils aient eu naquit neuf mois après la prise
de la Bastille, en avril 1790.
Condorcet, alors âgé de quarante-neuf ans, se retrouvait jeune,
en effet, de ces grands événements; il commençait une vie nouvelle,
la troisième. Il avait eu celle du mathématicien avec d'Alembert,
la vie critique avec V.oltaire. Et maintenant il s'embarquait sur
l'océan de la vie politique. Il avait rêvé le progrès; aujourd'hui il
allait le faire ou du moins s'y dévouer. Toute sa vie avait offert
une remarquable alliance entre deux facultés rarement unies, la
^'' Le touchant petit livre, écrit avant
la Révolution, a été publié après 1798;
il participe des deux époques. Les let-
tres sont adressées à Cabanis, le beau-
frère de l'aimable auteur, l'ami incon-
solable, le confident de la blessure
profonde. Elles sont achevées dans ce
pâle Elysée d'Auteuil , plein de regrets ,
d'onjbres aimées. Elles parlent bas, ces
lettres; la sourdine est mise aux coixles
sensibles. Dans une si grande réserve
néanmoins, on ne distingue pas tou-
jours, parmi les allusions, ce qui est
des premiers chagrins de la jeune fille
ou des regrets de la veuve. Elst-cc à Con-
dorcet, est-ce à Cabanis que s'adresse
ce passage délicat, ému, qui allait être
éloquent ? Mais elle s'arrête à temps :
• Le réparateur et le guide de notre
bonheur. . . ■
298 HISTOIRK DE LA HÉVOLUTION FRANÇAISE.
ferme raison et la foi infinie à l'avenir. Ferme contre Voltaire
même, quand il le trouva injuste (^), ami des économistes sans
aveuglement pour eux, il se maintint de même indépendant à
l'égard de la Gironde. On lit encore avec admiration son plaidoyer
pour Paris contre le préjugé des provinces, qui fut celui des Gi-
rondins.
Ce grand esprit était toujours présent, éveillé, maître de lui-
même. Sa porte était toujours ouverte, quelque travail abstrait
qu'il fît. Dans un salon, dans une foule, il pensait toujours, il
n'avait nulle distraction. Il parlait peu, entendait tout, profitait de
tout; jamais il n'a rien oublié. Toute personne spéciale, qui l'in-
terrogeait, le trouvait plus spécial encore dans la chose qui foc-
cupait. Les femmes étaient étonnées, effrayées de voir qu'il savait
jusqu'à l'histoire de leurs modes (^), et très haut en remontant , et
dans le plus grand détail. Il paraissait très froid, ne s'épanchait
jamais ^^^. Ses amis ne savaient son amitié que par l'extrême ardeur
qu'il mettait secrètement à leur rendre des services. « C'est un
volcan sous la neige, » disait d'Alembert. Jeune, dit-on, il avait
aimé et, n'espérant rien, il fut un moment tout près du suicide.
Agé alors et bien mûr, mais au fond non moins ardent, il avait
pour sa Sophie un amour contenu, immense, de ces passions pro-
fondes d'autant plus qu'elles sont tardives, plus profondes que la
vie même , et qu'on ne peut pas sonder.
Sophie en était très digne. Sans parler de l'admiration univer-
selle des hommes du temps, je dirai un fait, mais grand, mais
sacré. Quand finfortuné Condorcet, traqué comme une bête fauve,
enfermé dans un asile peu sûr, se dévorait lui-même le cœur des
pensées du présent, écrivait son apologie, son testament politique,
f'' Lorsque Voltaire vovilait qu'on pré- ^'^ Sous ces formes sèches et froides ,
férât d'Aguesseau à Montesquieu. il avait une sensibilité profonde , uni-
'*' Voir le portrait de Condorcet , par verselle , qui embrassait toute la na-
M"* Lespinasse , t. XII des Œuvres com- ture. Voir dans son testament (t. XII
plètes , publiées par M'"* Condorcet des Œuvres), adressé à sa fille, sa tou-
O'Connor, avec une Notice de M. Arago , chante réclamation en faveur des ani-
des notes de M. Génin, elc. maux.
LIVRE V. — CHAPITRE IV. 299
sa l'einine lui donna le sublime conseil de laisser là ces vaines
luîtes, de remettre avec confiance sa mémoire à la postérité et
paisiblement d'écrire VEsqaisse d'un tableau des progrès de l'esprit
humain. Il Técouta, il écrivit ce noble livre de science infinie,
d'amour sans bornes pour les bommes, d'espoir exalté, se conso-
lant de sa mort procbaine par le plus toucbant des rêves : que ,
dans le progrès des sciences, on pourra suppiimer la mortl
Noble époque! et qu'elles furent dignes d'être aimées, ces
femmes, dignes d'être confondues par l'homme avec l'idéal même,
la patrie et la vertu I . . . Qui ne se rappelle encore ce déjeuner
funèbre, où pour la dernière fois les amis de Camille Desmoulins
le prièrent d'arrêter son Vieux Cordelier, d'ajourner sa demande
du Comité de la clémence ? Sa Lucile , s'oubliant comme épouse et
comme mère, lui jette les bras au col : « Laissez-le, dit-elle, laissez,
qu'il suive sa destinée ! »
Ainsi elles ont glorieusement consacré le mariage et l'amour,
soulevant le front fatigué de l'homme en présence de la mort, lui
versant la vie encore, l'introduisant dans l'immortalité. . .
Elles aussi, elles y seront toujours. Toujours les hommes qui
viendront regretteront de ne point les avoir vues, ces femmes
héroïques et charmantes. Elles restent associées, en nous, aux plus
nobles rêves du cœur, types et regret d'amour éternel I
Il y avait comme une ombre de cette tragique destinée dans les
traits et l'expression de Gondorcet. Avec une contenance timide
(comme celle du savant toujours solitaire au milieu des hommes) ,
il avait quelque chose de triste, de patient, de résigné.
Le haut du visage était beau. Les yeux, nobles et doux, pleins
d'une idéalité sérieuse , semblaient regarder au fond de l'avenir. Et
cependant son front, vaste à contenir toute science, semblait un
magasin immense, un trésor complet du passé.
L'homme était, il faut le dire, plus vaste que fort. On le pres-
sentait à sa bouche un peu molle et faible, un peu retombante.
L'universalité, qui disperse fesprit sur tout objet, est une cause
d'énervation. Ajoutez qu'il avait passé sa vie dans le x vin* siècle , et
300 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
qu'il en portait le poids. Il en avait traversé toutes les disputes,
les grandeurs et les petitesses. Il en avait fatalement les contradic-
tions. Neveu d'un évêque tout jésuite, élevé en partie par ses
soins, il devait beaucoup aussi au patronage des La Rochefoucauld.
Quoique pauvre , il était noble , titré , marquis de Gondorcet. Nais-
sance, position, relations, beaucoup de choses le rattachaient à
l'ancien régime. Sa maison, son salon, sa femme, présentaient le
même contraste.
M'*' de Gondorcet, née Grouchy, d'abord chanoinesse, élève
enthousiaste de Rousseau et de la Révolution, sortie de sa position
demi-ecclésiastique pour présider un salon qui était le centre des
libres penseurs, semblait une noble religieuse de la philosophie,
La crise de juin 1791 devait décider Gondorcet, elle l'appelait
à se prononcer. Il lui fallait choisir entre ses relations, ses précé-
dents d'une part, et de l'autre ses idées. Quant aux intérêts, ils
étaient nuls avec un tel homme. Le seul peut-être auquel il eût été
sensible, c'est que, la république abaissant toute grandeur de con-
vention et rehaussant d'autant les supériorités naturelles, sa Sophie
se fût trouvée reine.
M. de la Rochefoucauld, son intime ami, ne désespérait pas de
neutraliser son républicanisme, comme celui de Lafayette. Il croyait
avoir bon marché du savant modeste, de l'homme doux et timide,
que sa famille d'ailleurs avait autrefois protégé. On allait jusqu'à
affirmer, répandre dans le public que Gondorcet partageait les
idées royalistes de Sieyès. On le compromettait ainsi, et en même
temps on lui offrait comme tentation la perspective d'être nommé
gouverneur du dauphin.
Ges bruits le décidèrent probablement à se déclarer plus tôt
qu'il n'aurait fait peut-être. Le 1" juillet, il fit annoncer par la
Bouche de fer qu'il parlerait au Gercle social sur la répul)lique.
Il attendit jusqu'au 12 et ne le fit qu'avec certaine réserve. Dans
un discours ingénieux, il réfutait plusieurs des objections banales
qu'on fait à la république , ajoutant toutefois ces paroles qui éton-
nèrent fort : « Si pourtant le peuple se réserve d'appeler une
LIVRE V. — CHAPITIIE IV. 301
Convention pour prononcer si l'on conserve le trône, si l'hérédité
continue pour un petit nombre d'années entre deux Conventions,
la royauté, en ce cas, n'est pas essentiellement contraire aux droits
des citoyens. . . » Il faisait allusion au bruit qui courait, qu'on
devait le nommer gouverneur du dauphin, et disait qu'en ce cas
il lui apprendrait surtout à savoir se passer du trône.
Cette apparence d'indécision ne plut pas beaucoup aux répu-
blicains et choqua les royalistes. Ceux-ci furent l)ien plus blessés
encore, quand on répandit dans Paris un pamphlet spirituel, mo-
queur, écrit d'une main si grave. Condorcet ) fut probablement
l'écho et le secrétaire de la jeune société qui fréquentait son salon.
Le pamphlet était une Lettre d'an jeune mécanicien, qui, pour
une somme modique, s'engageait à faire un excellent roi constitu-
tionnel, t Ce roi, disait-il, s'acquitterait à merveille des fonctions
de la royauté, marcherait aux cérémonies, siégerait convenable-
ment, irait à la messe, et même, au moyen de certain ressort,
prendrait des mains du président de l'Assemblée la liste des mi-
nistres que désignerait la majorité . . . Mon roi ne serait pas dan-
gereux pour la liberté; et cependant, en le réparant avec soin, il
serait éternel, ce qui est encore plus beau que d'être héréditaire.
On pourrait même le déclarer inviolable, sans injustice, et le dire
infaillible, sans absurdité. »
Chose remarquable. Cet homme mûr et grave, qui s'embarquait
par une plaisanterie sur l'océan de la Révolution, ne se dissimulait
nullement les chances qu'il allait courir. Plein de foi dans l'avenir
lointain de l'espèce humaine, il en avait moins pour le présent, ne
se faisait nulle illusion sur la situation, en voyait très bien les
dangers. Il les craignait, non pour lui-même (il donnait volontiers
sa vie), mais pour cette femme adorée, pour ce jeune enfant né à
peine du moment sacré de juillet. Depuis plusieurs mois, il s'était
secrètement informé du port par lequel il pourrait, au besoin,
faire échapper sa famille, et il s'était arrêté à celui de Saint- Valéry.
302 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.
CHAPITRE V.
(SUITE.) - M"" ROLAND.
Voyage des Roland à Paris. — Mérite de Roland, — Sa femme travaille pour lui.
— Beauté et vertu de M"" Roland. — Son émotion au spectacle de la Fédéra-
tion, en juillet 1790. — Sa passion, sa sagesse, octobre 1790. — Sa passion se
transforme. — Elle arrive à Paris, février 1791. — Puissance de son impulsion.
— Elle trouve la plupart des meneurs politiques déjà fatigués. — Sa fraîcheur
d'esprit, sa force et sa foi , juin-juillet 1791.
Pour vouloir la république, Tinspirer, la faire, ce n'était pas
assez d'un noble cœur et d'un grand esprit. Il fallait encore une
chose. . . Et quelle.*^ Etre jeune, avoir cette jeunesse d'àme, cette
chaleur de sang, cet aveuglement fécond, rpii voit déjà dans le
monde ce qui n'est encore qu'en l'àme, et qui, le voyant, le
crée. . . 11 fallait avoir la foi.
11 fallait une certaine harmonie, non seulement de volonté et
d'idées, mais d'hal)itudes et de mœurs républicaines; avoir en soi
la république intérieure, la république morale, la seule qui légi-
time et fonde la république politique; je veux dire posséder le
gouvernement de soi-même, sa propre démocratie, trouver sa
liberté dans robéissance au devoir. . . Et il fallait encore, chose
qui semble contradictoire, qu'une telle âme, vertueuse et forte,
eût un moment passionné qui la fît sortir d'elle-même, la lançât
dans l'action.
Dans les mauvais jours d'affaissement, de fatigue, quand la foi
révolutionnaire défaillait en eux, plusieurs des députés et journa-
listes principaux de l'époque allaient prendre force et courage dans
une maison où ces choses ne manquaient jamais; maison modeste,
le petit hôtel Britannique de la rue Guénégaud, près le pont Neuf.
Cette rue, assez sombre, qui mène à la rue Mazarine, pins sombre
encore, n'a, comme on sait, d'autre vue que les longues murailles
LIVHK V. — CIIAPITRK V.
3o:j
de la Monnaie. Ils montaient au troisième étage, et là, invariable-
ment, trouvaient deux personnes travaillant ensemble, M. et M*"* Ro-
land, venus récemment de Lyon. Le petit salon n'offrait qu'une
table où les deux époux écrivaient; la cbambre à coucber, entr'ou-
verte, laissait voir deux lits. Roland avait près de soixante ans,
elle trente-six, et paraissait beaucoup moins; il sem])lait le père
de sa femme. C'était un bomme assez grand et maigre, l'air aus-
tère et passionné. Cet bomme, qu'on a trop sacrifié à la gloire
de sa femme ('\ était un ardent citoyen qui avait la France dans
le cœur, un de ces vieux Français de la race des Vauban et des
Boisguilbert, qui, sous la royauté, n'en poursuivaient pas moins,
dans les seules voies ouvertes alors, la sainte idée du bien public.
''^ On n'en doutera nullement si on
lit les Lettres écrites de Suisse, d'Italie,
de Sicile et de Mallhe, par W (Roland
delà Platière), avocat aa Parlement, à
M"' '" (Manon Plilipon , depuis M°" lAo-
land), en 1776, i777, 1778. (Amster-
dam, 1780,6 vol. in- 13.) Ce livre, écrit
d'une manière inégale, parfois incor-
recte et obscure, n'en est pas moins le
voyage d'Italie le plus instructif de tous
ceux qu'on a faits au xviii* siècle. Il té-
moigne des connaissances infuiinimt
variées de l'auteur, qui embrasse son
sujet sous tous les aspects, depuis la
musique jusqu'aux plus minutieux dé-
tails du commerce et de l'industrie. Il
voyageait ordinairement à cheval ou à
pied, ce qui lui permettait d'observer
de très près , de s'arrêter, de saisir bien
des détails qui échappent à ceux qui
vont en voiture. J'y vois entre autres
choses curieuses , qui prouvent l'étendue
du commerce de la France d'alore, que
les gros draps d'Amiens se vendaient à
I^ugano. Il juge l'Italie religieuse et
Rome spécialement au point de vue des
philosophes de l'époque, mais souvent
avec une douce équité trop rare chez
eux , et qu'on s'étonne de trouver chez
ce juge sévère. Tout ce qu'un honnête
homme peut écrire à un honnête
honnne, il l'écrit, sans vaine résene,
à sa jeune correspondante, si pure, si
forte, si sérieuse; il ne s'aperçoit en
rien , dans ce commerce de deux esprits,
des différences de sexe et d'âge. Cet
homme de quarante -cinq ans n'avait
d'ami que cette jeune fdie de vingt , que
depuis il épousa. Il lui avait laissé ses
manuscrits en partant pour ce voyage.
Roland était brouillé avec ses parents,
dévols et aristocrates. M*"' Phlipon avait
été obligée par l'inconduite de son père
de se réfugier dans un couvent de la nie
Neuve-Saint-Etienne, qui mène au Jar-
din des Plantes; petite rue si illustre
par le souvenir de Pascal , de Rollin, de
Bernardin de Saint-Pierre. Elle y vivait,
non en reUgieuse , mais dans sa cbambre ,
entre Plutarque et Rousseau, gaie et
courageuse , comme toujours , mais dans
une extrême pauvreté , avec une sobriété
plus que Spartiate, et semblant déjà
s'exercer aux vertus de la république.
304 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.
Inspecteur des manufactures, il avait passé toute sa vie dans les
travaux, les voyages, à rechercher les améliorations dont notre
industrie était susceptible. Il avait publié plusieurs de ces voyages
et divers traités ou mémoires relatifs à certains métiers. Sa belle
et courageuse femme, sans se rebuter de l'aridité des sujets, co-
piait, traduisait, compilait pour lui. h'Arl du tourbicr, VArt du
fabricant de laine rase et sèche, le Dictionnaire des manufactures,
avaient occupé la belle main de M"*' Roland, absorbe ses meilleures
années, sans autre distraction que la naissance et l'allaitement du
seul enfant qu'elle ait eu. Etroitement associée aux travaux, aux
idées de son mari, elle avait pour lui une sorte de culte filial,
jusqu'à lui préparer souvent ses aliments elle-même; une prépara-
tion toute spéciale était nécessaire, l'estomac du vieillard était
délicat, fatigué par le travail.
Roland rédigeait lui-même et n'employait nullement la plume
de sa femme à cette époque; ce fut plus tard, devenu ministre,
au milieu d'embarras, de soins infinis, qu'il y eut recours. Elle
n'avait aucune impatience d'écrire, et si la Révolution ne fût venue
la tirer de sa retraite, elle eût enterré ces dons inutiles, le talent,
l'éloquence , aussi bien que la beauté.
Quand ces politiques venaient, M"*^ Roland ne se mêlait pas
d'elle-même aux discussions, elle continuait son ouvrage ou écri-
vait des lettres; mais si, comme il arrivait, on en appelait à elle,
elle parlait alors avec une vivacité, une propriété d'expressions,
une force gracieuse et pénétrante, dont on était tout saisi. «L'a-
mour-propre aurait bien voulu trouver de l'apprêt dans ce qu'elle
disait; mais il n'y avait pas moyen; c'était tout simplement une
nature trop parfaite. »
Au premier coup d'œil , on était tenté de croire qu'on voyait la
Julie de Rousseau (^^; à tort, ce n'était ni la Julie ni la Sophie,
^'1 Voir les portraits de Lémontey, édition des Mémoires (an viii). Elle est
Riouffe et tant d autres; comme gra- prise peu avant la mort, à trente-neuf
vure, le bon et naïf portrait, mis par ans. Elle est forte el déjà un peu ma-
Cliampagneux en tète de la première man, si on ose le dire, très sereine,
LIVRE V. — CHAPITHK V. 305
c'était M"^ Roland, une fille de Rousseau certainement, plus lé-
gitime encore peut-être que celles qui sortirent immédiatement
de sa plume. Celle-ci n'était pas comme les deux autres une noble
demoiselle. Manon Phlipon, c'est son nom de lille (j'en suis Tâché
pour ceux qui n'aiment pas les noms plébéiens), eut un graveur
pour père, et elle gravait elle-même dans la maison paternelle.
Klle procédait du peuple, on le voyait aisément à un certain éclat
de sang et de carnation cpi'on a beaucoup moins dans les classes
élevées; elle avait la main belle, mais non pas petite, la bouche un
peu grande, le menton assez retroussé, la taille élégante, d'une
cambrure marcjuée fortement, une richesse de hanches et de sein
que les dames ont rarement.
Elle différait encore en un point des héroïnes de Rousseau,
c'est qu'elle n'eut pas leurs faiblesses. M"'*^ Roland fut vertueuse»
nullement amollie par l'inaction, la rêverie où languissent les
femmes; elle fut au plus haut degré laborieuse, active; le travail
fut pour elle le gardien de la vertu. Une idée sacrée, le devoir,
plane sur cette belle vie, de la naissance à la mort; elle se rend ce
témoignage au dernier moment, à l'heure où l'on ne ment plus :
« Personne , dit-elle , moins que moi n'a connu la volupté. » — Et
ailleurs : « J'ai commandé à mes sens. »
Pure dans la maisoa paternelle, au quai de l'Horloge, comme
le bleu profond du ciel, qu'elle regardait, dit-elle, de là jusqu'aux
Champs-Elysées; — pure à la table de son sérieux époux, travail-
lant infatigablement pour lui; — pure au berceau de son enfant,
qu'elle s'obstine à allaiter, malgré de vives douleurs; — elle ne
Test pas moins dans les lettres qu'elle écrit à ses amis, aux jeunes
hommes qui l'entouraient d'une amitié passionnée ('^; elle les calme
rermo et résolue, avec une tendance ajourné la passion , qui n'ont pas eu en-
visiblement critique. Ce dernier carac- lin leur satisfaction en ce monde,
tère ne tient pas seulement à sa jx>lé- ^'' Voir la belle lettre à Bosc, alors
mique révolutionnaire; mais tels sont fort troublé d'elle et tiistc de la voir
en général ceux (|ui ont lutté, qui ont transplantée près de Lyon, si loin de
|)cu donné au plaisir, qui ont contenu, Paris : «Assise au coin du feu, après une
II. ao
. mrkiattic «iTionut.
300 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
et les console, les élève au-dessus de leur faiblesse. Us lui res-
tèrent fidèles jusqu'à la mort, comme à la vertu elle-même.
L'un d'eux , sans songer au péril , allait en pleine Terreur rece-
voir d'elle, à sa prison, les feuilles immortelles où elle a raconté
sa vie. Proscrit lui-même et poursuivi, fuyant sur la neige, sans
abri que l'arbre chargé de givre, il sauvait ces feuilles sacrées;
elles le sauvèrent peut-être, lui gardant sur la poitrine la chaleur
et la force du grand cœur qui les écrivit (^\
Les hommes qui souffrent à voir une vertu trop parfaite ont
cherché inquiètement s'ils ne trouveraient pas quelque faiblesse
en la vie de cette femme; et sans preuve, sans le moindre indice (^),
ils ont imaginé qu'au fort du drame où elle devenait acteur, à son
moment le plus viril, parmi les dangers, les horreurs (après sep-
tembre apparemment? ou la veille du naufrage qui emporta la
Gironde?), M""^ Roland avait le temps, le cœur d'écouter les galan-
nuit paisible et les soins divers de la
matinée, mon ami à son bureau, ma
petite à tricoter, et moi causant avec
l'un, veillant l'ouvrage de l'autre, sa-
vourant le bonbeur d'être bien cbaude-
ment au sein de ma petite et cbère
famille, écrivant à un ami, tandis que
la neige tombe sur tant de mallieureux ,
je m'attendris sur leur sort » , etc. —
Doux tableau d'intérieur, sérieux bon-
beur de la vertu , montré au jeune
bomme pour calmer son cœur, l'épu-
rer, l'élever Demain pourtant le
vent de la tempête aura emporté ce
nid!...
<') Ce fut lui aussi, l'bonnête et digne
Bosc, qui, au dernier moment, s' éle-
vant au-dessus de lui-même, pour ac-
complir en elle l'idéal suprême qu'il y
avait toujours admiré , lui donna le
noble conseil de ne point dérober sa
mort aux regards, de ne point s'empoi-
sonner, mais d'accepter l'écbafaud, de
mourir publiquement, d'bonorer par
son courage la république et l'bumanité.
Il la suit à l'immortalité , pour ce conseil
béroïque. M""* Roland y marcbe sou-
riante, la main dans la main de son
austère époux , et elle y mène avec elle
ce jeune groupe d'aimables, d'irrépro-
chables amis (sans parier de la Gironde) ,
Bosc , Ghampagneux , Bancal des Issarts.
Rien ne les séparera.
**' Si vous cbercbez ces indices, on
vous renvoie à deux passages des Mé-
moires de M"" Roland, lesquels ne prou-
vent rien du tout. Elle parle des pas-
sions, «dont à peine, avec la vigueur
d'un atblète, elle sauve l'âge mûr». Que
conclurez-vous de là ? — Elle parle des
«bonnes raisons» qui, vers le 3i mai,
la poussaient au départ. Il est bien ex-
traordinaire et absurdement bardi d'in-
duire que ces bonnes raisons ne peuvent
être qu'un amour pour Barbaroux ou
Buzot!
LIVKE V. — CHAPITRE V. 307
teries el de faire l'amour. . . — La seule chose qui les embarrasse,
c'est de trouver le nom de l'ainant favorisé.
Encore une fois, il n'y a nul fait qui motive ces suppositions.
M"*" Roland , tout l'annonce, fut toujours reine d'elle-même, maî-
tresse absolue de ses volontés, de ses actes ('). N'eut -elle aucune
émotion, cette âme forte, mais passionnée? N'eut-elle pas son
orage ? . . . Cette question est tout autre , et sans hésiter je répon-
drai : Oui.
Qu'on me permette d'insister. — Ce fait, peu remarqué en-
core, n'est point un détail indiflerenl, purement anecdotique de
la vie privée. Il eut sur M"**" Roland une grave influence en 1791»
et la puissante action qu'elle exerça dès cette époque serait beau-
coup moins explicable , si l'on ne voyait à nu les causes particu-
lières qui passionnaient alors cette âme, jusque-là calme et forte,
mais d'ime force tout assise en soi et sans action au dehors.
jyjme Roland menait sa vie obscure, laborieuse, en i78(), au
triste clos de la Platière , près de Villefranche et non loin de Lyon.
Elle entend, avec toute la France, le canon de la Bastille : son
sein s'émeut et se gonfle; le prodigieux événement semble réaliser
tous ses rêves, tout ce qu'elle a lu des anciens, imaginé, espéré;
voilà qu'elle a une patrie. La Révolution s'épand sur la France;
Lyon s'éveille, et Villefranche, la campagne, tous les villages. La
fédération de 1790 appelle à Lyon une moitié du royaume,
toutes les députatlons de la garde nationale, de la Corse à la Lor-
raine. Dès le matin. M'"*" Roland était en extase sur l'admirable
quai du Rhône et s'enivrait de tout ce peuple, de cette fraternité
nouvelle, de cette splendide aurore. Elle en écrivit le soir la rela-
tion pour son aiul Champagneux, jeune homme de Lyon, qui,
sans profit et par pur patriotisme, faisait un journal. Le numéro,
non signé, fut vendu à soixante mille. Tous ces gardes nationaux,
^'^ Les Lettres Je M^' Roland à Buzot, par M. Dauban, témoigne par une allu-
récemment publiées, ne cbangent rien sion fort claire que ce sentiment resta
à l'opinion (|ue j'exprimais en i848. toujours dans la plus haute région mo-
L'écrit testamentaire do Hiizot, publié raie.
308 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.
relournant chez eux, emportèrent, sans le savoir, l'âme de
M"'*' Roland.
Elle aussi, elle retourna, elle revint pensive dans son désert au
clos de la Platière, qui lui parut, plus qu'à l'ordinaire encore, sté-
rile et aride. Peu propre alors aux travaux techniques dont l'occu-
pait son mari, elle lisait le Procès-verbal si intéressant des électeurs
de 1789, la révolution du i4 juillet, la prise de la Bastille. Le
hasard voulut justement qu'un de ces électeurs, M. Bancal des
Issarts, fût adressé aux Roland par leurs amis de Lyon et passât
quelques jours chez eux. M. Bancal, d'une famille de fabricants de
Montpellier, mais transplantée à Glermont, y avait été notaire; il
venait de quitter cette position lucrative pour se livrer tout entier
aux études de son choix, aux recherches politiques et philanthro-
piques, aux devoirs du citoyen. R avait environ quarante ans, rien
de brillant, mais beaucoup de douceur et de sensibilité, un cœur
bon et charitable. R avait eu une éducation fort religieuse, et,
après avoir traversé une période philosophique et politique, la
Convention, une longue captivité en Autriche, il est mort dans
de grands sentiments de piété , dans la lecture de la Bible , qu'il
s'essayait à lire en hébreu.
H fut amené à la Platière par un jeune médecin, Lanthenas,
ami des Roland, qui vivait beaucoup chez eux, y passant des se-
maines, des mois, travaillant avec eux, pour eux, faisant leurs
commissions. La douceur de Lanthenas, la sensibilité de Bancal
des Issarts, la bonté austère mais chaleureuse de Roland, leur
amour commun du beau et du bon, leur attachement à cette
femme parfaite qui leur en présentait l'image, cela formait tout na-
turellement un groupe, une harmonie complète. Hs se convinrent
si bien qu'ils se demandèrent s'ils ne pourraient continuer de
vivre ensemble. Auquel des trois vint cette idée.»^ On ne le sait;
mais elle fut saisie par Roland avec vivacité, soutenue avec chaleur.
Les Roland, en réunissant tout ce qu'ils avaient, pouvaient appor-
ter à l'association 60,000 livres; Lanthenas en avait 20,000 ou un
peu plus, à quoi Bancal en aurait joint une centaine de mille. Cela
MVIU*: V. — CIIAPITKK V. 309
faisait une somme assez ronde, qui leur permellait d'acheter des
biens nationaux, alors à vil prix.
Rien de plus touchant, de plus digne, de plus honnête que les
lettres où Roland parle de ce projet à Bancal. Cetle noble con-
fiance, cette fol à Tamitié, à la vertu, donne et de Roland, et
d'eux tous, la plus haute idée : « Venez, mon ami, lui dit-il. Kh!
que tardez-vous.»^ Vous avez vu notre manière franche et
ronde ; ce n'est point à mon âge qu'on change, quand on n'a jamais
varié. . . Nous prêchons le patriotisme, nous élevons l'âme; le
docteur fait son métier; ma femme est l'apothicaire des malades
du canton. Vous et moi, nous ferons les alfaires, » etc.
La grande affaire de Roland, c'était de catéchiser les paysans
de la contrée, de leur prêcher le nouvel Evangile. Marcheur admi-
rable malgré son âge, parfois, le bâton à la main, il s'en allait
jusqu'à Lyon avec son ami Lanthenas, jetant la bonne semence de
la liberté sur tout le chemin. Le digne homme croyait trouver
dans Bancal un auxiliaire utile, un nouveau missionnaire, dont la
parole douce et onctueuse ferait des miracles. Habitué à voir l'assi-
duité désintéressée du jeune Lanthenas près de M""^ Roland, il ne
lui venait pas même à l'esprit que Bancal, plus âgé, plus sérieux,
pût apporter dans sa maison autre chose que la paix. Sa femme,
qu'il aimait pourtant fù profondément, il avait un peu oublié
qu'elle fût une femme, n'y voyant que l'immuable compagnon de
ses travaux. Lal)orieuse, sobre, fraîche et pure, le teint transpa-
rent, l'œil ferme et limpide, M'"'^ Roland était la plus rassurante
image de la force et de la vertu. Sa grâce était bien d'une femme ,
mais son mâle esprit, son cœur sloïque était d'un homme. On
dirait plutôt, à regarder ses amis, que, près d'elle, ce sont eux
qui sont femmes; Bancal, Lanthenas, Champagneux, ont tous des
traits assez doux. Et le plus femme de tous par le cœur peut-être,
le plus faible, c'est celui qu'on croit le plus ferme, c'est l'austère
Roland, faible d'une profonde passion de vieillard, suspendu à la
vie de l'autre ; il n'y paraîtra que trop à la mort.
La situation eût été, sinon périlleuse, du moins pleine de
310 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
-combats, d'orages. C'était Volmar appelant Saint-Preux auprès de
Julie; c'était la barque en péril aux rochers de Meillerie. Il n'y eût
pas eu naufrage, croyons-le, mais il valait mieux ne pas s'em-
barquei'.
C'est ce que M""^ Roland écrit à Bancal dans une lettre vertueuse,
mais en même temps trop naïve et trop émue. Cette lettre, ado-
jablement imprudente, est restée par cela même un monument
inappréciable de la pureté de M™*' Roland, de son inexpérience,
de la virginité de cœur qu'elle conserva toujours. . . On ne peut
lire qu'à genoux.
Rien ne m'a jamais plus surpris, touché . . . Quoi ! ce héros fut
donc vraiment une femme .^^ Voilà donc un moment (Tunique) où
ce grand courage a fléchi. La cuirasse du guerrier s'entr'ouvre, et
c'est une femme qu'on voit, le sein ])lessé de Clorinde.
Bancal avait écrit aux Roland une lettre affectueuse, tendre, où
il disait de cette union- projetée : «Elle fera le charme de notre
vie; et nous ne serons pas inutiles à nos semblables. » Roland, alors
à Lyon, envoya la lettre à sa femme. Elle était seule à la cam-
pagne; l'été avait été très sec, la chaleur était forte, quoiqu'on fût
déjà en octobre. Le tonnerre grondait, et pendant plusieurs jours
il ne cessa point. Orage au ciel et sur la terre, orage de la pas-
sion, orage de la Révolution. . . De grands troubles sans doute
allaient arriver, un flot incomiu d'événements qui devaient bientôt
bouleverser les cœurs et les destinées; dans ces grands moments
d'attente, l'homme croit volontiers que c'est pour lui que Dieu
tonne.
]yjme Roland lut à peine , et elle fut inondée de larmes. Elle se
mit à sa table sans savoir ce qu'elle écrirait; elle écrivit son trouble
même, ne cacha point qu'elle pleurait. C'était bien plus qu'un aveu
tendre. Mais, en même temps, cette excellente et courageuse
femme, brisant son espoir, se faisait l'effort d'écrire : « Non, je ne
suis point assurée de votre bonheur, je ne me pardonnerais point
(le l'avoir troublé. Je crois vous voir l'attacher à des moyens que
je crois faux, à une espérance que je dois interdire. » Tout le
LIVRE V. — CIIAPITHE V. 311
reste est un mélange bien louchant ttié vertu, de passion, d'incon-
séquence; de temps à autre, un accent mélancolique et je ne sais
cjuelle sombre prévision du destin : « Quand est-ce que nous vous
reverrons?. . . Question que je me fais souvent et que je n'ose ré-
soudre . . . Mais pourquoi chercher à pénétrer l'avenir que la na-
ture a voulu nous cacher? Laissons-le donc sous le voile imposant
dont elle le couvre, puisqu'il ne nous est pas donné de le péné-'
trer; nous n'avons sui' lui qu'une sorte d'influence, elle est grande
sans doute : c'est de préparer son bonheur par le sage emploi du
présent. . . » — Kl plus loin : « Il ne s'esl point écoulé vingt-
quatre heures dans la semaine que le tonnerre ne se soit fait en-
tendre. 11 vient encore de gronder. J'aime assez la teinte qu'il prête
à nos campagnes, elle est auguste et sombre, mais elle serait ter-
rible qu'elle ne m'inspirerait pas plus d'effroi ...»
Bancal était sage et honnête. Bien triste, malgré l'hiver, il passa
en Angleterre, et il y resta longtemps. Oserai -je le dire? plus
longtemps peut-être que M""' Boland ne l'eût voulu elle-même.
Telle est l'inconséquence du cœur, même le plus vertueux. Ses
lettres, lues attentivement, offrent une fluctuation étrange; elle
s'éloigne, elle se rapproche; par moments, elle se défie d'elle-
même, et par moments se rassure.
Qui dira qu'en février, partant pour Paris où les affaires de la
ville de Lyon amenaient Boland, elle n'ait pas quelque joie secrète
de se retrouver au grand centre où Bancal va nécessairement re-
venir? Mais c'est justement Paris qui bientôt donne à ses idées
un tout autre cours. La passion se transforme, elle se tourne entiè-
rement du côté des affaires publiques. Chose bien intéressante et
touchante à observer. Après la grande émotion de la fédération
lyonnaise, ce spectacle attendrissant de l'union de tout un peuple,
elle s'était trouvée faible et tendre au sentiment individuel. Kt
maintenant ce sentiment, au spectacle de Paris, redevient tout gé-
néral, civique et patriotique; M"** Boland se retrouve elle-même
et n'aime plus que la France.
S'il s'agissait d'une autre femme, je dirais qu'elle fut sauvée
312 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇALSE.
d'elle-même par la Révolution, par la république, par le combat
et la mort. Son austère union avec Roland fut confirmée par leur
participation commune aux événements de l'époque. Ce mariage
de travail devint un mariage de luttes communes, de sacrifices,
d'ell'oits héroïques. Préservée ainsi , elle arriva, pure et victorieuse,
à l'écliafaud , à la gloire.
Elle vint à Paris en février 1791, à la veille du moment si grave
où devait s'agiter la question de la république; elle y apportait
deux forces, la vertu à la fois et la passion. Réservée jusque-là
dans son désert pour les grands événements, elle arrivait avec une
jeunesse d'esprit, une fraîcheur d'idées, de sentiments, d'impres-
sions, à rajeunir les politiques les plus fatigués. Eux, ils étaient
déjà las; elle, elle naissait de ce jour.
Autre force mystérieuse. Cette personne très pure, admirable-
ment gardée par le sort, arrivait pourtant le jour où la femme est
bien redoutable, le jour où le devoir ne suffira plus, le jour où le
cœur, longtemps contenu, s'épandra. Elle arrivait invincible, avec
une force d'impulsion inconnue. Nul scrupule ne la retardait; le
bonheur voulait que , le sentiment personnel s'étant vaincu ou éludé ,
l'âme se tournait tout entière vers un noble but, grand, vertueux,
glorieux, et, n'y sentant que l'honneur, se lançait à pleines voiles
sur ce nouvel océan de la Révolution et de la patrie.
Voilà pourquoi en ce moment elle était irrésistible. Tel fut à
peu près Rousseau, lorsque, après sa passion malheureuse pour
jyjme cl'Houdetot, retombé sur lui-même et rentré en lui, il y re-
trouva un foyer immense, cette inextinguible flamme où s'embrasa
tout le siècle; le nôtre, à cent ans de distance, en sent encore la
chaleur.
Rien de plus sévère que le premier coup d'œil de M"* Roland
sur Paris. L'Assemblée lui fait horreur, ses amis lui font pitié.
Assise dans les tribunes de l'Assemblée ou des Jacobins, elle perce
d'un œil pénétrant tous les caractères; elle voit à nu les faussetés,
les lâchetés, les bassesses, la comédie des constitutionnels, les ter-
giversations, l'indécision des amis de la liberté. Elle ne ménage
LIVRE V. — CHAPITRK V. 3IS
nullement ni Brissot, qu'elle aime, mais qu'elle trouve timide et
léger, ni Condorcet, qu'elle croit double, ni Fauchet, dans lequel
« elle voit bien qu'il y a un prêtre ». A peine fait-elle gi'àce à Pé-
lion et Robespierre; encore on voit bien que leurs lenteurs, leurs
ménagements, vont peu à son impatience. Jeune, ardente, forte,
sévère, elle leur demande compte à tous, ne veut pas entendre
parler de délais, d'obstacles; elle les somme d'être liommes et
d'agir.
Au triste spectacle de la liberté entrevue, espérée, déjà perdue,
selon elle, elle voudrait retourner à Lyon, « elle vei'se des larmes
de sang. . . Il nous faudra, dit-elle (le 5 mai), une nouvelle insur-
rection, ou nous sommes perdus pour le bonheur et la liberté;
mais je doute qu'il y ait assez de vigueur dans le peuple ... La
guerre civile même, tout horrible qu'elle soit, avancerait la ré-
génération de notre caractère et de nos mœurs ... — H faut être
prêt à tout, même à mourir sans regret. »
La génération dont M™*" Roland désespère si aisément avait des
dons admirables, la foi au progrès, le désir sincère du bonheur
des hommes, l'amour ardent du bien public; elle a étonné le
monde par la grandeur des sacrifices. Cependant, il faut le dire,
à cette époque où la situation ne commandait pas encore avec
une force impérieuse, ces caractères, formés sous l'ancien régime,
ne s'annonçaient pas sous un aspect mâle et sévère. Le courage
d'esprit manquait. L'initiative du génie ne fut alors chez personne;
je n'excepte pas Mirabeau, malgré son gigantesque talent.
Les hommes d'alors, il faut le dire aussi, avaient déjà immen-
sément écrit, parlé, combattu. Que de travaux, de discussions,
d'événements entassés! que de réformes rapides! quel renouvel-
lement du monde ! . . . La vie des hommes importants de l'As-
semblée, de la presse, avait été si laborieuse qu'elle nous semble
un problème; deux séances de l'Assemblée, sans repos que les
séances des Jacobins et autres clubs, juscju'à i i heures ou miiuiit;
puis les discours à préparer pour le lendemain, les articles, les
affaires et les intrigues, les séances des comités, les conciliabules
314 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
politiques. . . L'élan immense du premier moment, Tespoir infini,
les avaient d'abord mis à même de supporter tout cela. Mais enfin
l'effort durait, le travail sans fin ni bornes; ils étaient un peu re-
tombés. Cette génération n'était plus entière d'esprit ni de force;
quelque sincères que fussent ses convictions, elle n'avait pas la jeu-
nesse, la fraîcheur d'esprit, le premier élan de la foi.
Le 2 2 juin, au milieu de l'hésitation universelle des politiques,
]y|me Roland n'hésita point. Elle écrivit, et fit écrire en province,
poui' qu'à rencontre de la faible et pâle adresse, les assemblées
primaires demandassent une convocation générale : « Pour déli-
bérer par oui et par non s'il convient de consei'ver au gouverne-
ment la forme monarchique. » — Elle prouve très bien, le 2 4» « que
toute régence est impossible , qu'il faut suspendre Louis XVI », etc.
Tous ou presque tous reculaient, hésitaient, flottaient encore.
Ils balançaient les considérations d'intérêts, d'opportunité, s'atten-
daient les uns les autres, se comptaient. « Nous n'étions pas douze
républicains en 1789, » dit Camille Desmoulins. Ils avaient bien
multiplié en 1791, grâce au voyage de Varennes, et le nombre
était immense des républicains qui l'étaient sans le savoir; il fallait
le leur apprendre à eux-mêmes. Ceux-là seuls calculaient bien
l'affaire , qui ne voulaient pas calculer. En tête de cette avant-garde
marchait M"*' Roland; elle jetait le glaive d'or dans la balance in-
décise, son courage et l'idée du droit.
LIVRE V. — CHAPITHE VI. 315
CHAPITRE VI.
LE ROI INTERROGÉ. - PREMIERS ACTES RÉPURLICAIÎVS
(26 JUL>-1^ JUILLET 1791).
I.c Roi et la Reine entendus en leurs déclarations, aG-a- juin. — Défi de Bouille,
a() juin. — Affiche républicaine de Payne et autres amis de Condorcet, i" juillet.
— Tentatives des Orléanistes. — Mesures prises par l'Assemblée. — Les Jaco-
bins. — Pétion contre le Roi, 8 juillet; Brissot contre le Roi, i3 juillet. — Les
comités de l'Asseniblée pour le Roi, i3 juillet. — Mouvements des Cordeliers et
sociétés fraternelles. — Ruses des meneurs de l'Assemblée, i4 juillet. — Agi-
tation croissante pendant ia semaine, du lO au 17. — Triomphe de Voltaire,
fêtes, etc.
Nous connaissons maintenant les acteurs, les influences privées
et pnbliqnes; reprenons le cours des faits.
Il n'est pas diflicile de suivre dans ces jours d'orage les mou-
vements de l'opinion, les pulsations plus ou moins vives de Tesprit
public, les battements de cœur de la France.
Au premier moment, 21 juin, on s'indigne, mais on respire.
« Voilà le grand embarras parti ! »
Au second, le 20 ausoir, il revient captif, humilié, tombé du
trône à l'état de sujet du dernier sujet. Grand silence, de colère
et de reproche, silence aussi de la pitié, qui prend les cœurs à
leur insu.
Mais, contre la pitié même, au troisième moment, réagit la
défiance, et la colère, quand les renards de l'Assemblée entre-
prennent d'escamoter et le crime et le coupable (en sorte qu'il
ne resterait qu'un roi, tout blanc d'innocence), quand ils entre-
prennent d'effacer l'histoire, de biffer Varennes, de faire, par une
chicane impuissante, ce miracle impossible à Dieu, que ce qui est
fait n'ait pas été fait.
Examinons-les à l'œuvre.
Le 26, les comités de constitution et de législation criminelle
316 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.
proposent, par l'organe de Duporl : « Que ceux qui accompa-
gnaient le Roi soient interrogés par les juges naturels, mais que le
Roi et la Reine soient entendus en leurs déclarations par ti'ois com-
missaires de l'Assemblée nationale. »
Quelqu'un demandant que cette instruction fût renvoyée à la
cour suprême d'Orléans, Duport répondit que ce n'était qu'une
information première.
« Si c'est une information, répondirent Robespierre, Bouchotte
et Buzot, vous ne pouvez la scinder, elle est une et ne peiit se
faire pai' des autorités diverses. Le Roi n'est qu'un citoyen, un
fonctionnaire, comptable à ce titre, soumis à la loi. »
A quoi Duport, reculant dans le vague des vieilles fictions, dit
que le Roi n'était pas un citoyen, mais un pouvoir de l'Etat. Puis,
maladroitement : « Ce n'est pas ici une procédure qui se fasse
directement contre le Roi; il est de notre prudence de ne pas
pénétrer dans l'avenir. . . Il ne s'agit pas encore ici d'une action
criminelle, mais d'une action politique de l'Assemblée contre le
Roi ...»
Malouet éclatait d'indignation et gâtait encore plus les choses.
Les légistes et gens d'aflPalres vinrent au secours, et, laissant là le
système de Duport, trop difficile à défendre, ils sautèrent d'un
pied sur l'autre. Ghabroud, d'André, dirent qu'il n'y avait rien de
judiciaire, ni plainte, ni procédure; qu'il s'agissait simplement
« de prendre des renseignements ».
Sur ce terrain nouveau, Barrère vint finement mettre une pierre
pour les faire heurter : « Qu'il y ait ou qu'il n'y ait plainte , qu'im-
porte? C'est un enlèvement; les juges ordinaires peuvent entendre
la personne victime de l'enlèvement. »
Mais Tronchet vint par-dessus, et, de son autorité supérieure et
respectée, ferma la discussion sur le mot renseignements. L'As-
semblée décrète et nomme commissaires : Tronchet d'abord, à
une majorité énorme, pour avoir coupé le fil; puis d'André, qui
l'a dévidé; Duport enfin, quoiqu'il ait montré moins de finesse et
de ruse.
LIVRE V. — CHAPITRE VI. 317
Les trois, vers 7 heures du soir, allèrent jouer chez le Roi la
comédie d'écouler, de recueillir gravement de sa bouche la décla-
ration qu'ils avaient, sans doute, avec Barnave et Lameth, minutée
et calculée. — Très habile et très bien faite, elle avait un défaut
grave : c'était d'être en contradiction trop évidente avec la protes-
tation que le Roi avait laissée en partant. Le soin de sa sûreté, le
désir de mettre à l'abri sa famille, avaient décidé son départ; il
partait pour revenir; il n'avait nulle intelligence avec les puissances
étrangères, nulle avec les émigrés. S'il avait été près de la fron-
tière, c'était afin d'être plus à portée de s'opposer aux invasions
qu'aurait pu faire l'étranger. Son voyage l'avait singulièrement in-
struit, éclairé; il voyait bien que l'opinion générale était pour la
constitution, et revenait converti. . .
Ce qui faisait peu d'honneur à l'adresse des rédacteurs, ce qui
passait toute mesure, c'était de faire dire au Roi : « Que, voyant
bien qu'on le croyait captif, et que cette opinion pouvait amener
des troubles, il avait imaginé ce voyage comme un excellent moyen
de détromper le public, de prouver sa liberté. »
Gela semblait dérisoire et fut très mal pris. Ce qui ne le fut
pas moins, c'est que la Reine, au lieu de répondre, fit dire aux
commissaires de l'Assemblée nationale « qu'elle était au bain », et
qu'ils devaient repasser^ Ainsi elle se donnait une nuit de plus
pour arranger sa déclaration. Arrivée depuis vingt-quatre heures,
elle prenait, pour se mettre au bain, le moment où la nation, en
ses délégués, venait attendre à sa porte; elle lui faisait faire anti-
chambre , constatant ainsi ce que le Roi avait dit lui-même : « Qu'il
devait bien être entendu qu'il ne s'agissait pas d'interrogatoire. »
C'était une libre conversation, une audience que la Reine daignait
accorder. « Le Roi désirant partir, rien ne m'aurait empêchée de
le suivre. Et ce qui m'y décidait, c'était l'assurance positive qu'il
ne voulait point quitter le royaume. » Les trois s'inclinèrent pro-
fondément et s'en allèrent satisfaits.
Le public ne le fut pas. Il se sentit mortifié qu'on pût le croire
dupe d'une comédie si grossière. Les royalistes ne furent pas moins
318 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
irrités que les autres de voir le Roi et la Reine dans les mains
des constitutionnels. Tout en se lamentant sur la captivité du Roi,
sur la désobéissance universelle, ils agirent eux-mêmes comme
si le Roi n'eût point existé, sans s'informer de son avis, sans son
autorisation. Les têtes chaudes du parti, d'Esprémesnil, un fol,
Montlosier, jeune , ardent, aveugle dans sa loyauté, rédigèrent une
violente protestation contre la suspension du Roi , une déclaration
qu'ils ne prenaient plus part aux actes de l'Assemblée. Elle fut
signée de deux cent quatre-vingt-dix députés. Malouet s'opposa en
vain à cet acte insensé qui annulait les royalistes dans l'Assemblée
nationale, au moment où cette Assemblée travaillait à relever le
Roi. La passion, l'étourderie, y eurent part, sans doute, mais vrai-
semblablement aussi la rage jalouse de voir le Roi se conduire par
les avis de ceux qui avaient jusque-là combattu les royalistes. .
Les royalistes allaient, tête baissée, dans l'abîme, emportant le
Roi avec eux. Bouille, par chevalerie, par dévouement, lui donne
encore un coup terrible. Dans une lettre , prodigieusement inso-
lente et ridicule , il déclare à l'Assemblée : « Que si l'on touche au
Roi, à un cheveu de sa tête, lui. Bouille, il amènera toutes les
armées étrangères; qu'il ne restera pas pierre sur pierre dans Paris.
[Rire inextinguible.) Bouille seul est responsable; le Roi n'a rien
fait que vouloir suspendre la juste vengeance des rois, se porter
médiateiu* entre eux et son peuple. Alors eût été rétabli le règne
de la raison à la lueur du flambeau de la liberté. . . » Il finissait cette
lettre folle , en disant aux députés : « Que leur châtiment servirait
d'exemple, que d'abord il avait eu pitié d'eux, mais, » etc.
Cette lettre était inappréciable pour les partisans de la répu-
blique. Une insidte solennelle à la nation, le gant jeté à la France
par les royalistes, c'est ce qu'ils pouvaient désirer. Sans perdre
temps, le lendemain matin, 1"=' juillet, une affiche hardie, simple
et forte, fut placardée à la porte même de l'Assemblée; cette
affiche annonçait la publication du journal le Républicain, qu'une
société de républicains allait publier. Cette pièce, courte, mais
complète, disait toute la situation; la voici, réduite à deux lignes;
LIVRE V. — CHAPITRE VI. 319
« Nous venons d'éprouver que l'absence d'un roi nous vaut mieux
que sa présence. — Il a déserté, abdiqué. — La nation ne rendra
jamais sa confiance au parjure, au fuyard. — Sa fuite est-elle son
fait ou celui d'autrui, qu'importe.^ Fourbe ou idiot, il est toujours
indigne. — Nous sommes libres de lui , et il Test de nous; c'est
un simple individu, M. Louis de Bourbon. Pour sa sûreté, elle
est certaine , la France ne se désbonorera pas. — La royauté est
finie. Qu'est-ce qu'un ofiice abandonné au basard de la naissance,
qui peut être rempli par un idiot? N'est-ce pas un rien, un
néant? »
Cette pièce sortait du cercle de Condorcet, aussi bien que le
[)ampblet du Jeune mécanicien qui parut piesque en même temps.
L'un et l'autre exprimaient la pensée commune de cette société de
théoriciens bardis. Condorcet, toutefois, n'avait tenu la plume
que pour le pamphlet, moins compromettant; mais l'affiche fut
rédigée, en anglais d'abord, par un étranger, Thomas Payne, qui
avait moins à craindre la responsabilité d'un acte si grave. Elle fut
traduite par les soins d'un de nos jeunes officiers qui avait fait la
guerre d'Amérique , qui afficha hardiment aux portes de l'Assem-
blée et signa : « Du Châtelet. »
Payne avait en ce moment, à Paris, deux choses qui souvent
vont ici d'ensemble, l'autorité et la vogue. Il trônait dans les salons.
Les hommes les plus éminents, les plus jolies femmes, lui faisaient
la cour, recueillaient ses paroles, s'efforçaient de les comprendre.
C'était un homme de cinquante à soixante ans; il avait fait tous
les métiers, fabricant, maître d'école, douanier, matelot, journa-
liste. 11 n'avait pas moins de trois patries, l'Angleterre, l'Amérique
et la France; il n'en eut qu'une, à vrai dire, le droit, la justice.
Invariable citoyen du droit, dès qu'il sentait l'injustice d'un côté
de l'Océan, il passait de l'autre. La France gardera la mémoire de
ce fils d'adoption. Il avait écrit pour l'Amérique son livre du Sens
commun, le bréviaire des républicains; et pour la France, il écrivit
Les Droits de l'homme, pour venger notre pays du livre de Burke.
Brûlé à Londres en effigie, il fut nommé citoyen français par la
320 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.
Convention, il en devint membre. Payne semblait dur et fanatique.
Ce fut un grand étonnement, au 2 1 janvier, quand il fit déclarer
à la Convention qu'il ne pouvait voter la mort. La sienne faillit
s'ensuivre. Jeté en prison el pensant qu'il n'avait pas de temps à
perdre, il se mit à écrire L'Age de raison, un livre pour Dieu
contre toutes les religions. Sauvé au 9 thermidor, il resta encore
en France , mais il ne put endurer la France de Bonaparte et s'en
alla mourir en Amérique.
Revenons à son affiche. Malouet, arrivant le matin, la voit, la
lit, est hors de lui-même. Il entre effaré, demande qu'on arrête
les auteurs. « Avant tout, lisons l'affiche, » dit froidement Pétion.
Chabroud et Chapelier, craignant l'effet, et surtout que la lecture
ne fût applaudie des tribunes, réclamèrent pour la liberté de la
presse, et dirent qu'on devait mépriser l'œuvre d'un insensé et
qu'il fallait passer à Tordre du jour.
L'Assemblée passe, en effet, comme indifférente, et reprend
tranquillement les travaux du Code pénal. Mais elle se tient pour
avertie.
Le parti d'Orléans aussi comprit mieux, après la terrible affiche,
qu'en présence du parti républicain naissant, mais déjà si hardi,
il fallait, si l'on pouvait, enlever la régence; que, plus tard, elle
serait de moins en moins acceptée. Le difficile était de lancer la
chose; on jette d'abord un petit mot dans un journal secondaire.
Là-dessus, étonnement, bien joué, du prince; il écrit, magnani-
mement refuse ce que personne ne lui offre. Et cependant il
se fait recevoir membre des Jacobins, se met en vue et se pose.
L'un d'eux, faisant feu avant l'ordre, demande si naturellement
le prince ne doit pas présider le conseil de régence. Le i**" juillet,
Laclos va plus loin, il veut un régent, il établit la déchéance. Le 3,
Real prouve que le duc est légalement gardien du dauphin. Le 4 ,
Laclos voudrait qu'on réimprimât, qu'on distribuât le décret sur
la régence. La masse des Jacobins non orléanistes écarte la pro-
position, n ne se décourage pas; dans son journal, il prouve, lon-
guement et lourdement, qu'il faut créer un pouvoir nouveau, un
LIVHE V. — CIIAPITKE VI. 321
protecteur? Non, le mot a été gâté par Cromwell, mais bien un
modérateur.
Une grande polémique s'engage à ce sujet dans la presse, deux
duels philosophiques, sur la thèse de la royauté, entre Laclos et
Brissot, entre Sieyès et Thomas Payne. Celui-ci défie Sieyès, k
toutes les armes possibles, lui donnant tout avantage, ne deman-
dant que cinquante pages et lui permettant un volume , se faisant
fort d'établir que la monarchie n'est rien « qu'une absence de
système ». Sieyès déclina le combat avec un mépris peu caché.
Il croyait n'en avoir pas besoin.
L'Assemblée nationale voyait venir la lutte et s'y préparait. Dé-
terminée k relever la royauté, elle prend trois sortes de mesures.
Elle affocle d'abord une attitude révolutionnaire; elle fait des
règlements pour favoriser la division et subdivision des biens na-
tionaux. Elle menace les émigrés; s'ils ne rentrent dans un mois,
malheur à euxl . . . Seulement la pénalité est minime et ridicule;
leurs biens sont imposés au triple.
L'Assemblée est prise aussi d'un accès inattendu de bonne vo-
lonté pour le pauvre; elle fait des petits assignats « pour faciliter
le payement des ouvriers ». Elle vote plusieurs millions pour les
hôpitaux; elle fait venir la municipalité de Paris, lui ordonne de
distribuer des secours, de commencer des travaux, d'aider les ou-
vriers étrangers à sortir de la ville.
En même temps, au pas de course, on lit, on vote des lois de
police qui, sous ce simple titre : Police municipale, tranchent les
plus grandes questions; un article, par exemple, défend aux clubs
de s'assembler, à moins d'avertir d'avance du jour de réunion. Les
habitants de chaque maison sont tenus de donner leur nom, »ige,
profession, etc. Des pénalités graves sont prononcées contre les
voles de fait, les simples paroles; la calomnie peut être punie de
deux années de prison.
Tout cela se votait fort vite, à peu près sans discussion. Les
séances publiques, si longues jadis, étaient devenues très courtes;
vers 3 ou /| heures, tout était fini; et encore, pour remplir ces
ti
322 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.
courtes séances, on suppléait par des afTalres étrangères à la grande
question, guerre, administration, finances. Les tribunes, ardentes,
inquiètes, remplies d'une foule avide, ne voyaient, n'apprenaient
rien; la foule retournait affamée. Tout le fort de la besogne poli-
tique se brassait souterrainement dans les comités. Barnave avoue
dans ses Mémoires qu'il y vivait entièrement. Les comités de légis-
lation , de constitution, des recberches , de diplomatie, etc. , allaient
dans un même sens; ils constituaient la véritable Assemblée. Là
s'élaboraient les éléments de la grande et terrible discussion de
l'inviolabilité royale, qu'on ne pouvait cependant étrangler à huis
clos, qu'il fallait bien tout à l'heure soutenir en pleine lumière;
aussi la préparait-on avec d'autant plus de soin, on arrêtait d'avance
les points convenus, on distribuait les rôles.
Ce qui faisait tort à ce bel accord, c'est que Pétion était
membre du comité de législation. 11 porta, le 8, aux Jacobins,
cette question délicate et sacro-sainte, la mania familièrement,
avec une simplicité rude, distinguant l'inviolabilité politique dont
le Roi jouit dans les actes dont les ministres répondent et l'invio-
labilité que l'on voudrait étendre à ses actes personnels. Quant
aux dangers de destituer le Roi et d'avoir les rois à combattre :
« S'ils en ont envie , dit-il , ils y seront bien mieux disposés si le
Roi est rétabli, s'ils voient replacer dans la main de leur ami les
forces de la France qui les auraient combattus. »
Certes, cela était clair. Cette franchise rendit force à la mino-
rité des Jacobins qui était contre le Roi. La presse fut enhardie.
Brissot, jusque-là très prudent, et dont les lenteurs suspectes
étaient déjà accusées de Camille Desmoulins, de M™*" Roland, de
bien d'autres, Brissot éclata, brûla ses vaisseaux, vint aux Jacobins,
traita la même question, mais dans ime étendue, une lumière, un
éclat extraordinaires; il enleva un moment cette société, généra-
lement contraire à son opinion, et qui, de plus, l'aimait peu lui-
même.
Il déclara d'abord qu'il se tenait dans le cercle tracé par Pétion,
qu'il examinerait seulement : Si le Hoi devait, pouvait être jugé.
LIVRE V. — CIIAPITUE VI. 323
ajournanl la (jiiesllon de savoir, en cas de destitution, quel gou-
vernement suppléerait.
S'accommodant habilement aux scrupules des Jacobins, au nom
même de leur société (Amis de la constilulion) : « Nous sommes tous
d'accord, dit Brissot; nous voidons la constitution. Le mot vague
de républicains ne fait rien ici. Ceux (jui sont contraires à ce ?not,
que craignent-ils.^ L'anarchie : ceux qu'on appelle républicains ne
la redoutent pas moins; les uns et les autres craignent et la tur-
bulence des démocraties de l'antiquité, et la division de la France
en républiques fédérées; ils veulent également l'unité de la patrie. »
Après ces paroles rassurantes, et sans s'expliquer autrement
sur le sens du mot république, il arrive à la question : « Le Roi
(loil-il être jngé.»^ » Son argiunentation, identique à celle de Pétion,
à celle des orateurs qui parlèrent plus tard, Robespierre, Grégoire
et autres, serait forte, s'ils déclaraient franchement qu'ils rejettent
la royauté comme une institution barbare, une absurde religion;
elle est faible, parce qu'ils hésitent, reculent, ne vont point jusqu'au
bout de leur principe, n'osent donner la conclusion qui est au
fond de leurs paroles.
Dans la seconde partie, qui lui est propre, celle où il examine
ce que pourrait faire l'Europe si le Roi était jugé, Brissot est tout
autrement fort. Là il nage en pleine révolution, avec une liberté,
une aisance vraiment remarquables; il fait preuve de connaissances
inliniment étendues; il est plein de faits, de choses; et tout cela
emporté dans un tourbillon rapide qui ressemble à l'éloquence.
11 frappe, en passant, des portraits, vifs et satiriques, des puissances
de l'Kurope, des rois et des peuples, les montre tous faibles, un
seul excepté : la France. La France n'a rien à craindre, et c'est
aux autres à trembler. Ah! si les rois de l'Europe entendent bien
leurs intérêts, qu'ils se gardent de nous attaquer : qu'ils s'éloignent
plutôt, qu'ils s'isolent. . . qu'ils tâchent, en allégeant le joug, de
faire oublier à leurs peuples la constitution française et de dé-
tourner leurs regards du spectacle de la liberté I
Un souffle passa sur l'Assemblée , le souffle ardent de la Gironde ,
324 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
ressenti pour la première fois. « Ce ne furent pas des applaudisse-
ments, dit M"^ Roland qui était présente, ce furent des cris, des
transports. Trois fois, l'Assemblée entraînée s'est levée tout en-
tière, les bras étendus, les chapeaux en l'air, dans un enthousiasme
inexprimable. Périsse à jamais quiconque a ressenti ou partagé ces
grands mouvements et qui pourrait encore reprendre des fers! »
Quelque légitime que pût être cet enthousiasme, le brillant
discours de Brissot, comme celui de Pétion, comme tous ceux
(ju'on fit en ce sens, péchait en un point. Il supposait qu'on pouvait
isoler deux questions inséparables , celle du procès du Roi et celle
du gouvernement qui pouvait le remplacer. Brissot alfectait de
croire ce qu'il était impossible qu'il crût en effet, à savoir, qu'on
pouvait frapper le Roi sans frapper la royauté; que cette institu-
tion, jugée elle-même implicitement dans le jugement de l'homme,
scrutée, mise à jour dans ses défauts intrinsèques, survivrait à
cette épreuve. Il y avait là un défaut de franchise et d'audace, un
reste d'hésitation qu'on retrouve dans les discours des principaux
meneurs de l'opinion, dans celui que Gondorcet fit au Cercle so-
cial, dans celui que Robespierre fit aux Jacobins.
Le 1 3 enfin , l'Assemblée aborde la formidable question ; les
tribunes soigneusement garnies de gens sûrs, entrés d'avance avec
des billets spéciaux, les avenues pleines de royalistes inquiets, de
gentilshommes que la foule appelait les chevaliers du poignard. Sur
la proposition d'un membre, on ferma les Tuileries.
Le rapport solennel qui allait décider de la monarchie , rapport
fait au nom de cinq comités, fut présenté par un M. Muguet,
député inconnu, de la bande des Lameth. Rien d'habile ni de poli-
tique, une plaidoirie d'avocat, qui ne connaît rien hors des textes :
1° la fuite du Roi n'est pas un cas prévu dans la constitution; il
n'y a rien d'écrit là-dessus; 2° mais son inviolabilité est écrite, elle
est dans la constitution. Et alors, ayant trouvé moyen de lâcher
le grand coupable, le rapport se dédommage en tombant sur les
petits, sur les serviteurs qui ont obéi. Il faut un coupable principal ,
ce sera Bouille; les autres seront les complices, Fersen, M""^ de
LIVHE V. — CIIAPITHE Vf. 325
Tourzel, les courriers, les domestiques. Robespierre demanda en
vain cpi'on distribuât ce rapport et qu'on ajournât la discussion.
On refusa sèchement. Toute l'Assemblée était visiblement d'accord
pour avancer, abréger; les pieds lui brûlaient; elle avait bâte de
voter, et de voter pour le Roi.
Le soir, aux Jacobins, Robespierre, avec une notable prudence,
établit qu'on aurait tort de l'accuser de républicanisme; « que répu-
blique et monarchie, au jugement de bien des gens, étaient des
mots vides de sens. . . Qu'il n'était ni républicain ni monarcbiste. . .
On peut être libre avec un monarque comme avec un sénat, » etc.
Les Cordeliers Danton, Legendre, venus ce soir aux Jacobins,
ne restèrent pas dans ce vague; ils toucbèrenl la question même.
Danton demanda comment l'Assemblée pouvait prendre sur elle
de prononcer, lorsque peut-être son jugement serait réformé par
celui de la nation. Legendre fut violent contre le Roi, ne ménagea
rien; il menaça les comités : «S'ils voyaient la masse, dit-il, les
comités reviendraient à la raison; ils conviendraient que, si je
parle, c'est pour leur salut. »
Voilà le premier mot de Terreur dans les Jacobins. Des consti-
tutionnels sortent indignés. A leur place entrent les députations
populaires, la société Fraternelle des Halles, la société des Deux
sexes qui siégeait sousla salle des Jacobins; elles apportent des
adresses. Un jeune cbirurgien, fort connu, aboyem' et cbarlatan,
lit à la tribune une lettre qu'il vient d'écrire au Palais-Royal pour
trois cents personnes. Un évêque député, électrisé par le jeune
homme, jure à la tribune de combattre aussi l'avis des comités.
L'évêque et le chiiurgien se jettent dans les bras l'un de l'autre. . .
Cependant, le même soir, à l'autre bout de Paris, au fond du
Marais, aux Minimes, une société fraternelle d'hommes et femmes,
succursale des Cordeliers, rédigeait une autre adresse, audacieuse,
menaçante pour l'Assemblée , adresse visiblement calquée sur l'opi-
nion de Danton. Elle était signée : le Peuple. Celui qui tenait la
plume, Tallien, un tout jeune clerc, était un homme à Danton et
sa mauvaise doublure. La parole furieuse de Tallien , sa fausse
326 HISTOIUK l)K LA HKVOLUTION FUANÇAISE.
énergie, plaisaient fort aux hommes, et les femmes croyaient volon-
tiei-s un orateur de vingt ans.
Le 1 4 , à TAssenihlée, les discours remarqua])les furent ceux de
Dupoit et (le RoJjespierre. Duport, écouté même des tri])unes,
dans un silence sombre. Robespierre fut ingénieux et neuf, sur un
sujet traité de tant de manières. Il dit, avec une aigre douceur, qu'il
apportait les paroles de l'humanité, qu'il y aurait une lâche et
ci'uelle injustice à ne frapper que les faibles, qu'il se ferait plutôt
Tavocat (le Bouille et de Fersen. Tout cela à l'adresse des tri-
bunes et du dehors.
L'Assemblée endurait toute parole en ce sens, plus qu'elle ne
l'écoutait. Les constitutionnels, qui la sentaient tout entière d'in-
telligence avec eux, attendaient l'occasion de la compromettre par
quelque mesure qui d'avance engageât son jugement. Prieur, de la
Marne, ayant cru les embarrasser en leur demandant ce qu'ils
feraient, si, l'Assemblée mettant le Roi hors de cause, on venait
demander qu'il fût rétabli dans tout son pouvoir . . . Desmeuniei-s
saisit effiontément cette prise pour engager l'Assemblée au profit
du Roi. Il fit du royalisme habile en langage jacobin, parla contre
l'inviolabilité absolue du Roi, dit : « Que certes le corps constituant
avait eu bien droit de suspendre le pouvoir royal, et que la sus-
pension ne serait pas \e\ée jusqu'à ce que la constitutionfàt terminée. »
— D'André, un autre tartufe, abonda en ce sens, fut dur pour la
royauté, dur en paroles, pour mieux faire avaler la chose au public
désorienté. — Alors Desmeuniers reprenant avec naturel : « Puis-
qu'on me demande [personne n'avait demandé) de rédiger mon
explication en projet de décret, voici un projet : i" la suspension
duversi jusqu'à ce que le Roi accepte la constitution; 2° s'il n'accep-
tait, l'Assemblée le déclarerait déchu. »
Mais Grégoire dit brutalement : « Soyez tranquilles, il acceptera,
jureia tant que vous voudrez. » — Et Robespierre : « Un tel décret
déciderait d'avance qu'il ne sera pas jugé. . . » — Les compères,
surpris tiop visiblement en flagrant délit, n'osèrent insister pour
l'instant. L'Assemblée ne vota pas.
LIVRE V. — CHAPITRE VI. 327
En revanche elle refusait d'entendre ia pétition signée : le Peuple.
Barnave insista ])ravenient pour qu'elle fût lue le lendemain, ajou-
tant ces paroles niena(^:antcs (|ui disaient assez qu'on était en force :
« Ne nous laissons pas influencer par une opinion factice . . . La
loi n'a qu'à placer son signal, on verra s'y rallier les bons citoyens. »
Ce mot, pris alors au sens général, fut mieux entendu, lorsqu'au
dimanche suivant l'autorité , pour signal , déploya le drapeau rouge.
L'agitation de Paris allait augmentant. Le hasard avait voulu
que, du dimanche au dimanche, du lo au 17, la population,
pour des causes diverses, fût tenue toujours sur pied, toujours en
émoi. Ceux qui ont l'expérience de cette ville savent hien qu'en
pareil cas l'agitation prolongée va croissant et qu'infailliblement
elle tend à l'explosion. Le dimanche 1 o , la foule alla au-devant du
convoi triomphal de Voltaire; mais le mauvais temps l'enqiècha
de traverser Paris; il s'arrêta à la barrière Charenton. La fête n'eut
lieu que le lundi, avec un concours incroyable de peuple. Au
quai Voltaire, devant l'hôtel où mourut le grand homme, on fit
halte; on chanta des chœurs à sa gloire; la famille des Calas, sa
lllle adoplive, M™^ de Villette, vinrent, les yeux mouillés de larmes,
couronner le cercueil. Beaucoup, dans cette foule émue, repor-
taient les yeux en face, sur les Tuileries, sur le pavillon de Flore,
morne, fermé et muet,, hostile à la fête, et confondaient dans leur
haine le fanatisme et la royauté. Et ce n'était pas sans cause. On
apprenait, par un rapport lu à l'Assemblée, que les prêtres, dans
plusieurs provinces, rassemblaient le peuple le soir, lui faisaient
chanter le Miserere pour le Boi, poussaient à la guerre civile.
Voltaire monte à son panthéon. Mais, le lendemain i3, autre
fête, la Bévolution même jouée à Notre-Dame dans un drame sacré,
la Prise de la Basiille, à grands chœurs, à grand orchestre. Le i4»
sans respirer, le fameux anniversaire appelle la foule à la Bastille,
d'où pai'tent les corps constitués, pour aller, par les boulevards,
au Champ de Mars; l'évèque de Paris y dit la messe sur l'autel de
la Patrie. Le temps était magnificpie, la foule remplissait les rues,
Paris était illuminé le soir, et les tètes de plus en plu» agitées.
328 inSTOinE DE LA RÉVOLUTION FRANÇALSK
CHAPITRE VII.
L'ASSEMBLÉE INNOCENTE LE ROI (15-16 JUILLET 1791).
Les constitutionnels obligés de garder, d'avilir le Roi qu'ils veulent relever, — Leur
double peur, Marat, etc. — La république moins difficile encore que la restau-
ration de la royauté. — La royauté défendue à l'Assemblée par Salles et Bar-
nave, i5 juillet 1791. — L'Assemblée détourne du Roi les poursuites, elle
poursuit Bouille, etc. — Protestation au Cbamp de Mars. — Manœuvre orléa-
niste, aux Jacobins, pour faire demander la décbéance. — Les Jacobins consti-
tutionnels se retirent aux Feuillants et préparent la répression, 16 juillet 1791.
— L'Assemblée réprimande la municipalité, trop modérée. — Petite terreur
constitutionnelle. — La pétition du Cliamp de Mars devient toute républicaine.
— L'Assemblée s'engage pour le Roi.
Les constitutionnels ont déployé en quinze jours beaucoup
(l'adresse et de ruse pour sauver la royauté; ils vont y mettre de
plus une déplorable vigueur. Et avec cela ils sont dupes. Les
républicains ont marché plus droit; ils ont montré, dans leur
ignorance, une sorte de seconde vue; ils eussent été aux Tuile-
ries, dans le cabinet de la Reine, qu'ils n'eussent point agi au-
trement.
Le 7 juillet, la Reine a laissé le Roi donner des pouvoirs écrits
à Monsieur. Déjà Fersen avait été le joindre et les lui avait
transmis verbalement.
La Reine haïssait Monsieur, l'homme qui avait le plus travaillé,
le mieux réussi à la perdre de réputation; et pourtant elle fait ici
cet effort de lui faire donner les pouvoirs du Roi. Qui donc a cette
puissance de lui faire dominer sa haine? Une haine plus grande
encore et le désir de se venger.
A-t-elle trompé Rarnave , quand elle semblait , à Meaux , l'écouter
docilement? Non, elle était, je crois, sincère; elle lui reviendra
tout à l'heure ; ce qui n'empêche nullement que dans l'intervalle
elle ne regarde ailleurs, vers l'émigration et vers l'étranger.
LIVHK V. — CIIAPITRK VII. 329
EHe souffrait infiniment de la surveillance vexatoire dont elle
était alors l'ohjet. Les gardes nationaux, qui avaient vu, le 21 juin,
Telfrayante responsabilité qu'on prenait devant le peuple en se
chargeant de garder la famille royale, fuyaient d'ahord les Tuile-
ries et refusaient absolument d'y reprendre ce dangereux poste;
ils n'y avaient consenti qu'en obtenant la consigne de (jarJer à
vue, de naît et de jour. De là une foule de scènes risibles, si elles
n'eussent été cruelles. Leur inquiétude était la Reine surtout; ils
avaient de ses ruses une idée terrible, ils n'étaient pas éloignés
de croire que la fée (elle l'avait dit en riant avant Varennes) pour-
rait bien partir en ballon. Se souvenant que Gouvion, la nuit du
•2 1 juin, gardait fort inutilement la porte de la chambre à coucher,
ils exigèrent que cette porte fût toujours ouverte, de manière à
voir la Reine à sa toilette et dans son lit. Il n'était pas justpi'à sa
garde-robe où les soldats-citoyens ne prétendissent la conduire, la
baïonnette au bout du fusil; on leur en fit honte. La Reine imas:ina
de faire coucher devant son lit une de ses femmes dont les rideaux
la garantissent. Une nuit, elle voit le garde national de service
tourner cette barrière et venir à elle; il n'était nullement hostile,
au contraire, c'était un bon homme qui aimait la royauté, voulait
la sauver et croyait devoir profiter de la circonstance pour donner
à la Reine de sages avis^ il s'assit, sans autre façon, près de son
lit, pour prêcher plus à son aise.
Le Roi s'avisa un jour de fermer la porte de la chambre à
coucher de la Reine. L'officier de garde l'ouvrit, lui dit que telle
était sa consigne , que Sa Majesté prenait en la fermant mie peine
inutile, car il l'ouvrirait toujours.
La situation était vraiment cruelle et baroque. Ceux qui don-
naient cette consigne humiliante, Lafayette et les constitutionnels,
qui avilissaient le Roi à ce point (que dis-je, le roi.^ l'époux), n'en
voulaient pas moins qu'il fût roi , et travaillaient vigoureusement à
cela, et se tenaient prêts à tirer l'épée, au besoin, pour le main-
tien de cette royauté qu'ils rendaient de plus en plus ridicule et
impossible.
330 ?IISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.
Ils croyaient que la France n'avait de salut que dans cette fiction
royale, dans cette ombre, ce néant, ce vide. Ils partaient de l'idée
très fausse que la royauté était effectivement revenue de Varennes;
mais elle y était restée; ce qui en était revenu, c'était moins encore
que la négation de la royauté, c'en était la parodie, la dérision
barbare, la farce, qui était un supplice.
Que voulaient ces étonnants restaurateurs de la royauté.^ Deux
cboses contradictoires : qu'elle fût à la l'ois faible et forte, quelle
fût et qu'elle ne fût pas. Ils sentaient bien que, captive, liée, gar-
rottée ainsi , elle devait être dans un état permanent de conspira-
tion; donc il fallait d'autant plus serrer le lien. Mais, d'autre part,
une autre peur les pressait de lâcher, d'armer cette royauté cap-
tive. Des voix souterraines grondaient qui leur dérangeaient l'es-
prit. Le fantôme de l'anarchie leur apparaissait dans leurs rêves,
et ils faisaient ce qu'il fallait pour lui donner corps. La voix caver-
neuse de Marat leur seml)lait celle du peuple, et c'étaient eux jus-
tement qui le popularisaient.
A cette époque, Marat extravague. N'ayant rien compris à la
situation, saisi nulle initiative, il prend sa revanche par la folie
atroce de ses imaginations. Tout ce qu'il avait trouvé d'expédients
à proposer, le 2 1 juin, c'était un tyran et un massacre, l'égorge-
ment général de l'Assemblée et des autorités. Puis viennent d'aima-
bles variantes dans les numéros suivants : couper les mains, couper
les pouces, tenir trois jours sur le pal, enterrer vivants, etc. ^^K
Les constitutionnels reculaient de hideur (pour parler comme
Frolssard) devant cette bête sauvage; mais, en reculant, ils l'auto-
risaient. Il était trop facile à Marat, à Fréron, le faux Marat, de
prédire les pas rétrogrades que faisaient les royalistes bâtards dans
leur retraite inconséquente. Alors on criait : « Miracle ! Marat
l'avait dit! vrai prophète! » — Ainsi le fou furieux semblait être
le seul sage.
L'Américain Morris prétend qu'à ce moment toute chose était
''^ Ami du peuple, n" 5o(), p. 8; 11° 5i3 , p. 8; 11° 5i4 . P- 4 1 p*c.
LIVRE V. — CIIAPITHE VII. . 331
impossible, et la royauté, et la régence, et la république. Non,
tout était dilîlciie. La France avait été dans un moment au moins
aussi dilIlcilc dans Thiver de 1789 et 1790; elle fut aloi's sans
lois, ni anciennes ni nouvelles; elle vécut de son instinct. 11 pou-
vait la sauver encore. Le Roi, ses frères et d'Orléans, se trouvant
également perdus dans lopinion, la régence n'étant possible que
par un conseil de députés, un comité républicain, mieux valait
une forme plus francbe, point de régence, et la république. Diffi-
culté pour difficulté, la préférence devait être pour le gouverne-
ment (|ui, apiès tout, est le seul qui soit naturel, le gouvernement
lie soi jmr soi-même, celui auquel l'Iiomme arrive, dès qu'il écbappe
à la fatalité, atteint sa libre nature. On sentira de plus en plus, à
mesure qu'on avancera dans la longue vie du monde, dans l'expé-
rience politique qui commence à peine, que la monarchie n'a été
qu'un gouvernement d'exception, un provisoire de salul publie, ap-
proprié aux peuples enfants.
La presse violente d'une part, les Marat et les Fréron, l'Assem-
blée de l'autre, les constitutionnels, parlaient également au nom
du salut public , de l'intérêt public. Tous, partis d'une même philo-
sophie qui fonde la morale sur ï intérêt, y appus aient leur poli-
tique. C'est le droit qu'il eût fallu prendre pour point de départ;
lui seul aurait mis de la netteté dans cette situation obscure. Le
salut public fut invoqué, et le sang coula; il fut invoqué pour la
royauté qui ne pouvait ni sauver les autres, ni se sauver elle-même.
Les moins sanguinaires, chose bizarre, furent justement ceux qui
versèrent le sang les premiers, et qui, par cette première effusion,
fournirent le prétexte et l'excuse au déluge de sang qui suivit.
Le 10, jour décisif, Lafayette crut prudent de mettre cnvii'on
cinq mille hommes aux abords de l'Assemblée. Pour mieux conte-
nir la foule, il avait eu soin de mêler à la garde nationale des
piques du faubourg Saint- Antoine. L'Assemblée, bien décidée à
en iinir ce jour-là au meilleur marché possible, eut soin d'abord
de perdre une bonne partie de la séance à écouter un rapport sur
332 HISTOIRE DE LA UÉVOLUTION FRANÇAISE.
les alFaires nulllalres des départements. Elle prêta une attention
médiocre aux l^avardages du vieux Goupil contre Brissot et Con-
dorcet, aux discours qui suivirent de Grégoire et de Buzot. Celui
du dernier, fort court, n'en était pas moins remarquable ; il donnait
précisément des raisons qui, en 179.3, l'empêchèrent de juger le
Roi à mort : « Il s'agit d'un crime contre la nation; l'Assemblée,
c'est la nation; elle serait juge et partie : donc elle ne peut
juger, » etc.
La séance était arrangée d'avance pour deux discours. Les rôles
avaient été partagés entre Salles et Barnave : l'un, homme de cœur
et chaleureux, devait défendre Louis XVI, l'homme, l'humanité;
l'autre, le froid et noble parleur, Barnave, devait prendre la
question au point de vue législatif et politique.
Salles, avec une insinuation douce et hardie, ne craignit pas de
s'adresser aux secrets sentiments de l'Assemblée. Le Roi a pro-
testé , il est vi-ai , il a dit que la constitution « était inexécutable ».
Mais nous l'avons souvent dit nous-mêmes, elle est difficile à exé-
cuter, au moins dans les commencements. L'Assemblée a pu con-
tribuer à l'erreur du Roi; elle a été obligée, pour le bien de la
chose, de sortir souvent de son rôle d'Assemblée, de juger, de
gouverner, etc. — Ainsi l'avocat était si sur d'être écouté favora-
blement (|u'il cherchait une excuse au coupable dans les fautes
mêmes du juge, dans les reproches que l'Assemblée se faisait
secrètement, dans le peu de foi qu'elle avait maintenant, blasée et
hnie, à son œuvre, à ses propres actes.
Barnave s'éleva très haut. Sa froideur ordinaire, froideur feinte
ce jour-là, et qui n'était que dans la forme, fit valoir encore le
fond, intimement passionné, qui perçait partout, comme en Asie
ces terres sèches et froides qui, par places, n'en sont pas moins
crevées de sources de feu. On sentait bien qu'il jouait tout, que
c'était un moment suprême, et pour lui et pour l'Assemblée. Il la
mettait en demeure de choisir entre la monarchie et le gouverne-
ment fédératif Çil affectait de ne comprendre nulle république que
fédérative pour un grand Etat). La monarchie étant seule possible,
LIVRE V. — CIIAPITHI': VII. 333
(lisail-il, Il faut hieii sul)ir riiiviolahilité qui en est la hase. «Mais
si le Hoi lait des fautes?. . . »Le danger pour la liberté serait qu'il
n'en fit aucune. Si vous suivez aujourd'hui le ressentiment per-
sonnel en violant la constitution, prenez hien garde un jour de
suivre l'enthousiasme. Craignez qu'un jour la même mobilité du
peuple, l'enthousiasme d'un grand homme, la reconnaissance des
grandes actions (car la nation française sait bien mieux aimer que
haïr) , ne renversent en un moment votre absurde république . . .
Croyez-vous qu'un conseil exécutif, faible par essence, résistât
longtemps aux gi-ands généraux ? etc.
« Voilà pour la constitution. Parlons dans la Révolution : après
l'anéantissement de la royauté, savez-vous ce qui suivra.^ L'attentat
à la propriété. . . Vous ne l'ignorez pas, la nuit du l^ août a donné
plus de bras à la Révolution que tous les décrets constitutionnels.
Pour ceux qui voudraient aller plus loin, quelle nuit du 4 août
reste-il à faire .^ . . . »
Ces deux discours, habiles, hardis, auraient entraîné l'Assem-
blée, si elle en eût eu besoin. Mais elle était toute fixée d'avance
sur ce qu'elle voidait. Lafayette demanda la clôture. L'Assem-
blée, d'après Salles et Bamave, d'après l'avis des comités, adopta :
i" une mesure préventive : si un roi rétracte son serment, s'il at-
taque ou ne défend point son peuple, il abdique, devient simple
citoyen et accusable pour les délits postérieurs à son abdication;
2" une mesure répi'essive : la poursuite contre Bouille, comme
coupable principal, contre les serviteurs, officiers, courriers, etc.,
compUces de l'enlèvement.
Pour voter paisiblement, l'Assemblée s'était entourée de troupes,
les Tuileries étaient fermées, la police partout sur pied, l'autorité
municipale toute prête, à la place Vendôme, pour faire les somma-
tions. Tout indiquait qu'on voulait emporter l'affaire ce jour-là, et
qu'au besoin l'on ne craindrait pas de livrer bataille. Les meneurs
connus se le tinrent pour dit et ne parurent pas. La foule ne s'en
porta pas moins au Champ de Mars pour y dresser une dernière
protestation; l'un des commissaires rédacteurs était un certain
33^ HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.
Vlrchaux, de Neufchàtel. On a vu, par l'affaire de Ghàteauvieiix,
(jue les hommes de la Suisse française, esclaves des Allemands,
étaient souvent k l'avant-garde de notre Révolution; ils y mettaient
tout l'espoir de leur propre délivrance; la Société helvétique des
Suisses établis à Paris prenait une part active aux grands mouve-
ments populaires.
Il était facile d'écrire , difficile de faire pénétrer la pétition dans
l'Assemblée. La foule trouve Bailly à la place Vendôme. Le bon-
homme en grand costume, ceint de l'écharpe tricolore, était là
comme un général au milieu des masses armées. C'était par lui
qiie l'Assemblée, fort résolue dans ce jour et présidée alors par un
jeune colonel, Charles de Lameth, remuait la force militaire. Le
savant, l'académicien, l'homme éminemment pacifique, se voyait,
si tard dans la vie, poussé à être le héros involontaire de cette
triste guerre entre citoyens qui menaçait d'éclater. Confiant, infini-
ment sensible à la popularité, faible du souvenir de 1789 et vou-
lant toujours être aimé, il n'était propre en aucun sens à devenir
le chef de la résistance. On parlemente avec lui, on lui dit qu'on
veut seulement parler à Pétion et Robespierre. Il résiste un peu,
mollit, permet enfin le passage pour six hommes seulement. Les
deux députés avertis viennent au passage des Feuillants; mais,
disent-ils, il est trop tard, le vote est porté.
La foule irritée reflue de l'Assemblée par tout Paris, ferme les
théâtres en signe de deuil. L'Opéra seul résista et joua sous la
protection des baïonnettes» A un autre théâtre, ce fut le commis-
saire de police qui lui-même pria de fermer, craignant une colli-
sion. L'autorité était flottante, peu d'accord avec elle-même;
Lafayette aurait agi, mais il ne pouvait le faire sans autorisation
du pouvoir municipal, et Bailly ne voulait rien prendre sous sa
responsabilité. On avait arrêté Virchaux, l'un des meneurs du
Champ de Mars, à l'entrée de l'Assemblée; il se réclama de Bailly
qui avait permis le passage et qui le fit relâcher; il fut arrêté de
nouveau dans la nuit.
Une porte restait ouverte aux républicains et Orléanistes. L'As-
LIVRE V. — CHAPITRE VU. 335
semblée n'avait rien statué sur Louis XVI; elle avait voté des
mesures préventives contre une désertion possible du Hoi. La
question personnelle restait tout entière. C'est ce qui fut, le soir,
établi aux Jacobins par Laclos, Robespierre et autres. L'homme
du duc d'Orléans, Laclos, qui présidait ce jour-là, demanda qu'on
lit à Paris et par toute la France une pétition pour la déchéance.
« Il y aura, dit-il, j'en réponds, dix millions de signatures; nous
ferons signer les enfants mêmes, les femmes. . . » Il savait bien
qu'en général les femmes voulaient un roi, et qu'elles ne signe-
raient contre Louis XVI qu'au profil (fun nouveau roi.
Danton appuya, Robespierre aussi, mais sans faire signer les
femmes. De plus, à cette grande pétition de tout le peuple, il pré-
férait une adresse exclusivement jacobine, envoyée aux sociétés
alliliécs. . . Cependant un grand bruit se fait, un grand Ilot de
foule envahit la salle. M'"*' Roland, qui vit la scène d'une tribune,
dit que c'étaient les a])oyeurs ordinaires du Palais-Royal avec une
bande de filles, probablement une machine montée par les Orléa-
nistes pour mieux appuyer Laclos. Celte foule se mit, sans façon,
dans les rangs des Jacobins, pour délibérer avec eux. Laclos monte
à la tribune : «Vous le voyez, dit-il, c'est le peuple, voilà le
peuple; la pétition est nécessaire. » On arrêta que, le lendemain à
1 1 heures, les Jacobins réunis entendraient lecture de la pétition,
qu'elle serait portée au Champ de Mais, là, signée de tous, puis
envoyée aux sociétés affiliées, qui signeraient à leur tour.
Il est minuit, on s'écoule dans la rue Saint-Honoré. Il ne reste
que les commissaires chargés de la rédaction : Danton, Laclos et
Brissot. Encore Danton ne reste guère; restent face à face Laclos et
Brissot, c'est-à-dire Torléanisme et la république. Laclos, ayant, dit-
il, mal à la tête, laisse la plume à Brissot, qui la prend sans hésiter.
Dans cette pièce, vive et forte, l'habile rédacteur met en saillie
les deux points de la situation ; i** le timide silence de l'Assemblée,
qui n'a osé statuer sur l'individu royal; 2" son abdication de fait
(l'Assemblée en a jugé ainsi, puisqu'elle l'a suspendu et arrêté);
enlin la nécessité de pourvoir nu remplacement . . . — Arrivé là.
X.
336 mSTOlKE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
Laclos, sortant de son demi-sommeil, arrête un moment la plume
rapide : « La société des Amis de la constitution slgnera-t-elie , si
Ton ajoute un petit mot qui ne gâte rien à la chose : remplacement
par tous les moyens constitutionnels? » — Ces moyens, qu'était-ce,
sinon la régence , le dauphin sous un régent ? Les frères du Roi
étant hors de France, le régent constitutionnel était le duc d'Or-
léans. Ainsi Laclos trouvait moyen d'introduire implicitement son
maître dans la pétition.
Soit légèreté, soit fai])lesse, Brissot écrivit ce que Laclos de-
mandait. Peut-être le hardi rédacteur n'était pourtant pas fâché
d'atténuer sa responsahlllté par ce mot constitutionnels , qui rendait
la chose légale et éloignait les poursuites.
Traversons maintenant la rue Salnt-Honoré et voyons comment,
presque en face, les meneurs de l'Assemblée, les royalistes consti-
tutionnels, réunis aux. Feuillants dans les bureaux des comités,
voyons comme ils emploient leur nuit.
Ils arrêtent deux résolutions :
L'une, celle que Duport, les Lameth, avaient dès longtemps en
pensée, de ne plus traverser la rue pour aller aux Jacobins, de
rester aux Feuillants mêmes, à l'ombre de l'Assemblée, de former,
avec la masse des députés dont ils disposent, un nouveau club des
Amis de la constitution, club d'élite où l'on entrera par billets, où
l'on ne recevra que les électeurs. Qui restera aux Jacobins.»^ Cinq
ou six députés peut-être, la tourbe des nouveaux membres, des
intrus, une bande d'aboyeurs, au niveau de ceux qui ont envahi
la salle hier soir.
Et l'autre résolution , c'est de tirer de leur torpeur les pouvoirs
publics, de mettre le maire de Paris en demeure de montrer s'il
est avec l'Assemblée ou avec la populace, de l'admonester verte-
ment pour son hésitation , sa mollesse de la veille , de mander aussi
les ministres, les accusateurs publics, de les rendre responsables.
L'Assemblée avait déjà Lafayette, l'épée immobile, au fourreau;
par ce reproche et cet appel aux magistrats, au pouvoir municipal,
elle allait tirer l'épée . . .
LIVRE V. — CIIAIMTUK Vfl. 337
L'Assemblée était bien vieille pour montrer cette verdeur; vieille
tPannées, d'événements, finie dans l'opinion. Composée bizarre-,
ment au caprice des institutions gothiques, issue en i)onne parlie de
ce moyen âge qu'elle avait détruit, elle portait en elle une conlra-
diction intrinsèque qui Taisait toujours douter de la légalité de ses
actes. Adversaire du privilège, elle n'en était pas moins, pour la
moitié de ses membres, la fdle du privilège. Trois cents de ces
privilégiés qui avaient protesté pour le Roi, en même temps que
Bouille, ils siégeaient encore. Une assemblée formée ainsi, et qui
comptait dans son sein ces amis de l'ennemi, était-elle bien cette
haute et pure image de la loi, devant laquelle, sous peine de mort,
le peuple dût s'incliner ?
H y avait audace, imprudence, mépris de l'opinion, à pousser
ainsi des paroles aux actes. Des passions très violentes étaient au
fond de tout ceci : l'ulcération des vanités pour Duport, Lameth,
poui' les constitutionnels; pour Barnave et autres que la Reine
flattait de l'espoir de sa confiance, une aml)ition romanesque,
quelques idées de jeunesse, que le plus froid, à vingt-huit ans,
n'étouffe jamais. Ces hommes, si différents par les formes de ceux
de la Convention, se payaient de la même idée, qui tue les scru-
pules : « La nécessité d'Etat, le salut public. » — Et cette autre
idée, d'orgueil : « Le droit est en nous. »
Au matin (le i6 juillet), Pétion et autres, se rendant aux Jaco-
bins pour lire la pétition, trouvent la salle à peu près vide; per-
sonne, à peine cinq ou six députés; tous sont restés aux Feuillants.
Pétion y court et «fait l'impossible», il le dit ainsi lui-même,
pour les ramener; il s'humilie même : « Quand la société aurait
eu quelque tort, serait-ce le moment de la quitter.^ » Mais on ne
daigne l'ouïr. Il voit, non sans inquiétude, qu'une adresse est pré-
parée pour annoncer par toute la France aux sociétés afUliées que
les Amis de la constitution siègent maintenant aux Feuillants.
Pour terroriser Paris, il fallait d'abord (jue l'Assemblée fît peur
à la municipalité. Des mots durs pouvaient seuls la réveiller de
sa langueur de la veille. D'André l'accusa aigrement d'avoir \u
II. i*
338 HISTOIRE DE LA KÉVOLUTION FRANÇAISE.
les lois violées et de l'avoir souffert. Il demanda et obtint qu on
niandât à la barre la municipalité, et les ministres, et les six accu-
sateurs publics, qu'on les rendit responsables. Quelques membres,
suivant la passion qui les entraînait, allaient détourner la colère de
l'Assemblée contre Prieur ou Robespierre. D'André , avec fermeté
et présence d'esprit, ne leur permit pas d'user leur ardeur dans
ces accusations individuelles. Il les ramena aux mesures générales
et les fit voter. Le président (c'était Charles de Lametli) adressa
des paroles impérieuses et sévères à BalUy, aux municipaux. Le
soir, même admonestation aux ministres, aux accusateurs publics.
On recommanda spécialement de surveiller, au besoin, d'arrêter
les étrangers.
Cependant des scènes violentes avaient lieu dans Paris. Au pont
Neuf, des hommes ou gardes soldés, rencontrant Fréron, faillirent
l'assommer. Il en fut de même d'un personnage équivoque, un
Anglais, maître d'italien, nommé Rotondo, meneur bien connu
des émeutes, que l'on retrouvait partout. Il fut terrassé, battu et,
par-dessus, arrêté.
Cette petite terreur se marqua dans l'Assemljlée par un accident
comique. Un député, Vadler (depuis trop connu), très acre et
très violent, avait fait, le i3, un discours contre l'inviolabilité
royale. Le 16, il en fit un autre pour déclarer qu'il détestait le
système républicain. H fut la risée de tous les partis.
On prit ce moment pour lire à l'Assemblée la pétition de je ne
sais quelle ville de province, qui attribuait les troubles aux excita-
tions de Robespierre et n'était pas loin de demander son accu-
sation.
Que faisait-on au Champ de Mars.^^
La pétition rédigée par Brissot et Laclos, lue aux Jacobins dans
le désert, après qu'on eut attendu en vain si la société serait plus
nombreuse, fut portée finalement à l'autel de la Patrie. On avait
placé à l'autel un tableau du triomphe de Voltaire , et sur le tableau,
falEche des Cordellers, le fameux serment de Biutus. Les Corde-
liers eux-mêmes arrivent, émus et ardents. Puis un groupe peu
LIVRK V. — CHAPITRE VII. 339
nombreux, les envoyés des Jacobins; ils lurent leur pétition, avec
la pbrase orléaniste de Laclos : « Remplacement par les moyens con-
stilulionncls. » La phrase passait d'abord. Bonneville, de la Bouche
de fer, arrêta la chose, et les Cordeliers aussi : «On trompe le
peuple, dit Bonneville, avec ce mot conslitulionnels; voilà une autre
royauté, vous ne faites autre chose que remplacer un par un. ■
— «Prenez garde, disaient les Jacobins, le temps n'est pas mûr
pour la république. » — Ils eurent beau dire. On mit la chose aux
voix, et le mot conslilulionnels fut effacé. On ajouta qu'on ne recon-
naîtrait plus ni Louis XVI ni aucun autre roi. Il fut entendu que
le lendemain dimanche, la pétition ainsi amendée serait signée
par le peuple à Tautel.
Quel(jues-uns, pensant bien que cette déclaration de guerre à
la royauté ne passerait pas sans orage, avisèrent qu'il fallait s'as-
surer, à l'Hôtel de Ville, d'une autorisation pour la réunion du
lendemain. Plusieurs en effet paitirent, Bonneville en était, et
(sur la roule, ce semble) ils prirent avec eux Camille Desmoulins.
Ils ne trouvèrent à la Ville que le premier syndic, qui n'osa pas
refuser, donna de bonnes paroles, nul écrit; ils se tinrent satisfaits
et se crurent autorisés.
La journée n'était pas finie. L'Assemblée tenait encore; elle fui
sans doute avertie et de l'autorisation demandée à l'Hôtel de Ville,
et de la pétition « pour ne reconnaître Louis XVI ni aucun roi ». Le
lendemain, c'était dimanche. Tout Paris, toute la banlieue, émus
depuis l'autre dimanche par tant d'événements coup sur coup,
allaient se rendre au Champ de Mars. Le peuple souverain allait se
lever, comme disaient les journaux, apparaître dans sa force et sa
majesté; s'il signait, ce n'était plus une pétition, c'était un ordre
qu'il donnait à ses mandataires. L'Assemblée aurait beau objecter
que le peuple souverain de Paris n'était pourtant pas, après tout,
le souverain de la France; elle n'en serait pas moins emportée
dans l'irrésistible flot.
Elle était à temps pour arrêter tout, il était 9 heures du soir;
elle pouvait écarter la distinction dans laquelle les Amis de la
340 HISTOIRE DK LA HÉVOLUTION FRANÇAISE.
constitution s'étaient retranchés : L'Assemblée n'a pas parlé ex-
pressément de Louis XVL Desmeuniers reproduisit sa proposilion
du 1 4 , qui , sous une forme rigoureuse , dure au Roi , le garan-
tissait, en réalité, lui assurait l'avenir, le recouvrement de l'autorité
royale. Il proposa, on vota : « Que la suspension du pouvoir exé-
cutif durerait jusqu'à ce que l'acte constitutionnel fût présenté au
Roi et accepté par lui. »
Ainsi plus d'ambiguïté. La fjuestion est préjugée en faveur de
Louis XVI; ce n'est pas d'un roi possible, c'est bien de lui, c'est
du Roi qu'il s'agit. Ce décret ferme le cercle de la loi, ne laisse
aucune échappatoire. Tout ce qui sortira de ce cercle peut être
légalement frappé.
Reste à régler l'exécution. A 9 heures et demie du soir, le maire
et le conseil municipal décident, à l'Hôtel de Ville, que le lende-
main dimanche 17 juillet, à 8 heures très précises, le décret de
l'Assemblée, imprimé et affiché, sera, de plus, à tous les carre-
fours , proclamé à son de trompe par les notables , les huissiers de
la Ville , dûment escortés de troupes. Nul avertissement plus signi-
(icatif et plus solennel. L'autorité parle au peuple de sa voix la
plus distincte. Malheur à ceux qui s'obstineraient à fermer l'oreille!
1,1 VRK V. — ClfAPITRK VIII. 341
CHAPITRE VIII.
MASSACRE DU CHAMP I)K MARS (17 JUILLKT 1791).
Les royalistes avaient besoin d'une émeute. — Fatale espièglerie au Cliamp de Mars.
— Assassinat au Gros-Caillou. — Trois partis au Champ de Mars. — Pétition
républicaine qui accuse l'Assemblée. — Le drapeau rouge est arboré. — Aspect
pacifique du Champ de Mars. — La garde soldée et les royalistes tirent sur le
peuple. — La garde nationale sauve les fuyards.
Tous les décrets de l'Assemblée n'auraienl pas sulïi à relever la
rovaulé de terre; il fallait un coup de vigueur qui lui rendît force
en la faisant croire forte encore. Cela ne pouvait se faire sans une
émeute, sans la victoire jur rémeute. Les royalistes aux Tuileries,
les constitutionnels à TAssemblée, la désiraient certainement.
L'émeute n'avait qu'à paraître, elle était vaincue. Outre la garde
nationale, corps imposant de soixante mille hommes, organisé,
liahlUé, Lafayette avait une arme infaillible, ce qu'on appelait
la troupe du centre, garde nationale soldée de plus de neuf mille
hommes, la plupart anciens gardes françaises, dont plusieurs sont
devenus les olFiciers, les généraux de la république et de l'euipire.
Mais justement parce que l'émeute voyait en face des forces si
redoutables, il y avait à parier qu'il n'y aurait pas d'émeute. Les
dogues baissaient la tète. Le fameux bi'asseur Santerre, qui, par sa
voix, sa taille, sa corpulence, avait si grande influence dans le fau-
bourg Saint-Antoine, accepta aux Jacobins l'humble commission
d'aller retirer la pétition du Champ de Mars. Les grands meneurs
Cordeliers se montrèrent plus prudents encore. Ils sentirent la
portée du dernier décret, virent parfaitement que le royalisme
avait besoin d'une émeute; les coups donnés à Fréron, à Rotondo,
indicjuaient assez qu'on serait peu scrupuleux sur les moyens de
la provoquer. Ils* disparm-ent. On le leur a reproché. Je crois pour-
tant que leur présence eût été plutôt un prétexte de dispute et de
342 HISTOIRE I)K LA RÉVOLUTION FRANÇAIS!:.
combat; on n'eût pas manqué de dire qu'ils avaient animé le
peuple, et tout l'odieux de l'affaire, qui tomba sur les constitu-
llonnels, eût été pour leur parti. Danton en jugea ainsi. Dès le
samedi soir, il s'éclipsa de Paris, fda au bois de Vincennes, à Fon-
tenay, où son beau-père le limonadier avait une petite maison.
Le vaillant boucher Legendre, qui n'avait à la bouche que combat,
.sang et ruine, enleva lui-même Desmoulins et Fréron, qui per-
daient le temps à rédiger une pétition nouvelle, les emmena à la
campagne, où ils passèrent au frais cette chaude journée et dînèrent
avec Danton.
Les royalistes étaient rieurs; au milieu de tous ces grands et
tragiques événements, ils se croyaient toujours au temps de la
Fronde, chansonnaient leurs ennemis. Jusqu'à la fin de l'Assemblée
constituante, leur verve fut intarissable. Chaque jour, enfermés
chez les restaurateurs des Tuileries, du Palais-Royal, ils écrivaient,
parmi les bouteilles, leurs fameux Actes des apôtres. L'affaire de
Varennes, qui, parmi ses côtés tristes, en avait de fort ridicules,
n'était pas propre à mettre les rieurs de leur côté. Ils furent trop
heureux de l'éclipsé des fameux meneurs populaires. La nuit
même, on fit à Fontenay, à la grille de Danton, une sorte de cha-
rivari, accompagné de cris, de défis et de menaces.
Une plaisanterie fatale, et dont l'issue fut terrible, fut tentée
au Champ de Mars. Quelque triste et honteux que soit le détail,
il est trop essentiel à la peinture des mœurs de l'époque pour que
l'histoire puisse s'en taire. La gravité n'est pas son premier devoir;
c'est d'abord la vérité.
L'émigration, la ruine de beaucoup qui n'émigraient pas, avaient
mis sur le pavé une masse de valetailles, de gens attachés aux
nobles, aux riches, à différents titres, agents de mode, de luxe,
d'amusement, de libertinage. La première corporation, en ce
genre, celle des perruquiers, était comme anéantie. Elle avait
fleuri plus d'un siècle , par la bizarrerie des modes. Mais le terrible
mot de l'époque : «Revenez à la nature », avait tué ces artistes»
coiffeurs et coiffeuses; tout allait vers une simplicité effrayante.
LIVRE V. — CIIAPITRK VIII. 343
Le perruquier perdait à la fois son existence et son importance. Je
(lis importance, il en avait réellement beaucoup sous l'ancien ré-
gime. Le précieux privilège des plus longues audiences, l'avantage
dé tenir une demi-heure, une heure, sous le fer, les belles dames
de la cour, de jaser, de dire tout ce qu'il voulait, c'était le droit du
perruquier. Valet de chambre, perruquier ou perruquier-maîlre,
il était admis le matin au plus intime intérieur, et témoin de bien
des choses, coniident sans qu'on songeât à se confier à lui. Le
perruquier était comme un animal domestique, im meuble de
dames; il participait fort de la frivolité des femmes auxquelles il
appartenait. Ce fut au sieur Léonard, bien dévoué, mais de peu
de tète, que la Reine conlia ses diamants et le soin d'aider Ghoi-
seul dans la fuite de Varennes; et tout alla de travers. Il est inutile
de dire que de telles gens regrettaient amèrement l'ancien régime.
Les plus furieux royalistes n'étaient peut-être ni les nobles, ni les
prêtres, mais les perruquiers.
Agents, messagers de plaisirs, ils étaient aussi généralement
libertins pour leur propre compte. L'un d'eux, le samedi soir, la
veille du i 7 juillet, eut une idée qui ne pouvait guère tomber que
dans la tête d'un libertin désœuvré; ce fut d'aller s'établir sous
les planches de l'autel de la Patrie et de regarder sous les jupes
(les femmes. On ne portait plus de paniers alors, mais des jupes
fort bouffantes par derrière. Les altlères républicaines, tribuns en
bonnet, orateurs des clubs, les romaines, les dames de lettres,
allaient monter là fièrement. Le perruquier trouvait bouffon de
voir (ou d'imaginer), puis d'en faire des gorges chaudes. Fausse
ou vraie, la chose, sans nul doute, eût été vivement saisie dans
les salons royalistes; le ton y était très libre, celui même des plus
grandes dames. On voit avec étonnement, dans les Mémoires de
Lauzun, ce qu'on osait dire en présence de la Reine. Les lectrices
de Faublas et d'autres livres bien pires auraient sans nul doute
reçu avidement ces descriptions effrontées.
Le perruquier, comme celui du Lutrin, pour s'enfermer dans
ces ténèbres, voulut avoir un camarade et choisit un brave, ini
:V4li IlISTOinE DE I.A KKVOLIJTION FRANÇAISE..
vieux soldai invalide, non moins royaliste, non moins liherlin. Ils
prennent des vivres, un baril d'eau, vont la nuit au Champ de
Mars, lèvent une planche et descendent, la remettent adroite-
ment. Puis, au moyen d'une vrille, ils se mettent à percer des
trous. Les nuits sont courtes en juillet, il faisait bien clair, et ils
travaillaient encore. L'attente du grand jour éveillait beaucoup
de gens, la misère aussi, l'espoir de vendre quelque chose à la
foule; une marchande de gâteaux ou de limonade, prenant le de-
vant sur les autres, rôdait déjà, en attendant, sur l'autel de la
Patrie. Elle sent la vrille sous le pied, elle a peur, elle s'écrie. Il
y avait là un apprenti , qui était venu studieusement copier les in-
sriptions patriotiques. Il court appeler la garde du Gros-Caillou,
qui ne veut bouger; il va, tout courant, à l'Hôtel de Ville, ramène
des hommes, des outils, on ouvre les planches, on trouve les
deux coupables, bien penauds, et qui font semblant de dormir.
Leur affaire était mauvaise, on ne plaisantait pas alors sur l'autel
de la Patrie; un olïicier périt à Brest pour le crime de s'en être
moqué. Ici, circonstance aggravante, ils avouent leur vilaine envie.
La population du Gros-Caillou est toute de blanchisseuses, une
rude population de femmes, armées de battoirs, qui ont eu parfois
dans la Révolution leurs jours d'émeutes et de révoltes. Ces dames
reçurent fort mal l'aveu d'un outrage aux femmes. D'autre part,
parmi la foule, d'autres bruits couraient; ils avaient, disait-on,
reçu, pour tenter un coup, promesse de rentes viagères; le baril
d'eau, en passant de bouche en bouche, devint un baril de poudre;
puis la conséquence : « Ils voulaient faire sauter le peuple ...»
La garde ne peut plus les défendre, on les arrache, on les égorge;
puis, pour terrifier les aristocrates, on coupe les deux tètes, on
les porte dans Paris. A 8 heures et demie ou 9 heures, elles
étaient au Palais-Royal.
Précisément, à cette heure, les officiers municipaux et notables,
avec huissiers et trompettes, proclamaient aux carrefours les déci-
sions de l'Assemblée, le discours sévère du président et les me-
sures répressives.
I.IVIIK V. — CIIKPITRK VIII. 345
Voilà donc, dès lo matin, les deux choses en face, qui devaient
servir également la cause des royalistes : la menace, le crime à
punir; le glaive levé déjà et l'occasion de frapper.
L'Assemblée se réunissait; la nouvelle tombe connne la foudre,
arrangée, défigurée, comme on la voulait.
Un député effaré : « Deux bons citoyens ont péri ... Ils recom-
mandaient au peuple le respect des lois. On les a pendus. » (Mou-
vement d'horreur. )
Regnaull de Saint-Jean-d'Angely : « Je demande la loi mar-
tiale. . . 11 faut que rAssem])lée déclare ceux qui, par écrits in-
dividuels ou collectifs, porteraient le peuple à résister, criminels
de lèse-nation. » — Ainsi le but était atteint, la pétition et l'assas-
sinat étalent confondus ensemble, et tout rassemblement menacé
comme réunion d'assassins.
Puis l'Assemblée, avec une liberté d'esprit étrange dans la si-
tuation, s'occupa de toute autre chose. Tout le jour elle resta là,
faisant semblant d'écouter des rapports sur les finances, la marine,
les troubles suscités par les prêtres, etc. Cependant elle agissait;
son président, Charles de Lameth, avec la violence impatiente de
son caractère, envoyait, au nom de l'Assemblée, des messages à
l'Hôtel de Ville, et stimulait la lenteur de la municipalité. Celle-ci,
chargée d'exécuter, était moins Impatiente; elle prétendit ne savoir
qu'à 1 1 heures le meurtre commis entre 7 et 8. Les tioupes
envoyées par elle arrivèrent vers midi au Gros-Caillou et priicnt
un des meurtriers; il échappa, mais fut repris le lendemain avec
un de ses complices.
L'Assemblée, avant midi, avait lancé son décret. Le mot écrits
collectifs menaçait précisément la pétition des Jacobins. Robes-
pierre sortit pour aller les avertir du péril et leur faire retirer la
pétition du Champ de Mars. Leur salle était déserte; à peine une
tr^Mitaine de membres. Ces trente dépêchèrent SanteiTe et quelques
autres.
Il n'y avait pas encore beaucoup de monde au Champ de Mars;
à l'autel, pas plus de deux cents personnes (M"*' Roland, qui y
546 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
était, le témoigne). Sur les glacis, vers le Gros- Caillou, des
groupes épars, des hommes isolés, qui allaient et venaient. Ce
petit nombre, perdu dans l'immensité du Champ de Mars, n'avait
nul accord. Dès cette heure, s'y manifestaient trois opinions diffé-
rentes. Les uns, c'étaient les Jacobins, disaient que l'Assemblée
ayant décidé pour le Roi , il fallait bien changer la pétition , que la
société allait en faire une. Les autres, membres des Cordeliers,
meneurs secondaires ravis d'agir dans l'absence de leurs chefs, in-
sistaient pour rédiger sur la place même une pétition menaçante;
ceux-ci étaient des gens de lettres ou lettrés de divers étages,
Robert et sa femme d'abord, un typographe, Brune (depuis géné-
ral), un écrivain public, Hébert, Chaumette, élève en médecine,
journaliste, etc.
11 y avait encore quelques autres Cordeliers, mais hommes de
main, et qui ne s'amusaient pas à écrire, ils restaient sur les glacis,
avec la populace du Gros-Caillou, irritée de ce que la justice se
mêlait de réformer la justice sommaire qu'elle avait faite le matin
des deux hommes pris sous l'autel. Cette irritation aboutirait-elle à
ime grande explosion populaire ? Il n'y avait nulle apparence. Mais
ces furieux Cordeliers le croyaient ainsi. Parmi eux, il y avait des
hommes néfastes, qu'on ne voit qu'en de tels jours. Verrières y
était, selon toute apparence : Fournier y fut certainement. Le pre-
mier, figure fantastique, l'affreux bossu du 6 octobre. Le i6 juillet
au soir, ce nain sanguinaire, monté sur un grand cheval, avec de
grands gestes effrayants, avait cavalcade dans Paris, véritable aj>
paritlon de l'Apocalypse. L'autre n'avait ni mots ni gestes, il ne
savait que frapper; c'était un homme déterminé, d'une âme vio-
lente, atroce, l'Auvergnat Fournier, dit l'Américain. Piqueur de
nègres à Saint-Domingue, puis négociant, ruiné, aigri par un
injuste procès, il avait fatigué en vain de ses pétitions l'Assemblée
des notables et l'Assemblée constituante : celle-ci, menée par les
planteurs, tels que les Lameth, par Barnave, ami des planteins,
avait définitivement repoussé la dernière pétition de Fournier, un
mois à peine avant juillet. Dès lors on vit cet homme partout où
LIVRE V. — CHAPITRK VIII. 5<k7
Ton pouvait tuer; il se mêla aux plus terribles tragédies des rues,
sans anihition, sans haine personnelle, mais par haine de Tespèce
humaine, et comme amateur du sang. Après la Révolution, il re-
tourna ji Saint-Domingue; il continua de tuer, mais des Anglais
(le préférence, et brilla comme corsaire.
Les premières troupes entraient à peine au Champ de Mars,
vers midi, conduites par un aide de camp de Lafayette. Des glacis
part un coup de feu. L'aide de camp est blessé. Lafayette peu
après tiaverse le Gros-Caillou avec la masse des troupes et du
canon; les furieux des glacis, la populace du quartier, étaient en
train de faire une barricade; ils renversaient des charrettes; l'un
d'eux, garde national (on croit que c'était Fournier), tira à bout
poilant sur Lafayette , à travers la barricade; le fusil rata. L'homme
fut pris à l'instant même; Lafayette, par une générosité peu rai-
sonnée, le fit relâcher. Il continua jusqu'à l'autel, où il trouva les
orateurs et rédacteurs, peu nombreux, paisibles, qui lui jurèrent
qu'il s'agissait uniquement d'une pétition; la pétition signée, ils
allaient retourner chez eux.
L'Assemblée sut à l'instant même qu'on avait tiré sur Lafayette.
Le président, en toute hâte, écrit à l'Hôtel de Ville, On envoie
au Champ de Mars deux municipaux pour sommer l'attroupement.
A leur grande suiprise, .ils ne trouvent que des gens tranquilles.
On leur lit la pétition à eux-mêmes, ils ne la désapprouvent pas.
Elle était toutefois fort vive, elle faisait ressortir l'audace de l'As-
semblée qui avait préjugé la question en faveur du Roi, sans
attendre le vœu de la France; elle accusait de plus une bien grave
illégalité, soutenant que les deux ou trois cents députés royalistes
qui avaient fait la protestation et ne voulaient plus voter n'en
étaient pas moins, cette fois, venus voter avec les autres.
Cette fameuse pétition (que j'ai sous les yeux) me paraît, au
caractère, avoir été écrite par Robert, dont le nom se trouve
au bas, avec ceux de Peyre, Vachart (ou Virchaux .^) et Dumont.
Elle est toute vive, toute chaude, visiblement improvisée au
Champ de Mars. Je la croirais volontiers dictée par M"^' Robert
348 IMSTOFRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.
(M'* Kéralio), qui passa tout le jour sur l'autel avec son mari,
avec une passion persévérante, à signer et faire signer. Le discours
est coupé, coupé, comme d'une personne haletante. Plusieurs né-
gligences heureuses, de petits élans dardés (comme la colère
d'une femme ou celle du colihri), me sembleraient volontiers
trahir la main féminine (').
Suivent des milliers de signatures, remplissant plusieurs feuilles
ou petits cahiers que l'on a cousus ensemble. Nul ordre. Visi-
blement chacun a signé à mesure qu'il arrivait, presque tous à
l'encre, plusieurs au crayon. Beaucoup de noms sont connus, spé-
cialement ceux de la section du Théâtre-Français (Odéon), qui
était là en grand nombre : Senjenl (le graveur.*^); Rousseau (le
premier chanteur de l'Opéra .►^j; Momoro, premier imprimeur pour
la liberté et électeur pour la seconde législature; Chaumette, étudiant
en médecine, rue Mazarine, n° 9 ; Fabre (d'Eglantine ?) ; Isambert , etc.
D'autres qui ne sont point du même quartier, mais membres des
Cordeliers : Hébert, écrivain, rue de Mirabeau; Hanriot, Maillard.
— Ajoutez quelques Jacobins, comme Andrieux, Cochon, Du-
(/uesnoy, Taschereau , David. — Enfin des noms de toute sorte :
Girey-Dupré (le lieutenant de Brissot), Isabey perre, Isabey fils,
Lagarde, Moreau, Renouard, etc.
'*' Spécialement à ce passage: « Mais, miniature, celle d'une marchande de
Messieurs, mais, représentants d'un modes. M"' David, rue Saint -Jacques,
peuple généreux et confiant, rappelez- «" 173 (écriture facile et jolie), celle
vous, » etc. (Voir loriginal conservé aux d'un professeur (bien mal orthogra-
arcliives de la Seine.) — J'avais cru phiée) : Vinssent, professeurs de langue,
d'abord voir les premiers cabiers tacbés — Autre encore, bizarre, mais énergi-
de sang; mais c'est l'encre jetée par quement motivée : Je renonce au roy
pâtés, qui, en s'évaporant, a laissé des je ne le veux plus le canette pour le roy
traces d'un jaune rougeàtre. — La si- je sais sitoiien fransay pour la putry du
gnature d'Hébert n'est point du tout bataillon de Boulogne Louis Magloire
en patte d'araignée, comme quelques- l'uinè à Botiloçjne. — La dernière si-
nus l'ont dit; elle est peu allongée, gnature est celle de Santerre, écrite à
plutôt basse et sans caractère, de tout main posée, et probablement ajoutée
point commune. — Parmi les signa- le soir au faubourg Saint-Antoine, où,
tures, il y a celles d'un ingénieur, de selon toute apparence, la pétition fut
plusieurs mécaniciens, d'un peintre en sauvée et cacbée.
LIVHE V. — CIIAPITI\K VIII. 349
Ku lùlc de la feuille 35, je lis celle note touchante : La poi-
(jnuidcrcz-vous (la liberté? ou la patrie?) dans son berceau, après
l'avoir enfantée ?
Beaucoup ajoutent à leur nom : garde national ou soldat-citoyen
pour la patrie. Beaucoup ne savent signer et mettent une croix.
H y a nombre de signatures de femmes et de filles. Sans doute, ce
jour de dimanche, elles étaient au bras de leurs pères, de leurs
frères ou de leurs maris. Croyantes d'une foi docile, elles ont voulu
témoigner avec eux, communier avec eux, dans ce grand acte
dont plusieurs d'entre elles ne comprenaient pas toute la portée.
N'importe, elles restaient courageuses et fidèles, et plus d'une
bientôt a témoigné aussi de son sang.
Le nombre des signatures dut être véritablement immense. Les
feuilles qui subsistent en contiennent plusieurs milliers. Mais il est
visible cpie beaucoup ont été perdues. La dernière est cotée 5o.
Ce prodigieux empressement du peuple à signer un acte si hostile
au Roi, si sévère pour l'Assemblée, dut effrayer celle-ci. On lui
porta, sans nul doute, une des copies qui circulaient, et elle vit
avec terreur, cette assemblée souveraine, jusqu'ici juge et arbili'e
entre le Roi et le peuple, qu'elle passait au rang d'accusée. Elue
depuis si longtemps, sous l'empire d'une situation si différente,
ayant dans tous les sens passé ses pouvoirs, elle se sentait très
faible. Elle avait toujours daas son sein trois cents ennemis de la
constitution, qui, tout en protestant qu'ils n'agissaient plus, re-
paraissaient par moments, se mêlaient aux délibérations, les trou-
blaient, votaient peut-être aux jours où ils pouvaient nuire; cela
seul suffisait pour entacher d'illégalité tous ses actes. Elle qui se
croyait la loi et tirait le glaive au nom de la loi, elle se voyait sur-
prise, si l'accusation était vraie, en flagrant délit de crime contre
la loi. Il fallait dès lors, à tout prix, dissoudre le rassemblement,
déchirer la pétition.
Telle fut certainement la pensée, je ne dis pas de l'Assemblée
entière qui se laissait conduire, mais la pensée des meneurs, ils
prétendirent avoir avis (jue la foule du Champ de Mars voulait
350 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.
marcher sur l'Assemblée, chose inexacte certainement et positi-
vement démentie par tout ce que les témoins oculaires, vivants
encore, racontent de l'altitude du peuple. Qu'il y ait eu, dans le
nombre, un Fournler ou quelque autre fou pour proposer l'expé-
dition, cela n'est pas impossible; mais ni lui ni autre n'avait la
moindre action sur la foule. Elle était devenue Immense, mêlée
de mille éléments divers, d'autant moins facile à entraîner, d'au-
tant moins offensive. Les villages de la banlieue, ne sachant rien
des derniers événements, s'étalent mis en marche, spécialement
la banlieue de l'Ouest, Vauglrard, Issy, Sèvres, Saint- Cloud,
Boulogne, etc. Ils venaient comme à une fête; mais une fols au
Champ de Mars, ils n'avaient aucune idée d'aller au delà; ils cher-
chaient plutôt, dans ce jour d'extrême chaleur, un peu d'ombre
pour se reposer sous les arbres qui sont autour, ou bien au centre,
sous la large pyramide de l'autel de la Patrie.
Cependant un dernier, un foudroyant message de l'Assemblée
arrive, vers 4 heures, à l'Hôtel de Ville; et, en même temps, un
bruit venu de la même source se répand à la Grève , dans tout ce
qu'il y avait là de garde soldée : « Une troupe de cinquante mille
brigands se sont postés au Champ de Mars; ils vont marcher sur
l'Assemblée. »
Ceci était tout contraire au rapport de Lafayette, contraire au
rapport des deux municipaux revenus plus tard encore à l'Hôtel
de Ville, et qui même avaient ramené une députation de ces pai-
sibles brigands , pour obtenir l'élargissement de deux ou trois per-
sonnes arrêtées. Le maire, la municipalité, le département, flottent
entre ces impressions contraires; ils voudraient trouver moyen
d'ajourner encore. Cependant rAsseml)lée commande; BalUy ne
peut qu'obéir. Les gens du département, La Rochefoucauld , Tal-
leyrand, Beaumetz, Pastoret, tremblent d'avoir tant attendu, ils
blâment les lenteurs de la municipalité : « Nous voilà, disent-ils,
compromis à l'égard de l'Assemblée. »
Cependant la troupe soldée, les Hullin et autres, frémissait
dans la Grève. Ces gardes françaises , dont beaucoup étaient des
LIVRE V. — CHAPITRE VIII. 351
valiKjiieur.s de la Baslillo, étaient furieux dès longtemps, exaspérés
contre les journaux, les agitateurs démocrates, qui les appelaient
mouchards de Lalayette. Ils attendaient impatiemment le jour de
laver cela dans le sang. Ce fut chez eux un cri de joie, quand ils
virent aux fenêtres de l'Hôtel de Ville, qu'ils ne quittaient pas des
yeux, arhorer le drapeau rouge.
Le pauvre Bailly, fort pâle, descend à la Grève. L'astronome
infortuné, après une vie tout entière passée dans le cahinet, se
voit, par la nécessité, poussé à mener cette hande furieuse, à ver-
ser le sang. Image de la fatalité , on voyait pourtant qu'il ne crai-
gnait rien; il avait, de longue date, sacrifié sa vie. Au jour même,
au jour triomphant du 2 3 juillet 1789, où il se laissa nommer
maire, où Ilullin lui donna le bras pour aller à Notre-Dame, Bailly,
entouré de soldats, s'était dit : « N'ai-je pas l'air d'un prisonnier
(ju'on mène à la mort.^» Il avait bien l'air d'y aller le 17 juillet
1 791. Il portait sur le visage le mot que lui lance un journal du
temps : « Ce jour vous versera un poison lent jusqu'au dernier de
vos jours. »
Depuis une heure environ, la générale était battue dans Paris,
à l'élonnement de tout le monde; les gardes nationaux arrivaient
de toutes parts. Ils s'acheminaient en longues colonnes, les uns
par les Champs-Elysées, les autres par les Invalides ou bien par
le Gros-Caillou. Un moment avant d'arriver, on leur faisait charger
les armes; car, disait-on, les brigands étaient maîtres du Champ
de Mars ; ils s'y étaient retranchés.
Je copierai textuellement la narration inédite d'un témoin très
(ligne, très croyable. Il était garde national dans le bataillon des
Minimes, qui, avec ceux des Quinze -Vingts, de Popincourt et de
Saint-Paul, s'alignèrent parallèlement à l'Ecole militaire :
« L'aspect que présentait alors cette place immense nous frappa
d'étonnement. Nous nous attendions à la voir occupée par une
populace en fmie; nous n'y trouvâmes que la population paci-
fujue des promeneurs du dimanche, rassemblée par groupes, en
352 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.
familles, et composée en grande majorité de femmes (^) et d'enfants,
au milieu desquels circulaient des marchands de coco, de pain
d'épice et de gâteaux de Nanterre, qui avaient alors la vogue de
la nouveauté. Il n'y avait dans cette foule personne qui fût armé,
excepté quelques gardes nationaux parés de leur uniforme et de
leur sabre; mais la plupart accompagnaient leurs femmes et
n'avaient rien de menaçant ni de suspect. La sécurité était si
grande que plusieurs de nos compagnies mirent leurs fusils en
faisceaux, et que, poussés par la curiosité, quelques-uns d'entre
nous allèrent jusqu'au milieu du Champ de Mars. Interrogés à leur
retour, ils dirent qu'il n'y avait rien de nouveau, sinon qu'on si-
gnait une pétition sur les marches de l'autel de la Patrie.
« Cet autel était une immense construction, haute de loo pieds;
elle s'appuyait sur quatre massifs qui occupaient les angles de son
vaste quadrilatère et qui supportaient des trépieds de grandeur
colossale. Ces massifs étaient liés entre eux par des escaliers dont
la largeur était telle qu'un bataillon entier pouvait monter de front
chacun d'eux. De la plate-forme sur laquelle ils conduisaient s'éle-
vait pyramidalement, par une multitude de degrés, un terre-plein
que couronnait l'autel de la Patrie , ombragé d'un palmier.
«Les mai'ches pratiquées sur les quatre faces, depuis la base
jusqu'au sommet, avaient offert des sièges à la foule fatiguée par
une longue promenade et par la chaleur du soleil de juillet.
Aussi, quand nous arrivâmes, ce grand monument ressemblait-il
à une montagne animée , formée d'êtres humains superposés. Nul
de nous ne prévoyait que cet édifice élevé pour une fête allait être
changé en un échafaud sanglant.
« La population qui remplissait le Champ de Mars ne s'était
nullement inquiétée de l'arrivée de nos bataillons; mais elle sem-
bla s'émouvoir, quand le bruit des tambours annonça que d'autres
(1) ]\|«« Roland y avait été le matin, — il y a d" moins lieu de le croire,
M"" Rol)ort (M"* Kéralio) était encore car Condorcet dit qu'à ce moment
sur l'autel, près de son mari. M'"' de même on y promenait son enfant âgé
Condorcet était dans le Champ de Mars ; d'un an.
MVI\E V. — CIIAPITnK vm. 353
lorces inllilalros survenaient encore, qu'elles allaient entrer dans
renceintc par la grille du Gros-Caillou, ouverte en face de Tautel.
Cependant la foule , curieuse et confiante , se précipita à leur ren-
contre; mais elle fut repoussée par les colonnes d'infanterie, qui,
obstruant les issues, s'avancèrent et se déployèrent rapidement, et
surtout par la cavalerie, qui, en courant occuper les ailes, éleva un
nuage de poussière, dont toute cette scène tumultueuse fut enve-
loppée ('^ »
La scène était inexplicable, vue de l'Ecole militaire. On peut
dire même que peu de gens, dans le Cbamp de Mars, pouvaient
bien s'en rendre compte. Il fallait, pour comprendre, dominer
l'ensemble. C'est ce que firent plusieurs royalistes, apparemment
bien avertis. L'Aulricbien Weber, frère de lait de la Reine, prit
poste au coin du pont même. L'Américain Morris, familier intime
des Tuileries, monta sur les bauteurs de Cbaillot. Et c'est de là
aussi que nous allons observer la scène; la vue plonge admirable-
ment, rien ne nous écbappera; le Cbamp de Mars est sous nos
pieds.
Au fond même du tableau, devant l'Ecole militaire, ce rideau
de troupes, c'est la garde nationale du faubourg Saint-Antoine et
du Marais. Nul doute cjuc LaAiyette se fie peu à ces gens-là. Il leur
a adjoint un bataillon de-garde soldée pour les surveiller.
Cette garde soldée est sa force. Vous la voyez presque entière,
qui entre, bruyante et formidable, par le Gros-Caillou, au milieu
du Cbamp de Mars, près du centre, près de l'autel, près du
peuple . . . Gare au peuple I
Et avec la garde soldée entrent encore par le milieu nombre
de gardes nationaux, les uns ardents Fayettistes (indignés qu'on
ait tiré sur leur dieu), les autres furieux royalistes, qui viennent
tout doucement verser le sang républicain sous le drapeau de La-
fayette. Ce sont les officiers siu'lout de la garde nationale qui ont
entendu l'appel ; plus d'officiers c[ue de soldats ; tous ces officiers
^'' Je dois ce beau récit, jusqu'ici inédit, à mon vénérable confrère, M. Morcau
de Jonnès.
II. 33
354 mSTOIUE DK LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
sont nobles, presque tous chevaliers de Saint-Louis. Un journal
assure qu'à cette époque ces chevaliers sont douze mille à Paris.
Ces militaires se faisaient nommer sans difficulté officiers de la
garde nationale; citons entre autres un Vendéen, ex-gouverneur
de M. de Lescure; Henri de la Rochejaquelein le fut bientôt de
même dans la garde constitutionnelle du Roi.
Les royalistes ardents, les plus impatients de frapper, ne sa-
vaient trop s'ils devaient suivre Lafayette, la garde soldée, ou
bien se mettre dans le troisième corps, sous le drapeau rouge. Ce
drapeau arrivait pai' le pont de bois (où est le pont d'Iéna), avec
le maire de Paris. Il amenait une réserve de garde nationale, à
laquelle s'étaient mêlés quelques dragons (arme connue pour
son royalisme) et une bande assez ridicule de perruquiers, qui,
outre l'épée qu'ils avaient droit de porter, étaient armés jusqu'aux
dents. Ils venaient apparemment venger le perruquier pendu le
matin parles gens du Gros-Caillou.
Le drapeau rouge, fort petit, invisible dans le Champ de Mars,
entre donc avec le maire du côté du pont. A sa gauche, sur les
glacis, se tenaient une masse de polissons du quartier, des vauriens
de toute sorte, et, sans nul doute aussi, le groupe de Fournier
l'Américain. Le maire se mettant en devoir de faire sa sommation,
ime grêle de pierres s'élève, puis un coup de feu, qui va, derrière
Ballly, blesser un dragon. La garde nationale répondit, mais tira
en l'air ou à poudre. Il n'y eut sur les glacis ni mort ni blessé.
La grande masse de peuple qui était assise au centre, sur les
marches de l'autel de la Patrie, vit-elle la scène de si loin.»^ Très
confusément sans doute elle entendit les coups de feu et jugea
avec raison qu'on tirait à poudre. Elle crut qu'on viendrait aussi
lui faire des sommations. Beaucoup d'ailleurs hésitaient à quitter
l'autel, voyant de tous côtés des troupes, à l'Ecole militaire, au
Gros-Caillou et vers Chaillot. La plaine, envahie rapidement par
la cavalerie, tourbillonnait de groupes innombrables qui cher-
chaient en vain une issue vers Paris. L'autel, après tout, semblait
ètie encore le lieu le plus sûr, surtout pour ceux qui étaient re^
LiVRK V. — ciiAPrrnK viii. 355
lardés par des femmes ou des enfants; ils croyaient y trouver un
asile inviolable. De quelque point de vue qu'on l'envisageât, en
elfet, de Tancienne religion ou de la nouvelle, cet autel était
sacré. 11 n'y avait pas trois jours que le clergé de Paris était venu
y dire la messe, et la Liberté elle-même n'y avait-elle pas oflicié,
au jour de la Fédération ?
La masse des troupes soldées, entrées par le centre, l'artillerie,
la cavalerie, s'alignant dans le Clianip de Mars du côté du Gros-Cail-
lou, se trouvaient avoir à dos les glacis où refluaient la canaille, les
enfants, les furieux, qui déjà avaient tiré sur Bailly du côté de la
rivière, et que la décbarge à poudre avait dispersés. Moins eifrayés
qu'enhardis, pouvant toujours au besoin, si l'on tirait, s'effacer
derrière les glacis, ils vociféraient et jetaient des pieiTes « aux
mouchards de Lafayette ». Les meneurs comptaient (jue ceux-ci,
piqués des mouches, harcelés, (iniraient par perdre la tète et
feraient quelque grand malheur, que le peuple alors rentrerait
furieux dans Paris, qu'un soulèvement général s'ensuivrait peut-
être, comme en juillet 1789.
Le maire et le commandant, deux hommes nullement sangui-
naires, n'avaient donné certainement qu'un ordre général d'em-
ployer la force en cas de résistance. Ils comptaient, sur le champ
de bataille, donner des ordres spéciaux, un signal exprès, dire où
et comment la force devait être employée.
Quelle influence meurtrière poussa la troupe du centre à frapper
sans rien attendre ? Je ne crois pas que les provocations parties
(les glacis suflisent à expliquer la chose. J'y verrais bien plutôt
l'action , l'instigation directe de ceux ([ui avaient intérêt à détruire
la pétition avec les pétitionnaires. Je parle des royalistes. On a vu
que les plus violents d'entre eux, nobles ou clients des nobles,
perruquiers, dragons, etc., s'étaient réunis ou à la troupe du
centre ou à celle de Bailly. Ces derniers, selon toute apparence,
voyant que les gardes nationaux de Bailly ne tiraient fju'en l'air,
coururent se joindre à la tioupe du centre, lui dirent qu'on avait
tiré sur le maire, (pie les sommations étaient impossibles. Les
a3.
356 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
chefs auront pris cet avis pour un ordre du maire lui-même, et
suivi leurs furieux guides qui montraient, marquaient le but,
i'autel et la pétition.
Si la garde soldée n'eut été ainsi habilement dirigée par ceux
qui avaient un but politique, elle eût, on peut l'affirmer, tiré de
préférence sur ceux qui lui jetaient des pierres, frappé sur les
agresseurs. Tout au contraire, elle laissa les groupes hostiles qui
la provoquaient et tira sur la masse inoffensive de l'autel de la
Patrie. La cavalerie prit le galop et s'en alla, folle et furieuse,
contre cette montagne vivante, toute d'hommes, de femmes et
d'enfants, qui répondit à la décharge par un effioyable cri . . .
Chose étrange et pourtant certaine, l'artillerie, restée à sa
place, voulant faire aussi quelque chose, allait tirer à mitraille, à
travers la plaine, dans un nuage de poussière, parmi la foule
qui fuyait, et sur ses propres cavaliers. Il fallut, pour arrêter ces
idiots, que Lafayette poussât son cheval à la gueule des canons
qui allaient tirer.
Voyons quelle fut l'impression de cette scène affreuse sur la
garde nationale , spécialement du côté de l'Ecole militaire : « Nous
ne vîmes ni officiers municipaux ni drapeau rouge, et nous n'avions
pas la moindre idée qu'il fut possible de proclamer la loi martiale
contre cette multitude inoffensive et désarmée, lorsque des cla-
meurs se firent entendre et furent suivies aussitôt d'un gi-and feu
prolongé. Des cris perçants, que ne purent étouffer ces détona-
tions, nous apprirent que nous assistions non pas à une bataille,
mais à un massacre. Au moment où la fumée commença à se dis-
siper, nous découvrîmes avec horreur que les marches de l'autel
de la Patrie et tout son pourtour étaient jonchés de morts et de
blessés. Des groupes d'hommes, de femmes, d'enfants, échappant
à ce carnage, s'élancèrent vers nous, poursuivis par des cavaliers
qui les chargeaient le sabre à la main. Nous ouvrîmes nos rangs
pour protéger leur fuite, et leurs ennemis acharnés furent forcés
de s'arrêter devant nos baïonnettes et de reculer devant nos
menaces et nos malédictions. Un aide de camp qui vint nous ap-
MVI\F V. — CMAPITnK VFH. 357
porter l'ordre de niarcher en avant pour l)alayer ia place et opérer
une jonction avec les autres troupes fut accueilli avec les mêmes
vociférations; et l'énergie de ces rudes manifestations ne laissa pas
douter que cette journée, déjà si sanglante, ne pût le devenir en-
core plus.
«Sans attendre que ces dispositions éclatassent davantage, le
commandant forma son bataillon en colonne, fit sortir des éclai-
icurs pour en couvrir les flancs. Les autres bataillons imitèrent ce
mouvement, et tous ensemble, par une résolution spontanée, nous
sortîmes du Cbamp de Mars, en manifestant notre indignation et
notre douleur. »
358 HISTOIRE DE T.A RÉVOLUTION FRANÇAISE.
CHAPITRE IX.
LES JACOBINS ABATTUS, RELEVÉS (JUILLET 1791).
Qui fut coupable du massacre ? — Impression de révéneraent aux Tuileries. — Ter-
reur des Jacobins, 17 juillet. — M"" Roland offre asile à Robespierre. — HOisi-
lation et fausses mesures des constitutionnels. — Démarche humiliante des Jaco-
bins, 18 juillet. — Ils restent maîtres du local et de la correspondance. — Les
Feuillants s'annulent eux-mêmes, l'y-a 3 juillet. — Réorganisation des Jacobins,
sous l'influence de Robespierre. — Adresses menaçantes des villes à l'Assemblée,
fin juillet. — Elle renonce à saisir le gouvernement par ses commissaires, envoyés
dans les provinces, 3o juillet.
Bailiy, qui, parti du pont, avait à traverser la moitié du Champ
de Mars, n'arriva au milieu, devant la garde soldée, qu'après l'af-
freuse exécution, et dit : « Qu'il était vivement affecté de voir que
les imprudents avaient fait feu. » Un journal, qui du reste lui est
très hostile, témoigne de cette pai^ole.
Dans le procès-verbal, fait le soir à la municipalité, la chose
est présentée de même, comme une imprudence, un désordre
adveiui malgré les autorités et sans leur signaU'^.
Douze morts furent portés à l'hôpital du Gros-Caillou et l'on
prétend qu'on en jeta la nuit beaucoup dans la Seine. Les jour-
naux vont jusqu'à dire, avec une évidente exagération, qu'on en
jeta quinze cents.
Les douze, dont nous avons les noms, signalements et cos-
tumes, sont tous gens obscurs, de pauvres gens de la classe ou-
vrière : un jeune garçon que son père reconnut le lendemain,
ime femme du peuple, de cinquante à soixante ans, pauvrement
vêtue , lente et lourde , qui ne put pas se sauver, etc.
Quelle fut la part de chacun dans ce malhem' et ce crime ? —
'*' «Le corps municipal employait plus avancé dans le Champ de Mars,
tous ses efforts pour faire cesser le feu, était accouru pour rétablir l'ordre.»
et M. le commandant général, qui était [Procès-verbal aux archives de la Seine.)
LIVRE V. — CHAPITRE IX. 359
Ni Ballly ni Lafayette n'ordonna le feu. — On almsa visiblement
de Tordre général, donné en partant, de dissiper l'attroupement
par la force, s'il y avait résistance. Cet ordre supposait de plus un
signal qu'on n'attendit pas.
Qui précipita le feu ? Qui poussa la garde soldée ? Qui la dé-
tourna des glacis d'où volaient les pierres, pour la faire tirer sur
l'autel inoflensif, sur la pétition antiroyaliste? — Le bon sens
suffit pour répondre : ceux qui y avaient intérêt, c'est-à-dire les
royalistes, les nobles ou clients des nobles, qui se trouvaient là
comme officiers de la garde nationale ou comme volontaires ama-
teurs, dans cette cbasse aux républicains, un chevalier de Malte , par
exemple, qui s'en vante dans les journaux quelques jours après.
Des trois corps qui entrèrent dans le Champ de Mars, un seul
tira, celui du centre, formé presque en totalité par la garde
soldée.
Du côté de la rivière, la garde nationale, conduite par Bailly,
tira en l'air ou à poudre, quoiqu'on ait tiré sur elle à balle et
blessé un homme.
Du côté de l'Ecole militaire , la garde nationale , loin de tirer,
recueillit, protégea ceux qui fuyaient.
Ce dernier corps, nous l'avons dit, était celui du Marais et du
faubourg Saint-Antoine. En sortant du Champ de Mars, il ren-
contra d'autres corps de la garde nationale, qui, par d'unanimes
acclamations, le remercièrent et le bénirent pour son humanité.
Le deuil, on peut le dire, fut général pour ce triste événement.
Les uns y déploraient le sang versé, les autres, le coup, mortel
peut-être, qu'avait reçu la liberté. Un garde national du bataillon
de Saint-Nicolas (M. Provant) se brûla la cervelle, laissant ces
mots sur sa table : « J'ai jmé de mourir libre, la liberté est perdue,
je meurs. »
Un bataillon seulement de la garde soldée n'avait pas tiré; c'était
celui qui, se trouvant près de l'Ecole militaire, était tenu en res-
pect par une masse infiniment plus nombreuse de gardes natio-
naux. La presse révolutionnaire profita de cette circonstance pour
:]f)0 iiisTOinE Dr: la hévolution française.
réliciter la garde soldée, lui faire croire à son innocence, la retenir
dans le bon parti. En réalité, c'était elle qui, seule ou presque
seule, avait exécuté le massacre. Ce ménagement politique pour
un corps qu'on redoutait eut pour effet de rejeter tout l'odieux de
l'afl'airc sur la garde nationale, qui pourtant, du côté du pont, avait
ménagé le peuple, et, du côté de l'Ecole, l'avait couvert et sauvé.
Si l'on eut osé faire une enquèle sérieuse sur l'événement, je
(lois qu'on eût trouvé les gardes soldés pour exécuteurs et les
royalistes pour instigateurs.
On s'en garda bien. Pourquoi ? Parce qu'à ce moment même
les constitutionnels, alliés des royalistes pour relever la royauté,
auraient voulu ])lulôt ensevelir au fond de la terre un acte si ma-
lencontreux, si funeste à leurs desseins.
Des deux côtés, véritablement, on dirait qu'il y eut une entente
coupable pour obscurcir et embrouiller ('). L'examen, la compa-
raison la plus sérieuse des actes et des témoignages, le contrôle
(les uns par les autres, ont pu seuls cribler les faits, écarter les
mensonges bardis de tel ou tel contemporain et nous amener aux
lésultats plus vraisemblables, j'ose dire à peu près certains, que
nous venons d'indiquer.
Voyons quel fut dans Paris l'effet de l'événement.
La terrible fusillade, trop i)ien entendue, avait serré tous les
cœurs. Tous, de quelque parti qu'ils fussent, eurent un pressenti-
ment funèbre, une sorte de frissonnement, comme si, du ciel dé-
cbiré, une lueur des futures guerres sociales leur eût apparu.
Mais nulle part l'effet de terreur ne fut plus grand qu'en deux
endroits, aux Tuileries, aux Jacobins. Aux premiers coups, la
Beine reçut le contre-coup au cœur; elle sentit que ses imprudents
^'' Lafayette, dans ses Mémoires (où le furent après, dans la soirée ou dans
il parle, en vérité, d'une manière trop la nuit. Il n'y eut, avant le massacre,
dégagée d'un si cruel événement), sup- que deux personnes blessées, un aide
pose que deux chasseurs furent tués de camp du général et le dragon près
uv(tnt le massacre; il est constaté qu'ils de Bailly.
I.IVRK V. — CHAPfTI\K l\. 361
amis venaient d'ouvrir un gouffre sanglant qui ne se refermerait
plus.
Kt les Jacobins comprirent que c'était sur eux, délaissés, réduils
à un si petit nombre, que leurs rivaux, les Feuillants, allaient faire
j)orler la responsabilité de tout ce qui avait pu provoquer la ter-
rible exécullon.
Ils envoyèrent à l'inslunt aux informations. Leurs envoyés, aux
Cbamps-Elysées, rencontrèrent une femme éplorée, puis une
foule confuse de peuple qui fuyait à toutes jambes. On leur dit
qu'il y avait bien des morts, qu'on avait tiré avant la troisième
sommation, etc. Sans perdre de temps, la société, poiu' désarmer
l'autorité, déclara qu'elle désavouait « les imprimés yi/MX ou falsifiés
qu'on lui avait attribués, qu'elle jurait de nouveau fidélité à la
constitution, soumission aux décrets de l'Assemblée ».
Cependant on entendait un grand bruit dans la rue Saint-
Honoré; c'étaient les gardes soldés qui revenaient, fort échauffés,
du Champ de Mars, et qui, passant devant les Jacobins, criaient
qu'on leur donnât l'ordre d'abattre la salle à coups de canon. Au
dedans, l'alerte est vive. « La salle est investie ! » crie-t-on. Grand
trouble, grande confusion, peur extrême et ridicule. Un des
membres perdit la tète, au point de sauter, pour se sauver, dans
la tribime des femmes. .M"'*" Roland y était, qui lui en fit honte
et l'obligea d'en sortir comme il y était venu. Cependant des sol-
dats étaient mis aux portes; on fermait les grilles pour empêcher
d'entrer ceux qui se présenteraient : on laissait sortir les autres.
jyjnw I\oland sortit des dernières.
La rue était pleine de foule; plusieurs riaient, huaient les sor-
tants; quelques autres applaudissaient. Robespierre fut reconnu,
applaudi de certains groupes, honneur bien compromettant dans
un pareil jour. Il descendait la rue pour gagner le faid)Ourg Saint-
Honoré et sans doute se réfugier chez Pétion qui y demeurait,
lorsque, en face de l'Assomption, quelques personnes crièrent de
nouveau : « Vive Robespierre ! » On assure même qu'un homme se
serait avisé de dire : « S'il faut un roi, pourquoi pas lui.^ »
362 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
Il était sage évidemment de ne pas aller plus loin. Par bonheur,
un menuisier, nommé Duplay, qui demeurait en face et se tenait
sur sa porte, vint à lui, le saisit vivement par la main et, avec une
rude bonhomie, le poussa dans sa maison. Le maître de la maison
était M""^ Duplay, femme très vive, énergique, qui le reçut, le
caressa, fenveloppa, comme un fils ou comme un frère, comme
le meilleur des patriotes, un martyr de la liberté. L'homme, la
femme, la famille, fentourent, le voilà prisonnier; on ferme la
porte. Il ne s'en ira pas chez lui à cette heure, dans un jour pareil,
au fond du Marais, dans ce quartier si désert, perdu, dangereux;
il serait assassiné. Il faut qu'il soupe, qu'il couche; son lit est tout
préparé. Le mari le veut, la femme l'ordonne, les demoiselles
Duplay, sans rien dire, priaient aussi de leurs beaux yeux. Robes-
pierre, malgré sa réserve naturelle, vit bien qu'il fallait accepter.
Le lendemain il voulut partir, mais son impérieuse hôtesse ne le
permit pas. Il finit par demeurer dans cette famille, élut domicile
chez le menuisier, sentant que sa popularité ne pouvait qu'y gagner
beaucoup. Fortuit ou non, l'événement eut sur la destinée du plus
calculé des hommes une notable influence.
Pendant qu'il soupait paisiblement chez Duplay, M™^ Roland le
cherchait chez lui. On répandait le bruit qu'il allait être arrêté.
Par im noble mouvement, elle partit le soir avec son mari, alla
chez Robespierre au fond du Marais, pour lui offrir un asile. Déjà
elle avait reçu Robert et sa femme, plus directement compromis.
Quoiqu'il fût près de minuit, avant de rentrer chez eux, rue Gué-
négaud, les Roland allèrent chez Ruzot, qui demeurait assez près,
quai des Théatins (quai Voltaire); ils le conjurèrent d'aller aux
Feuillants, d'y défendre Robespierre, avant qu'on y dressât son acte
d'accusation qu'eût sans doute voté l'Assemblée. L'ardent intérêt
de M"'' Roland put donner un peu de jalousie à Ruzot, l'un de
ses plus passionnés admirateurs; cependant sa générosité naturelle
ne lui permit pas d'hésiter: « Je le défendrai à l'Assemblée, dit-il;
quant aux Feuillants, Grégoire y est, et il parlera pour lui. » Il ne
cacha pas l'opinion peu favorable qu'il avait de Robespierre, dit
LIVRE V. — CHAPITRE IX. 363
qu'il le trouvait au fond aml)itieux, égoïste : « Il songe trop à lui-
mrme pour aimer la liberté. »
On se trompait en réalité sur Taudace des vainqueurs. On leur
attribuait une préméditation, un plan, un calcul, qui leur étaient
étrangers. Cette nuit même, ils étaient aux Feuillants et dans les
bureaux de l'Assemblée , consternés du pas sanglant qu'ils venaient
de faire au profit des royalistes. Un pas de plus, ils se trouvaient,
eux, les constitutionnels, avoir brisé la constitution, la Révolution,
eux-mêmes. Ce pas, d'André, ingénument, simplement, leur con-
seillait de le faire; c'était de fermer les clubs. L'avis un moment
prévalut. On cloua la porte des Cordeliers; on garda celle des
Jacobins. Mais Duport, mais Lafayette, réclamèrent au nom des
principes. Duport, qui primitivement avait fondé les Jacobins, qui
croyait les avoir transférés aux Feuillants, et qui comptait toujours,
par cette puissante macliine , ramener l'opinion , déclarait ne vou-
loir nulle force que celle de la raison et de la parole.
Le sang versé embarrassait. Pour atténuer l'effet, on supposa
une romanesque conspiration, sans la moindre vraisemblance,
qu'auraient formée des étrangers, Rotondo, le maître de langues,
un banquier juif, Epbraïm, l'innocent orateur du Cercle social,
M"^ Palm Aelder, et quelques autres encore. Le peuple était im-
peccable; le bon, l'honnête, le digne peuple de Paiis ne pouvait
être accusé; des étrangers seuls avalent pu, etc.
Visiblement, on craignait de rencontrer juste. On aimait mieux
fiapper à côté.
Le lendemain, lundi 18, l'Assemblée, fort peu nombreuse (en
tout deux cent cinquante-trois membres), écouta le rappoi-t du
maire de Paris. Ce rapport était un extrait de celui qui avait été
lait le soir à l'Hôtel de Ville, extrait peu fidèle. Il est probable
que les royalistes avalent bien travaillé le bonhomme dans la nuit,
l'avaient encouragé à se compromettre, décidé à prendre une part
de la responsabilité qui, véritablement, ne devait pas porter sur
lui. Ici l'affaire n'est plus un désordre, comme dans le rapport
primitif; c'est une juste répression. Le nouveau rapport s'attache
36a riISTOÏRE DK LA RF<:VOLUTION FRANÇAFSE.
à faire croire que le massacre a été provoqué , et pour cela 11 rap-
proche deux choses fort éloignées et parfaitement distinctes, l'as-
sassinat du matin et le carnage du soir; le premier, commis à
7 heures par la populace du Gros-Caillou; le second, exécuté
douze heures après sur des gens qui la plupart ne savaient pas
même ce qui s'était fait le matin.
Mais, dans cette séance même, où le président, Charles de La-
meth, félicite BalUy sans regret sur le sang versé, où Barnave, se
hattant les flancs, donne le coup de trompette pour célébrer la
victoire; à ce moment de triomphe, les vainqueurs voudraient
avancer; d'eux-mêmes, ils ont peur, ils reculent. Au premier mot
pour profiter de l'avantage, ils trahissent leur hésitation. Regnault
de Saint-Jean-d'Angely voulait que l'Assemblée votât trois ans de
fers pour quiconque aurait provoqué au meurtre, la prison et des
poursuites contre ceux qui, par des écrits ou autrement, auraient
provoqué la désobéissance aux lois. — Pétion montra que dès lors
c'en était fait de la liberté de la presse. — Alors Regnault s'ef-
faça, amoindrit sa proposition; il demanda, l'Assemblée vota l'ad-
dition d'im mot au mot provoqué : Formellement provoqué. Ce
simple mot ajouté donnait les moyens d'éluder la loi et la rendait
impuissante. •
Si l'Assemblée voulait obtenir un résultat sérieux, il fallait que
le comité des recherches fût autorisé par elle et poussât lui-même
l'enquête. Il s'abstint, fit renvoyer la chose aux tribunaux, (pvi
agirent peu , tard et mal. Premièrement Us se gardèrent bien de
sonder la part que les agents royalistes devaient avoir à l'affaire ;
seulement ils décrétèrent deux journalistes, Suleau et Royou,
l'ami du Roi, frappant ainsi les écrivains, les parleurs, non les
acteurs. Et quant aux républicains que les juges ne ménageaient
pas, ils procédèrent cependant contre eux avec lenteur et gau-
cherie ('l Ils attendirent au 20 juillet pour faire chercher Fréron,
^'^ D'où résulta que la petite terreur plumes, M. Robert, eu liabit bleu cè-
des constitutionnels ne fut que ridicule. leste, etc., traversaient Paris pour aller
Le 18 juillet, M"" Robert, en grandes diner cliez M"" Roland.
LIVIVE V. — Cil AI>ITI\K IX. 365
ail [\ août pour saisir rimprimerie de Marat, au 9 pour donner
ordre d'arrêter Danton, Legendre, Santerre, Brune et Monioro.
Les Jacobins, qui n'avaient nullement prévu l'hésitation de
leurs ennemis, se croyaient perdus le 18 juillet. Ils firent une
démarche étrange qui eût pu les perdre en ell'et dans l'opinion;
ils se mirent, pour ainsi dire, à plat ventre, rampèrent devant
l'Assemblée. Robespierre rédigea pour eux une adiesse, étonnante
d'humilité, qu'ils adoptèrent, envoyèrent. Cette Assemblée natio-
nale, que lui-même, le 21 juin, il avait proclamée un repaire de
traîtres, il la loue de ses généreux ejforls, de sa sagesse, de sa fer-
meté, de sa vigilance, de sa justice impartiale et incorruptible. Il lui
rappelle sa Déclaration des droits, sa gloire et le souvenir des grandes
actions qui ont signalé sa carrière : « Vous la finirez comme vous
l'avez commencée et vous rentrerez dans le sein de vos conci-
toyens, dignes de vous-mêmes. Pour nous, nous terminerons cette
adresse par une profession de foi, dont la vérité nous donne le
droit de compter sm- votre estime, sur votre confiance, sm* votre
appui : respect pour l'Assemblée, fidélité à la constitution, » etc.
Les Jacobins signèrent, envoyèrent 5 l'Assemblée cette triste
palinodie; mais ils se gardèrent bien de l'insérer au journal de
leurs débats. Ce fut Brissot qui , le 2 /j , lem' joua le mauvais tour
de la publier. Etait-ce indiscrétion.»^ ou bien croyait-il avilir le
rédacteur, Robespierre, avec lequel, dès cette époque, il sympa-
thisait très peu('^^
L'humilité sauva les Jacobins, l'orgueil perdit les Feuillants.
Kn réalité, ces derniers étaient très forts. Ils avaient emmené
de l'ancien club à peu près tous les députés, non pas seulement
les modérés, les constitutionnels, mais de très fervents Jaco-
bins, comme Merlin de Douai, Dubois-Grancé , etc. Intimement
unis à fAssemblée nationale, établis dans ses bureaux mêmes, ils
*'' En août, Robespierre se relève plus promptement pour ia république :
assez babilement par une longue Adresse « Quant au monarque , je n'ai point jwr-
aux Français, de cinquante pages, ex- lagé l'effroi que le titre de roi inspire à
plifiuant pourcjuoi il ne s'est pas déclare presque tous les peuples libres, » etc.
366 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
participaient à sa majesté. Les Feuillants qu'ils occupaient (rue
Saint-Honoré , en face de la place Vendôme ) étaient un local im-
mense et magnifique, splendide fondation de Henri III, successi-
vement agrandie par ses successeurs. Le couvent fomnait un carré
énorme, qui communiquait par un couloir avec le Manège, et de
là avec les Tuileries, la terrasse des Feuillants.
Et pourtant c'était une faute d'avoir quitté l'ancien local. Celui-ci
avait ce qui achalandé les vieilles boutiques renommées : il était
sombre, laid, mesquin. Sans ostentation, sans emphase, il ne
montrait rien qu'une porte basse et un passage assez sale, sur la
]ue Saint-Honoré. La maison était une réforme des Jacobins; le
couvent était triste et pauvre. La bibliothècpie, où d'abord s'était
tenu le club avant de passer dans l'église, n'avait guère d'autre
ornement qu'un curieux petit tableau qui rendait sensible auv yeux
le secret mystère de l'association janséniste, le mécanisme ingé-
nieux dont elle s'était servie pour faire circuler, malgré la police,
les Nouvelles ecclésiastiques, sans jamais être surprise. L'église
n'avait aucun monument important, sauf le tombeau de Campa-
nella, une sorte de Robespierre moine, un Babeuf ecclésiastique ,
qui était venu s'y réfugier au xvii^ siècle. On disait que le car-
dinal de Richelieu, quand il se sentait mollir et risquait d'être
homme , venait là et reprenait, près du Calabrais farouche, quelque
chose du bronze italien.
Les modernes Jacobins qui s'assemblaient dans cette église et
n'y étaient que locataires (^^ avaient laissé ces vieux tombeaux. Ils
étaient là pèle-mèle avec les morts. D'autres morts, les derniers
moines du couvent, assistaient au club (en i 789 et 1 790), comme
les derniers Cordeliers au club qui se tenait chez eux. Tout cela
composait un ensemble bizarre qui avait pour toujoui's saisi les
tètes, rempli les souvenirs, les imaginations : le puissant genius
'*' Une partie des bâtiments du cou- naient un sombre plaisir à épier leurs
vent était louée, sous-louée à d'autres ennemis, à les tenir sous leurs regards
personnes, à des royalistes entre entres, malveillants et curieux, à les maudire à
coimne l'historien Beaulieu, qui prc- toute heure.
LIVHE V. — CHAPITUE IX. 367
/o(7, transformé par la Révolution, vivait là, on le sentait. Quis
Deus? Inccrium est; habitat Deus. Les Jacobins disaient aux voya-
geurs, aux provinciaux, avec le ton mystérieux d'une dévotion
bizarre : « C'est la société mère I » Là s'étaient tenus en effet les
premiers sabbats (mot propre à l'argot jacobin ) d'où sortirent les
premières émeutes. Là, dans son mémoral)le duel avec Duport et
Lameth , Mirabeau vint tonner, mourir. Et pendant que la chapelle
roulait ces grandes voix dans ses voûtes, un autre bruit, strident,
barbare, venait s'y mêler parfois, qui partait d'en bas, de l'église
inférieure, où des sociétés ouvrières, des clubs de femmes du
peuple , se débattaient violemment.
Ce n'était pas là un local vulgaire qu'on pût impunément cpiitter.
Ce qui prouve que les Feuillants n'étaient point des politiques,
c'est qu'ils ne l'aient point senti. Ils pouvaient tout le i 7, ils étaient
l'Assemblée elle-même. Us auraient dû à tout prix ou détruire ou
occuper le lieu , et cela , le soir, sans autre délai , profiter de la
lerrem' de leurs ennemis.
Ils s'en avisèrent au matin. Feydel, successeur de Laclos dans
la rédaction du journal, vint avec lui réclamer le local et la cor-
respondance. Ils alléguaient que les Feuillants, spécialement Du-
poi*t et Lameth, étaient les fondateurs du club, que tout le comité
de coiTespondance (du moins vingt-cinq membres sur trente) avait
passé de leur côté. Ils étaient venus de bonne heure, espérant pro-
bablement enlever la chose dans la solitude et le découragement
des Jacobins, avant l'arrivée de Pétion et Grégoire, croyant peut-
être aussi que Robespierre, menacé, n'oserait venir. Les Jacobins
déclarèrent vouloir les attendre. Ils arrivent. Pétion, qui venait de
tàter l'Assemblée nationale , qui avait obtenu qu'elle énervât sa loi
répressive , c'est-à-dire qu'elle reculât au jour même de la victoire ,
Pétion n'hésita pas à répondre, pour les députés jacobins, qu'ils
étaient, autant que les autres, fondateurs du club, qu'ils garde-
raient la correspondance et resteraient là; qu'au reste, il allait
faire, auprès des Feuillants, une démarche de conciliation. Il y
alla, en effet, et reçut cette fière réponse, « cpi'ils ne recevraient de
368 IlfSTOFUE DE LA REVOLUTION FI\ANÇALSE.
Jiicohiiis que ceux qui se conformeraient à leui*s nouveaux lèglc-
nienls ».
Les Feuillants se montraient bien plus orgueilleux qu'habiles.
Leur premier acte, l'adresse du 17 aux sociétés affiliées, avait été
en tout sens impolitique et malencontreuse; adresse mal datée, du
jour du massacre; mal signée, du nom de Salles qui avait défendu
le Roi; mal envoyée, sous le couvert du ministre, et suspecte par
cela seul; enfin, pour que rien n'y manquât, mal approuvée, si l'on
peut dire; elle le fut immédiatement de Châlons-sur-Marne, la
ville royaliste qui avait si bien reçu le Roi au retour.
Dans cette adresse, les Feuillants donnaient pour principal
motif de la séparation qu'ils voulaient se borner à préparer les tra-
vaux de l'Assemblée, ne rien faire que discuter, sans rien arrêter
par les suffrages; en un mot, parler sans conclure, sans résoudre,
sans agir, laisser agir l'Assemblée seule. Ils étaient bien sûrs de
déplaire. Le temps avait soif d'agir; il s'élançait vers l'avenir. Et
l'on proposait de s'en tenir à une Assemblée in extremis qui déjà
était le passé I
Le 23, les Feuillants se portèrent à eux-mêmes le coup fatal,
ils se marquèrent du signe de mort, celui de l'inégalité, se posant
comme une assemblée distinguée, privilégiée, où l'on n'entrait
point, si l'on n'était citoyen actif (électeur des électeurs). Beau-
coup d'entre eux s'opposèrent à cette déclaration, et, n'étant point
écoutés, ils n'attendirent plus dès lors qu'une occasion pour re-
tourner aux Jacobins.
Ceux-ci relevaient la tète. Leur attitude changea le 2^. Les
Feuillants apportant leur réponse aux Jacobins : « Ne lisons point,
dit Robespierre , avant d'avoir déclaré que la véritable Société des
Amis de la constitution est celle qui siège ici. » Précaution d'autant
plus sage que la réponse des Feuillants se trouva n'être rien autre
chose rpi'une nouvelle invitation de se soumettre au règlement
aristocratique qu'ils venaient de se donner.
Loin de là, les Jacobins entreprirent d'épurer leur société et
de rejeter aux Feuillants les timides et les incertains qui allaient.
LIVRE V. — CHAPITRE IX. 309
venaient d'une société à l'autre. La voix honnête et respectée de
Pélion proposa l'épuration. Un comité primitif de douze membres
(dont six députés) devait former le noyau de la société, composé
de soixante membres, Icscpiels soixante épureraient, élimineraient»
présenteraient les candidats purs et dignes. Cette combinaison, en
réalité, remettait aux deux membres importants et influents, Pétion
et Robespierre, le pouvoir quasi dictatorial de refaire les Jacobins.
Je dis deux à tort : Pélion, insouciant, indolent de sa nature,
était infiniment peu propre à ce travail d'impiisitlon sur les per-
sonnes, à l'examen minutieux des biographies, des précédents, des
tendances, des intérêts de chacun. Le seul Robespierre était apte
à cela, et avec lui peut-être un autre membre de ce comité épu-
rateur, Royer, évêque de l'Ain. On peut dire, sans se tromper de
beaucoup, que Robespierre reconstitua l'instrument terrible de la
société jacobine dont il allait se servir.
Des sociétés de provinces, (piatre seulement s'étaient expres-
sément séparées des Jacobins; encore une se rétracta. Dès le
2 2 juillet, Meaux, Versailles, Amiens, déclarèrent ne vouloir cor-
respondre qu'avec eux. Onze autres villes les imitèrent avant le
3i juillet, Marseille dès le 27, avec la plus vive énergie. Dans la
même séance, les Cordeliers vinrent protester de leur attachement
aux Jacobins, ainsi que les. sociétés fraternelles.
Les constitutionnels, naguère vainqueurs, en étaient à se dé-
fendre. Plusieurs adresses audacieuses, lancées des provinces, leur
reprochaient amèrement de tolérer dans l'Assemblée nationale
les trois cents royalistes qui avaient protesté. Coup siu* coup,
Montauban, Issoire, Riom, Clermont, vinrent leur lancer celte
pierre.
L'adresse de Clermont fut apportée et probablement rédigée
par l'ami de M"*' Roland, M. Bancal des Issarts, envoyé tout ex-
près par sa ville. Elle fut écrite le 19 juillet, évidemment au mo-
ment où l'on apprit la décision du 16 qui engageait TAssemblée
en faveur du Roi. Nul doute qu'une lettre ardente de M°^ Ro-
land à Bancal n'eût contribué aussi à exalter celui-ci au delà de son
II. s4
370 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
caractère ordinaire. C'est la lettre où elle lui racontait le prodigieux
succès obtenu par Brissot aux Jacobins. Cette lettre, émue et
fiévreuse, se tenninait par trois lignes d'un pressentiment mélan-
colique : « Je finirai de vivre quand il plaira à la nature; mon der-
nier souille sera encore le souflle de l'espérance pour les géné-
rations qui vont nous succéder. »
Elle se sentait devenir malade, et, en effet, elle tomba. L'excès
de la fatigue, la continuité des émotions, l'affreux coup du 17
surtout, la firent succomber; elle désespéra un moment de la
liberté. Elle écrivait, le 20, à Bancal que tout était fini, que les
Jacobins ne pourraient jamais se soutenir, qu'il était inutile qu'il
vînt à Paris, etc. Mais la puissante impulsion qu'elle avait donnée (^^
ne s'arrêtait pas ainsi. Au moment même, Bancal allait partir, il
tenait la violente adresse des Jacobins de Clermont, qui semble
précisément écrite de la main et de la plume de M"*'' Roland.
Il crul ses premiers conseils, ne tint compte des seconds, vola à
Paris, se présenta lui-même aux portes de l'Assemblée, le brûlant
papier à la main.
Cette adresse, grave dans sa violence, magistrale, tombant d'en
haut, du peuple souverain sur ses délégués, les tançait d'avoir
deux fois trompé l'espoir de la nation en ajournant la convocation
des assemblées électorales; trois fois même, ayant promis que la
constitution serait finie le 1 4 et ne tenant point parole. Elle
annonçait à l'Assemblée que si, dans la quinzaine, son décret
pom^ suspendre les élections n'était pas révoqué, on y aviserait
sans elle.
Bancal ne put passer les portes; on ne l'admit point à la barre.
Son compatriote Biauzat, député d'Auvergne, censura l'adresse
avec violence et mépris, cherchant à salir le caractère même de
celui qui l'apportait. Il obtint qu'elle serait renvoyée au comité
des j-echerches, qui ferait enquête et poursuites, s'il y avait lieu.
Loin de s'effrayer. Bancal adressa, le lendemain, à l'Assemblée
'"' Elle avoue [Lettres à Bancal, p. 27^) rpi'une f,'raiule partie des adresses répu-
blicaines des provinces s'étaient écrites à Paris, cliez elle.
LIVnE V. — CHAPITRE IX. 371
une apologie très ferme, et osa lui demander une réparation
publique. Le soir, aux Jacobins, il offrit mille exemplaires de la
pétition de Clermonl, cinq cents pour eux, cinq cents pour
être envoyés aux sociétés affiliées. Les Jacobins n'accepteront pas
ces derniers cinq cents, craignant sans doute, par ce pas bardi,
de s'aliéner la masse des Feuillants qui songeaient à leur re-
venir.
Ceux-ci en effet se ])risaient en deux moitiés, tout à Theure.
Il était impossible que des Feuillants comme Merlin ou Dubois-
Crancé marcbassent avec des Feuillants tels que Barnave et les
Lamctb. Nous ignorons malbeureusement leurs débats intérieurs;
mais ils ne se révèlent que trop à l'Assemblée nationale. Le .'^o,
sur la plus grave des questions, ils faiblissent, ils s'éparpillent, la
majorité leur échappe, le pouvoir aussi pour toujours; car c'était
la question même du pouvoir qui s'agitait. L'Assemblée, après
Varennes, avait envoyé quelques commissaires dans les départe-
ments frontières pour les surveiller et les raffermir. Le bon elfet
de cette mesure faisait qu'on songeait à l'étendre. C'est-à-dire que
l'Assemblée, qui jusque-là parlait, ordonnait de loin, voulait cette
fois agir de près, se transporter, en la personne de ses membres
les pbis énergiques, sur tous les points du territoire, se montrer
partout, et, dans cette iJjiquité, saisir, serrer d'une main forte
la France, avant qu'elle écbappàt. La vieille Constituante, quasi
expirée, rêvait de faire ce que lit à grand'peine la jeune Conven-
tion dans l'accroissement prodigieux de force que lui donnaient
encore le péril et la fureur.
Tard, Jjien tard, cette puissance essentiellement législative,
celte grande fabrique de lois se mettait à gouverner, à voyager, à
agir. Elle était un peu cassée pour gouverner à cbeval. Buzot
demanda qu'on cessât d'envoyer des commissaires, la présence de
tous les députés étant nécessaire, disait-il, au moment de la revi-
sion. D'André, organe en ceci des défiances de la cour pour les
constitutionnels, au grand étonnement de tous, appuya Buzot. La
cour donna ainsi la main aux républicains pour briser son dernier
54.
372 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
espoir, annuler l'action de l'Assemblée. Celle-ci, lassée d'elle-
même, vota sans difliculté comme on voulait qu'elle votât; elle
renonça au mouvement, se rassit pour une heure encore, impa-
tiente- qu'elle était de jeter un dernier regard sur son œuvre , la
constitution, et de n'être plus.
LIVHR V. — CIIAPITUK X. 373
CHAPITRE X.
LA «KVISION. - ALLIANCE MANQUÉE ENTRE LA GAUCHE ET LA DROITE
(AOÛT 1791).
Bariiave et les constitutionnels voudraient regagner la droite, lin juillet. — Ils
s'accordent avec Malouet. — Us négocient avec Léopold. — La Reine écrit à
Léopold pour l'empèclier d'agir, 3o juillet. — La droite rompt l'entente de Ma-
louet avec Barnave et Chapelier, /\ août. — La revision, timidement royaliste,
5-3o août. — La constitution de 1791, ni bourgeoise ni populaire. — Prodi-
gieuse multiplication des sociétés jacobines. — Solennel outrage de Robespierre
aux constitutionnels, leur humiliation, 1" septembre.
Le constitutionnel Barnave, le royaliste Malouet, divisé.s sur
beaucoup de choses, avaient un lien commun dans leur opinion
sur les colonies ; tous deux étaient favoiables aux planteurs. Un
jour que Barnave avait vivement défendu Malouet dans ce comité,
il laissa partir tous les autres, retint Malouet seul à seul et lui fit
sa confession : « J'ai dû souvent vous paraître bien jeune, lui dit-il;
mais, soyez-en sur, en peu de mois j'ai beaucoup vieilli ...» Puis,
après un court silence, dans lequel il semblait rêver : « Est-ce que
vous ne voyez pas que, nous tous, députés de la gauche, sauf
peut-être une douzaine d'ambitieux ou de fanatiques, nous dési-
rons finir la Révolution "^ . . . Nous sentons bien que nous n'y par-
viendrons qu'en donnant une forte base à l'autorité royale . . . Ah I
si le côté droit, au lieu d'irriter toujours la gauche en repoussant
tout ce qu'elle propose, secondait la revision ! . . . »
Cette ouverture signifiait que les constitutionnels, voyant .se
briser dans leurs mains la machine des Feuillants, voyant la frac-
lion patriote du nouveau club déjà tournée vers la porte pour re-
tourner aux Jacobins, se jetaient eux-mêmes à droite, s'adressaient
aux royalistes.
Et quand je dis les constitutionnels, je parle surtout de Barnave.
374 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
Lui seul semblait conserver la vie, l'entrain et l'espoir. Rien ne
peut exprimer la lassitude des autres, leur ennui, leur dégoût,
leur découragement. Ils attendaient impatiemment l'heure bénie
qui allait les rendre au repos. Cette Assemblée, en deux ans et
demi, avait vécu plusieurs siècles; elle était, si j'ose dire, rassasiée
d'elle-même, elle aspirait passionnément à sa fin. Lorsque d'André
lui proposa les nouvelles élections qui allaient la délivrer, elle se
leva tout entière et salua l'espoir de son anéantissement d'applau-
dissements frénétiques.
Une lettre confidentielle d'un homme sûr, très instruit de la si-
tuation, lettre de M. de Gouvernet à M. de Bouille, nous révèle
cette circonstance romanesque que n'eût point devinée l'histoire :
c'est que la vie de l'Assemblée , l'espoir de la monarchie , le désir
de la sauver, s'étaient alors réfugiés, au milieu de l'abattement
général, dans une tète de vingt-huit ans, celle de Barnave. La
ligue, si peu homogène, qui avait rallié les quatre ciriquièmes du
côté gauche, marié deux ennemis, Lafayette et Lameth, détruit
presque les Jacobins , « c'était le plan de Barnave ». — Et comment
se jeta-t-il dans cette entreprise ? La même lettre dit expressément
que ce fut le retour de Varennes, la reconnaissance qu'on lui té-
moigna, « qui changèrent son cœur ».
Grand changement, en vérité. Barnave ne semblait nullement
un homme à se laisser mener par le cœur et l'imagination. Sa suffi-
sance habituelle, sa parole noble, sèche et froide, n'étaient point
du tout d'un rêveur. Il ne se piquait aucunement de thèses senti-
mentales, et donnait plutôt au sens opposé (par exemple, dans
l'affaire des noirs). On ne trouve jamais, je crois, dans les discours
de Barnave, le mot qui revient si souvent dans tous ceux des
hommes de l'époque , depuis Louis XVI jusqu'à Robespierre : « Ma
sensibilité , mon cœur. »
On n'en est que plus étonné de le voir, en 1791, si tard dans
la Révolution, suivre (dirai-je avec espoir.^ ou avec une ardeur
désespérée ?) le leurre qui avait pu tromper Mirabeau au début
et quand la situation était tout entière. Le plan de Barnave n'était
LIVRE V. — CHAPITRE X. 375
mil autre que celui de Mirabeau : t Arrêter la Révolution , sauver
la royauté, gouverner avec la Heine. »
barnave avait quitté la Reine à la porte des Tuileries, le a 5 juillet
au soir, et il ne la revit qu'après le i3 septembre, lorsque le Roi
eut accepté la* constitution. Il en était resté aux entretiens de
Meaux, il voyait la Reine confiante et docile, ne voulant être sau-
vée que par la constitution, par rAsseml)lée et Barnave. Bien des
cboses s'étaient passées depuis ce temps, et dans l'Europe, et dans
l'âme de la Reine, que le jeune orateur ignorait parfaitement.
11 ne savait pas qu'elle avait agi dans un sens contraire.
Fersen, nous l'avons dit, droit en arrivant de Paris, avait remis
à Monsieur le pouvoir verbal du Roi, pouvoir qui lui fut envoyé
écrit, autlientique, le 7 juillet.
Sans même attendre ceci, le 6, l'empereur Léopold, frère de
Marie- Antoinette, avait écrit, fait circider une note à toutes les
puissances pour menacer la France et délivrer Louis XVI.
La Prusse, poussée par les princes, était bien autrement animée
que Léopold. La Russie et la Suède montraient encore plus d'in-
dignation, d'impatience que la Prusse.
Le 26 juillet, eurent lieu des conférences entre la Prusse et
l'Autricbe, et là Léopold, contrairement à ce que faisait entendre
sa note du 6 juillet, mqntra des vues pacifiques. Il avait sur les
bras sa guerre avec la Turquie , qu'il ne finit qu'au mois d'août.
Il avait, à sa porte, la nouvelle révolution de Pologne, l'attente
d'une grande guerre du Nord, la probabilité d'une invasion russe
en Pologne , peut-être la nécessité de s'enricbir encore par un troi-
sième partage que la Russie imposerait. Celle-ci était alors acbar-
née sur une autre proie, la Turquie. Les conférences de la Prusse
et de l'Autriche avaient pour but principal de bien faire entendie
à la Russie que, tant qu'elle n'aurait pas lâché les Turcs, les puis-
sances allemandes resteraient immobiles sous les armes à la re-
garder, et ne s'en iraient pas courir les aventures à la croisade de
France.
Donc, pour le moment, Léopold ne pouvait être que pacifique
370 HISTOIRE DE LA HEVOLUTION FRANÇAISE.,
à notre égard. Malgré la Russie, la Suède et la Prusse, qui auraient
voulu l'embarrasser dans les affaires d'Occident, il ne bougeait
point. Ses généraux, fort instruits, lui disaient d'ailleurs que ce
n'était point une petite affaire de s'engager dans un tel royaume ,
dans ces masses profondes d'une population innombrable, exaltée
par le fanatisme de la liberté. A quoi Léopold ajoutait un senti-
ment personnel : il craignait pour la vie du Roi et de la Reine; à
la première nouvelle de l'invasion autrichienne, sa sœur risquait
de périr.
Sauver la Reine était l'idée qu'on devait naturellement supposer
à son frère Léopold. Et c'était bien aussi l'idée de Barnave, celle
des constitutionnels, de sauver la Reine et la royauté. Sans avoir
encore négocié avec l'Empereur, ils se sentaient réunis avec lui
dans cet intérêt commun. Ils ne désespéraient pas, malgré l'atti-
tude menaçante de la Diète germanique qui ordonnait l'armement ,
d'éviter la guerre européenne; liem^euse ou non, la guerre eût
été leur ruine , le triomphe de leurs ennemis.
Pour traiter avec l'Empereur, il fallait avant tout être maître
ici, écraser la puissance des clubs ou bien se l'approprier et s'en
rendre maître. Les constitutionnels avaient préféré le second moyen,
ils avaient cru le trouver dans la création des Feuillants. Mais voilà
que les Feuillants leur manquaient, leur échappaient. Perdant cette
force qui leur était propre, il leur restait de demander la force
à leurs ennemis, à ceux qu'ils avaient persécutés et détruits, je
veux dire aux royalistes. Ceux-ci voudraient-ils pardonner.^ Au-
raient-ils bien l'intelligence de saisir cette dernière planche jetée
sur l'abime où les constitutionnels voulaient les sauver avec eux.?
Cela était fort douteux. Il était bien plus probable qu'obstinés
dans leurs rancunes et désirant moins encore être sauvés que
vengés, ils rejetteraient du pied cette planche de sauvetage, et
(jue tous, constitutionnels et royalistes, s'en iraient ensemble au
gouffre profond.
Tel était le moment de crise où Barnave, où le parti conslitu-
lionnel, triomphant en apparence depuis l'affaire du Champ de
lAVWK V. — CHAIMTUK X. 377
Mars, s'adressa à rhonime (|iril axait toujours repoussé, raillé, à
rhommo invarial)lement hué de la gauche et des trihunes, au
rovalisle .\hilouet. C'était le fort (|ui senihiait demauder la force
au l'aihle, le vainqueur agonisant qui tendait la main au vaincu et
criait merci.
Malouet ne ferma imllement l'oreille aux propositions de Bar-
nave. Mais Chapelier qui survint, mais Duport que Malouet alla
voir ensuite, firent de graves difficultés. La lettre citée plus haut
affirme pourtant que la partie fut liée entre Chapelier et Malouet
pour jouer d'accord la comédie de la re vision. Malouet devait
attaquer la constitution, en démontrer les vices : « Et vous, disait-
il, vous me répondrez, vous m'accablerez de votre indignation,
vous défendrez les petites choses; quant aux grandes, qui touchent
vraiment l'intérêt monarchique, vous direz que vous n'aviez pas
besoin des observations de M. Malouet, (|ue vous entendiez bien
en proposer la réforme. Et vous la proposerez. »
Comment pouvaient- ils supposer que cette étrange parade
tromperait les yeux du public? Ils comptaient apparemment sur
l'indifierence , l'insouciance, l'abattement général. Il y avait en effet
de grajids signes de lassitude. L'Assemblée nationale elle-même
semblait s'abandonner; elle ne comptait habituellement pas plus
de cent cinquante membres présents; au jour le plus critique, au
lendemain du i 7 juillet, elle ne vit siéger dans son sein que deux
cent cinquante-trois députés. Les autres étaient ou déjà partis ou
bien toujours enfermés au fond des bureaux. Plusieurs, on l'assu-
rait, abattus, corrompus par le découragement même, passaient
les nuits et les jours dans les maisons de filles et de jeu; l'évêque
d'Autun, Chapelier, d'autres encore, étaient, à tort ou à droit,
accusés d'y avoir élu domicile.
Laclos, Prudhomme, assurent, dans leurs journaux de juillet,
que les sections, les assemblées primaires, étaient devenues dé-
sertes. Beaucoup d'hommes évidemment étaient déjà las de la vie
publique. En récompense, il faut ajouter que ceux qui persévé-
raient devenaient plus violents. Si les assemblées légales étaient
578 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.
peu fréquentées , c'est que la vie et l'ardeur se concentraient tout
entières dans les sociétés jacobines.
Pour revenir, Barnave, heureux d'avoir ménagé cette entente
entre les principaux acteurs de la revision, ne déses[)érait plus de
rendre force à la royauté. Les constitutionnels, dociles à son im-
pulsion , chargèrent M. de Noailles , notre ambassadeur à Vienne ,
d'en avertir Léopold; et pour mieux le persuader, ils obtiment
de la Reine même qu'elle écrirait à son frère, le prierait de ne
point agir.
Etrange contradiction! pendant que Monsieur, armé des pou-
voirs que la cour des Tuileries lui avait envoyés le 7 juillet, pres-
sait la Prusse d'armer, de se mettre en mouvement, la Reine écri-
vait, le 3o, à l'Autriche, de ne point armer, de ne point bouger,
(le se confier, comme elle, au zèle que les constitutionnels de
France montraient alors pour la restauration de la royauté.
La lettre, longue, insinuante, habile, fort éloignée de ce que
ferait attendre le caractère ordinairement impétueux de la Reine,
est très bien calculée pour lui sauver le reproche de versatilité
qu'on eût pu faire à ces deux actes contradictoires du 7 et du 3 o.
Cette pièce si politique a été, sinon dictée, au moins préparée,
minutée pour le fond par les habiles, Barnave et les amis de Bar-
nave. Et pourtant, dans la confiance toute nouvelle que la Reine
leur témoigne , elle se réserve encore contre eux la possibilité de
dire plus tard qu'elle n'a pas été libre; elle met en tète de sa lettre
ce petit mot qui, au besoin, annulerait tout le reste : « On désire
que je vous écrive, et l'on se charge de vous faire parvenir ma
lettre, car pour moi je n'ai aucun moyen de vous donner des nouvelles
de ma santé. »
Le parti royaliste, ni en France, ni hors de France, ne marchait
avec le Roi. Ce moment où le Roi et la Reine se confiaient à l'As-
semblée était ])récisément celui où les émigrés agissaient le plus
vivement pour armer l'étranger, où les prêtres non émigrés com-
mençaient à travailler le peuple avec une entente habile, sur un
plan systématique qui semblait devoir organiser sur la France une
LIVRE V. — CHAPITRE X. 379
Vendée universelle. Kn juillet, on apprit que les Deux-Sèvres, que
l'Alsace, ({lie Chàlons-sur-Marne, allaient prendre feu. En août, le
I*as-de-Galais, le Nord et le Calvados annonçaient la guerre civile.
Cette dernière nouvelle tomba justement dans l'Assemblée le
l\ août, la veille de la revision, au milieu de l'arrangement à peine
conclu entre Chapelier et Malouet. Un député proposa, pour le
Nord, que les prêtres qui refusaient le serment d'obéissance à la
loi fussent éloignés du dépaileinent. A ce mot, tout le côté droit
se lève. M. de Foucault crie joyeusement : « Pillage ! incendie !
guerre civile !» Tous sortent, l'abbé Maury faisant à l'Assemblée
une révérence profonde, comme pour la remercier de donner
pour l'appel aux armes une si belle occasion.
Barnave et Chapelier essayèrent sur-le-champ de marcher sur
l'étincelle, ils se déclarèrent contre la mesure de rigueur qu'on
voulait appli([uer aux prêtres, la firent rejeter. Le côté droit rentra
aux séances suivantes; on avait lieu de le croire apaisé. Mais, le
8 août, au jour même où s'ouvraient les débats de la revision,
d'Espiémesnil, au nom de ses collègues, déclara qu'ils persistaient
dans toutes leurs protestations. Chacun d'eux se leva et dit ferme-
ment : « Je le déclare. »
Ainsi fut brisé le pacte plus politique qu'honorable que Barnave
avait espéré de faire conclure tacitement entre la droite et les
constitutionnels. Malouet, comme il était convenu, entama la cri-
tique de la constitution avec beaucoup de finesse et de force. Mais
Chapelier l'interrompit. Délié du traité secret par la nouvelle pro-
testation du côté droit, il soutint que Malouet devait parler, non
sur le fond, mais seulement sui' l'ordre établi entre les divers
titres de la constitution.
L'aiTangement, la fusion nécessaire pour faire un corps de tant
de lois éparses, avaient embarrassé longtemps les comités de con-
stitution et de revision. Ce fut, dit-on, un ami de Lafayette,
Ramond, depuis membre de la Législative, qui leur proposa
l'ordre auquel ils finirent par s'arrêter; ordre savant, habile, trop
habile, (pii, sous prétexte de fondre, absorbait, faisait disparaître
380 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.
heaucoiip d'articles que l'Assemblée avait votés. De là une vive ai-
greur entre les constitutionnels eux-mêmes. L'Assemblée plus d'une
fois vota contre ses comités. Un député ayant dénoncé « les omissions
graves (jue les vrais amis de la liberté croyaient apercevoir», un
orage s'éleva, et Barnave s'exaspéra au point d'ofl'rir sa démission.
La revision devint un spectacle pitoyable. Cette noble Assemblée,
qui, malgré toutes ses fautes, n'en reste pas moins si grande dans
l'histoire, offrit cet enseignement à l'humanité que vivre au delà
de sa vie, c'est une chance terrible de honte, d'inconséquence, de
démenti à soi-même.
Surprise en flagrant délit d'aristocratie et de royalisme, tantôt
par omission et tantôt par commission, elle constata tristement
son envie timide de rétrograder, et le manque de courage qui
l'empêchait d'aller en arrière tout aussi bien qu'en avant. L'audace
qui parut par moments dans quelques discours de Barnave n'eut
pas un heureux succès. Robespierre envisageant le Roi comme
simple fonctionnaire et lui refusant le titre de représentant de la
nation, Barnave soutint que le fonctionnaire ne pouvait c[u agir
pour la nation, mais que le représentant de plus pouvait vouloir
pour elle. De là il déduisait l'inviolabilité du représentant royal.
Cette distinction, trop claire, eut précisément le tort de mettre la
question à nu, compromit la royauté, rendit les esprits irréconci-
liables avec un pouvoir qui voulait à la place de la nation.
La volonté royale, à vrai dire, était bien impuissante dans la
constitution de 1791. Elle n'avait guère d'action que négative ;
elle ne pouvait que pour empêcher. Le veto suspensif dont elle
armait le Roi pouvait suspendre trois ans l'exécution des décrets;
puissance irritante, provocante, qui devait infailliblement ame-
ner des explosions. A cela près, la royauté restait une majestueuse
inutilité ('), un de ces meubles antiques, magnifiques et surannés,
'') Camille Desmoulins dit très bien : mal d'habitude ; mais à part cinq
On a laissé à la France le nom ou six décrets, contradictoires avec les
de monarchie, pour ne pas effaroucher autres, on nous a constitués en répu-
ce qui est cagot, idiot, rampant, ani- bUquc. »
LIVRE V. — CHAPITRE X. 381
que l'on garde dans une maison moderne , par je ne sais quel sou-
venir, mais qui gênent, occupent une vaste place inutile, et que
Ton se décidera un matin à loger au garde-meuble.
L'Assemblée avait ôté l'action au Roi et ne l'avait pas donnée
au peuple. Le principe du mouvement manquait partout dans
cette vaste machine; l'agitation était partout, nulle part l'action.
La constitution était-elle essentiellement bourgeoise, comme
on l'a tant répété.*^ On ne peut le dire. La condition d'élection à
laquelle on s'arrêta, 2 5o francs de revenu, était tout à fait illu-
soire, si l'on voulait fonder un gouvernement bourgeois. Le ré-
publicain Buzot s'en moqua lui-même et dit : « A votre point de
vue, ce n'est pas 260 francs de revenu que vous deviez exiger,
mais 260 francs de contribution. » C'eût été alors en effet une
vraie base bourgeoise , analogue aux lois électorales qui ont régné
de 1815 à 18/18.
Les électeurs à 200 francs de revenu, avec l'adoucissement
qu'on donna encore à la loi en faveur des fermiers, étaient dans
un nombre immense. Les citoyens actifs (électeurs des électeurs,
payant trois journées de travail) étaient entre trois et quatre millions.
Les seuls citoyens actifs étaient gardes nationaux; encore une
distinction irritante, de plus, à peu près inutile; la différence était
légère entre celui qui payait trois jours de travail et celui qui ne
payait rien; le premier donnait-il beaucoup plus de garanties que
l'autre ? Qui pouvait le décider ?
Visiblement l'Assemblée, pendant la revision, se survivait à
elle-même, chaque jour moindre de nombre, plus petite d'aspect
et de dignité. Elle tarissait misérablement. Ses penseurs illustres
se taisaient ou parlaient peu. Généralement ils laissaient rinitiative
à un homme de troisième ordre, homme d'affaires et d'expédients,
politique industrieux, d'André, dont tout l'art était d'employer
les formes jacobines k servir la royauté. Pour mieux désorienter
le public, il attaquait volontiers les royalistes, jusqu'à appuyer
un jour la proposition de déclarer déchus les trois cents qui pro-
testaient. Sa figure triviale, son costume soigneusement négligé,
382 HISTOIRK DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
aidaient à rillusion. Cependant un je ne sais quoi d'un Frontin de
comédie qu'il portait sur son visage (c'est à son ami Dumont que
nous devons ce portrait) révélait l'habile acteur. Parfois il lui
échappait des paroles inconsé([uentes; accusé de tel libelle, il
avouait que du moins il aurait voulu le faire. Parfois il outrait
son rôle; pendant la revision, en septembre, il s'associa à une
maison de commerce, croyant se rendre populaire, et s'intitula :
« D'André, épicier. » Cela ne plut k personne; on y vit avec raison
une imitation maladroite du moyen que Mirabeau aurait employé
en 1788 (selon une tradition fausse, mais généralement répan-
due), ouvrant boutique à Marseille et mettant dessus : « Mirabeau,
teinturier. »
Ces parades misérables qui ne trompaient point le public, cet
abandon que l'Assemblée faisait d'elle-même à tel intrigant roya-
liste, rejetaient toute la France du côté des Jacobins. Au commen-
cement de septembre, le secrétaire des Feuillants, Antoine, de-
mande à rentrer; à la fin du mois, leur président. Bouche; une
foule d'autres les imitent. Le duc de Chartres y vient chercher
une double couronne civique, pour deux hommes à qui, dit-on, il
a sauvé la vie. La société de Paris redevient plus nombreuse que
jamais. Mais ce qui est véritablement surprenant, effrayant, c'est
l'accroissement subit des sociétés de provinces, leur immense mul-
tiplication. En juillet, il y avait quatre cents sociétés, — en sep-
tembre, dit-on, il y en eut mille! — Des anciennes, trois cents
correspondaient également avec les Jacobins et les Feuillants, cent
avec les seuls Jacobins. Et les six cents nouvelles, à qui demandent-
elles l'affiliation ? Aux Jacobins seuls. Ceux-ci sont évidemment
vainqueurs, maîtres de la situation, de l'avenir.
Cet immense mouvement de la France, qui semble se préci-
piter dans une association, ressort à la société mère des Jacobins
de Paris. Mais cette société renouvelée, sous quelle influence
a-t-elle été récemment recomposée.»^ Nous l'avons vu, sous celle
de Robespierre. C'est une société tout autre, plus aidente, plus
jeune, où les hommes considérables , les penseurs, les raisonneurs,
LIVRE V. — CHAPITRE X. 383
sont moins nombreux à coup sûr. En récompense , les hommes de
passion, de sensibilité, les artistes, les journalistes, la plupart de
second ordre, y dominent maintenant. Cette société, tète ardente
de l'innnense société jacobine répandue sur la France, ira de plus
en plus pensant, raisonnant par un seul homme; j'aperçois au
sommet de ce prodigieux édifice de mille associations la tête pâle
de Robespierre.
Il a maintenant élu domicile à la porte de rAssem})lée, et il
semble en faire le siège. Si vous ne le trouvez aux Jacobins, il est
à coup sûr en face de l'Assomption, chez Duplay, le menuisier.
Voyez- vous celte porte basse, cette cour humide et sombre, où
l'on rabote et l'on scie; au-dessus, au premier étage, dans une
chambre mansardée. M"*" Duplay possède le meilleur des pa-
triotes. . . Ah ! quel est le bon citoyen qui, passant devant cette
porte , ne sentira mouiller ses yeux I . . . -. . Les bonnes femmes
l'attendent dans la rue; elles sont trop heureuses de le voir un
moment « ce pauvre cher Robespierre », quand il sort propre et
décent, dans son neuf habit rayé^*^. Ses lunettes témoignent
([u'avant l'îîge il a déjà usé ses yeux pour le service du peuple. . .
Que ne peut-on baiser les basques de son habit! On le suit du
moins. . . 11 marche, sans reconnaître personne, sec, de pureté
civique, et droit, comme la vertu.
Que nous voilà déjà loin du 18 juillet, de cette adresse ram-
pante par laquelle Robespierre a sauvé les Jacobins! Nous avons
atteint le 1" septembre. La revision est terminée. Il s'agit de savoir
comment la constitution sera présentée à l'acceptation du Roi,
comment on constatera qu'à ce moment le Roi est libre. L'As-
seml)lée lui permettra-t-elle de modifier, d'accepter sous condi-
tion? Robespieire apporte un discours bien calculé pour foudroyer
'*' C'est vers ceUe époque, si je ne En quittant sa solitude, cliangennt de
me trompe, que l'habit olive, le premier quartier, de maison, il prit vraisembla-
habit (au dire de M. ViUiers, qui logeait blement l'habit rayé qu'on portait beau-
d'abord avec Robespierre), doit avoir coup alors, et qu'on voit dans tous ses
un successeur. portraits.
384 IIISTOinE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.
l'Assemblée dans son parti dominant, pour loutrager et l'écraser
dans l'homme le plus éminent du parti, Adrien Duport. Cet outrage
solennel est une chose politique, pour constater la défaite; un
parti vaincu n'est jamais vaincu, aux yeux de la plupart des hommes,
(uie quand il peut être impunément outragé, quand il tombe dans
le mépris.
« On doit être content sans doute , dit Robespierre , de tous les
changements essentiels qu'on a obtenus de nous. Si l'on peut encore
attaquer, modifier une constitution arrêtée deux fois, que nous
reste-t-il à faire que de reprendre ou nos fers ou nos armes ?, . . »
Applaudissement violent des tribunes. La gauche s'agite et mur-
mure. — « Monsieur le président, continue Robespierre, je vous
prie de dire à M. Duport de ne pas m'insulter » Il se trou-
vait justement que Duport n'avait rien dit, ses voisins en témoi-
gnèrent. Probablement Robespierre avait d'avance arrêté de le
nommer, afin de faire tomber sur ce nom tout le poids de la dia-
tribe qu'il balançait alors à la tribune, comme la pieiTe d'une
fronde, au moment de la lancer.
«Je ne présume pas, dit-il, qu'il existe dans cette Assemblée
un homme assez lâche pour transiger avec la cour sur un article
de notre constitution. . . » — Et il regardait Duport; les roya-
listes le regardent aussi, heureux et ravis. Quarante ans encore
après, Montlosier tressaille de joie en contant cette fête d'op-
probre dont jouit le côté droit, dans l'avilissement de Duport.
Il reprit : « Assez perfide pour faire proposer par la cour des
changements nouveaux que la pudeur ne lui permettrait pas de
proposer lui-même. » — Toute la salle, toutes les tribunes, por-
tèrent d'un regard sur Duport ce mot de perfide ^ et tous applau-
dirent.
« Assez ennemi de la pairie pour décréditer la constitution ,
parce qu'elle bornerait sa cupidité. » — Nouveaux applaudisse-
ments.
« Assez impudent pour avouer cpi'il n'a cherché dans la Révolu-
lion qu'un moyen de s'agrandir. » — La droite riait aux larmes.
LIVUK V. — CIIAPITUK X. 385
« Non, dit-il, je ne le crois pas. Je ne veux rejçardcr tel écrit,
tel discours (|iii présenterait ce sens, que comme l'explosion pas-
sagère du dépit, déjà expié par le repentir. . . » Et alors élevant
la voix : « Je demande que chacun de nous jure que jamais il ne
composera, sur aucun article, avec le pouvoir exécutif, soas peine
d'être déclaré traître à la patrie. »
Duport, Barnave et Lameth restèrent cloués à leur banc sous
cette parole de plomb. Elle tombait, assénée d'une lourdeur extra-
ordinaire, avec la clameur d'en haut, les cris des tribunes, avec
les dérisions infernales des royalistes, comme la joie des damnés,
se disant les uns aux autres : « Moit à nous! mais mort à vous!. . . ■
Et le plus tragique encore, c'était l'assentiment tacite de pres(juc
toute l'Assemblée, qui, par une malveillance naturelle à qui va
p.érir, s'amusait à voir ses chefs périr d'abord, étouffer, sans pou-
voir pousser un cri.
C'est ainsi qu'eux-mêmes, six mois auparavant, ils avaient tué
Mirabeau. Aujourd'hui, c'était leur tour.
Mirabeau n'eul pas cette lin désespérée et muette. Ceux-ci, il
faut le dire, expiraient sous une bien autre pression. Ils auraient
trouvé une voix, ces vaincus, si Robespierre seul, si l'Assemblée
seule, avec les tribunes, eût pesé sur eux. . . En réalité, ce qui
les écrasait, leur était Igi voix et l'haleine, la respiration, la vie,
c'était une puissance extérieure qu'on ne voyait pas, puissance
énorme, lnéluctal)le; c'était ce boaconsiriclor, ce prodigieux serpent
des mille sociétés jacobines, qui, d'un bout de la France à l'autre,
roulant ses anneaux, venait les serrer ensemble sur l'Assemblée
défaillante, et sur ce banc même, à cette place, tordait et retor-
dait son nœud. Ils n'avalent garde de bouger; à cette pression
extérieure s'ajoutait ce qui ôte les forces dernières, le vertige, la
fascination. Leur ennemi avait beau jeu pour examiner froidement
où et comment il lui convenait de leur enfoncer le poignard.
En Duport périrent les constitutionnels; en ceux-ci péril l'As-
semblée. Ce discours et ce silence d'étouffement, d'asphyxie,
semblent appartenir déjà à l'histoire de la Terreur.
386 HlSTOIllE DE LA HÉVOLUTION FRANÇAISE.
CHAPITRE XI.
PRKTRES ET JACOBLNS. - VENTE DES BIEiNS NATIONAUX
(SEPTEMBRE 1791).
Caractère général de l'Assemblée constituante. — Des services qu'elle a rendus au
genre liumain. — Déclaration de Pilnitz, 37 août, qui tue les constitutionnels.
— Le Roi accepte la constitution , 1 3 septembre. — Entrevues de la Reine et de
Barnave. — La force principale du royalisme était dans l'action du clergé sur le
peuple. — Douceur de l'Assemblée à l'égard des prêtres qui refusent le serment.
— Intrigues et menées violentes des prêtres réfractaires. — La mécanique du
fanatisme. — Sacrements furtifs, enterrements nocturnes, — Il n'eût pas été
impossible d'ouvrir les yeux au paysan. — L'Assemblée eût dû préparer les es-
prits à recevoir et comprendre la loi. — L'intérêt se mêlait au fanatisme. —
L'intérêt dut aussi soutenir la foi révolutionnaire. — Premier essor de la vente
des biens nationaux, — 800 millions en cin(f mois, avril-août i79i. — Foi des
acquéreurs dans les destinées de la Révolution. — Ils fortifient les sociétés jaco-
bines. — Le paysan sous-acquéreur devient la plus ferme base de la Révolution.
— C'est l'ancien mouvement de la France, longtemps interrompu, qui recom-
mença. — Note sur les écrivains qui essayent d'obscurcir ceci. — Solidité de la
France des campagnes. — Fin de l'Assemblée constituante, 3o septembre 1791;
son impuissance.
Les fautes de l'Assemblée constituante, les voies sinueuses et
coupables où s'engageaient ses meneurs, sa punition enfin et son
triste abaissement ne doivent point nous faire oublier, à nous,
postérité qui jouissons de ses bienfaits, tout ce que cette grande
Assemblée a rendu de services au genre humain.
Quel livre il faudrsdt pour explirpier, apprécier ce corps im-
mense de trois mille lois qu'elle a laissées ! . . . Peut-être essaye-
rons-nous d'en saisir l'esprit, quand nous pourrons les mettre en
regard des lois analogues ou contraires de nos autres assemblées.
Notons seulement, quant aux lois de la Constituante, que celles
même qui sont abolies n'en restent pas moins instructives et fé-
condes. Cette grande Assemblée semble parler encore à toute la
terre. Les solutions générales et philosophiques qu'elle donna à
LlVnE V. — CIÎAPI'ri\E XI. 387
lant (le questions sont toujours étudiées avec fruit, consultées avec
respect de tous les peuples. Klle n'est pas restée le législateur du
monde, elle en est toujours le docteur, elle lui conserve, noble-
ment formulés, les vœux du siècle philosophe, son amoiu* du
genre humain.
Dans cette histoire troj) rapide, je n'ai pu, sous ce rapport,
rendre à l'Assemblée constituante ce qui lui est dû. J'ai été invo-
lontairement injuste envers elle, parlant des intrigues et non des
travaux, nommant toujours les chefs de partis, les meneurs, fort
attaquables, et ne disant rien de cette foule d'hommes éclairés,
modestes, im|>artiaux, qui remplissaient les comités ou dans l'As-
semblée votaient avec intelligence et patriotisme, et tant de fois
fixaient la majorité du côté de la raison. Une masse flottante d'en-
viron trois à quatre cents députés, dont presque aucun n'a parlé,
dont aucun ne marque comme opinion tranchée, a fait peut-être
la force réelle de la Constituante , appuyant toujours les solutions
élevées, nobles, clémentes, qui font rayoïuier dans les lois le doux
génie de l'humanité.
Si l'Assemblée constituante était l'unique auteur des lois qu'elle
a rédigées (malgré leurs défauts, leurs lacunes), ce ne serait pas
une couronne que le genre humain lui devrait, mais un autel.
Ses lois, il faut le dire", ne sont pas à ejle seule. Va\ réalité, elle
a eu moins d'initiative qu'il ne semble. Organe d'une révolution
ajournée très longtemps, elle trouva les réformes mûres, les voies
aplanies. Un monde d'équité, qui brûlait d'éclore, lui fut remis
dans les mains par le giand xvni^ siècle; restait de lui donner
forme. La mission de l'Assemblée était de traduire en lois, en for-
mules impératives, tout ce que la philosophie venait d'écrire sous
forme de raisonnement. Et celle-ci, la philosophie, sous quelle
dictée avait-elle écrit elle-même? Sous celle de la nature, sous celle
du cœur de l'homme étouffé depuis mille ans. En sorte que l'As-
semblée constituante eut ce bonheur, cet honneiu* insigne, de faire
que la voix de riiumanité fût enfin écrite et devînt la loi du monde.
Elle ne fut pas indigne de ce rôle. Elle écrivit la sagesse de
s5.
388 IIISTOIUK l)K I.A niU'OI.U TION FUA.NÇAISK.
son époquiî, parfois elle la dépassa. Les légistes illiisires (pil ré-
(iif'eaient pour elle lurent, dans leur Torce logicpie, conduits à
étendre ])ar une déduction légitime la pensée philosophique du
xviii*' siècle; ils ne furent pas seulement ses secrétaires et ses
scribes, mais ses continuateurs. Oui, quand le genre humain dres-
sera à ce siècle unique le monument qu'il lui doit, quand, au
sommet de la pyramide, siégeront ensemble Voltaire et Rousseau,
Montesquieu, Diderot, Bulfon, sur la penle et jusqu'au bas siége-
ront aussi les grands esprits de la Constituante, et à côté d'eux les
irrandes Jbrces de la Convention. Léo;lslateurs, organisateurs, ad-
miiiistrateiu\s, ils ont, lualgré toutes leurs fautes, laissé d'immortels
exemples. Vienne ici la teiTe entière, qu'elle admire et qu'elle
tremble, (ju'elle s'instruise par leurs erreurs, par leur gloire et par
leurs vertus.
Mais l'heure sonne, il faut qu'elle périsse cette grande Consti-
tuante. Elle ne peut plus rien pour la France, rien pour elle-même.
Il faut que la Convention nous vienne, d'abord sous le nom de
Législative. 11 faut que l'association jacobine couvre et défende la
France. 11 faut une conjuration, contre la conspiration des prêtres
et des rois.
Le 27 aoùl, à Pil nitz, l'Empereur et le roi de Prusse avaient
écrit une note menaçaute pom' la France, vague d'abord. Puis
Calonne était accouru. Sous son influence active, au souille haineux
des émigrés, les rois eux-mêmes prirent feu, et, sans bien s'en
rendre compte, ils dépassèrent la mesure qu'ils s'étaient prescrite.
Ils se laissèrent entraîner à ajouter cette phrase au manifeste :
« Qu'ils donneraient ordre pour que leurs troupes fussent à portée
de se mettre en activité. »
Ce fut un avantage pour la France d'être avertie ainsi. Les
émigrés, avec leur maladresse ordinaire, sonnaient le tocsin avant
l'heure. La lettre pacifique de la Reine de France fut oubliée un
moment de Léopold; n'ayant encore nulle intention d'agir, il
commit la faute de donner l'alarme. Ici ce fut un coup de grâce
pour les constitutionnels; dans leur pénible travail de restaurer la
[JVI\K V. — CIIAPITHK XI. 389
royaulô, ils 1*111*011! frappés à mori par rômijçralion. Kn préscnro do
la «i^uorro qu'on crut imminenlo, lo l)on sons national s'ôloi«^na
d'eux do plus on plus, les crut incapables ou perfides, dangereux
do toute façon dans la crise qu'on voyait venir.
Ils conlirmèrent, dans la revision, le sacrifice qu'ils avaient fait
déjà, leur exclusion de la dépiitation et de toutes places. On le leur
a reproché à tort; ils n'étaient pas libres d'agir autrement. Ils se
voyaient l'objet do la défiance universelle, hors d'état de faire
aucun mal, aucun bien.
La conslitulion, présentée au Hoi, fut acceptée de lui le 1 .'i sep-
tembre. Les émigrés prétendaient que le Roi se déshonorait; Hurke
écrivit à la Reine qu'elle devait refuser et plutôt périr. Elle ressentit
vivement la dureté de ces bons amis, de ces serviteurs fidèles, cp^ii,
eux-mêmes loin du danger, paisibles dans les salons de Londres
ou de Vienne, voulaient qu'elle s'immolât et lui imposaient la
mort. Ce n'était nullement l'avis de Léopold ni du prince de
Kaunitz. Barnave et les constitutionnels suppliaient aussi le Roi
d'accepter. 11 le fit avec une remarquable réserve, déclarant qu'il
ne voyait pas dans cette constitution des moyens suffisants d'action
ni d'unité : « Puisque les opinions sont divisées sur cet objet, ye
consens que l'expérience en demeure le seul juge. » C'était approuver
sans approuver, se réserver d'attendre, témoin inerte et malveil-
lant, les chocs que subirait la machine prête à se disjoindre.
Il y eut des fêtes dans Paris. La famille royale fut promenée aux
Tuileries, aux Champs-Elysées, au théâtre, reçue encore une fois
d'une grande partie do la population avec joie et attendrissement.
Joie inquiète et mêlée d'alarmes. On lisait une même pensée sur
tous les visages : « Ah I si la Révolution finissait ! Si nous pouvions
voir enfin dans ce jour la fin de nos maux I »
Loin de finir, tout commençait. Pendant que le Roi et la Reine,
plus libres enfin, voyaient secrètement, consultaient Barnave, trai-
taient, en quelque sorte, avec la Révolution, les prêtres, par toute
la France, au nom de Dieu, au nom du Roi, avaient or^^janisé le
premier acte do la guerre civile.
390 HISTOIRE DK I.A RÉVOLUTION FRANÇAISE.
Je ne sache rien dans l'histoire de plus triste que ces nocturnes
entrevues de Barnave avec le Roi et la Reine, telles que les a ra-
contées la rcnnne de chambre qui ouvrait au député. Elle attendait
des heures entières à une petite porte des entresols, la main sur
la serrure ouverte. La Reine, un jour, craignant que Bainave ne
gardât moins le secret s'il le voyait partagé avec une femme de
chambre, voulut se charger elle-même de ce poste et repiil la
faction. Spectacle étrange de voir la Reine de France attendi'e la
nuit, la main au loquet!. . . Et qu'attendait-elle, hélas .^ Reine
déchue, elle attendait le secours de l'orateur non moins déchu,
devenu impopulaire, et qui ne pouvait plus rien. La mort attendait
la mort, et le néant le néant (').
La force du royalisme était ailleurs, dans l'embrasement fana-
tique (pie les prêtres, sur un vaste plan d'incendie, allumaient,
attisaient partout. Vous auriez dit de la France comme d'une mai-
son fermée qui brûle en dedans; l'incendie se trahit par places,
avec des signes différents : ici, une fauve lueur, plus haut la fu-
mée, là-bas l'étincelle.
Dans la Bretagne, par exemple, les curés, presque tous nommés
maires en 1789, restaient maires de fait, magistrats de la Révo-
lution contre la Révolution. Nul moyen d'organiser les municipa-
lités nouvelles. Une force immense d'inertie, un vaste et farouche
silence sur tout le pays, une attente manifeste.
En Vendée, chaque seigneur s'était fait nommer commandant
de la garde nationale, et son régisseur était souvent maire. Le
dimanche, après la messe, les paysans leur demandaient : « Quand
commen<;ons-nous .^ » On avait vu, justement en juin, vers l'époque
du voyage de Varennes, nombre d'émigrés revenir, sur l'espoir d'un
grand mouvement. L'un d'eux, le jeune et dévot Lescure, avait
'^ El le pis, c'est que Barnave, qui Je ne le sais. Le roi de Suède, qui pro-
se dévouait pour la Reine, se défiait bablement savait bien la pensée des
d'elle et craignait sa duplicité; il exi- Tuileries, écrit peu après à Bouille (dé-
geait qu'elle lui montrât toutes ses cemljre) que tout ce qu'on veut, c'est
lettres. ( Voir M°" Campan. ) Avait-il tort ? « d'endormir l'Assemblée ».
LIVRE V. — CHAPITRE XI. 391
ciTi venir se hattre pour le Roi et la religion; sa famille le maria.
Il se trouva fort à point que la tante de M"*" de Lescure (depuis
La hochejaquelein) avait envoyé de Rome une dispense nécessaire.
La dispense disait que le mariage ne pouvait être célébré que par
un prêtre qui eût refusé ou rétracté le serment. Ce fut l'un des
premiers actes écrits dans lesquels le pape exprima sa décision.
Noml)re de prêtres qui avaient juré se rétractèrent sur-le-champ.
Mais bien avant que le pape se fût ainsi déclaré, sa pensée était
connue et comprise; les agents du clergé agissaient avec adresse et
mystère; ils remuaient le peuple en dessous. Dans la Mayenne»
par exemple, rien ne paraissait encore; mais parfois, dans les
clairières des bois, on trouvait de grands rassem])lements de mille
ou deux mille paysans. Pour quelle cause .•^ Personne n'aurait su
le dire.
Le sabotier Jean Chouan ne sifllait pas encore ses oiseaux de
nuit. Bernier ne prêchait pas encore la croisade dans l'Anjou.
Cathelineau était encore un bon voiturier, honnête et dévot col-
porteur, qui doucement menait d'ensemble son petit conmierce et
les affaires du parti. Cependant, dans cette douceur, malgré les
recommandations d'ajourner, d'attendre, il y avait des hommes
impatients, des mains imprudentes, des vivacités irréfléchies. Près
d'Angers, par exemple, un prêtre assermenté fut tué à coups de
couteau. A Châlons, des furieux escaladèrent le presbytère pour
assassiner le curé. En Alsace, on n'employait pas le fer conti'e les
prêtres citoyens; on lâchait sur eux des dogues, pour les dévorer.
Tous les soirs, dans les églises obscures, on chantait, cierges
éteints, à une foule palpitante, le Miserere pour le Roi, avec un
can(i({ue où l'on promettait à Dieu de recevoir les intrus à coups
de fusil. Le cantique et tous les ordres auxquels obéissait le clergé
d'Alsace venaient de l'autre bord du Rhin, où le cardinal-collier,
le fameux Rohan, devenu saint et martyr, sans danger, tout à son
aise, travaillait la guerre civile.
Fauchet, dans le Calvados, avait été cruellement puni de son
effort insensé pour réconcilier la Révolution et le christianisme; sa
392 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
parole clocjucnte ne trouva qu'insulte et risée. A Gacn, l'audace
(les prêtres et des femmes, leui-s fidèles alliées, alla à ce point
que celles-ci, furieuses, en plein jour, dans une ville pleine de
troupes et de gardes nationales, entreprirent de mettre à mort le
curé de Saint-Jean, descendirent la corde de la lampe du chœur
pour le pendre sur l'autel.
Quelle était la persécution qui excitait de telles fureurs.^ Où
donc était le tyran, le Néron, le Dioclétien, contre lequel on s'in-
surgeait.'^ Les rôles étaient intervertis depuis le temps des u)ar-
tyvs; les saints d'alors savaient mourir, mais ceux-ci savaient tuer.
Il faut qu'on sache :
i" Que l'Assemblée n'avait exigé nul serment des prêtres sans
fonctions, qui faisaient une bonne moitié du clergé. Moines, cha-
noines, bénéficiers simples, abbés de toutes les espèces, ils tou-
chaient leurs pensions; l'Etat ne leur demandait rien.
2° Le serment qu'on demandait aux prêtres en fonctions n'était
nullement un serment spécial à la constitution civile du clergé, mais
un serment général « d'être fidèles à la nation, à la loi et au Roi,
et de maintenir la constitution ». Ce serment, purement civique , était
celui que l'Etat peut demander à tout fonctionnaire, celui que la
patrie a droit d'exiger de tout citoyen.
Il est vrai que sous ces mots généraux : la loi, la constitution,
la constitution civile du clergé était comprise implicitement, ainsi
que toute autre loi. Qu'ordonnait cette constitution du clergé.^
Rien de relatif au dogme, rien autre chose qu'une meilleure divi-
sion des diocèses et le rétablissement de l'élection dans l'Eglise ^^\
le retour à la forme antique. L'opposition du pape et du clergé
était celle de la nouveauté contre fantiquité chrétienne que l'As-
semblée renouvelait.
''' Relativement à l'élection , la véri- t. XXXIV, p. 3io) : «La constitution
table pensée du clergé d'alors, plus sin- civile du clergé livrait à tout ce guil y
cère que celui d'aujourd'hui, est parfai- a de plus vil el de plus abject dans l'ordre
tement exprimée dans l'article Pie VI social l'élection de ce qu'il y a de plus
( Bibliographie universelle de Mic'iaud , élevé et de plus pur dans le sacerdoce. •
LIVRK V. — ClIAPirnK XI. 393
Va celle Asscml)léc, ce tyran, quelle torture infligeait-elle aux
prêtres qui refusaient le serment civique, qui déclaraient ne point
vouloir obéir aux lois? La peine unique était d'être payés sans rien
faire, elle leur conservait leur traitement; oisifs et malveillants,
elle ne les pensionnait pas moins.
Ce n'est pas tout, par un respect excessif pour la liberté des
consciences, elle laissait à ces ennemis de la loi l'accès de Tau-
tel, elle leur tenait toujours ouverte l'église qu'ils avaient voulu
(juiller, leur permettait d'y dire la messe, de sorte que les igno-
rants, les simples, les esclaves de l'habitude, ne fussent point trou-
blés de scrupule et pussent chaque matin entendre leur prêtre
maudire la loi qui le payait et la trop clémente Assemblée.
Il faut le dire, les prêtres citoyens montrèrent, pendant long-
temps, à l'égard de ceux qui prêchaient contre eux l'émeute et
le meurtre, une patience plus qu'évangéllque. Non seulement ils
leur ouvraient l'église, mais partageaient avec eux les ornements,
les vêtements sacerdotaux. Le savant et modeste d'Expilly, évêquc
(le Qulmper, les encouragea lui-même à continuer le culte. Gré-
goire, à Blols, les couvrait d'une protection magnanime. Un autre
évêque, nous le verrons tout à l'heure, les défendit à l'Assemblée
législative avec une admirable charité. Un de ces vrais prêtres de
Dieu écrivait, le 12 septembre, pour prévenir les mesures de ri-
gueur que l'on craignait dans l'Ouest : « Les plaies de la religion
saignent. . . Point de violence, je vous prie. La douceur et l'in-
struction sont les armes de la vérité. »
Ces vertus devaient être Inutiles. 11 fallait que l'opposition des
deux systèmes apparût dans tout son jour. Quelle que soit l'élas-
ticité du christianisme à suivre extérieurement les formes de la
liberté, son principe intime. Immuable, c'est celui de l'autorité.
Le fond du fond, en sa légende, c'est la liberté perdue dans la
grâce, le libre arbitre de l'homme et la justice de Dieu noyés en
même temps dans le sang de Jésus-Christ ('l
'*' MM. de Maistre el de Bonald ont solidement établi qu'il n'y a nul accord pos-
sible entre la liberté et l'Eglise, entre la Révolution et le christianisme.
39U HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.
F/Egllse de 1791 s'avouait nettement ce qu'elle était, le repré-
sentant de l'autorité, l'adversaire de la liberté. Et, comme telle,
elle demandait aussi le rétablissement complet de l'autorité royale.
On surprit , on imprima une lettre de Pie VI , où , croyant
Louis XVI échappé, il le félicitait de rentrer dans la plénitude du
pouvoir absolu.
C'était le crime de l'Assemblée d'avoir méconnu à la fois les
deux lieutenants de Dieu, ses vicaires, le Roi et le pape, d'avoir
nié sous les deux formes l'infaillibilité papale et royale, la double
incarnation, pontificale et monarchique.
Là était le fond de la question , question une , identique , si bien
que ceux qui travaillaient le mieux pour le Roi étaient encore ceux
qui ne croyaient travailler que pour les prêtres.
Rien ne peut donner une idée de la sourde et violente persécu-
tion dont la Révolution, qui semblait maîtresse, était réellement
victime. C'est alors que l'on put voir combien le domaine de l'ac-
tion légale est resserré , en comparaison des mille activités diverses
qui échappent aux regards, aux prévisions de la loi. La société
royaliste et dévote semblait en tout et partout dire tacitement au
partisan des idées nouvelles : « Eh bien, qu'elles te protègent! . . .
La loi est pour toi , garde-la ! » — Au travailleur sans ouvrage ;
« A toi la loi, mon amil puisse la loi te nourrir! » — Au pauvre :
« Que la loi t'assiste ! » — Au marchand : « Que la loi achète I . . .
Elle te laisse mourir ? Eh bien , meurs I »
Que de mariages, tout prêts, furent violemment rompus! que
de familles brouillées à mort I et combien de fois l'histoire renou-
velée des Montaigu et des Capulet, l'éternel obstacle des haines
entre Roméo et Juliette ! . . . Les mariages étaient des divorces.
La femme, au milieu de la nuit, s'en allait pieds nus, fuyait le lit,
que dis-je ? le toit conjugal. Les enfants en larmes avaient beau
courir après . . .
Le dimanche, elle s'en allait, pendant que l'église était tout
ouverte, chercher à 2 ou 3 lieues son église à elle, une grange,
une lande, où devant quelque vieille croix le prêtre rebelle disait
LIVRE V. — GHAPITUK XI. 395
sa messe de haine. On ne peut pas se figurer combien l'imagination
(le ces pauvres créatures devenait exaltée, parfois furieuse, au
souille du démon du désert. Dans je ne sais (|uel village du Péri-
gord, une hande de ces femmes, un matin, s'arme de haches,
court à une des églises supprimées, hrise les portes, sonne le
tocsin. La garde nationale accourut, les désarma; on les traita
doucement; sur treize qu'on avait arrêtées, douze étaient enceintes.
Une instruction hahile (du 3i mai 1791), cjui, de la Vendée,
courut toute la France, enseignait aux prêtres la mécanicpie du
fanatisme pour brouiller les têtes, pour faire des folles et des
fous. Cette instruction fut colportée partout discrètement par les
sœurs grises du pays, les Filles de la sagesse, dangereux agents,
qui, d'hôpital en hôpital, et tout en soignant les malades, répan-
daient cette horrible maladie de la guerre civile. Le point principal
de l'instruction était d'établir un sévère cordon sanitaire entre les
assermentés et les non assermentés, une séparation qui donnât au
peuple peur de gagner la peste spirituelle. C'était aux enterrements
surtout que la mise en scène était dramaticjue. Dans la maison
mortuaire, portes, croisées, volets fermés, le saint prêtre entrait
vers le soir, disait la prière des morts, bénissait le défunt, au mi-
lieu de la famille à genoux. Celle-ci, on le lui permettait, portait
le mort à l'église; pleine de répugnance et d'horreur, elle s'arrêtait
avant le seuil, et dès que les prêti'es constitutionnels venaient pour
introduire le corps, les parents fuyaient en larmes, laissant avec
désespoir leur mort livré aux prières maudites.
Plus tard, l'instruction secrète ne leur permit plus même de
l'amener à l'église. « Si l'ancien curé ne peut l'enterrer, dit-elle,
que les parents ou amis l'enterrent en secret. » Dangereuse autori-
sation, impie et sauvage! L'affreuse scène d'Young, obligé d'en-
terrer lui-même sa fille, pendant la nuit, d'emporter le corps glacé
dans ses bras tremblants, de creuser pour elle la fosse, de jeter la
terre sur elle (ô douleurl), cette scène se renouvela bien des fois
dans les landes et dans les bois de l'Ouest. . . Et elle se renou-
velait avec un surcroît d'horreiu'. Ils tremblaient, ces hommes
396 HISTOIRF-: DE I. A RKVOLUTION FRANÇAISE.
simples, que le pauvre mort, ainsi mis eu terre par des mains
laï((uos et sans sacrement, ne fût à jamais perdu pour Téternité, et
(MIC, par delà cette nuit, ne s'ouvrît pour Tàme infortunée la nuit
de la damnation.
Qui accuser de ces horreurs? La dureté de la loi? L'intolérance
de l'Assemblée? Nullement. Llle n'avait imposé aucun sacrifice des
croyances religieuses.
Non, ce n'est pas l'intolérance qu'on peut reprocher à cetle
grande Assemblée. Ce qu'on doit blâmer en elle, c'est d'avoir, en
donnant la loi, négligé tous les moyens d'éducation, de publicité,
qui pouvaient la faire comprendre, qui pouvaient, dans l'esprit
des populations, dissiper la nuit d'ignorance, de malentendus,
qu'on épaississait à plaisir, éclaircir les fatales équivoques qui
furent partout l'arme dû clergé.
La plus ordinaire était de confondre les deux sens du mot
constitution, de supposer que le serment civique d'ol)éissance à la
constitution de l'Etat était un serment religieux d'obéir à la consli-
tution civile du clergé. En confondant habilement les deux choses,
le clergé accusait l'Assemblée d'une barbare intolérance. Aujour-
d'hui encore, beaucoup de personnes ne savent pas distinguer et
font de ce mot mal compris un grief essentiel contre la Révolution.
Les paysans de la Vendée et des Deux -Sèvres furent bien
surpris, lorsque la chose leur fut expliquée par les commissaires
civils en mission, MM. Gensonné et Gallois, en juillet et août
1791. Ces pauvres gens n'étaient nullement sourds à la voix de la
raison. Ils furent tout heureux d'entendre les comniissaires leur
répéter les instructions de l'Assemblée : « La loi ne veut nullement
tyranniser les consciences; chacun est le maître d'entendre la
messe qui lui convient, d'aller au prêtre qui a sa confiance. Tous
sont égaux devant la loi; elle ne leur impose d'autre obligation
que de suppoiter mutuellement la difierence de leurs opinions reli-
gieuses et de vivre en paix. » Ces paroles attendrirent la foule
honnête et confiante; ils avouèrent avec i-epentir les infractions
à la loi qu'ils pouvaient se reprocher, promirent de respecter
IJVnE V. — CMAIMTUE XF. 397
le prèti'e autorisé par l'Etat et quittèrent les commissaires ci-
vils « l'àmc remplie de paix et de bonheur», se félicitant de tes
avoir vus
Hélas! ce peuple excellent ne demandait que des lumières. Ce
sera uti reproche éternel au clergé de l'avoir harbarement envi-
ronné de ténèbres, de lui avoir donné pour une question reli-
gieuse une question extérieure au dogme, toute de discipline et
de politique, d'avoir torturé ces pauvres âmes crédules, endurci,
dépravé par la haine une des meilleures populalions, de l'avoir
rendue meurtrière et barbare !
Et c'est luî reproche aussi poiu* l'Assemblée constituante de
n'avoir pas su qu'un système de législation est toujours impuis-
sant, si Ton ne place à côté un système d'éducation. Je parle, on
le comprend assez, de l'éducation des hommes, autant et plus que
de celle des enfants.
L'Assemblée constituante, dernière expression du wni*^ siècle
et dominée comme lui par une tendance abstraite et scolaslique,
s'est trop payée de formules et n'a pas eu notion de tous les in-
termédiaires qui séparent l'abstraction de la vie. Elle a toujours
visé au général, à l'absolu; elle a été dépourvue entièrement de
cette qualité essentielle du législateur que j'appellerais volontiers
le sens éducatif. Ce sens. donne l'appréciation des degrés, des moyens
variés, par lesquels on peut rendre la population apte à recevoir
la loi. Sans ces moyens préalables, celle-ci ne fait que révolter les
âmes; la loi ne peut rien sans la foi, elle la suppose. Mais la foi,
qui la sème, la piépare et la fait d'avance.*^ C'est réducalion.
Qu'il me soit permis de reproduire ici ce que j'ai dit el im-
|)rimé dans mon Cours (3 et lo février i8/|8) : « Nos législateurs
logardèrent l'éducation connue un complément des lois, ajour-
nèrent à la fin de la Révolution cette fondation dernière; c'était
justement la première par où il fallait commencer. — Le symbole
|:olitl([ue, la Déclaration des droits étant une fois posés, il fallait,
pour base aux lois, mettre dessous des hommes vivants, iaire des
hommes, fondei', constituer le nouvel esprit par tous les moyens
398 HISTOIRE DE LA KEVOLUTION FRANÇAISE.
diflérents, asseml)lées populaires, jouinaux, écoles, spectacles,
fêtes, ausmenler la Révolution dans leur cœur, créer ainsi dans
tout le peuple le sujet vivant de la loi, en sorte que la loi ne
devançât pas la pensée populaire, qu'elle n'arrivât point, comme
une étrangère, inconnue et incomprise, qu'elle trouvât la maison
prête, le foyer tout allumé, l'impatiente hospitalité des cœurs prêts
à la lecevoir. »
«La loi, n'étaiit nullement préparée, nullement acceptée d'a-
vance, sembla, cette fois encore, comme les anciennes lois qu'elle
remplaçait, tomber durement d'en haut. Cette loi, tout humaine
qu'elle fût, se présenta comme un joug, une nécessité, aux popu-
lations surprises. Elle voulut entrer de force dans un terrain où
elle n'avait pas préalablement ouvert le sillon; elle resta à la sur-
face. »
Non seulement elle resta stérile, mais elle opéra justement le
contraire de ce qu'elle se proposait. Non seidement il n'y eut pas
d'éducation, mais il y eut une contre-éducation, une éducation en
sens inverse, qui eut deux effets déplorables :
Ces âmes crédules, effarouchées par les terreurs du monde à
venir, devinrent inhumaines, en proportion de leurs craintes. Elles
s'endurcirent, comptèrent pour rien la vie de l'homme, l'effusion
du sang. La mort! ce n'était pas assez pour se venger d'un ennemi
qui faisait courir aux àines la chance d'un enfer éternel I
Puis l'exaltation fanatique, qui semblait devoir rendre les con-
sciences scrupuleuses et méticuleuses, eut, au contraire, l'effet
bizAire de leur ôter tout scinipule, leur faisant perdre de vue les
motifs intéressés, personnels, qui les rendaient souvent hostiles à
la Révolution, en sorte qu'ils crurent la haïr d'une haine dés-
intéressée, non pour tel tort matériel qu'elle leur faisait, mais uni-
quement pour Dieu. Le Vendéen, par exemple, qui plaçait chez
sou seigneur tout l'argent qu'il relirait de l'élève des bestiaux,
qui voyait son noble débiteur ou ruiné ou émigré, il prenait son
fusil, pourquoi.^ Pour cette perte d'argent? Non, mais (dlsalt-il)
j)our qu'on lui rendît ses bons prêtres. Le Breton, qui comptait placer
LIVRE V. — CHAPITRE XI. 399
dans le clei^é un ou plusieurs de ses enfants, avait bien contre la
Kévoliition un motif temporel de haine; mais sa sombre exalta-
lion religieuse lui persuadait ([u'il n'en voulait à Tordre nouveau
(jue pour l'outrage fait à l'Eglise, pour son Dieu en fuite, exilé
aux landes désertes et sans abri que le ciel.
Voilà comment l'esprit de résistance, ne se connaissant j)as bien
lui-même, était mêlé fortement de fanatisme et d'intérêt. Un seul
de ces deux mobiles aurait pu céder, le fanatisme eût disparu à
la longue devant les lumières nouvelles, l'intérêt parfois peut-être
se fût immolé à la conscience. Mais, ainsi mêlés, confondus, se
ti'um|)ant mutuellement, se donnant le change, ils étaient indes-
tructibles.
L'enthousiasme révolutionnaire semblait devoir moins durer (pie
le fanatisme catholique et royaliste. H avait pour objet des idées
nouvelles, et ne se liait pas comme l'autre à tout un système d'ha-
])ltudes et de routines, anciennement envlellll dans l'homme, passé
dans la vie, dans le sang. Plusieurs générations déjà, plusieurs
classes d'esprits divers (et dans l'Assemblée nationale et dans la
nation tout entière), avaient eu leurs moments d'enthousiasme
plus ou moins longs, et puis elles étalent retombées. Plusieiu's
persistaient sans doute, des hommes d'ardeur inextinguible, d'in-
domptable fermeté; et ceux-là devaient glorieusement persister
jusqu'à la fui. Toutefois de tels caractères sont toujours en petit
nombre. Une révolution cpji s'appuierait uniquement sur une élite
héroïque serait certes bien compromise.
il fallait que la Révolution, si elle voulait durer, s'appuyât,
comme faisait la contre-révolution, non exclusivement sur les sen-
timents, qui sont si mobiles en l'homme, mais sur l'engagement
fixe des intérêts, sur la destinée des familles compromises par
leur fortune dans ia cause révolutionnaire, décidément et sans
retour.
C'est à quoi l'Assemblée constituante avait visé par la vente des
biens nationaux. Ces biens d'abord étalent censés acquis de l'Etat
par les municipalités, qui les revendaient aux particuliers. Mais
/400 HISTOIRE I)K LA REVOLUTION FRANÇAISE.
ropération se faisait avec une extrême lenteur. Au commencement,
on avait, peut-être dans l'idée malveillante d'éloigner les acqué-
reurs, mis en vente d'énormes immeubles, comme les bâtiments
des couvents, peu propres aux usages des particuliers. Ce ne fut
(pie plus tard qu'on vendit les parties les plus vendables, les plus
désirées, les bois et les terres.
En général, le paysan, craintif et rusé, ne voulait point acheter
directement de la commune. Il allait, avec un voisin ou plusieurs,
trouver quelque procureur de l'endroit, un homme d'affaires,
parfois ex-intendant ou régisseur : «Eh bien. Monsieur un tel,
pourquoi n'achetez-vous pas? Achetez donci Nous voilà tous, qui
sommes prêts à racheter de vous quelques morceaux de cette terre. »
Ce qui, traduit librement, selon l'idée réelle du paysan, signi-
fiait : « Achetez. Si les émigrés reviennent, vous serez pendu. Mais
Ton ne pourra pas pendre la foule des sous-acquéreurs. Et ce sera
un grand hasard si Ton peut reprendre à des bandes si nombreuses
un bien disséminé en parcelles imperceptibles. »
L'ex-intendant ou régisseur ne répondait rien, il hochait la tête.
Généralement il achetait , sans se trop hâter de revendre ; il voulait
voir venir les choses. Si la Révolution triomphait, il gardait ou
vendait, détaillait et faisait fortune, et si c'était la contre-révolution
qui prévalût, il avait son excuse prête : « J'ai acheté le bien pour
le sauver, pour le conserver à son maître légitime. »
Mais les hommes plus hardis, plus indépendants, et c'était le
plus grand nombre, les hommes lancés sans retour dans la Révo-
lulion, n'hésitaient pas à jouer tout sur ce coup de dé. Une seule
chose les arrêtait, c'est que, malgré toutes les facilités que donnait
aux acquéreurs l'Assemblée nationale , le terme des premiers paye-
ments était rapproché; ils n'avaient pas le temps de faire les trois
opérations qu'ils avaient en vue : acheter, trouver des sous-acqué-
reurs, leur revendre et déjà recevoir d'eux quelque portion du prix
qui pût aider l'acquéreur au premier payement.
C'était un sujet de joie pour les contre-révolutionnaires de voir
que la grande opération, avec tant de facilités offertes, traînait,
LIVRE V. — CHAPITRE XF.
401
avortait. Un jour qu'ils disaient à Mirabeau : « Vous ne les vendrez
jamais, vos biens nationaux.. . ., » on assure qu'il leur répliqua :
« Eh bien, nous les donnerons. »
Au a 4 mars 1791, il ne s'en était encore vendu que pour
180 millions à peu près. L'Assemblée avait donné un délai aux
acquéreurs jusqu'en mai. Délai insuflisant; elle le sentit le 27 avril,
et elle étendit le délai de huit mois entiers , juscpi'en janvier 1792.
Cette mesure habile eut un effet incalculable; aucune à celte
époque ne contribua davantage à sauver, à affermir la Révolution.
En cinq mois, chose prodigieuse ! la vente lut de 800 millions; en
sorte que le 26 août, le comité, dans son rapport à l'Assemblée,
déclare qu'on a adjugé, en tout, des biens nationaux pour la valeur
de 1 MILLIARD 1
Aucun des avantages offerts jusque-là ne les faisait acheter. Ils
étaient affranchis de toute hypothèque légale, francs de toute re-
devance, de tout droit de mutation, libres de toutes dettes, rentes
constituées, fondations. Tout cela n'avait pas suffi pour donner
l'essor à la vente. La mainmorte, ce charme fatal qui tant de siècles
rendit ces biens morts, en effet, inertes, souvent improductifs ('),
semblait peser sur eux encore. Une chose rompit le charme, leur
rendit le mouvement, les fit partir, s'écouler, circuler de main en
main; ce fut le délai de neuf mois, lequel entraînait la facilité de
^'' Le soin intelligent avec lequel le
clergé faisait cultiver certaines vignes de
luxe , tel et tel clos célèbres , a donné à
■ses cultures une réputation bien peu
méritée. L'administration ecclésiastique
avait à la fois deux défauts qui semblent
s'exclure : la mohililé et \ inertie. — La
mobililé : les mutations continuelles de
bénéfices et le cbangenient de bénéfi-
ciers mettaient dans l'existence du
fermier une incertitude fâcheuse ; la mu-
tation, en certains cas, pouvait le dé-
posséder inopinément. — L'inertie: l'ac-
tivité , le progrès, n'étaient nullement
encouragés par un corps dont les reve-
nus dépassaient iniiniment les besoins;
les constinictions immenses, et souvent
sans utilité, que firent, au xviii* siècle,
les corporations monastiques , montrent
qu?, positivement et à la lettre, elles ne
savaient plus que faire de leurs revenus.
Dans plusieurs, le nombre des moines
était réduit presque à rien; Saint- Van-
drille, par exemple, fondé pour iiiille
moines, n'en nourrissait plus que quatre.
Comment s'étonner si l'administration
de ces maisons était inerte et négligente ,
les cultures peu encouragées ? etc.
402 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
sous-veiidre et de détailler, donnait le temps de tirer déjà quelque
chose des sous-acquéreurs, etc.
La déclaration de Pilnitz, la solennelle menace des rois à ia
Révolution, est datée du 27 août 1 791. Et le 26 du même mois,
le rapport du comité d'aliénation, annonçant ce fait si grave que
la vente a pris l'essor, qu'elle est déjà de 1 milliard, fait prévoir
que la Révolution est maintenant lancée sans retour, qu'elle ne
sera pas violente seulement, mais ferme et profonde, qu'elle ne
touche pas la surface du pays, mais le fonds et le tréfonds; quoi
que veuillent ou fassent les rois, elle sera à jamais irrévocable,
invincible.
Car enfin que signifiait cette vente .^ Qu'une foule d'hommes
venaient d'engager leur fortune dans la cause révolutionnaire; plus
que leur fortune peut-être, leur vie, et plus encore que leur vie,
la destinée de leurs familles.
Ce n'était pas une chose sans péril , en 1791, pour eux et les
leurs, d'acheter ces biens. Les sarcasmes, les injures, les menaces
secrètes, ne manquaient point à l'acquéreur. Il en soufTrait moins
dans les grandes villes, où l'on connaît peu son voisin; mais, dans
les petites, sa situation était presque intolérable. La superstition,
la haine , la malice universelle , l'enfermaient , pour ainsi dire , d'un
cercle maudit. Tout ce qui pouvait lui arriver de fâcheux était un
châtiment du ciel. Son enfant était malade } Châtiment. Sa femme
avortait? Châtiment. S'il avait quelque accident, tout le monde en
louait Dieu. Dans une ville éloignée de 3o et quelques lieues de
Paris, la flèche de la cathédrale branlait depuis longtemps, au
grand péril des maisons voisines; un maçon l'achète pour la démo-
lir; peu après il tombe d'un échafaudage et se tue : la ville en fait
des feux de joie.
Au milieu de la malveillance universelle , les acquéreurs se rap-
prochaient les uns les autres et se tenaient fortement. Cela seul
d'avoir acquis des biens de la nation , c'était un signe certain auquel
les amis de la Révolution se reconnaissaient, ceux qui avaient
embaïqué lem' bien et leur vie sur le vaisseau de la république ,
LIVRE V. — CHAPITRE XI. 403
se remettant à sa fortune, voulant prospérer avec elle, ou avec elle
périr.
Le choc (lu 2 1 juin, ralTairc de Varennes, les menaces de
l'étranger, éprouvèrent leur foi robuste aux destinées de la Révo-
lution. Ils ne bronchèrent pas, ne sourcillèrent pas. Le 21 même,
on l'a vu, ils achetèrent, et fort cher, trois maisons du chapitre de
Notre-Dame de Paris. Ainsi les Romains assiégés mirent en vente
et vendirent aussi cher qu'en pleine paix le champ sur lequel
Annihal était campé aux portes de Rome.
Les meneurs de l'Assemblée, dans le mouvement royaliste
qu'ils s'efforçaient de lui imprimer, virent sans doute avec inquié-
tude cet élan populaire des ventes, que leur révélait à l'improviste
le rapport du 2() août.
Le comité d'aliénation, qui avait fait ce rapport, s'en ellraya
lui-même, recula devant son succès. Il déclara abdiquer ses fonc-
tions et demanda qu'elles fussent transférées au pouvoir exécutif.
Proposition naïvement contre-révolutionnaire. Confier à un Roi
dévot le soin de vendre les biens du clergé, en charger un mi-
nistère inactif et paralytique, c'était annoncer assez qu'on ne se
souciait nullement désormais d'accélérer l'opération.
Ce pas subitement rétrograde du comité, de l'Assemblée, leur
effort pour s'airèter court ou tirer à reculons, qu'indique-t-il .^ La
frayeur. Ils auront rencontré quelque objet terri])le; sur la route
où ils cheminaient en sécurité, ils ont vu se dresser contre eux la
pointe de l'invisible glaive.
Leur frayeur s'explique d'un mot : les Jacobins se font acqué-
reurs, les acquéreurs se font Jacobins.
Et dans quel progrès rapide s'opère cette double action I . . .
Rapprochons les chiffres.
D'avril en août, vente des biens nationaux pour 800 millions. La
vente totale est de 1 milliard.
En août et septembre, création de six cents nouvelles sociétés jaco-
bines. Ajoutez les quatre cents anciennes, elles sont, dit-on, mille
en tout à la fin de septembre.
s6.
404 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.
Et ces sociétés sont moins redoutables encore par leiu- multi-
plication qne par leur nouveau caractère. Elles perdent ce qu elles
avaient d'abord, si j'ose dire, d'académique, de vaguement pliilo-
sopbique; elles deviennent sérieuses, âpres, violemment tendues
vers le but. Elles rejettent les modérés, les demi-révolutionnaires,
les hommes déjà las de ia Révolution. Et à leur place elles met-
tent deux classes d'hommes très ardents.
Des hommes d'affaires et d'intérêt, engagés à mort dans cette
dangereuse exploitation des biens nationaux, se relevaient à leurs
propres yeux par le fanatisme, surveillaient d'un œil de lynx la
trame embrouillée de la Révolution, mettaient au service de la
cause des idées l'âpreté persévérante du spéculateur en péril.
D'autre part, de purs, d'ardents patriotes, en qui les idées
avaient précédé l'intérêt et le dominèrent toujours , subissaient les
conditions hors desquelles la Révolution eût péri. Contre l'im-
mense et ténébreuse intrigue des prêtres, ils acceptaient la néces-
sité de Yinquisilion jacobine, — et en même temps l'autre moyen
de salut, V acquisition des biens ecclésiastiques. Acheter, diviser,
subdiviser les biens du clergé, c'était faire à la contre-révolution
la plus mortelle guerre. Beaucoup achetaient avec fureur et se
croyaient d'autant meilleurs citoyens qu'ils achetaient davantage.
Le danger de l'opération les séduisait, et l'odieux même qu'on
s'efforçait d'y jeter. Ils voulaient périr, s'il le fallait, avec la Révo-
lulioii, et ils s'y enrichissaient; ils se précipitaient, nouveaux Cur-
tius, au gouffre de la fortune.
Plusieurs achetaient par devoir. L'honnête et austère Gambon
établit, en 1796, qu'entré aux affaires avec 6,000 livres de rente,
il en sort avec 3,ooo. Il avait cru faire acte de patriote en ache-
tant un domaine national, près de Montpellier. Il se maria à Paris
et il épousa une femme dont la dot était aussi un bien national.
Ainsi se formaient une base solide pour le système nouveau, une
masse d'hommes liés par le dogme et par l'intérêt, fondant leur
patriotisme dans la terre et dans l'idée, ayant leur double vie dans
la Révolution, tout en elle et rien hors d'elle. Noyau fixe et ferme»
LIVRE V. — CHAPITRE Xf. 405
autour duquel l'Iiomnie d'iiDagination, l'Iiomme de sensil)ilité,
renthouslasle mobile, allaient et venaient. Tel était six mois fana-
tique, tel un an; tel s'arrêtait et tel autre allait plus loin.
Ceux-ci llottaient comme la vague; mais ceux-là étaient le vais-
seau. Ils savaient bien qu'ils n'avaient pas d'autie port que celui
où aborderait la Révolution. De là l'ensemble qu'ils montrèrent»
leur docilité extrême pour ceux qui prirent le gouvernail. Ce
grand corps, hétérogène, mené à la fois par la passion, l'exalta-
tion, l'intérêt, n'en fut pas moins, dans sa violence, étonnamment
disciplinable. L'individu s'y conduisit comme fait, dans la tem-
pête, celui qui est là pour sa vie et veut se sauver, il croit tout,
fait tout, ne discute point la manœuvre, ne raisonne pas avec le
pilote.
Le moment précis où nous sommes, l'automne de 1791, c'est
le moment décisif où la grande association des acquéreurs et des
patriotes va agir sur les campagnes.
Moment grave. En 1790, le paysan a reçu le premier bienfait
révolutionnaire, l'abolition des dîmes et des droits seigneuriaux,
reçu avec une joie vive et sans réserve.
En 1791, la Révolution vient à lui et lui olfre les l)iens de
l'Eglise. — Il hésite ici, regarde, sa femme a peur et n'en dort
pas; un dialogue entre -eux s'engage le jour et la nuit. Lui, ce
brave laboureur, bien plus scnipuleux en général qu'on ne croit,
il n'eût jamais pris de lui-même; il l'a bien montré, bon Dieu!
par sa longue et miraculeuse patience pendant tant de siècles I
Mais enfin, ici, il raisonne, il comprend que ce bien, donné
jadis pour le pauvre à l'Eglise, peut (en tout ce que ne réclame
pas l'entretien de l'Eglise) faire retour au pauvre, si la loi le veut
ainsi. Retour non gratuit d'aillem's, ce bien ne se donne pas, il
se vend, et le prix sert au plus sacré des usages, à combler le
déficit, à remplir les engagements de l'Etat, à défendre et sauver
la France.
Ceci n'est point un acte tout nouveau et inouï. C'est le recom-
mencement légitime du grand mouvement, parti du plus profond
a06 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.
(lu moyen .Age : le persévérant achat de la terre par celui qui la tra-
vaille, rhynicn sacré, légitime, de la terre et du laboureur. Je dis
légitime. Ah ! que ce mot est ici d'une propriété profonde ! . . .
Jamais il n'a demandé que cette terre lui vint gratis; constamment,
par des eflbrts obstinés et surhumains, il l'a gagné de son épargne,
cet ol)jet de tous ses vœux, de sa passion fidèle. Il a mis à l'ob-
tenir la constance du patriarche, servant sept ans pour Lia, pour
Rachel sept ans encore.
Ce progrès vers l'acquisition honnête et légitime de la propriété
a été, nous l'avons remarqué ailleurs, barbarement rompu plu-
sieurs fois, au XVI* siècle, par les seigneurs de la seconde féoda-
lité, au xvii*' par les seigneurs d'antichambre. Grâce à Dieu, la
Révolution, la bonne mère du paysan, vient de rompre la barrière,
le grand mouvement recommence et il ne s'arrêtera plus.
En 1788, un philosophe français, ayant consulté à ce sujet
plusieurs intendants, remarque que dans nos provinces « les jour-
naliers ont presque toujours un jardin ou quelque morceau de
vigne ou de terre ».
Eh bien , le premier but de la Révolution , c'est de l'étendre , ce
jardin, de le leur continuer; c'est d'en faciliter l'acquisition à
l'honnête travailleur. C'est par là qu'elle est à la fois la bienfaitrice,
l'amie et le sauveur de tous, n'agitant passagèrement le monde
que pour lui fonder la paix.
En invitant le paysan à l'acquisition, en le mariant à la terre,
la Révolution lui fonda la vie encore d'autre sorte. La manière la
plus générale, la plus naturelle, dont il se procura l'argent né-
cessaire, ce fut de chercher une dot et de prendre femme. Le
mariage est l'occasion unique où le jeune paysan oblige le vieux
à ouvrir son épargne, à chercher quelque écu caché. C'est là le
commencement d'un grand nombre de familles agricoles; com-
mencement respectable , puisqu'il fut fondé pai' la foi que le paysan
mit dans la Révolution, dans la solidité du gage qu'elle lui livrait.
Et voilà comment elle est devenue, notre Révolution, solide,
durable, éternelle; ralentie plusieurs fois, elle reprend toujours.
LIVRE V. — CHAPITRE XI. kOl
contimie son nioiivemcnt. C'est qu'elle ne s'assit pas seulement
sur le sol mobile des villes, qui monte et qui baisse, qui bâtit et
démolit. Klle s'engagea dans la terre et dans l'iiomme de la terre.
Là est la France durable, moins brillante et moins inquiète, mais
solide, la France en soi. Nous changeons, elle ne change pas. Ses
races sont les mêmes depuis bien des siècles; ses idées semblent
les mêmes; ce qui est plus vrai, c'est qu'elles avancent par un tra-
vail insensible et latent, comme se fait tout changement dans les
grandes forces de la nature, non surexcitées par la passion qui use
et dévore. Cette France, dans cent ans, dans mille ans, sera tou-
jours entière et forte; elle ira, comme aujourd'hui, songeant et
labourant sa terre, lorsque depuis longtemps nous autres, popu-
lation éphémère des villes, nous aurons enfoui dans l'oubli nos
systèmes et nos ossements.
Un mot, un dernier mol sur l'Assemblée constituante. Nous
l'avions presque oubliée. Elle semble, en ses derniers moments,
s'oublier, s'abandonner elle-même.
Elle déclare ajourner les deux fondations profondes, essentielles,
sans lesquelles son œuvre politique reste en l'air, branlante, prête
à choir demain : l'Education, — la Loi civile.
Elle n'ose prendre aucun parti à l'égard des prêtres et n'écoute
même pas le rapport, instructif et sage, que ses commissaires
vieiment lui faire sur la Vendée. Elle fait, contre le pape, ce que
nos rois ont fait plusieurs fois : elle réunit Avignon (i 3 septembre).
Nous y reviendrons tout à l'heure.
Dans son avant-dernière séance (29 septembre), elle veut sévir
contre les clubs. Elle leur défend les pétitions en nom collectif,
leur permet de discuter, « sans prétendre inspection sur les auto-
rités légales». Vaine défense; ces autorités, hésitantes et impuis-
santes, à l'image de l'Assemblée, n'opposaient nulle résistance aux
ennemis de la Révolution; il fallait la laisser périr ou bien la
laisser sauver par les clubs.
L'instruction réservée, timide, pleine d'éloges, pour les clubs.
408 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.
(jn'on joint au décret, exprime le vœu quils n'aient point de cor-
respondance, cjue leurs actes ne sortent point de leur enceinte.
Mais le décret n'ose dire qu'il leur défend les afTiliations. Or
c'était justement alors que s'affiliaient ensemble les mille sociétés
jacobines, dont six cents venaient de naître I
Ainsi l'Assemblée n'ose rien de décisif contre les deux grandes
conjurations qui divisent la France, celle des prêtres, celle des
Jacobins. Elle se tait sur la première , gronde l'autre bien douce-
ment, la menace en la flattant, timidement, à voix basse. Elle
parle déjà , ce semble , de la faible voix des morts.
Le 3 G septembre, le Roi ayant clos la session en exprimant le
vain regret qu'elle ne pût durer encore, le président Tbouret
adressa cette parole au peuple assistant : « L'Assemblée consti-
tuante déclare qu'elle termine ses séances et qu'elle a rempli sa
mission. »
CONCLUSION.
Ij
Qu*ai-je fait dans ce volume? Une grande chose, une
sainte chose, quelque mal que je Taie faite; j'ai retrouvé
Y Histoire des Fédérations vivante dans la mémoire du peuple,
authentique dans les documents manuscrits. Personne en
France (personne au monde peut-être) ne lira cela sans
pleurer.
Bonheur singulier, trop grand pour un homme ! j'ai tenu
un moment dans mes mains le cœur ouvert de la France,
sur l'autel des Fédérations; je le voyais, ce cœur héroïque,
battre au premier rayon de la foi de l'avenir!
Et dans les premières pages (sur la méthode et l'esprit
du livre), qu'ai-je dit?
Que sur l'histoire du peuple, la haute et souveraine au-
torité morale, c'était celle du peuple même, la tradition
nationale, la conscience que la nation a de son passé.
^^^^L'historien , le politique, en racontant, en agissant, doi-
vent, chacun à sa manière, reconnaître la souveraineté du
peuple.
C'est ce que n'ont pas fait assez les grands acteurs de la
Révolution; élevés dans l'abstraction, issus de race sophiste,
ils ont beaucoup parlé du peuple, peu consulté l'instinct
populaire.
Ils n'ont pas compris le peuple, c'est la faute de leur
lilO niSTOIUE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.
temps, de leur éducation. Mais, dévoués, désintéressés, ils
ont eu la patrie dans le cœur. Toute sanglante de leurs
fautes, elle réclame pour leur mémoire.
La Révolution n'est pas faite. Elle n'a encore ni sa base
philosophique et religieuse, ni ses applications sociales.
Il faut, pour qu'elle continue, moins sanglante et plus
durable, qu'elle sache bien, avant tout, ce qu'elle veut et
où elle va.
Si nous voulons fermer la porte à l'avenir, étouffer les
forces inventives, écoutons les endormeurs politiques ou
religieux; les uns qui cherchent la vie aux catacombes de
Rome, — les autres qui proposent pour modèle à la liberté
la tyrannie de la Terreur.
Ils nous disent également : « Ne cherchez point, vous avez
des dieux, des saints, une légende toute faite. » Il ne s'agit
plus alors, comme au moyen âge, que d'imitation: ne
cherchons rien, n'inventons rien, copions servilement; au
lieu de prendre l'esprit, reproduisons ridiculement la forme
matérielle, comme ce moine qui, voulant renouveler la
scène de Bethléem, s'exerçait à imiter tantôt le bœuf et
tantôt l'âne.
S'il y a du bon dans les hommes du passé, c'est là où
ils n'imitent point. Ressemblez-leur par le côté inventif
et créateur; et que faut-il pour cela.^ Imiter? Non, créer
comme eux.
L'obstacle à Dieu, ce sont les dieux. Pour rester libre
de ceux-ci et maître de soi, il faut les regarder de près sur
leur autel, toucher, pénétrer, fouiller. Ouvrez sans crainte
ces idoles, ne vous en faites scrupule; vous ne les tuerez
pas, si ce sont des immortels.
CONCLUSION. 411
Quant h moi, je ne pouvais ais(^ment les reconnaître.
Sans refuser à ces hommes ce que leur doit l'histoire, il
m'aurait seml)l(^ impie de perdre dans leur auréole l'im-
mense et divine lumière du génie de la France dont ils ont
été un reflet. — Comment aurais-je adoré les petits dieux
de ce monde? Je venais d'entrevoir Dieu. ->^^^
r^ Puisse cette vision sublime que nous eûmes de lui un /
1 moment, dans l'acte solennel de la Fraternité française,
i nous relever tous, auteur et lecteurs, des misères morales
du temps, nous rendre une étincelle héroïque du feu qui
brûla le cœur de nos pères I
lo novembre 1847.
^'^
TABLE DU TOME DEUXIEME.
P»gc».
Introduction 3
LIVRE IV.
JUILLET 1790 - JUILLET 1791.
CiiAP. I. Pourquoi la religion nouvelle ne put se formuler. — Obstacles
intérieurs 43
II. (Suite.) — Obstacles extérieurs. — Deux sortes d'hypocrisie :
hypocrisie d'autorité , le prêtre 53
III. Massacre de Nancy (3i août 1790) 63
IV. Les Jacobins 79
V. Lutte des principes dans l'Assemblée et aux Jacobins 97
VI. Les Cordeliers 118
VIL Impuissance de l'Assemblée. — Refus du serment (novembre
1 790-janvier 1791) 1 33
VIII. Le premier paj de la Terreur i44
IX. Premier pas de la Terreur. — Résistance de Mirabeau 166
X. Mort de Mirabeau (2 avril 1791) i85
XI. Intolérance des deux partis. — Progrès de Robespierre 197
XII. Précédents de la fuite du Roi 213
XIII. Fuite du Roi à Varennes (20-21 juin 1791) 227
LIVRE V.
JUIN — SEPTEMBRE 1791.
CiiAP. I. Impression de la fuite du Roi (21-25 Juin 1791) 2^7
II. Le Roi et la Reine ramenés de Varennes (22-25 juin 1791).. . . 368
III. Indécision, variations des principaux acteurs politiques (juin
1791) 282
IV. La société en 179». — Le salon de Condorcet 390
V. (Suite.) — M"" Roland 3o2
414 TABLE DU TOME DEUXIEME.
Pige».
Chap. VI. Le Roi interrogé. — Premiers actes républicains (26 juin-
1 /4 juillet 1791) 3i5
VII. L'Assemblée innocente le Roi (i5-x6 juillet 1791) SaS
VIII. Massacre du Cliamp de Mars (17 juillet 1791) 3^1
IX. Les Jacobins abattus, relevés (juillet 1791) 358
X. La révision. — Alliance manquée entre la gaucbe et la droite
(août 1791) 373
XI. Prêtres et Jacobins. — Vente des biens nationaux (septembre
»790 ^86
Conclusion 409
FIN DU TOME DEUXIEME.
-^
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-U ' '.(
\
y
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>^
î'îichelet, Jules
Histoire de la Révolution
française.
v,2
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UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY
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