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Full text of "Histoire de Marguerite de Valois, reine de Navarre, Soeur de Francois I"

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HIS  T  OIRE 

DE  MARGUERITE 

DE   VALOIS? 

REINE 

DE    NAVARRE- 
soeur  DE  FRANÇOIS  I. 

5 
TOME      IL 


A     LYON, 

Chez  LEONARD  PLAIGNARD,  rue 

Mercière  au  Grand  Hercule. 


M.     D  C.      X  C  V  1 1. 

Avec  Privilège  du  Roy, 


LA    REINE 

D     E 

NAVARRE 


SECONDE    PARTIE. 

Odte  la  Cour  fe  pré- 
parent pour  le  fuperbe 
Bal  que  le  Roi  dévoie 
donner,  &.  l'on  ne  pen- 
foit  qu'à  la  parure  qu'on  dévoie 
avoir,  ou  qu  a  faire  faire  d  agréa- 
bles habits  de  mafques.  La  Rei- 
ne dont  l'humeur  fe  contraignoic 
pour  plaire  au  Roi ,  étoit  magni- 
fiquement habillée  >  &  quand 
//.    Partie.  A 


2  La  Reine 

elle  parut  dans  la  fale  du  Bal  , 
elle  éblouit  tous  les  yeux  qui  la 
regardèrent.  On  ne  fera  pas  fâ- 
#hé  de  voir  ici  une  peinture  de 
fa  perfonne  ,  de  fon  efprit ,  &  de 
jks  inclination:. 

La  Reine  de  Navarre  avoit  la 
taille  haute  &  fine  ,  elle  mar- 
chait mieux  que  perfonne  du 
monde,  &  fes  action,  les  plus  né- 
gligées avoient  des  grâces  qui 
obligeoient  à  i  aimer.,  ba  beauté 
était  éblouïflante  $  fesyeux  é- 
toient  fi  beaux  ,  qu'il  ètoit  fou- 
vent  difficile  d'en  pouvoir  fupor- 
ter  les  feux  éclatans  ou  la  lan- 
gueur charmante.  Sa  bouche  é- 
tou  une  merveille  ,  foit  pour  la 
forme  ou  pour  la  couleur,  èc  1  ar- 
rangement de  fes  belles  dents 
donnoit  un  agrément  infini  à 
cette  divine  bouche,  il  en  for- 
toit  des  oracles  qui  ne  fe  faifoien  t 
jamais  entendre  fans  plaifir.  Elle 


de  Navarre.  3 

avoït  un  aimable  Ton  ie  voix, 
touchant^  harmonieux;  &  qui  é- 
mou  voit  toujours  toutes  les  in- 
clinations cendres  qu'on  nvoic 
dans  le  cœur. 

On  ne  peut  avoir  plus  defprit 
-que  la  Reine  en  avoit ,  mais  de 
cet  efprit  grand  &  fublime,  qui 
rendra  fon  nom  augufte  6c  véné- 
rable aux  iîecles  à  venir.  Sa  ver- 
tu étoit  auffi  pure  que  V  Aftre  qui 
nous  éclaire  5  fbname  étoit  éle- 
vée au  deflus  de  toutes  les  autrçf 
âmes.  Toute  la  nobiefle  Se  coure 
la  generofité  étoient  renfermée/s 
en  elle  feule,  Elle  étoit  rehgieu- 
fement  pieufe:mais  fa  pieté  ,quoi 
que  d'un  merveilleux  exemple  , 
étoit  plus  pour  elle  que  pour  les 
autres.  Elle  ne  contraignoit  fe- 
verement  perfonne,nayant  point 
de  fcrupule  qui  gênât  :  elle  laif- 
foit  a  chacun  fa  liberté  ,  fans 
trouver  à  redire  à  la  conduite  des 

Aij 


4  Lit  Reine 

autres.  Elle  croyoic  toujours  le 
bien,  &  cxcnfoit  le  mal,  prompte 
à  fecourir  les  malheureux.  Elle 
étoit'  naturellement  fort  gaye  , 
peu  fu  jette  aux  parlions ,  lâchant 
aimer/es  amis ,  fe  piquant  d'en 
avoir  ,  familière  avec  tout  le 
monde  ,  bonne  au  delà  de  ce 
qu'on  en  peut  dire,  feure,fidelle  : 
ayant  pour  le  Roi  foti  frère  cette 
ardente  &  prodigieufe  tendrcfle, 
qu'on  peut  aiTeurer  avoir  fait 
tout  le  charme  &  toute  l'applica- 
tion de  fa  vie. 

Cette  Princcfle  telle  que  je 
viens  de  la  reprefenter,  étoit  en 
un  de  fes  plus  beaux  jours  à  la 
fefte  du  Roi  ion  frère.  Plusieurs 
grandes  Beautez  y  brillèrent  : 
mais  toutes  ccderent  aux  char- 
mes quelle  étala.  La  PrinceiTe 
d'Aragon  étoit  habillée  à  la 
Françoife.  Elle  parut  plus  qu'hu- 
maine, &  la  Reine  feule  pou  voit 


de  Navarre.  5 

avoir  de  l'avantage  fur  une  Beau- 

te  Ci  charmante.  Alphonfine  é- 

toit  en  mafque  ,  &  de  la  troupe 

de  la  Princeflé  Renée. 

Le  Roi  parut  plein  de  majefté 

Tous  les  Princes  de  fon  aup-ufte 

...  ^ 

Sang  fe  diftinguoient  autant  par 

les  agrémens  de  leur  perfonne 
que  par  le  rang  que  leurdonnoit 
leur  naiflance.  Les  Seigneurs 
parurent  à  l'envi  avec  éclat  ;  Se 
parmi  un  grand  nombre  d'Etran- 
gers, ie  Duc  de  Lorraine  ,  Her- 
cule d'Eft,  le  Comte  de  Guife  , 
Galéas  de  Saint  Severin  ,  6c  le 
Prince  de  Melphe  ,  fe  firent  re- 
marquer avec  tous  les  avantages 
qu'ils  pouvoient  délirer. 

Il  y  avoit  quelque  tems  que 
le  bal  étoit  commencé  quand  la 
jeune  Duchefle  d'Eftouteville  & 
la  Comtefle  de  Sancerre  ,  qui 
n'avoient  pu  être  plutofl  habil- 
lées à  caufede  la  galanterie  de 

Aiij 


6  La  Reine 

leur  parure  ,  percèrent  avec 
peine  une  foule  prodigieufe 
pour  pénétrer  jufqu'à  la  porte 
du  bal. 

La  confufion  étoit  fi  grande  7 
que  les  Gardes  ne  reconnoiiïb- 
ienc  peribnne.  Néanmoins  on 
prononça  fi  fou  vent  les  noms  de 
la  DuchelTe  8c  de  la  Comteflc, 
qu'elles  avancèrent  pour  entrer  > 
&  on  leur  fai (bit  faire  place  quad 
deux  Mafques  vêtus  de  grandes 
efpeces  de  cappes  fort  fuperbes 
&  fort  Singulières,  &  qui  repre- 
fcmoient  prefque  des  Armé- 
niens ,  les  prièrent  de  les  faire 
païTer  avec  elles.  La  DucheflTe 
jugea  qu'ils  ne  vouloient  pas  fe 
faire  connoîcre  au  Garde  à  qui 
on  le  nommoit  pour  palier  ,  &C 
fe  tournant  vers  Madame  de 
Sancerre  :  Prenons  ces  Mafques 
en  notre  proteclion,  lui  dit-elle  > 
&  donnant  la  main  au  plus  avan- 


de  Navarre  y 

ce  ,  il  la  conduifit,  &  l'autre 
prenant  celle  de  la  ComtefTe  5 
[aida  auflî  à  paffer  5  Mais  com- 
me la  prefle  écoit  exceflive  ,  Se 
qu'il  levoit  un  peu  les  bras ,  Ma- 
dame de  Sancerre  fe  trouva  la 
main  fur  fon  cœur >  &  fut  étran- 
gement furprife  d'y  fentir  un  bat- 
tement extraordinaire.  Elle  ne 
put  cacher  fon  étonnement.Ah, 
Mafque,lui  dit-elle  que  voftre 
coeur  a  d'étranges  mouvemens  i 
Il  ne  lui  répondit  rien  ,  &  elle 
entendit  qu'il  foûpira  profondé- 
ment. Il  lui  ferra  la  main  fans 
lui  répondre ,  &  quand  ils  furent 
dans  la  fale  du  bal ,  &  qu'il 
l'eut  mife  à  fa  place ,  il  l'arrêta 
comme  elle  s'alloit  afleoir.  Ah  , 
Madame ,  lui  dit-il ,  que  vois- 
je  ?  Eh  que  voyez- vous  3lui dit- 
elle  ?  Mais  fe  remettant  après 
avoir  efté  quelques  momens  fans 
lui  rien  dire  ,  il  lui  fie  une  pro- 
A   iiij 


8  La  Reine 

fonde  révérence  .   &  fe  perdit 

dans  la  foule. 

Tous  les  Mafques  n  etoient 
pas  encore  encrez  ,  parce  que  le 
bal  eftoic  rep-ulicr  ,  &  ils  étoient 
répandus  dans  un  fore  grand 
apartement.  Le  Roi  voulue  voir 
danfer  la  Princefle  de  Salerne  , 
qui  danfoit  admirablement  bien 
la  Sarabande  Efpagnole.  La  Ro- 
che du  Maine  la  fçavoit  parfaite- 
ment. Le  Roi  fouhaita  de  la  leur 
voir  danfer  enfemble.  L'habit 
d'Alphonfine  eftoic  avantageux 
à  cette  danfe  ;  elle  étoit  habillée 
en  Bohémienne.  Comme  elle 
étoit  grande,&  que  fa  taille  étoit 
parfaitement  belle  ,  elle  ravie 
tous  les  yeux,  &  elle  enleva  pref- 
que  tous  les  cœurs.  La  Roche 
du  Maine  penfa  lui-même  l'a- 
dorer,^ fe  fixer  pour  toute  fa  vie. 
Cette  divine  danfe  exprimok  5c 
émouvoit  toutes  les  paflions.  AU 


de  Navarre.  55 

phonfinela  danfoit  avec  des  ex- 
preffions   vives  &  animées  5  & 
quiconque  l'eût  vue  ,  eue  defiré 
moins  de  feverité  cnlarigoureu- 
fc  lnquifition  qui    depuisa dé- 
fendu la  Sarabande  en  Efpagne. 
La  Princefle  d'Aragon  étoit 
affife  fort  loin  de  la  Reine,  à  cau- 
fe  de  toutes  les  Princefles  du  fang 
qui  les  feparoient.  Ce  Mafquo 
qui  avoit  donné  la  main  à  Ma- 
dame de  Sancerre ,  vint  parler 
Efpagnol  à  Donna  Maria.   Elle 
lui  repondit  d'abord  fans  trop 
d'attention.  Eh  quoi  lui  dit-il  i 
La  langue  de  vôtre  pays  ne  vous 
fait-elle  nul    plaifir  à  entendre* 
Croyez-vous  que  je  fois  le  Duc 
de  Nagera  qui  fuis  refïufcité  5 
&  fi  un  autre  plus  amoureux  que. 
lui    paroiiloit  ,  fe  trouveroit-il 
entièrement  oublie  ? 

L'avanturede  la  Princefle  d'A- 
ragon avoit  fait  tant  de  bruit , 

A  v 


io  L&  Reine 

quelle  ne  s'étonna  pas  qu'on  l'en- 
tretinc  du  Duc  de  Na°-era.,Mais 
elle  fin  un  peu  fnrpriie  qu'on  lui 
parlât  d'un  autre  Amant.  Je  ne 
me  croirois  pas  trop  afleiuée  ici, 
lui  répondit-elle>iî  vous  pouviez 
être  le  Duc  de  Nagera  \  &  fi 
quelqu  autre  m'étoit  aflez  cher 
pour  occuper  mon  fouvenir  ,  fa 
prefence  ne  me  feroit  pasdéfa- 
greablejêc  fi  je  fouhaitois  quel- 
qu'un auprès  de  moi, je  voudrois 
qu'il  fût  de  quatre  doigts  moins 
grand  que  vous  ne  1  êtes,  afin 
que  je  me  pufle  flater  quelques 
momens  d'une  chofe  qui  me  fe- 
roit tant  deplaifirs.  Vous  vou- 
driez donc,  lui  répliqua  le  Maf- 
que,  que  j  eufTe  de  grands  yeux 
noirs  pi  insde  feu  ,  que  je  fuiTe 
en  habir  de  fille,  &.  tel  que  parut 
un  homme  fort  amoureux  dans 
une  paierie  du  Palais  de  Madrid,. 
Ah  \  die  la  PrmccfTe  d'Aragon, 


àe  Navarre.  u 

après  avoir  un  peu  penfé  ,  je 
vous  reconnois ,  vous  êtes  mon 
vaillant  Libérateur  ,  vous  êtes  le 
Vainqueur  à  qui  je  dois  ma  li- 
berté. En  effet ,  c'étoit  le  mer- 
veilleux inconnu  ,  qui  dans  la 
Foreft   lavoit   remife  entre  les 
mains  de  Lautrec.Mais,Seigneur? 
pourfui vit- elle ,  que  venez- vous 
faire  en  ces  lieux  ?  Quel  que  /bit 
vôtre  delTein  >  je  puis  ne  vous 
être  ni  fufpecle  ni  inutile.  Em- 
ployez-moi.je  vous  prie.  Helas  t 
lui  dit-il,  que  pouvez-vous  faire, 
&  moi  que  dois-je  fouhaiter  que 
la  more  ?  N'importe,  lui  répon- 
du-elle  >  vivez.  Il  vous  eft  arrivé 
des  évenemens  fi  étranges,  qua 
j'en  efpere  enfin  de  favorables, 
Un  de  mesamis,lui  repliqna-c-il,, 
vous  parlera  i  je  vous  verrai.  11 
vouloir  pourfuivre  quand  iMada- 
me  de  Caumont  ne  voulant  plus 
parler  au  Comte  de  Guife?m- 


2 2  La  Reine 

terrompit   la    Princcfle  d'Ara- 
o-on  ,  &c  le  Mafque  fe  reu  a  in- 
continent. Celui  qui  étoit  entré 
avec  lui  s'étoit  mis  au  pied  de  la- 
Reine  ,  qui  ce  ioir-là  étoit  fore 
mélancolique,  &  feulement  par 
une  certaine  humeur  qu'il  n'effc 
pas  poffible  de  furmoncer.  Il  lui 
parla  d'abord  en  quatre  ou  cinq^ 
fortes  de  langues  qu'elle  cnten- 
doit     toutes    parfaitement.    Et 
comme  il  lui  parut  avoir  de  l'ef- 
prit ,  elle  l'écouta  volontiers.  If 
lui  dit  qu'il  étoit  Marchand  Ar- 
ménien >  &  qu'il  avoir  voyagé 
dans  une  grande  partie  du  mon- 
de. La  Reine  lui    demanda  s'il 
avoit  acheté  bien  des  rarctez,  li 
lui  répondit  que  les  cho-es  pre- 
tieuie  faifoient  tout  (o^  trafic; 
que  fur  tout  il  avoit  deux  por- 
traits d'un  Pi-mceôc  d'une  Prin- 
ce ffe  qui  croient  1  ornement  de 
l'Univers.  Ceft  une  iœur  du  So: 


de  Navarre.  jj 

phi,  continua-il,  dont  je  veux- 
parler*  Un  Prince  de  Mingrelie 
l'aima  dé:,  qu'il  fut  capable  d  ai- 
mer. Après  mille  travaux  qu'il 
fouffiit  &  mile  marques  d'amour 
qu'il  lui  donna,  au  moment  qu'il 
alloic  être  heureux  ,  un  monftre 
effroyable  lui  enleva laPrincefley 
il  ne  cherche  plus  qu'à  mourir* 
N'entrez  vou^  pas  dans  les  inte- 
refis  de  ce  malheureux  ,  Mada- 
me, pourfuivit-il?Ouy,fans  dou- 
te, reprit   la  PrincelTe.  Je  veux: 
vous  montrer  leur  portrait,  con- 
tinua-:-il  ,  afin  de  voir  par  là  fî 
vôtre  cœur  eft    capable  d'être 
touché  5  &   tirant  de  fa  poche 
une  ioëte  magnifique, il  l'ou- 
vrit ,   Çc  la  Reine  s'y  reconnut, 
EU;  étoit encore  dam^  la  (urprife 
où  cette  voue  l'avoit  mife  quand' 
elle  tomba  dan.  une  plus  grande. 
L'Arminien  aïant  ouvert  une  fé- 
conde boëte  ou  elle  reconnut  le 


?4  £^  Reine 

portrait  du  Connétable,  elle  de- 
vine fort  rouge ,  &  ce  beau  co- 
loris ne  fervic   qu'à    l'embellir. 
Quoi  que  le  feint  Marchand  lui 
montrât  ces  portraits  avec  beau- 
coup   d'adrefle   ,   elle  craignit 
qu'on   ne  vît  celui  du  Duc  de 
Bourbon.  Elle  le  couvroitdela 
main.  Que  penfez-vous,  lui  dit 
l'Arménien  ,  de  ce  pauvre  Prin- 
ce ?  L'a  t  -  on  condamné  à  des 
peines  éternelles,  &  Ton  inno- 
cence &  fa  fidélité  ne  peuvent- 
elle-  point  efperer  quelque  chan- 
gement favorable  ?  Le   trouble 
de  la  R  eine  étoir  fi  grandjqu'elle 
n'avoit  pas  la  force  de  répon- 
dre.  Il  ne  lui  étoit  pas  poffibic 
dcdiffiperlapcnfée  de  l'enchan- 
tement où  elle  étoit.  rilletrou- 
voitunefi  grande  hardieiîedans 
celui  qui  lui  parloit  ,  qu'elle  ne 
pou  voit  comprendre  qu'un  hom- 
me eût  l'audace  de  l'entretenir 


de  Navarre.  j  j 

de  la  forte.  Je  m'intereiTe  pour  le 
Prince  de  Mingrelie,  Madame, 
pourfuivit  le  Mafque  fans  s'éton- 
ner ,  &  joinflanc  à  plaiilr  de  Té- 
motion  où  il  la  voyou.  Je  fçais 
que  l'état  où  il  eft  ,  eOépouvan- 
table  ?  Ne  voudroic-on  rien  faire 
pour  lui.  La  Reine  dans  un  trou- 
ble toujours  égal  ,  embaraflee 
pour  la  première  fois  de  fa  viey 
lui  répondit  enfin:Finiflez  vôtre 
allégorie  ,  Manque,  &  allez  avec 
quelqu'autre  prendre  une  con- 
verfauon  plus  dtvertiflante.  Elle 
avoit  toujours  la  main  fur  le  por- 
trait pour  le  cacher  ,  &.  le  Maf- 
que  faifant  femblant  d'avoir  du 
dépit  centre  elle  y  la  quitta  bruf- 
quement ,  &  lui  laifla  le  portrait 
du  Connetab  e.  Ce  fut  alors  que 
fa  Keine  demeura  confufe  &  fi 
étonnée  qu'elle  ne  fçavoic  quel 
parti  prendre.  Elle  ne  put  faire 
autre    choie  que  de  mettre  ce 


r6  La  Reine 

portrait  bien  fecretement  dans- 
fa  poche  >  elle  chercha  des  yeux 
rArmenien  ,  mais  elle  ne  le   vie 
plus.  Q^iene  penfa-t-clle  point  ? 
Elle  crut  d'abord  que  Madame 
la Reçrentelavoit  livrée  au  defa- 
çrément  de  cette  avanture  ;  mais 
cette  penfée  ne  lui  dura  pas  long- 
temps. Cher  Prince ,  difoit-elle 
en  elle  même  ,  quel  Démon  fa- 
vorable vient  de  me  parler   de. 
vous ,  &,  rapelle  une    tendrefle 
que  j  ai  pris  fi  inutilement  le  foin 
d'étouffer,  t  lie  ne  put  s'empê- 
cher de  s'abandonner  a  ce  pre- 
mier mouvement  fenfible  :  mais 
enfui  te  retombant  dans  une  pro- 
fonde rêverie  fur  ce  qui  venoit 
de  lui  arriver  ,  elle  ne  pouvoir 
s'imaginer  qui  étoit  le  terni  raire 
qui  avoir  ofe  lui  parler  de  la  for- 
te,  fclle  tournoit  fa    pensée  de 
tous  cotez  fans  y  pouvoir  rien 
connaître  ,  fçachant  bien  qu  au* 


de  Navarre*  17 

cun  homme  au  monde  n'étoit  à 
portée  de  s'entretenir  avec  elte 
fur  un  tel  fujet.  Le  Roi  qui  s'é- 
toit  mafqué  un  moment  pour  fe 
devertir,  vint  fe  rafTeoir  auprès 
d'elle  ,  2c  lui  contant   quelque 
galanterie  qu'il  venoit  de  faireDil 
l'arracha  à  l'idée  qui  1  occnpoic 
fi    terriblement.    La    Princefle 
Renée  s'approcha    d'elle    auflï. 
La  Reine  lui  dit  en  deux  mots 
ce  qui  venoit  de  fe  pafTer.  La 
Princeffeen  futfurprife,chercha 
l'Arménien  Se  ne  le  trouva  point; 
mais  elle  s'amufa  comme  les  au- 
tres perfonnes  à  vouloir  deviner 
un  grand  Mafque  de  belle  taille^ 
ôc  dont  l'habit  êtoit  magnifique, 
Il  parloit  à  toutes  les  Dames.  Il 
leur  difoit  à  chacune   quelques 
particularitez  de    leuts  affaires 
qui  les  embarafloient  étrange- 
ment :  5c  il  excitoit  une  fi  gran- 
de curiofité ,que  le  Roi  lui-même 


ié>  La  Reine 

en  eut,  à  qui  il  pritaufïî  la  liber- 
té de  dire  des  chofes  qui  l'éton- 
nerent  beaucoup»  On  le  fie  dan- 
fer  pour  connoître  fa  danfe  :  mais 
cela  fut  inutile,  foit  qu'il  la  con- 
trefit, ou  qu'elle  fût  comme  celle 
de  bien    d'autres.  Quand  il  eue 
danie  avec  la  jeune  d'Orval ,  il 
vint  prendre  la  Reine  5  ce  qui  fie 
juger  de  fa   condition.  Elle  lui 
donna  la  main  5  &  comme  il  la 
menoit  lentement  à    la  place  ou 
il  devoit  commencer ,  il  la  regar- 
da fixement ,  &  fe  panchant  vers 
elle  :  Eft  ce  la  Reine  de  Navarre, 
lui  dit-il ,  que  je  mené  danfer  ? 
Qui  m'eut  dit  il  y  a  fix  mois  que 
vous  feriez  un  jour  la  Reine  de 
Navarre  ?  11  s'arrêta  un  moment 
comme  pour  attendre  fa  répon- 
fe  :  mais  la  Reine  avoit  trop  de 
trouble  ;  &  tant  de  chofes  fur- 
prenantes  lui  étoient  arrivées  ce 
foirlà,  qu'elle  ne  fçavoitfi  tout 


de  Navtyre*  i<? 

ce  qu  elle  entendent  n'étoit  pas 
une  illufîon  de  les  fens  5  &  le 
Mafque  remarquant  fon  état  , 
Ah  s  Madame  ,  luy  dit-il  ,  en 
recommençant  à  marcher  ,  je 
pay  plus  la  force  de  vous  faire 
des  reproches  5  &  fe  trouvant  oit 
il  falloit  être  ,  il  danfa  ,  &  danfa 
d'une  manière  fort  galante.  Le 
Bal  étant  fini  Se  le  ttoi  s  allant 
lever  de  fon  Siège ,  le  Mafque 
courut  fe  jetter  à  Ces  pieds  à  vi- 
fage  découvert.  Tout  le  monde 
le  reconnut  pour  Pomperan, 
Et  bien  qu'il  fût  le  Favori  du 
Duc  de  Bourbon  ,  le  Roi  qui  l'a- 
voit  particulièrement  connu  à 
Madrid  ,  l'aimoit  fort  tendre- 
ment ,  &  lui  avoit  donné  la  per- 
miffion  de  revenir  en  France 
toutes  les  fois  qu'il  le  vondroit. 
C'étoit  un  homme  de  grand  mé- 
rite. Le  Roi  l'embraiTa  ,  &  tous 
!e  monde  fe  réjouit  de  fon  arri- 


io  La  Reine 

vée.  La  Reine  le  receut  en  rou- 
gi/Tant, &  Madame  la  Régente 
qui  fe  trouva  prés  de  lui  ,  f  ho- 
nora d'un  accueil  auquel  il  ne 
s'attendoit  pas. 

Le  Roi  fe  retira  &  tout  le  mon- 
de en  fît  de  même  j  il  étoit  fi 
tard  qu'on  ne  fongeoit  qu'a  s'al- 
ler repofer.  Les  Officiers  qu'on 
avoit  donnez  aux  Princefles  Es- 
pagnoles les  reconduifoient.  Le 
Prince  de  Melphe  avoit  remené 
la  Reine  chez  elle  5  &  la  Prin- 
cefle  d'Aragon  apperçut  Al- 
phonfine  conduite  par  un  Maf- 
que  vêtu  comme  celui  qui  lui 
avoit  parlé.  Quand  elles  furent 
dans  ieur  chambre,  elle  les  vit 
entrer  dans  un  cabinet  ,  &  un 
moment  après  elle  entendit  un 
grand  cry  ,  &  Alphonfine  qui 
lappelloit.  Elle  courut  dans  le 
cabinet,&  au  premier  pas  qu'elle 
y  fit  elle  fe  fentu  embrafler  les 


de  Navarre.  n 

genoux  par  ce  Mafque  qu'elle 
reconnue  pour  fon  cher  du  Gtiaft. 
Jamais  furprife  ni  joye  ne  furent 
pareilles  à  la  fienne,  &  n'étant 
pas  maître  (Te  des  mouvemens  qui 
F  entraîi\erent,elie  paiTa  fes  beaux 
bras  au  tour  de  fon  col ,  6c  lui 
témoigna  mieux  par  cette  action 
que  par  fes  paroles  la  tendre  (Te 
dont  elle  étoic  capable  pour  lui. 
Rien  ne  fut  égal  aux  transports 
des  ces  deux  Amans.  Alphonfine 
y  méfia  ceux  de  fa  joye.  Ils  fe 
vouloient  dire  cent  choies,  &  ils 
ne  fe  di  (oient  rien.  Pénétrez  de 
leur  propre  amour  ils  fe  le  firent 
mieux  connoître  par  ce  de  (ordre 
que  par  tout  ce  qu'ils  auroient  pu 
fedires  &  ilsalldicnt  entrer  en 
matière  fur  leurs  avantures  quand 
ils  entendirent  crier  dehors  , 
comme  c  etoit  la  coutume  lors 
qu'on  vouloir  fermer  ie  portes 
du  Château  de  S.  Germain.    Si 


22  La  Reint 

bien  que  tout  ce  que  du  Guafl 
pue  dire  à  la  hâte,  ce  fut  que  le 
lendemain  la  Princeffe  aurgit  de 
fes  nouvelles. 

Elle  demeura  quelque  temps 
occupée  du  plaifîr quelle venoic 
de  recevoir.  Mais  comme  on 
neft  pas  afTez  heureux  pour  le 
goûter  long-temps ,  le  fien  fut 
troublé  par  la  crainte  quelle  eut 
que  l'Empereur  ne  trouvât  mau- 
vais que  le  Marquis  fût  en  Fran- 
ce ,  s'il  y  étoit  fans  fon  aveu. 
Elle  ne  fçavoit  même  pourquoi 
il  y  étoit  ,  &  elle  attendoic  le 
jour  fui vancavec  une  inquiétude 
qui  la  tint  éveillée  une  partie  de 
la  nuit. 

D  autres  beaux  yeux  encore 
furent  ouverts"cette  nuit-là,&  la 
Reine  de  Navarre  étoit  trop  oc- 
cupée pour  avoir  un  fommeil 
tranquille.  Que  ne  penfa-t-elle 
pas?  Que]  trouble  la  vue  &  les 


de  Navarre.  23 

paroles  de  Pomperan  n'avoient- 
eilespas  jette  dansfon  amcîElle 
s'imagina  que  ce  fîdelie  ami  du 
Duc  de  Bourbon  lui  avoit  peut- 
être  fait  parler  par  l'Arménien, 
quoi  qu'elle  ne  comprît  pas  qu'il 
eût  dû  confier  à  un  autre  cette 
indiforecte  commiffion.  Le  por- 
trait du  Prince  qui  étoit  demeu- 
ré entre  Tes  mains  l'etonnoit  en- 
core  ,  &  elle  admiioic  en  elle- 
même  qu'il  y  fût ,  elle  qui  avoit 
été  toute  fa  vie  fi  retenue  &  iî 
refervée  à  refuferà  fa  tendrefle 
les  plaifîrs  les  plus  innocens  >  2c 
les  fecours  les  plus  propres  à  lui 
donner  quelque  forte  de  fatisfa- 
clion.  Ces  penfées  la  tinrent 
prefque  toujours  éveillée,  &  iî 
elle  eut  quelque  repos ,  ce  ne  fut 
que  pour  des  momens.  Elle  fe 
réveiiloiten  furfaut ,  &  la  pre- 
mière idée  qui  fe  prefentoit  à  elle 
étoic  celle  du  Connétable. 


14  Lu  Reine 

Plufîeiïrs  amans  veillèrent  cet- 
te nuit ,  charmez  de  leur  amour 
ou  tourmentez  par  leurs  peines. 
Dragut  fut  celuy  qui  s'agita  le 
plus  par  le  fou  venir  de  la  perte 
de  la  perfonne  qu'il  aimoic.  Il 
feleva  dés  que  le  jour  parut,  Se 
allant  chez  fon  cher  Lautrec  ,  il 
le  trouva  qui  s'alloit  promener. 
C'était  fur  la  fin  de  l'efté.  On 
s  étonnera  peut-eftre  qu'il  y  eût 
des  Bals  en  cette  faifon  :  mais 
alors  on  en  donnoic  dans  tous  les 
temps,  &  Thy ver  n'avoit  fur  cela 
nul  privilège  pour  un  divertifTe- 
mentqui  femble  à  prefent  lui 
être  confacré. 

L'air  étoit  doux  &  charmant , 
Se  cette  matinée  preparoit  un 
beau  jour.  Dragut  n'eut  pas  de 
peine  à  fuivre  Lautrec,  6c  luy 
remarquant  fur  le  vifage  une  tri- 
ftefle  dont  il  y  avon  G  long  tems 
qu'il  defiroic  d'apprendre  la  cau- 

fe 


de  Navarre.  ij 

fe  :  vous  alliez  refver ,  mon  cher 
Lautrec,  luy  dit-il ,  &  ce  ne  peuc 
être  qu'au  fujet  de  vos  infortu- 
nes. Les  partageray-je  toû  ours 
fans  les  connoître  ?  foulaçez- 
vous  en  me  les  apprenant.  Jay 
toute  la  difpofition  qu'il  faut  a- 
voir  pour  en  être  vivement  tou- 
ché.Je  veux  vous  fatisfaire,reprit 
Lautrec ,  auffi  bien  je  fens  par 
les  nouvelles  agitations  qui  me 
tourmentent  ,  que  je  ne  me  fu- 
fispas  à  moy-même  s  &:  tournant 
leurs  pas  du  côté  de  la  Seine,  ils 
trouvèrent  un  endroit  qui  les 
déroboit  à  la  veuë  des  palTans. 
H  étoit  au  bord  de  la  rivière  , 
entre  quelques  failles,  &:  tel  qu'il 
le  falloir  pour  ne  pas  craindre 
d'être  interrompu.  Ils  s'attirent 
fur  rherbe$&:  Lautrec  commen- 
ça fon  difeours  de  cette  forte. 


1 1. Parue.  B 


h  i  s  r  0  1  R  £ 

de    Ldtttrec. 

ÏE  ne  vous  parlerai  point  de  la 
maifon  donc  je  fuis  5  vous~  la 
connoiffez.  ]e  ne  vous  dirai  pas 
aufli  toutes  les  occafionsoùje  me 
fuis  trouvé  à  la  guerre,  &:  les  di- 
ferens  emplois  que  j'ai  eus.  Je  ne 
veux  uniquement  vous  entrete- 
nir que  des  affaires  de  mon  cœur, 
&  d'un  fatal  amour  qui  a  fait  tous 
les  malheurs  de  ma  vie. 

]  ai  efté  fi  jeune  dans  les  Ar- 
mées, que  je  puis  dire  que  je 
connoifïbis  fort  peu  la  Cour  au 
mariage  de  Louis  XII.  Mais 
comme  le  Connétable  de  Bour- 
bon alla  aufli  fort  jeune  à  la 
guerre ,  il  eut  pour  moi  beau- 
coup  d  amitié  ,  &  il  vit  avec 


de  Navarre.  ij 

plaiflr  le  parfait  attachement  que 
j'avois  pour  fa  perfcnne. 

Après  le  mariage  du  Prince 
de  France  avec  Madame,  le  Duc 
de  Bourbon  eut  le  choix  daller 
commander  en  Guyenne  ,  ou  de 
marcher  en  Italie.  Il  choifit  le 
premier  de  ces  emplois ,  &.  me 
Jaifla  l'autre  Je  palTe  fur  mon  mat- 
heur,  vousle  fçavez.  Ce  Com- 
mandement me  réuffit  ma!  Je  re- 
vins en  France ,  &:  il  n'y  avoit 
que  quatre  jours  que  Louis  XII, 
avoit  époufé  la  Princefle  d'An- 
gleterre ,  lors  que  j'arrivai.  Je  le 
vis  au  moment  même,  &:  cène 
fut  que  le  foir  comme  il  b'aHoit 
mettre  au  lit.  Ce  bon  Roi  me  fit 
autant  de  careffes  que  fi  fes  ar- 
mes avoient  efté  heureufe>  entre 
mes  mains  j  &  comblé  de  Ces 
faveurs  je  paflai  chez  le  Prince 
qui  eft  le  Roi  d'âprefent. 

Il  n'a  voit  que  fes  Favoris  à  Ton 

Bii 


x 8  La  Reine 

petit  coucher,  le  Duc  de  Bour- 
bon ,  Montmorency  ,  Brion  , 
Monchenu  ,  &  Bonivet.  Le 
Prince  me  fit  la  grâce  de  courir 
au  devant  de  moi  les  bras  ou- 
verts, &  de  m'embraiïer  avec 
une  affeftion  bien  capable  de  me 
contenter.  !l  voulut  que  ceux 
qui  étoient  auprès  de  lui  me  fn- 
fent  un  accueil  femblableaufien, 
&  je  reconnus  avec  fatisfachon 
que  le  Duc  de  Bourbon  étoit 
toujours  plein  de  tendrefle  pour 
moi. 

Apres  que  la  joye  de  me  voir 
fut  modérée ,  on  me  parla  de 
tout  ce  qui  s'étoit  palTé  à  la  Cour 
au  mariage  du  Roi.  On  me  pei- 
gnit mille  Beautez  nouvelles  que 
jeue  connoiflbis  pas ,  &  qui  é- 
toient  ou  à  la  Reine  ou  aux  Prin- 
cefTes.  Le  Prince  voulut  devi- 
ner de  qui  je  ferois  amoureux>Sc 
il  y  eut  fur  ce  lu  jet  une  agréable 


de  Navarre  29 

conteftation  entre  luy  &C  (es  Fa- 
voris.S'il  veut  aimer  une  perfon- 
ne  dune  conquête  difficile  ,  di- 
foit  Montmorency  ,  il  faut  qu'il 
sadrefle à  la  fille  du  Bâtard  de 
Savoye:ou  plûtoft,repritle  Prin- 
ce,  à  la  jeune  Duchefle  d'Eftou- 
teville.Non^non^pourfuivitMon. 
chenu,lair  éblouiflant  &  les  ma- 
nières gayes  de  Defcars  le  pren- 
dront aflurément.  S'il  a  du  goût 
pour  tes  belles  blondes ,  reprit 
Brion,  qu'il  ne  regarde  que  Plu- 
vant  5  La  jeune  d'Orval  avec  Ton 
air  fi  tendre  pourroit  bien  encore 
l'enflammer.  Il  eft   des  écueils 
plus    redoutables  ,   interrompit 
Bonivet,  en  fe  donnant  l'air  d'un 
homme  important  5  &  les  Mor- 
tels peuvent  quelquefois  élever 
leurs  penfées  jufqu  aux  DéeiTes. 
Ah  !  dit  le  Prince  en  riant ,  les 
Ixionsfont  fou  vent  punis$&  pour 
une  Venus  favorable  on  trouve 

B  iij 


yo  La  Reine 

tous  les  jours  des  Pallas  infenfi- 

bles. 

Le  Prince  me  défendit  de  voir 
la  Reine  hors  de  fa  prefence  ,  il 
me  die  qu'il  me  prefenteroità  eller 
voulant  absolument  connoître  &c 
pénétrer  la  première  émotion  de 
mon  cœur. il  me  commanda  d'al- 
ler le  lendemain  dîner  avec  le 
Connèrcibi^qiTon  appelloit  alors 
le  Comte  de  Montpenfîer  ,  mais 
qu<  je  ne  vous  nommerai  que  par 
le  nom  qu'il  porte  maintenant. 

Dés  le  matin  le  Duc  de  Bour- 
bon mevintprendre,&  me  mena 
chez  lui.  Nous  dînâmes  en  par- 
ticulier. Quelque  amitié  qu'il  eût 
pour  moy  ,  il  me  fit  un  fecret  de 
te  paliion  pour  la  Princefle  de  Va» 
lois  qui  eft  la  Reine  de  Navarre. 
J'avais  pris  un  habit  magnifique, 
&  dés  que  l'heure  qui  luy  ctoic 
marquée  fut  arrivée  ,  nous  allâ- 
mes enséble  chez  la  Reine*Nous 


de  Navarre,  31 

trouvâmes  à  la  porte  de  l'anti- 
chambre le  Prince  luy-mêmequi 
nous  l'ouvrit.Maisô  Dieu  .'quelle 
iiirprife  i  quel  afped  pour  mes 
yeux/quel  agréable  &;  quel  éton- 
nant fpeclacle  i  Je  vis  un  cercle 
de  vingt  jeunes  perfonnes  plus 
brillantes  &  plus  belles  que  ic 
plus  beau  jour.  Elles  m'environ- 
nèrent toutes  d'un  air  gay,  &  le 
rond  fe  ferma  autour  du  Prince 
èc  de  moi.  Je  demeurai  au  milieu, 
&  jeconfideraitout  ébloui  tant 
de  merveilles.  Elles  medifoient 
par  l'ordre  du  Prince  cent  chofes 
flateufes  pour  nïembaraiTer  5  je 
repondois  comme  je  pouvois ,  H 
je  pris  enfin  un  air  auffi  gay  que 
celui  qu'elles  avoient,  leur  difanc 
que  je  leur  prefentois  mon  cœur 
un  cœur  înfenfible  ,  jufques-là 
qu  elles  tiraffent  tous  leurs  traits, 
2c  que  le  plusafluréne  me  man- 
quât pas. 

B  iiij 


u  La  Reine 

Elles  rioienc ,  &  me  partaient 
toutes  à  la  fois  5  &  le  Prince  me 
les  faifant  routes  confiderer  en 
paruculierj'avouë  que  la  beauté 
de  Madame  de  Sancerre,qui  étoit 
fille  alors  5  me  toucha,  ôc  je  lui 
dis  quelque  chofe  de  plus  précis 
qu'aux  autres.  La  manière  vive 
&  pénétrante  de  Cominge  me  fit 
plaifir,&  les  grâces  de  Saint  Se- 
venn  me  pieurcntrmais  puis  qu  il 
faut  tout  vous  dire ,  pendant  que 
tant  de  jeunes  Beautez  en  voû- 
taient à  mon  cceur,je  furpris  par 
la  fatalité  de  ion  ctoiîe  celui  d'u- 
ne -tres-aimable  Perfonne.  Elle 
me  le  donna  dé>  ce  pr-emier  mo- 
ment malgré  elle  5  &  il  auroit  dû 
faire  le  bonheur  de  tout  autre 
que  de  moi. Elle  avoit  millequalî- 
tez  charmante*.  Vous  jugerez  de 
fon  caractère  par  ce  que  je  vous 
dirai  dans  la  fuite. 

Comme  jetois  danslagreable 


de  Nœvarrt,  3$ 

embarras  de  m  offrir  à  ton  tes  ces 
belles  perfonnes.  &  que  nousme- 
nions  un  bruit  trop  grand  pour 
le  lieu  de  refpecl  où  nous  étions , 
tout  d'un  coup  la  porte  de  la 
chambre  de  la  Reine  s'ouvrit  3  Se 
je  la  vis  paroitre  elle-même  au 
milieu  de  Madame  &de  laPrin- 
cefTede  Valois.Elles  venoiét  vers 
nous  d  un  air  gai.  Madame  étoic 
une  perfonne-d'un  agrémét  in  fi- 
nira Reine  étoit  une  beauté  ac- 
complie ,  mais  rien  n'a  jamais 
égalé  la  PnncefTe  de  Valois.  Vous 
f  avez  vu  ,  c'eft  aflez  vous  dire  > 
mon  ame  n'étoit  pas  allez  forte 
pourluy  refifter.  A  cet  abord  je 
demeuray  ébloui5&  je  leur  parus 
enfuite  un  homme  éperdu.  Tout 
le  monde  le  remarqua  i  je  rougis, 
jepâli^jemembarrafTayile  Prin- 
ce me  die  que  c  etoit  là  ia  der- 
nière épreuve  où  il  vouloïc  me 
mettre.  Ma  confuflô  me  tistiieu 

B   v 


34  Lu  Reine 

defprit.  La  jeune  Anne  de  Bou- 
len  qui  étoit  derrière  la  Reine, 
dit  au  Duc  de  Suffolc  en  confi- 
derantmonagitauo:C'eit  en  cet 
état  que  je  defîrerois  voirunho- 
me  que  je  voudroisqui  m  aimât: 
car  je  fuis  trompée  s'il  n'a  de  gra- 
des difpofitiôï  a  l'amour. La  Rei- 
ne quif  entendit  fit  un  éclat  de 
rire,  en  répondant  qu'elle  étoic 
de  fon  avis.  A  cette  faillie  deBou- 
len  tout  le  monde  fe  tourna  vers 
elle,&  lePrince  qui  l'aimoitalors 
paflant  de  fon  côté  ,  la  pria  de 
m'épargner  &dene  fonger  point 
à  fe  faire  aimer  de  moi.  Car  con~ 
tinua-t-il  obligemment,  Laujtrec 
en;  de  mes  amis.Ne  nom  brouil- 
lez pas  enfemble  ,  biffez  à  vos 
beaux  yeux  tout  l'épire  qu'ils  ont 
fur  moi,ne  le  poru  z  pas  fur  un 
cœur  qui  ne  vous  aimerait  pa,  fi. 
tendreméc.  Ah. 'Seigneur  Juidit* 
elle  tout  bas  3  vous  fçavez  bien 


de  Navarre.  35 

que  vous  n'avez  rien  à  craindre. 

Je  n  entendis  pas  ces  paroles  > 
mais  je  les  ai  depuis  fçuës  par  le 
Prince,  car  vous  croyez  bien  que 
Madame  ne  les  entendu  pas  auffi, 
&  qu'elles  fe  difoient  en  fecret. 

La  Reine  &  les  Princefles  me 
dirent  mille  chofes  galantes  >  &T 
Madame  Renée  qui  parut  enco- 
re ,  pou  voit  par  fon  efpritm'em- 
barafler  autant  que  je  l'étois  déjà 
parla  furprife  de  mes  yeux  qui 
n'avoieneque  trop  vu  ce  qu'ils 
m'ont  fait  aimer  plus  que  ma  vie. 

Je  fortis  de  chez  la  Reine  le 
plus  amoureux  de  tous  les  hom- 
mes ,  &  le  moins  rempli  d'ef- 
perance.  Je  ne  me  flatai  point, 
&  l'élévation  de  mes  penfées  ne 
m'empêcha  pas  de  voir  la  folie 
qui  les  accompagnoit.  Maiseft- 
ce  en  amour  que  Ton  fe  re(iftc,& 
n'aime- t-on  pas  à  lui  ceder,queî-  ' 
que  extravagance  qu'il  y  an  dans 


/ 


35  La  Reine 

les  defleins  que  l'on  fc  propofe  ? 
Plufîeurs  jours  fe  panèrent  en 
fèces ,  &  la  Dnchefle  de  Beaujeit 
qui  voyoic  que  j'étois  le  plus  cher 
ami  du  Duc  de  Bourbon  me  choi- 
fit  pour  lui  faire  offre  de  fa  fille 
s'il  la  vouloir  pour  fa  femme  avec 
tous  fes  biens.  Je  fus  tranfporte 
de joye  daller  prefenter  une  (i 
grande  fortune  à  ce  Prince  :  mais 
je  fus  tres-furpris  de  la  froideur 
avec  laquelle  il  receutune  telle 
propofition.  Il  me  demanda  du; 
tems  pour  y  répondre  5  je  lui  dis 
que  je  l'avois  frit  pour  lui  &  que 
javois  afllrré  la  DuchefTe  de  I& 
joye  avec  laquelle  il  recevroitua 
fi  çrand  avantage  5  mais  il  me  die 
en  ni embi allant ,  de  ne  le  poins 
preflTer,  &  me  quitta.  Je  demeu- 
rai confus.  Je  l'ai  mois  fi  vérita- 
blement que  je  m'enfonçai  dans 
touts  les  rationnement  imagina- 
blés  pour  pénétrer  le  fnjec  de  (on 


de  N&varre-  yj 

indifférence  fur  une  fortune  que 
je  croyois  qu'il  dévoie  recevoir 
avec  plaiiir.Je  qximaginois  bien 
que  c'était  l'amour  qui  cauloitee 
que  je  voyois ,  mais  j'avoue  ma 
ftupidité:je  promenai  trop  long- 
temps ma  penfée  par  tour,  &  je 
l'arrêtai  enfin  fur  la  Princefle  de 
Valois  avec  une  certitude   que 
ma  jaloufie  confirma.. 

J'étois  le  ïoir  cruz  la  Reine  où 
Je  ne  fus  que  trop  éclaira.  Le 
Princeoccnpé  de  ion  amour,  ne 
fe  méfioit  pas  de  ma  curiofité  in* 
tereflee.  Je  l'obfervai  ,.  &  je  ne 
connus   que  trop  qu'il  aimoit  la 
Princefll  de  Valois  ,  mais  ce  qui 
penfame  faire  perdre  la  rai'on, 
c'eft  que    je  crus  voir  quelque 
chofe  de  fort  tendre  dans  les  yeux 
de  cette  PrincefTe  quand  -elle  re- 
gardent le  Duc  de  Bourbon.  Je 
crus  même  la  voir  fe  troubler  d'u- 
ne façon  convainquate  pour  mes 


JM 


3 &  La  Reine 

ioupçons ,  &  je  me  perdoisdans 
les  egaremens  de  mes  remarques 
quand  je  la   vis  fortïr  avec   la 
Princcflc  Renée  qui  iè  trou  voie 
mal.  Je  la  fuivois  des  yeux,  &  je 
tk enfle  plus  rien  vu  au  milieu  det 
cent   perfonnes  avec   lefquelles 
j'etois  3iirinquietDucde  Bour- 
bon qui  fouffroit  comme  moy,ne 
me  fût  venu  prier  dele  fuivre.Je 
l'accompagnai    fans  fçavoir  où 
nous  allions.  Nous  ne  nous  par- 
lions ni  l'un  ni  l'autre  ,&  je  ne 
revim  à  moi  que  qnad  je  m'aper- 
çus que  nous  étions  à  la  porte  dur 
cabinet  de  la  PrmcefTe  Renée, 
Nou  s  y  entrames,&  j  etois  fi  plein 
de  la  Princefle  de  Valoir ,  que  je 
ne  remarquai  qu'elle.Madamede 
Sancerre  y  étoit ,  qui  voyant  les 
deux  Prince  {Tes  &  le  Prince  en 
particulier  ,  m'aborda  :  mais  elle 
avoit  beau  me  parler  ,  je  ne  len- 
tendois  pa*:&  je  luy  parus  tel  en- 


de  Navarre.  39 

fin,qu  elle  devina  l'état  malheu- 
reuxde  mon  ame.  Je  ne  lny  ré- 
pondois  point,ou  je  le  faifois  ma!» 
Elle  femit  à  rire  de  ma  diffra- 
ction ,  &  me  fie  bien  voir  qu'elle 
me  penetroit.  Ma  douleur  en  fut 
infinie,  elle  en  eut  pitié  &  me 
parla  avec  une  bonté  à  laquelle 
je  ne  nïétois  pas  attendu  par  les 
premières  manières  dont  elle 
m'avoit  attaqué. Je  tâchois  de  me 
remettre  &  de  revenir  à  moi  r 
lorfque  j'aperçus  le  Prince  qui  fe 
jet  toi  taux  genoux  delà  Princef- 
ié  de  Valois  5  je  penfai  tomber  de 
l'autre  coté,  je  treflaillis,&  il  ne 
s'en  fallut  guère  que  je  ne  fiiTe 
un  cry  quand  je  vis  qu'il  lui  bai- 
foit  la  main. 

Que  l'on  fouffre  dans  ces  mo- 
ment terribles,mon  cher  Dragut*. 
Je  ne  vous  le  puis  exprimerje  fus 
foulage  d'une  partie  de  ma  pei- 
ne quand  le  Prince  fe  tournant 


A 


4°  La  Reine 

ver  moi  me  pria  daller  porter  fa 
reponfe  à  la  Duchefle  de  Beau- 
jcu,&  de  Juy  dire  de  ïa  parc  qu'il 
épouferoit  fa  fille.  Figurez-vous 
la  joye  que  j'eus  d'une  û  agréa- 
ble commiflîon.  Vous  comprenez 
bien  touc  ce  qu'elle  me  faifoic 
voir.  Je  paiTe  ce  que  je  devois 
penfer  fur  cela. 

Le  Prince  ëpoufa  la  Princefle 
de  Bourbon  :  mais  tou:e  ma  folie 
augméta  quand  le  foir  de  fes  no- 
ces je  remarquai  de  la  trifteife 
dans  les  beaux  yeux  de  la  Prin- 
ce fle  de  Valois  3  &  que  je  crus 
m  apercevoir  de  quelque  intelli- 
gence entre  fes  regards  &  ceux 
du  Duc  de  Bourbon. 

Quelques  jours  après  on  fît  fon 
mariage  avec  le  Duc  d'AIencon^ 
&  j'eus  du  regret  de  la  voir  à  un 
homme  fi  indigne  d'elle.  Ce  fut 
en  cette  oeccafion  que  le  Corn- 
netable  me  choifit  pour  l'info*. 


de  ÏÏtvarre.  41 

tuné  confident  de  fes  amours.  le 
reçus  fon  fecret  &  je  cachai  le 
mien.  ]e  ne  le  haïs  point  ,  il  étoit 
auflî  malheureux  que  moi  ,  & 
pour  achever  de  m'acabler  ,  la 
Duchefle  d' Alençon  me  fit  I'hô- 
neur  de  me  diftinguer  entre  tous 
les  hommes  de  la  Cour  en  me 
donnant  fon  amitié  &  me  la  té- 
moignant par  les  confiances  les 
plus  particulières. 

Que  cette  giorieufe  préférence 
m  auroit  été  chère  fi  j  euffe  été 
en  état  d'en  goûter  toute  la  dou- 
ceur, ôc  que  mon  ame  eût  pu 
être  dans  une  afliette  raifonna- 
ble  !  Mais  j'étois  perdu  d'amour, 
&  rie  que  de  l'amour  ne  me  poa- 
voit  fathfaire.  Un  jour  que  la 
PrincefTe  étoit  mécontente  delà 
témérité  de  Bonivet  quiTaimok 
&  qui  avoir  l'audace  de  le  lui  di- 
re,elle  s'en  plaignoit  avec  aigreur 
à  Madame  de  Sancerre,  &  difok 


41  l&  fReine 

qu'elle  ne  comprenoic  pas  qu  on 
eue  la  hardieiîe  d'aimer  en  un 
endroit  fi  inégal ,&  que  pour  elle, 
elle  hairoic  toujours   ceux  qui 
s  oublieraient  ainfî.  Ah  !  je  fuis 
perdu  ,  m'écria-je  en  quittant  le 
dos  de  fa  chaife  que  je  tenois,  & 
je  lbms  brusquement  de  fa  Châ- 
bre  fans  fçavoir  ni  ce  que  je  di- 
fois,  ni  ce  que  jefaifois.  La  Prin- 
ceiTe  demeura  toute  étonnée  de 
mon  imprudente  faiIlie,Madame 
deSancerre  fe  mit  à  rire,  &  lui 
avoua  qu'il   y  avoir  lo-ng  -  tems 
qu  elfe  connoiflbic  ma  maladie. 
Elle  lui  remit  alors  mille  çho- 
fes  devant  les  yeux  qui  les  ou- 
vrirent à  la  PrinceiTe.  Elle  me 
blâma  &  me  plaignit ,  à  ce  que 
j'aifçû  depuis  par  Madame  de 
Sancerre. 

Je  fus  fî  honteux  de  m  être  ainfî 
échapé  ,  que  je  ne  pus  me  re- 
foudre de  long- tems  à  paroîcre 


àe  Navarre.  45 

devant  elle  ,  &  enfuite  je  ne  l'o- 
fois  regarder.  Elle  m'en  fçût  bon 
gré  &  agit  avec  moi ,  comme  il 
elle  n  avoir  pas  remarqué  mon 
audace. 

Le  Roi  mourut*  6c  François  L 
fut  élevé  fur  le  trône.  Je  partis 
pour  aller  à  Milan  dont  j'étois 
Gouverneur,  dette  première  fé- 
paration  me  parut  le  plus  cruel 
de  tous  mes  maux.  La  veille  de 
mon  départ  j'entrai  vingt  fois 
dans  la  chambre  de  Madame  d' A- 
îençon  5  &  j'en  fortois  toujours 
fans  fçavoir  bien  précifémenc 
pourquoi  j'y  étois  entré.  Je  vou- 
!ois  lui  dire  &  lui  taire  mon 
amour.  J'étois  fenfible  à  la  dou- 
leur de  la  quitter.  Enfin  je  pris 
congé  d'elle  dans  les  formes ,  & 
comme  un  homme  de  ma  forte 
le  devoit  faire.  Elle  me  dit  adieu 
avec  tontes  (es  bontez  acoûcu- 
mées,8c  prenant  un  luth  elle  pafTa 


4+  La  Reine 

dans  une  petite  Chambre. Je  lob- 
fervois;&  medébaraflatde  quel- 
ques perfonnes  qui  me  faifoient 
des  honnêtetez,j'entrai  brufque- 
menc  où  étoit  la  PrincefleJ'étois 
fi  hors  de  moi ,  qu'elle  crut  qu'il 
venoit  de  m'arn  ver  quelque  chofe 
de  fàcheux5&  m'arrêtanc  devant 
elle  avec  quelque  égarement  fur 
fe  vifage  :  Je  pars,  Madame  ,  lui 
dis-je  y  &  je  lui  repérai  deux  ou 
trois  fois  ces  paroles  fans  y  en 
ajouter  d'autres.  Je  le  fçai  bien  , 
me  dit-elle ,  avec  quelque  envie 
de  rire,  &  je  croyais  vous  avoir 
dit  adieu.  Ahilui  dis-  je  en  colère, 
car  je  fçavois  ce  qu'elle  penfoit  y 
vous  me  voyez  partir  avec  plaifir, 
£c  je  vous  laiflfe  tout  mon  amour. 
Je  jettai  lors  mes  yeux  furies  fiens 
leurs  divins  regards  m'adoucirët 
&m'humilierent.Pardônez-moi> 
Madame  ,  repris-je  ,  je  ne  vous 
©ffenferai  plus  5  je  pars,  je  fis  une 


de  Navarre.  45 

profonde  révérence  5c  je  me  re- 
tirai. 

Apres  avoir  fait  tous  mes  adieu  x, 
je   paflai  chez  la  Reine  ou  il  y 
avoir  unemufiqueque  je  n'etois 
pas  en  humeur  d  entendre,  je  ior- 
tis  de  fcn  appartement  6c  j'allai 
fur  une  tcrrafle  qui  donnoit  dans 
un  jardin  où  je  voulois  tâcher  de 
me  remettre  des  agitations   où 
j'étois  Mes  pas  me  conduifirenc 
à  une  grotte  où  j'aperçus  deux 
femmes  que  je  voulus  évitenmais 
ayant  entendu  par  deux  fois  mon 
nom,  lacurioiitéme  prit,  je  ne 
fcai  comment  5  je  m'approchai  &C 
je  vis   par  une  fenêtre  la  jeune 
Dorval  &  Defcars  affiles  toutes 
deux  chacune  dans  une  niche,&- 
appuyées  furie  bord  d'un  baffin 
de  marbre  noir,  qui  recevoir  (es 
eaux  parle  flâbeau  d'un  petit  A- 
mourde  même  matière.  Defcars 
n  etoiq>as  fi  vive  qu'on  avoit  ac- 


4^  Z^  Reine 

coutume  de  la  voir,elle  avoit  une 
langueur  touchante  fur  le  vifage, 
&  paroiflbit  profondément  apli- 
quée.D  une  main  qu'elfe  hauflbic 
un  peu  elle  tenoit  le  bras  de  cec 
Amour,&il  fembloitqu'elle  vou- 
loit  lui  marquer  le  lieu  où  il  ci- 
reroit.  Elle  avoit  l'autre  fur  le 
marbre  de  la  Fontaine  ayant  le 
bouc  des  doigts  dans  leau.  Do,r- 
val  avoit  la  tête  abfolumenc 
apuyée  contre  ce  petit  Dieu  fî 
inhumain,  &  par  côfequent  pan- 
chée  vers  la  fontaine.  Des  larmes 
couloient  lentement  defes  beaux 
yeux,fansefFort&:  d'une  manière 
fi  tendre  qu'elles  l'embelli^oient. 
On  eût  dit  que  c'étoit  des  perles 
ou  plutôt  des  étincelles  de  feu 
qui  le  méloientà  ces  eaux.  Elle 
me  parut  terrible  en  cet  état  de 
douleur  fi  conforme  au  mien,  je 
penfai  pleurer  avec  elle.  Dor- 
val  eft  blonde  connue  vous  le 


de  Navarre.  qj 

fçive^Defcarseft  bruneslaétion 
8c  les  manières  de  ces  belles  per- 
sonnes euflent  fait  un  aimable 
tableau.  Je  les  contemplois  lune 
&  l'autre  avec  pitié.  Elles  gar- 
dèrent quelque  tems  le  filence  , 
quand  Defcars  le  rompit  avec  un 
foupir.  Lautrec  efl:  aimable  ,  die- 
ellcmais  qu'il  eft  cruel  de  l'aimer 
fans  en  être  aimée  •  Elle  fe  tût,& 
ne  dit  que  ce  peu  de  parolesje  fus 
épouvanté  de  les  entendre j  &  fur- 
pris,&prefqtie  affligé  de  voirque 
je  fai  fois  le  malheur  d'une  fi  belle 
pérfonne,,je  me  preparois  à  m'en 
aller  fons  fonger  à  Dorval  ,  lorf- 
qu'elle  prit  la  parole:Que  je  fens 
bien  mon  malheur,  difoit-elleî 
J'aimerai  toute  ma  vie  ce  que 
j'aime5maisil  ne  le  fçaura  jamais. 
Encore,  pourfuivoit-elle,  s'il  n'y 
avoit  qu'à  fouffrir  ainfiimais  l'a- 
mour pour  me  tourmenter  m'ac- 
cable de  toutes  (es  peines.Ou  ai- 


4$  La  Reine 

me  ailleurs^  fuis  fans  efperance, 
&  voilà  le  dernier  des  fuplices 
pour  un  cœur  comme  le  mien. 

Elle  cefTa  de  parler,&  Defcars 
changeant  de  pofture  ,  me  fît 
craindre  qu'elle  ne  me  pût  voir. 
Je  m  en  allai  fi  occupé  de  ce  que 
je  venois  d'entendre,que  j'avoue 
que  je  m  oubliai  moi-même  pour 
quelque  tems. 

Mais  vous  aliez  voirla  bizarrerie 
où  je  me  trouvai. Je  crus  que  Def- 
cars m'aimoit,  &  je  fus  (ans  pitié 
pour  elle  comme  la  Princeffe  Té- 
toit  pour  moi.  C'en;  une  des  plus 
belles  perfonnes  du  monde  ,  je 
nefentis  nulle  émotion  pour  fes 
maux,  &  ceux  deDorvaldont 
je  ne  croyois  pas  être  l'objet  me 
touchèrent  infiniment. Cette  cô- 
formité  que  je  trou  vois  entre  elle 
&  moi ,  me  rendoit  (es  intérêts 
chers  ,&  le  (oir  quand  je  fus  chez 
la  Reine,  à  peine  répondis -je 

comme 


àe  Navarre.  49 

comme  je  le  devois  à  toutes  4es 
honnêtetez  que  Defcars  me  fie 
fur  mon  déparc ,  &  m'aprochant 
de  Dorval  le  plûtoft  qu'il  me  fut 
poffible ,  après  quelques  difeours 
ordinaires ,  il  me  fut  aifé  de  la 
mettre  fur  le  chapitre  de  l'amour. 
Etpourfuivant  quelques  propos 
inutiles  à  mon  récit  :Fleu range 
aime  Madame  de  Laval,  lui  dis- 
je  ,  il  n'en  eft  point  aimé  s  mais 
du  moins  n'aime-t  -  elle  pas  ail- 
leurs 5  &  félon  moi ,  c'eft  ôterla 
moitié  de  (es  maux  à  .l'amour. 
Dorval  roupie  ,  6c  baiflanc  les 
yeux  Je  crois»  dit-elle  ,  en  é- 
fet  qu'on  eft  moins  malheureux 
quand  on  aime  ,  de  s  adrefler  à 
une  personne  qui  n'a  pas  le  cœur 
touché  pour  un  autre.  Elle  n'en 
dit  pas  davantage.  Ah  !  lui  dis- 
je  ,  rien  n  eft  plus  infupportable 
que  d'aimer  ce  qu'on  voit  qui  eft 
à  un  autre. Quelle  horreur •  Quel 
//.    Partie.  C 


jo  La  Reine 

fupplice  !  que  je  plaindrois  une 
perfonnequi  aurait  àfouffrirce 
quejedisiîela  regardai  fixement; 
elle  rougit  encore ,  &  détourna 
la  tête  :  Je   conçois  ce  malheur 
pour  un  fi  grand  malheur,  repris- 
je,  que  je  donnerois  toute  ma  pi.- 
tiéàune  perfonne  qui  en  feroît 
atteinte,  &  je  voudrois  ètreaf- 
fez  de  fes  amis  pour  entrer  dans 
fa  difgrace  ,  &  l'adoucir  par  le 
partage  que  j'en  ferois.Dorval  en 
cet  endroit  me  jetta  un  regarda 
la  dérobée,  mais  un  regard  tout 
de  feu  qui  cherchoit  à  pénétrer 
dans  la  vérité  de  ce  que  je difois  5 
elle  ouvrit  la  bouche  ,  &  la  refer- 
ma. Parlez  ,  enotinuai-je  ,  con- 
nohTez-vous  quelqu'un   qui  eût 
une  telle  confiance  à  me  faire  ? 
Moi ,  non  ,  répliqua- t-elle,  &fe- 
lon  mon  confeil  ,  ceux  qui  ont 
de  fi  defagreables  fecrets ,  ne  les 
découvriront  jamais.Ondoit  être 


àe  N  avant*  51 

afl  z  honteux  de  fon  mal ,  fans 
i  aiier  dire.  Mais  ne  contez- vous 
pour  rien  le  p!aifîr  de  foulager 
fà  peine ,  repîiquai-je  ?  Non,  dit- 
elle  y  il  y  faut  encore  ajouter 
celle  d'un  filence  éternel.  Ah  • 
Madame  ,  luidis-je  ,  vous  parlez 
bien  en  perfonne  qui  ignore  ces 
maux  là  :  mais  enfin  fi  jamais 
vous  aviez  à  aimer,  promettez- 
moi  de  me  le  dire  Je  ne  m'engage 
pas  beaucoup  ,  reprit  -elle  avec 
eipritrCarjefuisaiTuréequemon 
cœur  n'eft  pas  en  état  de  prendre 
jamais  d'autres  fentimcns  que 
ceux,  qu'il  a.  Elle  foûpira  mal- 
gré elle  ,  en  difant  ces  mors,  j'en 
compris  tout  le  fens  .-Mais, lui 
repartis  -  je  avec  malice  ,  quels 
femimens avez- vous  ?  Qne  vou- 
lez vous  fçavoir,  me  répondit- 
elle  ?  Vous  partez  3  &  fe  reprenant 
promptement  :  Allez  ,  Seigneur, 
A  vôtre  retour  ,  nous   verrons 


$i  La  Reine 

fî  nous  nous  reflouviendrons  de 
cette  converfation.  Elle  me  quit- 
ta ,  quelque  chofe  que  je  fîfTe 
pour  la  retenir ,  &  s'aprocha  dç 
laPrincefle  Renée. 

Je  vous  ai  promis  de  ne  vous 
point  parier  de  guerre,mon  cher 
Dragut  :  je  revins  au  bout  de 
quelques  mois. Madame  d'Alen- 
çon  me  reçût  comme  ne  fe  fou- 
venant  pas  de  mesfautes.Le  Con- 
nétable me  confola  ,en  m'apre- 
nant  que  fon  amour  n'étoit  pas 
heureux  :  mais  le  'mien  fembla 
prendre  de  nouvelles  forces  dans 
les  beaux  yeux  de  maPrincefle. 
le  ne  donnai  rien  au  public  de 
mes  extravagances  5  la  PrincefTç 
les  connoiiïbit  auffi  bien  que 
Madame  de  Sancçrre.Du  refte  je 
me  conduifis  avec  une  fi  grande 
diferetion,  que  le  Duc  deBour.- 
ton  même  ne  fe  douta  jamais 
que  je  fufle  Ton  rival. 


de  Navire.  jj 

Quelque  temps  après  que  je  fus 
arrivé  ,  je  remis  Dorval  iurnôcre 
dernier  entretien.  Elle  me  dit 
d'un  air  froid,  qu'elle  n  avoit  rien 
à  me  dire  ,  quelle  étoit  au  même 
étac  que  lorfque  j'étois  parti  5 
qu'elle  navoit  point  changé. 
Comme  jemereflbuvenoisdela 
manière  dont'je  l'avois  veuë  à  la 
grotte ,  elle  me  faifbit  grande  pi- 
tié j  &  je  lui]  difois  toujours  en 
riant',  qu  elle  aitroit  nn.jour  quel- 
que chofeà  me  dire. 

Je  ne  pouvois  m'empêcher  d^ 
donner  de  temps  en  temps  des 
témoignages  d'amour  à  la  Du- 
chefTed'Alençon.  Elle  m'en  fai- 
foft  gronder  par  Madame  de 
Sancerre. 

Les  yeux  de  Defcars  étoient  û 
beaux  ,  qu'elle  ne  les  tournoit  ja- 
mais fur  moi  que  je  ne  m'imagi- 
nafle  'quelle  avoit  tout  l'amour 
dont  elle  avoit  parlé  à  Dorval  , 
C   iii 


j4  La  Reine 

&i  je  croïois  qu'elle  en  vouloir  al- 
lumer dans  mon  cœur  un  pareil. 
Perfuadé  qu  elle  m'aimoit ,  je  dé- 
crois être  en  état  de  1  aimer  auffi. 
Mais  helas  •  mes  chaînes  étoienc 
trop  belles  &  trop  forces  pour 
les  rompre  &  pour  pouvoir  pren- 
dre les  fiennes. 

Jevouîoisaufïi  deviner  qui  Dor- 
val  aimoic  ,  afin  de  le  porter  à 
rendre  le  réciproque  à  cette 
charmante  fille.  Je  les  abordai 
une  fois  toutes  deux  comme  elles 
h. 'bien:  un  papier.  Dorval  le  lâ- 
cha ,  &  Dcfcarsle  mettant  con- 
tre ion  eftomach,  me  dit  ? 

Je  ri  aime  point  un  infenjiblei 
le  convois  cependant  quilnefçau- 
roit  m  aimer* 
Eteins  [es  feux  ,  Amour  ,  s'il  e/i 
pojjible  , 
Et  des  feux  que  je  Cens ,  viens  encor 
l'enflammer. 
Elle  foûnc  après  ces  paroles, 


de  Navarre.  5  5 

cf  une  maniere,que  Venus  même 
ifauroit  pas  eu  tant  d'agrément* 
Elle  me  parue  avoir  un  air  paf- 
fiôné  qui  me  fît  quelque  impref- 
iîon.  le  connus  que  cetoit  des 
vers  qu'elle  lifoic  Ceux-là  paru- 
rent m'interefler,  je  voulus  pren- 
dre ce  papier  5  mais  le  retenant  : 
Il  faut  mériter  ces  chofes,  Lau- 
trec  3  me  dit-elle  5  qui  n'encon- 
noit  point  le  prix  ne  les  mérite 
pas.  Elle  me  quitta  avec  uneef- 
pece  de  dédain.  J'en  voulus  de- 
mander la  lignification  à  Dorval 
que  je  remarquai  tres-interdite. 
Aimera- t-on  toujours  fans  être 
aimé,  m'écriai  je? que  veulent 
dire  ces  vers  ?  Aimera-  t-on  tou- 
jours fans  être  aimé  ,  reprit- elle 
en  s'en  allant ,  elle  rejoignit  ià 
compagne.  Ladion  de  ces  deux 
filles  me  furprit ,  j'en  demeurai 
confus  5  &  les  voulant  prefler  de 
s'expliquer  d'autre  forte  ,  je  ne 
C    iiij 


5 6  la  Reine 

m'attirai  qu'un  cnjoûment  vif  T 
avec  des  railleries  brillâtes  delà 
part  de  Defcars,&  quelques  foû- 
ris  contraints  de  la  belle  Dorval. 
Je  demeurois  peu  à  la  Cour,&  je 
retournai  encore  en  Italie.  A  mon 
retour  je  trouvai  une  grande  ini- 
mitié formée  entre  le  Connéta- 
ble &  la  mère  du  Roi.  je  me  fou- 
vien>  qu'un  jour  il  me  fit  les  plus 
feniibles  carefïès  que  Ton  puifle 
faire,  &  voulut  attirer  de  moi  de 
nouvelles  promefles  d'une  amitié 
éternelle.  Ce  grand  &  malheu- 
reux Prince  nous  quitta  bien- tôt 
aprés,&  s'engagea  avec  l'Empe- 
j^ur.  Madame  d'AIençon  me  fit 
l'honneur  de  me  laifler  voir  tou- 
te fa  douleur  dans  une  pareille 
occafion.EÎIeaimoitle  Connéta- 
ble !  mais  comme  je  fçavois  qu'il 
ne  tiroit  nul  avantage  de  fon 
bonheur,  &  .que  je  connoiflois 
bien  le  caractère  de  cette  Prin- 


de  Navarre.  57 

cefTe,  je  n  etois  point  jaloux  des 
bornez  quelle  avoit  pour  lui,  6c 
j'étais  content  de  celles  qu  elle-' 
me  témoignoit. 

Je  fus  obligé  de  me  défendre  à 
Marfeille  contre  lui.  Il  m  écrivit 
une  lettre  qui  me  perça  le  cœur: 
mais  il  fa'ut  fuivre  mon  devoir  , 
8c  facrifiermon  amitié.  JepaiTe 
mille  circonftances  qui  memene- 
roient  trop  loin. Le  Roi  perdit  la 
bataille  de  Pavie,  6c  fut  pris  pri- 
fonnier.  Jedéfendisla  Guyenne, 
&  dés  que  je  le  pus,  je  me  rendis- 
auprès  de  la  Regente,fous  prétex- 
te de  la  fervir,  mais  en  effet  pour 
voir  Madame  d'Alençon.  Elle 
étoic  veuve,  6c  je  trouvai  le  Roi 
die  Navarre  auprès  d'elle,  amou- 
reux 6c  foûtenn  dans  fapafiîon  par 
le  crédit  de  Madame  la  Régente. 
Je  le  regardai  avec  peine,  j'ofai 
parler  de  {es  prétention  à  la  Prin- 
cefle,  qui  me  protefta  qu'elle  les 

C  v 


58  Lu  Reine 

defaprouvoit  entièrement. 

Tous  les  grands  Seigneurs  du 
Royaume  étoienr,  auprès  de  la 
Mère  du  Roi.Caumôt  étoit  mon 
ami  particulier.  Je  vis  une  fois 
Dorval  qui  luy  parloit  avec  une 
colère  étrange  fur  une  fenêtre 
où  il:,  étoient  cous  deux  appuyez, 
Je  les  a  vois  vus  fort  fou  vent  en- 
femble  5  &  rappellant  mille  cho- 
fes ,  je  ne  doutai  point  que  ce  ne 
fût  lui  que  cette  belle  fi  île  aimoit. 
Dans  cette  pensée  dés  le  foir 
même  je  lui  en  dis  mille  biens  y 
où  il  répondoit  en  homme  qui 
connoiiîoi  r  5c  qui  aimoit  fon  mé- 
rite :  mais  ce  n'étoit  pas  avec 
cette  ardeur  dont  un  amant  a. 
accoutumé  de  parler  ,  &  je  me 
perfuadois  écore  qu'il  ne  1  aimoit 
pas ,  &  que  c'étoit  lui  qui  faifoic 
fon  malheur.  Je  le  vis  fi  refervé  ,= 
que  je  n'ofai  lui  en  diredavîîtage, 
Dans  ce  temps  -  là  Madame 


de  Navarre  cy 

d'Aîençon  partit  pour  fe  rendre 
à  Madndauprésdu  Roi  fonfiere 
qui  étoitdangcrcufcment  mala- 
de. J'eus  le  bonheur  de  recevoir 
une  partie  des  larn/es   de  cette 
Princefle/ju  elle  répandoitdevat 
m°i  uns  contrainteielle  me  pria 
même  detre  toujours  de  Tes  amis. 
Je  fus  l'accompagner  auffî  loin 
que  je  le  pûs.Caumont  lui  rendit 
Je  même  devoir ,  &  en  revenant 
je  fus  étonné  de  lui  remarquer 
tinc  douleur  pleine  de  chagrin. 
Dorval  ne  fui  voit  pasla  Princef- 
fe,  elle  étoit  à  Mad'  Renée.  Def- 
cars  &  quelques  unes  de  fes  côpa- 
gncs.alloient  feulement  avec  elle, 
Je  fis  voir  à  Çaumont  que  je 
m'apercevois  del'éta^où  ilécoic, 
&  je  le  preflai  tant  qu'il  ne  pûc 
fe  défaire  de  ma  curiofiré.  il  la 
fatisfic.  Defcars  eft  partie ,  me 
dit-rl.  L'aimez-vous,  lui  dis  -  je  ? 
Ouy  ,;  repricil.  Ah  ?  ja  p^ 


6o  La  Reine 

vre  Dorval  ,  m'êcriai-je  ,  que 
deviendra-t-ellc?Eile  eft  à  plain- 
dre ,  continua-  c  il  5  &  vous  ne 
l'aimez  pas ,  pourfmvis-je.  Non,, 
reprit  -  il.  Voilà  donc  ion  maU 
heur,repiiquai-je,je  fuis  éclairci.-- 
Defcars  eft  charmante  >  mais  je 
plains  la  pauvre  Dorval. 

Dorval  n'a  que  faire  de  moi,, 
me  dit -1! ,  tout  étonné.  Elle  aime 
ma  Maîtrefle ,  elle  eft  fâchée  de. 
ion  abfence  5  voilà  fon  malheur:  - 
mais  moi  je  me  fepare  de  ce  que 
j'aime.  En  êtes  -  vous  aimé  ,  lui 
dis  je  ?  Depuis  fon  enfance ,  re- 
prit-il', je  poflede  fon  caunmais 
quel  cœur  ,  mon  cher  Lautrec  v. 
qu'il  eft  tendre  !  qu'il  eft  fidèle  »-: 
jamais  de  caprice  à  efliiyer  ,  nii 
de  foupçons  mal  fondez.  Elle  a 
toûjours  une  conduite  également 
obligeante  ,  &  incapable  de  me 
donner  aucun  ombrage:fans  co- 
queterie ,  rebutant  tous  mes  tfr 


£e  Navarre.  61 

vaux^me  les  facrifiant  tousjégale, 
tendre  dans  {es  manières ,  véri- 
table ;  que  vous  dirai- je?parfaite 
enfin.  Où  fuis-  je5  m'écriai-je  ? 
où  fuis-je  ?  Defcars  vous  aime 
depuis  long-temps,  &.  vous  m'en 
aflurezrfct.qu  elle  n'a  jamais  aimé 
que  moi  ,-  reprit  Caumont.  Ce- 
pendant, fon  abfence  à  part  qui 
me  tue, j'ai  un  autre  déplaifir» 
l'ai  aperçu  un  Efcuyer  du  Comce 
de  Guifequi  lui  parloit  comme 
elle  parcoit ,  il  lui  a  donné  une 
lettre,  elle  a  haufle  les  épaules, 
en  me';  regardant  :  mais  elle  l'a 
pris  ,  je  ne  lai  pu  voir  5  car  elle 
eft  partie  au  même  moment ,  6c 
le  Comte  de  Guife  l'aime.  Ah  \ 
Caumont,Luidis-je ,  ne  craignez' 
rien.  Puifque  Defcars  eft  comme 
vous  le  dites,  cette  lettre  ne  la 
touchera  point,  &  ne  vous  nuira 
pas.  Lors  je  le  priai  de  me  con- 
ter, fon  avanture  ,  elle  me  char- 


6i  Lu  Reine 

nia  :  mais  je  vous  avoue  que  j  c- 
tois  tout  étonne  quand  je  me  ref- 
fouvenois  de  ce  que  javois  en- 
tendu dire  à  cette  aimable  fille 
das  la  grotteje  ne  le  pouvois  ac- 
corder avec  ce  que  Caumont  ve- 
noic  de  m  apprendre.  Helas  !  je 
iouhaitai  prefqued'en  être  aimé, 
tant  j'ai  trouvé  ie  fort  de  Cau- 
mont heureux. 

Dés  que  nous  fumes  de  retour, 
nous  allâmes  confcler  Dorval. 
Elle  rougit  en  nous  voyant  ,  & 
je  compris  que  je  la  comraigno.is, 
ne  voulant  pas  parler  à  mon  ami 
devant  moi.  Je  me  retirai ,  &  je 
les  lai  fiai.  » 

La  Régente  ne  paroiiToit  oc- 
cupée que  de  la  négociation  pour 
la  liberté  du  Roi.EUc  étoit  char- 
mec  qu'un  des  principaux  arti- 
cles fût  le  mariage  de  ce  Prince 
avec  la  Reine  de  PortugaI5puif- 
que  c'étoic  ôter  une  époufe  au 


de  Navarre.  6$ 

Connétable.  Elleauroic  été  ra- 
vie que*  Madame  d'Alençon  eue 
épouië  l'Empereur  ,  elle  fe  fla-^ 
toit  encore  de  ramener  le  Duc 
de  Bourbon.  Son  amour  quelle 
avoit  confervé  lui  fai/bit  trouver 
tout  facile  pour  Tes  defleins. 

Il  y  a  voie  long- temps  que  Dor- 
val  écoit  une  de  fes  favorites. C'é- 
toit  à  elle  feule  qu'elle  confioit  fes» 
fecrets  de  Ion  cœur  ,  &  aux  heu- 
res  qu'elle  avoit  libres  elle  ne  fai- 
foit  que  s  entretenir  avec  elle. 

Elles  fo-rtoient  un  jour  toutes 
deux  d'un  cabinet  de  verdure  ? 
lorfque  j'y  entrai.  Japperçus  un 
papier  à  terre  ,  je  le  ramaiTai,  je 
vis  qu'il  y  avoit  des  vers  écrits^ 
Ils  me  parurent  partir  d  un  ef-- 
pnt  prévenu.  Les   voici. 

£n  vain  de   la  ra'ifon  on  êcoù*e  la  Doixr 
V amour  plus  puijfant  mille  fois 
Nous  pouffe  malgré  nous    an  penchant 
qu'il    nous  donne. 


£4  La  Reine 

Le  cœur   aveuglément  f€  range  fous  fer 

lo'.x. 
tJïtalgré  tous  nos  efforts  il  s'émeut  >il  s'é- 

tonne  • 
Il  fe  laijfe  enchaîner  avec  des  nœux  fil 

doux  , 
Qu'il  fitmble  que  le  Ciel  les  fit  exprés  pur 

nous. 
Heureux  en  fubiffant  le  fiort  qui  nous  en- 

trame  3 
Si  leplaifir  un  jour  enfiurpafioit  le  peine  \ 

Je  confiderai  long-temps  ta 
penfée  &  le  ftyle  de  ces  vers. 
Je  ne  fçavois  fi  la  Régente  les 
avoit  faits  pour  le  Connétable , 
ou  s'ils  n  etoient  point  de  Dor- 
val  au  fujet  de  fon  amour  mal- 
heureux. 

Je  m  attachai  fort  à  la  Prin- 
cefle  Renée  pendant  1  abfence 
de  Madame  d'AIençonije  fçavois 
la  forte  amitié  qu  elles  avoienc 
l'une  pour  l'autre  ,  &  elle  eut  la 
bonté  de  recevoir  agréablement 
les  foins  que  je  lui  rendis, 


de  Navarre.  6f 

Je  fçavois  aufli  bien  que  Cau- 
monc  le  tems  que  devoit  durer 
le  pafleport  que  la  Princefle  avoie 
reçu  derEmpereur>&  lui  &  moi 
nous  nous  rendimes  fur  la  fron- 
tière au  tems  à  peu  prés  qu'il 
devoir  expirer.  Nous  fumes  & 
heureux  que  nous  la  trouvâmes  le 
foirque  Clermont  Lodeve  1  a-voie 
été  recevoir  fiir  les  terres  de  Na- 
varre Elle  me  fît  un  accueil  plein 
dexharmes  j  &  pour  poufler  fit 
bonté  jufquaubour,elle ne  me  fit 
pas  un  fecret  de  la  certitude  de 
ion  mariage  avec  le  Connétable. 
Je  fus  frappé  de  cette  confidence, 
J'appuyai  ma  tête  contre  la  mu- 
raille, &  il  me  fut  impoffiblc  de 
pouvoir  jamais  lui  parler. 

£h  quoi,  me  dit-elle,  Lautrec, 
vous  n'êtes  plus  de  mes  amis  ?  Je 
vous  ouvre  mon  cœur ,  ne  puis- 
je  compter  fur  vous  ?  &  fi  j'en  ai 
quelque  jour  befoia,  vous  croa- 


66  La  Reine 

verai-je  fans  zèle  pour  mon  fèr^ 
vice  ?  Ah  ;  Madame ,  lui  dis  -  je 
enfin, que  me  dites  -  vous  ?  A 
quelle  épreuve  réduifez  vous.... 
je  n'ofai  dire  mon  amourjje  baif- 
ïai  les  yeux, 6c  je  repris  :  A  quelle 
épreuve  mettez-vous  ma  vertu. 
La  PrincelTe  connut  bien  que  je 
n'étois  pas  £ueri  de  ma  folie.EUe 
me  par;a  avec  une  bonté  exuaor- 
dinaire,me  pria  de  furmôcer  une 
paffion  fi  vaine  >  &  qui  ne  pou- 
voit  enfin  que  me  nuire.  Elle  me 
fie  ïouvenir  de  l'amitié  que  le 
Connétable  a  voit  pour  moi,  6c  de 
celle  que  je  devois  avoir  pour  lui. 
Que  vous  dirai  je  ,  mon  cher 
Dragut  ?  Elle  me  rangea  prefque 
à  mon  devoir,  6c  enfin  elle  rn  af- 
fura  qu'après  le  Connétable  j'é- 
tois  l'homme  du  monde  qu'elle 
eftimoit  le  plus. 

Jelareconduifisjufqu'àBayon- 
ne,où  Madame  la  Régente  s'étoit 


de  Navarre.  6j 

rendue  pour  être  plus  en  com- 
modité de  faire  l'échange  du 
Roi. 

le  ne  vous  dirai  point  la  joye 
que  Caumonc  eut  de  revoir  Def- 
cars.  Il  lui  avoua  qu'il  mavoic 
parlé  de  leur  amour  ,  ôt  il  la  fie 
confentir  que  je  fufle  le  dépofi- 
taire  de  leurs,  innocens  fècrecs. 
Un  fi  tendre  commerce  eut  une 
fin  heureufe.Le  Roi  en  eut  con- 
noifTance  ,  &  ce  mariage  fut  une 
des  premières  chofes  qu'il  fit 
après  fon  retour.  Caumont  fe  vie 
content  avec  fa  vertueufe  femme, 
&:  il  lui  fembleque  rien  au  monde 
ne  peut  égaler  fa  félicité. 

Je  fus  obligé  de  donner  quel- 
ques ordres  en  Guyenne  ,  où  le 
le  Roi  me  laifla.Fi^urez-  vous  ma 
furprife  &;  ma  douleur  5  quand 
quelque  temps  après  j'apris  que 
la  DuchefTe  d'Aiençon  venoit 
d  epoufer  le  Roi  de   Navarre.  Je 


é?  JU  Reine 

fçavois  qu'elle  ne  pouvoit  être1 
a  moi  \  je  fçavois  qu'elle  fe  defti- 
noit  par  fon  choix  &  par  fes  in- 
clinations ,  au  Connétable.  Ce- 
pendant cette  nouvelle  me  fr3p-* 
pa  comme  fi  elle  m  eût  ôté  tout 
d'un  coup  toutes  mes  ciperances. 
Qu'on  eft  foible  ,  mon  cher  Dra- 
gue »  je  murmurai  avec  autafic 
d'audace  que  fi  j'eufTe  été  le  mal- 
heureux Duc  de  Bourbon.  Je  1er 
plaignis  même  pour  donner  en- 
core une  aigreur  à  mon  infortu- 
ne ,  &  je  tombai  enfin  dans  cette 
prodigieufe  mélancolie  ,  dans  la- 
quelle vous  m'avez  veu  abîmé. 

Le  Roi  me  manda  il  y  a  peu  de' 
temps, comme  vous  le  fçavez. 
Je  me  fuis  rendu  en  diligence  à 
{es  ordres.  Vous  avez  bien  voulu 
être  le  compagnon  de  mon  voya- 
ge. Je  vous  prefentai  au  Roi  5  il 
vous  fit  un  accueil  qui  vous  (à- 
ûsfit,^  vous  avez  pûreconnoître 


de  Navarre.  69 

qu'il  n'eft  ni  fans  amitié  ni  fans 
confiance  pour  moijai  demeuré 
.quelques  jours  chez  Caumont , 
incognito  par  Tordre  du  Roi  3  Se 
vous  vous  fouvenez  bien  que  ce 
ne  fut  que  le  jour  de  la  fête  que 
le  Roi  donna  à  la  Reine  fa  fœur, 
qu'il  me  prefenta  à  elle ,  6c  qu'il 
confentic  que  tout  le  monde  me 


vît. 


La  Reine  rougit  à  ma  veuè\& 
me  parut  embaralTée  à  foûtenir 
mes  premiers  regards.  Elle  me 
parla  peu,  je  n'étois  pas  auffi  trop 
en  étac  de  demeurer  en  fa  pre- 
fence  ,  ni  de  lier  converfation 
avec  elle. 

Depuis  ce  tems-!â  je  ne  lai 
veuë qu'en  public.  Dorval  ma 
paru  encore  plus  languiflante 
que  de  coûtume,&  je  n'ai  jamais 
ofé  demander  à  Madame  de 
Caumont  l'explication  de  l'en* 
tretien  de  la  grotte. 


70  La  Reine 

Hier  après  dîné  je  rentrai 
dans  mon  appartement  pour 
faire  quelques  dépêches  ,  &  les 
ayant  finies,  je  repaflai  dans 
celui  de  Madame  de  Caumont, 
N'y  trouvant  perfonne  ,  je  crus 
quelle  n'y  étoit  pas  &  quelle 
s  etoit  allé  parer  pour  le  bal 
chez  quelqu'une  de  Tes  amies.  Je 
n'avois  garde  de  penfer  qu'elle 
eût  fait  dire  qu  elle  vouloir  être 
feule.  Je  for  toi  s  déjà  d'un  grand 
cabinet  qui  conduifoit  dans  un 
autre, quand  j'entendis  la  voix 
de  mon  ami  qui  parloit  avec 
fa  femme.  Jalîois  entrer  où  ils 
étoient  ,!orfque  mon  nom  qu'ils 
prononcèrent  m'arrêta.  Il  fém- 
bleque  je  fuis  deftiné  à  ne  pou- 
voir m'entendre  nommer  fans  ap- 
prendre quelque  choie  d'extraor- 
dinaire ,&  qui  doive  extrême- 
ment m'intereffer.  Nous  l'avons 
mille  fois  plaint  enfemble  ,  difoic 


de  Navarre.  71 

Caumont.  Si  Laucrec  fçavoic  les 
malheurs  qu'il  caufe  ,  il  en  feroit 
touché.  J'ai  fait  tout  ce  que  |  ai 
pu,  reprit  fa  femme  ,  pour  lui 
ôter  ce  fatal  attachement.  Elle 
medifoitun  jour  dans  la  grotte 
de  Fontainebleau ,  la  veille  que 
Laucrec  partie  pour  l'Italie^qu'  el- 
le l'aima  le  jour  que  le  Roi  voulut 
fçavoir  à  qui  il  donneroit  fon 
cœur.  La  pauvre  fille  a  fouffert 
des  peines  incroyables  depuis  ce 
temps  à  aimer  &  à  vouloir  s'em- 
pêcher d'aimer.Elle  conuut  bi  en- 
tôt  la  paillon  que  Lautrec  reflen- 
tit  pour  la  Reine  de  Navarre  , 
qui  fut  un  redoublement  cruel  à 
fes  maux.  Elle  fut  déslors  fans 
efperance.  Vingt  fois  elle  apen- 
fé  fuccomber  ;  &.  lui  dire  qu'elle 
l'aimoic.  Elle  s'eft  pourtant  ga- 
rantie de  ce  malheur  :  Une  fille 
quia  du  courage  ne  fuit  point 
une  telle  chute.  J'étois  outragée 


7i  La  Reine 

pour  elle  de  l'indifférence  de 
Lautrec  >  &  le  jour  qu  elle  avoit 
fait  tous  ces  jolis  vers  que  vous 
fçavez  ,*nous  les  liftons  enfem- 
ble  elle  &  moi, quand  il  penfa 
nous  furprendre.  Je  ne  pus  m  em- 
pêcher de  lui  dire  cet  endroit 
qui  in  avoit  tant  plu. 

ft  n*aime  point  un  infenfible  : 
jfc  connais  cependant  qu'Une  fçauroit  m' ai- 
mer. 
Eteins  Ces  feux  y  Amour  ,  s'il   eft 
pojfible  > 
Et  des  feux  que  je  fens>  viens  encor  l'en- 
flammer. 

Je  m'arrêtai  par  prudence  dans 
le  tems  que  javois  le  plus  d'en- 
vie de  m'expliquer.  Je  n'ai  point 
parlé  auffi  ,  reprit  Caumont ,  par 
difcrétion  ,  Dorval  me  l'ayant 
défendu  quand  je  connus  l'état 
malheureux  de  fon  ame.  J'ai  fou- 
fert  à  lui  obeïr  j  m'étant  fouvent 

flatté 


de  Navarre.  73 

flatte  que  j'aurois  amené  Ton 
Amant  à  répondre  à  fes  fenti- 
mens.  Elle  eft  belle  ,  elle  l'aime 
avec  une  fidélité  que  rien  ne 
peut  diftraire  5  il  n'a  rien  à  ef- 
perer  de  la  paffion  qu'il  reflenc 
pour  la  Reine:Pourquoi  ne  vou- 
lez-vous pas  qu'il  (e  rende  par 
reconnoi fiance  &  par  vanué,  s'il 
ne  le  fait  pa<  par  choix  &  par 
inclination.  Jai  (bavent  penfé, 
comme  vous ,  répliqua  Madame 
de  Caumont ,  6c  je  crois  que  fi 
Lautrec  fçavoit  ion  bonheur,  il 
n'y  feroit  pas  infcnfible  :  mais 
Dorvalnapû  confemir  qu'il  en 
fût  inftriuc ,  &;  je  me  fouviens 
de  lui  avoir  entendu  dire  qu'un 
jour  qu'elle  fe  promenoir  avec 
la  Régente  pendant  nôtre  voya- 
ge d'hfpagne  ,  elle  perdit  des 
Vers  qu'elle  avoir  ùits  fur  fon 
amourdcntelle  penfa  mourir  de 
douleur  ,  craignant  qu'on  ne  les 
1 1.  Partie.  D 


74  La,  Reine 

eût  trouvez  ,  &  qu'ils  ne  vinf- 
fentà  la  connoi fiance  de  Lautrec. 
Une  ame  atteinte   de    ce    mal 
craint  tout.Elle  s'imaginoit  qu'il 
ne  les  pouvoit  voir  (ans  deviner 
que  c'étoit  elle    qui   les  auroit 
faits.   Mais  y  auroit-il  tant  de 
ma!  à  la  trahir  ,  reprit  Caumont? 
Ah  !  mon  cher  mari ,  s'éctia  fa 
femme  ,  elle  en  mourroit ,  vous 
çonnoiiTez  comme  moi  la  déli- 
cate lie  de  Ton  cœur.  Comme  elle 
difoit  cela  ,  elle  fe  leva  bruf- 
quementdedefîus  fa  chaife  ,  &c 
me  vit  dans  un   grand  miroir. 
Elle  fit  un  cri  ,  Caumont  crue 
quelle  s'étoit  bleffée ,  il   alla  à 
elle  tout  éperdu  ,  &  la  prenant 
entre  Ces  bras ,  il  tourna  la  tête  , 
&:  m'aperçut  comme  elle  dans  ce 
miroir.    Il  ne  fut  pas  fi  affligé 
que  fa  femme  ,  il  fe  mit  à  rire  ; 
&  mefaifantfign     d  entrer,  il 
vit  à  ma  rougeur  que  j  avois  en- 


de  Navarre.  yj 

,  tendu  leur  converfation.  Appro- 
che*, méditai.  Je  fuis  ravi  que 
vous  fçachiez  fans  qu'il  y  ait  de 
nôtre  faute,  ce  qu'il  y  a  long- 
temps que  je  voulois  que  vous 
fçufîîez.  Que  dites-vous  ,  mon 
cher  Lautrec  ,  d'une  paffion  éga. 
lement  malheureufe  &  fidèle  ?La 
beauté  &:  les  fentimens  de  Dor-s 
val  ne  vous  peuvent-ils  toucher? 
Je  fuis  dans  une  grande  confu- 
fion.Jui  dis-je.Suis-je  aiTez  in  for- 
tune  pour  avoir  cauie  tant  de  pei- 
ne à  une  perfonne  corne  Dorva!? 
Remetez-vous,medit  Madame 
de  Caumont.  Prenez  des  fenti- 
mens raisonnables  &  naturels.  Il 
eft  temps  que    vous  fongiez  à 
vous  établir.  Dorval  eft  un  parti 
avantageux  ,  elle  a  refufé  pour 
vous    les  plus   confiderables  de 
France.  Défaites-  vous  des  chi- 
mères, fongez    au  repos  &;  au 
bonheur  de  vôtre  vie.  Comme 

D  ij 


76  La  Reine 

elle  alloit  continuer ,  nous  fumes 
touc  furprisde  voir  arriver  Dor- 
val.  Les  defFcnfes  de  ne  laifier 
entrer  perfonne  n'étoient  jamais 
pour  elle.  Elle  nous  trouva  tous 
embaraflez  ,  &  ayant  jette  les 
yeux  fur  moi,  je  ne  pus  en  (oute- 
mr  l'éclat  Je  fis  une  profonde  ré- 
vérence ,  6c  je  m'en  allai. 

j'ai  fongé  toute  cette  nuit  à 
mon  avamure.  Je  n'ai  point  dor- 
mi ,  j'ai  penfé  à  Dorva!.  j'ai  ad- 
miré  ce  fatal  effet  de  lafcendant 
que  j'ai  maiheureufement  fur 
elle  :  mais  je  n'en  ai  pas  moins 
fenti  la  Reine  toute- pui liante 
dans  mon  cœur.  Ma  bleflfere 
fera  toujours  vive  >  le  tems  Se 
la  raifon  ne  me  peuvent  jamais 


guenr. 


Que  je  vous  plains  ,  secria 
Drigu:  ,  quand  fon  ami  eut 
cefle  de  parler  :  mais  que  vous, 
m'avez  fait  de  plaifir  parle  re- 


de  Navarre  yj 

ch d'une  fi  agréable  HiftoireiJ'y 
ai  donné  une  attennon  qui  me 
furprend  moi  même  ,  &  il  faut 
que  je  vous  aime  bien,  &  que 
voub  m'ay  iez  du  des  choses  char- 
mantes pour  avoir  oublié  mes 
tourmens,  &  n'avoir  été  atten- 
tif qu'à  vos  intérêts.  Vous  me 
faites  pitié  d'aimer  la  Reine. 
Tout  sbppofe  à  vôtre  efpoir,  elle 
eft  prévenue  pour  le  Connéta- 
ble. Dorval  eft  aimable  ,  vous 
pofledez  fbn  cœur  ,  je  fuis  de 
lavis  de  Madame  de  Caumont. 
Ne  vous  repaifléz  plus  de  chofes 
frivoles.  Penfez  à  vous  établir, 
Perfonne  au  monde  ne  vous  con- 
vient plus  qu'elle.  Je  voudrois  la 
voir  heureufe  avec  vous.  Je  vou- 
drois auflî  ne  vous  voir  plus  ri- 
val du  Duc  de  Bourbon,  On 
m'en  a  dit  tant  de  chofes  avan- 
rageufes  depuis  que  je  fuis  en 
France  ,  que  je  vous  auouë  que 
D  iij 


7 S  La   Rêne 

je  faime  fans  le  connoître  ,  & 
que  je  ferois  ravi  que  vous  n'euf- 
fiez  nulle  concurrence  avec  lui. 
Les  fentimens  que  j'ai  pour  la 
Reine ,  repric  Laurrec  ,  nont  ja- 
mais fliit  tort  ,  comme  vous  la- 
vcz  pu  connoître  ,  à  ceux  que 
j'ai  pour   le  Duc  de  Bourbon. 
î  ai  trop  bien  vu  le  peu  de  fruit 
qu'il  a  recueilli  de  Ton  amour  j 
et  les  fentimens  de  la  Reine  font 
fi  réglez  ,  que  je  n'ai  point  eu 
occafîon  de  me  biffer  furp ren- 
dre aux  jalou/îes  qui  ne  trou- 
blent que  trop  les  autres  Amans, 
En  difantccla,  Draçut  &  lui 
ie  levèrent.  Regagnons  le  Châ- 
teau, reprit  Lautrec  ,  il  eft  plus 
tard  que  je  ne  croyoïs.  Qu'im- 
porte ,  repartit  Dragut ,  rien  ne 
fçauroic  valoir  d'aujourd'hui  les 
agréables  momens  que  j'ai  goû- 
tez à  vous  entendre.  Ces  deux 
amis  continuèrent  leur  chemin 


de  Navarre,  ~$ 

en  s'entretenant  avec  une  en- 
tière confiance.  Ils  furent  fur- 
pris  en  arrivant,  de  trouver  le 
Marquis  ctu  Guaftavcc  le  Roi, 
à  qui  Montmorency  &  le  Prince 
de  Melphe  l'avoient  prefenté.  Ii 
avoit  avoué  au  Roi ,  qu'un  Do- 
meftique  de  Dom  Sanche  de  Le- 
vé ,  ayant  un  Frère  en  Italie,  lui 
avoit  mandé  qu'il  étoit  en  Fran- 
ce ,  &  prés  de  Saint  Germain  où 
la  Cour  étoit  5  qu'il  n'avoit  pu 
retenir  fon  ardeur  5  qu'il  avoit 
pris  la  refolution  de  venir  lui- 
même  chercher  le  ravi  fleur  de 
la  Princefle  d'Aragon  ,  le  punir 
&  la  délivrer  j  qu'il  avoit  écrit 
à  l'Empereur  pour  lui  faire  ap- 
prouver fon  deïTein  ,  &  qu'il 
avoit  efperé  de  la  juftice  du  Roi, 
qu'il  ne  defaprouveroic  pas  la  li- 
berté qu'il  avoit  prife  ,  Pompê- 
ran  l'ayant  aflliré  que  Sa  Majefté 
i'aideroit  ,  &c  le  recevroit  avec 
D    iiij 


So  ïA  Reine 

là  bonté  ordinaire.  Le  Roi  lui 
avoir  témoigne  par  une  récep- 
tion charmante  ,  qu'il  ne  s'étoic 
pas  trompé  ,  &  l'avoir  mené  lui- 
même  chez  la  Prince  (Te  d'Ara- 
gon ,  étant  bien  aiie  de  leur  fai- 
re voir  ,  par  Fempreflement 
qu'il  eut  à  les  reunir  ,  leftime  ÔC 
l'aminé  qu'il  avoir  pour  eux  ,  Se 
qu'il  etoïc  dïfpofé  à  favonferde 
iî  belles  affections. 

L'aprés-diaée  tout  le  monde 
fe  rendit  chez  la  Reine  de  Na- 
varre. Elle  eut  de  la  jcye  de  voir 
le  Msx&àVS  du  Guaft.  Toutes  les 
Dames  ie  trouvèrent  tel  qu'il 
étoit  ,  c'cftà  dire  l'homme  du 
monde  ie  plus  charmant.  11  s'ap- 
procha de  la  Reine  d'un  air  har- 
di &  agréable  ,  &  lui  parlant 
bas  de  peur  d'être  entendu  des 
autres  perionnes.  Le  gi  and  jour 
me  fera  -t'il  auffi  avantageux  que 
lanuit,  Madame  ,  lui  dit-il?  ht 


de  NavArre.  ai 

l'Arménien  pourra  -  c'il  encore 
parler  à  Vôcre  Majefté  du  Prince 
de  Mingrelie  ?  Ah  »  lui  dit  la 
Reineenrongiflant^onhiftoire 
eft  finie  ,  6c  1  on  ne  fçauroic  plus 
y  faire  que  de  triftes  reflexions. 
Pardonnez- moi  ,  Madame,  re- 
prit-il.-11  faut  plus  que  des  re- 
flexions ,  des  bontez  font  necef- 
faires.Ie  l'ai  vu  ,  6c  l'ai  quitté  il 
n'y  a  pas-Iong-iems  \  6c  fi  vôtre 
fecours  lui  manque  ,  ion  defef- 
poir  peut  caufer  des  malheurs,  à 
qui  peut-être  les  plus  beaux  yeux 
du  monde  ne  refu  fer  oient  pas 
des  larmes»  Tout  ce  qu'on  peut 
imaginer  de  tendre,  de  terrible  > 
n'approche  point  des  mouve- 
ment qe'il  eut  quand  lePeloux 
lui  vint  annoncer  fa  dernière  in- 
fortune.? Je  reçus  toutes  fes  dou- 
leurs, 6c  mon  cœur  fut  pénétré 
de  toutes  fes  peines.  Ah,  Mada- 
me, quel-  coup  !  J'ai  de  l'horreur' 
D     v 


gi  La  Re'me 

encore  pour  une  trahi/bn  fi  noi- 
re. Que  nepenfa-ul  point?  Que 
ne  voulut-il  point  faire  ?  Il  s  en 
prenoit  à  tout ,  &  il  ne  revenoit 
de  fe>  foreurs  que  quand  il  s'é- 
toit  oublié  jufqu'à  vous  acculer». 
Son     repentir     paroiffoit    bien 
promu  ment  ,   &  l'état  où  il  re- 
tomboit  étoitpire  que  toutes  (es 
fureurs»  Le    Marquis  du  Guaft 
pouvoit    parler    tant  qu'il   eût 
voulu  >la  Reine  étoit  faifie  5  Se 
craignant  tous  les  yeux  qui  é- 
toienc  attachez  fur  elle  ,  elle  ap- 
pclla  la  Princeffe  d'Aragon  ,  ÔC 
prefentant  la  main  au  Marquis  ;. 
Allons  dans  mon  cabinet  ,  Sei- 
gneur ,  lui  dit  ellftjoù  vous  pour- 
rez me  dire  avec  plusde  loifïr 
ce  qui  concerne   la  belle  Clarice 
dont  je  n  ai  entendu  parler  que 
confufément.    La  Reine  dit  ces 
paroles  pour  le  rcfte  de  la  com- 
pagnies &  dés  qu  elle  ne  vu  plus 


de  Navarre.  83 

qu'Alphôfe  &  la  Princefle  d'A- 
ragon :  Au  nom  de  Dieu  ,  Ma- 
dame, lui  dit-elle  ,  faites  taire 
le   Marquis  duGuaft.Ii  me  die 
des  chofes  que  je  ne  puis  enten- 
dre fans   chagrin  ,  &  que  je  ne 
puis  plus  écouter  dans  la  mifera- 
ble  condition  où  je  fuis.  J  ai  fait 
le  malheur  du   Connétable  ,  je 
l'avoue,  fch  qui  n'auroit  pas  été 
trompée  comme  moi  ?  N'en  par- 
lons plus ,  je  vous  en  conjure.  Si 
vous  i'euffiez  vu  comme  moi  ,re- 
prit  Alphonfe  ,  vous  en  parle- 
riez toujours,  &  vous  y  fonge- 
riezinceflament,quelque  auftere 
vertu  que  Vôtre  Majefté  ait.  Ah 
Madame  !  vous  lavez  rendu  trop 
malheureux,  il  faut  s'il  vous  plaît 
adoucir  fon  fort.  Eh  que  voulez- 
vous  que  je'faffe ,  s'écria  la  Rei- 
ne ?  Jene  puis  que  le  plaindre, 
Il  faut  le  voir,  répliqua  le  Mar- 
quis 5.  faire  fa  paix  avec  le  Roi 


84  La  Reine 

&  fouffrir  qu'il  revienne  en 
France  Me  preierv.eie  Ciel,  re- 
prit la  Keine  ,  de  le  livrer  ^en- 
core à  (es  ennemis ,  &  dem\x- 
pofer.  aux  reproches  qu'il. me 
pourrait  fi  juftement  ÉiireiNon, 
qu'il  vive  loin  de  cet  affreux, 
pays  5  Se  quoique  fa  vue  ne  me 
iou  pointodieuie  ,  je  ne  balance 
poinc  à  defirer  plutôt  la  mo.t 
qu'à  confennr  de  le  voir.  La 
Reine  du  cela  d'un  ton  fi  ferme, 
.qu'Alphonfe  ne  pouvant  foufFrir 
des  fentimens  fi  durs  :  Ah  \  lui 
dit-il  avec  .emportement  ,  vous 
n'avez  jamais  aimé  le  Connèca» 
ble,  je  ne  fçai  de  quelle  efpece 
cle  fentimens  vous  êces  capable. 
Plût  au  Ciel  qu'il  fût  auffi  libre 
que  vous. La  Heine  (bupira$&  le 
Marquis  du  Guaft  voyant  porn* 
peran  à  la  porte  du  cabinet  qui 
n  ofoic  pas  entrer,  il  alla  le  pren- 
dre par  le  bras ,  .&  le  conduifanc 


de  Navarre  îf 

prés  de  !a  Reine  :  Vene2  ,  lui 
du  il, confondre  une  inhumaine. 
Faites  un  tableau  de  tout  ce  que 
nous  avons  vu.  Dites  lui  bien  ce 
qu'on  a  fénti  pour  elle  ,  &  vous 
croirez  la-  toucher.  Non.  Elis 
dit  froidement  ,  qu'elle  aimerois 
mieux  mourir  que  de  voir  nu 
moment  le  Connétable,  Eh  {ça- 
vez-  vous  ce  qu'il  fouffre,  Mada- 
me  5  lui  die  Pomperan  ?  Penfez- 
vous  ce  que  la  rage  Se  fa  dou~ 
leur  lui  peuvent faire  concevoir* 
Je  Içai  tout  y  interrompit  la  Rei- 
ne :  mais ,  Pomperan  >  donnez- 
moi  quelque  relâche.  Le  Mar- 
quis du  Guaft  ne  m'a  pas  donné 
le  temps  de  refpirer  depuis  qu'il 
me  parie.  Eh  qu'ai -je  produit  , 
lui  du-  il  ?  Plus  que  vous  ne  perl- 
iez ,  répondit  la  Reine .,  mais  (I 
bas  qu'on  ne  l'entendit  prefque 
point.  Son  vifage  fe  couvrit  de 
pafleur..  Ses   veux  chargez   de 


$6  La  <T{eîne 

quelques  larmes  fe  fermèrent,  & 
fon    beau    corps    demeura   fans 
mouvement  encre  les  bras  de  la 
PrincefTe  d'Aragon. L'impétueux 
Alphonfc  qui  étoit  fi  irrité  con- 
tre elle  ,  fut  lui-même  touché 
d'un  fi  tri  (le  fpeclacle.  Pompe- 
ran,  bien  loin  d'appeller  du  fe- 
cours  ,  alia  fermer  la    porte  ,  &; 
crut    prudemment    qu'ils    fuffi- 
foienc  tous  trois  pour  faire  re- 
venir !a  Pnnceffe.  Donna  Maria 
ladelaiTa:Du  Giiaft  lui  frappa- 
dansja  main  j  &  Pomperan  trou- 
vaut  de  l'eau  dans  un  Vafe,  la 
lui  jetta  for   le    vifage.    Enfin* 
après  un  temps  affez  long,  elle 
pouffa  quelques  foupirs   ,  &  fe 
voyant  avec  honte  dans  cet  état, 
elle  porta  une  main  fur  les  yeux, 
6c  de  l'autre  elle  leur  fît  figne  de 
fortir.     Comme    ils    apprehen- 
doient   de  ['incommoder  parla 
contrainte  quelle  fe  faifou,  ils 


de  Navarre.  87 

s'en  allèrent  5  &  la  Reine  ne 
voyant  plus  auprès  d'elle  que  la 
Princeiîe  cT Aragon  5  elle  donna 
un  libre  coursa  des  pleurs  qu'el- 
le s'étoit  fait  violence  à  retenir. 

Je  ne  vous  dis  rien  ,  dit-elle  à 
cette  Princeiîe,  vous  fçavezmes 
malheurs.  Heîas  i  Madame  ,  re- 
prit-elle ?  qui  les  fent  comme 
moi?  A  peine  Vôtre  Majeftés'en 
trouve- t'clle  plus  atteinte  ?  Mais 
quoi,  ne  ferez- vous  rien  pour  le 
Connétable  ?  Et  que  voulez-vous 
que  je  faiTe  ,  repliqua-t'elle  ?  Le' 
confoler,  &  le  voir,  pourfuivit  la 
Princeffe  d'Aragon.  Non  je  ne 
le  verrai  jamais ,  dit  la  Reine, 
d'un  air  déterminé.  11  n'en  feroit 
pa<  mieux  5  &  j'en  mourrois  (ans 
doute.  Elles  ^'entretinrent  encore 
quelque  temps  5  &  la  Reine  au- 
roit  continué  avec  plaifir,  fi 
Donna  Maria  ne  fe  fût  apper- 
çûë    d'un  petit  fniTon    que   la 


82  La  R  ine 

Reine  avoit.  Elle  la  pria  de  fe 
meure  au  lit  >  £c  faifant  appeller 
fes  femmes  ,  ei!e  fie  avertir  aufli 
laPi-mccHe  Renée  &  Madame 
de  Sancerre  ,  de  fmdifpoiuion 
de  la  Reine.  Elles  le  rendirent 
promptement  auprès  d'elle.  La 
Reine  verfa  dans  leur  feintons 
Tes  deplaifirs  j  &.  tandis  quelle 
recevoir  leurs  foins  &  -les  mar- 
ques de  leur  cendrelîe  ,  Drague 
qui  nedemeuron  pas  volontiers 
dans  les  plus  agréables  Compag- 
nies , ayant  rencontré  un  hom- 
me à  lui  dans  la  Cour  du  Châ- 
teau ,  il  mon- a  achevai  ,  &:  lui 
commanda  de  le  fuivre  ;  &  pre- 
nant d'un  côté  de  laForeft  qui 
lui  parue  le  plus  ioiitaire,  il  s'en- 
fonça dans  cet  endroit ,  en  s'en- 
tretenant  avec  fon  confident  des 
fujets  qui  faifoient  depuis  quel- 
que tems  tous  les  malheurs  de  fa- 
vie. 


de  Navarre.  89 

11  alla  de  cette  forte  prés  de 
deux  heures  j  6c  fe  trouvant  en- 
fin dans  un  lieu  delicieux,ildef- 
cendit  de  cheval  ,  5c  alla  à  pied 
le  long  de  la  rivière  ,  dont  les 
bords  étoient  remplis  de  quan- 
tité de  belles  maifons.  Il  fe  cou- 
cha fur  l'herbe  ,  Se  fut  quelque 
temps  à  recueillir  Ces  penfées  en 
lui-même  ,  lorfque  fa  rêverie  fut 
interrompue  par  l'arrivée  de 
deux  hommes  qui  vinrent  s'af- 
feoir  à  quatre  pas^le  lui ,  6c  n'é- 
tant à  couvert  oe  leur  vue  que 
par  l'cpaifleur  d'un  buiflbn.lln'y 
a  point  d'apparence  ,  difoit  un 
de  ces  hommes,  que  rien  change 
jamais  le  cœur  de  vôtre  efclave, 
6c  j'avoue ,  Seigneur,que  fa  fidé- 
lité a  quelque  chofe  de  bien 
louable  ,  6c  que  je  me  fuis  éton- 
né cent  fois  de  ce  que  vous  n'a- 
vez pas  fait  quelque  effort  fur 
vous  même  ,pour  fur  monter  une. 


5?c  La  'Heine 

paillon  qui  ne  la  touchera  ja- 
mais. Ah  !  reprit  l'autre  homme, 
furmonter  ma  paffion  /  je  ne  la 
iurmonterai  jamais.  La  penfée 
m'en  fait  horreur.  Pourrai- je  vi- 
vre un  moment ,  &  n'aimer  plus 
ce  que  le  Ciel  a  fait  au  monde 
de  plus  beau  ?  Remarquez-vous, 
depuisque  fa  famé  eft  revenue, 
quelle  vivacité  elle  a  dans  les 
yeux,  &  ne  ferois  jepasunmi- 
ferable  5  fi  je  me  refufois  plus 
long  -  temps  la  poCTeffion  d'une 
beauté  fi  accomplie  ?  Non  ,  je 
partirai  dans  denx  jours  comme 
vous  le  fçavez  5  &  fi  pour  recom- 
penfe  de  l'azile  que  vous  m  avez 
donné,  vous  voulez  venir  parta- 
ger la  fortune  d'un  Pnnce,ilne 
refufe  rien  à  vos  efperances.  Ces 
inconnus  alloientpourfuivre  leur 
entretien  ,  quand  ils  en  furent 
empêchez  par  l'arrivée  d'un 
homme  en  qui  la  bonne  mine  Se 


de  Navarre,  $1 

h  majefté  bnlloient  également. 
Drague  le  reconnut  incontinent 
pour  le  merveilleux  Inconnu  >  ôc 
fè  levant  brufquement  de  l'en- 
droit où  if  étoît ,  il  alla  à  lui  5  $C 
les  deux  hommes  qui  les  virent 
n  eurent  pas  de  plus  grand  foin 
que  celui  de  leur  quitter  la  pla- 
ce. 

Quoi ,  Seigneur ,  lui  dit  Dra- 
gut ,  je  vous  revois  donc  encore? 
&;  je  ne  dois'  un  fi  grand  bien 
qu'au  hazard  !  Helas  !  lui  ré- 
pondit rinconnu  après  lavoir 
tendrement  embraïTé  ,  je  fuis  un 
foiitaire  qui  fuis  tout  le  monde  , 
&c  qui  voudroit  me  cacher  à  moi- 
même.  Je  fuis  pourtant  ravi  de 
vôtre  rencontre.  Dès  le  premier 
moment  que  je  vous  vis ,  je  fen- 
tis  une  grande  inclination  pour 
vous.  Et  je  vous  promis  que  je 
ne  quitterois  pas  ce  pays  fans 
vous  donner  de  mes  nouvelles,£c 


5>2  La  Reine 

fans  me  faire  connoîcre  plus  par- 
ticulièrement à  vous.  Vous  me 
rendez  juftice  ,  Seigneur  ,  repnc 
Drague.  Ce  premier  moment 
donc  vous  me  parlez  fit  un  (î 
puiffànteffet  fur  mon  cœur,qu'ii 
m'attacha  à  vous  pour  le  refte 
de  ma  vie.  Les  perfonnes  faites 
comme  vous  ont  un  caractère 
qui  attire  !e  refpecl  &  gagne  les 
affections,  Helas ,  pouriuivit-il* 
occupé  de  mes  propres  difgraces, 
je  ne  croyois  pas  que  rien  pût 
m'en  diftr^ire.Cependant  depuis 
que  je  vous  vis  5c  que  vous  me 
parûtes  malheureux,  j  ai  fouvens 
pensé  à  vous  ,  &;  mes  vœux  fe 
partagent  pour  le  foulagement 
de  vos  douleurs  &  des  miennes. 
Mes  douleurs  font  au  comble  des 
horreurs ,  s'écria  l'inconnu.  Le 
tems  ni  la  raifon  n'y  peuvent 
rien  ,  mon  parti  eft  pris.  Mais 
vous ,  brave  Dragut ,  vos  maux 


de  Navarre.  93 

font-ils  fans  remedç  ?  Difpoftz 
d'un  malheureux  qui  vous  a- 
compagnera  au  bout  de  la  terres 
6^  pour  m'intereiTer  encore  plus 
ace  qui  vous  touche  ,  faites-moi 
part  de  vôtre  fortune.  Voila  une 
petite  mai  ton  que  j'habite.  Elle 
me  cache  à  tout  le  monde  ;  mais 
ce  neft  pas  à  vous  que  je  veux 
faire  un  fecret  de  ma  retraite. 
Comme  il  achevoit  ces  paroles , 
un  homme  fort  bien  fait  lui  vint 
dire  quelque  choie  à  l'oreille  ,  & 
l'Inconnu  fe  tournant  vers  Dra- 
gut  !  Je  vous  quitte  à  regret  ,  lui 
du  il.  j'avois  une  grande  curio- 
fité  de  içavoir  vos  avantures  : 
Mais  on  m'attend  ,  fouffrafc  que 
nous  nous  feparions.  Seigneur  , 
lui  répliqua  Dragut ,  fi  vos  af- 
faires vous  le  permettent,  je  vous 
bifferai  un  homme  cm  icaij:  juf- 
quaux  moindres  pariiculantez 
de  ma  yie  ;  il  attendra  en  ce  lieu, 


94  La   Reine 

jufqu'à  ce  que  vous  l'envoyiez 
chercher,  &  quand  vous  le  vou- 
drez ,  il  vous  fera  un  recic  ou 
vous  connoitrez  au  moins  par 
l'entière  vérité  que  je  veux  qu'il 
vous  dife,que  je  ne  fçaurois  avoir 
rien  de  fecret  pour  vous.  L'In- 
connu le  remercia ,  l'embrafTa , 
&;  accepta  (es  offres  ?  Drague 
lui  promit  de  le  venir  voir  dés 
le 'lendemain.  L'Inconnu  pria 
le  confident  de  Drap-ut  de  vou- 
loir  bien  attendre  quelque  temps 
jufqu'à  ce  qu'il  l'envoyât  cher- 
cher 5  après  quoi  il  s'en  alla,  de 
Dragut  ordonna  à  celui  qu'il 
laifla  de  ne  cacher  rien  de  ce  qui 
le  regardoit  à  l'Inconnu.  Il  re- 
monta à  cheval ,  &  reprit  le  che- 
min du  Château. 

Il  n'y  avoit  pas  long-tems 
qu'il  étoit  parti  ,  quand  on  vint 
chercher  celui  qui  devoit  faire 
le  récit  de  fa  vie.  L'Inconnu  le 


de  Navarre.  9  5 

reçût  avec  bonté  >  le  pria  de 
s'atfeoir,  &  de  /àtisfaire  fa  cu- 
rioficé  5  ce  qu'il  fît  de  cette  ma- 
nière. 

HISTOIRE 
de  Dragut. 

AV  a  n  t  que  de  pafler  au 
récit  des  avanturesdemon 
Maître,  il  eft  necefTaireque  je 
vous  dife  en  deux  mots  ,  Sei- 
gneur ,  quelques  particularitez 
dont  vous  aurez  entendu  parler 
fans  douce,  mais  qui  font  îndif- 
penfables  pour  l'intelligence  de 
ce  que  vous  défiiez  fçavoir. 

Selin  Eutemi  étoit  Roi  d'Al- 
ger. Il  avoit  régné  avec  dou- 
ceur j  &  comme  il  aimoit  extrê- 
mement (es  peuples  ,  il  eut  un 


$6  La  Reine 

grand  defir  de  les  affranchir  d  un 
tnbuc  qu'ils  payoienc  aux  Efpa- 
gnols.  Dans  cette  penfée  il  re- 
folut  d'attirer  à  Ton  parti  un  fa- 
meux Pirate  qui  s'étoit  rendu 
redoutable  fur  toutes  les  Mers  : 
C  eft  Horuc  dont  je  veux  par- 
ler. Ils  eurent  bientôt  fait  leur 
traité  $  &;  Selin  fut  allez  impru- 
dent pour  fe  fier  à  lui.  Il  le  re- 
çut dans  fes  Ports  &.  dans  fa  Vil- 
le. A  peine  ce  perfide  y  eut-il 
été  quelques  jours  ,  qu'il  en  con- 
nut le  fort  &  lefoiblejil  s'en  ren- 
dit Maître  ,  Se  fe  faifit  de  la  per- 
fonne  de  ce  malheureux  Roi,  Se- 
lin ne  connue  fa  faute  que  par 
ion  infortune.  Quand  il  fut  au 
pouvoir  de  ion  ennemi ,  ill  vit 
nxuhcrer  a  fes  yeux  tous  fes  en- 
fin >,&  il  jugea  bien  que  fon  fort 
feroit  pareil,  il  fe  refolut  à  la 
more  avec  un  courage  extraor- 
dinaire ,  &  donna  fes  derniers 

tnomsns 


de  Navarre.  6j 

momens  quau  fouvenir  d'une  de 
fes  femmes  qu'il  aimoit  avec  une 
paflîon  démefurée. 

Ifouf ,  me  dit-il  fauve  la  divi- 
ne Maani ,  remenes  là  à  Trebi- 
fonde  5  &  fi  elle  a  un  Prince  dans 
fes  flancs  ,  éleves-le  de  force 
qu'il  foit  digne  d  être  Roi ,  ne  le 
pouvanc  plus  être.  Prends  mes 
trefors  >  6c  par  ta  fidélité  mérite 
la  confiance  de  ton  Roi  dans  les 
derniers  ordres  qu'il  te  donne. 

Je  ne  perdis  pas  un  moment, 
Seigneur.  Jallois ,  &  je  venois, 
avec  toute  force  de  liberté.  Les 
charmes  de  Maani  netoient 
point  connus  de  Home.  J'eus 
biencôt  un  Vai fléau  ,  je  pm  les 
trefors  du  Roi  ,  &  dés  la  nuit 
même  je  fauvai  cette  Pnncefîc. 
Horuc  fit  mourir  dans  un  bain 
l'infortuné  Roi  d'Alger ,  &  fe  fie  ■ 
couronner.  Il  fut  bientôt  Roi 
paifible  ,  &  il  étendit  fes  Con- 

£ 


9 8  Lu  Reine 

quêtes  jufqu'à.  Tunis.Cependant 
nous  voguions  fur  les  Mers ,  &; 
je  conduifis  heureufement  Maa- 
ni  jufqu'en  Nacolie.  Il  n'y  avoit 
que  trois  ans  qu'elle  avoir  quitté 
Ton  Père  ,  il  la  reçût  avec  bien 
deslarmesqui  furent  répandues 
de  part  êc  d'autre  5  &  la  Prin- 
cefle  ne  voulant  pas  être  recon- 
nue dans  Trebifonde  qui  étoitle 
lieu  de  fa  nai  (Tance  ,  elleobligea 
fon  père  à  s'en  éloigner,  Se  à 
aller  à  une  de  fes  maiibns  qui 
étoit  au  voifinaçe  de  la  Mer. 
Quelque  jour  après  qu'elle  y  fut 
elle  accoucha  ,  &  donna  la  vie  à 
un  Prince  :  Mais  ,  Seigneur,  ce 
qui  vous  étonnera, c  eftque  ce 
Prince  eft  Dragut  qui  fait  un 
iécrec  de  fa  naiifance  pour  des 
raifons  que  vous  apprendrez 
par  la  fuite  de  ce  difeours. 

Les   premières  années  de  ce 
jeune  Prince  furent  toute  la  con- 


ie  Navarre.  99 

fclation  de  fa  vertueufe  Mère  : 
Mais  à  peine  l'eue- elle  confié  à 
mes  foins  que  la  more  nous  la  ra- 
vit. Drague  verfa  quelques  lar- 
mes. Mais  comme  il  n'a  voie  que 
neufans,fa  douleur  fut  bientôt 
pafTée.  11  croyoit  être  fils  de 
Ha!i  qui  écoic  le  père  de  Maani, 
qui  prie  un  foin  fort  particulier 
de  fon  éducation  >  &  je  puis  dire 
que  dans  une  fore  grande  jeu- 
nefle  il  éconnoic  cous  ceux  qui  le 
pratiquoient,par  Ces  qualuez  ad- 
mirables, 

Je  voyoisen  lui  avec  regrec 
une  ambition  démefurée  ,  un 
courage  grand,  inflexible  concre 
la  mauvaife  fortune.  Il  ne  pou- 
voie  fouffrir  la  médiocrité  de  cel- 
le où  il  fe  voyoit.  Je  remarquai 
en  lui  une  impatience  extraordi- 
naire pour  chercher  des  occa- 
fions  de  gloire.  Il  (uportoit  avec 
peine  l'égalité  où.  il  fe  voyoit 
E    ij 


ico  La  Reine 

avec  quelques  Seigneurs  du  païs. 
Lamaifon  de  (on  père  devint 
trop  petite  à  Ton  ambition  -,  il 
haïffoit  tous  fes  voifins  ,  parce 
qu'il  navoit  pas  quelque  empire 
fur  eux  ,  &  il  méprifoitla  terre 
qui  l'avoic  vu  naître,  puifquelle 
n'étoic  pas  entièrement  fous  fa 
domination. 

Ah  5  Seignear  ,  que  ce  cara- 
ctère me  caufa  de  chagrin  !  On 
vouloit  qu'il  ignoraft  la  fortune 
paiTée$&  tous  ces  mouv^mens 
qu'il  fentoit  en  lui  même  ne  l  a- 
vertifioiét  que  trop  de  quel  fang 
il  étoic  né.  Je  prévis  qu'il  nous 
donneroit  de  la  peine  à  retenir 
dans  les  bot  nés  que  la  prudence 
deHali  lui  vouloit  prefcrire. 

Je  moderois  autant  qu'il  m'ê- 
toit  poffible  fes  ardentes  incli- 
nations pour  la  grandeur.  Je  l'a- 
mufois  par  toutes  les  occupa- 
tions convenables  à  fcn  âgermais 


de  Navarre.  ioi 

vous  fçavez  que  l'ordre  des  de- 
ftinées  ne  fe  révoque  point. 

Il  avoir  douze  ans ,  quand  un 
jour  qu'il  avoir  été  à  la  Chafle  , 
il  fe  trouva  avec  cinq  ou  fîx  de 
fes  efdaves  au  bord  de  la  Mer, 
où  il  s'arrêta  à  voir  un  Vaiileau 
qui  prenoit  des  rafraichiiTemens. 
Des  Soldats  lui  demandèrent  s'il 
vouloit  voir  quelques  rarerez.  Il 
y  confentit  volontiers ,  &  monta 
avec  eux  dans  leur  Navire.  Le 
Capitaine  ne  l'eut  pas  plutôt  vu 
qu'il  fut  charmé  de  fa  beauté;  & 
je  crois  en  effet  qu'on  n'a  jamais 
rien  vu  déplus  beau  queletoit 
Dragut  en  ce  tems-là.  llrefoluc 
d'abord  de  l'enlever  ,  jugeant 
qu'il  ne  pourroit  jamais  faire  un 
plus  magnifique  prefentau  nou- 
veau Roi  d'Alger.  C'étoit  Che- 
redin  ,  furnommé   Barberoufle  , 
frère  du   Corfaire    Horuc.    Ce 
cruel  ufurpateur  du  bien  de  mon 
E    iij 


io>  La  Reine 

jeune  Maître  étoit  mort  depuis 
quelques  jours  par  la  valeur  du 
Gouverneur  d'Oram. 

Le  Capitaine  donna  donc  Tes 
ordres  pour  s'éloigner,  &  cepen- 
dant ilfaifoit  montrer  deschofes 
curieufes  au  jeune  Drague ,  afin 
d'empêcher  qu'il  ne  prie  garde 
audeflein  qu'on  formou  contre 
fa  liberté.  Ce  jeune  Prince  dé- 
daigna tout  ce  qu'il  vit  5  &  met- 
tant la  main  iur  un  excellent  Ci- 
roécerre ,  il  demanda  ce  qu'on  en 
vouloir ,  &  dit  que  Ton  père  en 
payeroit  volontiers  la  valeur.  Le 
Capitaine  rit  de  l'action  &,  des 
paroles  de  cet  enfant,  6c lui  dit 
qu'il  l'alloit  mener  à  un  grand 
Prince  qui  lui  en  donneioit  de 
plus  b.aux.  Le  jeune  Dragut 
montra  un  vifaçe  9;av,&  deman- 
da  où  il  étoit.  Alors  fes  efclaves 
qui  étoient  montez  avec  lui  dans 
le  Navire  pouffèrent  de  grands 


de  Navarre.  103 

cris ,  voyant  qu'ils  étoient  en 
pleine  Mer,  Dragut  leur  deman- 
dala  caufe  de  leur  effroi,  5c  de- 
meurant tranquille  :  Allons,  leur 
dit-il  ,  voir  ce  Prince  qui  me 
donnera  de  fi  belles  armes. 

Que  vous  dirai-je ,  Seigneur? 
On  mena  ce  jeune  Captif  dans 
fes  propres  Etats  ,dans  fa  Ville  , 
dedans  le  Palais  de  fes  Pères.  Il 
fut  prefenté  à  Cheredin  avec  le 
même  habit  qu'il  avoit  quand  il 
fut  pris  11  étoit  de  drap  d'or, 
joint  au  corps  par  une  ceinture 
de  pourpre  avec  une  agrafe  de 
diamans  allez  magnifique  pour 
faire  juger  que  fa  condition  étoit 
des  plus  refervées.  Cent  boucles 
de  cheveux  du  plus  beau  blond 
du  monde  lui  couvroient  les 
épaules  5  (es  yeux  &  fes  fourcils 
étoient  noirs.  Ses  yeux  jettoient 
un  feu  fi  vif,  qu'on  ne  pouvoit 
les  voir  fans  amour.  11  avoit  un 
E   iiij 


ic>4  L&  Reine 

fourire  fi  aimable  ,  qu'il  mode- 
roic  un  peu  cette  fierté  qui  effc 
répandue  dans  toute  la  perfon- 
ne.  Cheredin  fut  frapé  d'admi- 
ration à  la  vu ë  de  ce  bel  enfant. 
Le  Capitaine  lui  commanda  de 
mettre  un  genoùil  en  terre  de- 
vant le  Roi  :  mais  Dragut  tour- 
nant la  tête  vers  lui  en  fouriant 
agréablement  i  ce  n'eft  pas  ainfi 
que  deux  amis  s'abordent ,  lui 
dit  il ,  fans  s'étonner  de  toute  la 
Majefté  qui  entouroit  Chere- 
din 5  &  tendant  la  main  au  Roi , 
je  vous  suis  venu  voir  ,  lui  dit  il, 
parce  qu'on  m'a  dit  que  vous 
aviez  de  la  vertu  £c  des  armées, 
&  que  vous  me  donneriez  de 
l'éploi.  Cheredin  fut  tout  hors  de 
lui  à  fon  action  £c  à  ces  paroles 
fi  peu  attendues  5  &  le  prenant 
entre  fes  bras  il  le  baifa  cent 
fois,ne  pouvant  fe  laflerde  le  ca- 
réner. 


de  Navarre.  ioj 

Il  recompenfa  bien  celui  qui 
lui  avoitfait  un  prefent  fi  con- 
fiderable  ,  &  commanda,  comme 
s'il  eût  fçû  fa  naiflance  ,  qu'on 
i'élevaflavec  le  Prince  Azan  fon 
fils ,  qui*  avoic  trois  ans  moins 
que  lui.  Dés  ce  moment  ils  pri- 
rent l'un  pour  l'autre  une  fi  mer- 
veilleufe  amitié  ,  que  le  temps  & 
tant  de  raifons  contraires  ne 
l'ont  jamais  pu  détruire,  ni  ne 
la  détruiront  jamais. 

Quelques  années  fe  pafTerenc 
fans  aucun  événement  confide- 
rable.  Azan  ôc  mon  Maître  é- 
toient  élevez  enfemble.  Zaïre 
mère  de  ce  Prince  aimoit  Dra- 
gut  comme  fi  ç'euft  été  fon  pro- 
pre fils.  On  ne  parloit  au  Palais 
que  de  la  perte  dune PrincefTe 
fceur  jumelle  d'Azan  ,  que  des 
Çorfaires  avoient  enlevée  il  y 
âvoit  peu  de  temps  à  un  Châreau 
où  elle  étoit  avec  fa  mère   lorf- 

E  v 


i  o6  *,     La  Reine 

que  ce  malheur  arriva,  &  ceux 
qui  lavoient  vue  difbienc  que 
cetoit  un  miracle  de  beauté. 

Le  Roi  d'Alger  fai  fou  tous  les 
jours  Je  nouvelles  conquête^  & 
le  jeune  Dragut  lui  dit  au  retour 
ci 'une  de  (es  glorieufes  expédi- 
tions ,  qu'il  le  vouloit  fuivreôc 
ne  le  plus  quitter.  Cheredin  lui 
promu  de  le  mener  avec  lui. En 
effet  quelques  jour*  après  le  jeu- 
ne Azan&  lui  le  feparerent ,  le 
Roi  ne  voulant  pas  mener  fon 
fils  à  caufe  de  <a  jeu  nèfle. 

Dans  les  premières  occafions 
Drap-ut  fit  des  merveilles  de  fa 
perfonne.  Il  combattit  auprès  dit 
Roi  ;  il  eut  une  main  percée  en 
parant  un  coup  qu'on  lui  por- 
toit ,  &  Te  jettant  au  devant  de 
lui. 

Au  premier  fiege  qu'on  fit  il 
monta  le  premier  à  la  brèche, de 
dans  une  courfe  qu'il  fit  fur  Mer 


&e  Navarre.  107 

il  ramena  trois  Galères  qu'il  a- 
voic  priles.Tant  d'actions  remar- 
quables le  rendirent  plus  cher  à 
Chercdin  :  auflî  avoit-il  pour  lui 
une  paffion   démefurée.    Il  lui 
donna    de  beaux    Commande- 
mens,  &  des  Charges  confîdera- 
bles.  Il  le  détacha  une  fois  de  {on 
Armée   Navalle   ,  &    l'envoya 
avec  un  feul  Vaifleau  pour  une 
affaire  qui  lui  étoit  importante, 
&  qu'il  ne  vouloit  confier  qu'à 
lui.  Dragut  s'en  acquitta  avec 
une  prudence  incroyable  pour 
fon  âge  5  &  ce  fut  en  cette  occa- 
sion que  je  retrouvai  mon  cher 
Maître ,  que  mon  zèle  &;  mon  a . 
feclion  me  faifoient  chercher  en 
tous  lieux,  il  eut  beaucoup  de 
joye  de  me  revoir,. 6c  jamais  rien 
n  a  égalé  celle  que  je  relfentis  5 
ni  la  furprife  extraordinaire  ou 
je  fus  de  le  trouver  au  fervice  de 
fon  ennemi.  Mais  je  diifmiulai 


jc8  La  Reine 

mes  fentimens ,  &  ne  les  décou- 
vris point  à  Drague ,  non  plus 
que  le  fecret  de  fa  naiflance. 

11  rendit  compte  au  Koi  par 
un  Envoyé,de  ce  qu'il  avoit  fait, 
6c  le  pria  de  trourer  bon  qu'il 
s'abfentât  pour  quelque  temps  , 
allant  chercher  tout  feul  quel- 
ques eccafions  de  gloire. 

Il  fit  tant  d'actions  heureufes, 
Seigneur>qu'il  acquit  cette  hau- 
te réputation  que  le  diftingue  fî 
fort  parmi  les  hommes  5  £c  avec 
un  feul  Navire  il  obligea  cenc 
fois  la  Renommée  à  parler  avan- 
tageufcmentde  lui.  11  ie  croyoic 
heureux  avec  ce  petit  Empire 
flottant  !  il  lui  fembloit  qu'il  n'y 
avoit  que  le  bout  des  Mers  qui 
le  pût  borner.  Mais  ,  Seigneur 
je  ne  m'étendrai  pas  davantage 
fur  fes  travaux  de  la  guerre  ,  & 
je  vais  vous  faire  pafler  dans  le 
récit  de  fa  vie  galante. 


de  Navarre.  io^ 

Il  étoit  dans  le  deflein  de  re- 
tourner à  Alger,  6c  c'étoit feu- 
lement pour  voir  fon  cher  Azan, 
quand  le  vent  6c  les  étoiles  dif- 
poferent  autrement  de  fa  route. 
Il  fe  leva  tout  d'un  coup  une  hor- 
rible tempefte  ,  qui  fe  joua  du- 
rant vingt-quatre  heures  de  nô- 
tre Vai  fléau  ,  enfin  quand  nous 
eûmes  le  calme  ,  nous  apperçu- 
mes  que  nous  étions  bien  éloi- 
gnez de  l'endroit  oùlorage  nous 
avoit  furpris ,  6c  infiniment  plus 
éloignez  des  Coftes  d'Alger. 

Dragut  paflala  nuit  avec  une 
agitation  où  il  ne  s'étoit  jamais 
vu  5  il  rouloit  dans  fon  lit  des 
inquiétudes  qui  lui  écoient  tou- 
tes nouvelles.  Il  croyoit  que  ce 
nétoit  que  des  defirs  de  gloire 
qui  le  mettoient  en  cet  état ,  6c 
il  vit  bien  enfuite  que  c'étoit  des 
preflencimens  d'amour. 

Vous  m'allez  peut-être  foup- 


Iio  La  Reine 

çonner;Seigneur,de  vous  racon- 
ter des  imaginations  &  des  fo- 
lles. Je  fçais  que  ces  fortes  de 
choies  ont  l'air  de  Fables ,  &  que 
dans  tous  les  Romans  on  n'a  ja- 
mais manqué  de  marquer  la  paf- 
lion  d'un  Héros  par  un  augure 
femblable  :  mais  ri  eft  conitanc 
qu'il  ne  fut  que  trop  vrai.  Ce 
jeune  Prince  n'a  jamais  paire  une 
nuit  pareille  3  il  tint  toub  fesgens 
éveillez  ,  il  envoya  voir  au  point 
du  jour  lî  on  ne  découvriroic 
point  quelque  Va  i  fie  au  :  Enfin 
Ion  heure  fatale  ne  pouvoit  plus 
reculer.  On  en  aperçût  un  qui 
savançoit  vers  nous  ,  &  l'ayant 
confideré  nous  découvrîmes  qu  il 
étoit  Turc.  Il  balançoit  fur  ce 
qu'il  devoit  faire  à  eau  le  de  l'a- 
mitié qui  eft  entre  Soliman  & 
Cheredin  ,  quand  il  aperçût  à 
une  fenêtre  de  ce  Navire  une 
femme  parfaitement  bien  faite* 


de  Navarre.  rri 

qui  ^'avançant  faifoit  un  figne 
avec  un  mouchoir  qu'elle  tenoic 
à  fa  main.  Nous  connûmes  quel- 
le  demandoit  du  {ecours,&  qu'el- 
le étoit  captive.  Nous  n'en  dou- 
tâmes plus  quand  nous  vimes  un 
jeune  Turc  derrière  elle  ,  qui  \x 
prenant  brufqueméc  par  le  corps 
la  tira  de  la  fenêtre.  Drague  qui 
vit  cette  action  ,  fe  fentit  faifi 
d'un  mouvement  extraordinaire, 
&  commanda  fur  le  champ  qu'on 
acrochâc  ce  Vai fléau.  Cela  fut 
fait  dans  un  inftant \&c  après  une 
allez  viverefiftance  ,  mon  Prin- 
ce s'en  rendit  le  Maître.  Tout 
commençoit  à  être  paifib!e,Sc 
Drague  étoit  dans  le  Vaifleau 
Ennemi  ,  quand  il  vit  au  milieu 
de  la  foule  de  ces  malheureux 
vaincus  deux  femmes  qui  d'une 
démarche  précipitée  venoienc 
vers  lui.  Il  fe  hâta  auffitôt  de 
s'avancer  vers  elles  >  èc  par  je  ne 


in  La  fReine 

fçai  quel  empreiTement  il  fem- 
bloit  aller  au  devant  de  fa  deftU 
née.  Il  avoit  impatience  de  la 
connoître  &.  de  fçavoir  ce qu'el- 
les  lui  vouloient.  Il  fe  fentoic 
dans  cet  état  où  Ton  eft  quand 
on  attend  quelque  changement 
extraordinaire.  Il  s'approcha 
donc  de  ces  femmes,  qui  fe  met- 
tant chacune  à  fes  cotez  ,  lui 
montrernt  de  la  main  avec  une 
a&ion  fuppliante  ,  une  perfonne 
qui  les  fui  voit ,  &  dont  il  ne  vit 
pas  levifage  3  parce  qu'il  étoic 
couvert  d'une  fine  toile  de  coton. 
Dragut  futfaiiî  à  cette  vue  d'u- 
ne émotion  furprenante.  Il  at- 
tendoit  tout  hors  de  lui  la  fin  de 
ce  miftere  ,  quand  cette  per- 
fonne montrant  la  plus  belle 
main  du  monde,  s'enfervit  pour 
lever  fon  voile  qu'elle  jettacn 
arrière.  O  Dieu  •  que  devint 
Dragut  à  la  vue  de  tant  de  beau- 


de  Navarre.  113 

tez  ?  Il  demeura  éperdu  3  &  Ces 
fentimens  ne  femblerenc  le  quit- 
ter que  pour  revenir  en  lui  avec 
plus  de  violence,  &.  pour  fe  faire 
fencir  plus  tendrement  le  refte 
de  Ces  jours.  Cette  charmante 
Inconnue  ne  faifoit  que  fortir  de 
l'enfance.  Sa  taille  étoic  haute 
&  droite.  Un  pecit  corps  ^flez 
court  laiflTé  pardevant  étoit  bi- 
garré de  mille  couleurs  différen- 
tes. Sa  jupe  étoit  de  même  5c 
fort  courte.  La  brutalité  &  Ta- 
varice  das  Barbares  entre  les 
mains  de  qui  eile  étoit  tombée» 
découvroit  aux  yeux  un  objet 
charmant  &  pitoyable  tout  en- 
femble:c'étoit  ks  jambes  qu'elle 
avoit  nues  ,  &  (es  jolis  pieds 
n  avoient  que  de  fimples  fanda- 
les  de  maroquin  couleur  de  feu, 
Les  manches  de  fon  habillement 
étoient  longues  &  étroites,  &: 
au  deflbus  du  coude  elle  laiflbit 


ii4  -^  Reine 

pendre  jufqu'au  bord  de  fa  jupe 
une  toile  de  coton  rayée  &  plif- 
fée  j  qui  finiflbit  en  pointe.  Ses 
cheveux  aflez  en  defordre  étoiée 
relevez  fur  fon  front  >  &.  repris 
fur  le  derrière  (1  non  chalament, 
qu'ils  retomboient  toutondez  fur 
les  épaules  &  le  long  de  fon  dos. 
Ils  étoienc  d'un  noir  qui  nepou- 
voit  être  comparé  qu'a  celui  de 
fcs  yeux.  Tous  les  traits  de  fon 
vifage  étoient  beaux.  Son  teint 
étoic  brun  ,  délicat  &  uni,  mêlé 
d'un  aimable  incarnat  qui  la 
rendoit  une  des  plusfurprenan- 
tes  perfonnes  du  monde.  Elle 
aborda  mon  jeune  Maître  d'un 
air  noble  5  8c  le  regardant  avec 
de  grands  yeux  languiflans ,  elle 
ouvrit  une  bouche  adorable  >  & 
dit  quatre  ou  cinq  paroles  en 
Langue  Turque.  Et  comme  elle 
vit  que  Dragut  ne  répondoic 
point  &  paroiilbit  embarafTé,elle 


de  Navarre.  u$ 

s'expliqua  en  mauvais  Italien 
que  Ton  parle  prefque  par  tou- 
tes les  Côtes,  je  fçais  >  lui  die* 
elle  ,  de  quelles  mains  je  viens 
de  fortir  ,  mais  je  ne  fçais  en 
quelles  mains  je  tombe.  Il  fem- 
bleque  tous  mes  ravi  fleurs  doi- 
vent être  également  impitoya- 
bles. Je  vois  pourtant  fur  vôtre 
vifage  quelque  chofe  de  plus  hu- 
main que  dans  les  yeux  des  Bar- 
bares dont  vôtre  valeur  vientde 
me  délivrer.  Parlez  ,  Seigneur  , 
je  vous  fupplie,&  dites-moi  fi 
je  doisefpcrer  un  traitement  af- 
fèz  favorable,  pour  croire  que  s'il 
ne  faut  que  des  trefors  pour  le 
prix  de  ma  liberté  ,  je  pourrai 
me  flatter  d'être  bientôt  libre. 
Si  Dragut  fut  charmé  des  pre. 
mieres  paroles  de  cette  merveil- 
leufe  perfonne  ,  il  futfurpris  des 
dernières,^  fâché  qu'elle  le  crût 
capable  de  pouvoir  payer  fa  li- 


n6  L&  Reine 

bercé  d  autre  force  que  par  la 
perce  de  la  Tienne.  Vous  êtes  li- 
bre ,  Madame  ,  lui  répondit-il 
promptement  ,  &  vous  ne  trou- 
verez parmi  nous  rien  d'ennemi* 
Commandez  feulement  en  quel 
lieu  du  monde  vous  voulez  qu'on 
vous  mené.  Nous  remarquâmes 
à  ces  paroles  un  air  fatisfaic  dans 
les  yeux  de  la  jeune  Inconnue, 
6c  mon  Maître  continua  de  la 
forte.  Il  faudroit  en  effet  des  tre«* 
fors  pour  vous  rendre  libre ,  & 
vous  en  avez  qui  pourroient  ten- 
ter ma  vertu.  Mais  je  ne  veux 
rien,Madame.  Definterefle  dans 
toutes  mes  actions ,  je  ne  veux 
qu'avoir  la  gloire  de  vous  adorer 
toute  ma  vie.  Il  la  regardoit  fixe- 
ment en  parlant  ainlî  ,  6c  je 
croyois  remarquer  qu'elle  ne 
trembloit  point  en  entendant  ces 
paroles.  Un  air  modefte  écoic 
tout  fon  air  ,  6c  levant  les  yeux 


de  Navarre.  117 

au  Ciel, il  fembloit  qu'elle  lao 
cufaft  de  l'avoir  réduite  en  un 
état  qui  feul  pourvoie  lui  permet- 
tre de  fouffrir  la  liberté  de  ce  dif- 
cours.  Dragut  lui  prefenta  la 
main  pour  la  faire  pafTer  dans  fou 
^Vaifleau.  Elle  le  pria  de  mener 
tous  fes  gens  qui  étoient  ces  deux 
femmes  dont  je  vous  ai  parlé,  6c 
trois  jeunes  filles  fort  belles ,  &: 
plus  de  vingt  efclaves.  Comme 
nous  fortions  du  Navire ,  nous 
fumes  obligez  de  tourner  la  tête 
par  un  cri  effroyable  que  nous 
entendimes.  C'étoit  un  jeune 
Turc  qui  tendant  douloureufe- 
ment  fes  mains  vers  nous ,  difoit 
à  Dragut  :  Quefert-il,cruel,  que 
tu  me  lailTes  mô  VaifTeau  &;  tou- 
tes mes  richefTes,  fi  tu  me  ravis 
le  feul  bien  que  j'aimois  ?  Prends 
maliberté,donnes-moi  des  fers , 
&  permets  au  moins  que  je  fuive 
la  belle  Efclave.  Mon  Maître  ne 


uS  La  Reine 

répondit  pas  à  des  paroles  fi  inu- 
tiles 5  &  ayant  mis  cette  divne 
perfonne  dans  fan  VaifTeau  >  il 
lui  céda  fa  chambre  ,  6c  tandis 
quelle fe  repofok,  il  donna  tous 
les  ordres  ncceflaires.  Il  fîr  de- 
mander la  route  quelle  vouloit 
que  l'on  prît.  On  ne  lui  répon- 
dit rien  5  6c  ne  la  pouvant  voir 
parce  qu  elle  étoit  au  lit  ,  il  fe 
mit  dans  le  ilen  ,  où  il  ne  trouva 
nul  repos.  Quand  il  confidcroit 
le  changement  qui  s'étoit  fait  en 
fon  ame  dans  le  feul  erpace  d'un 
jour  )  que  du  plus  fier  de  tous  les 
hommes  ,  il  êtoit  devenu  le  plus 
fournis,  d'infenfible  amoureux  , 
de  qui  ?  d'une  Inconnue  ,  fans 
fçavoir  fi  fon  coeur  n'étoit  pas 
déjà  engagé  ,  il  fentit  d'abord 
une  paffion  également  refpe- 
clueufe  6c  forte.il  ne  voulut  point 
la  traiter  en  efclave.  Il  l'aimoit 
fans  defîrs  téméraires  >  6c  quand 


de  Navarre  1T9 

elleauroit  été  Reine  du  monde  , 
ilnefeferoic  pas  déterminé  de  la 
fervir  avec  plus  de  refpeâ:.  Le 
lendemain  cette  femme  qui  avoic 
paru  à  la  fenêtre  du  Vaifleau 
Turc,  lui  parlai  &  après  un  en- 
tretien où  elle  pue  voir  qu'il  ne 
cherchoic  qu'à  les  fervir,  elle  lui 
apprit  que  cette  adorable  per- 
fonne  s'appelloit  Aphrygia  5  qu'- 
elle étoit  fille  d'Ofman  Prince 
des  Gerbes,  &  qu'elle  le  fùpplioic 
de  faire  prendre  la  route  de  cet-* 
te  lfledont  il  y  avoittres-peu  de 
temps  qu'elle  étoic  partie  ,  fon 
père  l'ayant  mife  fur  un  Vaifleau 
pour  l'envoyer  à  un  grand  Roi , 
fans  qu'elle  ni  la  Princefle  fçuf- 
fent  davantage  de  fes  dffleins  > 
Que  tenant  la  route  d'Afrique, 
leur  Galère  avoit  été  attaquée 
par  des  Vaifleaux  Turcs  qui  les 
avoienc  prifes  5  qu'elles  avoKfnt 
été  entièrement  pillées,  6c  trai- 


ïio  La  Reine 

tées  avec  beaucoup  de  rigueur 
parle  père  de  ce  jeune  Turc, 
mais  que  le  fils  étant  devenu 
amoureux  delà  PrinceiTe  Aphry- 
gia,  avoit  adouci  leur  captivité 
autant  qu'il  avoit  pu  5  qu'il  y  a- 
voit  deux  mois  quelles  étoienc 
ainfi  dans  une  douleur  infinie, 
fans  efpoir  de  fecours  ,  fouhai- 
tant  mille  fois  de  périr  pendant 
la  dernière  tempefte:  qu'enfin  le 
Ciel  l'avoit  envoyé  heureufe- 
ment  5  &  que  dans  le  combat  qu'il 
avoit  rendu  ,  leur  perfecuteur 
étoitmorc  ,  qui  avoit  refolti  de 
mener  la  PrinceiTe  à  leur  Empe- 
reur ,  leur  ayant  dit  que  la  fa- 
meufe  Roxeîanne  éteit  bien 
moins  charmante  qu'Aphrygia. 
Le  difcours  de  Halime,  (  cette 
femme  fe  nommait ainfi  ,  )  caufe 
de  la  joye  à  mon  jeune  Maître, 
pour  fçavoir  Aphrygia  d'une 
naiffance  qui fatisfaifoit  l'éléva- 
tion 


f 

de  Navarre.  m 

don  de  fon  cœur.  Il  vint  auflï- 
tptme  le  dire  5  61  comme  la  dé- 
claration de  fon  amour  avoit  été 
publique  ,  il  m  avoit  faitcon- 
noître  en  particulier  tous  les 
mouvemens  qui  l'agitoient.  Mais 
quand  il  faifoit  réflexion  qu'on 
envoyoit  cette  PrinceiTe  à  un 
grand  Roi ,  il  entroit  dans  une 
jaloufie  qu'il  reflentit  prefque 
aufT-tôt  que  fon  amour. 

Dans  (es  inquiétudes  il  fe 
rendit  auprès  de  la  charmante 
Aphngia  ?  5c  comme  elle  n'i- 
gnoroit  pas  ce  qu'Halime  lui 
avoit  dit,  il  s'en  entretint  avec 
elle  ,  &  il  connut  qu'effective- 
ment elle  ne  fçavoit  pas  à  quel 
Roi  on  1  envoyoit,  ni*  quel  étoic 
ledeffein  du  Prince  ion  pere  en 
iui'faifant  faire  ce  voyage ,  parce 
que  celui  qui  étoit  chargé  du 
foin  de  fa  conduite  étoit  more 
en  la  défendant. 

IL   Partie,  F 


in  La  Reine 

Quoique  Dragut  connût  (à 
naiflance  ,  ilne  fuc  ni  plus  res- 
pectueux pour  elle  ,  ni  moins 
amoureux.  Son  refpeét  avoicd  a- 
bordpam  infini  ,  £c  fon  amour 
fuc  toujours  extrême.  La  Prin- 
celTe  recevoictoLic  ce  qu'il  fai- 
foit  avec  une  grande  retenue  , 
&  fi  elle  avoit  de  la  douceur  pour 
la  déférence  qu'illuftémoignoit, 
elle  oppofoit  une  grande  feverité 
aux  marques  de  paffion  qu'il  lui 
donnou. 

Enfin  >  nous  arrivâmes  à  Tille 
des  Gerbes  ,  quieft  délicieufe  , 
foit  pour  le  climat ,  foie  pour  fa 
fertilité.  Elle  a  foixante  mille 
détour,  n'étant  féparéé  de  l'A- 
frique que  par  un  petit  efpace 
fur  lequel  il  y  a  un  pont.  C'eft 
un  pays  plat  ,  hors  fur  le  milieu 
qu'il,y  a  quelques  colines.  Les 
palmiers,  les  oliviers,  les  cèdres, 
les  grenadiers ,  les  orangers ,  Se 


deN  avant.  123 

toutes  fortes  de  fruits  y  font  en 
abondance.  Il  y  a  de  grandes 
bourgades.  Le  refte  du  pays  eft 
feméde  lop-es,de  maifons  &  de 
Cabanes  r'mais  les  châteaux  du 
Prince  font  magnifiques.  Ceîui 
où  nous  fumes  étoit  infiniment 
agréable. 

Le  Prince  Ofman  récent  fa  fil- 
le avec  mille  transports  de  joye. 
C  etoit  le  meilleur  Prince  du 
monde.  11  donna  autant  de  lar- 
mes au  récit  de  les  malheurs  3 
comme  fi  la  valeur  de  mon  Prin- 
ce ne  les  euft  pas  finis.  Mais  je 
ne  vous  fçaurois  dire  les  caref- 
/ès  qu'il  lui  fit  pour  un  fi  grand 
fervice  ,  &  la  joye  qu'il  eut  quand 
il  apprit  que  celui  à  qui  il  le  cle- 
voit  étoit  Drague  ,  cet  illuftre 
favori  de  Cheredin,  Il  comman- 
da à  la  belle  Aphrigia  de  vivre 
avec  luid'une[maniere  plus  obli- 
geantequ  elle  n'a  voit  encore  fait. 
F    îj 


124  La  Reine 

La  Princefle  obéît  fans  ré- 
pugnance ,  elle  avoic  déjà  pour 
mon  Maître  une  forte  inclina- 
tion y  elle  n'y  réfiftoic  que  par 
fagefTe ,  6c  quand  elle  vit  l'af- 
fection que  fon  père  lui  témoi- 
gnoit ,  &  la  manière  dont  il  vou- 
loit  qu'elle  vécût  avec  lui  ,  ell« 
crut  pouvoir  s'abandonner  avec 
moins  de  contrainte  aux  fenti- 
mens  quelle  avoit  déjà  ,  &  qui 
sctoient  formez  dans  fon  cœur 
ma'gréelie.  Halime  qu'elle  con- 
fultoit  quelquefois  3  étoit  de  fon 
avis,  &  mon  Prince  commença 
à  connoîcre  que  tout  lui  étoic 
favorable:  il  l'accoutuma  infen- 
fiblcmentà  lui  parler  de  fa  paf- 
fion  ,  elle  foûrioit  au  commen- 
cement j  enfuite  lai  {Tant  parler 
fes  beaux  yeux  ,  il  fembloit  à 
Dragutqu'iU  lui  faifoiem  des  ré- 
ponses telles  qu'il  les  deiiroit. 
11    l'aborda     un  jour   qu  eîlç 


de  Navarre.  125 

croît  fous  de  grandes  arcades  où 
elle  fàifoit  des  tapis  de  joncs  avec 
plufieurs  jeunes  filles  5  elle  quitta 
ion  ouvrage  dés  quelle  l'apper- 
çat,  6c  s  avançant  versluid'un 
air  riant,  ils  fe  promenèrent  en- 
fernble. 

Eh  quoi,divincAphrigia,  lui 
dit-il  ,  ne  verrai- je  jamais  qu'un 
accueil  plein  de  charmes ,  &  ne 
fçaurai-je  pas  par  quelques  pa- 
roles j  quel  progrés  mon  amour 
&  mes  foins  ont  fait  dans  vôtre 
cœur  ?  Je  croyois  m'être  expli- 
quée ,  Seigneur  5  lui  repliqua- 
t-elle  ,  &  depuis  que  je  fuis  au- 
près de  mon  père,  je  m'imagi- 
noisque  vous  entendre  fans  cou- 
roux  étoit  vous  répondre  avec 
douceur.  Ah  ,  ma  PrincelTe  ,  lui 
dit-il ,  en  fe  jettant  à  fes  genoux 
ces  mots  charmans  me  rendent: 
la  vie  5  mon  amour  ne  vous  fa- 
tiguedonc  plus  ,  le  voyez  -  vous 

F   uj 


n6  La  Reine 

dans  mes  yeux,  dans  mon  cœur, 
dans  toutes  mes  actions?  Voulez- 
vous  qu'il  paroi  fle  ,  &  que  je 
vous  faflè  connaître  à  qiul  ex- 
ces  il  a  porté  toute  Ton  ardeur  *- 
Seigneur  .  reDrit-elle  en  1ère- 
levant,  j'en  vois  afTez  pour  en 
être  fan  faite,  hh  >  ne  ferez- 
vous  rien  pour  lui  ,  répliqua- 
t-il-  Que  faut  -  il  faire  ,  inter- 
rompit -  elle.  Le  recompenfer  , 
continua  - 1  -  il ,  en  me  donnant 
des  marques  qu'il  ne  vou*  dé- 
plaît pas.  La  belle  Aphrigia  de- 
meura quelques  memens  fans  ré- 
pondre ,  lançant  fur  le  paillon - 
né  Dragut  des  regards  pleins 
de  Ku.  Eile  avoir  derrière  fa 
tèteplufieurs  trèfles  de  cheveux 
qui  tomboient  jufqu'à  terre.  Elle 
en  prit  une ,  qu'elle  coupa  ,  & 
la  prefenta  à  Dragut  qui  en  lui 
voyant  faire  cette  action  avoit 
fait  un  grand  cri  5  tenez  ,  lui  dit- 


de  Navarre.  127 

elie,en  la  lui  donnant,  voila  une 
marque  que  vôtre  paillon  m'a- 
grée. Gardez  «  la  pour  en  coh- 
ierver  le  fouvenir,Dragut  trans- 
porté d'amour  &  de  joye,  fe  jet- 
taàfes  pieds,  &:  prenant  cette 
précieufe  trèfle  ,  il  la  baifa  mille 
Fois ,  &  fe  la  pafTa  deux  ou  trois 
fois  autour  du  corps  où  il  l'atta- 
cha. 

Vous  êtes  fiirpfis,  Seigneur* 
dune  façon  de  faire  l'amour 
qui  n'eft  pas  peut-être  à  l'ufage 
de  France  !  peut-être  aufli  en 
avez-vous  d'autres  que  nous  ne 
pratiquons  pas  fi-tôt  que  vous  > 
mais  enfin  ce  fut  ainfî  que  la 
belle  Aphrigia  récompenfa  celui 
de  mon  Maître ,  qui  en  fut  tou- 
ché d'une  telle  maniere,qiul  fit 
bien  voir  à  la  PrinceiTc  que  rien 
ne  pouvoit  égaler  les  fentimens 
qu'il  avoit  pour  elle. 

Ils  vécurent  avec  un  grand 
F  iiij 


Ti8  Lu  Reine 

bonheur  durant  quelques  jours* 
Il  lui  dit  qu'il  avoit  envie  daller 
retrouver  Cheredin,&  qu'il  étoit 
perfuadé  qu'il  mettroit  tout  en 
tifage  pour  I  obtenir  pour  lui  du 
Piince  des  Gerbes.  Aphrigiafut 
de  Ton  avisjfbn  père  n'avoit  poinc 
dartres  enfans  qu  elle  ,  il  l'ai- 
moit  avec  une  paffion  infinie.  II 
cheriiToie  Dragut ,  &  elle  crut 
que  Ton  confentement  ne  feroic 
pab  difficile  à  obtenir. 

Quoique  cette  réparation  fût 
nece (Faire  au  bonheur  de  leurs 
amours  ,  ils  ne  s'y  preparoient 
m  l'un  ni  l'autre  qu'avec  dou- 
leur ,  lorfqu'un  jour  Aphrigia  fe 
promenant  au  bord  foli taire  d'u- 
ne petite  rivière  quiferendoit 
dans  la  mer,Ôc  n'ayant  que  la  feu- 
le Halime  avec  elle  ,  elle  s'amu- 
foit  à  regarder  un  jeune  homme 
qui  pêchoit  5  mais  jettant  tout 
d'un  coup  fa  ligne  >  il  s'avança 


de  Navarre.  i2c> 

vers  Aphrigiafe  mettant  fur  fon 
pafïage. 

Je  vous  aime  belle  Aphrigia, 
lui  dit-il,  &  mon  amour  me  con- 
traint à  le  fatisfaire  {ans  être 
finir  de  vôtre  confentement.  Ne 
vous  effrayez  pas,  je  vous  con- 
jure ,  ce  n'eft  point  entre  les 
mains  d'un  cruel  ravi  fleur  que 
vous  tombez  ,  je  fuis  Bulear  fils 
du  Roi  de  Thunis ,  &  vous  ferez 
dans  les  Etats  de  mon  Père  auflt 
MaîtrefTe  que  vous  l'êtes  ici.Lors 
à  un  figne  qu'il  fît ,  la  PrincefTe 
&  Halime  fèvirent  entourez  de 
quatre  Soldats  qui  fortirent  d'u- 
ne Barque  cachée  derrière  des 
rofeaux,  &  qui  fe  mirent  en  état 
de  l'enlever,  ils  le  faifoient  déjà, 
&  fa. refi (lance  eût  été  foible  , 
lors  que  Dragut  arriva  ,  attiré 
par  les  cris  quelle  faifoit.  Le 
Prince  de  Thunis  tenoitlui-mê- 
nae  la  PrincefTe.  Ses  Soldats  al- 

F    v 


lyj  La  Reine 

lerenc  droit  à  mon  Maître  le  Ci- 
meterre à  la  main.  Draçut  ne 
fut  point  étonne  de  leur  re'blu- 
tion,le  péril  où  il  voyoit  Aphri- 
gia  fuffiibit  pour  l'animer  de 
l'obliger  à  le  défaire  d'un  plus 
grand  nombre  d  ennemis .  Il  cou- 
pa le  bras  au  premier  qui  l'atta- 
qua ,  perça  le  cœur  au  fécond* 
&,  avant  receu  une  légère  bleffu- 
re  du  troiiîéme,  il  la  lui  fit  payer 
de  fa  vie.  L'autre  fit  peu  de  re- 
fiftance,  &  Draçut  courant  vers 
Je  Prince  de  Thunis ,  il  le  trou- 
va tres-empêché  à  faire  entrer 
Aphrigia  dans  fa  Barque  :  Car 
quoi  qu'il  fût  aidé  par  un  Ma- 
telot ,  Halime  &  la  Princefle  fe 
tenant  toutes  deux  ,  les  emba- 
raffoient  extrêmement.  Bulcar 
voyant  ces  hommes  morts,  cou- 
rut à  Dragut  avec  beaucoup  de 
courage  ;  &  remarquant  qu'il 
croit  touc   fan  plant  il  le   crue 


de  Navarre.  iJJt 

dangereufement  blcfle,  &  Jugea 
par  là  qu'il  fe  déferoit  avec  fuc- 
ces  de  celui  qui  faifoit  obftacîe 
à  (es  deflcins  :  mais  la  vigueur 
de  Drague  I  épouvanta  ,  ils  fe 
battirent  quelque  tems.  Enfin 
Bulcar  fe  fentant  blefle  f  & 
voyant  accourir  du  monde,  fauta 
légèrement  dans  fa  Barque ,  &c 
seloigna  avec  beaucoup  de  vî- 
teflèjufqu'àla  Mer  où  il  regagna 
fon  Navire.  Il  ne  fut  pas  poffi- 
ble  de  le  fui vre,  parce  qu'il  avoic 
fait  éloigner  toutes  les  Barques 
des  environs  fur  divers  prétextes*, 
pour  rendre  fon  entreprise  plus 
fure, 

La  nouvelle  de  cette  avantnre 
&  de  la  victoire  de  Dragut  cou- 
rot  bientôt  dans  toute  i'Ifle,  elle 
rendit  les  peuples  amoureux  de 
fa  vertu.  Mais  rien  n  etoit  com- 
parable aux  carefles  que  lui  fai- 
foit le  bon  Prince  Ofman.  II  le 


ljZ  Là  Reine 

nomma  cent  fois  (on  Libérateur, 
fon  Dieuauelaire  ,  ion  Fiib  ,  6c 
le  dernier  de  ces  Turcs  étoit  ce- 
lui qui  pîaiioit  le  plus  à  Draguu 
Sab::lle  Princeil^  futfifenfi- 
ble  à  ce  dernier  fervrce  ,  Se  elle 
voyant  que  fon  P'ereautorifbit  (i 
fort  fes  fentimcns,  qu'elle  refoluc 
de  ne  les  plus  contraindre,  &  de 
les  faire  voir  a  mon  Maître  tels 
qu'ils  étoient.  Dragut,  lui  dit- 
elle  ,  je  vous  dois  toujours  tout,. 
&  fi  j'en  crois  Les  defirs  de  mon 
ame,je  fuis  ravie  de  vous  tant 
devoir.  Jufqu'ici  je  n  ai  fait  qu'é- 
couter vôtre  amour.  Je  voulus  le 
fati>faire  paria  trèfle  de  cheveux 
que  je  vous  donnai ,  maintenant 
je  veux  que  vous  voyiez  mon 
cœur  ,  &  que  vous  ne  doutiez 
plus  de  la  tendreffe  qu'il  a  pour 
vous. Elle eft  extrao.dinaire^Sei- 
o-neun  &  je  vous  allure  qu'elle 
fera  ridelle.  Heureux  ferviceys  e- 


de  Navarre.  ijj 

cria  Dragut  ,  donc  la  recom- 
penfe  eft  fi  belle  ,  &  qui  m'attire 
un  fi  favorable  aveu  de  la  bou- 
ehe  de  ma  PrincefTe  •  Je  ne  puis 
ni  ne  veux  me  dédire  de  ce  que 
j'ai  dit  ,  reprit-elle.  Vivez  fans 
fcrupule  ià-deiTus.  Songeons  à 
profiter  de  l'amitié  que  mon  Père 
a  pour  vous ,  &:  vivons  à  l'avenir 
dans  une  parfaite  intelligence.. 
Vous  croyez  bien,  Seigneur3que 
mon  Prince  ne  l'en  dédit  pas. 
Il  fut  fi  vif  &  fi  tendre  pour  ces 
marques  d'afecïion  de  la  belle 
Aphrigia  ,  qu'il  fut  tout  le  jour 
à  s'exprimer  de  mille  manières, 
plus  ardentes  les  unes  que  les  au- 
tres ,  pour  lui  bien  témoigner 
la  grandeur  de  fa  félicité. 

D'autre  part  le  Prince  des  Ger- 
bes continuoit  à  le  combler  de 
faveurs.  11  Faimoit  fi  chèrement,; 
que  fa  fille  &  Dragut  Iaiiîoienc 
à  leur  amour  tout  1  efpoir  qu'il 


*}&  La  Reine 

dévoie  fi  jugeaient  prendre,  fors 
qu'il  fut  tout  à  coup  renverfé  par 
la  chofe  du  monde  à  laquelle  il 
s'attendent  le  moins.  Car ,  Sei- 
gneur ,  les  bornez  d'Ofman  ne 
diminuèrent  point  i  au  contraire 
elles  augmentèrent  par  une  con- 
fiance qui  1  accabla  de  defefpoir, 
puifqu'il  lui  avoua  que  la  belle 
Aphrigia  n  eroirpoint  fa  fille  ,  de 
quelle  étoit  celle  que  Cheredin 
avoit  perdue  il  y  avoit  fept  ou 
huit  ans.  11  lui  conta  qu'un  des 
Pirates  qui  l'avoit  prifeaubord 
delà  Mer,  la  lui  avoit  vendue 
avec  fa  gouvernantes  que  1  ayant 
vue  fi  belle  ,  &  n'ayant  point 
d  enfantai  I'avoit  fait  paffer  pour 
fafille,  &  lui  avoit  donné  le  nom 
d'Aphrigia,  qui  veut  dire, une 
choie  qu'on  met  à  l'abri  5  que  fz 
gouvernante  lui  avoit  découverc 
qu'elle  etoit  fille  du  Roi  d'Alger; 
mais  qu'il  avoit  penfé  jufqu  alofô 


de  Navarre.  13  j 

qu'il  lui  feroit  un  fort  auffi  bon 
en  la  laiffant  héritière  de  fonE- 
tac ,  que  celui  qu'elle  pourroit  a- 
voir  avec  Ton  père  >  où  tout  an 
plus  elle  ne  feroit  que  la  recom- 
penfe  de  quelque  Bâcha  :  Qu'il 
l'avoir  donc  fait  élever  comme 
un  enfant  que  le  Ciel  lui  avok 
envoyé,mais  que  depuis  quelque 
temps  le  remord  I'avoit    pris  5 
qu'il  avoit  jugé  devoir  faire  une* 
fi  prccieule  reftitution:  que  pour 
cet  effet  il  la  renvoyoït  a  Chère- 
din  avec  ia  gouvernante  5  que 
lorsqu'elle  futprife  il  avoit  char- 
gé un  ami  fidèle  qu'il  avoit ,  dur 
iecret    de   fa   reconnoiflance  , 
priant  in  fia  mm  et  le  Roi  d'Alger 
de  la  lui  vouloir  renvoyer   avec 
tel  époux  qu'il  lui  p!airoit>  6c 
qu'il  agréa  ft  qu'elle  régna ft  dans 
fa  petite  lfle,  dont  il  lui  faifoic 
prefent  après  fa  mort.  Il  ajouta 
à  ce  furprenam  récit  5  qu'il  étok 


i  j 6  La  Reine 

encore  dans  le  même  deflTein,  Se 
qu'il  lechoifîflbit  uourlui  remet- 
tre ce  dépôt  entre  les  mains,  afin 
qu'il  le  rendiftde  fa  parc  au  Roi 
d'Alger ,  lui  proreftant  qu'il  fou- 
hauoit  qu'il  fuft  cet  heureux  é- 
poux  ,  &.  qu'il  ena.loit  écrire  à 
Cheredin  3  après  quoi  il  l'em- 
brafla  en  pleurant  de  tendrelTe, 
&  le  priant  de  fe  préparer  à  par- 
tir bientôt,mais  qu'il  vouloir  in- 
frruire  avant  cela  la  PrincelTe  de 
ion  fort  j&  du  même  pas  il  alla 
chçzciïé.  Ma  fille,  lui  dit  -il  ,il 
faut  encore  nous  feparer  Je  vous 
confie  à  Drague»  Il  vous  con- 
duira mieux  que  perfonne  3  £c 
vous  allez  retrouver  ce  Roi  au- 
quel je  vous  envoyois.  Aphrigix 
rougit ,  &  fe  jectant  au.  coî  de 
ce  bon  Père  :  Pourquoi  me  ebaf- 
iêz-vous ,  Seigneur,  lui  dit-elle  ? 
Gardez  vôtre  Aphrigia  auprès 
de  vous.  Ellepleuroitfc,  il  ne  lui 


de  Navarre.  13  y 

fut  pas  poffible  de  continuer  de 
parler.  Ah  .»  ma  chère  fiile  5  lui 
dit-il  ,  une  neceflité  d'honneur 
ab'oluëme  force.  Vous  n'êtes 
point  ma  fille ,  continua  -  t'il  en 
verfànt  quelques  larmes.  Non 
Madame  •  Mais  permettez  -  moi 
toujours  de  vous  nommer  d'un 
nom  qui  meft  fi  cher.  Vous  êtes 
la  fille  de  Cheredin  Roi  d'Alger. 
Ah  !  Seigneur,  s'écria-t'eile,  je 
ne  la  veux  point  être.  Vous  êtes 
mon  Père  ,  je  n'en  ai  pointd'au- 
treque  vous.  Toute  matendrefle 
vouseft  acquife,je  ne  la  fçau- 
roisdivifer.  Ofman  laiflTa  paiTec 
ce  premier  mouvement  qu'il  me. 
ritoit  fi  bien ,  &  peu  à  peu  aidé 
de  Drague  il  l'amena  où  il  vou- 
loic ,  6c  elle  fut  capable  d'écou- 
ter la  raifon. 

Mais.  Seigneur,  je  nefçaurois 
vous  dire  tout  ce  que  penfa  mon 
Maîcre.  Il  étoic  fâché  qu'Aphri- 


138  La  Reine 

gia  ne  fuftplus  fille  d'Ofman, 
11  étoit  bien  aife  qu'elle  le  fuft 
de  Cheredin.  Il  ne  doutoic  pas 
que  fi  Ofman  euft  étéfon  Père, 
il  ne  la  lui  euft  donnée  pour  fem- 
me. Il  fe  flatoit  aufli  que  Chere- 
din faccorderoit  à  Ton  amour  , 
aux  fervices  qu'il  avoic  rendus  à 
cette  belle  Princefle  ,  à  l'amitié 
de  fon  cher  Azan  ,  &  fur  tout  à 
la  tendre  affe&ion  que  le  Roi 
avoit  toujours  eue  pour  lui. 

Dans  ces  flateufes  penfées  il 
me  vint  trouver  tout  rempli  de 
leurs  charmes.  Ifou^medifoit-ii* 
après  m'avoir  conté  tout  ce  que 
je  viens  de  vous  dire,  conçois- tu 
mon  bonheur  ?  Cheredin  ne  me 
refufera  pas  fa  fille  ,  6c  je  ferai 
l'homme  du  monde  le  plus  heu- 
reux. Mais ,  Seigneunque  je  fus 
épouvanté  de  tout  ce  qu'il  me  di- 
foit  !  J  admirois  Aphrigia  :  mais 
quand  je  penfois  qu'elle  étoic  fille 


de  Navarre.  139 

de  Cheredin,je  frémi  flbis  à  la 
vue  d'un  tel  mariage.  Je  crus  que 
je  n'avois  plus  de  temps  à  per- 
dre, &  que  c'étoit  l'heure  où  je 
devois  apprendre  à  Dragut  le  fe- 
cretde  fa  naiflance  infortunée,, 
Ah  ,  Seigneur  ,  lui  dis-je  ,  que 
tn'apprenez-vouoje  ne  puis  plus 
me  taire  fans  crime  :  Vôtre  fort 
eft  encore  plus  étrange  que  celui 
d'Aphrigia.  Vous  n'êtes  point  le 
fils  de  Hali3&  vous  avez  eu  pour 
Père  le  malheureux  Selin  Roi 
d'Alger. Vous  unirez-vous,con- 
tinuai-je,  avec  le  fang  deteftable 
de  ceux  qui  ont  répandu  tout  le 
vôtre.  Le  Prince  me  regarda 
avec  furprife  depuis  la  tête  juf- 
qu'aux  pieds.ll  fembloit  que  pour 
la  première  fois  il  doutoit  de  ce 
quejelui  difois,  Je  m'en  apper- 
çus ,  &  courant  à  unecafTette,  je 
1  ouvris  >  &:  lui  fis  voir  dans  ce 
petit  efpace  une  quantité  prods- 


140  La  Reine 

gieufe  de  pierreries  qui  avoienc 
été  au  Roi  fon  Pere^Sc  tirant  une 
lettre  de  mon  fein  ,  je  la  lui  pré- 
sentai. Elle  étoic  de  la  Reine  fa 
mère  >  qui  la  lui  avoit  écrite 
quelque  temps  avant  fa  mort,  & 
qui  m'avoit  chargé  de  la  lui  re- 
mettre quand  je  le  jugerois  à  pro. 
pos.  EUe  l'inftruiioitpar  elle  de 
Ta  naiflance)&  de  fes  malheurs. 
Le  Prince  demeura  comme  ter- 
rafle  à  de  il  étonnantes  nouvel- 
les. II  tint  quelque  temslavûë 
baiïe  >  &l  la  levant  enfuite  ,  il 
l'attacha  fur  mon  vifage  d'un  air 
mécontent  Cruel  Ifouf,  me  dit- 
il  ,  quel  temps  choififîez  -  vous 
pour  mapprendre  des  chofes  fi 
furprenames)  N'eftimez  -  vous 
plus  Aphrigia  depuis  qu'elle  efl: 
fille  de  Chcredin,&  vous  paroît- 
ellc  moins  merveilleufe  ?  Aphri- 
gia en:  /aiib  doute  toujours  aima- 
ble, Seigneur/epris'je,  mais  elle 


de  Navarre.  141 

fort/d'un  fang  ennemi ,  d'un  fang 
qui  vous  doit  faire  horreur  ,  Ôt 
qui  ne  peut  jamais  s'unir  avec  le 
vôtre.  Mais  lfouf  ,  repliqua-t'il, 
c'eft  l'inhumain  Horuc  qui  fie 
mourir  Selin  >  eftes-vous  aflez 
in  jufte  pour  ne  le  pas  feparer  de 
Cheredin  dont  j'ai  reçu  mille 
bienfaits ,  &  dont  4  amitié  5c  les 
faveurs  femblent  reparer  parin- 
ftincl;  les  outrages  que  m'a  foie 
fon  frère  ?  Ah  Cheredin  ♦  Azan.» 
Aphrigia  ,  s'écria-  t'il  ,  vous  ba- 
lancez dans  mon  cœur  toutes  les 
injures  qu'on  m'a  faites.  Vous 
verrez  donc  régner  cet  ufurpa- 
teur  ,  interrompis- je  ,  &  il  fera 
tranquille  fur  vôtre  trône?  11  n'y 
âplusde  trône  pour  moi  à  Al- 
ger, reprit  il  froidement  ,  je  ne 
le  reprendrai  pas.par  des  crimes. 
Cheredin  en:  mon  bienfaiteur, 
il  eft  Père  d'Azan  &  d'Aphrigia: 
tous  ces  noms  me  font  facrez.Ec 


H2  Lancine 

puis  parlons  avec    raifon.  Que 
ferai-je  feul  ,  dépouillé  ,  &:  fans 
fecoursque  celui  de  ma  vertu  & 
demonépée  ?  Ne  nous  repaif- 
fons  point  de  chimères,  Ifouf.  Si 
j'ai  à  attendre  quelque  fortune, 
c  cftdes  bontez  de  Cheredin.S'il 
me  donne  fa  fille ,  comme  je  ïcC- 
père,  cette  Iile  me  fournira  des 
iujets  allez  belliqueux  pour  me 
faire   dans   l'Afrique  un  deftin 
plus  grand  que  celui  de  mes  Pè- 
res. Ainfi  n'en  parlons  plus,  Ifouf. 
Cachez  toujours  le  fecrec  de  ma 
naiflance,je  ne    le  découvrirai 
qu'a  la  feule  Aphrigia.  fcllc  fera 
pour  moi    avant   qu'elle  puifle 
connoître  les  interefts  de  fon  Pè- 
re 5  &  elle  verra  bien  que  les  in- 
terefts de  fon  Père  ne  trouveront 
rien  de  contraire  dans  mon  cœur, 
le  connus  bien  ,  Seigneur,  que 
je  n'a  vois  point  de  réplique  à  fai- 
re 3  &  effectivement  je  trouvois 


de  N&varre  143 

de  la  rai/bn  dans  ce  qu'il  me  di- 
foie.  Il  courut  chez  la  Princefie 
des  Gerbes  à  qu'il  communiqua 
tout  ce  que  je  venois  de  lui  dire. 
Vous  jugez  bien  quefafurprife 
fut  extréme,&  qu'ils  admirerenc 
cent  fois  ce  prodigieux  événe- 
ment de  leurs  avantures  5  cette 
conformité  du  déguifement  de 
leur  naiflance,  &  cette  parfaite 
empathie  qui  leur  faifoit  fur- 
monter  à  l'un  &  à  l'autre  tous  les 
obftacles  qui  dévoient  fi  vrai- 
femblablement  les  feparer. 

Le  Prince  des  Gerbes  fe  pré- 
para pendant  quelques  jours  à 
voir  éloigner  fa  chère  fille.  Il 
l'embrafla  mille  fois,  baignafon 
vifagëde  pleurs,  £c  s'en  fépara 
isn  fin  avec  des  regrets  fi  tendres, 
que  j'en  fus  moi-même  touché. 
11  donna  à  la  Princefie  la  lettre 
qu'il  écrivoità  Cheredin.  Nous 
nous  embarquâmes  ,  le  chemin 


14  f  Lft  Reine 

étant  trop  difficile  parterre  ,& 
nous  fîmes  nôtre  voyage  heureu- 
fement  jufqu'aux  côtes  d'Alger. 
Nous  les  avions  découvertes  avec 
joye,&  nous efperions  d'arriver 
bien-tôt,  quand  lèvent  devint 
furieux.  Il  le  forma  un  oracle 
terrible.  Nous  appefçumes  néan- 
moins cinq  vaifleaux  prés  de 
nous  ,  6c  nous  reconnûmes  qu'ils 
étoient  au  Roi  d'Alger.  Nous 
diftinguames  le  fien,  &;  jugeâmes 
qu'il  y  étoit  en  perfonne.  Nous 
en  fumes  bientôt  plus  perfuadez, 
le  voyant  diftindement  fur  le 
tillac.  il  nous  avoir  reconnu  auf- 
fi  ,  ôc  savançoit  vers  nous.  Le 
Prince  fut  chercher  la.  belle 
Aphrigia  ,6c  la  tenant  parla 
main  il  lui  montra  Ion  Père  5  6c 
quand  i4  -fut  aflez  prés  ,  croyant 
le  faire  en^ndre  :  Voici  vôtre 
fille,  Seigneur  ,  lui  crioit-il  5 
cette  divine  Princefle  qui  vous 

fut 


de  Navarre.  14  c 

fut  ravie  il  y  a  quelques  années. 
Mais  ces  paroles  fe  perdoient  en 
lair,  La  tempête  s'augmentoit. 
Le  jeune  Azan  qui  étoit  auprès 
de  fon  père,  n'eue    pas  plutôt 
connu    Dragut   ,  dont  tout  le 
monde  repetoit  le  nom  ,  qu'il  fe 
précipita   pour  ainfi  dire  ,  dans 
une  barque  pour  le  joindre  plu- 
tôt.   Mon    Maître   remarquant 
fonachon  ,  &  fe  tournant  vers 
iaPrincefTe  :Ce=ft  vôtre  frère, 
lui  dit-il,  qui  s'avance  vers  nous. 
Je  vais  le  recevoir,  belle  Aphri- 
gia,  8c  je  reviens  vous  reprendre. 
Il  defeenditauffi-tôt ,  femit  dans 
une  Barque  ,  &  s'élança  un  mo- 
ment après  dans  celle  du  Prince 
Azan.  Ces  deux  amis  fe  tendirent 
les  bras ,  &  dans  le  temps   qu'ils 
s'embiaiToient  avec  une  vérita- 
ble tendrefle  ,  un  coup  de  vent 
épouvantable  vint  feparer  tous 
ces  Vaifleaux  ,  &:  emporta  fi  loin 
//.    Partie.  G 


1+&  La  Reine 

Se  avec  tant  d'impetuofité  la  pe- 
tite Barque  ,  que  fi  les  Princes 
ne  fe  fuflent  pas  promptement 
couchez  dans  le  fond,  ils  feroient 
tombez  dans  la  Mer. 

La  tempefte  dura  le  refte  du 
jour ,  Se  toute  la  nuit.  Quoi  que 
lair  commençait  à  s'obicurcir 
quand  le  Prince  quitta  Aphri- 
gia,ellene  laifla  pas  de  voir 
l'effet  de  Forage  :  car  que  ne 
voyen-t  pas  les  yeux  d'une  Aman- 
te ?  Elle  vit  donc  une  vague  por- 
ter jufqu  au  Ciel  ce  petit  Vaif- 
feau  qui  contenoit  ce  qu'elle  a- 
voit  au  monde  de  plus  cher  \  & 
fans  être  émue  de  (on  propre  pé- 
ril ,  elle  fit  un  grand  cri  en  ten- 
dant les  bras  vers  la  Barque  qu'~ 
elle  vovoit  éloigner  avec  tant  de 
légèreté.  Nous  nous  éloignâmes 
auffi ,  Seigneur.  Les  VaiiTeauxde 
Cheredtn  prirent  aufîî  des  rou- 
tes différentes.  Nous   avons  fçû 


ie  Navarre  147 

qu  il  en  perdit  deux  ,  6c  qu'il  fe 
ûu  va  avec  les  autres.  Pour  nous, 
nous  ne  fçavions  que  devenir. 
L  art  du  Pilote  étoit  inutile ,  6c 
nous  n'avions  d'efpoir  qu'au 
Ciel. 

La  Princefle  qui  avoit  déjà 
cfliiyé  un  pareil  péril  dans  fa  vie, 
vit  celui-ci  avec  moins  de  ferme- 
té. Elle  pleura  toujours  ,  6c  fit 
mille  vœux  en  fecret,  où  Dragut 
avoit  la  meilleure  part.  A  la 
pointe  du  jour  ,  6c  fur  la  fin  de 
1  orage ,  nôtre  Vaifleau  tout  fra- 
cafle  6c  brifé  ,  alla  s'ouvrir  afTez 
prés  d'un  Port  dont  nous  tirâmes 
toute  forte  d'aflîftance.  Nous  ne 
perdimes  que  peu  de  gens  \  nous 
fauvames  ce  que  la  Princefle  a- 
voitde  plus  précieux,  comme  les 
habits  ,  de  quelques  joyaux  qui 
fervoient  à  fa  reconnofflance, 
quoi  que  ces  choies  ne  fuirent 
guère  neceflfaires  ,  n'étant  pas 

G    ij 


148  La  Reine 

poflîble  de  lavoir  vue  à  l'âge 
où  elle  fut  enlevée,  fans  la  recon- 
noître  aifémenr. 

Tandis  que  les  foins  charitables 
de  ceux    qui    nous  fecouroient 
s'exerçoient encore,  la  PrincefTe 
étoit  à  demi  couchée  furunba- 
lot ,  au  bord  de  la  Mer ,  &  la  tê- 
te apuyéefurHalime ,  lors  qu'el- 
le vu  pa'flcr bien  desgensàche- 
val  5  &  dans  un  chariot  un  hom- 
me de  bonne  mine  qui  s'arrefta, 
s'infoimant  fi  ce  naufrage  avoit 
été  bien  funefte.  Mais  apperce- 
vant    Aphrigia    ,   il   dçfeendic 
brufquement  à  terre.  Vous  me 
la  rendez,  Dieu  pui flanc,  s'écria- 
t  il  !  C'eft  l'adorable  Aphrigia  : 
Aphrigiatourna  languiflamment 
la  tête,  bien  étonnée  de  s'enten- 
dre nommer  dan  s  une  terre  qu'- 
elle   ne  connoiiloir  pas  :    mais 
ayant  rappelle  des  idées  encore 
fraîches ,  elle  reconnut  cet  faom* 


de  Navarre.  149 

me  qni  étoit  prés  d'elle  ,  pour 
BulcarPrince  de  Thunis,  Se  c'é- 
toit  à  Thunis  quelle  étoic  mal- 
heureufement  abordée. 

Souffrez,Seigneur,que  je  pafïe 
ici  fur  la  joye  de  ce  Prince  de 
voir  la  Princeffe  des  Gerbes  ,  ÔC 
fur  la  douleur  de  cette  infortunée 
de  retrouver  Bulcar  6c  de  fe  voir 
en  fon  pouvoir.  Elle  en  reflentit 
bientôt  toute  la  rigueur  ?  car 
l'ayant  fait  mettre  dans  fon  cha- 
riot avec  fa  Gouvernante  6c  Ha- 
lime  j  il  s'y  mit  aufli  6c  la  con- 
dliifit  à  une  efpece  de  forterefle , 
au  bas  de  laquelle  étoit  une  mai- 
fon  de  campagne  dêlicieufe,à  n ô- 
fre  captivité  prés.  Il  ne  retint 
auprès  de  la  Princefle  que  fes 
femmes,  6c  il  envoya  les  hommes 
en  divers  endroits  ,  afin  qu'on 
n'eût  aucune  nouvelle  de  fon 
fort.  Je  demeurai  prés  d'elle  par 
adrefle,  6c  par  mes  prières  auprès 
G    iij 


15©  La  Reine 

de  Bulcar  ,  feignant  d'être  le 
mari  de  Haï i me.  Car  dés  que  je 
vis  mon  Prince  aînfî  éloigné 
d'Aphrigia ,  elle  me  devint  aufli 
chère  qu'il  nVétoit  cher,  &  je  lui 
vouai  une  entière  fidélité  ,  (ca- 
chant bien  que  je  ne  pouvois 
mieux  prouver  à  mon  Maître  cel- 
le que  j'avois  pour  lui.  Nous  de- 
meurâmes un  an  entier  dans  cet- 
te agréable  prifonfans  fçavoir 
rien  de  ce  qui  fepa  (Toit  ai  Heurs  > 
quelque  effort  que  nous  fiffions 
pour  en  apprendre  quelque  cho- 
fe  5  &  Bulcar  y  donnoit  de  con- 
tinuels témoignages  de  ion  a- 
mour  ,  que  la  PrincelTe  rejettoit 
avec  un  dédain  &  une  conftan.ee 
extraordinaire.  Quand  il  la  me- 
naçait de  quelque  violence,  elle 
y  répondoit  par  une  menace  en- 
core plus  effrayante  pour  lui  5 
Tafllirant  toujours  froidement , 
que  s'il  en  venou  à  la  force,  elle 


de  Navarre.  jji 

fe  'tuëroit  de  fes  propres  mains. 
Ces  paroles  l'arrêtoient ,  &  nous 
vivions  aînfi  de  jour  à  autre.  J'ai 
trop  long-tems  abandonné  nô- 
tre petite  Barque  ,  Seigneur,  je 
vais  la  fuivre,5c  vous  dire  qu'elle 
s'arrêta  à  un  banc  de  fable  qui 
touchoit  prefque  à  la  terre. Ainfi 
il  fut  aifé  au  Princede  s'y  fau- 
ver„  J'avois  oublié  de  vous  dire 
que  la  Princefle  Aphrigia  avoic 
donné  un  efclaveà  Dragut  qui 
avoit  beaucoup  d'efprit ,  &  qui 
fçavoit  prefque  toutes  les  Lan- 
gues. Cet  homme  étoit  defcen- 
du  dans  la  Barque  avecfon  Maî- 
tre, tellement  qu  il  fut  fon  com- 
pagnon dans  fon  péril ,  &  lors 
qu'il  fe  fauva.  Dés  qu'ils  furent  à 
terre  ils  apprirent  qu'ils  étoienc 
dans  une  des  Ifles  de  l'Archipel. 
Les  Princes  n'eurent  le  tems 
de  fe  reconnoître  &  de  parler, 
que  quand  ils  eurent  pris  un  peu 
G    inj 


Jj2  La  Reine 

de  repos  ,  6c  Azan  fut  mervei]- 
leufement  étonné  d'apprendre 
que  la  PrincefTe  fa  fœur  étoit  re- 
trou vée  par  le  moyen  de  Drague, 
mais  très- fâché  de  fa  perte  parla 
cruauté  des  vents.  Ils  refolurent 
de  fe  remettre  en  Mer  pour  la 
chercher,  &  pour  en  donner  la 
nouvelle  au  Roi  d'Alger.  Mais 
une  fièvre  foudaine  qui  prie  à 
Azan  interrompit  leurs  projets. 
Il  prefToit  continuellement 
Drague  de  le  quitter  ,  d'aller 
trouver  fon  Père,  Ôtde  chercher 
fa  fœur.  Dragut  au  defefpoir  de 
la  maladie  de  fon  ami  ,  lui  re^ 
fifta  ,  ne  le  voulut  pas  abandon^ 
ner  ,  &  jugea  à  propos  d'envoyer 
le  fidèle  Mahmet  à  Cheredin  ,. 
pour  l'avertir  qu'il  lui  menoit  la 
PrinceiTe  fa  fille  dans  le  temps 
que  l'orage  étoit  furvenu  5  pour 
s'informer  s'il  en  a  voit  des  nou- 
velles >  6c  pour  lui  dire  le  lieu 


de  Navarre  153 

où  ils  étoienc  ?  Se  lui  demander 
des  Galères  pour  aller  faire  la 
recherche  de  fa  fille. 

Mahmet  partît  ,  et  cinq  ou  fîx 
jours  après  le  Prince  Azan  re- 
prit fa  fanté.  11  refolut  avec  Dra- 
gut  d'attendre  le  retour  de  fon 
efclave  ,  &C  s'occupoit  tous  les 
jours  à  aller  à  la  Chaflc.  Une  fois 
qu'ils  y  étoient,  Azan  fe  mit  fous 
un  arbre  dans  un  agréable  valon, 
de  s'y  endormit.  Dragut  conti- 
nua fa  ChafTe  5  &  quand  il  re- 
vint au  même  endroit  où  il  l'a- 
voit  laiffe  ,  il  ne  le  trouva  plus, 
IU'appella  5  5c  comme  il  ne  lui 
répondit  point  ,  il  jugea  qu'il 
s'étoit  retiré  dans  la  maifon 
qu'ils  habirbient.  Mais  il  fe  trom- 
poit.  Azan  ne  parut  plus  de  tout 
le  foir ,  ÔC  il  en  fut  dans  une  in- 
quiétude étrange  3craignant  qu'il 
ne  lui  fuft  furvenù  quelque  acci- 
dent fâcheux.  Il  le  chercha  lui- 

G  v* 


154  La  Reine 

même  dans  toute  f  Ifle  ,  &  re- 
vint attendre  dans  fa  maifon  de 
fes  nouvelles  &  de  celles  de  Che- 
redin. 

Au  bout  de  crois  femaines  il  vit 
arriver  quatre  Galères  que  le 
Roi  d'Alger leurenvoyoit.  Ceux, 
qui  les  commandoient  le  trouvè- 
rent dans  l'abbatement  de  la  per- 
te de  fon  ami.  Il  leur  dit  nette- 
ment qu'il  ne  partiroit  pas  qu'iî 
n  enfçuft  quelque  nouvelle,  &it 
vivoit  dans  une  langueur  mor- 
telle ,  car  Cheredinlui  mandoic. 
qu'il  n'avoir  rien  appris  d'Aphri- 
gia, 6c  lui  paroi flbit  avoir  une 
grande  joye  de  ce  qu'il  lavoir 
retrouvée ,  efperant  que  le  Ciel 
la  lui  conferveroit ,  quelque  parc 
qu  elle  fuft.  Enfin  Drague  mou- 
roit  de  chagrin  ,  quand  fe  pro- 
menant triftement  auprès  de  la 
Mer  ,  il  vit  de  loin  un  homme  à: 
cheval  qui  venoit  vers  lui  à  toute 


de  Navarft.  ?j| 

bride.  Quelle  furprife  j  quelle 
joye  quand  il  reconnue  Ion  cher 
Azan  ,  qui  fe  jetcanc  prompte- 
menc  k  terre  ,  fe  mit  à  rire  dés 
qu'il  le  vit ,  &  rembraflaenfuite 
tendrement.  Il  conta  à  Drague 
fon  avanturequi  n'a  rien  de  corn* 
mun  ,  Seigneur,  avec  celles  de 
mon  Maître,  Toute  fa  petite  flot- 
te fut  ravie  de  revoir  fon  jeune 
Prince.  Hcareflales  Capitaines, 
Se  après  avoir  parlé  bas  à  Dra- 
gue ,  il  fe  feparade  lui ,  ne  pre- 
nant quune  Galère ,  &  lui  don- 
nant les  trois  autres ,  lui  recom- 
manda fafœur  &  fon  père. 

Ces  deux  amis  fe  feparerent 
ainiî.Dragut  chercha  vainement 
fa  belle  PrinceflTe.  Pendant  ce 
temps  il  fit  mille  combats  qui 
ont  rendu  fen  nom  célèbre.  Il 
rejoignit  deux  ou  trois  fois  fur 
Mer  le  Roi  d'Alger  ,  deploranc 
enfemble  la  perte  de  fa  fiHe.  Il 


j^6  La  Reine 

fit  de  fi  belles  choies,  que  l'Em- 
pereur des  Turcs  le  redouta.Dra* 
pue  setoit  rendu  fi  formidable 
que  tout  trembloit  fou^  ion 
nom. Il  envoya  un  Ambalîadeur  à 
Soliman  Iui.offnr  fon  bras  &  Ton 
cœur.L'Empereurluifkun  hon- 
neur où  jufques-ià  aucun  parti- 
culier n'avoiE  ofé  pretédre,  Dra- 
gucl'alla  voir  enfuie©,  &  ce  Prin- 
ce prit  pour  lui  la  plus  fenfible 
amuié.ll  retrouva  ion  cher  Azaa 
dam  ConftantinopIe,&  le  rame- 
na avec  lui. 

Mais  ,  Seigneur ,  durarrtque; 
cette  année  fi  pleine  de  gloire* 
sécouloit  avec  tant  de  renom- 
mée pour  Dragut  >  la  PrincefTe* 
Aphrigia  languiiïbtt  dansfafoli- 
tude,  fansfçavoir  ce  quifepaf— 
fbitdanslereftedu  monde.  Vous, 
voyez  blé  que  le  Prince  de  Thn- 
nis  n'avoit  garde  de  l'entretenir 
des  merveiltes  de  Drague  qu'il 


de  Navarre*.  rj7 

icavoit  bien  être-fou  rivalje  me 
promenois  un  foir  au  clair  de  la* 
Lune  dans  le  jardin,  quand  j'en- 
tendis deux   hommes  qui   par- 
taient,  £e  que  l'un  difoit  à  l'au- 
tre qu'il  n'avoit  jamais  vu  une  fi  > 
belle  perfonne,  &  continuoit  fon 
difcours  fur  la  facilité  que  des* 
Sommes  courag-eux  auroient   à; 
furprendre   cette    maifon.  Lors 
fans  en  vouloir  entendre  davan-- 
rage  je  fortis  de  derrière  une  pa- 
liflade  ,  &■  me  montrant  à  eux,  je: 
vis  un  homme  d'une  mine  haute- 
&  majeftueuie  qui  porta  d'abord  < 
la  main  fur  fon  Cimeterre.  Ah  ? : 
ne  craignez  rien,  lui  dis-  je,harcfc 
Inconnu  ,  écoutez- moi  :  &  lors- 
je  lui  contai  nôtre  longue  capti- 
vité, lui  difant  qu'Aphrigia,  que 
je  nommai  d'un  autre  nom,étoir< 
ma  fille.  Quoi  ,  me  dit-il  , cette- 
belle  perfonne  que  Bulcaraime^ 
&  que  je  viens  de  voir  prés  d'une 


1^8  La  Reine 

fontaine  avec  deux  autres  fem- 
mes ,  eft  vôtre  fille  ?  Je  l'en  a  fui- 
rai encore,  &.  il  m'avertit  de  me 
tenir  la  nuit  prochaine  dans  ce 
jardin  avec  ma  famille  5  qu'il  me 
délivrerait;,  &.  me  rendroit  ma 
liberté. 

Quoi  que  je  ne  cru  (Te  pas  con- 
noître  celui  qui  me  faifoic  de  tel- 
les propofuions ,  ilne  m'impor- 
toit ,  tout  m'étoit  meilleur  que 
Bulcar.  J'allai  tranfporté  dejoye 
le  dire  à  la  PrincefTe,  qui  en  eut 
auffi  une  femb!able:&;  le  jour  fui- 
vant  nous  parut  d'une  grande 
longueur.  Les  femmes  d'Aphri- 
gia  fe  rendirent  avec  elle  dafi$  le 
jardin, &  fur  le  milieu  de  la  nuit, 
le  brave  Inconnu  força  la  mai- 
fon.  Ses  Soldats  la  pillèrent  ,  &  il 
nous  emmena  dans  fa  Galere.llf  e 
chargea  lui  -  même  d'Aphrigia3 
&  malgré  le  tumulte  Se  le  defor- 
dre>  il  lui  fit  voir  qu'il  étoit  too- 


de  Navarre,  ijp 

ché  de  [es  charmes.  La  Princefle 
foc  épouvantée  de  l'effet  qu'ils 
produifoient  encore,^  fut  occu- 
pée de  ces  penfées  le  refte  de  la 
nuit ,  qu'elle  paffa  feule  avec  fes 
femmes. 

Quand  le  jour  fut  venu  ,  elle 
commença  à  prendre  du  repos  : 
mais  il  fut  abfolument  tioublé 
par  de  grands  cris  j  &  nous  nous 
vîmes  environnez  d'une  grande- 
flotte  qui  poufïbit  jufqu'au  Ciel; 
le  nom  deCheredin.  C'étoit  lui 
en  effet,  Seigneur,  quiavoit  dé- 
livré fa  fille  /ans  le  croire.  Vous> 
fçavez  qu'il  a  toujours  été  un  peu- 
Pirate»  Il  s'étoit  feparé  de  fa 
flotte  pour  aller  autour  du  Ser- 
rait du  Prince  de  Thunis ,  où  il 
fçavoicque  Muley  Afem  fon  père 
avoit  fes  trefbrs.  lis'étoit  intro- 
duit lui-même  dâs  le  jardin  pour 
reconnoître  la  place,  l!  aveu  v& 
au  clair  de  la  Lune  Aphngia,qui 


yéo  La  nteïne 

lui  avoic  paru  charmante.il  a- 
voit  refolu  de  lui  enlever  cette- 
beauté  &,  (es  richefles,  ■&  il  avoit: 
exécuté  tous  Tes  de  (Teins  de  la 
manière  que  je  vous  ai  dit. 

Aphrigia  étant  ainfî  éveillée 
en  furfauc ,  j'entrai  tout  hors  de- 
moi  dans  fa  chambre,  C'eft  vô~ 
tre  Père  ,  m'écriai-je  qui  vous  V 
délivrée,  c'eft  vôtre  Père, Venez 
Madame,  venez  vous  montrer  à 
lui ,  &  lui  donnant  la  main  ,  elle 
courut  fur  le   Tillac  où  le  Roi 
d'Alger  étoit.  Elle  fe  jetta  préci- 
prtament  à  les  genoux  ,  &:  les  lui 
ferrant  tendrement  en  haufTanc 
!a  tête  ,  ôc  lui  faifant  voir  un  vi- 
fage  divin  tout  baigné  de  pleurs- 
que  l'affection  &  la  joye  faifoie 
répandre.  Quoi  vous  êtes  l'illu- 
ftre  Cheredin  ,  lui  difoit-elle  ? 
Ah  :  Seigneur  ,diffipez  ma  timi- 
dité. Je  n'ofe  vous  prefenter  vô-  - 
tre  fille.  Elle  ne  pût  achever,  (es 


de  Navarre.  x&i 

fanglocs  lui  coupèrent  la  parole,- 
N'en  doutez  pas,.  Seigneur,m'é- 
criai-je.  C'eft  lafillede  l'invin- 
cible Roi  d'Alger  ,  que  le  vail- 
lant Drague  vous  menoit  ,  &c 
qu'il  reçût  des  mains  du  Prince 
des  Gerbes  pour  la  r  mettre  en- 
tre les  vôtres.  Il  iimbloit  que  la, 
reconnoilTance  de  la  Pnncefïe 
ne  pouvoit  avoir  un  plus  ample 
théâtre.  Auffi  Chreredin  étoit 
en  fpe&acle  à  toute  une  fuperbe 
flotte,  qui  paroifïbit  attentive  à 
un  fi  rare  événement.  La  jeune 
Aplirigia  toujours  profternée 
aux  pieds  de  Ton  père,  lui  pré- 
senta la  lettre  du  Prince  des  Ger- 
besj  il  la  prit  avec  beaucoup  d'a- 
gitation, 2C  illût  tout  haut  ces  ga^ 
noies. 


î6i  L&  Reine 

AV     ROI    D'JLGER, 

IL  vous  rends  vofire fille ^Seigneur, 
après  lavoir  gardée  huit  années. 
J  aï  tâché  far  l'éducation  que  je  lui 
ai  donnée  de  la  rendre  digne  d'être 
un  jour  avouée  fur  [on  invincible  fê- 
te. Voflrc  vaillant  Dragut  ta  déli- 
vrée deux  fois  de  la  captivité ,  //  a 
bien  mérité  cette  PrinceJ[e,Seigneur> 
&  fi  elle  étoit  a  moi,  elle  fer  oit  déjà- 
la  recomfenfe  de  fa  vertu,  fofe  vuus 
fufflier  quelle  fit  lefrix  desfervi- 
ces  de  cet  homme  illufire.  le  lui  donne 
four  fa  dot  mon  Etat  ,  &  je  f  rie  le 
Roi  d'Alger  de  trouver  bon  qu  A-> 
fhrigia  foit  toujours  la  fille  d'of- 
man* 

Ceux  qui  entendirent  la  lectu- 
re de  cette  Lertre  ,  pouffèrent 
mille  cris  d'admiration  &  d'ap- 
plaudiflement  5  &  les  noms  de 


ie  Navarre.  16$ 

Cheredin  ,  d'Aphrigia  ,  &  de 
Drague  paflerenc  de  bouche  en 
bouche.  Le  Roi  faifant  céder  les 
mouvemens  d'un  frivole  amour 
à  des  mouvemens  p!us  forts  fie 
plus  légitimes  ,  la  nature  triom- 
pha absolument  de  ce  fuperbe 
cœur.  Il  releva  la  belle  Aphn- 
gia  ,  fie  laprenant  encre  (es  bras5 
il  l'y  retint  long-tems,  fie  pour 
la  première  fois  de  fa  vie  fes  yeux 
furent  mouillez  de  larmes.  Tous 
les  affiftansétoient  attentifs ,  Se 
paroifloient  s'interefler  tendre* 
ment  à  une  avanturc  fi  furpre- 
nante. 

La  gouvernante  de  la  Princefle 
parut ,  qui  fut  reconnue  de  Che- 
redin fie  de  tous  ceux  qui  lavoiêc 
veuë.Elle  montra  les  mêmes  ha- 
bits5fie  quelques  ornemens  qu'A- 
phrigia  avou  le  jour  qu'ô  lavoic 
enlevée.  Cheredin  lui  fit  un  ac- 
cueil plein  des    tranfports  de  la 


*&4  La  Reine 

joyc.  Ilsetonnoitmême  de  n'a- 
voir pas  reconnu  au  premier  a- 
bord  Ton  admirable  fille.  Il  fut 
agréablement  occupé  à  lui  faire 
cent  carefles  ;  &  comme  il  avoit 
desdefleins  aux  envirôsde  l'Jile 
des  Gerbes  ,  il  avoic  refolu  de 
voir  Ofman  en  paiTant.  11  avoir 
même  choifi  cette  jfle  pour  le 
rendez-vous  qu'il  avoir  donné  à 
Dragut^ui  l'y  devoit  venir  join- 
dre. Le  recouvrement  de  fa  fille 
ne  pouvoit  doc  jamais  venir  plus 
a  propos.  II  fut  bien  aife  en  la 
menant  à  l'époux  qu'il  lui  defti- 
noit ,  de  la  faire  voir  à  celui  qui 
lui  avoir  tenu  lieu  durant  fi  long- 
tems  de  véritable  père.  Mais  Ta 
Pnnceffe  voyant  fa  refolution,  fe 
jetta  à  Ces  pieds,  &  lc  conjura  de 
lui    donner   quelques    momens 
pour  aller  voir  la  Reine  fa  rnere, 
&  lui  rendre  des  refpefts  dont 
&k  feroitaudefefpoirdefcdif- 


de  Navarre.  165 

penfer.  Le  Roi  d'Alger  entra 
dans  les  fentimensd'Aphrigia,8c 
consentit  à  l'attendre.  Il  ne  lui- 
donna  que  deux  jours  pour  faire 
ion  petit  voyage,  Alger  n'étant 
que  peu  éloignée  du  lieu  où  il 
ctoit. 

La  Princefle  entra  dans  un 
Navire  avec  des  perfonnes  de 
coniîderation  pour  la  conduire* 
Elle  partit  pleine  des  elperances 
de  ion  bonheur  ;  mais  à  peine 
éteit  -  elle  hors  de  la  portée  des 
regards  de  fon  père,  que  le  venc 
s'agita  ,  &  l'écarta  un  peu  de  fa 
route. 

Ilfembloit  que  le  Ciel  &  la 
Terre  lai fïbient  absolument  à  la 
Mer  la  difpofition  de  fa  deftinée, 
&qu'elledût  être  toute  fa  vie 
foûmife  aux  caprices  de  cet  élé- 
ment. En  effet  le  bâtiment  fur 
lequel  elle  etoit  ,  biffa  Alger  à 
gauchej  ôc  fetrouvanten  pleine 


i66  la   Reine 

Mer  il  fut  attaqué  par  fept  Ga- 
lères ,  auxquelles  il  ne  fît  point  de 
refiftânee.  On  tira  quelques  vo- 
lées de  Canon.Ôc  le  Roi  qui  l'en- 
tendit crut  qu'on  fakioit  îa  Prin- 
cefle  fa  fille  à  Afeer.  Anifi  ce 
malheureux  père  étoit  bien  éloi- 
gne de  croire  qu'on  lenlevoit 
ainfi  preique entre  Tes  bras.  Ce- 
toit  Doriaqui  fit  cette  belle  pri- 
fe.  La  Prmceflfe  dit  à  Ces  gens 
qu'on  cachait  fa  naifTance.  Il 
commanda  qu'on  prît  la  route 
de  France, 

Mahmet  lefclave  de  Dragut  , 
qui  s'étoit  trouvé  auprès  de  Che- 
redin  quand  il  retrouva  fa  fille, 
avoit  fuivi  cette  PnncefTedans 
fon  petit  voyage  ,  étant  ravi  de 
la  revoir  ,  après  en  avoir  été  fi 
long-temps  feparé  ;  &  comme  on 
ne  prenoit?  pas  garde  à  lui  5  il  fè 
jetta  dans  la  Mer  ,  &  nageant 
vigoureufement  jufqu  a  une  lan- 


de  Navarre.  167 

gue  de  terre  ,  il  gagna  enfuite 
Alger  $  &  fe  remettant  protnp- 
tement  en  Mer  il  aborda  la  flotte 
du  Roi ,  &  lui  apprit  le  dernier 
malheur  de  fa  fille,  lui  difantque 
c'étoit  Dona  qui  femmenoit  du 
côté  de  France. 

Cheredinàcette  nouvelle  a- 
bandonna  la  pourfuite  de  toutes 
fesentreprifes  ,  pour  courir  après 
Doria  ,  efperant  de  le  joindre  : 
mais  de  fi  juftes  defirs  furent 
vains,  il  ne  le  trouva  point.  Il 
rencontra  Dragut  qui  venoit  le 
trouver  ,  à  qui  il  conta  fa  trifte 
avanture»  Jamais  douleur  ne  fut 
égale  à  celle  de  ce  malheureux 
Amant.  Il  dit  des  chofes  capa- 
bles de  toucher  les  coeurs  les  plus 
durs.  Il  voulut  aller  après  Dona, 
&  abandonner  tous  les  projets 
du  Roi  d'Alger.  Mais  Cheredin 
lui  commanda  de  les  pourfuivre, 
&  lui  dit  qu'il  chercheroic  lui- 


ï£8  La  Reine 

même  le  ravifleurde  fa  fille,  lis 
fe  feparerent  donc  ,  Seigneur, 
malgré  le  defefpoir  de  Drague.  Il 
prie  la  route  de  Tifle  des  Gerbes, 
&  il  y  aborda.  Je  pafle  fous  iîlen- 
ce  les  carefTes  qui  fe  firent  entre 
lui  &  Ofman  :  mais  je  vous  dirai 
qu'il  prit  1  ripoli  5  que  Soliman 
lui  envoya  une  flotte  5  qu'il  vain- 
quit le  Roi  deCarvan  &  le  Prin- 
ce de  Tajora ,  qu'il  fit  enfin  cenc 
&  cent  a&ions  dignes  d'une  mé- 
moire éternelle  5   après  quoi  il 
vu  le  Roi  d'Alger  qui  venoit  le 
joindre    pour  fé  réjouir  de  ie« 
vicloires,mais  trifte  pour  n  avoir 
point    retrouvé  la  Pnncefle  fa 
fille. 

Dragut  fe  fepara  de  lui  pour 
Ja  chercher  à  fon  tour.  Il  trouva 
Doria  ,  le  combatit,  &  le  vain- 
quit :  mais  il  ne  trouva  point 
l'aimable  caufe  de  tant  de  gloire. 
H  apprit  de  Doria    qu'il  avoic 

laifle 


de  Navarre*  269 

ïaifle  les  femmes  qu'il  prie  prés 
d'Alger  fur  les  Côtes  d'Italie. 
Dragut  ne  retint  qu'une  feule 
Galère  ,  &  vifita  toute  l'Italie 
11  fe  refTouvint  enfuite  que  Mah- 
met  avoit  entendu  qu'on  prenoic 
la  route  de  France  ,  il  tourna  de 
ce  côté.  Il  trouva  à  Marfeille  le 
Seigneur  de  Lautrec.il  fe  lia  d'u- 
ne forte  amitié  avec  ce  grand 
homme»  Le  Roi  de  France  &  ce- 
lui d'Aller  étant  en  intelligence, 
il  fe  fit  connoître  à  lui.  Mon  Maî- 
tre lui  conta  fou  hiftoire,  &  Lau- 
trec  donna  des  ordres  par  tous 
les  Porcs  pour  fçavoir  des  nou- 
velles d' A  phrigia.Ilb  furent  quel- 
que tems  enfcmble  en  Guyen- 
ne, Une  certaine  Cvjnfo- m1  te  en 
leurshurneurslesiiautvqu  nunc, 
6c  Dragut  ayant  veu  que  ion  -.mi 
avoit  receu  de^  ordres  du  Roi 
de  France  pour  le  rendre  au  pj  es 
de  lui ,  a  bien  voulu  l'accompa- 
//.  Partie.  H 


2  7°  La  Reine 

gner  ,  &  voir  ce:  illuftre  Monar- 
que. II  lui  a  fait  une  réception 
plus^obligeante  encore  qu'il  ne  la 
pouvoit  efperer.  Le  Roi  le  com- 
ble de  faveurs ,  la  Reine  de  Na- 
varre lui  témoigne  une  grande 
eftime  :  il  feroit  heureux  ici  s'il 
pouvoit  1  être  en  n'y  voyant  pas 
la  divine  Aphrigia.  Le  Roi  l'a 
fait  chercher  ,  &  lui  témoigne 
en  toute  rencontre  prendre  un 
intereft  particulier  pour  tout  ce 
qui  le  regarde. 

Ifouf ayant  cefle  de  parler,  l'In- 
connu le  remercia  d'une  manière 
fi  obligeante  ,  qu'il  pût  bien  voir 
le  plaifir  qu'il  avoit  pris  au  recic 
qu'il  vcnoit  de  lui  faire.  Il  lui 
parla  des  plus  beaux  évenemens 
de  la  vie  de  Dragut  ,  &  le  pria 
fort  de  la/Turer  qu'il  reconnoik 
foie  ,  comme  il  le  devoit ,  cette 
marquedeconfîance  ,ayant  bien 
voulu  lui  découvrir  le  fecret  de 


de  Navarre.  271 

fa  naifTance  -  qu'il  avoit  jugé  à 
plufieurs  marques  devoir  être 
auflï  illuftre.Et  après  s'être  en- 
tretenu encore  quelque  temps  a- 
vec  Ifouf,  il  le  congédia  ,  6c  le 
laifla  aller  rendre  compte  à  Ton 
Maître  des  honneftetez  de  l'In- 
connu. 

Drague  étoit  cependant  arri- 
véafleztard  au  Château, êcjufte- 
ment  dans  le  tems  que  Madame 
mère  du  Roi  étoit  revenue  de  la 
promenade.  Il  n'y  avoic  nul  di- 
vertiiTemenc  ce  ioir  là.  Toutfe 
reflentoit  de  l'incommodité  de  la 
Reine.  Un  atr  trifte  étoit  répan- 
du furies  vifaçres ,  tous  les  Sel- 
gneurs  étoient  par  peloton  dans 
la  cour  du  Château.  Drague 
ayant  abordé  Lautrec  ,  ils  furent 
enfemble  à  la  porte  de  l'apparte- 
ment de  la  Reine  aprendre  de 
ics  nouvelles.  On  leur  dit  quelle 
avoit  encore  un  peu  de  fièvre. 

H    ij 


272  La  Reme 

Vous  êtes  trop  ému  de  fon  mal, 
lui  dit  Drague  ,  je    m'interefle 
pour  Dorval.  Défaites* vous  de 
cette  fenfibilité.  Je  ne  perdrai 
jamaislesfentimensque  j'ai  pour 
la  Reine  ,  reprit  Lautrec.  Mais 
comme  ils  ne  font  qu'une  pure 
fantaifieoù  mon  étoile  me  pouf- 
fe, je  ne  laiflerai  pas  peut-être 
depenfer  ferieufement  à  ce  que 
Madame  de   Caumont  m'a  pro- 
pofé  encore  aujourd'hui  ,  &  je 
fens  trop  qu'il  eft  temps  de  fatis- 
faire  ma  famille  qui  me  perfecu- 
te  depuis  fi  long- temps  au  fujet 
d'un  mariage.  ]enavois  pu  m'y 
refoudre  jufqu'ici.  J'avois  penfé 
que  pour  rendre  ce  lien  agréable 
il  étoit  neceflaire  de    s'aimer. 
Mais  je  vois  bien  que  je  ferai 
comme  les  autres  qui  ne  font  ces 
afîbrtimens  que  par  politique, 
&:  où  l'on  ne  trouve  tout  au  plus 
que   de    la  focieté.  Et  au  plus 


de  Navarre  173 

comme  vous  faîtes, répliqua  Dra- 
gut,Dorval  vous  eft  encore  meil- 
leure qu'une  autre.  Je  le  trouve 
comme  vous ,  pouriuivit  Lau- 
trec  j  &  s'il  faut  me  refoudre,  je 
me  refondrai  pour  elle  ,  conti- 
nua-t'il  avec  un  foupir.  En  ache- 
vant ces  mots;ils  entrèrent  chez 
la  DucheiTe  d'ÀnçouIefmc. 

Lantrec  aborda  Dorval  qui 
étoit  à  un  bout  de  la  chambre 
avec  la  belle  faint  Severin  &: 
Fronfac  qui  en  étoit  fort  amou- 
reux. Dragut  s'approcha  de  Helli 
qui  voyou  jouer  Madame  la  Ré- 
gente ,  &  il  l'entretint  quelque 
tems.  Le  Roi  vint  enfuite  ,  qui 
s'approchant  de  cette  aimable 
fi!le,!ui  dit  à  demi  bas,  que  rien 
ne  pou  voit  la  foxisfaire  &  être  di- 
gne de  fa  beauté  que  les  Rois  ou 
les  vainqueurs  des  Kois.il  regar- 
da obligeamment  Dragut  en  di- 
fant  cela  ;  &  Dragut  s  humi' 

H.'iij 


*74  Lu  Reine 

avec  refpeét  ,  témoigna  par  ion 
action  qu'il  recevou  comme  il  le 
devoit  les  Iouanjey  cki  Roi.  Le 
vainqueur  du  Pnnce  de  Thunis, 
lui  dit  il,  du  Roi  de  Tripoli  ,6c 
de  celui  de  Carvan ,  peut  bien 
donner  quelque    moment  à  une 
fi  belle  perfonne  5  6c    une  telle 
préférence    ,  continua  -  t'il  en 
riant  ,  eft  bien  capable  auffi  de 
contenter  fa  vanité.  Je  vousaf- 
fure,  Sire,  lui  répondit-  elle ,  que 
je  penfois  tout  à  i'heure  à  ce  que 
me  dit  Vôtre  Majcfté.  Dragut 
a  eu  quelque  difhnftion    pour 
moi  5  6c  depuis  qu'il  eft  dans  vô- 
tre Cour ,  fa  complaifance  ma 
allez    flattée  pour   m'en  laifler 
prendre  de  1  orgueil.  Je  lui  ai  vu 
fufpendre  fa   mélancolie  auprès 
de  moi  >  6:  vouloir  bien  fatisfaire 
ma  curiofité  fur  le    fujet  de  fes 
voyages,  &  de  tant  de  differens 
pais  qu'il  a  vus.    j'avoue  qu'il  a 


de  Navarre.  27  5 

un  ami  que  j'aime  ,  &  que  Ie 
Prince  Azan  ,  par  tout  ce  qu'il 
m'en  a  dit ,  eft  tout  à  fait  de  ma 
connoiflance.  H  eft  vrai  ,  reprit 
le  Roi  ,  que  fon  caraclere  eft 
agréable, &:  que  ce  que  nous  fça- 
vons  de  fes  avantures  ne  l'eft  pas 
moins.  Mais  prenez  garde  de 
l'aimer  trop,  poursuivit  le  Roi  , 
&de  donner  de  la  jaloufie  à  ceux 
qui  prennent  trop  d'intereft  à 
vôtre  perfonne.  Dragutqui  fça- 
voit  avec  toute  la  France,quele 
Roi  §aimoit  Helli ,  fe  recula  par 
refpeci,  &  cette  belle  fille  regar- 
dant le  Roi  avec  des  yeux  tout 
enflammez.  Ah  Seigneur,lui  dit- 
elle  ,  quad  il  y  auroit  autant 
d'Azans  qu'il  y  a  d'hommes  au 
monde  ,  les  compteroit-on  pour 
quelque  chofe  où.  vousparoîtriez; 
Et  ce  qu'ils  auroient  de  plus 
agréable  ne  fe  diffiperoit-il  pas 
dés  qu'on  feroit  charmé  par  vô- 
H  iiij 


.  ii&  La  Reine 

tre  prefence  ?  Ce  que  vous  me 
dites  eft  trop  flatteur  ,  reprit  ie 
Roi.  Il  eft  fincere ,  Sire  ,  reprit- 
elle.  Je  fenstource  que  je  dis  > 
&  je  ferois  malheureule  ,  fi  après 
tout  ce  que  je  fais ,  vous  doutiez 
de  mes  lentimens.  Le  ftoi  qui 
fentoit  beaucoup  d  amour  pour 
cette  fille  ,  fut  long-temps  à  l'en 
tretenir.  Apres  quoi  remar- 
quant Je  Marquis  du  Guaft  qui 
parloit  à  Dragut ,  &  qui  fembloit 
en  regardant  Helli  paroître  frap- 
pé de  quelque  grande  reflfem- 
blance  ,  il  foupira  5  &  les  appel- 
lant  tons  deux  ,  il  parla  à  1  oreil- 
le  du  Marquis  ,  &.  lui  demanda 
s'il  ne  trouvoit  pas  qu'il  y  avoic 
beaucoup  de  rapport  de  l'une  à 
l'autre.  Alphonfe  dit  qu'il  en 
avoit  été  épouvanté  ;  mais  que 
ce  qui  le  furprenoit  encore  da- 
vantage ,  étoit  que  Dragut  lui 
diibit  que  Helli  reflembloit  auffi 


de  Navarre.  277 

parfaitemcni;  à  la  fameufe  Roxe- 
lane  ;  Qu'il  admirait  en  cela  les 
jeux  de  la  nature  qui  produiioic 
en  des  climats  fi  differens  des 
beautez  fi  Semblables. 

Le  Roi  fit  paraître  de  lajoye 
de  ce  qu'on  difoit  à  1  avantage 
de  fa  Makreflfe.  Elle  en  rougit* 
autant  de  plaifir  que  de  mode/lie* 
&:  le  Roi  prenant  la  parolerCette 
Roxelanç  eft  belle  ,  dit-il ,  puis- 
qu'elle reflemble  à  la  charmante 
Hclli  s  &  fadeftinée  qu'elle  fçûc 
faire  elle  -  même  nous  marque 
bien  le  pouvoir  de  fes  charmes.. 
Mais  encore  dites ,  moi ,  fi  elle 
eft  fi  furprenance  que  Ton  dit? 
Sire,  reprit  Dragut ,  fa  beauté 
eft  incomparable.  Je  n'ai  vu  que 
celle  de  la  Reine  de  Navarrequi 
pourrait  avoir  quelque  avantage 
fur  la  fienne.  Et  il  n'y  a:  que  J» 
Princefie  d'Aragon  5c  une  fille 
du  Roi  d'Alger  qui  pui  fie  i'éga- 
H    v 


i  m 

i?8  Lancine 

1er.  Dragut  rougit  en  difant  ces 
paro'es.  )'ai  couru  prefque  tour 
le  monde>continua-uli  &:  parmi 
le  nombre  de  beaucez  que  j'ai 
veuëî),aucunen  approche  de  cel- 
le que  je  viens  de    vous   dire. 
Quelle  force  de  beauté  a-t'eller 
reprit  le  Roi ,  &  quel  eft  Ton  ca- 
ractère ?  Elle   a  tous  les  traits 
beaux  >  pourfuivn  Dragut  :  mais 
elleaun  feudansles  yeux  donc 
il  n  eft  pas  poffible  de  foutenir 
I  éclat  ,  ils  font  dune  grandeur 
&  d'une  forme  fînguliere.  Elle  a. 
l'airnoble  &  majeftueux.  Elle  a- 
fecte. tous  les  dehors  d'une  gran- 
de modeftie  &   d'une  humilité 
profonde  i  &.  fous  les  apparences 
dune  vertu  auftere5e!le  s 'eft  fer- 
vi  des  principes   de  la  Religion 
pour  montrer  à  ce  point  de  Gloi- 
re  où  nous  la   voyons  5  c'eft  à 
fon  efprit  qui  manie  comme  il 
lui  plaie  les  foiblefles  du  Grand 


de  Navarre.  179 

Seigneur,  qu'elle  doit  le  partage 
de  fon  lie  &  de  fon  Trône  ,  où 
jufques  àprefent  pas  une  de  {es 
pareilles  n  avoit  ofé  afpirer. 

On  voyou  bien  que  ce  que  di- 
foit  Drague  plaifbit  infiniment  à 
Helli.  Lllefedifoit  à  elle-même 
quelle  feroit  heurenfe  fi  Fran- 
çois I.  pouvoit  fuivre  un  pareil 
exemple  que  celui  que  Soliman 
venon  de  lui  donner. 

Le  Roi  connut  fà  penfée,  & 

quoi  qu'amoureux  il  ne  pût  fou- 

frir  que  Helli  pût  fe  flater  un 

moment  fur  une  chofe  qui  feroit 

fi  préjudiciable  à  fa  gloire.  Un 

Empereur  des  Turcs,  dit  il,  qui 

ne  vit  que  dans  un  Serrail,parmi 

lesplus  belles  femmes  de  Grèce, 

d'Afiejd'Europe,  abandonne  fon 

cœur  dans  une  vie  molle,&  peut 

s'oublier  dans  desfoiblefles  qui 

ne  feroient  pas  pardonnables  à 

ceux  qui  vivent  dans  des  coam- 


280  L#  Reine 

mes  plus  polies  &  qui  font  tou- 
jours éclairez  de  tome  leur  rai- 
fon.    Mais  ,  continua- t'il  ,  pour 
adoucir  ce  qu'il  y   avoit  de  trop 
dur  en  cequil  venoit  de  dire  > 
un   Roi  pour  être  revêtu  de   ce 
caractère   ne  doit  pas  pour  cela 
être    exempt    d'aimer»  ]e   veux 
donc  qu'il  aime  le  plus  digne  ob- 
jet,  qu'il  l'aime  avec  tendre  lie- 
&  fidélité  5  &  que  ne  fai Tant  ja- 
mais rien  contre  fa  gloire,  il  falTe 
tout  pour  Tarifaire  fa  Maîtrefle.- 
C'eft  ai n fi  que  Fran çois  l.s'exr 
pliquoit  en   Amant  &  en  Roi,. 
tandis  que  la  Reine  fa  fœur  étoit 
fur  la   fin  de  fa  fièvre,  La  Pnn- 
ceffe  Renée  éteit  auprès  d'elle, 
avec  la  fille  du  grand  Bâtard  de 
Savoye  a  Madame  de  Sancerre, 
Madame  de  Caumont5&  les  deux 
Efpagnolles.  Tout   étoit   calme 
dans  la  chambre.  Les  rideaux  de 
fon  lie  étoient  relevez ,  &  elle 


de  Navarre.  181 

avoit  fait  ouvrir  une  grande  por- 
te qui  donnoit  fut  une  terraffe» 
On  s'entreteno-it  de  plufieurs 
choies.  Madame  Renée  faifoit 
la  guerre  à  Vilars  de  fon  infen- 
fibilué  j  a  quoi  elle  répondis 
d'une  manière  ingénue  6c  pro- 
pre à  l'en  perfuader.  Mais  AU 
phonfine  branlou  la  tête.  Il  eft 
bien  rare  ,  lui  dit-  elle  ,  qu'une 
auiîî  belle  perlonne  que  vous  y 
&:  pour  qui  tant  d'honnêtes  gens 
ont  brûlé  ,  fe  foittoûours  con- 
fervée  indifférente.  ]e  crois  qu'- 
elle ne  l'a  point  été  à  la  paffion 
d'un  Prince  que  nous  avons  con- 
nu ,  &  qui  n'en:  plus  ,  répliqua  la 
Pnncefle  Renée  i  Et  c'eftcequi 
me  faifoit  dire  il  y  a  deux  jours 
à  Alphonfine  ,  reprit  la  Reine 
avec  quelque  langueur  ,  qu'étant 
naturellement  tres-fiere,  &  ayant 
plaint  la  mort  de  celui  dont  nous 
parlons,  je  necroyoispas  pofli- 


1^i  La  Reine 

blc  qu  elle  répondift  à  l'amour 
d  aucun   autre     Amant.    Je  ne 
Içache  perfonne  qui     m'aime 
Madame ,  répliqua  Vilarsrmàis 
joie  répondre  â  Vôtre  Maie fté, 
quel  humeur  dont  je  fuis,  toute 
paiiion  m  importunerait ,  Toit  en 
moi  ou  dans  un  autre.  Elle  eût 
continue  â  vouloirperfuader  l'é- 
tathbredefonamcfionn'euft 
entendu  un  grand  bruit  qui  fe 
"itou  dehors.  La  PrincefTe  d'A- 
ragon &  Madame  de  Sancerre 
coururent  fur  /a  terraffe.    Elles 
entendirent  plusieurs  fois  :  Le 
Maréchal  de  Montmorency  eft 
niort.tHesen  forent  toutes  ef- 
frayées 5  &  Madame  de  Sancer- 
re  s  avançant  dans  la  Chambre: 
"e,as  i  dit  -  elle  ,   on  dit  que 
Montmorency    eft     mort.     En 
même  tems  tant  de  voix  répétè- 
rent ce>  paroles ,  que  la  Reine 
même  les  entendu   de  fon  lit. 


de  Navarre.  283: 

Elle  fe  leva  toute  émue  fur  fou 
feant.    La   Princefle   Renée  &C 
Madame  de  Caumont  coururent 
fur  la   terrafle.  Alphonfine  de- 
meura toute  étonnée  à  fa  place  5 
mais   la  fille  du   prand    Bâtard 
pou  (Ta  d'abord  un  cri  doulou- 
reux, enfuite  elle  demeura  im- 
mobile.   Llle  pâlit,  Se  fa   veuë 
devint  toute   égarée.  Un  trem- 
blement la  prie,  elle  appuya  fes 
deux  mains  fur  une  petite  tables 
6c  fes  genoux  lui  manquant,  elle 
tomba  évanouie.  O  Dieu  !  s  dé- 
cria la   Reine    qu'on    vienne, 
qu'on    la     fecoure.     On    obéît 
promptement ,  on  quitta  la  ter- 
rafle,  &  la  Princefle  Renée  elle- 
même   n'épargna   pab  fes  foins 
pour  la  faire  revenir.  Mais  on 
eut  beau  faire, Ton  évanouifle- 
ment  fut  fi  long  ,  que  Ton  crut 
que  fon  ame  s'étoit  feparée  de 
fon  corps  pour  s'aller  joindre  à 


î§4  %&  Kfkrr 

celle  de  Montmorency.  Je  vous 
le  difoisbun  ,difoic  Alphonfine 
à  la  Reine, javois  connu  qu'elle 
laimoh.  J'avoue  quelle  a  bien 
feu  déguiier  fes  fentimens,-  ré- 
pondoïc  la  Reine,  j'ai  remarqué* 
pourfuivou  Aiphonfîne,  que  ces 
perfonnes  fieres  pouffent  tou- 
jours les  chofes  plus  loin  que  les 
autres.  La  Reine  fbur.it  un  peu  : 
mais  étant  véritablement  in- 
quiète pour  fâ.  parente,  elle  la 
fêcouroit  autant  qu'elle  le  pou- 
voit  par  tous  les  remèdes  qu'on 
luifaifoit.  A  la  fin  onvitiortir 
quelques  larmes  fous  Tes  paupiè- 
res 5  éc  la  Princeile  Renée  con- 
noiflant  quelle  revenoit ,  éloi- 
gna tous  ceux  qui  pourroienc ap- 
prendre plus  qu'il  n  étroit  necef- 
iâîre  ces  fentimensde  Vilars, 
Ah  !  je  te  fin  vrai  ,  s'écria- 1  elle 
foiblement.  La  mort  afrreuiene 
fçauroit  feparer  ce  qui  a  été  fi 


de    Navarre.  igy 

bien  uni  pendant  la  vie.  Elle  fe 
tourna  fur  le  côté  à  ces  paroles, 
6c  revenant  entièrement  à  elle  , 
elle  pleura  amèrement.  Cepen- 
dant on  avoit  envoyé  fçavoir 
comment  le  malheur  qu'on  avoit 
publié  étoit  arrivé  5  ôc  bien  des 
personnes  étoient  rentrées  en 
foule  chez  la  Reine,  en  criant 
cjue  le  Maréchal  Montmorency 
n  'étoit  point  mort ,  &  qu'il  étoit 
avec  le  Roi. 

La  Reine,  5c  tout  ce  qui  étoit 
avec  elle,  pouiTa  de  grands  cris 
à  cette  nouvelle  5  6c  la  defolée  , 
Vilars  fe  levant  à  demi .  en  le- 
van  t  au  Ciel  de>  yeux  d'où  coû- 
tait une  abondance  de  larmes  : 
11  n'eft  pas  mort,  reprit-elle  / 
Ah  bon  Dieu  i  feroit-il  bien  pof- 
fible  !  Plufieurs  perfonnes  luy 
confirmèrent  cette  nouvelle  ,  6c 
la  Reine  ayant  voulu  fçavoir 
pourquoi  on  avoit  dit  une  telle 


*2£  tu  Reine 

chofe/on  lui  apritque  le  Ma- 
réchal de  Montmorency  avoic 
trouvé  quelques  Soldats  qui    fe 
battoient  ,&  que  les  ayant  voulu 
feparer  avec  ieverité' ,  un  plus 
insolent  que  les  autres  lui  avoic 
prefenté  la  pointe  de  fon  épéei 
que  furieux  il  s'étoic  lancé  fur 
ce  miferable  ,  &  avoir  été  légè- 
rement bleffé  5  qu'un  petit  Page 
qu'il  avoit  s'étoit  écrié  qu'il  étoic 
mort ,  &  que  plufîeurs  voix  a- 
veienc  répété  inconfiderémenc 
la  même  chofe  5  &  que  c'étoit 
ce  qui  avoit  donné  lieu  à  l'effroi 
que  tout  le  monde  avoit  eu.  La 
Reine  fut  ravie  d'un  événement 
fi  heureux  ,  &  qui  changeoit  en 
joyela  douleur  que  Ton  avoic 
eue.  Elle  congédia  tout  le  mon- 
de ,    &    ne   demeurant  auprès 
d'elle  que  les  mêmes  perfonnes 
qui  y  étoient  avant  cette  funefte 
méprife  ,  elle  foûrit  en  regar- 


àe  Navarre.  287 

cîanc  Vilars$&  la  princefle  de 
Saierne  la  regardant  auffi  ,  mais 
en  rianc  :  Eh  bien  ,  belle  înfenfi- 
ble ,  lui  dit-elle  1  ce  ne  font  pas 
là  les  effets  que  produifent  les 
eœurs  libres.  Tout  le  monde  rit, 
&  il  étoit  jufte  de  segayer  un 
peu  après  avoir  eu  tant  de  cha- 
grins. Vilars  bailla  la  tefte  &:  les 
yeux  5  &  fit  voir  la  contenance 
dune  perfonne  qui  eft  dans  la. 
dernière  confufion. 

K émettez- vous,  lui  dit  la  Rei- 
ne :  puifque  vous  aviez  une  ame 
faite  pour  aimer  3  vous  ne  pou- 
viez faire  un  plus  digne  choix, 
&  je  fuis  aflfurée  que  le  Roi  uni- 
ra avec  plaifir  deux  perfonnes 
de  tant  de  mérite.  Mais  vous 
êtes  bien  cachée  ,  lui  difoit  la 
Comtefle  de  Sancerre  i  Mais 
c'eft  paffer  fa  vie  en  contrainte, 
reprit  Dona  Maria.  Ne  comp- 
tez-vous pour  rien  les  plaifîrsda 


i SB  La  Reine 

miftere,  pour/uivoit  Madame  de 
Caumonc  ?  Je  comprens  que  le 
fecrec  de  fa  paflion  a  eu  mille 
charmes  pour  elle ,  continua  la 
Princefle  Renée:  &  qu  elle  étoic 
ravie  de  tromper  tout  le  monde  , 
interrompu  Alphonfine.  Au 
nom  de  Dieu  ,  leur  du  Vilars  > 
donnez  -  moi  quartier.  J'avoue 
ma  roiblefle  .'mais  qu'on  ne  m'en 
parle  plus.  Vous  n'en  ferez  pas 
quitte  à  fi  bon  marché  fi  j'en 
fuis  crue  ,  reprit  Alphonfine,  &c 
vous  devez  aux  Princefles ,  &.  à 
toutes  nous  autres  le  récit  d'une 
avant ure  à  quoi  elles  s'ateen- 
doient  fi  peu.  Ah  !  vous  ne  vous 
en  pouvez  dédire  ,  pourfuivit  la 
Princefle  Renée.  Achevez  de 
nous  montrer  tous  vos  fentimens, 
&  ceux  du  Maréchal  de  Mont- 
morency. Mais  cela  incommo- 
derait la  Reine,  répliqua  Viiars  y 
étant  bien  -  aife  de  prendre  un 


de  Navarre.  289 

prétexte  pour  n'en  pas  venir  au 
récit  qu'on  luidemandoit.  Non, 
reprit  la  Reine,  parlez  je  le  veux 
bien  ,  &;  vous  me  ferez  plaifir. 
Et  bien  >  dit  Vilars,  ayant  pris 
fa  refolution  ,  je  vais  vous  obéir, 
puifque  Vôtre  Majefté  me  1  or- 
donne. 


*9o  La  Reine 


HISTOIRE 

de  ^Montmorency    ,   &  de 
*MagdtUine  de  SaVoye. 

JE  fuis  née  ambitieufe  ,  Ma- 
dame, Se  dés  mon  enfance  je 
fentois  fi  vivement  les  effets  de 
cette  paflîon  ,  que  je  ne  croyois 
pas  que  mon  ame  pût  jamais 
s'aflujcttir  à  nul  autre.  Je  trou  - 
vois  en  moi  toute  la  noblefle 
d'une  Maifon  dont  mon  Père 
avoir  l'honneur  d  être  forti ,  mais 
que  je  regardois  comme  un  mal- 
heur effroyable  ,  puifque  le  dé- 
faut de  fe  naiffance lui  ôtoit  les 
titres  éclatans  que  je  croyois 
être  dûs  à  fon  fan  g  ,  ôtquefe 
vertu  mentoit  fi  bien.      - 


de  Navarre.  i<)i 

Vous  pouvez-vous  fbuvenir  , 
Madame ,  que  quand  Madame 
la  DuchefTe  d'Angoulême  vou- 
lut attirer  mon  Père  dans  cette 
Cour  ,  bien  que  je  fufTe  fort  jeu- 
ne ,  plufîeurs  perfbnnes  confî- 
deraBles  s'attachèrent  à  moi, 
voulant  aflurément  briguer  par 
là  la  faveur  de  cette  PrincefTe. 
Le  Maréchal  de  Montmorency 
nïoffrit  fes  fervices  ,  &  je  crus 
m'apercevoirque  la  feule  incli- 
nation le  fai  foi  t  agir.  Je  vivois 
fans  trop  m'embarafler  de  tant 
de  Prétendans ,  parce  que  je  fça- 
vois  bien  que  mon  Père  avoit 
une  fi  prodigieufe  tendrefTe  pour 
moi ,  qu'il  ne  fuivro.it  Jamaëque 
lechoix  queje  ferois  ,  connoif- 
fant  bien  qu'il  ne  feroit  que  tres- 
élevé. 

Le  Vicomte  de  Turenne  fut 
un  des  premiers  qui  fit  paroitre 
{es    prêtenfions.    La  DucheflTe 


2  9 1  '  La  Reine 

d'Angoulefme  en  parla  à  moa 
Père  :  il  lui  répondit  en  rianc 
qu'il  ne  me  pouvoit  précipiter 
fi-tôt  dans  un  malheur.Eh  quoi  i 
mon  frère  ,  lui  répondit-elle  , 
appeliez  -  vous  un  malheur  un 
femblabie^établiflement  ?  Non  , 
Madame,  reprit- il  d'un  air  plus 
ferieux.  J'appelle  ainfi  le  ma- 
riage ;  ma  fille  eft  jeune  ,  je  l'ai- 
me ,  laiflbns  -  la  jouir  le  plus 
long-tem^  que  nous  pourrons  de 
/a  liberté. 

Mais  puifqu'il  faut  parler  d'u- 
ne foiblefleque  j'ai  fi  long  tems 
cachée,  Madame  ,  &,  qui  vient 
de  fe  montrer  fi  imprudemment 
aux  yeux  de  Vôtre  Majefté  ,  je 
vous  avouerai  que  les  marques 
de  l'affection  de  Montmorency 
me  touchoient  Je  voyoïs  avec 
plaifirque  javoi  fournis  un  cœur 
auffi  grand  &  auflî  fier  que  le 
fien  5  que  cet  ambitieux  parta- 


geoit 


âe  Navarre.  193 

geoit  (es  foins  encre  le  RoiôC 
moij  &que  cet  habile  Favori, 
quoi  qu'il  femblât  fe  donner 
tout  à  fon  Maître  ,  n'en  étoic 
pourtant  pas  moins  dévoué  à 
là  Maîtrefle.  ]'avois  une  humeur 
naturellement  ennemie  de  toute 
dépendance.  Je  m'oppofai  au- 
tant que  je  le  pus  aux  fencimens 
que  je  connoiflois  que  j'avois. 
Et  quand  mon  orgueil  ne  me 
fervoitpas  àmafantaifie  ,  je  me 
refolus  de  cacher  des  mouve- 
mensdontjeme  faifois  honte  à 
moi-même  ,  &:  qui  devaioienc 
plus  cendres  à  meiiire  que  je  pré* 
tendois  les    furmoncer* 

Le  Maréchal  ne  connut  point 
fon  bonheur.  Je  vivois  avec  lui 
comme  avec  les  autres  ,  quand 
la  Roche  du  Maine  iembla  s'at- 
tacher plus  ferieufement  à  moi 
qu'il  n'avoit  fait  jufques  là  avec 
perfonne,  ma  vanité  fut  flattée 
//.    Partie.  I 


1^4  La  ^eme 

d'une  conquête  quinefaifoit 
pas  d'ordinaire  une  longue  gloi- 
re a  Ton  vainqueur  ,  par  la  légè- 
reté dont  on  l'accufoit.  Enfin  au 
bout  de  deux  mois  je  trouvai 
qu'il  m'aimoit  encore  ,  &  je  crus 
qu'il  m'aimeroit  toujours.  Son 
humeur  efi:  fi  agréable  ,  qu'il  ne 
manque  guère  de  la  communi- 
quer à  ceux  qui  font  en  focieté 
avec  lui.  ]  etois  toujours  gaye 
quand  je  le  voyois ,  &  Montmo- 
rency crut  devoit  prendre  une 
jaloufie  bien  fondée. 

L  s  rebuts  feront  donc  pour 
nous,  me  difoit-il  un  jour  ,0c  les 
air,  pleins  de  charmes  ne  font 
que  pour  la  Roche  du  Maine  > 
Vous  ferez  trompée  comme  les 
autres,  coritinuoit -il.  Avec  tant 
d'efprit  &  tant  de  lumière,  peut- 
on  faire  un  tel  choix  ?  Mon 
amour  £e  ma  fidélité  men- 
tit bien  quelque  préférence» 


de  Navarre.  ^9  y 

Maisa-t'ondes  raifons  à  dire, 
reprenoit-il  ?  Se  quand  le  cœur 
eft  pris , eft-il  capable  d'écouter 
rien  que  Ton  penchant  ?  Mont- 
morency paroi  {Toi  t  avoir  de  la 
douleur  en  me  parlant  ainfî ,  j'en 
étois  atteinte.  Votre  aveugle- 
ment eft  pi  us  vrai  que  celui  que 
vous  croyez  que  jaye  ,  lui  repli- 
quai-je.  La  Roche  du  Maine 
medivertit  .•  &  je  vous  aflure 
qu'il  n'y  a  que  cela.  Et  c'eft  tout, 
s'écria-t'il  ,  que  de  divertir.  Il 
vaut  encore  mieux  plaire  ,  lui 
dis  je  en  le  quittant  ,&  ayant 
toujours  peur  qu'il  ne  reconnût 
les  fentimens  que  j  avois  pour 
lui. 

Ce  fut  en  ce  tems-là  que  le 

Comte  de  Vaudemont  vint  à  la 
Cour,  &  que  je  le  vis  la  première 
fois.  Il  écoit  parfaitement  bien 
fait  ,  comme  vous  fçavez  Ma- 
dame. J'arrivai  dans  la    fale   de 

I    ij 


296  La  Reine 

la  Comédie  où  il  écoic  déjà.  J  e- 

tois  extraordinairemenc   parée. 

Châtillon  me  mcnoit  ,  avec  qui 

j'avois  lié  amitié  ,  parce  que  je 

fçavois  qu'il  aimoit  unefœurde 

Montmorency. 

Dés  que  le  Comte  de  Vaude- 
mont me  vit,  je  remarquai  qu'il 
demanda  avec  beaucoup  d'em- 
prefTement  qui  j'ctois>  qu'il  obli- 
gea Chaligny  fon  frère  de  me  le 
prefenter,&  que  pendant  toute 
fa  pièce  qu'on  joiia  il  n'  ôta  pas 
ics  yeux  de  deflus  moi. 

J'apportai  peut-être  plus  ^at- 
tention que  je  ne  devois  à  faira 
ces  remarques.  Montmorency 
nous  obfervoic  tous  deux  ,  6c 
Vaudemont  m'ayant  donné  la 
main  pour  me  conduire  chez 
madame  d'Angoulefme  ,  la  Ro- 
che du  Maine  m'en  fit  la  guerre, 
&  railla  Vaudemont  fur  la  diffi- 
culté   de   ientreprife   dans  la* 


de  Navarre.  .   297 

quelle  il  fe  jettoit.  Vous  ne  la 
connoifTez  pas  ,  lui  difoit-il,  (es 
yeux  qui  font  fi  beaux  &  fi  pi- 
quants ,  vous  attirent  dans  une 
perte  infaillible.  Elle  a  un  moû- 
ftre  au  heu  de  cœur  qui  eft  in- 
humain. 11  a  une  cruauté  qui  dé- 
chire lésâmes ,  5c  il  ne  fe  repaie 
que  de  foupirs  &  de  larmes.  Le 
Prince  rioit,  &  répondit  galam- 
ment qu'il  vouloit  prendre  la 
chaîne  commune ,  ne  fongeanc 
pas  à  s'exempter  d'un  mal  gêne- 
rai. Dés  ce  moment-là  il  parue 
véritablement  amoureux  ,  Se  peu 
de  tems  après  ayant  obtenu  l'a- 
veu du  Duc  de  Lorraine  fon  fre^ 
re,  il  me  fît  demander  en  ma- 
riage au  Comte  de  Vilars  mon 
père,  de  à  Madame  d'Angoulef- 
me.  L'un  ôc  l'autre  furent  ravis 
d'un  tel  honneur  :  mais  je  vous 
avoue  que  d'abord  mon  ambi- 
tion fut  bien  fatisfaite  de  me  voir 

iiij 


2'5>S  La  Reine 

élevée  à  un  rang  fi  conforme  à 
mes  inclinations.  Je  fentis  pour- 
tant dans  mon  cœu*  quelques 
murmures  qui  s'élevèrent  en  fa- 
veur de  Montmorency  :  mais  je 
les  fis  bien-tôt  taire,  éblouie  par- 
la fortune  qui  fe  prefemoit.  Je 
crus  Iuifaireun  facrifke  de  l'a- 
mour. Je  me  trompoispourtant* 
Madame.  L  amour  fe  rebella,  Se 
rçe  fit  fentir  qu'il  peut  quelque 
fois  remplir  tout  un  cœur  ,  quel- 
que fier  qu'il  foit.  J'en  jettai  des 
larmes  de  dépit  :  mais  ce  fut 
dans  mon  lit  ,  renfermée  entre 
mes  rideaux. 

Mon  état  que  je  croyois  quel- 
quefois fi  charmant  ,  me  faifoit 
fentirdes  peines  infuportables  > 
&:  j'avois  beau  ma  flatter,  je  ne 
pouvois  être  heureufe  tant  que 
ma  tendre  fie  fouffroic. 

On  différa  mon  mariage  pour 
des  raifons  inutiles  à  dire,  &  les 


de  Navarre.  199 

prétentions  de  Vaudemont  écar- 
tèrent tous    les  rivaux.   Il    eue 
lui  feu!  la  liberté  de  mefervir, 
&  Montmorency  pénétré  d'une 
préférence    dont  il  n'avoit  pas 
lieu  de  fe  plaindre  par  le  rang 
de  fon  rival,  me  dit  un  jour  chez 
la   PrinctiTe  Renée,  qu'il  ne  fe 
tenoit  pas  encore  pour  perdu  , 
bc  que  tant  qu'il  verrou    mon 
mariage  en  éloigneraient,  il  na- 
bandonneroit  pas  fesefperances. 
La  Roche  du  Maine  quil'avoit 
écoute  fans  qu'il  s'en  fuft  aper- 
çu :  Et  moi,  me  dit-il  ,.  je  con- 
ferve  une  petite  planche  pour 
me  garantir    du  naufrage  ,  Se 
peut  -  être  qu'elle  me  conduira 
un  jour   au  port   defirè.  Il  dit 
cela  d'un   air  (i  agréable  ,  que 
quoi  que  je  fuffe  touchée  de  la 
douleur  de  Montmorency  ,  je  me 
mis  à  rire  ,  &  fus  bien-aife  qu'il 
m'euft  ôté  par  fa  prefence  une 
I  iiij 


300  La   Reine 

occafion  délicate  où  peut-être  je 
naurois  pas  été  bien  maîtrefie 
de  moi. 

Je  macoutumois  infenfîble- 
ment  au  rang  où  je  devois  mon- 
ter ,  &  je  m'en  fa  i  fois  une  habi- 
tude qui  ne  me  le  rendoit  plus 
fi  précieux.  Je  ne  fçai  fi  ce  n'é- 
toit  point  un  effet  de  ce  que  je 
fentois  pour  Montmorency  :  car 
fa  paffion  n'y  faifoit  rien.  L'a- 
mour des  autres  ne  décide  point 
de  nos  fentimens:  c'eft  dans  le 
fond  de  nôtre  cœur  que  nous 
en  trouvons  la  fource  >  &  l'a- 
mour de  Vaudemont  étoit  auflî 
grand  que  celui  deMontmoren- 
ci.  Je  ne  puis  jamais  oublier  que 
la  veille  qu'il  me  quitta  pourfui- 
vre  le  Roi  en  Italie,  il  étoitdans 
une  defolation  qui  n  a  peut-être 
jamais  eu  rien  de  comparable. 
je  me  fepare  de  vous ,  me  difoit- 
il  >  Madame ,  fi  prés  des  belles 


de  Navarre  301 

efperances  que  l'on  ma  données, 
&  fi  malheureux  pour  en  voir 
encore  feffet  retardé.  Me  voyez- 
vous  partir  avec  quelque  regret  ? 
Seigneur ,  lui  dis-je,  je  ferois  in- 
grate fi  je  ne  fentois  pas  voftre 
éloignement  avec  un  fort  grand 
déplaifir.  Ah  !  me  dit- il,  qu'il 
s'en  faut  bien  que  voftre  douleur 
foit  pareille  à  la  mienne  î  II  ne 
feroit  pas  jufteaufn\reprenoit-il, 
J'aime  fans  comparaifon  plus  que 
nul  autre  n'a  jamais  aimé. 

Mais ,  Madame  ,  je  fens  un 
certain  prefTentiment  qui  me 
rend  inconfolable  :  Je  crains  de 
ne  vous  revoir  jamais  5  &  quel- 
que effort  que  je  me  fafle  ,  je 
fens  que  mon  ame  fe  brife  en 
vous  difant  ce  funefte  adieu, 
Helas  î  fi  je  ne  vousallois  plus 
revoir  !  Mon  père  encra  com- 
meil  me  parloit  ainfi.  Jeiaimois 
chèrement  ,  je  me  jettai  à  foir- 

I  v 


j02  La  Reine 

col  dés  que  je  le  vis.  Je  pleurois 
parce  qu'il  m'alloit  quitter  le 
lendemain.  Mon  père  répondit 
à  mes  careflTes  6c  à  mes  larmes 
en  homme  attendri,  &  je  mou- 
rois  de  douleur,  quand  le  Corme 
de  Vaudemont  m'arracha  d'en- 
tre les  bras  de  mon  père  ,  &  me 
recinc  demi-morte  dans  les  fîens. 
Ce  fpe&acle  étoit  touchant  \  de 
le  Comte  de  Tande  mon  frère 
arrivant,  ôc  croyant  que  lapre- 
fence  de  Vaudemont  avoitpart 
a  l'état  pitoyable  où  j  etois ,  il 
le  pria  de  me  laifler,  &  de  pren- 
dre le  dernier  congé  de  mou 
11  l'emmena  ,  6c  je  fui  vis  mon 
père  dans  fon  apartement ,  il 
étoit  fort  tard  quand  j'en  fortis; 
&  je  fus  épouvantée  de  trouver 
dans  ma  chambre  le  Maréchal 
eje  Montmorency  qui  m'atten- 
doit.  L'état  où  il  me  trouva  don- 
iaadu  redoublement  à  Ion  amour, 


de  Navarre.  303 

Ses  yeux  s'emplirent  de  larmes 
en  voyant  les  miennes  5  &  croi- 
fant  les  bras  dés  qu'il  me  vit ,  de 
fe  recuiant  un  pas  :  Ne  blâmei 
pas  ma  hardieffe  5  me  dit-il  ,  de 
m'être    introduit   chez   vous  à 
l'heure  qu'il  eft.  Je  viens  vous 
dire  adieu,  Madame  >  je  viens 
vous  porter  un  cœur  tout  plein 
de  vôtre  amour ,  que  je  vais  ex- 
pofer  au  milieu  des  combats.  Il 
fera  percé  de  mille  coups ,  pour 
lepunir  de  n'avoir  pas  fçu  vous 
plaire.  Ah  ?  lui  dis-  je  5  déjà  at- 
tendrie par  mon  père  ,  &  1  étant 
encore    par    la    prefence    d'un 
Amant  qui  m'éroit  fi  cher  :  Vi- 
vez?je  ne  veux  point  vôtre  mort, 
Eh  puis- je  vivre,  me  répondit-il, 
tnltement  >   Vous  m'avez  tou- 
jours haï.  Je  ne  vous  ai  jamais 
fiai ,  repris  -  je  ,  en  eiïuyant  les 
pleurs  que   j'avois  continuelle- 
ment verfe.  Mais  voulez  vo*s 


304  £^  Reine 

fouffrir  que  je  vous  aime,  reprit- 
il  ?  Sortez  au  nom  de  Dieu,  in- 
terrompisse. Que  diroit-on  ,  fi. 
Ton  vous  fçavoit  ici  ?  Non ,  ré- 
pliqua Montmorency  ,  qui  me 
voyant  fans  fierté  pour  la  pre- 
mière fois  de  fa  vie  étoit  devenu 
plus  hardi,,  je  ne  vous  quiterai 
point ,  Madame ,  je  ne  bougerai 
jamais  de  vos  pieds  que  vous  ne 
me  permettiez  de  vous  adorer 
toute  ma  vie  :  c'eft  le  moyen* 
que  je  vive,  &  que  je  fois  invin- 
cible. Parlez  donc  ,  Madame  , 
parlez.  Helas  i  lui  dis-je  3  vivez 
donc  \  mais  allez,  vous-en-  Gom- 
me j  achevois  ces  paroles  ,  ÔC 
que  je  voulois  forcer  Montmo- 
rency à  fe  lever  &  à  fortir  de  ma. 
chambre,  le  Comte  de  Vaude- 
mo^  y  entra  que  fon  amour  ra- 
menoit  encore  auprès  de  moi  : 
J'étois  toute  baignée  de  larmes,. 
Montmorency  écoic  à  mes  ge^ 


de  Navarre,-  305 

«roux.  O  Dieu  V  s'écria  ce  mal- 
heureux Prince.  Que  vois-je  > 
En  croiray-je  mes  yeux  ?  Je  fuis 
perdu  ,  oui  je  fuis  perdu.  Adieu 
Madame.  Il    forcit  à   ces  mots 
comme  un  furieux,  &  je  demeu- 
rai fi  étonnée,que  je  n'eus  pas  la 
force  de  le  retenir  ni  de  le  rap- 
pelles Que  croira    ce  Prince  ,, 
dis  je  à  Montmorency  ?  ou  plu- 
tôt que  ne  croit-il  point  déjà  ?-3 
Mais  continuai-je  en  foupirans, 
je  ne  fçavois  point  prévoir  que 
mon  innocence  puft  êtrefoup- 
çonnée.  Vous  fçavez  fi  javois 
eonfenti    à    ce  qui  luiparoîtfi 
criminel  >  &.  fi  vous  vous  fouve- 
nez  ,  Seigneur,  de  ce  que  je  vous 
ai  toujours  paru  ,  peut-être  m'e- 
ftimenez- vous  plus  que  ce  Prin- 
ce ne  m'eftime.  j'en  dis  trop,, 
adieu,  retirez-vous,  le  me  jet- 
tai  dans  mon    cabinet ,  &  j'en 
fermai  la  porte,  ne  pouvant  con- 


3oS  La  Reine 

fentir  a  regarder  plus  long-terris 
un  homme  à  qui  je  croyoïs  par- 
ler trop  obligeamment. 

Montmorency  avoit  trop  d  a- 
mour  pour  ne  pas  entendre  ce 
que  je  lui  difois.  Il  crut  y  voir 
delà  tendreiïe ,  il  en  fut  toucha 
feniîblement.  lien  fut  charmé  > 
&c  trouvant  que  ion  audace  avoir 
réuffi  ,  il  en  eut  encore  une  au- 
tre :  car  voyant  fur  la  table  de 
ma  chambre  une  écharpe  ma- 
gnifique où  il  fçavoitque  j'avois 
travaillé  moi-même  ,  il  la  prit, 
&  fortit  fe  croyant  riche  d'un 
larcin  qui  lui  étoitfi  précieux. 

Vous  fçavez,  Madame  letnfte 
lucces  de  la  Bataille  de  Pavie, 
Tout  le  monde  me  plaignit  &C 
me  crut  ires-malheureufe  parla 
mort  du  Comte  de  Vaudemont: 
mais  vous  ne  fcavez  pas  ce  qui 
le  porta  dans  ce  dernier  deief- 
poir.  Il  partit ,  comme  vous  le 


de  Navarre.  307 

pouvez  juger  ;  avec  une  douleur 
cruelle  pour  avoir  crouvé  Mont- 
morency fi  familièrement  avec 
moi.  Il  fut  mélancolique  toute  la 
campagne  5  &  le  jour  de  cette  fu- 
nefte  Bataille  il  penfa  tomber  de 
cheval  quand  il  vit  cette  écharpe 
dont  je  vous  ai  parlé,  qu'il  recon- 
nut ,  &  dont  Montmorency  s'.é- 
toit  paré,  Ah  ,  veuë  fatale,  s'é- 
cria t'il  !  Helas .»  il  n'y  a  plus  rien 
de  certain  dans  le  monde  ,  puif- 
que  celle  que  j'ai  crû  fi  parfaite 
a  trompé  la  fidélité  de  mon  a- 
mour.  Venez  heureux  Montmo- 
rency 3  continua  t'il  tout  hors 
de  lui  :  Portons  feulement  ma 
fureur  fur  les  Ennemis ,  faifons 
couler  des  ruifTeaux  de  fang  $ 
obligeons  après  ma  mort  la  Re- 
nommée d'aller  encore  porter 
mon  nom  jufqu  aux  oreilles  de 
l'ingrate.  Vous  fçavcz  ce  qu'il 
fit  >  Madame.    Le   Dieu  Mars 


jc3  La  Rtine 

kii-même  auroic  eu  moins  de 
valeur»  Il  commandoit  les  Ban- 
des Noires. Cet  invincible  corps, 
fous  un  chef  fi  redoutable  &  fi 
defefperé,  vainquit  tout,  &  ne 
fuccomba  à  la  fin  que  pour  faire 
une  mémorable  fepulture  a  ces 
Illuftre  Prince. 

Je  perdis  mon  père  à  cette  fu- 
nefie  journée.  Le  Maréchal  ds 
Montmorency  fut  fait  prifon- 
nier  ,  6c  j'eus  une  douleur  fi 
grande  &c  fi  exceffive  ,  que  la 
Cour  peu  charitable  crut  qu  el- 
le n  etoit  que  pour  la  perte  que 
j'avois  faite  de  Vaudemont.  Je 
donnai  quelques  foupirs  à  fa 
mort ,  il  eft  vrai ,  &  j'en  donne 
encore  à  fa  mémoire.  Mais  on 
fe  trompa  de  croire  que  fa  mort 
faifoit  ma fenfibleaffli&ion.  On 
penfoit  qu'ayant  perdu  un  tel 
Amant  qui  vouloit  devenir  mon 
mari ,  j'aurois  toute  ma  vie  une 


Je  Navarre.  309 

fierté  extraordinaire  pour  tout 
le  refte  des  hommes.  J'en  affectai 
les  dehors  ,  Madame  :  mais  je 
n'en  eus  point  pour  le  Maréchal 
de  Montmorency.  Je  lui  avois 
trop  long  -tems  rcfifté  pour  lui 
réfifter  encore.  Je  lui  fis  voir  a 
fon  retour  fans  plus  de  contrain- 
te l'état  de  mon  ame.  Il  fè  crut 
heureux  par  les  fèntimens  que  je 
lui  découvrois,  Je  le  priai  de  ca- 
cher fon  bonheur  ,  &.  d'attendre 
que  je  rifle  naître  dans  ma  fa- 
mille les  difpofitions  que  je  voû- 
tais qu'on  euft  pour  lui»  Il  m'o- 
beit.  Nous  avons  vefeu  jufqu'ici 
dans  une  intelligence  parfaite  , 
dont  les  charmes  nous  ont  fait 
tous  les  jours  de  nouveaux  plai- 
firs;  &  fans  l'accident  qui  vient 
d'arriver  ,  on  ignoreroit  enco- 
re un  fecrei  qui  nous  étoit  fi 
cher. 
Pardonnez-moi ,  Madame  ,di& 


310  La  Reine 

Alphonfinc  quand  Viiars  eut 
cefle  de  parler.  Ce  fecret  n'é- 
toit  pas  fi  caché  que  vous  le 
croyez. -Je  fuis  perfuadée  que 
vous  en  goûtiez  la  douceur  bien 
tendrement  ,  Montmorency  Se 
vous  -.  Mais  je  le  pénétrai  au  pre- 
mier coup  d'oeil  que  j'arrêtai  fur 
l'un  &;  fur  l'autre.  Et  la  Reine 
peut  vous  dire  que  je  lui  décou- 
vris ce  que  je  penfois.  11  eft  vrai, 
reprit  cette  Princefle.  Alphon- 
fine  me  dit  ce  qu'elle  croyoit ,  &C 
j'étois  tellement ,  comme  le  re- 
fte  du  monde  ,  prévenue  de  vô- 
tre douleur  fur  la  mort  du  Com- 
te de  Vaudemont,  &  devoftre 
infenfibiîité  pour  tout  le  refte 
des  hommes,  que  je  lui  dis  qu'el- 
le fe  trompoit  absolument. 

Le  Roi  entra  comme  la  Reine 
parloit  ainii.  Il  venoit  fçavoir 
de  fes  nouvelles»  Il  étoit  fuivi 
du  Roi  de  Navarre  &  du  Mare- 


de  Navarre.  3 1  \ 

chai  de  Montmorency.    Quel- 
ques précautions  qu'on  cuft  eues, 
la  nouvelle    de  la    douleur    de 
Vilars  ,  ôc  de  l'accident  qu'elle 
avoit  eu  s'étoit  portée  par  toute 
Le  Roi  enrayant  été  furpris  com- 
me les  autres ,  en  avoit  parlé  à 
fon  Favori ,  &.  en  avoit  enfin  tiré 
l'aveu  de  fa    pailion.  Quand  il 
entra  dans  fa  chambre  ,    Vilars 
toute  confiife  ,  fe  voulut  glifFer 
derrière  les  autres  Dames  :  mais 
le  Roi  allant  tout  droit  à  elle,  Se 
l'arrêtant  par  le  bras  :  Je   viens 
de  gronder  Montmorency   ,  lui 
dit-il  ,  de   ce  qu'il     m'a  fait  il 
long-tems  un  fecret  de  fon  bon- 
heur. S'il  eût  été  moins  diferer, 
jaurois  enfidelleami  abrégé  fes 
peines.  Vilars  ne  fit  qu'une  pro- 
fonde  révérence  au   Roi    ,  qui 
sapprochant  de  la  Reine    parla 
de  cette  avanture  >  &    dit  que 
dans  huit  jours  il  con  vioit  toutes 


312  Lu  Reine 

les  Dames  aux  noces  de  Mont- 
morency &  de  Vilars. 

Elle  étoit  paflee  far  la  ter- 
rafle  ,  où  fon  Amanc  la  fuivit. 
11  s'étoit  jette  à  fes  pieds  \  ôt  lui 
baifant  la  main  avec  des  trans- 
ports infinis  ;  Il  ne  me  fuffifoit 
pas  d'être  le  plus  heureux  de 
tous  les  hommes  >  Madame  >  lui 
difoit-il  ,  vous  avez  voulu  que 
toute  la  terre  apprift  la  gloire 
où  vous  m'avez  élevé  par  la  feu- 
le fortune  qui  peut  contente? 
mes  defirs.  O  favorable  mort, 
s'écrioit-il ,  qui  me  procure  une 
vie  fi  pleine  de  charmes  j  Helas  £ 
lui  dit-elle,  j'ai  tantdejoye  de 
vous  revoir,  que  je  ne  fonge  qu'à 
cette  félicité.  Dans  un  autre 
tems  j  aurois  eu  une  douleur  mor- 
telle qu'on  euft  pu  feulement 
pénétrer  l'intelligence  qui  étoit 
entre  nous.  Me  voila  accoutu- 
mée à  l'éclat  que  je   viens  de 


de  Navarre  313 

faire  moi  même  fi  imprudem- 
ment. Mais  quoi ,  pour  un  mal- 
Jieur  fi  grand  pouvoit  -  on  avoir 
de  la  prévoyance  ?  Grâce  au 
Ciel  vous  voila  5  &C  puifqu'on 
fçait  nôtre  bonheur  ,  ne  le  con- 
traignons plus.  En  cet  endroit 
Alphonfîne  leur  vint  annoncer 
que  le  jour  de  leur  mariage  ve- 
noit  d'être  marqué  par  le  Roi, 
&  tout  le  monde  fut  s'en  réjouir 
avec  eux. 

Le  Roi  donna  le  bon  foira  fa 
chère  fœur  ,  &  quand  on  fortit 
de  fa  chambre  elle  appella  la 
Princeflc  d'Aragon  ,6c  lui  re- 
mettant entre  les  mains  le  por- 
trait du  Connétable  ,  elle  la  pria 
de  le  rendre  au  Marquis  du 
Guaft.  Elle  pafla  mal  la  nuit. 
L'image  vive  qu'Alphonfe  lui 
avoit  faite  de  la  douleur  &;  de 
l'amour  de  ce  pauvre  Prince  agi- 
toient  fon  -cœur  dîme  manière 


514  ^  Reine 

cruelle  ,  &  fon  courage  Se  fa  ver- 
tu fufKbient  à  peine  pour  en  cal- 
mer les  mouvemens. 

Le  lendemain  elle  fe  trouva  fi 
affoiblie,  qu'elle  ne  put  quitter 
le  ^  lit.  Son  mal  étoit  un  nuage 
qui  envelopoit  toute  la  Cour. 
Elle  fe  rendit  toute  entière  la- 
prés-dînée  dans  fon  apartement. 
Madame  Mère  du  Roi  fut  un 
moment  dans  (à  chambre.  Le 
Rot  n'en  bougea  avec  peu  de 
personnes.  La  Princefle  Renée 
étoit  repaflee  dans  l'anticham- 
brc3oùronavoit  porté  un  grand 
portrait  du  Roi ,  dont  on  admi- 
roit  ledeflein  &  le  travail.  Pour 
moi  ,  difoit  la  Princeflc,  je  fuis 
toujours  dans  l'admiration  de  la 
peinture  ,  quand  je fonge  quelle 
imite  fi  bien  la  nature  ,  &  que 
dans  l'abfence  elle  nous  redon- 
ne, pour  ainfi  dire  ,  ce  que  nous 
n'avons  plus ,  &  qu'elle  offre  à 


ae  Navarre.  315 

nos  yeux  la  reiTemblance  de  ce 
que  nous  aimons.  Rien  au  mon- 
de ne  touche  tant  les  fens  que 
cette  vive  expreffion  donc  nos 
yeux  font  frapez ,  6c  qui  facis- 
fait  fi  parfaitement  nôtre  cœur. 
Il  eft  vrai ,  reprit  la  Roche  du 
Maine  ,  que  cette  illufion  ne 
laifle  pas  de  plaire  à  qui  ne  peut 
avoir  mieux.  Ah  •  c'eft  tout, 
répliqua  le  Prince  Hercule.  Quel 
plaifir  ne  tire  Von  pas  de  laveuë 
d'un  portrait  de  la  perfonne  que 
Ton  aime,&  de  voir  que  quelques 
couleurs  qui  ne  femblent  être 
mifes  qu'au  hazard  ,  produifent 
une  figure  toute  femblable  à  cel- 
le que  Ton  adore  ?  Je  vous  af- 
fure ,  reprit  la  Princefle  ,  qu'il 
m'cft  arrivé  plu  fleurs  fois  de 
m  oublier  entièrement  en  voyant 
les  portraits  de  mes  amies  5  5c 
quand  la  Reine  étoit  en  Efpa- 
gne  ,  j'étois  prête    quelquefois  à 


316  2>  Rein* 

parler  aux  fiens.  Je  faifois  com- 
me vous  ,  Madame  ,  reprit  ma-* 
dame  de  Sancerre  ,  6c  je  fuis 
tellement  de  vôtre  goût  pour 
la  peinture  ,  que  j'ai  les  por- 
traits des  personnes  que  j'ai- 
me  &  que  j'honore  ,  non  feule- 
ment dans  toutes  mes  maifons  > 
mais  dans  tous  mes  apartemens 
&c  dans  toutes  mes  chambres,  ne 
pouvant  trop  multiplier  ce  qui 
touche  mon  cœur  ,  &,  qui  plaît 
toujours  à  mes  yeux.  Pendant 
qu'on  parloit  ainfi  ,  Alphonfine 
ne  difoit  mot.  Elle  regardoit 
attentivement  la  jeune  Pluvanc 
qui  êtoit  d'une  beauté  ravivan- 
te ,  mais  dune  fotife  qui  peut- 
être  n'avoit  pas  fâ  pareille.  Elle 
paroifîbit  en  toutes  fes  manières 
peu  animée.  Tandis  qu'on  par- 
loit,elIe  ouvroit  de  grands  yeuxj 
&  ayant  bien  peine  fon  atten- 
tion, elle  s'approcha  de  la  Roche 

du 


de  Navarre.  317 

du  Maine  ,  &  le  tirant  douce- 
ment par  fà  manche  :  Je  vous 
prie ,  lui  dit-elle  ,  d'avoir  mon 
portrait  en  grand  dans  vôtre 
chambre.  Je  faidans  ma  poche, 
lui  répondit-il ,  comme  vous  le 
fçavez.  Oh  1  ce  n'eft  pas  allez  , 
reprit -elle.  N'entendez-  vous 
pas  que  l'on  dit  qu'il  le  faut  avoir 
par  tout  quand  on  aime  ,  &  je 
vous  prie  ,  mettez  -  le  en  grand 
dans  vôtte  chambre.  Mais  ,  lui 
repliqua-ùl  en  fouriantun  peu  , 
je  n'oferois  l'avoir  dans  ma 
chambre.  Qae  dii oient  tous  les 
jeunes  gens  qui  y  font  perpétuel- 
lement ?  On  me  croirait  plus 
heureux  que  je  ne  !e  fuis  ,  fi  on 
voyoit  vôtre  portrait.  Eh  bien, 
dit-elle  ,  faites-le  faire  qu'il  ne 
me  reflemble  pas ,  afin  qtfon  ne 
me reconnoifle  point.  La  Roche 
du  Maine  fut  fi  épouvanté  d'en- 
tendre ainfi  parler  cette  pauvre 
1  L  Partie.  K 


3 1 8  La  Reine 

fille  ,  &  fon  étonnement  étoit  fi. 
bien  peine  fur  fon  vifage >  qu'il 
la  regardoit  tout  étonné  ,  com- 
me s'il  euft  perdu  Teiprit  lui-mê- 
me. Mais  Alphonfine  qui  avoic 
entendu  tout  ce  que  Pluvanc 
avoit  dit  ,  fit  un  fi  prodigieux 
éclat  de  rire  à  ces  dernières  pa- 
roles ,  que  la  Roche  du  Maine 
revenant  par-là  à  lui  même  ,  le 
féconda  d'une  telle  force,  que 
Ton  crut  qu'ils  alloient  expirer 
tous  deux.  La  pauvre  Pluvanc 
fut  d'abord  un  peu  déconcertée: 
mais  fe  remettant  afTez  promp- 
tement ,  elle  crut  qu'ils  rioient 
d'admiration,  &.  que  ce  qu'elle 
avoit  dit  valoit  mieux  que  toue 
ce  que  les  autres  avoient  penfé. 
Tout  le  monde  étoit  après  Al- 
phonfine Se  la  Roche  du  Maine, 
pour  fçavoir  ce  qu'ils  avoient. 
Mais  ils  ne  pouvoient  parler  ni 
l'un  ni  l'autre.  La  Roche    du 


de  Navarre.  319 

Maine  n'avoit  garde  d'aller  dire 
une  fi  grande  innocence  ,  qui 
d'ailleurs  pouvoic  faire  tore  à  la 
vertu  de  Pluvant.  Il  faifoic 
donc  figne  à  la  Princcfle  de  Sa- 
lerne  de  n  en  rien  dire  :  maison 
étoit  autour  d  elle  à  la  tourmen- 
ter pour  fçavtoir  ce  qui  lobli- 
geoit  à  un  tel  épanchement  de 
bonne  humeur.  Enfin  on  la  vint 
chercher  de  la  part  de  la  Reine 
qui  vouloit  fçavoir  auflî  -  bien 
que  le  Roi  la  caufe  de  ces  éclats 
de  rire.  La  Princefle  Renée  la 
mena  comme  elle  pût  5  elle  ren- 
dit fi  plaifamment  à  la  Reine  ce 
qu'elle  avoit  entendu  5  que  le 
Roi  Se  elle  s'en  divertirent  ex- 
trêmement. On  appella  la  Ro- 
che du  Maine.  Il  dit  les  chofes 
ii  vives  &  fi  pleines  d  efprit  fur 
le  plaifir  d'aimer  une  belle  ftu- 
pide y  à  qui  fans  quelle  le fçache 
on  fait  faire  plus  de  chemin  que 

K  ji 


3io  Lapine 

l'on  ne  croit  ,  qu'il  fufpendit 
pour  quelque  tems  le  mal  de  les 
chagrins  de  la  Reine  j  &  Alphô- 
fine  lui  faifoit  des  quefhons  fî 
curieufes  ,  qu'on  ne  pouvoit  les 
entendre  fans  beaucoup  de  plai- 
fis.  Mais  la  Princefle  Renée  le 
gronda  >  &  lui  dit  qu'il  tourne-, 
roit  l'efprit  à  cette  pauvre  fille, 
&:  quelle  ne  vouloit  plus  qu'il 
lui  parlât.  Ah  :  Madame ,  s'é- 
cria la  Princefle  de  halernc,quel 
mal  y  a-t'ii  à  tout  cela  ?  Que  ne 
donneioit-on  pas  pour  enten- 
dre tous  les  jours  des  chofes  fi 
ingénues  ?  N'en  avez- vous  pas 
vous-même  tué  du  plaifir  ?  J'en 
tombe  d'adeord  ,  reprit  la  Pnn- 
cefTeimais  les  fuittes  en  peuvent 
aller  trop  loin.  le  fuis  aiTurée 
quela  h-oche  du  Maine  lui  a  per- 
fuadé  que  ceft  la  plus  belle 
choie  du  monde  que  d'aimer  ; 
&  vous  voyez  bien  parce  qu'elle 


de  Navarre.  311 

lui  a  die  ,qiulefl:  en  vraye  ga- 
lanterie avec  elle.  Mais  je  le 
prie  tres-ferieufementde  n'abu- 
fer  ni  de  fa  crédulité  ni  de  fon 
innocence.  Rions  Amplement 
de  Tes  paroles ,  &  qu'il  s'en  tien- 
ne-là,s'il  lui  plaît.  Elle  voulut 
même  ravoir  le  portrait  de  Plu- 
vant  qu'il  avoit  dans  fa  poche  y 
&  le  donna  aux  Gouvernantes 
de  fes  filles ,  à  qui  elle  fit  une 
réprimande  fort  fevere  de  ne 
pas  mieux  prendre  garde  à  leurs 
actions. 

Il  ne  faut  pas  trop  s'a  durer  fur 
lamine,difoitle  Roi5ni  même  fur 
les  premiers  difeours  que  tient 
unejeune  fille.  Nous  en  avons 
veu  beaucoup  qui  fe  font  rafinées 
avec  le  tems  ;  &,  je  me  fouviens 
toujours  que  quand  le  feu  Roi 
fe  maria  avec  la  Princefle  d'An- 
gleterre ,on  eut  en  France  tres- 
mauvaife  opinion  de  lefpric 
K  iij 


3**  La  Reine 

d  Anne  deBouIan.  C'étoitpour 
lors  une  grande  créature ,  dont 
l'air  n  etoit  point  animé  >  ce  qui 
fit  qu'on  lui  donna  un  nom  tres- 
defagreablc.  Je  m  aperçus  plu- 
tôt qu'un  autre,  qu'elle  s'étoit 
réconciliée  avec  la  bonne  grâce 
en  tres-peu  de  temps  s&  délirant 
m'ôcer  du  cœur  les  ardens  mou- 
vemens  que  pavois  pris  pour  la 
Reine  ,  je  cherchois  à  m  amufer 
ailleurs,  La  perfonne  de  Boulan 
me  plut  5  je  lui  parlai  fouvent, 
&  je  reconnus  quelle avoit infi- 
niment d'efprit.  Son  air  ingénu 
&c  naturel  avoit  été  expliqué  à 
Ton  defavantage.  Je  lui  trouvai 
du  feu  &de  ladélicatefTe  ,  £c 
bien  -  tôt  la  Cour  sapperçût 
comme  moi  de  ce  qu'elle  valoir» 
Vous  pouvez  ajouter  Sire  ,  re- 
prit Madame  de  Sancerre,  quel- 
le ne  fut  pas  inlenfible  pour  vô- 
tre Majefté  >  &  fi  ce  que  l'on  a 


de  Navarre.  323 

tant  die  de  la  rencontre  de  la 
galerie  eft  vrai,  vous  n'eûtes  pas 
peu  d'affaires  ce  foir  là.  Bon,  dit 
le  Roi  en  riant,  vous  fçavez  que 
Ton  augmente  toujours  les  cho- 
fcs.  S'il  plaifou  à  Vôtre  majefté 
de  nous  raconter  cette  avantu~ 
re  ,  continua  Madame  de  San- 
cerre  ,  je  ferois  ravie  en  mon 
particulier  de  fçavoir  au  vrai 
commeelle  fe  pafTa.  Je  le  veux 
bien  ,  dit  le  Roi ,  &  vous  verrez 
qu'il  y  a  bien  moins  decircon- 
ftances  que  l'on  n'en  conte.  Je 
voulois  m'ôter  ,  comme  je  vous 
l'ai  dit  les  fantaifies  que  j'avois 
pour  la  Reine.  Je  courois  par 
tout  où  je  trouvois  la  beauté.  Je 
parlois  à  la  jeune  Boulan,  je  ren- 
dis des  foins  à  la  fille  du  Roi  de 
Naples,que  le  Comte  de  Laval 
avoiccpoufée.EUe  me  répondit 
plus  promptement  que  Boulan, 
Soit  qu'effectivement  elle  euft 
K  iiij 


324  La  Reine 

du  panchant  pour  moi,  on  qu'el- 
le ne  fin:  que  fuivre  en  cela  une 
inclination  galante  >  je  né  tardai 
pas  long,  tems  à  avoir  un  com- 
merce lié  avec  elle 

Boulan  n'alla  pas  fi  vite ,  ôc 
fans  me  rebuter,  elle  ne  me  don- 
noir  que  de  l'eiperance.  Mais  ce 
qui  eft  vrai ,  c'en:  qu'elle  avoic 
aîors  une  affaire  réglée  avec 
quelqu'un.  Je  ne  fçai  fi  c'étoit 
un  Anglois  ou  un  François  :  mais 
j'ai  toujours  (bupçonné  que  c'é- 
toit avec  le  Duc  de  Vandofme, 
&  qu'il  empêchoit  mes  projets 
d'avancer  avec  elle,  parce  qu'el- 
le ne  fçavoit  comment  rompre 
avec  lui.  La  Cour  é toit  en  ce 
tems  là  à  Paris.  J'avois  envie  de 
voir  en  particulier  la  fille  du 
RoideNapIes,  11  étoit  impoffi- 
ble  que  eefuft  chez  elle,  à  caufe 
de  tous  ceux  qui  1  obfervoient. 
Elle  ne  vouloicfe  confier  àper- 


de    Navarre.  325 

fonne.  Enfin  nous  réfolumes 
qu'elle  ferendroit  à  huit  heures 
précifes  dans  une  galerie  peu 
fréquentée,  &qui  n'étoit  jamais 
éclairée  3  011  il  y  avoic  de  gran- 
des embrafures  de  fenêtres  fort 
cpaifTes*  Cétoic  l'Hiver  5  &  à 
cette  heure-là  on  n'y  voit  point 
du  tout.  Le  jour  deftiné  à  nôtre 
rendez- vous,  j'étois  chez  la  Rei- 
ne avec  toute  la  Cour  :  la  fille 
du  Roi  de  Naples  y  étoitauffi. 
Je  voyois  briller  dans  fes  yeux  la 
même  impatience  qu'elle  pou- 
voit  remarquer  dans  les  miens. 
Enfin  elle  me  fit  un  petit  figne, 
&;  fortit  avec  une  Dame  de  fes 
amfcs  qui  la  laiffa  chez  une  autre 
perfonne  ,  d'où  elle  fe  rendit 
feule  à  la   galerie. 

Jebrûlois  d'envie  d'être  déjà 

en  converfation  avec  elle  5   & 

quand  je  crus   qu'elle  fe  feroit 

rendûëaulicu  que  nous   avions 

K    v 


jiC  La  Reine 

choifi  pour  nous  voir  ,je  fonis , 
&  me  dérobai  de  ceux  qui  au- 
roientpû  me  fuivre. J'entrai  dou- 
cement dan>  la  çraIerie  ,  &  fus 
droit?,  la  fenêtre  que  je  croyoïs 
qu'on  m  avoir  marquée.  J'y  trou- 
vai effectivement  une  femme. 
J'étois  fi  tranfporté  ,  que  je  ne 
pus  parler  \  mais  elle  n'en  fit  pas 
de  même.  Je  reconnus  à  fa  voix  , 
que  c'etoit  Boulen.  Je  me  fis 
connoître  auffi  5  elle  ne  m'en 
parut  point  trop  fâchée.  Elle 
fut  vive  &  brillante,  nôtre  entre- 
tien fut  charmant ,  6c  jamais  je 
ne  l'ai  trouvée  fi  aimable,  Je  lui 
fis  pîufienrs  proteftations  de  mon 
amour  ,011  elle  fe  plut  ,&  je  fus 
auffi  tres-content  de  toutes  les 
réponfes  qu'elle  me  fit.  Je  lui 
trouvai  du  feu  ,  &  des  manières 
fore  propres  àenflamer  un  hom- 
me qui  eût  été  plus  froid  que  je 
ne  1  etois. 


de  Havane.  32.7 

Je  prenois  cane  de  plaifîr  dans 
un  entretien  que  je  ne  tenois  que 
du  pur  hazard,  que  j'en  avois 
oublié  entièrement  mon  autre 
MaîtreiTe  ,  quand  je  crus  l'en- 
tendre parler  à  l'autre  bouc  de 
la  galerie.  Boulan  &  moi  eû- 
mes peur  d'être  furpris.  Je  la 
reconduifis  ,  &.  d'auffi  loin  que 
nous  vimes  delà  lumière  je  la 
quittai,  &  longeant  à  la  fille  du 
RoideNaples,  je  penfai  quel- 
le m  au  roi  t  long-tems  attendu , 
&  je  ne  fejavois  quelle  exeufe  je 
lui  donnerois.  Je  repris  donc  le 
chemin  de  la  galerie ,  &  je  fus 
où  je  crus  lavoir  entendue.  Je 
marchois  fans  me  contraindre, 
afin  qu'elle  me  reconnût.  Com- 
me j'approchois ,  je  m'apperçus 
qur  quelqu'un  fuyoït.  Je  crus 
d  abord  que  c'étoic  elle  ,  mais  * 
j'entendis  remuer  des  jupes  ,  2c 
allant  où  c'étoit  ,  je  la  trouvai 


3*8  La  Reine 

qui  me  parue  avoir  quelque  em- 
barras dans  lefprit.  Elle  me  fit 
des  reproches  de  l'avoir  tant' 
fait  attendre.  le  m'exeufai  le 
mieux  que  je  pus  &  je  ne  fçai 
fi  elle  eut  trop  lieu  de  s'en  con- 
tenter. Nous  ne  pûmes  demeu- 
rer bien  du  teins  enfemble ,  à 
caufèque  c'étoit  l'heure  à  peu? 
près  où  je  me  de  vois  rendre  au- 
près du  Koi.  Nous  nous  fepara- 
roes  avec  une  égale  envie  de  nous 
revoir. 

Voila  mon  avanture,&  com- 
me elle  fe  paffa  y  continua  le 
Roi.  On  la  tellement  &  tanc 
de  fois  deguifée  ,  que  j'avois 
peine  à  me  reconnoître  moi- 
même  pour  un  des  Acteurs* 
On  y  a  fait  trouver  bien  des 
femmes  qui  n'y  étoient  pas  r  Ô£ 
aufquelles  je  n'ai  jamais  penfé  :. 
tant  il  eft  vrai  que  les  chofes 
ne  fe  redifenc  jamais    comme 


de  Nxvarre  319 

effcs  fe  font  paffees.  Mais  enfin> 
Madame  de  i>ancerre  ,  je  vous 
ai  dit  la  vérité  en  tout  ,  hors 
que  je  n'ai  jamais  pu  bien  pré- 
ciiément  feavoir  qui  avoit  en- 
tretenu Madame  de  Laval.  Vous 
vous  doutez  comme  moi  que  ce 
fut  l'Amant  Favori  d'  Anne  de 
Boulan.  Nous  n'avions  lui  &  moi 
que  changé  de  rôlle.li  n'y  au  toi  G 
qu'a  fçavoir  fi  celui  qu'il  joua 
pour  moi  lui  parut  a uffi  agréa- 
ble que  je  trouvai  celui  queje  re*- 
prefentois  pour  lui. 

J  a  vois  entendu  conter  d'uner 
manière  bien  différente  ,  repris 
Madame  de  Sancerre  ,  ce  que 
Voftre  Majefté  vient  de  me  dire, 
Tout  ce  qu'on  a  fçu  de  pofuifv 
c'eft  que  (es  rigueurs  de  la  jeu- 
ne Boulan  ne  defefpererent  pas 
Vôtre  Majefté,  Il  eft  vraivre- 
prit  le  Roi  qu'elle  a  toujours  eu 
depuis  de  l'amitié  pour  moi^Sc 


35©  La  Reine 

je  lui  en  ai  témoigné  une  pa- 
reille en  toute  rencontre.  Je 
crois  même  que  je  la  fervis  à 
lentreveuë  que  le  Roi  d'Angle- 
terre 6c  moi  fîmes  entre  Ardes 
'&  Guives.  Je  retrouvaicette  fille 
extrêmement  charmante  ,  &  je 
la  louai  avec  tant  d'exaçera- 
tion  que  j'augmentai  le*  feux 
dont  le  Roi  Henri  VIII.  brû- 
le pour  elle.  11  l'aime  étrange- 
ment ,  interrompit  la  Reine  ,  & 
je  n'ai  jamais  veu  une  paiiion  fi 
violente  ,  fi  refpe&oeufë  ,  &  il 
confiante.  Cette  fille  a  beau- 
coup d'adrefle  ,  Madame,  re- 
prit la  ComteiTe  de  Sancerre  > 
elle  fe  promet  tout  de  fon  ef- 
prit",  &  des  foiblefles  du  Roi 
d'Angleterre,  le  fçai  quelle  a 
accoutumé  de  dire  dans  Tes  hu- 
meurs gayes ,  quelle  ne  mourra 
jamais  que  Reine  d'Angleterre, 
Ce  projet  eft  un  peu  chimeri- 


de  Navarre.  $$i 

que  ,  reprit  A'phonfine  >  il 
parc  d'un  efprit  hardi  >  &  qui 
ofe  tout  fe  promettre  de  ion 
pouvoir.  On  eft  toujours  heu- 
reux de  fe  repaître  de  fi  telles 
idées. 

On  fut  encore  quelque  tems 
à  parler  de  Tes  amours  avec 
Henri  V 1 1 1.  &  la  Reine  ayane 
eu  quelques  inquiétudes  ,  on 
craignit  que  la  fièvre  ne  lui 
priit.  Le  Roi  fortit  de  fa  cham- 
bre, &  emmena  tout  le  monde 
avec  lui. 

Les  Princefles  Efpagnoles  paf- 
ferent  à  leur  appartement  » 
conduites  par  le  Prince  de 
Melphe  &  le  Marquis  du  Gnaft. 
Madame  Renée  ,  à  qui  Pompe- 
ran  donnoit  la  main  ,  retourna 
chez  elle.  Madame  de  Cau- 
mont  &  Madame  de  Sancerre 
la  {invitent  menées  par  Her- 
cule d'Jcft  p  Se  par   la   Roche- 


332.  L&  Reine 

roucault.  A  peine  fut-elle  dans 
fa  chambre  ,  que  la  jeune  Du- 
çheflfe  d'itouteviiîe  y  entra, 
pour  qui  elle  avoit  une  amitié 
extraordinaire-  C'étoit  auiïï  une 
perfonne  extrêmement  aima- 
ble. Elle  n'étoit  pas  grande , 
mais  elle  avoit  la  taille  très- 
agréable.  Son  vifa^e  avoit  une 
forme  ovale.  Ses  cheveux  é- 
toient  du  plus  beau  noir ,  &.  Ci 
bien  plantez  autour  de  fon  vi- 
fage  ,  qu'une  petite  pointe  qu'ils 
faifoient  au  milieu  du  front 
lui  donnoit  une  phyfionomie 
très- particulière.  Elle  avoit  de 
grands  yeux  noirs  ,  pleins  de 
£zu  y  le  regard  perçant ,  où  il 
paroifïbit  pourtant  autant  de 
modeftie  que  d'amour.  Son  teinc 
étoit  un  peu  brun  ,  fon  air 
doux  &  froid  ,  mêlé  d'un  fou- 
rire  quelquefois  dédaigneux.- 
Son    humeur    la  rendoit    for: 


de  Navarre.  353 

retirée,  aimant  mieux  être  feu- 
le qu'en  compagnie  qui  ne  lui 
pluft  pas.  Elle  avoir  aufli  le 
goût  très  -  difficile  ,  &  les  gens 
qui  lui  revenoient  ne  jouif- 
(oienc  pas  d'un  médiocre  avan- 
tage. Elle  fe  piquoit  d'avoir  peu 
d'amis  :  mais  ceux  quelle  avoir, 
elle  les  aimoit  chèrement.  Elle 
avoit  beaucoup  d'efprit  .-opiniâ- 
tre en  tout  ,  mais  tourefois  rai- 
sonnable >  ne  fe  rendant  qu'à 
ce  qu'elle  croyoit  jnfte.  Elle 
avoit  une  élévation  demefurée 
dans  tous  Ces  fentimens  5  gene- 
reufe  ,  libérale  ,  entreprenante 
dans  Ces  deffeins  ,  ferme  dans 
fes  réiolutions  ,  dure  pour  ceux 
qu'elle  n'aimoic  pas  ,  complai- 
fante  pour  ceux  qu'elle  aimoit\> 
Se  gaye  enfin  avec  les  perfonnes 
q«i  lui  plaifoient. 

Le  Comte  de  faint  Pol  ne  tar- 
da pas  à  la  fuivre  chez  la  Prin- 


334  £*  Reine 

cefle.  C'étoit  le  plus  aimable 
&  le  mieux  fait  de  tous  les  hom- 
mes. 11  écoit  éperdumenc  amou- 
reux de  la  DuchefTe  dEtoute- 
ville ,  6c  Ton  n'auroit  fçû  dire 
ce  quefoneufl:  le  mieux  aimé 
en  ce  Princ^,  ou  de  ion  efprir, 
ou  defon  même  ,  ou  de  fa  per- 
fonne.  Sa  qualité  de  Prince  du 
fang  étoitce  que  l'on  eftimoit 
de  moins  en  lui.  La  Prin  cefle 
fut  d'abord  au  devant  de  la  Du- 
chefle d'ttoiueville  5  &  com- 
me les  jeunes  perfonnes  qui  s'ai- 
ment ont  toujours  quelque  fe- 
cret  à  le  dire  ,  elle  l'entretint 
fort  long-tems  en  particulier  5 
après  quoi  on  les  entendit  rire 
toutes  deux,  6c  l'on  connut  à  ce 
quelles  difoient  ,  qu'elles  par- 
loient  de  l'avanture  de  plu- 
vant  &  de  la  Roche  du  Maine. 
La  converfation  fe  rendit  géné- 
rale par  là.  On   s'entretint  auflî 


de  Navarre,  33J 

de  ce  que  le  Roi  leur  avoit  con- 
té de  Boulan  La  Comtefle  de 
Sancerre  dit  qu'elle  l'avoic  vu 
cinq  ou  fix  fois  amoureux  ,  &C 
toujours  différemment.  C'étoit 
fuivanc  la  condition  &,  les  états 
où  fe  trouvoient  les  perfon- 
qu'il  a  aimées ,  reprit  Madame 
de  Caumont.  Je  conviens  que 
cela  peut  apporter  quelque  dif- 
férence ,  repartit  Madame  de 
Sancerre  :  mais  voyez  s'il  ne  s'y 
prend  pas  d'une  autre  manière 
avec  Helie  qu'il  ne  faifoit  avec 
Madame  de  Château-  Brian. 
Lune  a  été  Maîcrefîe  décla- 
rée,  &  l'autre  va  l'être,  cepen- 
dant rien  nefe  refïemble.  Ce  fi: 
que  'Ton  fe  quitte  foi-mème^e- 
pliqua  le  Comte  de  faine  Pol, 
pour  entrer  tout- à- fait  dans  le 
caractère  de  ce  que  nous  ai- 
mons. Delà  vient  qu'une  per- 
sonne qui  fera  capable  d'aimer 


33^  La  Reine 

bien  des  fois  en  fa  vie  >  le  fera 
toujours  différemment  fui  van  t 
l'humeur  des  perfonnes  à  qui 
elle  s'attachera.  Cependant  on 
croiroit  aflez  devoir  juger  de  la 
façon  dont  le  Roi  le  prendoic 
à  faire  l'amour  ,  reprit  la  Du- 
chcfTe  d'EtoutevilIe.  Il  a  un  tem- 
pérament tout  de  feu.  Je  le  crois 
vif, emporté  ,  peu  fournis  ,  ÔC 
voulant  en  Maître  ce  qu'il  veut. 
11  fçait  être  complaifant  &  doux. 
Madame  ,  reprit  Pomperan  ,  ë£ 
je  vous  aflure  que  c'eft  aiTez  de  la 
façon  dont  les  Maîtrefles  font 
faites  que  les  Amans  font  faits. 
Le  Roi  ,  feait  fouffrir  s  il  fçait 
être  refpe&ueux  ,  fa  pafïïon  le 
porte  aux  derniers  excès  de  ten- 
dreiTe  ,  et  quelquefois  il  a  fcû 
pleurer  comme  les  autres  hom- 
mes. Ah  .»  Pomperan  ,  s'écria 
la  Princefle  ,  vous  me  rem:  ttez 
dans  l'efprit  une  chofe  que  j'ai 


de  Navarre.  3  37 

tout-à-fait  envie  de  fçavoir.  Le 
Roi  ma  promis  mille  fois  de  me 
la  dire.  Je  fçais  que  vouslafça- 
vez  comme  lui-même,  ne  refit* 
fez  pas  de  facisfairema  curiofî- 
té  3  &  je  vous  prie  ne  différez 
pas  de  la  contenter.  C'eft  de 
Thiftoire  de  fa  prifon  en  Efpa- 
gne  dont  je  veux  parler.  ]e  fçai- 
confufémenc  qu'il  y  a  eu  des 
circonftances  valantes ,  &i  que 
ce  n'eft:  pas  l'endroit  de  la  vie 
du  Roi  le  plus  indîférent.  il  en: 
vrai  Madame  ,  répliqua  Pom- 
peran  ,  qu'il  lui  eft  arrivé  des 
chofes  tout  à-fait  extraordinai- 
res, diverti  (Tan  tes  ôctriftestouc 
enfemble  5  ôC  puifque  vous 
me  l'ordonnez,  &  que  je  içai 
bien  que  le  Roi  ne  le  trouvera 
pas  mauvais,  je  fuis  prêt  à  vous 
obeïr.  Ce  fera  donc  tout  pre- 
fentement  ,  reprit  la  Princeflej 
&   ayant  commandé  qu'on  ne 


338  Lut  Reine 

îaiflafl:  entrer  qui  que  ce  fuit  > 
elle  s'aflit  $  &  toutes  les  perfon- 
nes  qui  étoient  avec  elle  s  étant 
rnifes  commodément  pour  prêter 
une  entière  attention  au  récit 
que  Pomperan  alloit  faire  ,il  le 
commença  ainfi  après  un  mo- 
ment de  fîlence. 


de  Navarre.  n$ 

IlIIIilIIl-. 

HISTOIRE 

du  Roy. 

APrés  la  perte  de  la  famen- 
fe  bataille  de  Pavie,le  Roi 
ayant  été  fait  prifonnier  ,  on  le 
conduifîc  en  Efpagne  ,  &  quel- 
ques jours  après  il  alla  à  Madrid, 
où  on  le  retint  rigoureufement 
reflerré  :  mais  enfuite  on  lui  a- 
doucit  fa  pnfon  5  on  ne  le  garda 
plus  que  dans  le  Palais  >  ôc  même 
il  alloic  par  la  Ville  avec  des 
gardes. 

L'Empereur  connut  bien  qu'il 
ne  gagneroit  rien  à  le  retenir 
comme  il  avoit  fait ,  &:  qu^l  s'at- 
tireroit  bientôt  furies  bras  tou- 
te la  puiffance  de  France.  Il 
fbngea  donc  ,  malgré  la  funeufe 


j4°  L*  Reine 

jaloufieqni  ledevoroit  contre  le 
Roi  ,à  s'en  faire  pour  quelque 
tempsun  amis  &renverfanttout 
d'un  coup  tons  les  defleins  qu'il 
avoit  projettez  ,  il  refolut  d'a- 
tacher  tout  à  fait  à  lui  le  Con- 
nétable de  Bourbon  ,  en  fe  l'en- 
gageant par  le  cœur.  Il  fçavoic 
qu'il  étoit  êperduëment  amou- 
reux de  la  Duchefle  d'Alençon, 
&c  que  c'étoit  ce  fatal  amour  qui 
l'avoitchafle  de  France,  &  ren- 
du rebelle  à  fà  patrie.  Il  n'igno- 
roit  pas  que  c'étoit  la  feule  am- 
bition qui  l'avoit  fait  confentir 
à  promettre  d'époufer  la  Reine 
de  Portugal.  Il  parla  donc  au 
Duc  de  Bourbon  ,  &  lui  dit 
qu'il  lui  vouloit  faire  avoir  la 
Princefle  qu'il  aimoit  5  que  pour 
donner  un  prétexte  ace  deiïein, 
il  failoit  marier  le  Roi  avec  la 
Reine  de  .Portugal  3  &  pour  les 
accoutumer  l'un  à  l'autre, qu'il 

alloic 


de  Navarre  34 1 

alloit  donner  au'Roi  tonte  la  li- 
berté de  la  voir  ,  quand  il  vou- 
drait. 

Le  Connétable  fut  transporté 
de  Iapropolîtion  dei;  Charles,  qui 
lui  promit  de  mener  cette  négo- 
ciation adroitement  auprès  du 
Roi.  En  effet  il  le  voyoit  fort 
fbuvent  en  feeret  ,  &  fe  rendoit 
dans  ce  particulier  tout  à  fait 
familier  avec  lui.  L'Empereur 
n'eft  pas  ce  qu'il  paroift  en  pu- 
blic Cet  air  grave  &  ferieux  le 
quitte  dés  qu'il  fe  veut  montrer 
dans  fon  naturel  ;  5c  j'ai  ouï  dire 
qu'il  eft  charmant  avec  fesmai- 
trefTes.  Mais  c'eft  le  plus  diffi- 
mulé  de  tous  les  hommes,  &;  qui 
paroift  le  moins  ce  qu'il  eft.  Il 
lie  donc  faire  des  propoficions 
au  Roi  pour  fon  mariage  avec 
la  Reine  Eieonor,  ôc  pour  celui 
du  Connétable  avec  la  Duchef- 
fe  d'Alençon-  Le  Roi  pour  for- 
2  A    Partie*  L 


342  Lu  Reine 

tir  de  l'état  où  il   étoic,&   qui 

l'ennuyoic   infiniment ,  accepta 

tout, 

II  vit  la  Reine  de  Portugal. 
Elieeft  admirablement  bien  fai- 
te 3  coromevons  lavez  encendu 
dire.  II  lui  parla  des  defleins  de 
l'Empereur  5  de  quoi  qu'elle  ai- 
ma ft  le  Connétable  3  elle  trou- 
va le  Roi  fi  bien  fait  ,  que  cela 
joint  avec  les  charmes  d'une 
Royauté  il  illuftre  ,  elle  mur- 
mura en  fecret  contre  fon  cœur 
détenir  encore  pour  ce  premier 

•    r  ment  où  fon  frère  l'avoit 
■-. 

Le  Roi  oui  eft  naturellement 
The  monde  le  plus  ga- 

lant >fe  jecta  auprès  délie  dans 
queîqu  lu  rie  rie.    Il    difoit 

mpercar  quand 
voir  t  to  ,  comme 

qu'il  n'étoit 
•inlenfen- 


de  Navarre.  ^y 

toit  autant  qu'il  en  faloit  pour 
conclure  leur  alliance  avec  piai- 
lîr  5  &  Charles  luy  répondoit  en 
riant ,  qu'il  n'en  vouloic  pas  da- 


vantage, 


Le  Roi  s'acoûcuma  à  aller 
ibuvent  chez  la  Reine  ,  où  tou- 
tes les  filles  du  Palais  qui  étoient 
deftinées  pour  l'Impératrice  ,  fe 
trouvoient  tous  les  jour .  Entre 
tant  de  beautez  charmantes ,  la 
tendre  inclination  du  Roi  eut 
bientôt  dequoi  s'occuper,  11  fut 
touché  des  agrément  de  la  jeune 
Chimene  ,  fille  du  Duc  de  Vin- 
fantalde.  Elle  entrpit  dans  fa  dix- 
fepriéme  année.  Sa  taille  cil  des 
plus  hautes,  extrêmement  ailée  > 
Elle  a  l'air  le  plus  noble  qu'on 
puiflevoir  ,  quelquefois  fier.  Je 
ne  fçai  comme  cela  s'acc^jm- 
modeavec  des  regard 
ares  que  ceux  1311  II 
font  de  grands  yeux  noii 


J44  La  Reine 

d'amour  &  de  feu.  Elle  a  le  nez 
beau  ,  la  bouche  merveilleufe  , 
de  belles  dents.  Son  efpiït  eft 
doux,  fes  fentimens  font  élevez, 
fa  famille  eft  une  des  plus  illu- 
ftres  d'Efpagne.  Vous  fçayez 
l'orgueil  de  ces  fuperbes  Maiions 
qui  comptent  des  Rois  dans  leurs 
races.  Celle  de  l'Infantalde  s'en 
glorifioic  ,&  la  jeune  Chimene 
en  comptoit  des^  deux  coftez. 
Aufli  l'accufoit-on  d'eftre  glo- 
rieufe.Depuis  prés  d'un  an.qu'el- 
le  étoit  à  la  Cour  ,  elle  avoit  dé- 
daigné tous  les  Amans  qu'elle 
avoit  eus ,  6c  nous  commencions 
à  la  croire  tout  à  fait  infenfi- 
ble. 

Le  Roi  la  trouva  charmante, 
11  lui  difoit  toujours  quelque 
douceur  en  pailant.  Enfin  la 
fîere  Chimene  trouva  auffi  le 
Roi  tel  qu'il  eft  ,  c'eft  à  dire 
l'homme  du  monde  le  plus  aima- 


deïUvMYe.  345 

ble.  Sa  gloire  fouffrit  dans  les 
premiers  mouvemcns  de  fa  ten- 
drefle  ,  &  fa  liberté  eut  peine  à 
fe  voir  foûmife.  Elle  ne  connut 
pas  d  abord  fon  ma!.  Elle  regar- 
doit  le  Roi  avec  attachement  & 
avec  plaifir  :  mais  quand  ce  p!ai- 
fir  fut    devenu  aflfez  dangereux 
pour  fe  faire  fentir ,  Se  quelle 
démefla  l'état  où  elle  étoit ,  elle 
en  fut  dans  une  confufion  qui 
l'accabla de  douleur. Que  veux- 
je  ,  difoit-elle  ?  que  puis  je  pré- 
tendre ?  Aimable  idée  du  plus 
grand  Roi  du  mondejaiflez  moi. 
N'ai  je  refifté  à  i  amour  detant 
d'autres  qui  m'ont  aimée  ,  que 
pour  me  rendre  fans  nulle  refi- 
ftance  à  un  homme  qui  ne  m'ai- 
me point  ,  &  qui  ne   m  aimera 
fans  doute  jamais  ?  Ah  malheu- 
reufeChimene  :  cache  ta  honte, 
Se  cache  toi  toi-même  aux  yeux 
de  tout  l'Univers. 

L  iij 


34^  La  Rente 

Cette  jeune  fille  fe  perfecutoit 
ainfi  elle  -  même.  Apres  avoir 
fait  de  vains  efforts  pour  furmon- 
ter  fa  paflîon  ,  elle  abandonna, 
fon  cœur  malgré  elle  à  ce  pen- 
chant invincible  ,  bien  relolue 
de  cacher  fon  mal. 

Aimons  donc  ,  difoit-elîejcom- 
me  elle  me  la  redit  depuis ,  ai- 
mons ce  Roi  adorable ,  Se  que  le 
fecret  &  la  pureté  de  ma  paflîoa 
la  rende  digne  de  mon  cœur. 

Le  Roi  qui  latrouvoit  belle,. 
fo;  fr/oit  auffi  de  fon  côté.  11  n'a- 
voit  garde  dans  le  perfonnage 
qu'il  jolïoit  auprès  de  la  Reine 
Éleoncr ,  de  fe  livrer  à  nul  té- 
moignage d'éclat  auprès  de  Chi- 
mene  ,  ôc  il  n'o:oit  auflî  confier 
à  fa  jeuneiTe  un  fi  important  fe- 
cret que  celui  de  fa  paflîon. Com- 
me il  écoit  dans  l'embarras  de 
la  conduite  qu'il  devoit  tenir  ,  il 
remarqua  que  ta  jeune  lnfantalde 


de  Navarre.  547 

rotigi{Toic  toutes  les  fois  qu'elle 
rencontroit  fes  yeux.  Elle  le  re- 
gardoic  fouvent  d'une  manière 
fi  paffionnée,  que  le  Roi  ou- 
bliant toutes  fes  précautions,  y 
répondoit  delà  même  manière. 
&;  la  rencontre  de  leurs  regards 
amoureux  leur  caufoic  une  émo- 
tion fi  fenfible,  que  rien  de  fi  vif 
ne  s'eft  peut-eftre  jamais  faic 
fentir. 

Ces  deux  perfonnes  connurent 
qu'elles  s  aimoienc  long  -  temps 
avant  que  de  fêle  pouvoir  direj 
&  le  Roi  m'a  avoiïé  plufieurs 
fois  que  jamais  rien  ne  lui  a  fait 
tant  de  plaifir  que  de  démefler 
les  mouvemens  de  cette  jeune 
fille,  &  qu'il  a  été  plus  fatisfait 
de  connoître  le  trouble  de  fon 
cœur  par  celui  de  fon  vifage  , 
qu'il  ne  l'a  été  des  dernières  fa- 
veurs qu'il  a  eues  des  perfonnes 
qu'il  a  le  plus  aimées.  Je  l'ai 
L   iiij 


34#  La  <Tteine 

cent  fois  veu  jouir  de  fa  con^ 
quefte  en  fuperbe  vainqueur  ; 
voir  tout  l'amour  imaginable 
dans  les  regards  &  dans  les  ma- 
nières de  Chimene,6c  y  en  cher- 
cher encore  davantage  5  aimer 
Ja  confufion  où  il  la  mettoit» 
Souvent  quand  elle  s'étoit  ou- 
bliée dans  le  plaifir  deleconiî- 
derer,  elle  baiflbit  les  yeux  avec 
une  pudeur  pleine  de  mode/lie, 
&  fi  charmante  pour  le  Roi  y 
qu'il  fe  livra  lui-même  à  la  plus 
tendre  affection  qu'il  ait  jamais 
retienne. 

Belle  Chimene  ,  lui  difoit-iî 
une  fois  que  la  Reine  Eleonor 
parloit  au  Connétable  >  je  me 
îuisapperçû  qu'il  y  a  long  temps 
que  vous  entendez  ce  que  mes 
yeux  vous  ont  dit  >  permettez- 
moi  d'ofer  lire  dans  les  vôtres. 
Us  ont  un  beau  langage  pour  qui 
les  entend,  11  la  quitta ,  noiant 


de  Navarre.  349 

en  dire  Avantage, ,  &  craignant 
que  la  Princcfle  de  Materne  qui 
s'avançoit  vers  elle  ,  ne  pue  fe 
douter  de  ce  qu'il  difoic. 

Vous  fçavez  la  manière  de  fai- 
re l  amour  de  ce  païs-là.  A  pei- 
ne une  Efpagnole  le  fenc  -  elle, 
qu'elle  fait  fçavoir  à  ce  qu'el- 
le aime  ,  &  qu'après  cela  on  ne 
penfe  plus  qu'à  trouver  le  moyen 
de  ie  voir  en  particulier.  Chi- 
mene  fçavoit  cette  pratique,  elle 
lencendoit  dire  tous  les  jours,  &c 
la  voyant  obferver  à  la  plufparc 
de  (es  Compagnes ,  elle  avoit 
une  modeftie  dans  l'humeur  qui 
lui  donnoit  une  répugnance  hor- 
rible pour  un  tel  aveu.  Elle  fe 
refifla  long-temps  à  elle-même , 
&  aux  pourfuites  du  Roi  ,  qui 
lui  difoit  toujours  en  pa flanc 
quelques  mots  pafsionnez  ,  qu'il 
voyoit  bien  qui  faifoienc  leurs 
effets  fur  elle ,  foie  par  fa  rou- 

L    v 


350  L&  Reine 

geur  ,foit  par  fa  crainte  ,  &  par 

un  continuel  embarras. 

Un  jour  qu'on  fortoitdïm  fpe- 
élacle  ,  une  machine  fe  défît. 
Le  Roi  qui  la  vu  prête  d'aller 
écrafer  Chimene  ,  s'élança  avec 
légèreté  jufqu'à  elle*  6c  la  pre- 
nant entre  Tes  bras ,  il  la  porta  à 
trois  pas  de  là,  en  fe  mettant  au 
devant  d'elle  de  peur  qu  elle  ne 
fuft  b'eflee.  Il  la  prefiûit  un  peu. 
Elle  repoufla  doucement  le  Roi 
avec  la  main  :  Ce  danger  efl  plus 
grand  3  lui  dit-elle  avec  émotion,, 
en  voulant  fe  retirer.  Mais  le  Roi 
prenant  cette  belle  main,  &  la 
ferrant  tendrement  entre  les 
Tiennes  :  Que  je  fuis  heureux,, 
adorable  Chimene  ,  lui  dit-il  • 
quel  mot  chai mant  î  Dites-moi 
encore  une  parole  avant  que 
nous  nom  fepa  ions.  Pourquoi 
nous  feparer  ,  lui  dit  -  ejle  avec 
un  fbupir ,  6c  en  le  regardant 


de  Navarre.  351 

d'une  manière  capable  de  tout 
embrafer  ?  Le  Roi  fut  fi  tranf- 
porté  de  ces  deux  mots  ,  qu'il 
faillit  à  en  perdre  la  raifon.  Mais 
enfin  il  la  laifla  aller  rejoindre 
les  autres  Dames, 

Le  Roi  lui  écrivit  plu  fleurs  bil- 
lets qu'il  lui  donnoit lui-même; 
&  comme  [ufques-là  elle  n  a  voie 
ofé  répondre, le  Roi  oui  deflroit 
paffionnément  quelle  entraft  en 
commerce  avec  lui, lui  écrivit 
de  cette  forte. 

A    CHIMENE. 

Vous  m  aimez  ,  adorable  chi- 
mene  ,  vous  m  aimez, pour  vonsfett* 
le  s  faites-en  faffer  la  charmante 
douceur  jufquà  mon  cœur.  Dites  le 
mot  j  Rompez  unfilence  trop  rigou- 
reux pour  l'un  &  pour -£  autre.  Vos 
yeux  m  ont  fi  bien  expliqué  votre 
tendrejfe  achevez  mon  bonheur  jfr 
ne  me  laiffe\rien  a  deftrer 


352  La  Reine 

Apres  bien  des  refolutions,  &t 
qui   écoienc   crop  langues  pouc 
une  Efpagnole  ,  Chimene  fe  dé- 
termina  a  écrire  a«  Roi.  Mais 
elle  n'avoit  pas  allez  de.  hardief- 
fe  pour  lui  donner   fon    billet* 
Elle  le  tenoit  dans  fa  main  ,  avec 
un  embarras  qu'il  étoit  aile  de 
remarquer  fi  on  y  euft  pris  gar- 
de.  Le  Roi  s'en  apperçûc  tout 
auffi-tôc  j.&  plein  d'amour  Se  de: 
Joye  il  s'appuya  contre  une  tapif- 
lerie  auprès  de  la   Princeffe  der 
Saierne,  Chimene  étoit  de  l'au- 
tre coté  ,  &  a  voit  fott  bras  paffe 
derrière  fon  dos ,  &.  dans  fa  main: 
elle  avoir  fon  billet.  11  fut  aifé 
au  Roi  de  le  prendre.  Il  lui  ferra 
Je  bout  de  ;  doigts  en  le  recevant,. 
Qui  feuft  obfei 'vée  dans  cet  in— 
fiant  ,  on  euft  crû  qu'elle  euft. 
fait  une  action  bien  terrible, tant 
elle  étoit  éperdue,  Le  Roi  lare— 
m*tcia  par  un  regard  paffionné, 


de  Nœvœrre.  55-j, 

&  par  une  inclination  de  corps 
qui  avoie  cki  rapport  à  ce  qu'il 
cli foie  à  la  PnnceflTe  de  Salerne, 
Il  Te  retira  rempli  d'efperance  > 
&  lut  avec  tranfport  ce  billet, 

Je  vous  dîme  ,  Seigneur. Il  ma- 
ejlé  cruel  de  lefentir,je  trouve 'tnfu*- 
fortifie  de  le  dire  :  le  vous-  aime  5 
mais  depuis  que  je  le  dis  ,jeprens 
duplaifir  a  fentir  &  k  dire  que  je 
vous  aime*. 

Vous  fçavez  ,  Madame  ,  que* 
le  Roi  a  lame  tendre.  Ainfi  il 
vous  eft  aisé  de  juger  de  plaifir 
qu'il  refTemoir.  Je  puis  dire  qu'il 
ne  fouffroit  plus  de  la  rigueur  de 
fa  prifon  ,  depuis  qu'il  aimait  la 
jeune  Infantalde  ,.  &  qu'il  s'en 
croioit  aimé.  H  étoit  fort  affidu 
auprès  de  la  Reine  Je  Portugal*, 
parce  qu'il  y  voyoit  perpétuelle- 
ment la  perfonne  qui  le  char- 


3  y 4  La  Reine 

rnojt.  La  Reine  expliquoit  ces 
empreiTemem  à  Ton  avantage^ 
comme  ce  jeune  Roi  étoit  d'une 
figure  charmante  ,  qu'il  avoic 
toutes  les  qnalitez  brillantes  Se 
eiTentieiles  que  Ton  pouvoit  fou- 
haiter  en  un  homme,  le  Con- 
nétable aimable  Se  aimé  avoic 
peine  à  tenir  dans  le  cœur  de  la 
Reine  ,  contre  tant  de  raifons 
qui  lui  partaient  pourlcRoi. 

Les  choies  en  écoientlà  quand 
il  arriva  à  la  Cour  une  fille  d'une 
beauté  incomparable.  Elle  étoic 
à  la  Gouvernante  deb  Pays  bas, 
quilenvoyoitàla  Reine  Eleonor 
pour  être  quelque  temps  avec 
elle ,  afin  de  voir  les  map-nificen- 
ces  du  mariage  de  l'Empereur. 
Voila  ce  que  le  public  difoic. 
Les  plus  fins  croyoïent  que  Mar- 
guerite n'avoit envoyé  la  favo- 
rite que  chargée  de  quelque  deA 
lein  d'état  :  mais  enfin  les  Cour- 


de  Navarre.  355 

tifans  éclairez  découvrirent  avec 
le  temps  ,  que  Charles  l'avoic 
aimée  en  Flandre  ,  &  qu'il  pou- 
voit  encore  l'aimer  en  Efpagne. 
On  crut  même  que  peut-être  la 
Gouvernante  neTignoroic  pas, 
&  qu'elle  donnoit  cette  légère 
complaifance  aux  inclinations 
de  l'Empereur  fon  neveu.  Quoi 
qu'il  en  foit  ,  Vangefte  parut  a 
la  Cour  ,  &.  on  la  trouva  extraor- 
dinairement  belle» 

L'Empereur  qui  laimoit  avec 
tendrefle,  fut  ravi  de  la  revoh-5 
mais  il  fe  rendit  maître  des  de- 
hors ,  &  ne  Iaifla  rien  échaper 
qui  découvrir!:  fa  paffion.  Il  eft 
le  plus  caché  &  le  plus  diffimulé 
de  tous  les  hommes ,  comme  je 
vous  j'ai  déjà  dit.  Jamais  Prince 
n'a  eu  plus  de  penchant  à  la- 
mour.  11  eft  idolâtre  du  beau 
fexe.  Un  portrait  de  la  Reine 
de  Navarre  l'a  rendu   pendant 


jj  $  La  Remé 

plus  d'un  mois  amoureux  de  cet- 
te Princefle  j  ce  fut  lors  qu'il 
rompit  fon  mariage  avec  Mada- 
me Renée  de  France  ,  &  qu'il" 
demanda  avec  cane  d'emprefle- 
ment  la  Princefle  de  Valois. 
Mais  ne  l'ayant  pu  obtenir ,  il 
n'a  voulu  enfui  ce  fi  obftinémenc 
fe  marier  avec  l'Infante  Ifabelle, 
que  parce  qu'on  dit  que  c'efr. 
une  beauté  accomplie.  Nous  a- 
vons  fçu  depuis  que  Vangefte 
n'étoit  venue  à  Madrid  que  fur 
une  jalon  fie  qu'elle  a  voit  eue  de' 
la  Princefle  d'Arragon  ,  qu'elle 
avoic  crû  que  l'EmpereuF  ai-^ 
moit. 

Cependant  cet  homme  fi  Çcn- 
fible  à  l'amour ;  fçait  le  cacher 
aiifli  bien  que  le  panchant  natu- 
rel qu'il  a  à  la  raillerie  &  à  la 
joye.  Il  déguife  fes  inclinations 
galantes  fous  un  maintien  fi  froid 
&  fi  fevere  ,  cm'on  le  croiroic  à- 


de  flavœrre.  $fj 

le  voir ,  1  ennemi  des  pîaifirs  d& 
Genre  humain. 

Comme  ce  n'eft  pas  fon  hiftoi- 
re  que  je  raconte  3  je  ne  vous  eo 
dirai ,  Madame ,  que  ce  que  je 
fuis  neceflairement  obligé  d'en 
dire.  Le  foir  même  que  la  Maî- 
trefle  arriva  ,  il  en  pafTa  la  plus 
grande  partie  dans  (a  chambre* 
&.  l'heureufe  Vangefte  eut  la  fa- 
tis-fadion  de  voir  fon  Amant  &: 
fon  Empereur,  tendre  &  fournis 
comme  le  font  les  autres  hommes. 

Vous  croyez  bien  qu'elle  ne  fie 
pas  une  particulière  amitié  avec 
la  Princefle  d'Aragon  ,  ni  avec 
Alphonfîne  :  mais  en  revanche 
elle  en  eut  une  tres-forte  pour 
Chimene  de  Tlnfantalde.  L'hu- 
meur &  la  perfonne  de  cette  jeu- 
ne fille  iuy  plurent  infiniment, 
tlle  s'apperçût  bien-tôt  que  fon 
cœur  étoit  touché  ,  &  après  une 
légère  obfervation  elle  en  cou- 


3$8  La  Reine 

nut  aufîi  le  vainqueur.  Ceue 
conformité  de  fortune  la  lia  en- 
core davantage.  Elle  parla  de  fes 
remarques  à  la  jeune  Amante  y 
qui  troublée  de  ce  que  l'autre 
avoir  découvert  fes  fentimens  ; 
craignoitdéja  qu'ils  ne  vinfTenc 
à  la  connoi {Tance  de  tout  l'Uni- 
vers, Van^efte  la  raffura,  Se 
lui  promit  ion  afîîftance.  Elle 
lui  demanda  où  elle  en  étoit 
avec  le  Roi.  Chimene  comprit 
à  peine-  ce  que  cela  vouloitdire, 
Enfin  elle  lui  conta  comme  le 
Roi  £c  eile  s'étoient  entendus  a- 
vant  que  de  fe  parler  5  le  peu  de 
chofesqu'ils  avoient  eu  occafioa 
de  fe  dire  depuis  plus  de  huit 
moisj  &  qu'ils  s'écri  voient  quand 
ils  le  pouvoient,  Vangefte  fit  un 
grand  cri  d'étonnement,  de  voir 
une  affaire  fi  peu  avancée  depuis 
un  fi  long-temps.  Elle  fçavoic 
qu'elles   alloient    plus  vifte  en 


de  Navarre*  jj<y 

Êfpagne  3.  elle  demandoit  incef- 
/àmm-nt  s'ils  ne  s'étoient  jamais 
vus  en  particulier.  Chimene  di- 
foie  que  non,  mais  que  le  Roi  le 
fouhanoit  fort  ,  Se  lui  en  écri- 
voit  fouventj  qu'il  la  prioit  de 
lui  aider ,  mais  qu'elle  n'avoit 
jamais  compris  comme  cela  fe 
pouvoit  faire  $  que  depuis  peu  il 
avoir  mis  Pomperandans  la  con- 
fidence 5  qu'il  fçavok  ies  couru- 
mes  d'Efpagne  5  6c  qu'il  cher- 
choit  tous  les  jours  des  moyens 
pour  pouvoir  les  faire  voir  :  mais 
que  jufqu  alors  tout  lui  avois  pa- 
ru difficile  6c  peufeur.  Vangefte 
rêva  un  peu  ,  6c  fut  quelque 
temps  fans  parler.  Vous  me  pa- 
roiiîez  tres-diferette,  lui  dit-elle» 
Si  vous  voulez  faire  ce  que  je 
vous  dirai >je  vous  fervirai  mieux 
que  Pomperan  ,  6c  vous  verrez 
vôtre  Amant  fans  nul  rifque» 
Ah  ?  die  la  jeune  Chimene,  qui 


3^0  La  Reine 

n'avoit  garde  de  comprendre  les 
confequences  d'un  tefte  à  tefte 
amoureux  ;  Vous  me  feriez  voir 
le  Roi ,  ma  chère  Vangefte  r  Si 
je  lui  parle  un  moment  en  ma 
vie,  je  ne  me  foucie  plus  de  mou- 
rir. Quoi  :  je  lui  pourrois  dire* 
que  je  l'aime  r  Je  pourrois  en- 
tendre de  lui  ces  mots  char- 
mans  :  lenmourrois  de  plaiflr , 
&  le  paflage  feroit  court  de  la 
vie  à  la  mort.  Vous  ne  mour- 
rez point  ,  aimable  Chimene , 
lui  répliqua  Vangefte ,  ôc  vous 
verrez  le  Roi.  J'ai  un  Amant  y 
continua-t-elle  ,  auiïi  bien  que 
vou-.  Il  m'aime,  &  je  laime  : 
mais  il  eft  plus  heureux  que  vous, 
ni  le  Roi.  Nous  nous  voyons 
quafi  toutes  les  nuits  Ne  me  de- 
mandez pas  qui  il  eft;  je  vous 
en  dis  afTez  pour  le  prefent.  Tout 
ce  que  je  puis  faire,  c'eft  de  vous 
donner  la  même  facilité  qu'il  a 


de  Navarre*  $61 

pom  me  voir  ,  6c  de  vous  ea 
fournir  les  moyens.  En  difanc 
cela,  elle  lui  prefenta  un  pafle- 
par-tcut  qui  ouvroic  toutes  les 
chambres  du  Palais.  Elle  lui  die 
de  l'envoyer  par  moi  au  Roi ,  £c 
de  lui  mander  qu'il  eût  une  lan- 
terne fourde  ,6c  qu'il  fe  gardât 
bien  de  venir  au  quartier  des 
Dames ,  mais  qu'il  convinftd'un 
lieu  avec  moi  où  ellefe  trouve- 
roit  à  une  heure  de  la  nuit.  Cet- 
te heure  de  la  nuit  effraya  un 
peu  Chimene  :  mais  comme  le 
fond  de  Ton  cœur  étoit  plus  pur 
que  la  lumière  du  Soleil  ,  rien 
ne  lui  parut  difficile  pour  voir 
ce  qu'elle  aimoit  fi  éperdu- 
ment. 

Vous  voyez  bien  que  Van- 
gefle  la  fervoit  comme  elle  é- 
toitfervie  :  car  l'Empereur  la 
venoit  voir  de  la  forte.  Van- 
geftç  lui  confeilla  encore  de  lui 


3^2  La  Reine 

marquer  le'  Cabinet  de  l'Aurore 
pour  le  lieu  de  leur  rendez-vous, 
parce  qu'il  ne  fe  trou  voit  pas  fur 
la  route  que  l'Empereur  tenoit 
quand  il  Talloit    voir. 

Chimene  me  parla  auffi-toft 
qu'elle  le  put ,  &  me  donna  cet- 
te heureufe  clef  qui  devoit  ren- 
dre mon  Roi  iî  heureux.  Je  ne 
vous  dirai  point  avec  quel  ravif- 
fement  il  la  reçut.  Il  parut  le 
foir  fi  content  chez  la  Reine, 
que  tout  le  monde  s'apperçut 
de  fa  bonne  humeur.  Chimene 
fçut  qu'elle  le  verroit  la  nuit 
même.  Elle  donna  une  heure 
un  peu  avancée  ,  parce  qu'elle 
voulut  attendre  que  tout  fufle 
endormi  au  -quartier  des  Da- 
mes. Le  Roi  eftoit  dans  une  im- 
patience &:  dans  des  defirs  ex- 
traordinaires. Il  me  retint  à 
coucher  dans  fa  chambre  ;  com- 
me cela  m'arrivoit  quelquefois, 


de  Navarre.  $6$ 

Quand  nous  fumes  tous  deux 
feuls ,  je  le  vis  équiper  pourfoil 
voyage  amoureux  5  &  prenant 
d'une  main  ion  paiTe- par- tout , 
&  de  l'autre  fa  lanterne  fourde, 
il  alla  en  Amant  heureux  où  l'a- 
mour le  conduifoit. 

Le  Roi  pafTa  fans  nulle  ren^ 
contre  ,  comme  il  le  fouhaitoit, 
dans  tous  les  lieux  où  il  fut,  Se 
il  arriva  enfin  à  celui  où  fon 
cœur  étoit  depuis  quelques  heu- 
res. Il  tira  fur  lui  la  porte  du 
Cabinet  de  l' Aurore,  &  il  con- 
nut bien  qu'on  ne  l'y  a  voit  pas 
devancé.  Il  referma  fa  lanterne, 
&  fut  quelque  temps  à  attendre, 
appuyé  prés  d'une  table.  Enfin 
il  entendu  ouvrir  doucement  une 
porte.  Il  touflà  ,  &:  fit  les  fignes 
dont  il  étoit  convenu",  £c  s'ap- 
procha à  pas  lents  vers  la  per- 
fonne  qu'il  encendoit  venir,  il 
avoic  les  bras  étendus ,  il  la  tou- 


3^4  £*  Reine 

cha  bien-toc  5  Se  la  toucher  & 
i'embrafTerJfut  la  même  chofe. 
Il  étoit  fi  tranfporté^que  je  ne 
fuis  pas  capable  de  le  bien  dé- 
peindre :  mais  je  vous  dirai  que 
ïa  perfonne  qu'il  tenoic  ainfï 
étroitement  ,  fit  tourner  une 
lanterne  fourde  qu'elle  avoir,  Se 
qu'à  fa  lumière  le  Roi  reconnue 
quec'étoit  l'Empereur  qu'il  em- 
brafloit.  L'Empereur  parut  fort 
furpris  de  voir  là  le  Roi.  Jamais 
étonnement  n'a  été  femblable 
au  leur.  Le  Roi  fe  crut  trahi  , 
eu  que  du  moins  il  ne  verrou  pas 
cette  nuit-là  fon  aimable  Maî- 
trefle.  Pour  l'Empereur  ,  il  ne 
fçut  que  penfer.  Il  regardoïc 
cette  avanture  comme  un  en- 
chantement ,  qu'un  Roi  captif 
fuft  libre  à  ces  heures  -  là  ,  Se 
Maître  ,  pour  ainfi  dire,  dans  ion 
propre  Palais.  II  recula  deux  pas 
en  arrière.  Que  vois  je  ,  dit-il  ? 

que 


àe  Navœrr e.  365 

<juc  vois  -  je  ?  Vous  Seigneur  en 
ce  lieu-ci  ?  Et  qu'y  venez  -  vous 
faire  ?  J'y  viens  chercher  la  more, 
lui  die  le  Roi  en  safllyant  fur 
une  chaife  ,  puifque  je  fuis  aflez 
malheuraix  pour  vous  rencon- 
trer. 

L'Empereur  rêva  queques 
tnomens,  Se  rama  flanc  avec  beau- 
coup de  promptitude  tout  ce 
<jui  lui  vint  dans  la  cêce  ,  il  con- 
nut bien  que  l'amour  feul  cau- 
fôic  les  démarches  du  RoL  Si 
bien  que  s'égayant  tout  d'un 
coup  le  vifage  :  Mon  pnfonnier, 
lui  die  il  d'un  ton  de  plaifance- 
rie,vousen  voulez  à  la  liberté 
des  autres.  Mais  fans  vous  don- 
ner tant  de  peine  ,  mettez-moi 
de  vôtre  confidence  ,  je  m'enga- 
ge à  vous  livrer  la  beauté  que 
vous  cherchez.  Ah  !  Seigneur. 
ne  raillons  point  ,  lui  dit  le  Roi 
quiétoitau  defefpoir    ,  &  qui 

//.  Partie.  M 


$66  La  Rcînc 

craignoit  que  Chimene  ne  vinfl 
dam  ce  fatal  Cabinet.  Rame- 
nez.moi  dans  ma  prifon.  Ache- 
vez vôtre  heureule  courfe  :  car 
je  vois  bien  que  c'eft  pour  vous, 
que  l'amour  referve  (es  dou- 
ceurs. 

L'Empereur  vit  un  air  fi  trifte 
dans  le  vifage  du  Roi  ,que  tout 
d'un  coup  il  s'imagina  que  c'é- 
toit  Vangefte  qui  lui  étoit  infi- 
delle.  Cet  accès  fi  facile  dans 
ies  appartenons  ,  cet  équipage 
pareil  au  fien ,  tout  cela  fut  aflez 
fort    pour  lui  faire  venir  cette 
cruelle  peniee.  Si  bien  que  re- 
gardant le  Roi  d'une  manière 
ort  feneufe:  Au  nom  de  Dieu, 
.Seignqpr  ,  lui  dit-il ,  ne  nous  re- 
çus point   comme  fufpects 
à  1  autre.    Dites  -  moi  qui 
aimez.  Ne  m'en  faites  pas 
'rcre,  je  vous  engage  ma 
d'honneur  j  qu'hors  une 


de  Navarre.  367 

feule  perfonne  je  vousfervirai  en 
fîneere  ami ,  6c  que  j'abrégerai 
utilement  lesdifficultez  que  vous 
avez  à  vous  voir.  Ces  mots  que 
l'Empereur  lâcha  avec  impetuo- 
fîté  ,  portèrent  le  même  trou- 
ble dans  lame  du  Roi.  Comme 
rien  à  Ces  yeux  n'étoit  plus  aima- 
ble que  Chimene,  il  alla  s'ima- 
giner'  que  l'Empereur  Iaimoic 
auffi  ,  &c  que  c'étoit  elle  feule 
qu'il  vouloit  excepter  :  Ah  Sei- 
gneur s'écria- t'il ,  que  vous  m'ê- 
tes fatal  en  toutes  choies  |  L'Em- 
pereur lui  alloit  répondre,  quand 
il  entendit  un  petit  bruit.  Il  re- 
ferma fa  lanterne,  6c  alla  où  il 
l'avoit  entendu.  Il  s'arrêta  en 
conjeéhirant  qu'une  perfonne 
qui  avoit  marché  s'étoit  auffi 
arrêtée.  Le  Roi  étoit  fur  fa  chai- 
fe  ,  réfolu  d'en  venir  à  toute  ex- 
trémité avec  l'Empereur  ,  6c  il 
fe  levoit  fans  fçavoir  ce  qu'il  al- 
M    ij 


3  63  L&keïne 

loit  faire  ,  quand  l'Empereur 
auflî  troublé  que  lui  demeura 
immobile  à  fa  place.  Mais  enfin 
une  voix  craintive  &  baffe  le  fie 
revenir  à  lui.  Eft-ce  vous,  lui 
dit-on  ,  mon  cher  Prince?  La- 
gitation  de  l'Empereur  étoit  fi 
grande  ,  que  ce  fon  de  voix  lui 
parut  être  celui  de  Vangefte  5 
fi  bien  qu'ouvrant  fa  lanterne 
avec  précipitation  ,  il  vit  avec 
beaucoup  de  joye  que  ce  ne  1  c- 
toit  pas  5  &  Chimene  lui  parut 
fi  belle  &:  fi  charmante  ,  qu'il  fut 
contraint  d'avouer  en  lui-mêm^ 
que  le  bonheur  du  Roi  étoic 
grand.  Cette  jeune  créature  pen- 
fa  mourir  en  reconnoi fiant  le  vi- 
fage  terrible  de  fon  Empereur, 
O  Ciel  !  s'écria-t'elle  ,  que!  mé- 
conte  !  elle  fe  laifla  tomber  à 
demi  morte  fur  des  piles  de  car- 
reaux doiK  tout  ce  Cabinet  étoi* 
plein. 


de  Navarre.  369 

L'Empereur  revenu  &  de  fa 
jaloufîe  &  de  fa  furprife ,  rit  de 
la  peur  <ée  eecce  pauvre  fille  5  & 
fe  tournant  vers  le  Roi  d'une 
façon  toute  gaye  :  Venez  ,  Seit 
gneur  ,  venez  ,  lui  dit-il  ,  Chi* 
mené  a  befoin  de  vôtre  feeours. 
Je  repaierai  dans  quelques  tems 
pour  voir  fi  elle  aura  repris  Ces 
efprits.  Je  vous  laifle  le  foin  , 
continua- t'il  plaifammenc,de  la 
ranimer. 

L'Empereur  le  quitta  &  alla 
trouver  Vaugefte  :  vous  jugerez 
tout  à  l'heure  lequel  des  deux 
fut  le  plus  heureuxdu  Roi  ou  de 
lui. 

Mais  avant  de  paiTer  outre  , 
je  vous  dirai  ce  qui  avoit  caufé 
leur  rencontre.  Je  vous  ai  fait 
entendre  que  Charles  alloit 
prefque  toutes  les  nuits  trouver 
Vangefte  &  comme  il  y  alloit 
ce  foir-là,il  avoit  entendu  ChU 
M    iij 


370  La  Reine 

mené,  qui  ayant  été  impatiente 
de  Ce  trouver  au  rendez  -  vous 
avec  le  Roi,  en  devançoit  l'heu- 
re. L'Empereur  crut  qu'il  yavoic 
encore  quelques  Dames  qui  n'é- 
toient  pas  retirées.  Il  ié  jetta  dans 
un  Condor ,  &  réfolut  d'aller  at- 
tendre quelque  tems  dans  le  Ca- 
binet de  l'Aurore.  Chirnene  de 
(on  côté  ayant  eu  peur  que  quel- 
que perfonne  dans  leur  quartier 
ne  fût  point  encore  couchée  > 
étoit  retournée  fur  les  pas  dans 
ion  appartement. 

A  peine  l'Empereur  fut- il  for- 
tij  que  le  Roi  fe  voyant  feul  avec 
fon  aimable  Maîtrefle  >  pofa  fa 
lanterne  à  terre  pour  avoir  le 
p'aifir  de  la  confiderer1.  il  la  vit 
fans  aucun  fentiment ,  couchée 
furdes  carreaux.  Il  femità  ge- 
noux auprès  d'elle  ,  &  tâcha  en 
toute  manière  de  la  faire  revenir» 
H  Tappelloit  ,  il  la  tenoit  entre 


Je  Navarre,  371 

fes  bras ,  il  écoic  quafi  mort  lui- 
même.  Enfin  une  voix  fi  chérie 
lui  fit  ouvrir  fes  beaux  yeux. 
Elle  les  tourna  d'abord  vers  le 
Ciel  d'une  façon  toute  languif- 
fante  j  enfuice  les  baifTant  fur 
le  Roi ,  ils  furent  dans  un  mo- 
ment tous  noyez  de  fes  larmes. 
Ce  Monarque  éperdu  les  recueil- 
lit  precipitemment  avec  fa  bou- 
che. Il  la  prefTa  tendrement  fur 
fes  beaux  yeux  :  mais  Chimene 
le  repouflant ,  &  reprenant  tou- 
tes fes  forces ,  fe  releva  5  Se  s'af- 
feyant  fur  ces  carreaux:Que  fai- 
tes-vous ,  Seigneur  ,  lui  dit-elle? 
Oubliez-  vous  que  c'eft  Chimene 
qui  vous  aime  D  qui  veut  bien  fe 
trouver  feule  avec  vous  >&  qui 
n'a  pas  crû  trouver  aucun  péril? 
Vous  m'aimez  ,  lui  dit  le  Roi,& 
vous  me  faites  de  la  refiftance  > 
Non  ,  Chimene,  on  n'aime  pas 
ainfi  5  &  lors  voulant  lui  donner 
M   iiij 


371  La    R^ine 

quelque  marque  emportée  de 
paffion  :  Arrêtez- vous  Seigneur, 
lui  dit-elle» ou  ma  voix  va  ré- 
veiller tout  ce  qu'il  y  a  dans  ce* 
Palais.  Je  ne  fuis  pas  venue  ici 
pour  combattre  ,  &  pour  mefu- 
rer  mes  forces  avec  les  vôtres. 
J'ai  cru  que  mon  cher  Prince  fo- 
roit  content  de  tout  ce  que 
je  puis  pour  lui  ;  je  n'avois  pas 
preveu  qu'il  duft  avoir  une 
autre  volonté  que  la  mienne» 
joiii fions  innocemment  du  plai- 
fir  de  nous  voir  fans  témoins ,  & 
de  nous  dire  tout  ce  que  l'amour 
nous  a  fait  fi  tendrement  fentir. 
Le  Roi  qui  n'étoit  pas  content 
d'un  entretien  fi  frivole  >  l'inter- 
rompoit  a  chaque  mot  par  une 
aftion  d  amour.  Il  lui  baifoicl* 
main,  les  pieds  5  il  lui  embraflbit 
les  genoux  >  &  fe  fervoit  en  de- 
fordre  de  toutes  ces  exprdlions 
vives  qui  marquent  fi  bien  I& 


de  Navarre.  373 

grandeur  de  la   paffion.    Mais 
Chimene  lui  refiftoic ,  &  faifant 
couler  de  nouvelles  larmes  de 
ks  yeux  :  Je  me  fuis  bien  trom- 
pée ,difoic-ellc,dun  ton  tendre 
&    mécontent.  Je  croyois  être 
aimée,  &  être  aimée  dune  ma- 
nière auffi.  parfaite  que  je  vous 
aime.  Helas  j  que  ne  va  point 
penfer  l'Empereur  ?  Il  me  croie 
du  caraftere  des  autres  femmes." 
Il  araifon  ,  pourfuivoit-clle,  &c 
l'adion  que  je  fais  naqti  une  ap- 
parence criminelle.  Vous  le  fça- 
vez,Dieu  tout-puilTant ,  repre- 
noic-elfe,  vous  lefçavez,  &  s'il 
n'y  avoit  pas  autant  de  pureté 
que  d'amour    dans    l'intention 
qui  m'a  conduit  ici.  Je  ne  fça^ 
vois  pas  le  danger  qui  s'y  trou- 
ve. Mais ,  Seigneur ,  il  ne  n'im-  • 
porte   que    l'Empereur   ne  me 
rende  pas  juftice,  pourveu  que 
la  perfonne  que  j'adore  connoiiîe 
M    V 


fe  fond  de  mon  cœur  ,  où    la- 
mour    &    Tinnocence    régnent 
également.   Mais  ,  ma    divine 
Maîtrefle  ,  lui  difoit  le  Roi  en 
lui  ferrant  la  main  ,  comment 
puis- je  croire  que  vous  m  aimez, 
fi  vous  m'en  réfutez  la  moindre 
marque  ?  Eh   ne  comptez-vous 
pour  rien  ce  que  je  fuis  prefente- 
ment  ,  lui  répondit-elle  >  Je  fuis 
feule  au  milieu  delà  nuit  avec 
vous  5  je  hafarde  ma  gloire ,  & 
je  l'ai  perdue,  reprit-elle,  au- 
près de   mon  Empereur  &  de 
mon  Maître.  Je  vous  facrifiede 
bon  cœur  ce  qu'il  en  peut  croire: 
mais  vous,  mon  cher  Prince  ,  ne 
faites  pas  d'injuftice  à  mon  a- 
mour.  Ne  perdons  point  le  tems, 
cifons-nous  tout  ce  qu'il  nous  a 
fait  fouffnr  à  l'un  &  à  l'autre* 
Abandonnons  -  nous  à  la  joyc  de 
nous  voir  ,  goûton-s-en  les  char- 
mantes douceurs.  Elle  s'animoit 


W* 


de  Navarre.  375 

en  difant    ces   paroles  ,  parce 
quelle  fuivoit  naturellement  la 
tendrefle  de  Ton   cœur.  Le  Roî 
en  fut  touché  ,  &  efpera  qu'il  en 
pourroit  tirer  quelque  avantage» 
Il  la  regardoit  d'une    manière 
paffionnée  ,  elle    y    répondoit. 
Enfin  il  tourna  fa  lanterne  ,  Se 
crut  que  l'obfcurité  lui  feroit  fa- 
vorable. Mais  s'il  fut  plus  hardi, 
elle  devint  encore  plus  timide, 
ou  plutôt  elle  fut  plus  conrageu- 
fe  àrepoufTer  les  tendres  caref- 
fes  du  Roi.  Ouvrez  vôtre  lan- 
terne ,    Seigneur  ,  lui  dit-elle* 
Ne  me  privez  pas  du  feul  plai- 
fir  que  je  puis  avoir  avec  vous, 
après  celui    de  vous  entendre. 
Eh  quoi ,  pourfuivit  -  elle  après 
avoir  été  pbeïe,  ne  ferois-je  pas 
en  pleine  aflurance  avec  vous 
dans  le  fond  desdeferts  ?  Qu'au- 
rois- je  à  craindre  ?  Vous  êtes  le 
gardien  demagluire.  Mon  cher 


276  LaRerne 

Prince continuoit-elie,lui  voyant 
un  air  peu fatisfau,  ne  m'affligez 
pas  de  cec  air   qui  me  glace.  & 
qui  m'épouvante.  Non,  Mada> 
me  ,  lui  du  le  Roi ,  je  ne  vous 
tourmenterai  plus    Ma  prefence 
vous  eft  importune  ,  retourne^  fi: 
vous   le  voulez   dans  vôtre,  ap- 
partement-, vous  n'aurez  plus  à; 
fouffrir   d'un    Prince  que  vous 
haïflez,  5c qui  meure  pour  vous,. 
Moi  vous  hair  ,  s  écria  telle  i 
Ah  !  Seigneur ,  je  vous  adore  5, 
&  p'ût  à  Dieu  que  vous  mai- 
jnaffiez    de   la  manière   que  je 
vous  aime  1  Pendant  quelle  par- 
tait ain  fi:  le  Roi  setoitlevé,&: 
ie  tenoit  debout  contre  la,  table 
les  deux  bras    croifcz.    fur  foiv 
eftomach;  &.la  tendre  Chime- 
ne  le  regardant   avec  des  yeux 
capables  de  le  faire  mourir  d'a- 
mour !  Mon  cher   Roi ,  lui  di- 
foii  elle  \  voulez- vous  ma  vie  ? 


de  Navarre  3-7- 

je  fuis  prête  à  vous  la  donner, 
Ecoutez  la  raifon.  Finiflez  cette 
froideur  ,  ou  je  vais  mourir  dans 
ce  moment  même.  Ses  larmes 
lui  oterenten  cet  endroit  la  pa~ 
ro!e.  Ses  faiwlots  étoient  fi  fre- 
quens ,  exila  violence  de  fa  doub- 
leur fi  terrible  ,  que  le  Roi  tout 
attendri  fut  fi  émeu  que  les  lar- 
mes coulèrent  infenfiblemenc 
fur  fes  joues,  O  mi raculeufe  ver- 
tu s'écria  -t'il  aufli  j  Je  me  rends, , 
tout  eft  adorable  en  Chimene. 
Pardon  ,  ma  belle  MaîtreiTe  ,  lui 
dit-il ,  enferejettant  à  genoux  : 
Pardonnez  à  un  malheureux ,.  à 
qui  vos  bontez  étoient  fi  necef- 
faires,  qu'il  va  mourir  puifqu'ii 
n'a  pu  vous  toucher. 
•  Comme  le  Roi  en  et  oit-1  à  , 
l'Empereur  fè  montra  à.  leurs 
yeux,  il  étoit  dans  le  Cabinet 
il  y  avoit  déjà  quelque  temps  :- 
mais  ilsn'étoient  pas  en  état  ni 


37 S  La  Reine 

l'un  ni  l'antre  de  s'en  apperce- 
voir.  Ce  Prince  fut  ïurpris  de 
les  trouyer  de  la  force  ,  furpris 
de  ce  qu'il  voyoir,  &  plus  furpris 
de  ce  qu'il  venait  d'entendre. 

Le  Roi  tourna  la  tète  de  fon 
coté  d'une  manière  toute  trifte. 
Chimene  n'eut  pas  la  force  de 
fe  lever.  Eh  quoi  Seigneur ,  lui 
dit  l'Empereur  j  n'avez-  vous  pas 
mieux  employé  le  temps  ?  Sa 
vertu  eft  inébranlable,  lui  répli- 
qua le  Roi.  Elle  m'a  vaincu5mais 
elle  m'a  defefperé.  Ah  Chime- 
ne •  lui  dit  l'Empereur,  eft-ce 
ainfî  que  vous  traitez  mon  frère? 
&  avez  vous  fi  peu  d'amitié  pour 
moi ,  que  vous  me  mettiez  en 
état  de  vous  faire  des  reproches: 
Seigneur>luidit-elle  en  felevant, 
je  ne  fçaurois  vous  répondre  , 
pardonnez  mon  defordre.  Elle 
tenoit  fon  mouchoir  fur  fon  vi- 
fage ,  elle  Iota  en  paflant  prés 


de  Navarre.  379 

du  Roi  3  £c  lui  tendant  la  main, 
en  la  lui  ferrant  :  Adieu,  lui  dic- 
elle,vous  fçavez  bien  que  je  vous 
aime,  aimez-moi  encore  fi  vous 
voulez  que  je  vive.  Elle  pafla 
vîte  ,  6c  s'en  alla  après  ces  paro- 
les, 6c  l'Empereur  demeura  auffi 
interdit  que  le  Roi  étoit  affligé. 
11  le  ramena  dans  fa  Chambre? 
où  je  fus  merveilleufement  éton- 
né de  les  voir  encore  enfemble. 
Vous  avez  été  plus  heureux  que 
moi,  Seigneur,  lui  dit  le  Roi? 
en  tâchant  de  foûrire,  il  eftjulte 
que  vous  vous  alliez  repofer, 
L'Empereur  entroit  dans  fon 
chagrin  ,  6c  il  lui  dit  qu'il  vou- 
loit  en  parler  avec  lui.  En  effet 
il  fut  encore  plus  d'une  heure 
auprès  de  nous,  fort  étonné  de 
fa  vertu  de  Chimene  dans  une 
auffi  grande  tendrefle  qu'étoit 
celle  qu'elle  reiTentoic  potu  le 
Roi. 


3 Se  La  fReinr 

Elle  parut  fort  mélancolique 
te  lendemain  chez  la  Rems 
tleonorjôc  quand  elle  vie  en- 
trer le  Roi,  elle  eue  autant  de 
confufion  que  fi  elle  neuft  pas 
été  la  plus  fage  peifonne  du 
monde.  L'Empereur  lui  parla 
beaucoup  pour  le  Roi,&  voulue 
i'ençaçrer  à  le  voir  la  nuit  fui- 
vante  :  mais  cette  modefte  per- 
fonne  s'en  défendit  avec  ferme- 
té. Elle  dit  à  Charles  quelle  ai- 
moi  t  trop  le  Roi  pour  vouloir 
s'expofer  à  l'aimer  moins.  Voila 
toute  la  réponfe  qu'il  en  put  ti- 
rer. Le  Roi  parla  lui-même ,  il 
n'obtint  rien.  Il  la  conjura  d'ac- 
corder ce  qu'on  lui  demandoit, 
de  lui  jura  avec  mille  fermens, 
qu'il  ne  manquerait  jamais  de 
refpect  pour  elle  :  mais  toutes 
cesaflurances  ne  changèrent  pas 
fa  réfolution  j  elle  lui  dit  qu'el- 
le ne   fe  rencontrerait  jamais 


de  Navarre.  fôi 

avec  lui  fans  témoins. 

Elle  fut  encore  plufieurs  jours 
importunée  par  eux  ,  Se  même 
par  Vangefte  que  Charles  en 
a  voit  priée  »  &c  qui  ne  pouvoir 
aflez  s'étonner  de  la  refiftance 
de  cette  jeune  fille  ,  elle  qui  n'en 
oppoïbit  pas  une  fernblable  à 
l'amour  de  l'Empereur.  Chime- 
ne  lui  avoua  quelle  ne  fe  feroit 
point  trouvée  à  ce  rendez- vous 
fî  elle.euft.  prévu  que  les  chofes 
s'y  fu fient  paffées  de  la  forte  : 
tant  il  eft  vrai  qu'une  ame  pure 
n'imagine  pas  feulement  ce  qui 
la  peut  mettre  en  quelque  ha- 
fard  quand  la  bonne  foi  la  con- 
duit. 

Le  Roi  ne  fe  laiïbic  point  de 
prier ,  elle  lui  écrivit  les  plus 
touchantes  lettres  du  monde  „ 
elle  neperdoit  pas  une  occafion 
de  lui  montrer  fa  tendrefle ,  mais 
elle  ne  voulut  plus  de  rendes— 


382  La  Reine 

vous.  Vangefte  qui  étoit  tou- 
chée de  l'état  pitoyable  dans 
lequel  le  Roi  vivoit,  propofa  à 
Charles  de  faire  venir  le  Roi  la 
nuit  chez  elle  avec  lui.  Chimene 
confentoit  de  le  voir  de  cette 
forte  j  mais  l'Empereur  toujours 
caché  ne  voulut  pas  que  le  Roi 
fçut  fes  amours  ,  &  ne  le  pût  re- 
foudre à  le  foulager  par  ce  mo- 
yen-là. 

De  forte,  Madame,  que  lô 
Roi  accablé  de  la  rigueur  defon 
impitoyable  Maîtrefle  ,  tomba 
dans  une  langueur  qui  dégénéra 
bien-tôt  en  une  dangereufe  ma- 
ladie. Tout  le  monde  craignit 
pour  fa  vie  ,  &  elle  fut  en  un  fi 
grand  danger,  qu'on  aprit  que 
la  Reine  de  Navarre  qui  étoit 
pour  lors  la  Duchefle  d'Alen- 
çon  ,  alloit  venir ,  avant  obtenu 
tous  fes  fauf-  conduits  de  l'Em- 
pereur j  qui  ne  fut  pas  marri  de 


de  Kavarre.  383 

voir  une  fi  belle  perfonne.  Mail- 
la veille  defon  arrivée  ,  on  crue 
absolument  que  le  Roi  mouroic. 
Les^ipparences  dauftenté  vonc 
fi  loin  en  Efpagne ,  que  la  Reine 
de  Portugal  qui  envoyoic  vingt 
fois  le  jour  fçavoir  de  fes  nou- 
velles ,  nofa  jamais  y  aller  elle- 
même. 

L'Empereurqui  étoit  allé  faire 
un  petit  voyage  à  Tolède,  revint 
brufquement  fur  (ci  pas ,  &  alla 
voir  le  Roi  ,  juftement  dans  le 
temsde  l'arrivée  de  la  Duchefle 
d'Alençon.Je  ne  vous  dirai  point 
les  honneurs  qu'on  lui  rendit  ,il 
fuffit  de  vous  dire  qu'elle  parue 
comme  un  foleil  qui  répand  fa 
lumière.  Tout  brûla  de  les  feux 
fi  beaux  &  fi  nobles.  L'Empe- 
reur fut  frapé  6c  touché  d  une 
parTion  extraordinaire  ,  il  n'y  eut 
point  de  cœur  qui  ne  fût  émeu  > 
Ôcfion  vouloic  dire  la  vérité,  il 


j 


3S4  La   Rein f 

n'y  eut  gueres  damans  qui  ne 

devinflem  infidèles. 

Après  les  premières  civilités 
qu'elle  rendit  à  l'Empereur -,  qui 
avoit  été  au  devant  d'elle,  elle 
demanda  avec  empreflemene 
qu'on  lui  fît  voir  !e  Roi  fon  frère, 
L'Empereur  l'y  conduisît  lui  mè- 
mc,&  à  peinela  Princcfle  avoir- 
elle  mis  le  pied  dans  la  chambre 
du  Roi  ,  qui  avoit  voulu  être 
de  bout  pour  la  recevoir ,  qu'elle 
quitta  l'Empereur  ,&  courut  fe 
jetter  entre  les  bras  de  ce  cher 
frère ,  avec  de  fi  grands  trans- 
ports de  joye,  de  tendrefle  &  de 
pitié  ,  qu  elle  en  caufa  à  tous 
ceux  qui  la  confideroiem.  Le 
Roi  la  reçut  en  pleurant  5  6c  il 
eut  befoin  que  le  Connétable  le 
foutint  tant  il  étoit  foible.  On 
n'entendoit  que  les  noms  de  frè- 
re &  de  fœurjcar  dans  cet  état  la 
DtichefTe  oblcrvoic  moins  foa 


de  Navarre.  3$j 

fefpecl  ,  quelle  ne  fuivoit  les 
mouvemensde  fa  tendrefle. 

L't  mpereur  les  tailla  feuls,  04 
fit  une  profonde  révérence  à  la 
Duchefïè  en  1  aflurant  qu elle 
étoit  plus  Maîtrefle  que  lui-mê- 
me de  toutce  qui  étoit  a  lui.  Je 
pafle  les  carefles  du  Roi  6c  de  fa 
îbeur  ,  6c  tout  ce  qu'ils  fe  dirent, 
parce  que  ce  neft  que  l'hiftoire 
des  amours  de  ce  Prince  que  je 
me  fuis  engagée  de  vous  ap- 
prendre. 

Je  vous  dirai  donc  que  Char- 
les ayant  revu  le  ioir  la  Prin- 
cefTe ,  ne  fongea  plus  qu'à  lai- 
mer  ,  &,  à  s'en  faire  aimer.  Pour 
cet  effet,  il  prit  dans  un  infrant 
un  efprit  de  compiaifance  pour 
le  Roi  ,  &  fans  plus  aimer  Van- 
gefte  ,  &  par  conséquent  ne  fe 
fouciat  plus  que  le  Roi  fçut  qu'il 
étoit  bien  avec  elle.  Il  prit  un 
prétexte  de  politique  avec  cette 


3  £6  La  Reine 

fille  ,  Se  dés  la  nuic  même  il  alla 
avec  elle  &c  Chimene  dans  la 
Chambre  du  Roi.  Il  ne  dormoit 
pas  encore  ,  il  fut  étonne  de 
voir  l'Empereur  relever  un  pa- 
villon de  drap  d'or  qui  couvroit 
fon  lit.  Il  lui  prefenta  Chimene. 
Voila  cette  belle  perfonne,  Sei- 
gneur, luidit-il, qui  vient  aider 
la  Pnncefle  vôtre  fœur  ,afin  de 
vous  faire  reprendre  bien  -  tôt 
vôtre  fanté.  Il  la  huila  en  difant 
cela  j  Se  Vangefte  après  avoir 
faluéleRoi  ,  fut  safleoir  avec 
l'Empereur  dans  les  derniers 
fîege<>  de  la  ruelle.  La  tendre  Se 
timide  Chimene  fe  mit  à  genoux 
en  s'apuyant  fur  le  dit  du  Roi  j 
il  fut  troublé  de  fa  veuë  ,  &  ne 
la  vou'oit  pas  fouffriren  cette 
pofture  :  mais  elle  fans  l'écouter , 
&  fans  efluyer  quelques  larmes 
qu'elle  ne  pouvoir  retenir  ,  lui 
prenant  une  main  avec  les  fien- 


de  Navarre.  387 

ncs  y  Vous  vouliez  donc  mourir,- 
lui  aifoic  elle.  Mon  Roi  croyoit- 
il  mourir  fans  moi  ?  Helas  i  Ma- 
dame,Iui  répondoit-il  ,tn'aimez- 
vous  aflez  pour  confentir*que 
nous  vivions  enfemble  ?  Oui ,  lui 
dit-elle  ,fi  vous  pouvez  vous  ac- 
commoder de  la  manière  donc 
je  veux  êcr*  aimée.  Songez  à 
vous  guérir ,  à  époufer  la  Reine 
Eleonor  ,  &  à  vous  redonner  à 
vos  peuples  qui  IanguifTent  après 
la  prefence  de  leur  grand  Roi* 
Mais  fuivrez-  vous  la  Reine  Eleo- 
nor ,  lui  dit  ce  Prince  ?  Voudrez - 
vous  venir  avec  elle  régner  plus 
quelle  dans  mes -E rats'; ?  Le  Ciel 
fçaic  ,  aimable  Chimene  ,  fi  je 
ne  regarde  pas  avec  horreur  une 
alliance  qui  me  donne  à  une  au- 
tre. Si  jetois  libre  ,je  ne  dis 
point  que  je  ne  ferois  jamais 
qu'à  vous.  Nous  fommes  des 
miferables  qui  ne  dépendons  pas 


3"SS  La  Reine 

de  nous.  Victime  de  nos  peuples, 
nous  leur  fommes  toujours  fa- 
crifîez  *.  mais  touc  ce  que  je  puis 
vous  jurer  ,  e'eft  que  fi  j'étois 
maître  de  mes  actions ,  ne  pou- 
vant être  à  vous  ,  vous  ne  me 
verriez  jamais  à  uneautreje  fçai 
trop  ,  lui  dit  elle  ,  l'obftacle  qui 
nous  fepare.  Je  fçai  -que  vous  ne 
pouvez  vous  abbaiiTer  jufqu'à 
moi  5  mais  permettez  moi ,  Sei* 
gneur  ,_de  m'élever  jufqu'à  vous, 
en  vous  donnant  mes  confeils. 
Vous  voyez  qu'ils  font  dêfinte- 
refTez ,  pourfuivit-elle  en  foupi- 
rant  ,  ôc  voulant  néanmoins 
fourire  :  mais  vôtre  Chimene 
vous  veut  iparoître  en  tout  di- 
gne de  l'honneur  que  vous  lui 
faites. 

L'Empereur  haufla  la  parole 
en  cet  endroit  ,  &;  fadrefla  au 
Roi.  Sa  converfation  fut  un  mo- 
ment générale  , après  cela  il  ie 

retira, 


de  Navarre.  389 

retira  ,  &  emmena  Vangefte  & 
Chimene. 

Dés  le  lendemain  il  parue  ua 
grand  amandement  dans  la  fan* 
té  du  Roi  ,  on  l'attribua  a  la  veuë 
tant  defirée  de  fa  chère  fœur. 

Cette  Princefle  loua  fort  la 
beeautéde  la  Princefle  d'Arago, 
celle  de  la  Princefle  de  Salerne, 
&  celle  de  Chimene  :  elle  leur 
faifbit  bien  des  carefles,  les  ayant 
toujours  avec  elle.  Enfin  elle 
leur  donna-  cent  témoignages 
d'amitié,  fclle  ne  fut  pas  long- 
temps à  connoître  la  paffion  du 
Roi  fon  frère  pour  Chimene. 
Elle  lui  en  parla  ,  ôc  prit  pour 
elle  une  cftime  extraordinaire. 
Elle  lui  propofa  ,  connoiflant  fa 
vertu  ,  de  la  mener  en  France . 
ôc  qu'elles  ne  le  fepareroient  ja- 
mais Tune  de  l'autre.  Mais  Chi- 
mene toujours  fidelle  à  fa  gloire, 
reçût  lapropofition  de  la  Prin- 

/  L    Partie.  N 


39©  La  Reine 

ceflc  avec  refpecl  ,  elle  lui  dit 
que  la  paflion  que  le  Roi  avoir 
pour  elle  ,  &  l'attachement  qu- 
elle ofoit  avouer  qu'elle  avoit 
pour  lui  ,  ne  lui  permettent  pas 
d'accepter  une  honneur  quelle 
auroit  acheté  de  fa  propre  vie. 

La  Duchefle  d'Alençon  lui 
trouvant  tant  d'efprit ,  de  raifon 
&c  de  façefle  Juï  confia  l'état 
des  affaires  du  Roi  ,  &  la  pria 
de  l'aider  à  finir  ces  traitez  avec 
l'Empereur.  Mais  ma  Princefle, 
lui  dit  Chimene  -,  fi  un  de  ces 
traitez  dépend  de  vous,  fi  f in- 
tention de  l'Empereur  eft  de 
vous  faire  Impératrice  ,  il  ne 
faudra  pas  que  je  vous  fuive  en 
France  5  &  je  pourrai  vous  don- 
ner tous  les  momens  de  ma  vie  à 
Madrid.  A  Dieu  ne  plai'è  ,  dit 
Madame  d'Alençon  en  rougif- 
fanc,queje  fafle  ce  tort  à  Hn- 
fantç  Ifabelie,   Non    ma  chère 


de  Navarre  391 

Chimene,  je  ne  régnerai  point 
en  Efpagne  ,  mon  defîin  map- 
pelleailleurs. 

La  Princeffe  pafla  quelque 
temps  avec  fon  frère  à  traiter 
elle-même  toutes  les  négocia- 
tions. Elle  refufa  le  principal  ar- 
ticle qui  étoit  Ton  mariage  avec 
Charles.  Toute  la  terre  a  fçû 
que  cet  Amant  impétueux  vo- 
yant le  terme  de  fon  fauf- con- 
duit prochain  ,  la  vouloit  rete- 
nir fi  elle  l'eût  paiTé  d'une  heure 
feulement.  La  PrincefTc  en  fut 
avertie,  &  elle  s  en  aIIa,ou  pour 
mieux  dire  elle  prit  la  fuite  de 
la  manière  précipitée  que  per- 
fônne  n'a  ignorée. 
.  Le  Roi  qui  fou ffroit delà  mi- 
fere  de  fes  Sujets  qui  ne  refpi- 
roient  qu'après  fa  prefence,  qui 
étoit  prefsé  par  la  Régente  d'ac- 
complir fes  traitez,qui  fe  refîou- 
venoit  de  tout  ce  que  la  Du- 
N   ij 


2<)i  La  Reine 

chefle  d'Alençon  lui  avoit  dic,Sc 
qui  éioit  continuellemenr  folli- 
cité  par  Chimcne  >  qui  vouloir 
qu'il  les  exécutât  en  grand  Roi, 
&  comme  tel  qu'il  fe  rendit  a  fes 
peuples ,  fe  reiolut  enfin  de  bon- 
ne foi  à  les  exécuter.  Il  fut  donc 
queftion  de  fiancer  la  Reine  de 
Portugal  la  veille  de  fon  départ. 
Il  eut  Tur  cela  une  convention 
fort  tendre  avec  la  poffionnée  de 
renereufe  llnfantalde  que  je  ne 
vous  redis  point ,  parce  que  ce 
difcours  n'eft  dé  ja  que  trop  long. 
Je  vous    apprendrai    feulement 
que  toute  la  Cour  fe  preparoit  à 
ce  prand  jour  avec  une  pompe 
extraordinaires  chaque  perfon- 
ne  ne  fongeoit  qu'à  fon  ajufte- 
ment  ,  &  on  ne  parloit  que  de 
la  magnificence   des  habits  de 
Chimene. 

Enfin  le  Roi  fit  cette  action 
fplemnelle  de  bonne   grâce  Se 


de  flavarre.  393 

cri  donnant  la  main  à  la  Reine 
de  Portugal ,  il  perça  des  yeux 
toute  l'aflemblèe  pour  chercher  • 
Chimene ,  £c  l'affurer  par  un  re- 
gard que  le  cœur  ne  fui  voit  pas 
la  main  :  mais  il  ne  la  vit  pas. 
Il  tourna  la  tête  de  tous  cotez  5 
&  jettant  les  yeux  fur  l'Empe- 
reur ,  il  remarqua  de  l'inquiétu- 
de fur  ion  vifage ,  &  de  la  dou- 
leur dans  celui  de  Van^efte.  Il 
acheva     pourtant    la   cérémo- 
nie fans  marquer  trop  d'embar- 
ras. 11  repafla  chez  lui  le  plutôt 
qu'il  le  puft  pourm'envoyerfça- 
voir  des  nouvelles  de  Chimene. 
On  me  dit  qu'elle  s'étoit  trou- 
vée mal.  L'Empereur  évita  de 
parler  au  Roi  5  mais  le  foir  com- 
me il  étoit  rétiré  ,  il  entra  dans 
fa  chambre  avec  un  vifage  fore 
trifte  :  Il  lui  dit,  que  fans  qu'il 
en  eût  rien  fçu   Chimene  s'étoit 
aûfe  dans  un  Convent.  Le  Roi 
N    ij 


394  La  Reine 

pen  .'a  tomber  de  Ton  haut  à  ces 
paroles  ,  &  un  homme  ayant 
dans  ce  moment  demandé  à  lui 
parler  ,illui  prefenta  un  paquet 
de  la  pan  de  Chimene.  Le  Roi  le 
prit  &Ie  décacheta  fans  fçavoir 
ce  qu'il  faifoit.  Il  y  trouva  une 
boucle  de  Tes  cheveux.  Cette 
veue  le  fit  friflonner  &  pâlir ,  &> 
voyant  une  lettre  il  la  lue  avec 
précipitation  ,  mais  non  pas  fans 
s'interrompre  par  de  fréquents 
foupirs.  Elle  étoic  telle, 

AU  ROI  DE  FRANCE. 

je, prends  congé 'de  vous, Seigneur, 
&je  vms  écris  de  ce  même  Palais 
où  nous  femmes  encore  tous  deux  >é* 
dont  nous  allons  tous  deux  partir. 
Les  routes  que  nom  frétions  [ont  bien 
différentes  ;  vous  alle\  en  France 
porter  la  joie  &  l'amour  dans  tous 
les  cœurs  de  vos  Sujets.  Vous  allez, 


de  Navarre»  39  j 

demain  donner  la  foi  a  une  Reine  a 
qui  vous  vous  donnerez  enfuit e.  Àhl 
Seigneur  ,  avez  vous  dâpenfer  que 
je  puffe  voir  un  fi  tri  fie  fpettacle  ? 
En  donnant  la  main  a  Eleonor  5  vous 
donnez  le  dernier  coup  a  ma  vie. 
Ponrrai-je  vivre  ^  bon  Dieu  !  &  vous 
voir  entre  les  bras  d'une  autre  >  Vous 
me  direz  p  eut -efire^  Seigneur  ,  que 
c  efl  moi-même  qui  vous  ai  confie illê 
cefunefie  mariage.  Eh  \  Seigneur* 
ne  fcave\yous  pas  que  je  fais  tou- 
jours impitoyablement    ce  que  ma 
gloire  me  demande  ?  Je  nen  ai  pas 
moins  fouffert  dans  ces  pénibles  occa- 
fions.  Je  puis  dire  que  je  vous  rends 
a  vojlre  liberté ,  a  vo (Ire  patrie  ,  à 
vos  peuples  :  &  ce  qui  pa(fe  toutes 
les  cruaute\ ,  que  je  vous  donne  une 
époufe.  le  n  avois  p  as  prétendu  a  cet 
honneur.   Veut -être    aurois-je  bien 
voulu  qu'il  ne  f iift  jamais  tombe' fur 
per forme.  Aucune  vifionne  m  apaffé 
dans  latefiefiur  cela  5  mais  il  n'y  a 

N  iiij  - 


y)6  La  Reine 

pas  moins  eu  d'extravagance  d ani- 
mes chimères,  y  ai  defire'  cent  fob 
que  vous  nefujfiez  quunflmple  che- 
valier. En  cet  état  faurois  fait 
vous  plus  que  vous  nauru%^ 
fait  pour  moi.  dans  celui  ou  vous 
êtes.  Quelle  idée*  helas  l  elle  me 
flatte  encore  dans  ce  moment  5  &  je 
ne  vois  dans  le  refle  de  mes  p  enflées 
que  de  l'horreur  &  du  defefpoir.  Si 
je  vis  quand  vous  ferez,  la  cérémonie 
de  voflre  mariage  ,  ce  feraponrpaf- 
fer  le  refle  de  ma  vie  dans  un  lieu 
au  (1ère.  "Des  point  es  de  fer  affreufeî, 
herifiées  ,  terribles  vont  être  e?itre 
vous  dr  moi.  La  livrée  à  la  rigueur 
J.e  mon  amour  >je  ferai  mille  efforts 
inutiles  pour  le  floumettre  h  celui  qui 
demande  les  cœurs.  Aies  larmes  , 
?nes  fanglots  font  trembler  ma  main. 
Mon  i?nagi7iation  fe  trouble  ,  je  ne 
pnis plus  écrire.  Je  n  e  flçai  ce  que  je 
dis.  ^yidieu,  Seigneur. Le  peu  de  vie 
qui  me  refle  ne  fe  foutiendra  que  par 


de  Navarre,  597 

mes  fouvenirs,  O  fouvenirs  char- 
mans  que  fere\j  vous  de  moi  ?  que 
ferai  je  de  nous  ?  }e  perds  U  raifon. 
Adieu  j  Seigneur  y  pour  la  dernière 


ms. 


Apres  la  lecture  de  cette  let- 
tre ,  le  Roi  tomba  de  Ton  haut 
pâle  &  tranfi.  Nous  accourûmes 
à  fon  fecours  ,  fa  foiblefle  dura 
long- temps  5  &  quand  il  en  for- 
tit  ce  fut  pour  faire  des  regrets 
fi  trilles  3  que  la  cruauté  même 
en  auroit  été  attendrie.  Je  palTe 
cet  endroit ,  il  eft  encore  épou- 
vantable à  ma  mémoire.  Le  Roi 
demanda  avoir  Chimene,mais 
on  lui  dit  qu  elle  avoit  fupplié 
qu'on  l'avertît  que  ce  defir  fe- 
roit  inutile.  Après  bien  des  in- 
ftances  qu'il  fît  pour  cela,  la 
Supérieure  de  ce  Monaftere,  où 
il  alla  avec  l'Empereur  ,  mais  où 
il  ne  voulut  pas  qu'il  fe  fervît  de 
N  V- 


398  La   Reine 

ion  autorité  ,  il  prit  la  refolu- 
ticn  de  partir  &  de  quitter  un 
lieu  où  il  avoit  eu  des  douleurs 
fi  fenfibles.  Il  fie  donc  les  adieux 
à  l'Empereur  &  à  la  Reine  de 
Portugal ,  £cfe  rendit  avec  affez 
de  diligence  fi.r  les  bords  de  la 
rivière  de  B  de  fia,  où  les  otages 
fe  donnèrent  ,  &  cù  l'échange 
le  fit.  Le  Roi  ne  re/piroit  nulle- 
ment l'air  de  la  liberté.  Il  avoic 
une  profonde  mélancolie  ,  qu'on 
attnbuoit  à  la  longueur  de  fa  pri- 
fon  ;  Se  il  ne  forcit  point  de  cet 
étatafreux  quand  il  vit  la  Ré- 
gente à  Savonne.  La  feu'e  fatis- 
faction  fut  de  conter  Ion  avan- 
tureà  fachere  fœur  ,  &c  de  par- 
ler avec  elle  de  la  vertueufe  Se 
tendre  Chimene.  Il  acheva  fou 
voyage  comme  il  pût  $  car  il  fe 
faifoit  une  violente  contrainte 
peur  fe  montrer  plus  gai  à  fes 
peuples,  dont  les  cœurs  voloienc 


de   Navarre.  395* 

par  tout  au  devant  delui,&fai. 
foient  voir  un  zèle  &  un  amour 
que  fes  qualitez  héroïques  meri- 
toient  bien. 

Vous  vous  fouvenez,Madame, 
qu'il  arriva  un  jour  un  démêlé 
entre  deux  Amans  de  1  aimable 
Helli,qui  étoit  depuis  peu  à  Ma- 
dame la  Régente.  Ce  démêle  fie 
un  grand  éclat.  Le  Roi  en  fut  in- 
formé comme  les  autres.  Cette 
fille  eft  dune  beauté  fi  agréable, 
comme  vous  le  fçavez  ,  qu'on  ne 
peutaflurément  rien  voir  de  plus 
charmant.  Le  Roi  ne  1  avoit  pas 
feulement  remarquée)  ce  qu'on 
difoit  alors  fie  qu'il  la  voulut  voir, 
&  qu'il  lui  parla.  Il  fut  furpris  de 
ne  s'être  pas  apperçù  qu'elle %- 
voit  les  regards  de  fa  chère  Chi- 
mene  ,  ôc  quelques  -  uns  de  Ces 
traits.   11   loua  fa  beauté  ,  &  la 
confiderant  avec  attention  ,  il 
foupira.  Depuis  ce   jour-H  ,  il 


40 o  La  Reine 

lui  parla  fouvenc  ,  &  les  Courti- 
fans  crurent  qu'il  i'aimoit.  Ce 
bruit  n'a  point  cefle.  Mais  il  eft: 
confiant  que  le  Koi  n'a  regardé 
long  temps  en  elle  que  la  reflem- 
blance  qu  elle  avoit  avec  Chi- 
mené,  il  eft  vrai  que  prefen- 
temenc  je  crois  qu'Hdli  peut  y 
avoir  beaucoup  de  parc ,  (bit  à 
caufe  de  Chimene  ,  foit  par  (es 
propres  charmes.  Il  eft  confiant 
qu'il  l'aime.  On  m'a  dit  depuis 
que  je  fuis  ici ,  qu'on  s'apperçut 
de  cet  attachement  à  cent  peti- 
tes chofes  qui  fe  pallièrent  aux 
noces  de  la  Reine  de  Navarre. 
Cette  fille  a  mille  charmes.  On 
droit  qu'elle  a  de  la  tendreffe 
pour  le  Roi  >  &  il  eft  à  croire 
que  fa  complaifance  lui  promet 
plus  de  douceur  qu'il  n'en  a  reçu 
de  la  vertueufe  &  infortunée 
Chimene. 
Pomperan  finit  de  la  forte  les 


de  Navarre,  ^$\i 

avamures  de  la  prifon  du  Roi  > 
on  lui  avoit  donné  une  attention 
entière  ,  &:  la  DuchefTe  d'Etou- 
tevillc   étant  encore  émeuë  de 
la    trifte  fin  de  Ghimenc  :  Je 
n'eufTe  jamais  crû ,  dit-elle,  être 
attendrie  au  point  que  jele  fuis, 
Je  chercherois  au  bout  du  mon- 
de une  perfonne  du  caractère  de 
Chimene  pour  en  faire  mon  a- 
mie.  11  faut  quelle  vous  ait  fak 
une  grande  impreffion ,  reprit  la 
Princene5puifque  vous  dites  une 
pareille  chofe.  Je  fuis  trop  heu- 
reufe  de  n'avoir  pas  été  en  Efpa- 
gne   avec  la  Reine-,  continua: 
Madame  de  Sancerre,  je  i'aurois 
infailliblement  aimée  ,  &  je  fe- 
rois  au  defefpoir  de  fon  malheur, 
Jugez  donc  de  ma  douleur ,  in- 
terrompit Madame  de  Caumont. 
en  ôtant  fon  mouchoir  de  deiîus 
&s  yeux  qui  étoient  tous  remplis 
alarmes.  Je -lai  veuë-,  je  lai 


401  .  La  Reine 

aimée.  Je  me  lareprefentai  vive- 
ment dans  fa  tendre  (Te  6C  dans 
fa  vertu  \  6c    en  admirant    fon 
courage  ,  je  plains  tout-à-fait  fa 
deftinée.  J'en  ai  encore  le  cœur 
ferré  detrifteffe,  dit  le  Comte 
defaint   Pol.Une  perfonne  qui 
.fcavoit  fi  bien  aimer  devoir  être 
moins  malheureufe.Auffi  ne  l'au- 
roit-  elle  pas  été  ,  reprit  la  Prin- 
ceife,  fi  elle  eût  aimé  un  autre 
homme  que  le  Roi.  Un  Amant 
dont  le  rang  auroit  plus  appro- 
ché du  fien  ,  auroit  lié  fa  fortu- 
ne à  la  Tienne  ,   6c  leur  amour 
n'eût   pas  manqué  d'être  fatis- 
fait.  Si  j'étois  capable   daimer 
une   pe  Yonne  née  dans  le  peu- 
ple ,  reprit  le  Prince  Hercule, & 
quelle  eût  pour  moi  des  fenti- 
mens  pareils  à  ceux  deChime- 
ne,  je  ferois  heureux  de  lui  don* 
ner    de  l'élévation,  le  lui  don- 
nerais tous  les   niomens  de  ma 


de  Navarre.  ^q, 

vie>&  ceux  que  je  paflerois  fans 
elle  ,  me  feroient  affreux.  }e  ne 
pardonne  pas  au  Roi  Jefçai  bien 
que  les  Rois  ne  font  pas  comme 
les  autres  hommesi  qu'ils  ont  des 
maximes  aufquellesils  font  affu- 
jetis  :  maisjeufle  facrifié  Eleo- 
nor  ;  tout  le  Portugal  &  Char- 
les-Quint lui  -  même  ,  s'il  Ieûc 
fallu.  La  Princefle  Renée  fouric 
du  petit  emportement  du  Prince 
de  Ferrare;  &  ayant  envoyé  fça- 
voir  des  nouvelles  de  la  Reinç, 
on  lui  dit  qu'elle  repofoit.  Elle 
voulut  prendre  ce  temps-fâ  pour 
aller  à  la  promenade  ;  elle  en- 
voya chercher  les  PrincefTesEf- 
pagnolles ,  qui  fe  rendirent  au- 
près cî'dle  ,  &  toutes  les  Dames 
qui  étoient  dans  fa  chambre  l'ac- 
compagnèrent avec  plaifir. 

MadamedeSancerreavoitfait 
une  partie  dés  le  matin  pour  aller 
voir  une  de  fes  bellcs-foeurs  qui 


4G4  La  Reine 

étoit  indifpofée  ,  6c  qui  denieu^ 
roit  en  une  belle  maifon  prés  de- 
Mealan.  La  PrincelTe  de  Saler- 
ne  avoit  été  bien  -  aife  de  faire 
ce  petit  voyage    avec    elle.  £c 
comme  elle  prevoyoic  que  félon 
toutesJes  apparences  elle  palTe- 
roic  fa  vie    en    France   avec  le 
Prince    de  Melphe  ,  qui  s'étoic 
abfolument  eneag-é  avec  le  Roi,, 
elle  avoicdcfleJn  de  lier  unepar- 
tîculiere  aminé    avec    Madame 
de  Sancerre3  étant  déia  très-  unie 
avec  Madame  de  Caumonc  qu'- 
elle avoit  vue  en  Efpagne. Quoi- 
que cette  PrinceiTefiu  forcgaye, 
elle  étoit  tres-refervée  à  le  lier 
dans  les   nouveaux  commerces. 
Elle    n'aimoic  pas   facilement  : 
mais  fe  trouvant  une  grande  in- 
clination  pour  Madame  de  San- 
cerre  ,ellen'étcn  pas  fâchée  de 
fuivre  fon  penchant. 

Eiles  allèrent  donc  toutes  deux- 


de  Navarre.  40  j 

dans  l'équipage  de  la  ComtefTe* 
&:  partirent  ians  aucune  fuite* 
Après  avoir  été   quelque  temps 
dans  le  bois  ,  elles  tournèrent  du 
cote  de  la  rivière  en  s  entrete- 
nant de  toutes  les  perfonnes  du 
la  Cour  ,  Alphonfine  defirant 
a  voir  quelque  connoiflanee  d'un 
lieu  ou  elle  alloit  demeurer  pour 
toujours.  Enfuite  elles  parlèrent 
de  la  Reine  à  laquelle  elles  é- 
toienc     fort     attachées     toutes 
deux.    Son  mal  les    inquietoit. 
Elles  rationnèrent  fur  l'obftina- 
tiondeibn  malheur ,  Se  fur  ce- 
lui du  Connétable.  Ils  ont  l'un 
&  fautre  une  étoile  bien  cruelle, 
dit  la  PrincelTe   de  Salerne.  je 
ne  pardonne    point  à  la  Reine 
d'avoir  crû  fi  légèrement  qu'il 
vonloit  époufer  l'Infante  Ifabei- 
le.    Quoi  que  l'artifice   de    fes 
ennemis  fut  bien  mené  ,  je  ne 
me  ferois  jamais  piqué  de  von- 


40 S  La  Reine 

loir  faire  le  premier  pas  vers 
finconftance, &  j'aurois  veu  la 
fefte  des  Noces  du  Connétable 
avant  que  de  penfer  à  l'appareil 
des  miennes.  Je  fuis  de  vôtre 
avis  ,  reprit  Madame  de  San- 
cerre  ,  mais  la  chofe  eft  faite. 
Et  fi  vous  voulez  faire  quelque 
confideration  fur  tout  ce  qui 
leur  eft  arrivé,  vous  verrez  qu'ils 
ont  été  comme  entraînez  à  tou- 
tes leurs  infortunes  par  unepuif- 
fanceplus  qu'humaine ,  qui  fait 
bien  voir  quel'efprit ,  la  pruden- 
ce &  le  courage  échouent  con- 
tre les  décrets  du  deftin.  Mais, 
dit  Alphonfine  ,1a  Reine  voie 
bien  maintenant  que  le  Duc  é- 
toit  fidèle  j  &  puis  qu'elle  vient 
de  le  rendre  le  plus  malheureux 
de  tous  les  hommes  ,  pourquoi 
refufe-  t-elle  de  le  confoler  ,  & 
d  adoucir  fa  peine  par  quelques 
bôtez  quelle  devroit  bien  avoir  ? 


de  Navarre,  407 

Ellesarme  d'une  rigueur  affreu- 
fe  pourlui ,  &  cruelle  pour  elle  : 
car  enfin  fon  mal  ne  vient  que 
des  éfbrts  qu  elle  fe  fait  à  con- 
traindre une  douleur  véritable, 
&  qu  elle  relient  vivement.N'a- 
t-elle  pas  parlé  au  Marquis  du 
Guaft  Se  à  Pomperan  ,  repartie 
Madame  de  Sancerre  ?  Peut-être 
que  nous  la  ferons  refoudre  à 
écrire  au  Duc  de  Bourbon.  Je 
fçai  un  fecret,  reprit  Alphonfi- 
ne  ,  que  je  voudrois  que  vous 
fçuffiez  ,  &  je  crois  que  je  fuis 
refbluë  à  vous  le  dire. 

Comme  elle  en  étoit  -  là  ,  Se 
qu'elle  alloit  ponrfuivre  &  dé- 
couvrir à  la  Comtefle  de  San- 
cerre ce  quelle  croyoit  lui  de- 
voir  apprendre  5  elle  en  fut  em- 
pêchée par  l'attention  qu'elle 
eut  à  confiderer  deux  femmes 
qui  couroient  avec  une  grande 
légèreté.  Elles   étoient  hors  de 


40 8  La*  Reine 

leur  route  ,  mais  une  de  ces  per^ 
formes  ayanc  tourné  la  tête ,  5c 
les  ayant  apperçûes ,  elle  tourna 
auffi-tôc  fes  pas  de  leur  côté,  en 
criant  ôc  faifanc  des  fignes  qui 
firent  bien  connoître  à  la  Prin- 
cefTede  Salerne  &  à  Madame  de 
Sancerre ,  quelles  vouloient  leur 
parler.  Elles  rirent  donc  arrê- 
ter le  Chariot ,  &  ces  deux  fem- 
mes s'étant  avancées  ,  celle  qui 
paroiiîoit  la  MaîtrefTe  à  la  ri- 
cneiTe  de  (es  habits ,  mais  bien 
plus  à  la  majefté  de  fa  perfonne, 
sadreflant  à  Alphonfine  qui 
étoit  panchée  vers  elle ,  6c  la- 
bordant  d'une  manière  fupliarr- 
te  :  Je  fuis  Madame  >  lui  dit-ells 
en  afTez  mauvais  françois  j  je 
fuis  des  mains  d'un  Barbare  qui 
me  retient  depuis  long -temps 
captive.  Trouvez  bon,  je  vous 
conjure ,  que  je  me  fauve  auprès 
de  vous,.&  que  je  vous  demande 


de  Navarre.  409 

*vôtre  protection.  Le  Roi  ne  me 
refufera  pas  la  fîenne  ,  quand  il 
fçaura  ma  naijGTance,  &  le  nom 
de  celui  à  qui  j'appartiens.  Al- 
phonfine  étoit  furprifede  voir 
ainfî  feule  &;  fans  fecours  ,  une 
perfonne  qui  lui  paroifTbit  de 
grande  dignité  .  mais  elle  étoit 
encore  plus  étonnée  de  voir  en 
elle  une  beauté  qui  pouvoit  aller 
de  pair  avec  les  plus  grandes 
beautezde  la  terre.  Elle  la  com- 
fideroit  attentivement  y  £c  ie 
tournant  vers  Madame  de  San- 
cerre  ,  elle  lui  faifoit  voir  par  Ton 
action  une  partie  de  ce  qu'elle 
penfoit.  Mais  Madame  de  San* 
cerre  qui  remarquoit  comme 
elle  ce  qu'elle  voyou ,  pria  civi- 
lement l'Etrangère  de  monter 
dans  fon  Chariot  ,  l'alTuranc 
qu  elle  la  defendroit  contre  tous 
fes  ennemis.  Elle  la  fît  mettre 
entre    Alphonfinc  Se  elle.  La 


4-îo  La  Reine 

fille  que  la  fuivoic  s'aflit  à  leurs 
pieds.  Cette  jeune  perfonne  étoit 
encore  toute  effrayée.  Madame, 
lui  dit-elle,  ne  me  menez  pasdu 
côté  où  pourroit  être  mon  per- 
sécuteur. Ne  craignez  rien.  Ma- 
dame,  reprit  la  Comtefle,  je  fuis 
connue  en  ces  lieux  ;  je  ne  vous 
abandonnerai  pas  5  quand  vôtre 
ennemi  voudrait  vous  repren- 
dre,nous  aurions  bien-tôt  du  fe- 
cours  :  &.  dés  ce  moment  croyez- 
vous  en  fureté  ,  je  vous  en  fup- 
plie ,  il  ne  vous  arrivera  rien  que 
je  ne  veille  partager  avec  vous  > 
&:  je  vous  répond  que  nous  n'a- 
vons rien  à  appréhender. 

Madame  de  Sancerre  alloic 
témoigner  a  la  belle  Inconnue 
fa  curiofité  pour  fçavoir  fon 
nom  quand  le  Chariot  tournant 
elles  aperceurent  à  deux  cens 
pas  d'elles  un  combat  épouvan- 
table à  voir,puifque  fix  hommes 


de  Navarre.  4 1 1 

à  cheval  en  attaquoient  un  feul  «à 
cheval  auffi  3  qui  fe  défendoit 
avec  une  valeur  excraordinaire, 
A  cette  veuê*  l'Etrangère  pâlit; 
Ah  !  dit-elle  ,  voila  le  traître 
Marquis  de  Monrferrat  qui  veut 
tuer  un  vaillant  homme  qui  m'a 
voulu  fauver  de  fa  violence  il  y 
a  une  heure.  Jufle  Ciel  !  s  écria - 
t-elle  j  fauvez  celui  qui  ma  pro- 
tégée. Les  vœux  delà  belle  E- 
xrangere  femblerent  être  exau- 
cez ,  elle  vit  au  même  inftant 
tomber  morts  deux  de  ces  lâ- 
ches ,  6t  portant  fa  veùe  par 
tout  ,  comme  fi  elle  eût  cherché 
par  là  quelques  fecours  ,  elle  a- 
perçut  de  loin  un  Cavalier  qu'- 
elle montra  à  la  Comtefle  ,  qui 
avant  confideré  ce  combat  fi 
inégal  ^oufiafon  cheval  à  tou- 
te bride  ,&  ayant  jette  les  yeux 
fur  ce  redoutable  Guerrier  ,  il  le 
rangea  foudain  à  fbn  côté  ,  6c  fie 


4*i  La*  Reine 

bien-tôt  Mentir  à  (es  ennemis  la 
pefanteur  de  fes  coups.Il  nefem- 
bloit  plus  que  ces  vaillans  hom- 
mes le  défendirent.  H  attaquoic 
ces-  aflaflins ,  dont  l'un  d'entre 
eux  paroi  (Toit  extrêmement  bra- 
ve. Il  s'attacha  au  premier  In- 
connu qui  venoit  encore  de  tuer 
un  de  fes  compagnons ,  &  celui 
qui  l'affiftoit  avec  tant  de  valeur 
venoit  de  priver  de  la  vie  le  plus 
déterminé  de  cette  lâche  trou- 
pe ,  &  avoit  coupé  le  bras  à  un 
autre  i  de  forte  qu'il  n'y  avoit 
plus  que  leur  Chef  qui  faifoit 
encore  quelque  refiftance  con- 
tre celui  qui  avoit  foûtenu  toute 
leur    fureur.  La    ComcelTe    de 
Sancerre  voyant  un  fi  heureux 
fuccés  ,   commanda  qu'on   l'a- 
menât vers  l'endroit  du  combat. 
Elle  en  étoit  tout   prés   quand 
l'Invincible    Inconnu     acheva 
de    vaincre    fon  ennemi.    Elle 

étoit 


de  Navarre.  413 

étoit  charmée  de  tant  d'adions 
fi  prodigieufes  quand  elle  vit 
que  ces  deux  vaillans  hommes 
defeendirent  de  cheval  &  s  em- 
braflerent  avec  des  tranfports 
qui  faifoient  bien  voir  qu'ils 
fe  connoiflbient  ,&  qu'ils  s'ai- 
moienr.La  jeune  Etrangère  n  eut 
pas  plutôt  confideré  un  des 
deiix5que  faifant  un  grand  cri, 
elle  fe  précipita  hors  du  Cha- 
riot »  &  aux  premiers  accens  de 
fa  voix  ,  ces  deux  hommes  ayant 
tourné  la  tête  de  ce  côté-là  , 
Madame  de  Sancerre  &  Alphon- 
fine  reconnurent  Dragut  ,  qui 
s'écria  à  fon  tour  ,  &  courant 
vers  ^'Etrangère  :0  Dieu /dit- 
il,  ceft  l'adorable  Aphri^ia. 
Alphoniine  admiroit  cette  avan- 
ture  5  &  elle  en  vouloit  parler  à 
Madame  de  Sancerre  3  quand 
elle  la  vit  defeendredefon  Cha- 
riot avec  précipitation  :  Que 
I  L  Partie.  Q 


414  La  Reine 

vois- je  !  s'écria-t-elle  j  &c  en  re- 
petanc  fouvencces  paroles,  elle 
s'alla  jetter  entre  les  bras  de 
l'Inconnu. 


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