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HIS T OIRE
DE MARGUERITE
DE VALOIS?
REINE
DE NAVARRE-
soeur DE FRANÇOIS I.
5
TOME IL
A LYON,
Chez LEONARD PLAIGNARD, rue
Mercière au Grand Hercule.
M. D C. X C V 1 1.
Avec Privilège du Roy,
LA REINE
D E
NAVARRE
SECONDE PARTIE.
Odte la Cour fe pré-
parent pour le fuperbe
Bal que le Roi dévoie
donner, &. l'on ne pen-
foit qu'à la parure qu'on dévoie
avoir, ou qu a faire faire d agréa-
bles habits de mafques. La Rei-
ne dont l'humeur fe contraignoic
pour plaire au Roi , étoit magni-
fiquement habillée > & quand
//. Partie. A
2 La Reine
elle parut dans la fale du Bal ,
elle éblouit tous les yeux qui la
regardèrent. On ne fera pas fâ-
#hé de voir ici une peinture de
fa perfonne , de fon efprit , & de
jks inclination:.
La Reine de Navarre avoit la
taille haute & fine , elle mar-
chait mieux que perfonne du
monde, & fes action, les plus né-
gligées avoient des grâces qui
obligeoient à i aimer., ba beauté
était éblouïflante $ fesyeux é-
toient fi beaux , qu'il ètoit fou-
vent difficile d'en pouvoir fupor-
ter les feux éclatans ou la lan-
gueur charmante. Sa bouche é-
tou une merveille , foit pour la
forme ou pour la couleur, èc 1 ar-
rangement de fes belles dents
donnoit un agrément infini à
cette divine bouche, il en for-
toit des oracles qui ne fe faifoien t
jamais entendre fans plaifir. Elle
de Navarre. 3
avoït un aimable Ton ie voix,
touchant^ harmonieux; & qui é-
mou voit toujours toutes les in-
clinations cendres qu'on nvoic
dans le cœur.
On ne peut avoir plus defprit
-que la Reine en avoit , mais de
cet efprit grand & fublime, qui
rendra fon nom augufte 6c véné-
rable aux iîecles à venir. Sa ver-
tu étoit auffi pure que V Aftre qui
nous éclaire 5 fbname étoit éle-
vée au deflus de toutes les autrçf
âmes. Toute la nobiefle Se coure
la generofité étoient renfermée/s
en elle feule, Elle étoit rehgieu-
fement pieufe:mais fa pieté ,quoi
que d'un merveilleux exemple ,
étoit plus pour elle que pour les
autres. Elle ne contraignoit fe-
verement perfonne,nayant point
de fcrupule qui gênât : elle laif-
foit a chacun fa liberté , fans
trouver à redire à la conduite des
Aij
4 Lit Reine
autres. Elle croyoic toujours le
bien, & cxcnfoit le mal, prompte
à fecourir les malheureux. Elle
étoit' naturellement fort gaye ,
peu fu jette aux parlions , lâchant
aimer/es amis , fe piquant d'en
avoir , familière avec tout le
monde , bonne au delà de ce
qu'on en peut dire, feure,fidelle :
ayant pour le Roi foti frère cette
ardente & prodigieufe tendrcfle,
qu'on peut aiTeurer avoir fait
tout le charme & toute l'applica-
tion de fa vie.
Cette Princcfle telle que je
viens de la reprefenter, étoit en
un de fes plus beaux jours à la
fefte du Roi ion frère. Plusieurs
grandes Beautez y brillèrent :
mais toutes ccderent aux char-
mes quelle étala. La PrinceiTe
d'Aragon étoit habillée à la
Françoife. Elle parut plus qu'hu-
maine, & la Reine feule pou voit
de Navarre. 5
avoir de l'avantage fur une Beau-
te Ci charmante. Alphonfine é-
toit en mafque , & de la troupe
de la Princeflé Renée.
Le Roi parut plein de majefté
Tous les Princes de fon aup-ufte
... ^
Sang fe diftinguoient autant par
les agrémens de leur perfonne
que par le rang que leurdonnoit
leur naiflance. Les Seigneurs
parurent à l'envi avec éclat ; Se
parmi un grand nombre d'Etran-
gers, ie Duc de Lorraine , Her-
cule d'Eft, le Comte de Guife ,
Galéas de Saint Severin , 6c le
Prince de Melphe , fe firent re-
marquer avec tous les avantages
qu'ils pouvoient délirer.
Il y avoit quelque tems que
le bal étoit commencé quand la
jeune Duchefle d'Eftouteville &
la Comtefle de Sancerre , qui
n'avoient pu être plutofl habil-
lées à caufede la galanterie de
Aiij
6 La Reine
leur parure , percèrent avec
peine une foule prodigieufe
pour pénétrer jufqu'à la porte
du bal.
La confufion étoit fi grande 7
que les Gardes ne reconnoiiïb-
ienc peribnne. Néanmoins on
prononça fi fou vent les noms de
la DuchelTe 8c de la Comteflc,
qu'elles avancèrent pour entrer >
& on leur fai (bit faire place quad
deux Mafques vêtus de grandes
efpeces de cappes fort fuperbes
& fort Singulières, & qui repre-
fcmoient prefque des Armé-
niens , les prièrent de les faire
païTer avec elles. La DucheflTe
jugea qu'ils ne vouloient pas fe
faire connoîcre au Garde à qui
on le nommoit pour palier , &C
fe tournant vers Madame de
Sancerre : Prenons ces Mafques
en notre proteclion, lui dit-elle >
& donnant la main au plus avan-
de Navarre y
ce , il la conduifit, & l'autre
prenant celle de la ComtefTe 5
[aida auflî à paffer 5 Mais com-
me la prefle écoit exceflive , Se
qu'il levoit un peu les bras , Ma-
dame de Sancerre fe trouva la
main fur fon cœur > & fut étran-
gement furprife d'y fentir un bat-
tement extraordinaire. Elle ne
put cacher fon étonnement.Ah,
Mafque,lui dit-elle que voftre
coeur a d'étranges mouvemens i
Il ne lui répondit rien , & elle
entendit qu'il foûpira profondé-
ment. Il lui ferra la main fans
lui répondre , & quand ils furent
dans la fale du bal , & qu'il
l'eut mife à fa place , il l'arrêta
comme elle s'alloit afleoir. Ah ,
Madame , lui dit-il , que vois-
je ? Eh que voyez- vous 3lui dit-
elle ? Mais fe remettant après
avoir efté quelques momens fans
lui rien dire , il lui fie une pro-
A iiij
8 La Reine
fonde révérence . & fe perdit
dans la foule.
Tous les Mafques n etoient
pas encore encrez , parce que le
bal eftoic rep-ulicr , & ils étoient
répandus dans un fore grand
apartement. Le Roi voulue voir
danfer la Princefle de Salerne ,
qui danfoit admirablement bien
la Sarabande Efpagnole. La Ro-
che du Maine la fçavoit parfaite-
ment. Le Roi fouhaita de la leur
voir danfer enfemble. L'habit
d'Alphonfine eftoic avantageux
à cette danfe ; elle étoit habillée
en Bohémienne. Comme elle
étoit grande,& que fa taille étoit
parfaitement belle , elle ravie
tous les yeux, & elle enleva pref-
que tous les cœurs. La Roche
du Maine penfa lui-même l'a-
dorer,^ fe fixer pour toute fa vie.
Cette divine danfe exprimok 5c
émouvoit toutes les paflions. AU
de Navarre. 55
phonfinela danfoit avec des ex-
preffions vives & animées 5 &
quiconque l'eût vue , eue defiré
moins de feverité cnlarigoureu-
fc lnquifition qui depuisa dé-
fendu la Sarabande en Efpagne.
La Princefle d'Aragon étoit
affife fort loin de la Reine, à cau-
fe de toutes les Princefles du fang
qui les feparoient. Ce Mafquo
qui avoit donné la main à Ma-
dame de Sancerre , vint parler
Efpagnol à Donna Maria. Elle
lui repondit d'abord fans trop
d'attention. Eh quoi lui dit-il i
La langue de vôtre pays ne vous
fait-elle nul plaifir à entendre*
Croyez-vous que je fois le Duc
de Nagera qui fuis refïufcité 5
& fi un autre plus amoureux que.
lui paroiiloit , fe trouveroit-il
entièrement oublie ?
L'avanturede la Princefle d'A-
ragon avoit fait tant de bruit ,
A v
io L& Reine
quelle ne s'étonna pas qu'on l'en-
tretinc du Duc de Na°-era.,Mais
elle fin un peu fnrpriie qu'on lui
parlât d'un autre Amant. Je ne
me croirois pas trop afleiuée ici,
lui répondit-elle>iî vous pouviez
être le Duc de Nagera \ & fi
quelqu autre m'étoit aflez cher
pour occuper mon fouvenir , fa
prefence ne me feroit pasdéfa-
greablejêc fi je fouhaitois quel-
qu'un auprès de moi, je voudrois
qu'il fût de quatre doigts moins
grand que vous ne 1 êtes, afin
que je me pufle flater quelques
momens d'une chofe qui me fe-
roit tant deplaifirs. Vous vou-
driez donc, lui répliqua le Maf-
que, que j eufTe de grands yeux
noirs pi insde feu , que je fuiTe
en habir de fille, &. tel que parut
un homme fort amoureux dans
une paierie du Palais de Madrid,.
Ah \ die la PrmccfTe d'Aragon,
àe Navarre. u
après avoir un peu penfé , je
vous reconnois , vous êtes mon
vaillant Libérateur , vous êtes le
Vainqueur à qui je dois ma li-
berté. En effet , c'étoit le mer-
veilleux inconnu , qui dans la
Foreft lavoit remife entre les
mains de Lautrec.Mais,Seigneur?
pourfui vit- elle , que venez- vous
faire en ces lieux ? Quel que /bit
vôtre delTein > je puis ne vous
être ni fufpecle ni inutile. Em-
ployez-moi.je vous prie. Helas t
lui dit-il, que pouvez-vous faire,
& moi que dois-je fouhaiter que
la more ? N'importe, lui répon-
du-elle > vivez. Il vous eft arrivé
des évenemens fi étranges, qua
j'en efpere enfin de favorables,
Un de mesamis,lui repliqna-c-il,,
vous parlera i je vous verrai. 11
vouloir pourfuivre quand iMada-
me de Caumont ne voulant plus
parler au Comte de Guife?m-
2 2 La Reine
terrompit la Princcfle d'Ara-
o-on , &c le Mafque fe reu a in-
continent. Celui qui étoit entré
avec lui s'étoit mis au pied de la-
Reine , qui ce ioir-là étoit fore
mélancolique, & feulement par
une certaine humeur qu'il n'effc
pas poffible de furmoncer. Il lui
parla d'abord en quatre ou cinq^
fortes de langues qu'elle cnten-
doit toutes parfaitement. Et
comme il lui parut avoir de l'ef-
prit , elle l'écouta volontiers. If
lui dit qu'il étoit Marchand Ar-
ménien > & qu'il avoir voyagé
dans une grande partie du mon-
de. La Reine lui demanda s'il
avoit acheté bien des rarctez, li
lui répondit que les cho-es pre-
tieuie faifoient tout (o^ trafic;
que fur tout il avoit deux por-
traits d'un Pi-mceôc d'une Prin-
ce ffe qui croient 1 ornement de
l'Univers. Ceft une iœur du So:
de Navarre. jj
phi, continua-il, dont je veux-
parler* Un Prince de Mingrelie
l'aima dé:, qu'il fut capable d ai-
mer. Après mille travaux qu'il
fouffiit & mile marques d'amour
qu'il lui donna, au moment qu'il
alloic être heureux , un monftre
effroyable lui enleva laPrincefley
il ne cherche plus qu'à mourir*
N'entrez vou^ pas dans les inte-
refis de ce malheureux , Mada-
me, pourfuivit-il?Ouy,fans dou-
te, reprit la PrincelTe. Je veux:
vous montrer leur portrait, con-
tinua-:-il , afin de voir par là fî
vôtre cœur eft capable d'être
touché 5 & tirant de fa poche
une ioëte magnifique, il l'ou-
vrit , Çc la Reine s'y reconnut,
EU; étoit encore dam^ la (urprife
où cette voue l'avoit mife quand'
elle tomba dan. une plus grande.
L'Arminien aïant ouvert une fé-
conde boëte ou elle reconnut le
?4 £^ Reine
portrait du Connétable, elle de-
vine fort rouge , & ce beau co-
loris ne fervic qu'à l'embellir.
Quoi que le feint Marchand lui
montrât ces portraits avec beau-
coup d'adrefle , elle craignit
qu'on ne vît celui du Duc de
Bourbon. Elle le couvroitdela
main. Que penfez-vous, lui dit
l'Arménien , de ce pauvre Prin-
ce ? L'a t - on condamné à des
peines éternelles, & Ton inno-
cence & fa fidélité ne peuvent-
elle- point efperer quelque chan-
gement favorable ? Le trouble
de la R eine étoir fi grandjqu'elle
n'avoit pas la force de répon-
dre. Il ne lui étoit pas poffibic
dcdiffiperlapcnfée de l'enchan-
tement où elle étoit. rilletrou-
voitunefi grande hardieiîedans
celui qui lui parloit , qu'elle ne
pou voit comprendre qu'un hom-
me eût l'audace de l'entretenir
de Navarre. j j
de la forte. Je m'intereiTe pour le
Prince de Mingrelie, Madame,
pourfuivit le Mafque fans s'éton-
ner , & joinflanc à plaiilr de Té-
motion où il la voyou. Je fçais
que l'état où il eft , eOépouvan-
table ? Ne voudroic-on rien faire
pour lui. La Reine dans un trou-
ble toujours égal , embaraflee
pour la première fois de fa viey
lui répondit enfin:Finiflez vôtre
allégorie , Manque, & allez avec
quelqu'autre prendre une con-
verfauon plus dtvertiflante. Elle
avoit toujours la main fur le por-
trait pour le cacher , &. le Maf-
que faifant femblant d'avoir du
dépit centre elle y la quitta bruf-
quement , & lui laifla le portrait
du Connetab e. Ce fut alors que
fa Keine demeura confufe & fi
étonnée qu'elle ne fçavoic quel
parti prendre. Elle ne put faire
autre choie que de mettre ce
r6 La Reine
portrait bien fecretement dans-
fa poche > elle chercha des yeux
rArmenien , mais elle ne le vie
plus. Q^iene penfa-t-clle point ?
Elle crut d'abord que Madame
la Reçrentelavoit livrée au defa-
çrément de cette avanture ; mais
cette penfée ne lui dura pas long-
temps. Cher Prince , difoit-elle
en elle même , quel Démon fa-
vorable vient de me parler de.
vous , &, rapelle une tendrefle
que j ai pris fi inutilement le foin
d'étouffer, t lie ne put s'empê-
cher de s'abandonner a ce pre-
mier mouvement fenfible : mais
enfui te retombant dans une pro-
fonde rêverie fur ce qui venoit
de lui arriver , elle ne pouvoir
s'imaginer qui étoit le terni raire
qui avoir ofe lui parler de la for-
te, fclle tournoit fa pensée de
tous cotez fans y pouvoir rien
connaître , fçachant bien qu au*
de Navarre* 17
cun homme au monde n'étoit à
portée de s'entretenir avec elte
fur un tel fujet. Le Roi qui s'é-
toit mafqué un moment pour fe
devertir, vint fe rafTeoir auprès
d'elle , 2c lui contant quelque
galanterie qu'il venoit de faireDil
l'arracha à l'idée qui 1 occnpoic
fi terriblement. La Princefle
Renée s'approcha d'elle auflï.
La Reine lui dit en deux mots
ce qui venoit de fe pafTer. La
Princeffeen futfurprife,chercha
l'Arménien Se ne le trouva point;
mais elle s'amufa comme les au-
tres perfonnes à vouloir deviner
un grand Mafque de belle taille^
ôc dont l'habit êtoit magnifique,
Il parloit à toutes les Dames. Il
leur difoit à chacune quelques
particularitez de leuts affaires
qui les embarafloient étrange-
ment : 5c il excitoit une fi gran-
de curiofité ,que le Roi lui-même
ié> La Reine
en eut, à qui il pritaufïî la liber-
té de dire des chofes qui l'éton-
nerent beaucoup» On le fie dan-
fer pour connoître fa danfe : mais
cela fut inutile, foit qu'il la con-
trefit, ou qu'elle fût comme celle
de bien d'autres. Quand il eue
danie avec la jeune d'Orval , il
vint prendre la Reine 5 ce qui fie
juger de fa condition. Elle lui
donna la main 5 & comme il la
menoit lentement à la place ou
il devoit commencer , il la regar-
da fixement , & fe panchant vers
elle : Eft ce la Reine de Navarre,
lui dit-il , que je mené danfer ?
Qui m'eut dit il y a fix mois que
vous feriez un jour la Reine de
Navarre ? 11 s'arrêta un moment
comme pour attendre fa répon-
fe : mais la Reine avoit trop de
trouble ; & tant de chofes fur-
prenantes lui étoient arrivées ce
foirlà, qu'elle ne fçavoitfi tout
de Navtyre* i<?
ce qu elle entendent n'étoit pas
une illufîon de les fens 5 & le
Mafque remarquant fon état ,
Ah s Madame , luy dit-il , en
recommençant à marcher , je
pay plus la force de vous faire
des reproches 5 & fe trouvant oit
il falloit être , il danfa , & danfa
d'une manière fort galante. Le
Bal étant fini Se le ttoi s allant
lever de fon Siège , le Mafque
courut fe jetter à Ces pieds à vi-
fage découvert. Tout le monde
le reconnut pour Pomperan,
Et bien qu'il fût le Favori du
Duc de Bourbon , le Roi qui l'a-
voit particulièrement connu à
Madrid , l'aimoit fort tendre-
ment , & lui avoit donné la per-
miffion de revenir en France
toutes les fois qu'il le vondroit.
C'étoit un homme de grand mé-
rite. Le Roi l'embraiTa , & tous
!e monde fe réjouit de fon arri-
io La Reine
vée. La Reine le receut en rou-
gi/Tant, & Madame la Régente
qui fe trouva prés de lui , f ho-
nora d'un accueil auquel il ne
s'attendoit pas.
Le Roi fe retira & tout le mon-
de en fît de même j il étoit fi
tard qu'on ne fongeoit qu'a s'al-
ler repofer. Les Officiers qu'on
avoit donnez aux Princefles Es-
pagnoles les reconduifoient. Le
Prince de Melphe avoit remené
la Reine chez elle 5 & la Prin-
cefle d'Aragon apperçut Al-
phonfine conduite par un Maf-
que vêtu comme celui qui lui
avoit parlé. Quand elles furent
dans ieur chambre, elle les vit
entrer dans un cabinet , & un
moment après elle entendit un
grand cry , & Alphonfine qui
lappelloit. Elle courut dans le
cabinet,& au premier pas qu'elle
y fit elle fe fentu embrafler les
de Navarre. n
genoux par ce Mafque qu'elle
reconnue pour fon cher du Gtiaft.
Jamais furprife ni joye ne furent
pareilles à la fienne, & n'étant
pas maître (Te des mouvemens qui
F entraîi\erent,elie paiTa fes beaux
bras au tour de fon col , 6c lui
témoigna mieux par cette action
que par fes paroles la tendre (Te
dont elle étoic capable pour lui.
Rien ne fut égal aux transports
des ces deux Amans. Alphonfine
y méfia ceux de fa joye. Ils fe
vouloient dire cent choies, & ils
ne fe di (oient rien. Pénétrez de
leur propre amour ils fe le firent
mieux connoître par ce de (ordre
que par tout ce qu'ils auroient pu
fedires & ilsalldicnt entrer en
matière fur leurs avantures quand
ils entendirent crier dehors ,
comme c etoit la coutume lors
qu'on vouloir fermer ie portes
du Château de S. Germain. Si
22 La Reint
bien que tout ce que du Guafl
pue dire à la hâte, ce fut que le
lendemain la Princeffe aurgit de
fes nouvelles.
Elle demeura quelque temps
occupée du plaifîr quelle venoic
de recevoir. Mais comme on
neft pas afTez heureux pour le
goûter long-temps , le fien fut
troublé par la crainte quelle eut
que l'Empereur ne trouvât mau-
vais que le Marquis fût en Fran-
ce , s'il y étoit fans fon aveu.
Elle ne fçavoit même pourquoi
il y étoit , & elle attendoic le
jour fui vancavec une inquiétude
qui la tint éveillée une partie de
la nuit.
D autres beaux yeux encore
furent ouverts"cette nuit-là,& la
Reine de Navarre étoit trop oc-
cupée pour avoir un fommeil
tranquille. Que ne penfa-t-elle
pas? Que] trouble la vue & les
de Navarre. 23
paroles de Pomperan n'avoient-
eilespas jette dansfon amcîElle
s'imagina que ce fîdelie ami du
Duc de Bourbon lui avoit peut-
être fait parler par l'Arménien,
quoi qu'elle ne comprît pas qu'il
eût dû confier à un autre cette
indiforecte commiffion. Le por-
trait du Prince qui étoit demeu-
ré entre Tes mains l'etonnoit en-
core , & elle admiioic en elle-
même qu'il y fût , elle qui avoit
été toute fa vie fi retenue & iî
refervée à refuferà fa tendrefle
les plaifîrs les plus innocens > 2c
les fecours les plus propres à lui
donner quelque forte de fatisfa-
clion. Ces penfées la tinrent
prefque toujours éveillée, & iî
elle eut quelque repos , ce ne fut
que pour des momens. Elle fe
réveiiloiten furfaut , & la pre-
mière idée qui fe prefentoit à elle
étoic celle du Connétable.
14 Lu Reine
Plufîeiïrs amans veillèrent cet-
te nuit , charmez de leur amour
ou tourmentez par leurs peines.
Dragut fut celuy qui s'agita le
plus par le fou venir de la perte
de la perfonne qu'il aimoic. Il
feleva dés que le jour parut, Se
allant chez fon cher Lautrec , il
le trouva qui s'alloit promener.
C'était fur la fin de l'efté. On
s étonnera peut-eftre qu'il y eût
des Bals en cette faifon : mais
alors on en donnoic dans tous les
temps, & Thy ver n'avoit fur cela
nul privilège pour un divertifTe-
mentqui femble à prefent lui
être confacré.
L'air étoit doux & charmant ,
Se cette matinée preparoit un
beau jour. Dragut n'eut pas de
peine à fuivre Lautrec, 6c luy
remarquant fur le vifage une tri-
ftefle dont il y avon G long tems
qu'il defiroic d'apprendre la cau-
fe
de Navarre. ij
fe : vous alliez refver , mon cher
Lautrec, luy dit-il , & ce ne peuc
être qu'au fujet de vos infortu-
nes. Les partageray-je toû ours
fans les connoître ? foulaçez-
vous en me les apprenant. Jay
toute la difpofition qu'il faut a-
voir pour en être vivement tou-
ché.Je veux vous fatisfaire,reprit
Lautrec , auffi bien je fens par
les nouvelles agitations qui me
tourmentent , que je ne me fu-
fispas à moy-même s &: tournant
leurs pas du côté de la Seine, ils
trouvèrent un endroit qui les
déroboit à la veuë des palTans.
H étoit au bord de la rivière ,
entre quelques failles, &: tel qu'il
le falloir pour ne pas craindre
d'être interrompu. Ils s'attirent
fur rherbe$&: Lautrec commen-
ça fon difeours de cette forte.
1 1. Parue. B
h i s r 0 1 R £
de Ldtttrec.
ÏE ne vous parlerai point de la
maifon donc je fuis 5 vous~ la
connoiffez. ]e ne vous dirai pas
aufli toutes les occafionsoùje me
fuis trouvé à la guerre, &: les di-
ferens emplois que j'ai eus. Je ne
veux uniquement vous entrete-
nir que des affaires de mon cœur,
& d'un fatal amour qui a fait tous
les malheurs de ma vie.
] ai efté fi jeune dans les Ar-
mées, que je puis dire que je
connoifïbis fort peu la Cour au
mariage de Louis XII. Mais
comme le Connétable de Bour-
bon alla aufli fort jeune à la
guerre , il eut pour moi beau-
coup d amitié , & il vit avec
de Navarre. ij
plaiflr le parfait attachement que
j'avois pour fa perfcnne.
Après le mariage du Prince
de France avec Madame, le Duc
de Bourbon eut le choix daller
commander en Guyenne , ou de
marcher en Italie. Il choifit le
premier de ces emplois , &. me
Jaifla l'autre Je palTe fur mon mat-
heur, vousle fçavez. Ce Com-
mandement me réuffit ma! Je re-
vins en France , &: il n'y avoit
que quatre jours que Louis XII,
avoit époufé la Princefle d'An-
gleterre , lors que j'arrivai. Je le
vis au moment même, &: cène
fut que le foir comme il b'aHoit
mettre au lit. Ce bon Roi me fit
autant de careffes que fi fes ar-
mes avoient efté heureufe> entre
mes mains j & comblé de Ces
faveurs je paflai chez le Prince
qui eft le Roi d'âprefent.
Il n'a voit que fes Favoris à Ton
Bii
x 8 La Reine
petit coucher, le Duc de Bour-
bon , Montmorency , Brion ,
Monchenu , & Bonivet. Le
Prince me fit la grâce de courir
au devant de moi les bras ou-
verts, & de m'embraiïer avec
une affeftion bien capable de me
contenter. !l voulut que ceux
qui étoient auprès de lui me fn-
fent un accueil femblableaufien,
& je reconnus avec fatisfachon
que le Duc de Bourbon étoit
toujours plein de tendrefle pour
moi.
Apres que la joye de me voir
fut modérée , on me parla de
tout ce qui s'étoit palTé à la Cour
au mariage du Roi. On me pei-
gnit mille Beautez nouvelles que
jeue connoiflbis pas , & qui é-
toient ou à la Reine ou aux Prin-
cefTes. Le Prince voulut devi-
ner de qui je ferois amoureux>Sc
il y eut fur ce lu jet une agréable
de Navarre 29
conteftation entre luy &C (es Fa-
voris.S'il veut aimer une perfon-
ne dune conquête difficile , di-
foit Montmorency , il faut qu'il
sadrefle à la fille du Bâtard de
Savoye:ou plûtoft,repritle Prin-
ce, à la jeune Duchefle d'Eftou-
teville.Non^non^pourfuivitMon.
chenu,lair éblouiflant & les ma-
nières gayes de Defcars le pren-
dront aflurément. S'il a du goût
pour tes belles blondes , reprit
Brion, qu'il ne regarde que Plu-
vant 5 La jeune d'Orval avec Ton
air fi tendre pourroit bien encore
l'enflammer. Il eft des écueils
plus redoutables , interrompit
Bonivet, en fe donnant l'air d'un
homme important 5 & les Mor-
tels peuvent quelquefois élever
leurs penfées jufqu aux DéeiTes.
Ah ! dit le Prince en riant , les
Ixionsfont fou vent punis$& pour
une Venus favorable on trouve
B iij
yo La Reine
tous les jours des Pallas infenfi-
bles.
Le Prince me défendit de voir
la Reine hors de fa prefence , il
me die qu'il me prefenteroità eller
voulant absolument connoître &c
pénétrer la première émotion de
mon cœur. il me commanda d'al-
ler le lendemain dîner avec le
Connèrcibi^qiTon appelloit alors
le Comte de Montpenfîer , mais
qu< je ne vous nommerai que par
le nom qu'il porte maintenant.
Dés le matin le Duc de Bour-
bon mevintprendre,& me mena
chez lui. Nous dînâmes en par-
ticulier. Quelque amitié qu'il eût
pour moy , il me fit un fecret de
te paliion pour la Princefle de Va»
lois qui eft la Reine de Navarre.
J'avais pris un habit magnifique,
& dés que l'heure qui luy ctoic
marquée fut arrivée , nous allâ-
mes enséble chez la Reine*Nous
de Navarre, 31
trouvâmes à la porte de l'anti-
chambre le Prince luy-mêmequi
nous l'ouvrit.Maisô Dieu .'quelle
iiirprife i quel afped pour mes
yeux/quel agréable &; quel éton-
nant fpeclacle i Je vis un cercle
de vingt jeunes perfonnes plus
brillantes & plus belles que ic
plus beau jour. Elles m'environ-
nèrent toutes d'un air gay, & le
rond fe ferma autour du Prince
èc de moi. Je demeurai au milieu,
& jeconfideraitout ébloui tant
de merveilles. Elles medifoient
par l'ordre du Prince cent chofes
flateufes pour nïembaraiTer 5 je
repondois comme je pouvois , H
je pris enfin un air auffi gay que
celui qu'elles avoient, leur difanc
que je leur prefentois mon cœur
un cœur înfenfible , jufques-là
qu elles tiraffent tous leurs traits,
2c que le plusafluréne me man-
quât pas.
B iiij
u La Reine
Elles rioienc , & me partaient
toutes à la fois 5 & le Prince me
les faifant routes confiderer en
paruculierj'avouë que la beauté
de Madame de Sancerre,qui étoit
fille alors 5 me toucha, ôc je lui
dis quelque chofe de plus précis
qu'aux autres. La manière vive
& pénétrante de Cominge me fit
plaifir,& les grâces de Saint Se-
venn me pieurcntrmais puis qu il
faut tout vous dire , pendant que
tant de jeunes Beautez en voû-
taient à mon cceur,je furpris par
la fatalité de ion ctoiîe celui d'u-
ne -tres-aimable Perfonne. Elle
me le donna dé> ce pr-emier mo-
ment malgré elle 5 & il auroit dû
faire le bonheur de tout autre
que de moi. Elle avoit millequalî-
tez charmante*. Vous jugerez de
fon caractère par ce que je vous
dirai dans la fuite.
Comme jetois danslagreable
de Nœvarrt, 3$
embarras de m offrir à ton tes ces
belles perfonnes. & que nousme-
nions un bruit trop grand pour
le lieu de refpecl où nous étions ,
tout d'un coup la porte de la
chambre de la Reine s'ouvrit 3 Se
je la vis paroitre elle-même au
milieu de Madame &de laPrin-
cefTede Valois.Elles venoiét vers
nous d un air gai. Madame étoic
une perfonne-d'un agrémét in fi-
nira Reine étoit une beauté ac-
complie , mais rien n'a jamais
égalé la PnncefTe de Valois. Vous
f avez vu , c'eft aflez vous dire >
mon ame n'étoit pas allez forte
pourluy refifter. A cet abord je
demeuray ébloui5& je leur parus
enfuite un homme éperdu. Tout
le monde le remarqua i je rougis,
jepâli^jemembarrafTayile Prin-
ce me die que c etoit là ia der-
nière épreuve où il vouloïc me
mettre. Ma confuflô me tistiieu
B v
34 Lu Reine
defprit. La jeune Anne de Bou-
len qui étoit derrière la Reine,
dit au Duc de Suffolc en confi-
derantmonagitauo:C'eit en cet
état que je defîrerois voirunho-
me que je voudroisqui m aimât:
car je fuis trompée s'il n'a de gra-
des difpofitiôï a l'amour. La Rei-
ne quif entendit fit un éclat de
rire, en répondant qu'elle étoic
de fon avis. A cette faillie deBou-
len tout le monde fe tourna vers
elle,& lePrince qui l'aimoitalors
paflant de fon côté , la pria de
m'épargner &dene fonger point
à fe faire aimer de moi. Car con~
tinua-t-il obligemment, Laujtrec
en; de mes amis.Ne nom brouil-
lez pas enfemble , biffez à vos
beaux yeux tout l'épire qu'ils ont
fur moi,ne le poru z pas fur un
cœur qui ne vous aimerait pa, fi.
tendreméc. Ah. 'Seigneur Juidit*
elle tout bas 3 vous fçavez bien
de Navarre. 35
que vous n'avez rien à craindre.
Je n entendis pas ces paroles >
mais je les ai depuis fçuës par le
Prince, car vous croyez bien que
Madame ne les entendu pas auffi,
& qu'elles fe difoient en fecret.
La Reine & les Princefles me
dirent mille chofes galantes > &T
Madame Renée qui parut enco-
re , pou voit par fon efpritm'em-
barafler autant que je l'étois déjà
parla furprife de mes yeux qui
n'avoieneque trop vu ce qu'ils
m'ont fait aimer plus que ma vie.
Je fortis de chez la Reine le
plus amoureux de tous les hom-
mes , & le moins rempli d'ef-
perance. Je ne me flatai point,
& l'élévation de mes penfées ne
m'empêcha pas de voir la folie
qui les accompagnoit. Maiseft-
ce en amour que Ton fe re(iftc,&
n'aime- t-on pas à lui ceder,queî- '
que extravagance qu'il y an dans
/
35 La Reine
les defleins que l'on fc propofe ?
Plufîeurs jours fe panèrent en
fèces , & la Dnchefle de Beaujeit
qui voyoic que j'étois le plus cher
ami du Duc de Bourbon me choi-
fit pour lui faire offre de fa fille
s'il la vouloir pour fa femme avec
tous fes biens. Je fus tranfporte
de joye daller prefenter une (i
grande fortune à ce Prince : mais
je fus tres-furpris de la froideur
avec laquelle il receutune telle
propofition. Il me demanda du;
tems pour y répondre 5 je lui dis
que je l'avois frit pour lui & que
javois afllrré la DuchefTe de I&
joye avec laquelle il recevroitua
fi çrand avantage 5 mais il me die
en ni embi allant , de ne le poins
preflTer, & me quitta. Je demeu-
rai confus. Je l'ai mois fi vérita-
blement que je m'enfonçai dans
touts les rationnement imagina-
blés pour pénétrer le fnjec de (on
de N&varre- yj
indifférence fur une fortune que
je croyois qu'il dévoie recevoir
avec plaiiir.Je qximaginois bien
que c'était l'amour qui cauloitee
que je voyois , mais j'avoue ma
ftupidité:je promenai trop long-
temps ma penfée par tour, & je
l'arrêtai enfin fur la Princefle de
Valois avec une certitude que
ma jaloufie confirma..
J'étois le ïoir cruz la Reine où
Je ne fus que trop éclaira. Le
Princeoccnpé de ion amour, ne
fe méfioit pas de ma curiofité in*
tereflee. Je l'obfervai ,. & je ne
connus que trop qu'il aimoit la
Princefll de Valois , mais ce qui
penfame faire perdre la rai'on,
c'eft que je crus voir quelque
chofe de fort tendre dans les yeux
de cette PrincefTe quand -elle re-
gardent le Duc de Bourbon. Je
crus même la voir fe troubler d'u-
ne façon convainquate pour mes
JM
3 & La Reine
ioupçons , & je me perdoisdans
les egaremens de mes remarques
quand je la vis fortïr avec la
Princcflc Renée qui iè trou voie
mal. Je la fuivois des yeux, & je
tk enfle plus rien vu au milieu det
cent perfonnes avec lefquelles
j'etois 3iirinquietDucde Bour-
bon qui fouffroit comme moy,ne
me fût venu prier dele fuivre.Je
l'accompagnai fans fçavoir où
nous allions. Nous ne nous par-
lions ni l'un ni l'autre ,& je ne
revim à moi que qnad je m'aper-
çus que nous étions à la porte dur
cabinet de la PrmcefTe Renée,
Nou s y entrames,& j etois fi plein
de la Princefle de Valoir , que je
ne remarquai qu'elle.Madamede
Sancerre y étoit , qui voyant les
deux Prince {Tes & le Prince en
particulier , m'aborda : mais elle
avoit beau me parler , je ne len-
tendois pa*:& je luy parus tel en-
de Navarre. 39
fin,qu elle devina l'état malheu-
reuxde mon ame. Je ne lny ré-
pondois point,ou je le faifois ma!»
Elle femit à rire de ma diffra-
ction , & me fie bien voir qu'elle
me penetroit. Ma douleur en fut
infinie, elle en eut pitié & me
parla avec une bonté à laquelle
je ne nïétois pas attendu par les
premières manières dont elle
m'avoit attaqué. Je tâchois de me
remettre & de revenir à moi r
lorfque j'aperçus le Prince qui fe
jet toi taux genoux delà Princef-
ié de Valois 5 je penfai tomber de
l'autre coté, je treflaillis,& il ne
s'en fallut guère que je ne fiiTe
un cry quand je vis qu'il lui bai-
foit la main.
Que l'on fouffre dans ces mo-
ment terribles,mon cher Dragut*.
Je ne vous le puis exprimerje fus
foulage d'une partie de ma pei-
ne quand le Prince fe tournant
A
4° La Reine
ver moi me pria daller porter fa
reponfe à la Duchefle de Beau-
jcu,& de Juy dire de ïa parc qu'il
épouferoit fa fille. Figurez-vous
la joye que j'eus d'une û agréa-
ble commiflîon. Vous comprenez
bien touc ce qu'elle me faifoic
voir. Je paiTe ce que je devois
penfer fur cela.
Le Prince ëpoufa la Princefle
de Bourbon : mais tou:e ma folie
augméta quand le foir de fes no-
ces je remarquai de la trifteife
dans les beaux yeux de la Prin-
ce fle de Valois 3 & que je crus
m apercevoir de quelque intelli-
gence entre fes regards & ceux
du Duc de Bourbon.
Quelques jours après on fît fon
mariage avec le Duc d'AIencon^
& j'eus du regret de la voir à un
homme fi indigne d'elle. Ce fut
en cette oeccafion que le Corn-
netable me choifit pour l'info*.
de ÏÏtvarre. 41
tuné confident de fes amours. le
reçus fon fecret & je cachai le
mien. ]e ne le haïs point , il étoit
auflî malheureux que moi , &
pour achever de m'acabler , la
Duchefle d' Alençon me fit I'hô-
neur de me diftinguer entre tous
les hommes de la Cour en me
donnant fon amitié & me la té-
moignant par les confiances les
plus particulières.
Que cette giorieufe préférence
m auroit été chère fi j euffe été
en état d'en goûter toute la dou-
ceur, ôc que mon ame eût pu
être dans une afliette raifonna-
ble ! Mais j'étois perdu d'amour,
& rie que de l'amour ne me poa-
voit fathfaire. Un jour que la
PrincefTe étoit mécontente delà
témérité de Bonivet quiTaimok
& qui avoir l'audace de le lui di-
re,elle s'en plaignoit avec aigreur
à Madame de Sancerre, & difok
41 l& fReine
qu'elle ne comprenoic pas qu on
eue la hardieiîe d'aimer en un
endroit fi inégal ,& que pour elle,
elle hairoic toujours ceux qui
s oublieraient ainfî. Ah ! je fuis
perdu , m'écria-je en quittant le
dos de fa chaife que je tenois, &
je lbms brusquement de fa Châ-
bre fans fçavoir ni ce que je di-
fois, ni ce que jefaifois. La Prin-
ceiTe demeura toute étonnée de
mon imprudente faiIlie,Madame
deSancerre fe mit à rire, & lui
avoua qu'il y avoir lo-ng - tems
qu elfe connoiflbic ma maladie.
Elle lui remit alors mille çho-
fes devant les yeux qui les ou-
vrirent à la PrinceiTe. Elle me
blâma & me plaignit , à ce que
j'aifçû depuis par Madame de
Sancerre.
Je fus fî honteux de m être ainfî
échapé , que je ne pus me re-
foudre de long- tems à paroîcre
àe Navarre. 45
devant elle , & enfuite je ne l'o-
fois regarder. Elle m'en fçût bon
gré & agit avec moi , comme il
elle n avoir pas remarqué mon
audace.
Le Roi mourut* 6c François L
fut élevé fur le trône. Je partis
pour aller à Milan dont j'étois
Gouverneur, dette première fé-
paration me parut le plus cruel
de tous mes maux. La veille de
mon départ j'entrai vingt fois
dans la chambre de Madame d' A-
îençon 5 & j'en fortois toujours
fans fçavoir bien précifémenc
pourquoi j'y étois entré. Je vou-
!ois lui dire & lui taire mon
amour. J'étois fenfible à la dou-
leur de la quitter. Enfin je pris
congé d'elle dans les formes , &
comme un homme de ma forte
le devoit faire. Elle me dit adieu
avec tontes (es bontez acoûcu-
mées,8c prenant un luth elle pafTa
4+ La Reine
dans une petite Chambre. Je lob-
fervois;& medébaraflatde quel-
ques perfonnes qui me faifoient
des honnêtetez,j'entrai brufque-
menc où étoit la PrincefleJ'étois
fi hors de moi , qu'elle crut qu'il
venoit de m'arn ver quelque chofe
de fàcheux5& m'arrêtanc devant
elle avec quelque égarement fur
fe vifage : Je pars, Madame , lui
dis-je y & je lui repérai deux ou
trois fois ces paroles fans y en
ajouter d'autres. Je le fçai bien ,
me dit-elle , avec quelque envie
de rire, & je croyais vous avoir
dit adieu. Ahilui dis- je en colère,
car je fçavois ce qu'elle penfoit y
vous me voyez partir avec plaifir,
£c je vous laiflfe tout mon amour.
Je jettai lors mes yeux furies fiens
leurs divins regards m'adoucirët
&m'humilierent.Pardônez-moi>
Madame , repris-je , je ne vous
©ffenferai plus 5 je pars, je fis une
de Navarre. 45
profonde révérence 5c je me re-
tirai.
Apres avoir fait tous mes adieu x,
je paflai chez la Reine ou il y
avoir unemufiqueque je n'etois
pas en humeur d entendre, je ior-
tis de fcn appartement 6c j'allai
fur une tcrrafle qui donnoit dans
un jardin où je voulois tâcher de
me remettre des agitations où
j'étois Mes pas me conduifirenc
à une grotte où j'aperçus deux
femmes que je voulus évitenmais
ayant entendu par deux fois mon
nom, lacurioiitéme prit, je ne
fcai comment 5 je m'approchai &C
je vis par une fenêtre la jeune
Dorval & Defcars affiles toutes
deux chacune dans une niche,&-
appuyées furie bord d'un baffin
de marbre noir, qui recevoir (es
eaux parle flâbeau d'un petit A-
mourde même matière. Defcars
n etoiq>as fi vive qu'on avoit ac-
4^ Z^ Reine
coutume de la voir,elle avoit une
langueur touchante fur le vifage,
& paroiflbit profondément apli-
quée.D une main qu'elfe hauflbic
un peu elle tenoit le bras de cec
Amour,&il fembloitqu'elle vou-
loit lui marquer le lieu où il ci-
reroit. Elle avoit l'autre fur le
marbre de la Fontaine ayant le
bouc des doigts dans leau. Do,r-
val avoit la tête abfolumenc
apuyée contre ce petit Dieu fî
inhumain, & par côfequent pan-
chée vers la fontaine. Des larmes
couloient lentement defes beaux
yeux,fansefFort&: d'une manière
fi tendre qu'elles l'embelli^oient.
On eût dit que c'étoit des perles
ou plutôt des étincelles de feu
qui le méloientà ces eaux. Elle
me parut terrible en cet état de
douleur fi conforme au mien, je
penfai pleurer avec elle. Dor-
val eft blonde connue vous le
de Navarre. qj
fçive^Defcarseft bruneslaétion
8c les manières de ces belles per-
sonnes euflent fait un aimable
tableau. Je les contemplois lune
& l'autre avec pitié. Elles gar-
dèrent quelque tems le filence ,
quand Defcars le rompit avec un
foupir. Lautrec efl: aimable , die-
ellcmais qu'il eft cruel de l'aimer
fans en être aimée • Elle fe tût,&
ne dit que ce peu de parolesje fus
épouvanté de les entendre j & fur-
pris,&prefqtie affligé de voirque
je fai fois le malheur d'une fi belle
pérfonne,,je me preparois à m'en
aller fons fonger à Dorval , lorf-
qu'elle prit la parole:Que je fens
bien mon malheur, difoit-elleî
J'aimerai toute ma vie ce que
j'aime5maisil ne le fçaura jamais.
Encore, pourfuivoit-elle, s'il n'y
avoit qu'à fouffrir ainfiimais l'a-
mour pour me tourmenter m'ac-
cable de toutes (es peines.Ou ai-
4$ La Reine
me ailleurs^ fuis fans efperance,
& voilà le dernier des fuplices
pour un cœur comme le mien.
Elle cefTa de parler,& Defcars
changeant de pofture , me fît
craindre qu'elle ne me pût voir.
Je m en allai fi occupé de ce que
je venois d'entendre,que j'avoue
que je m oubliai moi-même pour
quelque tems.
Mais vous aliez voirla bizarrerie
où je me trouvai. Je crus que Def-
cars m'aimoit, & je fus (ans pitié
pour elle comme la Princeffe Té-
toit pour moi. C'en; une des plus
belles perfonnes du monde , je
nefentis nulle émotion pour fes
maux, & ceux deDorvaldont
je ne croyois pas être l'objet me
touchèrent infiniment. Cette cô-
formité que je trou vois entre elle
& moi , me rendoit (es intérêts
chers ,& le (oir quand je fus chez
la Reine, à peine répondis -je
comme
àe Navarre. 49
comme je le devois à toutes 4es
honnêtetez que Defcars me fie
fur mon déparc , & m'aprochant
de Dorval le plûtoft qu'il me fut
poffible , après quelques difeours
ordinaires , il me fut aifé de la
mettre fur le chapitre de l'amour.
Etpourfuivant quelques propos
inutiles à mon récit :Fleu range
aime Madame de Laval, lui dis-
je , il n'en eft point aimé s mais
du moins n'aime-t - elle pas ail-
leurs 5 & félon moi , c'eft ôterla
moitié de (es maux à .l'amour.
Dorval roupie , 6c baiflanc les
yeux Je crois» dit-elle , en é-
fet qu'on eft moins malheureux
quand on aime , de s adrefler à
une personne qui n'a pas le cœur
touché pour un autre. Elle n'en
dit pas davantage. Ah ! lui dis-
je , rien n eft plus infupportable
que d'aimer ce qu'on voit qui eft
à un autre. Quelle horreur • Quel
//. Partie. C
jo La Reine
fupplice ! que je plaindrois une
perfonnequi aurait àfouffrirce
quejedisiîela regardai fixement;
elle rougit encore , & détourna
la tête : Je conçois ce malheur
pour un fi grand malheur, repris-
je, que je donnerois toute ma pi.-
tiéàune perfonne qui en feroît
atteinte, & je voudrois ètreaf-
fez de fes amis pour entrer dans
fa difgrace , & l'adoucir par le
partage que j'en ferois.Dorval en
cet endroit me jetta un regarda
la dérobée, mais un regard tout
de feu qui cherchoit à pénétrer
dans la vérité de ce que je difois 5
elle ouvrit la bouche , & la refer-
ma. Parlez , enotinuai-je , con-
nohTez-vous quelqu'un qui eût
une telle confiance à me faire ?
Moi , non , répliqua- t-elle, &fe-
lon mon confeil , ceux qui ont
de fi defagreables fecrets , ne les
découvriront jamais.Ondoit être
àe N avant* 51
afl z honteux de fon mal , fans
i aiier dire. Mais ne contez- vous
pour rien le p!aifîr de foulager
fà peine , repîiquai-je ? Non, dit-
elle y il y faut encore ajouter
celle d'un filence éternel. Ah •
Madame , luidis-je , vous parlez
bien en perfonne qui ignore ces
maux là : mais enfin fi jamais
vous aviez à aimer, promettez-
moi de me le dire Je ne m'engage
pas beaucoup , reprit -elle avec
eipritrCarjefuisaiTuréequemon
cœur n'eft pas en état de prendre
jamais d'autres fentimcns que
ceux, qu'il a. Elle foûpira mal-
gré elle , en difant ces mors, j'en
compris tout le fens .-Mais, lui
repartis - je avec malice , quels
femimens avez- vous ? Qne vou-
lez vous fçavoir, me répondit-
elle ? Vous partez 3 & fe reprenant
promptement : Allez , Seigneur,
A vôtre retour , nous verrons
$i La Reine
fî nous nous reflouviendrons de
cette converfation. Elle me quit-
ta , quelque chofe que je fîfTe
pour la retenir , & s'aprocha dç
laPrincefle Renée.
Je vous ai promis de ne vous
point parier de guerre,mon cher
Dragut : je revins au bout de
quelques mois. Madame d'Alen-
çon me reçût comme ne fe fou-
venant pas de mesfautes.Le Con-
nétable me confola ,en m'apre-
nant que fon amour n'étoit pas
heureux : mais le 'mien fembla
prendre de nouvelles forces dans
les beaux yeux de maPrincefle.
le ne donnai rien au public de
mes extravagances 5 la PrincefTç
les connoiiïbit auffi bien que
Madame de Sancçrre.Du refte je
me conduifis avec une fi grande
diferetion, que le Duc deBour.-
ton même ne fe douta jamais
que je fufle Ton rival.
de Navire. jj
Quelque temps après que je fus
arrivé , je remis Dorval iurnôcre
dernier entretien. Elle me dit
d'un air froid, qu'elle n avoit rien
à me dire , quelle étoit au même
étac que lorfque j'étois parti 5
qu'elle navoit point changé.
Comme jemereflbuvenoisdela
manière dont'je l'avois veuë à la
grotte , elle me faifbit grande pi-
tié j & je lui] difois toujours en
riant', qu elle aitroit nn.jour quel-
que chofeà me dire.
Je ne pouvois m'empêcher d^
donner de temps en temps des
témoignages d'amour à la Du-
chefTed'Alençon. Elle m'en fai-
foft gronder par Madame de
Sancerre.
Les yeux de Defcars étoient û
beaux , qu'elle ne les tournoit ja-
mais fur moi que je ne m'imagi-
nafle 'quelle avoit tout l'amour
dont elle avoit parlé à Dorval ,
C iii
j4 La Reine
&i je croïois qu'elle en vouloir al-
lumer dans mon cœur un pareil.
Perfuadé qu elle m'aimoit , je dé-
crois être en état de 1 aimer auffi.
Mais helas • mes chaînes étoienc
trop belles & trop forces pour
les rompre & pour pouvoir pren-
dre les fiennes.
Jevouîoisaufïi deviner qui Dor-
val aimoic , afin de le porter à
rendre le réciproque à cette
charmante fille. Je les abordai
une fois toutes deux comme elles
h. 'bien: un papier. Dorval le lâ-
cha , & Dcfcarsle mettant con-
tre ion eftomach, me dit ?
Je ri aime point un infenjiblei
le convois cependant quilnefçau-
roit m aimer*
Eteins [es feux , Amour , s'il e/i
pojjible ,
Et des feux que je Cens , viens encor
l'enflammer.
Elle foûnc après ces paroles,
de Navarre. 5 5
cf une maniere,que Venus même
ifauroit pas eu tant d'agrément*
Elle me parue avoir un air paf-
fiôné qui me fît quelque impref-
iîon. le connus que cetoit des
vers qu'elle lifoic Ceux-là paru-
rent m'interefler, je voulus pren-
dre ce papier 5 mais le retenant :
Il faut mériter ces chofes, Lau-
trec 3 me dit-elle 5 qui n'encon-
noit point le prix ne les mérite
pas. Elle me quitta avec uneef-
pece de dédain. J'en voulus de-
mander la lignification à Dorval
que je remarquai tres-interdite.
Aimera- t-on toujours fans être
aimé, m'écriai je? que veulent
dire ces vers ? Aimera- t-on tou-
jours fans être aimé , reprit- elle
en s'en allant , elle rejoignit ià
compagne. Ladion de ces deux
filles me furprit , j'en demeurai
confus 5 & les voulant prefler de
s'expliquer d'autre forte , je ne
C iiij
5 6 la Reine
m'attirai qu'un cnjoûment vif T
avec des railleries brillâtes delà
part de Defcars,& quelques foû-
ris contraints de la belle Dorval.
Je demeurois peu à la Cour,& je
retournai encore en Italie. A mon
retour je trouvai une grande ini-
mitié formée entre le Connéta-
ble & la mère du Roi. je me fou-
vien> qu'un jour il me fit les plus
feniibles carefïès que Ton puifle
faire, & voulut attirer de moi de
nouvelles promefles d'une amitié
éternelle. Ce grand & malheu-
reux Prince nous quitta bien- tôt
aprés,& s'engagea avec l'Empe-
j^ur. Madame d'AIençon me fit
l'honneur de me laifler voir tou-
te fa douleur dans une pareille
occafion.EÎIeaimoitle Connéta-
ble ! mais comme je fçavois qu'il
ne tiroit nul avantage de fon
bonheur, & .que je connoiflois
bien le caractère de cette Prin-
de Navarre. 57
cefTe, je n etois point jaloux des
bornez quelle avoit pour lui, 6c
j'étais content de celles qu elle-'
me témoignoit.
Je fus obligé de me défendre à
Marfeille contre lui. Il m écrivit
une lettre qui me perça le cœur:
mais il fa'ut fuivre mon devoir ,
8c facrifiermon amitié. JepaiTe
mille circonftances qui memene-
roient trop loin. Le Roi perdit la
bataille de Pavie, 6c fut pris pri-
fonnier. Jedéfendisla Guyenne,
& dés que je le pus, je me rendis-
auprès de la Regente,fous prétex-
te de la fervir, mais en effet pour
voir Madame d'Alençon. Elle
étoic veuve, 6c je trouvai le Roi
die Navarre auprès d'elle, amou-
reux 6c foûtenn dans fapafiîon par
le crédit de Madame la Régente.
Je le regardai avec peine, j'ofai
parler de {es prétention à la Prin-
cefle, qui me protefta qu'elle les
C v
58 Lu Reine
defaprouvoit entièrement.
Tous les grands Seigneurs du
Royaume étoienr, auprès de la
Mère du Roi.Caumôt étoit mon
ami particulier. Je vis une fois
Dorval qui luy parloit avec une
colère étrange fur une fenêtre
où il:, étoient cous deux appuyez,
Je les a vois vus fort fou vent en-
femble 5 & rappellant mille cho-
fes , je ne doutai point que ce ne
fût lui que cette belle fi île aimoit.
Dans cette pensée dés le foir
même je lui en dis mille biens y
où il répondoit en homme qui
connoiiîoi r 5c qui aimoit fon mé-
rite : mais ce n'étoit pas avec
cette ardeur dont un amant a.
accoutumé de parler , & je me
perfuadois écore qu'il ne 1 aimoit
pas , & que c'étoit lui qui faifoic
fon malheur. Je le vis fi refervé ,=
que je n'ofai lui en diredavîîtage,
Dans ce temps - là Madame
de Navarre cy
d'Aîençon partit pour fe rendre
à Madndauprésdu Roi fonfiere
qui étoitdangcrcufcment mala-
de. J'eus le bonheur de recevoir
une partie des larn/es de cette
Princefle/ju elle répandoitdevat
m°i uns contrainteielle me pria
même detre toujours de Tes amis.
Je fus l'accompagner auffî loin
que je le pûs.Caumont lui rendit
Je même devoir , & en revenant
je fus étonné de lui remarquer
tinc douleur pleine de chagrin.
Dorval ne fui voit pasla Princef-
fe, elle étoit à Mad' Renée. Def-
cars & quelques unes de fes côpa-
gncs.alloient feulement avec elle,
Je fis voir à Çaumont que je
m'apercevois del'éta^où ilécoic,
& je le preflai tant qu'il ne pûc
fe défaire de ma curiofiré. il la
fatisfic. Defcars eft partie , me
dit-rl. L'aimez-vous, lui dis - je ?
Ouy ,; repricil. Ah ? ja p^
6o La Reine
vre Dorval , m'êcriai-je , que
deviendra-t-ellc?Eile eft à plain-
dre , continua- c il 5 & vous ne
l'aimez pas , pourfmvis-je. Non,,
reprit - il. Voilà donc ion maU
heur,repiiquai-je,je fuis éclairci.--
Defcars eft charmante > mais je
plains la pauvre Dorval.
Dorval n'a que faire de moi,,
me dit -1! , tout étonné. Elle aime
ma Maîtrefle , elle eft fâchée de.
ion abfence 5 voilà fon malheur: -
mais moi je me fepare de ce que
j'aime. En êtes - vous aimé , lui
dis je ? Depuis fon enfance , re-
prit-il', je poflede fon caunmais
quel cœur , mon cher Lautrec v.
qu'il eft tendre ! qu'il eft fidèle »-:
jamais de caprice à efliiyer , nii
de foupçons mal fondez. Elle a
toûjours une conduite également
obligeante , & incapable de me
donner aucun ombrage:fans co-
queterie , rebutant tous mes tfr
£e Navarre. 61
vaux^me les facrifiant tousjégale,
tendre dans {es manières , véri-
table ; que vous dirai- je?parfaite
enfin. Où fuis- je5 m'écriai-je ?
où fuis-je ? Defcars vous aime
depuis long-temps, &. vous m'en
aflurezrfct.qu elle n'a jamais aimé
que moi ,- reprit Caumont. Ce-
pendant, fon abfence à part qui
me tue, j'ai un autre déplaifir»
l'ai aperçu un Efcuyer du Comce
de Guifequi lui parloit comme
elle parcoit , il lui a donné une
lettre, elle a haufle les épaules,
en me'; regardant : mais elle l'a
pris , je ne lai pu voir 5 car elle
eft partie au même moment , 6c
le Comte de Guife l'aime. Ah \
Caumont,Luidis-je , ne craignez'
rien. Puifque Defcars eft comme
vous le dites, cette lettre ne la
touchera point, & ne vous nuira
pas. Lors je le priai de me con-
ter, fon avanture , elle me char-
6i Lu Reine
nia : mais je vous avoue que j c-
tois tout étonne quand je me ref-
fouvenois de ce que javois en-
tendu dire à cette aimable fille
das la grotteje ne le pouvois ac-
corder avec ce que Caumont ve-
noic de m apprendre. Helas ! je
iouhaitai prefqued'en être aimé,
tant j'ai trouvé ie fort de Cau-
mont heureux.
Dés que nous fumes de retour,
nous allâmes confcler Dorval.
Elle rougit en nous voyant , &
je compris que je la comraigno.is,
ne voulant pas parler à mon ami
devant moi. Je me retirai , & je
les lai fiai. »
La Régente ne paroiiToit oc-
cupée que de la négociation pour
la liberté du Roi.EUc étoit char-
mec qu'un des principaux arti-
cles fût le mariage de ce Prince
avec la Reine de PortugaI5puif-
que c'étoic ôter une époufe au
de Navarre. 6$
Connétable. Elleauroic été ra-
vie que* Madame d'Alençon eue
épouië l'Empereur , elle fe fla-^
toit encore de ramener le Duc
de Bourbon. Son amour quelle
avoit confervé lui fai/bit trouver
tout facile pour Tes defleins.
Il y a voie long- temps que Dor-
val écoit une de fes favorites. C'é-
toit à elle feule qu'elle confioit fes»
fecrets de Ion cœur , & aux heu-
res qu'elle avoit libres elle ne fai-
foit que s entretenir avec elle.
Elles fo-rtoient un jour toutes
deux d'un cabinet de verdure ?
lorfque j'y entrai. Japperçus un
papier à terre , je le ramaiTai, je
vis qu'il y avoit des vers écrits^
Ils me parurent partir d un ef--
pnt prévenu. Les voici.
£n vain de la ra'ifon on êcoù*e la Doixr
V amour plus puijfant mille fois
Nous pouffe malgré nous an penchant
qu'il nous donne.
£4 La Reine
Le cœur aveuglément f€ range fous fer
lo'.x.
tJïtalgré tous nos efforts il s'émeut >il s'é-
tonne •
Il fe laijfe enchaîner avec des nœux fil
doux ,
Qu'il fitmble que le Ciel les fit exprés pur
nous.
Heureux en fubiffant le fiort qui nous en-
trame 3
Si leplaifir un jour enfiurpafioit le peine \
Je confiderai long-temps ta
penfée & le ftyle de ces vers.
Je ne fçavois fi la Régente les
avoit faits pour le Connétable ,
ou s'ils n etoient point de Dor-
val au fujet de fon amour mal-
heureux.
Je m attachai fort à la Prin-
cefle Renée pendant 1 abfence
de Madame d'AIençonije fçavois
la forte amitié qu elles avoienc
l'une pour l'autre , & elle eut la
bonté de recevoir agréablement
les foins que je lui rendis,
de Navarre. 6f
Je fçavois aufli bien que Cau-
monc le tems que devoit durer
le pafleport que la Princefle avoie
reçu derEmpereur>& lui & moi
nous nous rendimes fur la fron-
tière au tems à peu prés qu'il
devoir expirer. Nous fumes &
heureux que nous la trouvâmes le
foirque Clermont Lodeve 1 a-voie
été recevoir fiir les terres de Na-
varre Elle me fît un accueil plein
dexharmes j & pour poufler fit
bonté jufquaubour,elle ne me fit
pas un fecret de la certitude de
ion mariage avec le Connétable.
Je fus frappé de cette confidence,
J'appuyai ma tête contre la mu-
raille, & il me fut impoffiblc de
pouvoir jamais lui parler.
£h quoi, me dit-elle, Lautrec,
vous n'êtes plus de mes amis ? Je
vous ouvre mon cœur , ne puis-
je compter fur vous ? & fi j'en ai
quelque jour befoia, vous croa-
66 La Reine
verai-je fans zèle pour mon fèr^
vice ? Ah ; Madame , lui dis - je
enfin, que me dites - vous ? A
quelle épreuve réduifez vous....
je n'ofai dire mon amourjje baif-
ïai les yeux, 6c je repris : A quelle
épreuve mettez-vous ma vertu.
La PrincelTe connut bien que je
n'étois pas £ueri de ma folie.EUe
me par;a avec une bonté exuaor-
dinaire,me pria de furmôcer une
paffion fi vaine > & qui ne pou-
voit enfin que me nuire. Elle me
fie ïouvenir de l'amitié que le
Connétable a voit pour moi, 6c de
celle que je devois avoir pour lui.
Que vous dirai je , mon cher
Dragut ? Elle me rangea prefque
à mon devoir, 6c enfin elle rn af-
fura qu'après le Connétable j'é-
tois l'homme du monde qu'elle
eftimoit le plus.
Jelareconduifisjufqu'àBayon-
ne,où Madame la Régente s'étoit
de Navarre. 6j
rendue pour être plus en com-
modité de faire l'échange du
Roi.
le ne vous dirai point la joye
que Caumonc eut de revoir Def-
cars. Il lui avoua qu'il mavoic
parlé de leur amour , ôt il la fie
confentir que je fufle le dépofi-
taire de leurs, innocens fècrecs.
Un fi tendre commerce eut une
fin heureufe.Le Roi en eut con-
noifTance , & ce mariage fut une
des premières chofes qu'il fit
après fon retour. Caumont fe vie
content avec fa vertueufe femme,
&: il lui fembleque rien au monde
ne peut égaler fa félicité.
Je fus obligé de donner quel-
ques ordres en Guyenne , où le
le Roi me laifla.Fi^urez- vous ma
furprife &; ma douleur 5 quand
quelque temps après j'apris que
la DuchefTe d'Aiençon venoit
d epoufer le Roi de Navarre. Je
é? JU Reine
fçavois qu'elle ne pouvoit être1
a moi \ je fçavois qu'elle fe defti-
noit par fon choix & par fes in-
clinations , au Connétable. Ce-
pendant cette nouvelle me fr3p-*
pa comme fi elle m eût ôté tout
d'un coup toutes mes ciperances.
Qu'on eft foible , mon cher Dra-
gue » je murmurai avec autafic
d'audace que fi j'eufTe été le mal-
heureux Duc de Bourbon. Je 1er
plaignis même pour donner en-
core une aigreur à mon infortu-
ne , & je tombai enfin dans cette
prodigieufe mélancolie , dans la-
quelle vous m'avez veu abîmé.
Le Roi me manda il y a peu de'
temps, comme vous le fçavez.
Je me fuis rendu en diligence à
{es ordres. Vous avez bien voulu
être le compagnon de mon voya-
ge. Je vous prefentai au Roi 5 il
vous fit un accueil qui vous (à-
ûsfit,^ vous avez pûreconnoître
de Navarre. 69
qu'il n'eft ni fans amitié ni fans
confiance pour moijai demeuré
.quelques jours chez Caumont ,
incognito par Tordre du Roi 3 Se
vous vous fouvenez bien que ce
ne fut que le jour de la fête que
le Roi donna à la Reine fa fœur,
qu'il me prefenta à elle , 6c qu'il
confentic que tout le monde me
vît.
La Reine rougit à ma veuè\&
me parut embaralTée à foûtenir
mes premiers regards. Elle me
parla peu, je n'étois pas auffi trop
en étac de demeurer en fa pre-
fence , ni de lier converfation
avec elle.
Depuis ce tems-!â je ne lai
veuë qu'en public. Dorval ma
paru encore plus languiflante
que de coûtume,& je n'ai jamais
ofé demander à Madame de
Caumont l'explication de l'en*
tretien de la grotte.
70 La Reine
Hier après dîné je rentrai
dans mon appartement pour
faire quelques dépêches , & les
ayant finies, je repaflai dans
celui de Madame de Caumont,
N'y trouvant perfonne , je crus
quelle n'y étoit pas & quelle
s etoit allé parer pour le bal
chez quelqu'une de Tes amies. Je
n'avois garde de penfer qu'elle
eût fait dire qu elle vouloir être
feule. Je for toi s déjà d'un grand
cabinet qui conduifoit dans un
autre, quand j'entendis la voix
de mon ami qui parloit avec
fa femme. Jalîois entrer où ils
étoient ,!orfque mon nom qu'ils
prononcèrent m'arrêta. Il fém-
bleque je fuis deftiné à ne pou-
voir m'entendre nommer fans ap-
prendre quelque choie d'extraor-
dinaire ,& qui doive extrême-
ment m'intereffer. Nous l'avons
mille fois plaint enfemble , difoic
de Navarre. 71
Caumont. Si Laucrec fçavoic les
malheurs qu'il caufe , il en feroit
touché. J'ai fait tout ce que | ai
pu, reprit fa femme , pour lui
ôter ce fatal attachement. Elle
medifoitun jour dans la grotte
de Fontainebleau , la veille que
Laucrec partie pour l'Italie^qu' el-
le l'aima le jour que le Roi voulut
fçavoir à qui il donneroit fon
cœur. La pauvre fille a fouffert
des peines incroyables depuis ce
temps à aimer & à vouloir s'em-
pêcher d'aimer.Elle conuut bi en-
tôt la paillon que Lautrec reflen-
tit pour la Reine de Navarre ,
qui fut un redoublement cruel à
fes maux. Elle fut déslors fans
efperance. Vingt fois elle apen-
fé fuccomber ; &. lui dire qu'elle
l'aimoic. Elle s'eft pourtant ga-
rantie de ce malheur : Une fille
quia du courage ne fuit point
une telle chute. J'étois outragée
7i La Reine
pour elle de l'indifférence de
Lautrec > & le jour qu elle avoit
fait tous ces jolis vers que vous
fçavez ,*nous les liftons enfem-
ble elle & moi, quand il penfa
nous furprendre. Je ne pus m em-
pêcher de lui dire cet endroit
qui in avoit tant plu.
ft n*aime point un infenfible :
jfc connais cependant qu'Une fçauroit m' ai-
mer.
Eteins Ces feux y Amour , s'il eft
pojfible >
Et des feux que je fens> viens encor l'en-
flammer.
Je m'arrêtai par prudence dans
le tems que javois le plus d'en-
vie de m'expliquer. Je n'ai point
parlé auffi , reprit Caumont , par
difcrétion , Dorval me l'ayant
défendu quand je connus l'état
malheureux de fon ame. J'ai fou-
fert à lui obeïr j m'étant fouvent
flatté
de Navarre. 73
flatte que j'aurois amené Ton
Amant à répondre à fes fenti-
mens. Elle eft belle , elle l'aime
avec une fidélité que rien ne
peut diftraire 5 il n'a rien à ef-
perer de la paffion qu'il reflenc
pour la Reine:Pourquoi ne vou-
lez-vous pas qu'il (e rende par
reconnoi fiance & par vanué, s'il
ne le fait pa< par choix & par
inclination. Jai (bavent penfé,
comme vous , répliqua Madame
de Caumont , 6c je crois que fi
Lautrec fçavoit ion bonheur, il
n'y feroit pas infcnfible : mais
Dorvalnapû confemir qu'il en
fût inftriuc , &; je me fouviens
de lui avoir entendu dire qu'un
jour qu'elle fe promenoir avec
la Régente pendant nôtre voya-
ge d'hfpagne , elle perdit des
Vers qu'elle avoir ùits fur fon
amourdcntelle penfa mourir de
douleur , craignant qu'on ne les
1 1. Partie. D
74 La, Reine
eût trouvez , & qu'ils ne vinf-
fentà la connoi fiance de Lautrec.
Une ame atteinte de ce mal
craint tout.Elle s'imaginoit qu'il
ne les pouvoit voir (ans deviner
que c'étoit elle qui les auroit
faits. Mais y auroit-il tant de
ma! à la trahir , reprit Caumont?
Ah ! mon cher mari , s'éctia fa
femme , elle en mourroit , vous
çonnoiiTez comme moi la déli-
cate lie de Ton cœur. Comme elle
difoit cela , elle fe leva bruf-
quementdedefîus fa chaife , &c
me vit dans un grand miroir.
Elle fit un cri , Caumont crue
quelle s'étoit bleffée , il alla à
elle tout éperdu , & la prenant
entre Ces bras , il tourna la tête ,
&: m'aperçut comme elle dans ce
miroir. Il ne fut pas fi affligé
que fa femme , il fe mit à rire ;
& mefaifantfign d entrer, il
vit à ma rougeur que j avois en-
de Navarre. yj
, tendu leur converfation. Appro-
che*, méditai. Je fuis ravi que
vous fçachiez fans qu'il y ait de
nôtre faute, ce qu'il y a long-
temps que je voulois que vous
fçufîîez. Que dites-vous , mon
cher Lautrec , d'une paffion éga.
lement malheureufe & fidèle ?La
beauté &: les fentimens de Dor-s
val ne vous peuvent-ils toucher?
Je fuis dans une grande confu-
fion.Jui dis-je.Suis-je aiTez in for-
tune pour avoir cauie tant de pei-
ne à une perfonne corne Dorva!?
Remetez-vous,medit Madame
de Caumont. Prenez des fenti-
mens raisonnables & naturels. Il
eft temps que vous fongiez à
vous établir. Dorval eft un parti
avantageux , elle a refufé pour
vous les plus confiderables de
France. Défaites- vous des chi-
mères, fongez au repos &; au
bonheur de vôtre vie. Comme
D ij
76 La Reine
elle alloit continuer , nous fumes
touc furprisde voir arriver Dor-
val. Les defFcnfes de ne laifier
entrer perfonne n'étoient jamais
pour elle. Elle nous trouva tous
embaraflez , & ayant jette les
yeux fur moi, je ne pus en (oute-
mr l'éclat Je fis une profonde ré-
vérence , 6c je m'en allai.
j'ai fongé toute cette nuit à
mon avamure. Je n'ai point dor-
mi , j'ai penfé à Dorva!. j'ai ad-
miré ce fatal effet de lafcendant
que j'ai maiheureufement fur
elle : mais je n'en ai pas moins
fenti la Reine toute- pui liante
dans mon cœur. Ma bleflfere
fera toujours vive > le tems Se
la raifon ne me peuvent jamais
guenr.
Que je vous plains , secria
Drigu: , quand fon ami eut
cefle de parler : mais que vous,
m'avez fait de plaifir parle re-
de Navarre yj
ch d'une fi agréable HiftoireiJ'y
ai donné une attennon qui me
furprend moi même , & il faut
que je vous aime bien, & que
voub m'ay iez du des choses char-
mantes pour avoir oublié mes
tourmens, & n'avoir été atten-
tif qu'à vos intérêts. Vous me
faites pitié d'aimer la Reine.
Tout sbppofe à vôtre efpoir, elle
eft prévenue pour le Connéta-
ble. Dorval eft aimable , vous
pofledez fbn cœur , je fuis de
lavis de Madame de Caumont.
Ne vous repaifléz plus de chofes
frivoles. Penfez à vous établir,
Perfonne au monde ne vous con-
vient plus qu'elle. Je voudrois la
voir heureufe avec vous. Je vou-
drois auflî ne vous voir plus ri-
val du Duc de Bourbon, On
m'en a dit tant de chofes avan-
rageufes depuis que je fuis en
France , que je vous auouë que
D iij
7 S La Rêne
je faime fans le connoître , &
que je ferois ravi que vous n'euf-
fiez nulle concurrence avec lui.
Les fentimens que j'ai pour la
Reine , repric Laurrec , nont ja-
mais fliit tort , comme vous la-
vcz pu connoître , à ceux que
j'ai pour le Duc de Bourbon.
î ai trop bien vu le peu de fruit
qu'il a recueilli de Ton amour j
et les fentimens de la Reine font
fi réglez , que je n'ai point eu
occafîon de me biffer furp ren-
dre aux jalou/îes qui ne trou-
blent que trop les autres Amans,
En difantccla, Draçut & lui
ie levèrent. Regagnons le Châ-
teau, reprit Lautrec , il eft plus
tard que je ne croyoïs. Qu'im-
porte , repartit Dragut , rien ne
fçauroic valoir d'aujourd'hui les
agréables momens que j'ai goû-
tez à vous entendre. Ces deux
amis continuèrent leur chemin
de Navarre, ~$
en s'entretenant avec une en-
tière confiance. Ils furent fur-
pris en arrivant, de trouver le
Marquis ctu Guaftavcc le Roi,
à qui Montmorency & le Prince
de Melphe l'avoient prefenté. Ii
avoit avoué au Roi , qu'un Do-
meftique de Dom Sanche de Le-
vé , ayant un Frère en Italie, lui
avoit mandé qu'il étoit en Fran-
ce , & prés de Saint Germain où
la Cour étoit 5 qu'il n'avoit pu
retenir fon ardeur 5 qu'il avoit
pris la refolution de venir lui-
même chercher le ravi fleur de
la Princefle d'Aragon , le punir
& la délivrer j qu'il avoit écrit
à l'Empereur pour lui faire ap-
prouver fon deïTein , & qu'il
avoit efperé de la juftice du Roi,
qu'il ne defaprouveroic pas la li-
berté qu'il avoit prife , Pompê-
ran l'ayant aflliré que Sa Majefté
i'aideroit , &c le recevroit avec
D iiij
So ïA Reine
là bonté ordinaire. Le Roi lui
avoir témoigne par une récep-
tion charmante , qu'il ne s'étoic
pas trompé , & l'avoir mené lui-
même chez la Prince (Te d'Ara-
gon , étant bien aiie de leur fai-
re voir , par Fempreflement
qu'il eut à les reunir , leftime ÔC
l'aminé qu'il avoir pour eux , Se
qu'il etoïc dïfpofé à favonferde
iî belles affections.
L'aprés-diaée tout le monde
fe rendit chez la Reine de Na-
varre. Elle eut de la jcye de voir
le Msx&àVS du Guaft. Toutes les
Dames ie trouvèrent tel qu'il
étoit , c'cftà dire l'homme du
monde ie plus charmant. 11 s'ap-
procha de la Reine d'un air har-
di & agréable , & lui parlant
bas de peur d'être entendu des
autres perionnes. Le gi and jour
me fera -t'il auffi avantageux que
lanuit, Madame , lui dit-il? ht
de NavArre. ai
l'Arménien pourra - c'il encore
parler à Vôcre Majefté du Prince
de Mingrelie ? Ah » lui dit la
Reineenrongiflant^onhiftoire
eft finie , 6c 1 on ne fçauroic plus
y faire que de triftes reflexions.
Pardonnez- moi , Madame, re-
prit-il.-11 faut plus que des re-
flexions , des bontez font necef-
faires.Ie l'ai vu , 6c l'ai quitté il
n'y a pas-Iong-iems \ 6c fi vôtre
fecours lui manque , ion defef-
poir peut caufer des malheurs, à
qui peut-être les plus beaux yeux
du monde ne refu fer oient pas
des larmes» Tout ce qu'on peut
imaginer de tendre, de terrible >
n'approche point des mouve-
ment qe'il eut quand lePeloux
lui vint annoncer fa dernière in-
fortune.? Je reçus toutes fes dou-
leurs, 6c mon cœur fut pénétré
de toutes fes peines. Ah, Mada-
me, quel- coup ! J'ai de l'horreur'
D v
gi La Re'me
encore pour une trahi/bn fi noi-
re. Que nepenfa-ul point? Que
ne voulut-il point faire ? Il s en
prenoit à tout , & il ne revenoit
de fe> foreurs que quand il s'é-
toit oublié jufqu'à vous acculer».
Son repentir paroiffoit bien
promu ment , & l'état où il re-
tomboit étoitpire que toutes (es
fureurs» Le Marquis du Guaft
pouvoit parler tant qu'il eût
voulu >la Reine étoit faifie 5 Se
craignant tous les yeux qui é-
toienc attachez fur elle , elle ap-
pclla la Princeffe d'Aragon , ÔC
prefentant la main au Marquis ;.
Allons dans mon cabinet , Sei-
gneur , lui dit ellftjoù vous pour-
rez me dire avec plusde loifïr
ce qui concerne la belle Clarice
dont je n ai entendu parler que
confufément. La Reine dit ces
paroles pour le rcfte de la com-
pagnies & dés qu elle ne vu plus
de Navarre. 83
qu'Alphôfe & la Princefle d'A-
ragon : Au nom de Dieu , Ma-
dame, lui dit-elle , faites taire
le Marquis duGuaft.Ii me die
des chofes que je ne puis enten-
dre fans chagrin , & que je ne
puis plus écouter dans la mifera-
ble condition où je fuis. J ai fait
le malheur du Connétable , je
l'avoue, fch qui n'auroit pas été
trompée comme moi ? N'en par-
lons plus , je vous en conjure. Si
vous i'euffiez vu comme moi ,re-
prit Alphonfe , vous en parle-
riez toujours, & vous y fonge-
riezinceflament,quelque auftere
vertu que Vôtre Majefté ait. Ah
Madame ! vous lavez rendu trop
malheureux, il faut s'il vous plaît
adoucir fon fort. Eh que voulez-
vous que je'faffe , s'écria la Rei-
ne ? Jene puis que le plaindre,
Il faut le voir, répliqua le Mar-
quis 5. faire fa paix avec le Roi
84 La Reine
& fouffrir qu'il revienne en
France Me preierv.eie Ciel, re-
prit la Keine , de le livrer ^en-
core à (es ennemis , & dem\x-
pofer. aux reproches qu'il. me
pourrait fi juftement ÉiireiNon,
qu'il vive loin de cet affreux,
pays 5 Se quoique fa vue ne me
iou pointodieuie , je ne balance
poinc à defirer plutôt la mo.t
qu'à confennr de le voir. La
Reine du cela d'un ton fi ferme,
.qu'Alphonfe ne pouvant foufFrir
des fentimens fi durs : Ah \ lui
dit-il avec .emportement , vous
n'avez jamais aimé le Connèca»
ble, je ne fçai de quelle efpece
cle fentimens vous êces capable.
Plût au Ciel qu'il fût auffi libre
que vous. La Heine (bupira$& le
Marquis du Guaft voyant porn*
peran à la porte du cabinet qui
n ofoic pas entrer, il alla le pren-
dre par le bras , .& le conduifanc
de Navarre îf
prés de !a Reine : Vene2 , lui
du il, confondre une inhumaine.
Faites un tableau de tout ce que
nous avons vu. Dites lui bien ce
qu'on a fénti pour elle , & vous
croirez la- toucher. Non. Elis
dit froidement , qu'elle aimerois
mieux mourir que de voir nu
moment le Connétable, Eh {ça-
vez- vous ce qu'il fouffre, Mada-
me 5 lui die Pomperan ? Penfez-
vous ce que la rage Se fa dou~
leur lui peuvent faire concevoir*
Je Içai tout y interrompit la Rei-
ne : mais , Pomperan > donnez-
moi quelque relâche. Le Mar-
quis du Guaft ne m'a pas donné
le temps de refpirer depuis qu'il
me parie. Eh qu'ai -je produit ,
lui du- il ? Plus que vous ne perl-
iez , répondit la Reine ., mais (I
bas qu'on ne l'entendit prefque
point. Son vifage fe couvrit de
pafleur.. Ses veux chargez de
$6 La <T{eîne
quelques larmes fe fermèrent, &
fon beau corps demeura fans
mouvement encre les bras de la
PrincefTe d'Aragon. L'impétueux
Alphonfc qui étoit fi irrité con-
tre elle , fut lui-même touché
d'un fi tri (le fpeclacle. Pompe-
ran, bien loin d'appeller du fe-
cours , alia fermer la porte , &;
crut prudemment qu'ils fuffi-
foienc tous trois pour faire re-
venir !a Pnnceffe. Donna Maria
ladelaiTa:Du Giiaft lui frappa-
dansja main j & Pomperan trou-
vaut de l'eau dans un Vafe, la
lui jetta for le vifage. Enfin*
après un temps affez long, elle
pouffa quelques foupirs , & fe
voyant avec honte dans cet état,
elle porta une main fur les yeux,
6c de l'autre elle leur fît figne de
fortir. Comme ils apprehen-
doient de ['incommoder parla
contrainte quelle fe faifou, ils
de Navarre. 87
s'en allèrent 5 & la Reine ne
voyant plus auprès d'elle que la
Princeiîe cT Aragon 5 elle donna
un libre coursa des pleurs qu'el-
le s'étoit fait violence à retenir.
Je ne vous dis rien , dit-elle à
cette Princeiîe, vous fçavezmes
malheurs. Heîas i Madame , re-
prit-elle ? qui les fent comme
moi? A peine Vôtre Majeftés'en
trouve- t'clle plus atteinte ? Mais
quoi, ne ferez- vous rien pour le
Connétable ? Et que voulez-vous
que je faiTe , repliqua-t'elle ? Le'
confoler, & le voir, pourfuivit la
Princeffe d'Aragon. Non je ne
le verrai jamais , dit la Reine,
d'un air déterminé. 11 n'en feroit
pa< mieux 5 & j'en mourrois (ans
doute. Elles ^'entretinrent encore
quelque temps 5 & la Reine au-
roit continué avec plaifir, fi
Donna Maria ne fe fût apper-
çûë d'un petit fniTon que la
82 La R ine
Reine avoit. Elle la pria de fe
meure au lit > £c faifant appeller
fes femmes , ei!e fie avertir aufli
laPi-mccHe Renée & Madame
de Sancerre , de fmdifpoiuion
de la Reine. Elles le rendirent
promptement auprès d'elle. La
Reine verfa dans leur feintons
Tes deplaifirs j &. tandis quelle
recevoir leurs foins & -les mar-
ques de leur cendrelîe , Drague
qui nedemeuron pas volontiers
dans les plus agréables Compag-
nies , ayant rencontré un hom-
me à lui dans la Cour du Châ-
teau , il mon- a achevai , &: lui
commanda de le fuivre ; & pre-
nant d'un côté de laForeft qui
lui parue le plus ioiitaire, il s'en-
fonça dans cet endroit , en s'en-
tretenant avec fon confident des
fujets qui faifoient depuis quel-
que tems tous les malheurs de fa-
vie.
de Navarre. 89
11 alla de cette forte prés de
deux heures j 6c fe trouvant en-
fin dans un lieu delicieux,ildef-
cendit de cheval , 5c alla à pied
le long de la rivière , dont les
bords étoient remplis de quan-
tité de belles maifons. Il fe cou-
cha fur l'herbe , Se fut quelque
temps à recueillir Ces penfées en
lui-même , lorfque fa rêverie fut
interrompue par l'arrivée de
deux hommes qui vinrent s'af-
feoir à quatre pas^le lui , 6c n'é-
tant à couvert oe leur vue que
par l'cpaifleur d'un buiflbn.lln'y
a point d'apparence , difoit un
de ces hommes, que rien change
jamais le cœur de vôtre efclave,
6c j'avoue , Seigneur,que fa fidé-
lité a quelque chofe de bien
louable , 6c que je me fuis éton-
né cent fois de ce que vous n'a-
vez pas fait quelque effort fur
vous même ,pour fur monter une.
5?c La 'Heine
paillon qui ne la touchera ja-
mais. Ah ! reprit l'autre homme,
furmonter ma paffion / je ne la
iurmonterai jamais. La penfée
m'en fait horreur. Pourrai- je vi-
vre un moment , & n'aimer plus
ce que le Ciel a fait au monde
de plus beau ? Remarquez-vous,
depuisque fa famé eft revenue,
quelle vivacité elle a dans les
yeux, & ne ferois jepasunmi-
ferable 5 fi je me refufois plus
long - temps la poCTeffion d'une
beauté fi accomplie ? Non , je
partirai dans denx jours comme
vous le fçavez 5 & fi pour recom-
penfe de l'azile que vous m avez
donné, vous voulez venir parta-
ger la fortune d'un Pnnce,ilne
refufe rien à vos efperances. Ces
inconnus alloientpourfuivre leur
entretien , quand ils en furent
empêchez par l'arrivée d'un
homme en qui la bonne mine Se
de Navarre, $1
h majefté bnlloient également.
Drague le reconnut incontinent
pour le merveilleux Inconnu > ôc
fè levant brufquement de l'en-
droit où if étoît , il alla à lui 5 $C
les deux hommes qui les virent
n eurent pas de plus grand foin
que celui de leur quitter la pla-
ce.
Quoi , Seigneur , lui dit Dra-
gut , je vous revois donc encore?
&; je ne dois' un fi grand bien
qu'au hazard ! Helas ! lui ré-
pondit rinconnu après lavoir
tendrement embraïTé , je fuis un
foiitaire qui fuis tout le monde ,
&c qui voudroit me cacher à moi-
même. Je fuis pourtant ravi de
vôtre rencontre. Dès le premier
moment que je vous vis , je fen-
tis une grande inclination pour
vous. Et je vous promis que je
ne quitterois pas ce pays fans
vous donner de mes nouvelles,£c
5>2 La Reine
fans me faire connoîcre plus par-
ticulièrement à vous. Vous me
rendez juftice , Seigneur , repnc
Drague. Ce premier moment
donc vous me parlez fit un (î
puiffànteffet fur mon cœur,qu'ii
m'attacha à vous pour le refte
de ma vie. Les perfonnes faites
comme vous ont un caractère
qui attire !e refpecl & gagne les
affections, Helas , pouriuivit-il*
occupé de mes propres difgraces,
je ne croyois pas que rien pût
m'en diftr^ire.Cependant depuis
que je vous vis 5c que vous me
parûtes malheureux, j ai fouvens
pensé à vous , &; mes vœux fe
partagent pour le foulagement
de vos douleurs & des miennes.
Mes douleurs font au comble des
horreurs , s'écria l'inconnu. Le
tems ni la raifon n'y peuvent
rien , mon parti eft pris. Mais
vous , brave Dragut , vos maux
de Navarre. 93
font-ils fans remedç ? Difpoftz
d'un malheureux qui vous a-
compagnera au bout de la terres
6^ pour m'intereiTer encore plus
ace qui vous touche , faites-moi
part de vôtre fortune. Voila une
petite mai ton que j'habite. Elle
me cache à tout le monde ; mais
ce neft pas à vous que je veux
faire un fecret de ma retraite.
Comme il achevoit ces paroles ,
un homme fort bien fait lui vint
dire quelque choie à l'oreille , &
l'Inconnu fe tournant vers Dra-
gut ! Je vous quitte à regret , lui
du il. j'avois une grande curio-
fité de içavoir vos avantures :
Mais on m'attend , fouffrafc que
nous nous feparions. Seigneur ,
lui répliqua Dragut , fi vos af-
faires vous le permettent, je vous
bifferai un homme cm icaij: juf-
quaux moindres pariiculantez
de ma yie ; il attendra en ce lieu,
94 La Reine
jufqu'à ce que vous l'envoyiez
chercher, & quand vous le vou-
drez , il vous fera un recic ou
vous connoitrez au moins par
l'entière vérité que je veux qu'il
vous dife,que je ne fçaurois avoir
rien de fecret pour vous. L'In-
connu le remercia , l'embrafTa ,
&; accepta (es offres ? Drague
lui promit de le venir voir dés
le 'lendemain. L'Inconnu pria
le confident de Drap-ut de vou-
loir bien attendre quelque temps
jufqu'à ce qu'il l'envoyât cher-
cher 5 après quoi il s'en alla, de
Dragut ordonna à celui qu'il
laifla de ne cacher rien de ce qui
le regardoit à l'Inconnu. Il re-
monta à cheval , & reprit le che-
min du Château.
Il n'y avoit pas long-tems
qu'il étoit parti , quand on vint
chercher celui qui devoit faire
le récit de fa vie. L'Inconnu le
de Navarre. 9 5
reçût avec bonté > le pria de
s'atfeoir, & de /àtisfaire fa cu-
rioficé 5 ce qu'il fît de cette ma-
nière.
HISTOIRE
de Dragut.
AV a n t que de pafler au
récit des avanturesdemon
Maître, il eft necefTaireque je
vous dife en deux mots , Sei-
gneur , quelques particularitez
dont vous aurez entendu parler
fans douce, mais qui font îndif-
penfables pour l'intelligence de
ce que vous défiiez fçavoir.
Selin Eutemi étoit Roi d'Al-
ger. Il avoit régné avec dou-
ceur j & comme il aimoit extrê-
mement (es peuples , il eut un
$6 La Reine
grand defir de les affranchir d un
tnbuc qu'ils payoienc aux Efpa-
gnols. Dans cette penfée il re-
folut d'attirer à Ton parti un fa-
meux Pirate qui s'étoit rendu
redoutable fur toutes les Mers :
C eft Horuc dont je veux par-
ler. Ils eurent bientôt fait leur
traité $ &; Selin fut allez impru-
dent pour fe fier à lui. Il le re-
çut dans fes Ports &. dans fa Vil-
le. A peine ce perfide y eut-il
été quelques jours , qu'il en con-
nut le fort & lefoiblejil s'en ren-
dit Maître , Se fe faifit de la per-
fonne de ce malheureux Roi, Se-
lin ne connue fa faute que par
ion infortune. Quand il fut au
pouvoir de ion ennemi , ill vit
nxuhcrer a fes yeux tous fes en-
fin >,& il jugea bien que fon fort
feroit pareil, il fe refolut à la
more avec un courage extraor-
dinaire , & donna fes derniers
tnomsns
de Navarre. 6j
momens quau fouvenir d'une de
fes femmes qu'il aimoit avec une
paflîon démefurée.
Ifouf , me dit-il fauve la divi-
ne Maani , remenes là à Trebi-
fonde 5 & fi elle a un Prince dans
fes flancs , éleves-le de force
qu'il foit digne d être Roi , ne le
pouvanc plus être. Prends mes
trefors > 6c par ta fidélité mérite
la confiance de ton Roi dans les
derniers ordres qu'il te donne.
Je ne perdis pas un moment,
Seigneur. Jallois , & je venois,
avec toute force de liberté. Les
charmes de Maani netoient
point connus de Home. J'eus
biencôt un Vai fléau , je pm les
trefors du Roi , & dés la nuit
même je fauvai cette Pnncefîc.
Horuc fit mourir dans un bain
l'infortuné Roi d'Alger , & fe fie ■
couronner. Il fut bientôt Roi
paifible , & il étendit fes Con-
£
9 8 Lu Reine
quêtes jufqu'à. Tunis.Cependant
nous voguions fur les Mers , &;
je conduifis heureufement Maa-
ni jufqu'en Nacolie. Il n'y avoit
que trois ans qu'elle avoir quitté
Ton Père , il la reçût avec bien
deslarmesqui furent répandues
de part êc d'autre 5 & la Prin-
cefle ne voulant pas être recon-
nue dans Trebifonde qui étoitle
lieu de fa nai (Tance , elleobligea
fon père à s'en éloigner, Se à
aller à une de fes maiibns qui
étoit au voifinaçe de la Mer.
Quelque jour après qu'elle y fut
elle accoucha , & donna la vie à
un Prince : Mais , Seigneur, ce
qui vous étonnera, c eftque ce
Prince eft Dragut qui fait un
iécrec de fa naiifance pour des
raifons que vous apprendrez
par la fuite de ce difeours.
Les premières années de ce
jeune Prince furent toute la con-
ie Navarre. 99
fclation de fa vertueufe Mère :
Mais à peine l'eue- elle confié à
mes foins que la more nous la ra-
vit. Drague verfa quelques lar-
mes. Mais comme il n'a voie que
neufans,fa douleur fut bientôt
pafTée. 11 croyoit être fils de
Ha!i qui écoic le père de Maani,
qui prie un foin fort particulier
de fon éducation > & je puis dire
que dans une fore grande jeu-
nefle il éconnoic cous ceux qui le
pratiquoient,par Ces qualuez ad-
mirables,
Je voyoisen lui avec regrec
une ambition démefurée , un
courage grand, inflexible concre
la mauvaife fortune. Il ne pou-
voie fouffrir la médiocrité de cel-
le où il fe voyoit. Je remarquai
en lui une impatience extraordi-
naire pour chercher des occa-
fions de gloire. Il (uportoit avec
peine l'égalité où. il fe voyoit
E ij
ico La Reine
avec quelques Seigneurs du païs.
Lamaifon de (on père devint
trop petite à Ton ambition -, il
haïffoit tous fes voifins , parce
qu'il navoit pas quelque empire
fur eux , & il méprifoitla terre
qui l'avoic vu naître, puifquelle
n'étoic pas entièrement fous fa
domination.
Ah 5 Seignear , que ce cara-
ctère me caufa de chagrin ! On
vouloit qu'il ignoraft la fortune
paiTée$& tous ces mouv^mens
qu'il fentoit en lui même ne l a-
vertifioiét que trop de quel fang
il étoic né. Je prévis qu'il nous
donneroit de la peine à retenir
dans les bot nés que la prudence
deHali lui vouloit prefcrire.
Je moderois autant qu'il m'ê-
toit poffible fes ardentes incli-
nations pour la grandeur. Je l'a-
mufois par toutes les occupa-
tions convenables à fcn âgermais
de Navarre. ioi
vous fçavez que l'ordre des de-
ftinées ne fe révoque point.
Il avoir douze ans , quand un
jour qu'il avoir été à la Chafle ,
il fe trouva avec cinq ou fîx de
fes efdaves au bord de la Mer,
où il s'arrêta à voir un Vaiileau
qui prenoit des rafraichiiTemens.
Des Soldats lui demandèrent s'il
vouloit voir quelques rarerez. Il
y confentit volontiers , & monta
avec eux dans leur Navire. Le
Capitaine ne l'eut pas plutôt vu
qu'il fut charmé de fa beauté; &
je crois en effet qu'on n'a jamais
rien vu déplus beau queletoit
Dragut en ce tems-là. llrefoluc
d'abord de l'enlever , jugeant
qu'il ne pourroit jamais faire un
plus magnifique prefentau nou-
veau Roi d'Alger. C'étoit Che-
redin , furnommé Barberoufle ,
frère du Corfaire Horuc. Ce
cruel ufurpateur du bien de mon
E iij
io> La Reine
jeune Maître étoit mort depuis
quelques jours par la valeur du
Gouverneur d'Oram.
Le Capitaine donna donc Tes
ordres pour s'éloigner, & cepen-
dant ilfaifoit montrer deschofes
curieufes au jeune Drague , afin
d'empêcher qu'il ne prie garde
audeflein qu'on formou contre
fa liberté. Ce jeune Prince dé-
daigna tout ce qu'il vit 5 & met-
tant la main iur un excellent Ci-
roécerre , il demanda ce qu'on en
vouloir , & dit que Ton père en
payeroit volontiers la valeur. Le
Capitaine rit de l'action &, des
paroles de cet enfant, 6c lui dit
qu'il l'alloit mener à un grand
Prince qui lui en donneioit de
plus b.aux. Le jeune Dragut
montra un vifaçe 9;av,& deman-
da où il étoit. Alors fes efclaves
qui étoient montez avec lui dans
le Navire pouffèrent de grands
de Navarre. 103
cris , voyant qu'ils étoient en
pleine Mer, Dragut leur deman-
dala caufe de leur effroi, 5c de-
meurant tranquille : Allons, leur
dit-il , voir ce Prince qui me
donnera de fi belles armes.
Que vous dirai-je , Seigneur?
On mena ce jeune Captif dans
fes propres Etats ,dans fa Ville ,
dedans le Palais de fes Pères. Il
fut prefenté à Cheredin avec le
même habit qu'il avoit quand il
fut pris 11 étoit de drap d'or,
joint au corps par une ceinture
de pourpre avec une agrafe de
diamans allez magnifique pour
faire juger que fa condition étoit
des plus refervées. Cent boucles
de cheveux du plus beau blond
du monde lui couvroient les
épaules 5 (es yeux & fes fourcils
étoient noirs. Ses yeux jettoient
un feu fi vif, qu'on ne pouvoit
les voir fans amour. 11 avoit un
E iiij
ic>4 L& Reine
fourire fi aimable , qu'il mode-
roic un peu cette fierté qui effc
répandue dans toute la perfon-
ne. Cheredin fut frapé d'admi-
ration à la vu ë de ce bel enfant.
Le Capitaine lui commanda de
mettre un genoùil en terre de-
vant le Roi : mais Dragut tour-
nant la tête vers lui en fouriant
agréablement i ce n'eft pas ainfi
que deux amis s'abordent , lui
dit il , fans s'étonner de toute la
Majefté qui entouroit Chere-
din 5 & tendant la main au Roi ,
je vous suis venu voir , lui dit il,
parce qu'on m'a dit que vous
aviez de la vertu £c des armées,
& que vous me donneriez de
l'éploi. Cheredin fut tout hors de
lui à fon action £c à ces paroles
fi peu attendues 5 & le prenant
entre fes bras il le baifa cent
fois,ne pouvant fe laflerde le ca-
réner.
de Navarre. ioj
Il recompenfa bien celui qui
lui avoitfait un prefent fi con-
fiderable , & commanda, comme
s'il eût fçû fa naiflance , qu'on
i'élevaflavec le Prince Azan fon
fils , qui* avoic trois ans moins
que lui. Dés ce moment ils pri-
rent l'un pour l'autre une fi mer-
veilleufe amitié , que le temps &
tant de raifons contraires ne
l'ont jamais pu détruire, ni ne
la détruiront jamais.
Quelques années fe pafTerenc
fans aucun événement confide-
rable. Azan ôc mon Maître é-
toient élevez enfemble. Zaïre
mère de ce Prince aimoit Dra-
gut comme fi ç'euft été fon pro-
pre fils. On ne parloit au Palais
que de la perte dune PrincefTe
fceur jumelle d'Azan , que des
Çorfaires avoient enlevée il y
âvoit peu de temps à un Châreau
où elle étoit avec fa mère lorf-
E v
i o6 *, La Reine
que ce malheur arriva, & ceux
qui lavoient vue difbienc que
cetoit un miracle de beauté.
Le Roi d'Alger fai fou tous les
jours Je nouvelles conquête^ &
le jeune Dragut lui dit au retour
ci 'une de (es glorieufes expédi-
tions , qu'il le vouloit fuivreôc
ne le plus quitter. Cheredin lui
promu de le mener avec lui. En
effet quelques jour* après le jeu-
ne Azan& lui le feparerent , le
Roi ne voulant pas mener fon
fils à caufe de <a jeu nèfle.
Dans les premières occafions
Drap-ut fit des merveilles de fa
perfonne. Il combattit auprès dit
Roi ; il eut une main percée en
parant un coup qu'on lui por-
toit , & Te jettant au devant de
lui.
Au premier fiege qu'on fit il
monta le premier à la brèche, de
dans une courfe qu'il fit fur Mer
&e Navarre. 107
il ramena trois Galères qu'il a-
voic priles.Tant d'actions remar-
quables le rendirent plus cher à
Chercdin : auflî avoit-il pour lui
une paffion démefurée. Il lui
donna de beaux Commande-
mens, & des Charges confîdera-
bles. Il le détacha une fois de {on
Armée Navalle , & l'envoya
avec un feul Vaifleau pour une
affaire qui lui étoit importante,
& qu'il ne vouloit confier qu'à
lui. Dragut s'en acquitta avec
une prudence incroyable pour
fon âge 5 & ce fut en cette occa-
sion que je retrouvai mon cher
Maître , que mon zèle &; mon a .
feclion me faifoient chercher en
tous lieux, il eut beaucoup de
joye de me revoir,. 6c jamais rien
n a égalé celle que je relfentis 5
ni la furprife extraordinaire ou
je fus de le trouver au fervice de
fon ennemi. Mais je diifmiulai
jc8 La Reine
mes fentimens , & ne les décou-
vris point à Drague , non plus
que le fecret de fa naiflance.
11 rendit compte au Koi par
un Envoyé,de ce qu'il avoit fait,
6c le pria de trourer bon qu'il
s'abfentât pour quelque temps ,
allant chercher tout feul quel-
ques eccafions de gloire.
Il fit tant d'actions heureufes,
Seigneur>qu'il acquit cette hau-
te réputation que le diftingue fî
fort parmi les hommes 5 £c avec
un feul Navire il obligea cenc
fois la Renommée à parler avan-
tageufcmentde lui. 11 ie croyoic
heureux avec ce petit Empire
flottant ! il lui fembloit qu'il n'y
avoit que le bout des Mers qui
le pût borner. Mais , Seigneur
je ne m'étendrai pas davantage
fur fes travaux de la guerre , &
je vais vous faire pafler dans le
récit de fa vie galante.
de Navarre. io^
Il étoit dans le deflein de re-
tourner à Alger, 6c c'étoit feu-
lement pour voir fon cher Azan,
quand le vent 6c les étoiles dif-
poferent autrement de fa route.
Il fe leva tout d'un coup une hor-
rible tempefte , qui fe joua du-
rant vingt-quatre heures de nô-
tre Vai fléau , enfin quand nous
eûmes le calme , nous apperçu-
mes que nous étions bien éloi-
gnez de l'endroit oùlorage nous
avoit furpris , 6c infiniment plus
éloignez des Coftes d'Alger.
Dragut paflala nuit avec une
agitation où il ne s'étoit jamais
vu 5 il rouloit dans fon lit des
inquiétudes qui lui écoient tou-
tes nouvelles. Il croyoit que ce
nétoit que des defirs de gloire
qui le mettoient en cet état , 6c
il vit bien enfuite que c'étoit des
preflencimens d'amour.
Vous m'allez peut-être foup-
Iio La Reine
çonner;Seigneur,de vous racon-
ter des imaginations & des fo-
lles. Je fçais que ces fortes de
choies ont l'air de Fables , & que
dans tous les Romans on n'a ja-
mais manqué de marquer la paf-
lion d'un Héros par un augure
femblable : mais ri eft conitanc
qu'il ne fut que trop vrai. Ce
jeune Prince n'a jamais paire une
nuit pareille 3 il tint toub fesgens
éveillez , il envoya voir au point
du jour lî on ne découvriroic
point quelque Va i fie au : Enfin
Ion heure fatale ne pouvoit plus
reculer. On en aperçût un qui
savançoit vers nous , & l'ayant
confideré nous découvrîmes qu il
étoit Turc. Il balançoit fur ce
qu'il devoit faire à eau le de l'a-
mitié qui eft entre Soliman &
Cheredin , quand il aperçût à
une fenêtre de ce Navire une
femme parfaitement bien faite*
de Navarre. rri
qui ^'avançant faifoit un figne
avec un mouchoir qu'elle tenoic
à fa main. Nous connûmes quel-
le demandoit du {ecours,& qu'el-
le étoit captive. Nous n'en dou-
tâmes plus quand nous vimes un
jeune Turc derrière elle , qui \x
prenant brufqueméc par le corps
la tira de la fenêtre. Drague qui
vit cette action , fe fentit faifi
d'un mouvement extraordinaire,
& commanda fur le champ qu'on
acrochâc ce Vai fléau. Cela fut
fait dans un inftant \&c après une
allez viverefiftance , mon Prin-
ce s'en rendit le Maître. Tout
commençoit à être paifib!e,Sc
Drague étoit dans le Vaifleau
Ennemi , quand il vit au milieu
de la foule de ces malheureux
vaincus deux femmes qui d'une
démarche précipitée venoienc
vers lui. Il fe hâta auffitôt de
s'avancer vers elles > èc par je ne
in La fReine
fçai quel empreiTement il fem-
bloit aller au devant de fa deftU
née. Il avoit impatience de la
connoître &. de fçavoir ce qu'el-
les lui vouloient. Il fe fentoic
dans cet état où Ton eft quand
on attend quelque changement
extraordinaire. Il s'approcha
donc de ces femmes, qui fe met-
tant chacune à fes cotez , lui
montrernt de la main avec une
a&ion fuppliante , une perfonne
qui les fui voit , & dont il ne vit
pas levifage 3 parce qu'il étoic
couvert d'une fine toile de coton.
Dragut futfaiiî à cette vue d'u-
ne émotion furprenante. Il at-
tendoit tout hors de lui la fin de
ce miftere , quand cette per-
fonne montrant la plus belle
main du monde, s'enfervit pour
lever fon voile qu'elle jettacn
arrière. O Dieu • que devint
Dragut à la vue de tant de beau-
de Navarre. 113
tez ? Il demeura éperdu 3 & Ces
fentimens ne femblerenc le quit-
ter que pour revenir en lui avec
plus de violence, &. pour fe faire
fencir plus tendrement le refte
de Ces jours. Cette charmante
Inconnue ne faifoit que fortir de
l'enfance. Sa taille étoic haute
& droite. Un pecit corps ^flez
court laiflTé pardevant étoit bi-
garré de mille couleurs différen-
tes. Sa jupe étoit de même 5c
fort courte. La brutalité & Ta-
varice das Barbares entre les
mains de qui eile étoit tombée»
découvroit aux yeux un objet
charmant & pitoyable tout en-
femble:c'étoit ks jambes qu'elle
avoit nues , & (es jolis pieds
n avoient que de fimples fanda-
les de maroquin couleur de feu,
Les manches de fon habillement
étoient longues & étroites, &:
au deflbus du coude elle laiflbit
ii4 -^ Reine
pendre jufqu'au bord de fa jupe
une toile de coton rayée & plif-
fée j qui finiflbit en pointe. Ses
cheveux aflez en defordre étoiée
relevez fur fon front > &. repris
fur le derrière (1 non chalament,
qu'ils retomboient toutondez fur
les épaules & le long de fon dos.
Ils étoienc d'un noir qui nepou-
voit être comparé qu'a celui de
fcs yeux. Tous les traits de fon
vifage étoient beaux. Son teint
étoic brun , délicat & uni, mêlé
d'un aimable incarnat qui la
rendoit une des plusfurprenan-
tes perfonnes du monde. Elle
aborda mon jeune Maître d'un
air noble 5 8c le regardant avec
de grands yeux languiflans , elle
ouvrit une bouche adorable > &
dit quatre ou cinq paroles en
Langue Turque. Et comme elle
vit que Dragut ne répondoic
point & paroiilbit embarafTé,elle
de Navarre. u$
s'expliqua en mauvais Italien
que Ton parle prefque par tou-
tes les Côtes, je fçais > lui die*
elle , de quelles mains je viens
de fortir , mais je ne fçais en
quelles mains je tombe. Il fem-
bleque tous mes ravi fleurs doi-
vent être également impitoya-
bles. Je vois pourtant fur vôtre
vifage quelque chofe de plus hu-
main que dans les yeux des Bar-
bares dont vôtre valeur vientde
me délivrer. Parlez , Seigneur ,
je vous fupplie,& dites-moi fi
je doisefpcrer un traitement af-
fèz favorable, pour croire que s'il
ne faut que des trefors pour le
prix de ma liberté , je pourrai
me flatter d'être bientôt libre.
Si Dragut fut charmé des pre.
mieres paroles de cette merveil-
leufe perfonne , il futfurpris des
dernières,^ fâché qu'elle le crût
capable de pouvoir payer fa li-
n6 L& Reine
bercé d autre force que par la
perce de la Tienne. Vous êtes li-
bre , Madame , lui répondit-il
promptement , & vous ne trou-
verez parmi nous rien d'ennemi*
Commandez feulement en quel
lieu du monde vous voulez qu'on
vous mené. Nous remarquâmes
à ces paroles un air fatisfaic dans
les yeux de la jeune Inconnue,
6c mon Maître continua de la
forte. Il faudroit en effet des tre«*
fors pour vous rendre libre , &
vous en avez qui pourroient ten-
ter ma vertu. Mais je ne veux
rien,Madame. Definterefle dans
toutes mes actions , je ne veux
qu'avoir la gloire de vous adorer
toute ma vie. Il la regardoit fixe-
ment en parlant ainlî , 6c je
croyois remarquer qu'elle ne
trembloit point en entendant ces
paroles. Un air modefte écoic
tout fon air , 6c levant les yeux
de Navarre. 117
au Ciel, il fembloit qu'elle lao
cufaft de l'avoir réduite en un
état qui feul pourvoie lui permet-
tre de fouffrir la liberté de ce dif-
cours. Dragut lui prefenta la
main pour la faire pafTer dans fou
^Vaifleau. Elle le pria de mener
tous fes gens qui étoient ces deux
femmes dont je vous ai parlé, 6c
trois jeunes filles fort belles , &:
plus de vingt efclaves. Comme
nous fortions du Navire , nous
fumes obligez de tourner la tête
par un cri effroyable que nous
entendimes. C'étoit un jeune
Turc qui tendant douloureufe-
ment fes mains vers nous , difoit
à Dragut : Quefert-il,cruel, que
tu me lailTes mô VaifTeau &; tou-
tes mes richefTes, fi tu me ravis
le feul bien que j'aimois ? Prends
maliberté,donnes-moi des fers ,
& permets au moins que je fuive
la belle Efclave. Mon Maître ne
uS La Reine
répondit pas à des paroles fi inu-
tiles 5 & ayant mis cette divne
perfonne dans fan VaifTeau > il
lui céda fa chambre , 6c tandis
quelle fe repofok, il donna tous
les ordres ncceflaires. Il fîr de-
mander la route quelle vouloit
que l'on prît. On ne lui répon-
dit rien 5 6c ne la pouvant voir
parce qu elle étoit au lit , il fe
mit dans le ilen , où il ne trouva
nul repos. Quand il confidcroit
le changement qui s'étoit fait en
fon ame dans le feul erpace d'un
jour ) que du plus fier de tous les
hommes , il êtoit devenu le plus
fournis, d'infenfible amoureux ,
de qui ? d'une Inconnue , fans
fçavoir fi fon coeur n'étoit pas
déjà engagé , il fentit d'abord
une paffion également refpe-
clueufe 6c forte.il ne voulut point
la traiter en efclave. Il l'aimoit
fans defîrs téméraires > 6c quand
de Navarre 1T9
elleauroit été Reine du monde ,
ilnefeferoic pas déterminé de la
fervir avec plus de refpeâ:. Le
lendemain cette femme qui avoic
paru à la fenêtre du Vaifleau
Turc, lui parlai & après un en-
tretien où elle pue voir qu'il ne
cherchoic qu'à les fervir, elle lui
apprit que cette adorable per-
fonne s'appelloit Aphrygia 5 qu'-
elle étoit fille d'Ofman Prince
des Gerbes, & qu'elle le fùpplioic
de faire prendre la route de cet-*
te lfledont il y avoittres-peu de
temps qu'elle étoic partie , fon
père l'ayant mife fur un Vaifleau
pour l'envoyer à un grand Roi ,
fans qu'elle ni la Princefle fçuf-
fent davantage de fes dffleins >
Que tenant la route d'Afrique,
leur Galère avoit été attaquée
par des Vaifleaux Turcs qui les
avoienc prifes 5 qu'elles avoKfnt
été entièrement pillées, 6c trai-
ïio La Reine
tées avec beaucoup de rigueur
parle père de ce jeune Turc,
mais que le fils étant devenu
amoureux delà PrinceiTe Aphry-
gia, avoit adouci leur captivité
autant qu'il avoit pu 5 qu'il y a-
voit deux mois quelles étoienc
ainfi dans une douleur infinie,
fans efpoir de fecours , fouhai-
tant mille fois de périr pendant
la dernière tempefte: qu'enfin le
Ciel l'avoit envoyé heureufe-
ment 5 & que dans le combat qu'il
avoit rendu , leur perfecuteur
étoitmorc , qui avoit refolti de
mener la PrinceiTe à leur Empe-
reur , leur ayant dit que la fa-
meufe Roxeîanne éteit bien
moins charmante qu'Aphrygia.
Le difcours de Halime, ( cette
femme fe nommait ainfi , ) caufe
de la joye à mon jeune Maître,
pour fçavoir Aphrygia d'une
naiffance qui fatisfaifoit l'éléva-
tion
f
de Navarre. m
don de fon cœur. Il vint auflï-
tptme le dire 5 61 comme la dé-
claration de fon amour avoit été
publique , il m avoit faitcon-
noître en particulier tous les
mouvemens qui l'agitoient. Mais
quand il faifoit réflexion qu'on
envoyoit cette PrinceiTe à un
grand Roi , il entroit dans une
jaloufie qu'il reflentit prefque
aufT-tôt que fon amour.
Dans (es inquiétudes il fe
rendit auprès de la charmante
Aphngia ? 5c comme elle n'i-
gnoroit pas ce qu'Halime lui
avoit dit, il s'en entretint avec
elle , & il connut qu'effective-
ment elle ne fçavoit pas à quel
Roi on 1 envoyoit, ni* quel étoic
ledeffein du Prince ion pere en
iui'faifant faire ce voyage , parce
que celui qui étoit chargé du
foin de fa conduite étoit more
en la défendant.
IL Partie, F
in La Reine
Quoique Dragut connût (à
naiflance , ilne fuc ni plus res-
pectueux pour elle , ni moins
amoureux. Son refpeét avoicd a-
bordpam infini , £c fon amour
fuc toujours extrême. La Prin-
celTe recevoictoLic ce qu'il fai-
foit avec une grande retenue ,
& fi elle avoit de la douceur pour
la déférence qu'illuftémoignoit,
elle oppofoit une grande feverité
aux marques de paffion qu'il lui
donnou.
Enfin > nous arrivâmes à Tille
des Gerbes , quieft délicieufe ,
foit pour le climat , foie pour fa
fertilité. Elle a foixante mille
détour, n'étant féparéé de l'A-
frique que par un petit efpace
fur lequel il y a un pont. C'eft
un pays plat , hors fur le milieu
qu'il,y a quelques colines. Les
palmiers, les oliviers, les cèdres,
les grenadiers , les orangers , Se
deN avant. 123
toutes fortes de fruits y font en
abondance. Il y a de grandes
bourgades. Le refte du pays eft
feméde lop-es,de maifons & de
Cabanes r'mais les châteaux du
Prince font magnifiques. Ceîui
où nous fumes étoit infiniment
agréable.
Le Prince Ofman récent fa fil-
le avec mille transports de joye.
C etoit le meilleur Prince du
monde. 11 donna autant de lar-
mes au récit de les malheurs 3
comme fi la valeur de mon Prin-
ce ne les euft pas finis. Mais je
ne vous fçaurois dire les caref-
/ès qu'il lui fit pour un fi grand
fervice , & la joye qu'il eut quand
il apprit que celui à qui il le cle-
voit étoit Drague , cet illuftre
favori de Cheredin, Il comman-
da à la belle Aphrigia de vivre
avec luid'une[maniere plus obli-
geantequ elle n'a voit encore fait.
F îj
124 La Reine
La Princefle obéît fans ré-
pugnance , elle avoic déjà pour
mon Maître une forte inclina-
tion y elle n'y réfiftoic que par
fagefTe , 6c quand elle vit l'af-
fection que fon père lui témoi-
gnoit , & la manière dont il vou-
loit qu'elle vécût avec lui , ell«
crut pouvoir s'abandonner avec
moins de contrainte aux fenti-
mens quelle avoit déjà , & qui
sctoient formez dans fon cœur
ma'gréelie. Halime qu'elle con-
fultoit quelquefois 3 étoit de fon
avis, & mon Prince commença
à connoîcre que tout lui étoic
favorable: il l'accoutuma infen-
fiblcmentà lui parler de fa paf-
fion , elle foûrioit au commen-
cement j enfuite lai {Tant parler
fes beaux yeux , il fembloit à
Dragutqu'iU lui faifoiem des ré-
ponses telles qu'il les deiiroit.
11 l'aborda un jour qu eîlç
de Navarre. 125
croît fous de grandes arcades où
elle fàifoit des tapis de joncs avec
plufieurs jeunes filles 5 elle quitta
ion ouvrage dés quelle l'apper-
çat, 6c s avançant versluid'un
air riant, ils fe promenèrent en-
fernble.
Eh quoi,divincAphrigia, lui
dit-il , ne verrai- je jamais qu'un
accueil plein de charmes , & ne
fçaurai-je pas par quelques pa-
roles j quel progrés mon amour
& mes foins ont fait dans vôtre
cœur ? Je croyois m'être expli-
quée , Seigneur 5 lui repliqua-
t-elle , & depuis que je fuis au-
près de mon père, je m'imagi-
noisque vous entendre fans cou-
roux étoit vous répondre avec
douceur. Ah , ma PrincelTe , lui
dit-il , en fe jettant à fes genoux
ces mots charmans me rendent:
la vie 5 mon amour ne vous fa-
tiguedonc plus , le voyez - vous
F uj
n6 La Reine
dans mes yeux, dans mon cœur,
dans toutes mes actions? Voulez-
vous qu'il paroi fle , & que je
vous faflè connaître à qiul ex-
ces il a porté toute Ton ardeur *-
Seigneur . reDrit-elle en 1ère-
levant, j'en vois afTez pour en
être fan faite, hh > ne ferez-
vous rien pour lui , répliqua-
t-il- Que faut - il faire , inter-
rompit - elle. Le recompenfer ,
continua - 1 - il , en me donnant
des marques qu'il ne vou* dé-
plaît pas. La belle Aphrigia de-
meura quelques memens fans ré-
pondre , lançant fur le paillon -
né Dragut des regards pleins
de Ku. Eile avoir derrière fa
tèteplufieurs trèfles de cheveux
qui tomboient jufqu'à terre. Elle
en prit une , qu'elle coupa , &
la prefenta à Dragut qui en lui
voyant faire cette action avoit
fait un grand cri 5 tenez , lui dit-
de Navarre. 127
elie,en la lui donnant, voila une
marque que vôtre paillon m'a-
grée. Gardez « la pour en coh-
ierver le fouvenir,Dragut trans-
porté d'amour & de joye, fe jet-
taàfes pieds, &: prenant cette
précieufe trèfle , il la baifa mille
Fois , & fe la pafTa deux ou trois
fois autour du corps où il l'atta-
cha.
Vous êtes fiirpfis, Seigneur*
dune façon de faire l'amour
qui n'eft pas peut-être à l'ufage
de France ! peut-être aufli en
avez-vous d'autres que nous ne
pratiquons pas fi-tôt que vous >
mais enfin ce fut ainfî que la
belle Aphrigia récompenfa celui
de mon Maître , qui en fut tou-
ché d'une telle maniere,qiul fit
bien voir à la PrinceiTc que rien
ne pouvoit égaler les fentimens
qu'il avoit pour elle.
Ils vécurent avec un grand
F iiij
Ti8 Lu Reine
bonheur durant quelques jours*
Il lui dit qu'il avoit envie daller
retrouver Cheredin,& qu'il étoit
perfuadé qu'il mettroit tout en
tifage pour I obtenir pour lui du
Piince des Gerbes. Aphrigiafut
de Ton avisjfbn père n'avoit poinc
dartres enfans qu elle , il l'ai-
moit avec une paffion infinie. II
cheriiToie Dragut , & elle crut
que Ton confentement ne feroic
pab difficile à obtenir.
Quoique cette réparation fût
nece (Faire au bonheur de leurs
amours , ils ne s'y preparoient
m l'un ni l'autre qu'avec dou-
leur , lorfqu'un jour Aphrigia fe
promenant au bord foli taire d'u-
ne petite rivière quiferendoit
dans la mer,Ôc n'ayant que la feu-
le Halime avec elle , elle s'amu-
foit à regarder un jeune homme
qui pêchoit 5 mais jettant tout
d'un coup fa ligne > il s'avança
de Navarre. i2c>
vers Aphrigiafe mettant fur fon
pafïage.
Je vous aime belle Aphrigia,
lui dit-il, & mon amour me con-
traint à le fatisfaire {ans être
finir de vôtre confentement. Ne
vous effrayez pas, je vous con-
jure , ce n'eft point entre les
mains d'un cruel ravi fleur que
vous tombez , je fuis Bulear fils
du Roi de Thunis , & vous ferez
dans les Etats de mon Père auflt
MaîtrefTe que vous l'êtes ici.Lors
à un figne qu'il fît , la PrincefTe
& Halime fèvirent entourez de
quatre Soldats qui fortirent d'u-
ne Barque cachée derrière des
rofeaux, & qui fe mirent en état
de l'enlever, ils le faifoient déjà,
& fa. refi (lance eût été foible ,
lors que Dragut arriva , attiré
par les cris quelle faifoit. Le
Prince de Thunis tenoitlui-mê-
nae la PrincefTe. Ses Soldats al-
F v
lyj La Reine
lerenc droit à mon Maître le Ci-
meterre à la main. Draçut ne
fut point étonne de leur re'blu-
tion,le péril où il voyoit Aphri-
gia fuffiibit pour l'animer de
l'obliger à le défaire d'un plus
grand nombre d ennemis . Il cou-
pa le bras au premier qui l'atta-
qua , perça le cœur au fécond*
&, avant receu une légère bleffu-
re du troiiîéme, il la lui fit payer
de fa vie. L'autre fit peu de re-
fiftance, & Draçut courant vers
Je Prince de Thunis , il le trou-
va tres-empêché à faire entrer
Aphrigia dans fa Barque : Car
quoi qu'il fût aidé par un Ma-
telot , Halime & la Princefle fe
tenant toutes deux , les emba-
raffoient extrêmement. Bulcar
voyant ces hommes morts, cou-
rut à Dragut avec beaucoup de
courage ; & remarquant qu'il
croit touc fan plant il le crue
de Navarre. iJJt
dangereufement blcfle, & Jugea
par là qu'il fe déferoit avec fuc-
ces de celui qui faifoit obftacîe
à (es deflcins : mais la vigueur
de Drague I épouvanta , ils fe
battirent quelque tems. Enfin
Bulcar fe fentant blefle f &
voyant accourir du monde, fauta
légèrement dans fa Barque , &c
seloigna avec beaucoup de vî-
teflèjufqu'àla Mer où il regagna
fon Navire. Il ne fut pas poffi-
ble de le fui vre, parce qu'il avoic
fait éloigner toutes les Barques
des environs fur divers prétextes*,
pour rendre fon entreprise plus
fure,
La nouvelle de cette avantnre
& de la victoire de Dragut cou-
rot bientôt dans toute i'Ifle, elle
rendit les peuples amoureux de
fa vertu. Mais rien n etoit com-
parable aux carefles que lui fai-
foit le bon Prince Ofman. II le
ljZ Là Reine
nomma cent fois (on Libérateur,
fon Dieuauelaire , ion Fiib , 6c
le dernier de ces Turcs étoit ce-
lui qui pîaiioit le plus à Draguu
Sab::lle Princeil^ futfifenfi-
ble à ce dernier fervrce , Se elle
voyant que fon P'ereautorifbit (i
fort fes fentimcns, qu'elle refoluc
de ne les plus contraindre, & de
les faire voir a mon Maître tels
qu'ils étoient. Dragut, lui dit-
elle , je vous dois toujours tout,.
& fi j'en crois Les defirs de mon
ame,je fuis ravie de vous tant
devoir. Jufqu'ici je n ai fait qu'é-
couter vôtre amour. Je voulus le
fati>faire paria trèfle de cheveux
que je vous donnai , maintenant
je veux que vous voyiez mon
cœur , & que vous ne doutiez
plus de la tendreffe qu'il a pour
vous. Elle eft extrao.dinaire^Sei-
o-neun & je vous allure qu'elle
fera ridelle. Heureux ferviceys e-
de Navarre. ijj
cria Dragut , donc la recom-
penfe eft fi belle , & qui m'attire
un fi favorable aveu de la bou-
ehe de ma PrincefTe • Je ne puis
ni ne veux me dédire de ce que
j'ai dit , reprit-elle. Vivez fans
fcrupule ià-deiTus. Songeons à
profiter de l'amitié que mon Père
a pour vous , &: vivons à l'avenir
dans une parfaite intelligence..
Vous croyez bien, Seigneur3que
mon Prince ne l'en dédit pas.
Il fut fi vif & fi tendre pour ces
marques d'afecïion de la belle
Aphrigia , qu'il fut tout le jour
à s'exprimer de mille manières,
plus ardentes les unes que les au-
tres , pour lui bien témoigner
la grandeur de fa félicité.
D'autre part le Prince des Ger-
bes continuoit à le combler de
faveurs. 11 Faimoit fi chèrement,;
que fa fille & Dragut Iaiiîoienc
à leur amour tout 1 efpoir qu'il
*}& La Reine
dévoie fi jugeaient prendre, fors
qu'il fut tout à coup renverfé par
la chofe du monde à laquelle il
s'attendent le moins. Car , Sei-
gneur , les bornez d'Ofman ne
diminuèrent point i au contraire
elles augmentèrent par une con-
fiance qui 1 accabla de defefpoir,
puifqu'il lui avoua que la belle
Aphrigia n eroirpoint fa fille , de
quelle étoit celle que Cheredin
avoit perdue il y avoit fept ou
huit ans. 11 lui conta qu'un des
Pirates qui l'avoit prifeaubord
delà Mer, la lui avoit vendue
avec fa gouvernantes que 1 ayant
vue fi belle , & n'ayant point
d enfantai I'avoit fait paffer pour
fafille, & lui avoit donné le nom
d'Aphrigia, qui veut dire, une
choie qu'on met à l'abri 5 que fz
gouvernante lui avoit découverc
qu'elle etoit fille du Roi d'Alger;
mais qu'il avoit penfé jufqu alofô
de Navarre. 13 j
qu'il lui feroit un fort auffi bon
en la laiffant héritière de fonE-
tac , que celui qu'elle pourroit a-
voir avec Ton père > où tout an
plus elle ne feroit que la recom-
penfe de quelque Bâcha : Qu'il
l'avoir donc fait élever comme
un enfant que le Ciel lui avok
envoyé,mais que depuis quelque
temps le remord I'avoit pris 5
qu'il avoit jugé devoir faire une*
fi prccieule reftitution: que pour
cet effet il la renvoyoït a Chère-
din avec ia gouvernante 5 que
lorsqu'elle futprife il avoit char-
gé un ami fidèle qu'il avoit , dur
iecret de fa reconnoiflance ,
priant in fia mm et le Roi d'Alger
de la lui vouloir renvoyer avec
tel époux qu'il lui p!airoit> 6c
qu'il agréa ft qu'elle régna ft dans
fa petite lfle, dont il lui faifoic
prefent après fa mort. Il ajouta
à ce furprenam récit 5 qu'il étok
i j 6 La Reine
encore dans le même deflTein, Se
qu'il lechoifîflbit uourlui remet-
tre ce dépôt entre les mains, afin
qu'il le rendiftde fa parc au Roi
d'Alger , lui proreftant qu'il fou-
hauoit qu'il fuft cet heureux é-
poux , &. qu'il ena.loit écrire à
Cheredin 3 après quoi il l'em-
brafla en pleurant de tendrelTe,
& le priant de fe préparer à par-
tir bientôt,mais qu'il vouloir in-
frruire avant cela la PrincelTe de
ion fort j& du même pas il alla
chçzciïé. Ma fille, lui dit -il ,il
faut encore nous feparer Je vous
confie à Drague» Il vous con-
duira mieux que perfonne 3 £c
vous allez retrouver ce Roi au-
quel je vous envoyois. Aphrigix
rougit , & fe jectant au. coî de
ce bon Père : Pourquoi me ebaf-
iêz-vous , Seigneur, lui dit-elle ?
Gardez vôtre Aphrigia auprès
de vous. Ellepleuroitfc, il ne lui
de Navarre. 13 y
fut pas poffible de continuer de
parler. Ah .» ma chère fiile 5 lui
dit-il , une neceflité d'honneur
ab'oluëme force. Vous n'êtes
point ma fille , continua - t'il en
verfànt quelques larmes. Non
Madame • Mais permettez - moi
toujours de vous nommer d'un
nom qui meft fi cher. Vous êtes
la fille de Cheredin Roi d'Alger.
Ah ! Seigneur, s'écria-t'eile, je
ne la veux point être. Vous êtes
mon Père , je n'en ai pointd'au-
treque vous. Toute matendrefle
vouseft acquife,je ne la fçau-
roisdivifer. Ofman laiflTa paiTec
ce premier mouvement qu'il me.
ritoit fi bien , & peu à peu aidé
de Drague il l'amena où il vou-
loic , 6c elle fut capable d'écou-
ter la raifon.
Mais. Seigneur, je nefçaurois
vous dire tout ce que penfa mon
Maîcre. Il étoic fâché qu'Aphri-
138 La Reine
gia ne fuftplus fille d'Ofman,
11 étoit bien aife qu'elle le fuft
de Cheredin. Il ne doutoic pas
que fi Ofman euft étéfon Père,
il ne la lui euft donnée pour fem-
me. Il fe flatoit aufli que Chere-
din faccorderoit à Ton amour ,
aux fervices qu'il avoic rendus à
cette belle Princefle , à l'amitié
de fon cher Azan , & fur tout à
la tendre affe&ion que le Roi
avoit toujours eue pour lui.
Dans ces flateufes penfées il
me vint trouver tout rempli de
leurs charmes. Ifou^medifoit-ii*
après m'avoir conté tout ce que
je viens de vous dire, conçois- tu
mon bonheur ? Cheredin ne me
refufera pas fa fille , 6c je ferai
l'homme du monde le plus heu-
reux. Mais , Seigneunque je fus
épouvanté de tout ce qu'il me di-
foit ! J admirois Aphrigia : mais
quand je penfois qu'elle étoic fille
de Navarre. 139
de Cheredin,je frémi flbis à la
vue d'un tel mariage. Je crus que
je n'avois plus de temps à per-
dre, & que c'étoit l'heure où je
devois apprendre à Dragut le fe-
cretde fa naiflance infortunée,,
Ah , Seigneur , lui dis-je , que
tn'apprenez-vouoje ne puis plus
me taire fans crime : Vôtre fort
eft encore plus étrange que celui
d'Aphrigia. Vous n'êtes point le
fils de Hali3& vous avez eu pour
Père le malheureux Selin Roi
d'Alger. Vous unirez-vous,con-
tinuai-je, avec le fang deteftable
de ceux qui ont répandu tout le
vôtre. Le Prince me regarda
avec furprife depuis la tête juf-
qu'aux pieds.ll fembloit que pour
la première fois il doutoit de ce
quejelui difois, Je m'en apper-
çus , & courant à unecafTette, je
1 ouvris > &: lui fis voir dans ce
petit efpace une quantité prods-
140 La Reine
gieufe de pierreries qui avoienc
été au Roi fon Pere^Sc tirant une
lettre de mon fein , je la lui pré-
sentai. Elle étoic de la Reine fa
mère > qui la lui avoit écrite
quelque temps avant fa mort, &
qui m'avoit chargé de la lui re-
mettre quand je le jugerois à pro.
pos. EUe l'inftruiioitpar elle de
Ta naiflance)& de fes malheurs.
Le Prince demeura comme ter-
rafle à de il étonnantes nouvel-
les. II tint quelque temslavûë
baiïe > &l la levant enfuite , il
l'attacha fur mon vifage d'un air
mécontent Cruel Ifouf, me dit-
il , quel temps choififîez - vous
pour mapprendre des chofes fi
furprenames) N'eftimez - vous
plus Aphrigia depuis qu'elle efl:
fille de Chcredin,& vous paroît-
ellc moins merveilleufe ? Aphri-
gia en: /aiib doute toujours aima-
ble, Seigneur/epris'je, mais elle
de Navarre. 141
fort/d'un fang ennemi , d'un fang
qui vous doit faire horreur , Ôt
qui ne peut jamais s'unir avec le
vôtre. Mais lfouf , repliqua-t'il,
c'eft l'inhumain Horuc qui fie
mourir Selin > eftes-vous aflez
in jufte pour ne le pas feparer de
Cheredin dont j'ai reçu mille
bienfaits , & dont 4 amitié 5c les
faveurs femblent reparer parin-
ftincl; les outrages que m'a foie
fon frère ? Ah Cheredin ♦ Azan.»
Aphrigia , s'écria- t'il , vous ba-
lancez dans mon cœur toutes les
injures qu'on m'a faites. Vous
verrez donc régner cet ufurpa-
teur , interrompis- je , & il fera
tranquille fur vôtre trône? 11 n'y
âplusde trône pour moi à Al-
ger, reprit il froidement , je ne
le reprendrai pas.par des crimes.
Cheredin en: mon bienfaiteur,
il eft Père d'Azan & d'Aphrigia:
tous ces noms me font facrez.Ec
H2 Lancine
puis parlons avec raifon. Que
ferai-je feul , dépouillé , &: fans
fecoursque celui de ma vertu &
demonépée ? Ne nous repaif-
fons point de chimères, Ifouf. Si
j'ai à attendre quelque fortune,
c cftdes bontez de Cheredin.S'il
me donne fa fille , comme je ïcC-
père, cette Iile me fournira des
iujets allez belliqueux pour me
faire dans l'Afrique un deftin
plus grand que celui de mes Pè-
res. Ainfi n'en parlons plus, Ifouf.
Cachez toujours le fecrec de ma
naiflance,je ne le découvrirai
qu'a la feule Aphrigia. fcllc fera
pour moi avant qu'elle puifle
connoître les interefts de fon Pè-
re 5 & elle verra bien que les in-
terefts de fon Père ne trouveront
rien de contraire dans mon cœur,
le connus bien , Seigneur, que
je n'a vois point de réplique à fai-
re 3 & effectivement je trouvois
de N&varre 143
de la rai/bn dans ce qu'il me di-
foie. Il courut chez la Princefie
des Gerbes à qu'il communiqua
tout ce que je venois de lui dire.
Vous jugez bien quefafurprife
fut extréme,& qu'ils admirerenc
cent fois ce prodigieux événe-
ment de leurs avantures 5 cette
conformité du déguifement de
leur naiflance, & cette parfaite
empathie qui leur faifoit fur-
monter à l'un & à l'autre tous les
obftacles qui dévoient fi vrai-
femblablement les feparer.
Le Prince des Gerbes fe pré-
para pendant quelques jours à
voir éloigner fa chère fille. Il
l'embrafla mille fois, baignafon
vifagëde pleurs, £c s'en fépara
isn fin avec des regrets fi tendres,
que j'en fus moi-même touché.
11 donna à la Princefie la lettre
qu'il écrivoità Cheredin. Nous
nous embarquâmes , le chemin
14 f Lft Reine
étant trop difficile parterre ,&
nous fîmes nôtre voyage heureu-
fement jufqu'aux côtes d'Alger.
Nous les avions découvertes avec
joye,& nous efperions d'arriver
bien-tôt, quand lèvent devint
furieux. Il le forma un oracle
terrible. Nous appefçumes néan-
moins cinq vaifleaux prés de
nous , 6c nous reconnûmes qu'ils
étoient au Roi d'Alger. Nous
diftinguames le fien, &; jugeâmes
qu'il y étoit en perfonne. Nous
en fumes bientôt plus perfuadez,
le voyant diftindement fur le
tillac. il nous avoir reconnu auf-
fi , ôc savançoit vers nous. Le
Prince fut chercher la. belle
Aphrigia ,6c la tenant parla
main il lui montra Ion Père 5 6c
quand i4 -fut aflez prés , croyant
le faire en^ndre : Voici vôtre
fille, Seigneur , lui crioit-il 5
cette divine Princefle qui vous
fut
de Navarre. 14 c
fut ravie il y a quelques années.
Mais ces paroles fe perdoient en
lair, La tempête s'augmentoit.
Le jeune Azan qui étoit auprès
de fon père, n'eue pas plutôt
connu Dragut , dont tout le
monde repetoit le nom , qu'il fe
précipita pour ainfi dire , dans
une barque pour le joindre plu-
tôt. Mon Maître remarquant
fonachon , & fe tournant vers
iaPrincefTe :Ce=ft vôtre frère,
lui dit-il, qui s'avance vers nous.
Je vais le recevoir, belle Aphri-
gia, 8c je reviens vous reprendre.
Il defeenditauffi-tôt , femit dans
une Barque , & s'élança un mo-
ment après dans celle du Prince
Azan. Ces deux amis fe tendirent
les bras , & dans le temps qu'ils
s'embiaiToient avec une vérita-
ble tendrefle , un coup de vent
épouvantable vint feparer tous
ces Vaifleaux , &: emporta fi loin
//. Partie. G
1+& La Reine
Se avec tant d'impetuofité la pe-
tite Barque , que fi les Princes
ne fe fuflent pas promptement
couchez dans le fond, ils feroient
tombez dans la Mer.
La tempefte dura le refte du
jour , Se toute la nuit. Quoi que
lair commençait à s'obicurcir
quand le Prince quitta Aphri-
gia,ellene laifla pas de voir
l'effet de Forage : car que ne
voyen-t pas les yeux d'une Aman-
te ? Elle vit donc une vague por-
ter jufqu au Ciel ce petit Vaif-
feau qui contenoit ce qu'elle a-
voit au monde de plus cher \ &
fans être émue de (on propre pé-
ril , elle fit un grand cri en ten-
dant les bras vers la Barque qu'~
elle vovoit éloigner avec tant de
légèreté. Nous nous éloignâmes
auffi , Seigneur. Les VaiiTeauxde
Cheredtn prirent aufîî des rou-
tes différentes. Nous avons fçû
ie Navarre 147
qu il en perdit deux , 6c qu'il fe
ûu va avec les autres. Pour nous,
nous ne fçavions que devenir.
L art du Pilote étoit inutile , 6c
nous n'avions d'efpoir qu'au
Ciel.
La Princefle qui avoit déjà
cfliiyé un pareil péril dans fa vie,
vit celui-ci avec moins de ferme-
té. Elle pleura toujours , 6c fit
mille vœux en fecret, où Dragut
avoit la meilleure part. A la
pointe du jour , 6c fur la fin de
1 orage , nôtre Vaifleau tout fra-
cafle 6c brifé , alla s'ouvrir afTez
prés d'un Port dont nous tirâmes
toute forte d'aflîftance. Nous ne
perdimes que peu de gens \ nous
fauvames ce que la Princefle a-
voitde plus précieux, comme les
habits , de quelques joyaux qui
fervoient à fa reconnofflance,
quoi que ces choies ne fuirent
guère neceflfaires , n'étant pas
G ij
148 La Reine
poflîble de lavoir vue à l'âge
où elle fut enlevée, fans la recon-
noître aifémenr.
Tandis que les foins charitables
de ceux qui nous fecouroient
s'exerçoient encore, la PrincefTe
étoit à demi couchée furunba-
lot , au bord de la Mer , & la tê-
te apuyéefurHalime , lors qu'el-
le vu pa'flcr bien desgensàche-
val 5 & dans un chariot un hom-
me de bonne mine qui s'arrefta,
s'infoimant fi ce naufrage avoit
été bien funefte. Mais apperce-
vant Aphrigia , il dçfeendic
brufquement à terre. Vous me
la rendez, Dieu pui flanc, s'écria-
t il ! C'eft l'adorable Aphrigia :
Aphrigiatourna languiflamment
la tête, bien étonnée de s'enten-
dre nommer dan s une terre qu'-
elle ne connoiiloir pas : mais
ayant rappelle des idées encore
fraîches , elle reconnut cet faom*
de Navarre. 149
me qni étoit prés d'elle , pour
BulcarPrince de Thunis, Se c'é-
toit à Thunis quelle étoic mal-
heureufement abordée.
Souffrez,Seigneur,que je pafïe
ici fur la joye de ce Prince de
voir la Princeffe des Gerbes , ÔC
fur la douleur de cette infortunée
de retrouver Bulcar 6c de fe voir
en fon pouvoir. Elle en reflentit
bientôt toute la rigueur ? car
l'ayant fait mettre dans fon cha-
riot avec fa Gouvernante 6c Ha-
lime j il s'y mit aufli 6c la con-
dliifit à une efpece de forterefle ,
au bas de laquelle étoit une mai-
fon de campagne dêlicieufe,à n ô-
fre captivité prés. Il ne retint
auprès de la Princefle que fes
femmes, 6c il envoya les hommes
en divers endroits , afin qu'on
n'eût aucune nouvelle de fon
fort. Je demeurai prés d'elle par
adrefle, 6c par mes prières auprès
G iij
15© La Reine
de Bulcar , feignant d'être le
mari de Haï i me. Car dés que je
vis mon Prince aînfî éloigné
d'Aphrigia , elle me devint aufli
chère qu'il nVétoit cher, & je lui
vouai une entière fidélité , (ca-
chant bien que je ne pouvois
mieux prouver à mon Maître cel-
le que j'avois pour lui. Nous de-
meurâmes un an entier dans cet-
te agréable prifonfans fçavoir
rien de ce qui fepa (Toit ai Heurs >
quelque effort que nous fiffions
pour en apprendre quelque cho-
fe 5 & Bulcar y donnoit de con-
tinuels témoignages de ion a-
mour , que la PrincelTe rejettoit
avec un dédain & une conftan.ee
extraordinaire. Quand il la me-
naçait de quelque violence, elle
y répondoit par une menace en-
core plus effrayante pour lui 5
Tafllirant toujours froidement ,
que s'il en venou à la force, elle
de Navarre. jji
fe 'tuëroit de fes propres mains.
Ces paroles l'arrêtoient , & nous
vivions aînfi de jour à autre. J'ai
trop long-tems abandonné nô-
tre petite Barque , Seigneur, je
vais la fuivre,5c vous dire qu'elle
s'arrêta à un banc de fable qui
touchoit prefque à la terre. Ainfi
il fut aifé au Princede s'y fau-
ver„ J'avois oublié de vous dire
que la Princefle Aphrigia avoic
donné un efclaveà Dragut qui
avoit beaucoup d'efprit , & qui
fçavoit prefque toutes les Lan-
gues. Cet homme étoit defcen-
du dans la Barque avecfon Maî-
tre, tellement qu il fut fon com-
pagnon dans fon péril , & lors
qu'il fe fauva. Dés qu'ils furent à
terre ils apprirent qu'ils étoienc
dans une des Ifles de l'Archipel.
Les Princes n'eurent le tems
de fe reconnoître & de parler,
que quand ils eurent pris un peu
G inj
Jj2 La Reine
de repos , 6c Azan fut mervei]-
leufement étonné d'apprendre
que la PrincefTe fa fœur étoit re-
trou vée par le moyen de Drague,
mais très- fâché de fa perte parla
cruauté des vents. Ils refolurent
de fe remettre en Mer pour la
chercher, & pour en donner la
nouvelle au Roi d'Alger. Mais
une fièvre foudaine qui prie à
Azan interrompit leurs projets.
Il prefToit continuellement
Drague de le quitter , d'aller
trouver fon Père, Ôtde chercher
fa fœur. Dragut au defefpoir de
la maladie de fon ami , lui re^
fifta , ne le voulut pas abandon^
ner , & jugea à propos d'envoyer
le fidèle Mahmet à Cheredin ,.
pour l'avertir qu'il lui menoit la
PrinceiTe fa fille dans le temps
que l'orage étoit furvenu 5 pour
s'informer s'il en a voit des nou-
velles > 6c pour lui dire le lieu
de Navarre 153
où ils étoienc ? Se lui demander
des Galères pour aller faire la
recherche de fa fille.
Mahmet partît , et cinq ou fîx
jours après le Prince Azan re-
prit fa fanté. 11 refolut avec Dra-
gut d'attendre le retour de fon
efclave , &C s'occupoit tous les
jours à aller à la Chaflc. Une fois
qu'ils y étoient, Azan fe mit fous
un arbre dans un agréable valon,
de s'y endormit. Dragut conti-
nua fa ChafTe 5 & quand il re-
vint au même endroit où il l'a-
voit laiffe , il ne le trouva plus,
IU'appella 5 5c comme il ne lui
répondit point , il jugea qu'il
s'étoit retiré dans la maifon
qu'ils habirbient. Mais il fe trom-
poit. Azan ne parut plus de tout
le foir , ÔC il en fut dans une in-
quiétude étrange 3craignant qu'il
ne lui fuft furvenù quelque acci-
dent fâcheux. Il le chercha lui-
G v*
154 La Reine
même dans toute f Ifle , & re-
vint attendre dans fa maifon de
fes nouvelles & de celles de Che-
redin.
Au bout de crois femaines il vit
arriver quatre Galères que le
Roi d'Alger leurenvoyoit. Ceux,
qui les commandoient le trouvè-
rent dans l'abbatement de la per-
te de fon ami. Il leur dit nette-
ment qu'il ne partiroit pas qu'iî
n enfçuft quelque nouvelle, &it
vivoit dans une langueur mor-
telle , car Cheredinlui mandoic.
qu'il n'avoir rien appris d'Aphri-
gia, 6c lui paroi flbit avoir une
grande joye de ce qu'il lavoir
retrouvée , efperant que le Ciel
la lui conferveroit , quelque parc
qu elle fuft. Enfin Drague mou-
roit de chagrin , quand fe pro-
menant triftement auprès de la
Mer , il vit de loin un homme à:
cheval qui venoit vers lui à toute
de Navarft. ?j|
bride. Quelle furprife j quelle
joye quand il reconnue Ion cher
Azan , qui fe jetcanc prompte-
menc k terre , fe mit à rire dés
qu'il le vit , & rembraflaenfuite
tendrement. Il conta à Drague
fon avanturequi n'a rien de corn*
mun , Seigneur, avec celles de
mon Maître, Toute fa petite flot-
te fut ravie de revoir fon jeune
Prince. Hcareflales Capitaines,
Se après avoir parlé bas à Dra-
gue , il fe feparade lui , ne pre-
nant quune Galère , & lui don-
nant les trois autres , lui recom-
manda fafœur & fon père.
Ces deux amis fe feparerent
ainiî.Dragut chercha vainement
fa belle PrinceflTe. Pendant ce
temps il fit mille combats qui
ont rendu fen nom célèbre. Il
rejoignit deux ou trois fois fur
Mer le Roi d'Alger , deploranc
enfemble la perte de fa fiHe. Il
j^6 La Reine
fit de fi belles choies, que l'Em-
pereur des Turcs le redouta.Dra*
pue setoit rendu fi formidable
que tout trembloit fou^ ion
nom. Il envoya un Ambalîadeur à
Soliman Iui.offnr fon bras & Ton
cœur.L'Empereurluifkun hon-
neur où jufques-ià aucun parti-
culier n'avoiE ofé pretédre, Dra-
gucl'alla voir enfuie©, & ce Prin-
ce prit pour lui la plus fenfible
amuié.ll retrouva ion cher Azaa
dam ConftantinopIe,& le rame-
na avec lui.
Mais , Seigneur , durarrtque;
cette année fi pleine de gloire*
sécouloit avec tant de renom-
mée pour Dragut > la PrincefTe*
Aphrigia languiiïbtt dansfafoli-
tude, fansfçavoir ce quifepaf—
fbitdanslereftedu monde. Vous,
voyez blé que le Prince de Thn-
nis n'avoit garde de l'entretenir
des merveiltes de Drague qu'il
de Navarre*. rj7
icavoit bien être-fou rivalje me
promenois un foir au clair de la*
Lune dans le jardin, quand j'en-
tendis deux hommes qui par-
taient, £e que l'un difoit à l'au-
tre qu'il n'avoit jamais vu une fi >
belle perfonne, & continuoit fon
difcours fur la facilité que des*
Sommes courag-eux auroient à;
furprendre cette maifon. Lors
fans en vouloir entendre davan--
rage je fortis de derrière une pa-
liflade , &■ me montrant à eux, je:
vis un homme d'une mine haute-
& majeftueuie qui porta d'abord <
la main fur fon Cimeterre. Ah ? :
ne craignez rien, lui dis- je,harcfc
Inconnu , écoutez- moi : & lors-
je lui contai nôtre longue capti-
vité, lui difant qu'Aphrigia, que
je nommai d'un autre nom,étoir<
ma fille. Quoi , me dit-il , cette-
belle perfonne que Bulcaraime^
& que je viens de voir prés d'une
1^8 La Reine
fontaine avec deux autres fem-
mes , eft vôtre fille ? Je l'en a fui-
rai encore, &. il m'avertit de me
tenir la nuit prochaine dans ce
jardin avec ma famille 5 qu'il me
délivrerait;, &. me rendroit ma
liberté.
Quoi que je ne cru (Te pas con-
noître celui qui me faifoic de tel-
les propofuions , ilne m'impor-
toit , tout m'étoit meilleur que
Bulcar. J'allai tranfporté dejoye
le dire à la PrincefTe, qui en eut
auffi une femb!able:&; le jour fui-
vant nous parut d'une grande
longueur. Les femmes d'Aphri-
gia fe rendirent avec elle dafi$ le
jardin, & fur le milieu de la nuit,
le brave Inconnu força la mai-
fon. Ses Soldats la pillèrent , & il
nous emmena dans fa Galere.llf e
chargea lui - même d'Aphrigia3
& malgré le tumulte Se le defor-
dre> il lui fit voir qu'il étoit too-
de Navarre, ijp
ché de [es charmes. La Princefle
foc épouvantée de l'effet qu'ils
produifoient encore,^ fut occu-
pée de ces penfées le refte de la
nuit , qu'elle paffa feule avec fes
femmes.
Quand le jour fut venu , elle
commença à prendre du repos :
mais il fut abfolument tioublé
par de grands cris j & nous nous
vîmes environnez d'une grande-
flotte qui poufïbit jufqu'au Ciel;
le nom deCheredin. C'étoit lui
en effet, Seigneur, quiavoit dé-
livré fa fille /ans le croire. Vous>
fçavez qu'il a toujours été un peu-
Pirate» Il s'étoit feparé de fa
flotte pour aller autour du Ser-
rait du Prince de Thunis , où il
fçavoicque Muley Afem fon père
avoit fes trefbrs. lis'étoit intro-
duit lui-même dâs le jardin pour
reconnoître la place, l! aveu v&
au clair de la Lune Aphngia,qui
yéo La nteïne
lui avoic paru charmante.il a-
voit refolu de lui enlever cette-
beauté &, (es richefles, ■& il avoit:
exécuté tous Tes de (Teins de la
manière que je vous ai dit.
Aphrigia étant ainfî éveillée
en furfauc , j'entrai tout hors de-
moi dans fa chambre, C'eft vô~
tre Père , m'écriai-je qui vous V
délivrée, c'eft vôtre Père, Venez
Madame, venez vous montrer à
lui , & lui donnant la main , elle
courut fur le Tillac où le Roi
d'Alger étoit. Elle fe jetta préci-
prtament à les genoux , &: les lui
ferrant tendrement en haufTanc
!a tête , ôc lui faifant voir un vi-
fage divin tout baigné de pleurs-
que l'affection & la joye faifoie
répandre. Quoi vous êtes l'illu-
ftre Cheredin , lui difoit-elle ?
Ah : Seigneur ,diffipez ma timi-
dité. Je n'ofe vous prefenter vô- -
tre fille. Elle ne pût achever, (es
de Navarre. x&i
fanglocs lui coupèrent la parole,-
N'en doutez pas,. Seigneur,m'é-
criai-je. C'eft lafillede l'invin-
cible Roi d'Alger , que le vail-
lant Drague vous menoit , &c
qu'il reçût des mains du Prince
des Gerbes pour la r mettre en-
tre les vôtres. Il iimbloit que la,
reconnoilTance de la Pnncefïe
ne pouvoit avoir un plus ample
théâtre. Auffi Chreredin étoit
en fpe&acle à toute une fuperbe
flotte, qui paroifïbit attentive à
un fi rare événement. La jeune
Aplirigia toujours profternée
aux pieds de Ton père, lui pré-
senta la lettre du Prince des Ger-
besj il la prit avec beaucoup d'a-
gitation, 2C illût tout haut ces ga^
noies.
î6i L& Reine
AV ROI D'JLGER,
IL vous rends vofire fille ^Seigneur,
après lavoir gardée huit années.
J aï tâché far l'éducation que je lui
ai donnée de la rendre digne d'être
un jour avouée fur [on invincible fê-
te. Voflrc vaillant Dragut ta déli-
vrée deux fois de la captivité , // a
bien mérité cette PrinceJ[e,Seigneur>
& fi elle étoit a moi, elle fer oit déjà-
la recomfenfe de fa vertu, fofe vuus
fufflier quelle fit lefrix desfervi-
ces de cet homme illufire. le lui donne
four fa dot mon Etat , & je f rie le
Roi d'Alger de trouver bon qu A->
fhrigia foit toujours la fille d'of-
man*
Ceux qui entendirent la lectu-
re de cette Lertre , pouffèrent
mille cris d'admiration & d'ap-
plaudiflement 5 & les noms de
ie Navarre. 16$
Cheredin , d'Aphrigia , & de
Drague paflerenc de bouche en
bouche. Le Roi faifant céder les
mouvemens d'un frivole amour
à des mouvemens p!us forts fie
plus légitimes , la nature triom-
pha absolument de ce fuperbe
cœur. Il releva la belle Aphn-
gia , fie laprenant encre (es bras5
il l'y retint long-tems, fie pour
la première fois de fa vie fes yeux
furent mouillez de larmes. Tous
les affiftansétoient attentifs , Se
paroifloient s'interefler tendre*
ment à une avanturc fi furpre-
nante.
La gouvernante de la Princefle
parut , qui fut reconnue de Che-
redin fie de tous ceux qui lavoiêc
veuë.Elle montra les mêmes ha-
bits5fie quelques ornemens qu'A-
phrigia avou le jour qu'ô lavoic
enlevée. Cheredin lui fit un ac-
cueil plein des tranfports de la
*&4 La Reine
joyc. Ilsetonnoitmême de n'a-
voir pas reconnu au premier a-
bord Ton admirable fille. Il fut
agréablement occupé à lui faire
cent carefles ; & comme il avoit
desdefleins aux envirôsde l'Jile
des Gerbes , il avoic refolu de
voir Ofman en paiTant. 11 avoir
même choifi cette jfle pour le
rendez-vous qu'il avoir donné à
Dragut^ui l'y devoit venir join-
dre. Le recouvrement de fa fille
ne pouvoit doc jamais venir plus
a propos. II fut bien aife en la
menant à l'époux qu'il lui defti-
noit , de la faire voir à celui qui
lui avoir tenu lieu durant fi long-
tems de véritable père. Mais Ta
Pnnceffe voyant fa refolution, fe
jetta à Ces pieds, & lc conjura de
lui donner quelques momens
pour aller voir la Reine fa rnere,
& lui rendre des refpefts dont
&k feroitaudefefpoirdefcdif-
de Navarre. 165
penfer. Le Roi d'Alger entra
dans les fentimensd'Aphrigia,8c
consentit à l'attendre. Il ne lui-
donna que deux jours pour faire
ion petit voyage, Alger n'étant
que peu éloignée du lieu où il
ctoit.
La Princefle entra dans un
Navire avec des perfonnes de
coniîderation pour la conduire*
Elle partit pleine des elperances
de ion bonheur ; mais à peine
éteit - elle hors de la portée des
regards de fon père, que le venc
s'agita , & l'écarta un peu de fa
route.
Ilfembloit que le Ciel & la
Terre lai fïbient absolument à la
Mer la difpofition de fa deftinée,
&qu'elledût être toute fa vie
foûmife aux caprices de cet élé-
ment. En effet le bâtiment fur
lequel elle etoit , biffa Alger à
gauchej ôc fetrouvanten pleine
i66 la Reine
Mer il fut attaqué par fept Ga-
lères , auxquelles il ne fît point de
refiftânee. On tira quelques vo-
lées de Canon.Ôc le Roi qui l'en-
tendit crut qu'on fakioit îa Prin-
cefle fa fille à Afeer. Anifi ce
malheureux père étoit bien éloi-
gne de croire qu'on lenlevoit
ainfi preique entre Tes bras. Ce-
toit Doriaqui fit cette belle pri-
fe. La Prmceflfe dit à Ces gens
qu'on cachait fa naifTance. Il
commanda qu'on prît la route
de France,
Mahmet lefclave de Dragut ,
qui s'étoit trouvé auprès de Che-
redin quand il retrouva fa fille,
avoit fuivi cette PnncefTedans
fon petit voyage , étant ravi de
la revoir , après en avoir été fi
long-temps feparé ; & comme on
ne prenoit? pas garde à lui 5 il fè
jetta dans la Mer , & nageant
vigoureufement jufqu a une lan-
de Navarre. 167
gue de terre , il gagna enfuite
Alger $ & fe remettant protnp-
tement en Mer il aborda la flotte
du Roi , & lui apprit le dernier
malheur de fa fille, lui difantque
c'étoit Dona qui femmenoit du
côté de France.
Cheredinàcette nouvelle a-
bandonna la pourfuite de toutes
fesentreprifes , pour courir après
Doria , efperant de le joindre :
mais de fi juftes defirs furent
vains, il ne le trouva point. Il
rencontra Dragut qui venoit le
trouver , à qui il conta fa trifte
avanture» Jamais douleur ne fut
égale à celle de ce malheureux
Amant. Il dit des chofes capa-
bles de toucher les coeurs les plus
durs. Il voulut aller après Dona,
& abandonner tous les projets
du Roi d'Alger. Mais Cheredin
lui commanda de les pourfuivre,
& lui dit qu'il chercheroic lui-
ï£8 La Reine
même le ravifleurde fa fille, lis
fe feparerent donc , Seigneur,
malgré le defefpoir de Drague. Il
prie la route de Tifle des Gerbes,
& il y aborda. Je pafle fous iîlen-
ce les carefTes qui fe firent entre
lui & Ofman : mais je vous dirai
qu'il prit 1 ripoli 5 que Soliman
lui envoya une flotte 5 qu'il vain-
quit le Roi deCarvan & le Prin-
ce de Tajora , qu'il fit enfin cenc
& cent a&ions dignes d'une mé-
moire éternelle 5 après quoi il
vu le Roi d'Alger qui venoit le
joindre pour fé réjouir de ie«
vicloires,mais trifte pour n avoir
point retrouvé la Pnncefle fa
fille.
Dragut fe fepara de lui pour
Ja chercher à fon tour. Il trouva
Doria , le combatit, & le vain-
quit : mais il ne trouva point
l'aimable caufe de tant de gloire.
H apprit de Doria qu'il avoic
laifle
de Navarre* 269
ïaifle les femmes qu'il prie prés
d'Alger fur les Côtes d'Italie.
Dragut ne retint qu'une feule
Galère , & vifita toute l'Italie
11 fe refTouvint enfuite que Mah-
met avoit entendu qu'on prenoic
la route de France , il tourna de
ce côté. Il trouva à Marfeille le
Seigneur de Lautrec.il fe lia d'u-
ne forte amitié avec ce grand
homme» Le Roi de France & ce-
lui d'Aller étant en intelligence,
il fe fit connoître à lui. Mon Maî-
tre lui conta fou hiftoire, & Lau-
trec donna des ordres par tous
les Porcs pour fçavoir des nou-
velles d' A phrigia.Ilb furent quel-
que tems enfcmble en Guyen-
ne, Une certaine Cvjnfo- m1 te en
leurshurneurslesiiautvqu nunc,
6c Dragut ayant veu que ion -.mi
avoit receu de^ ordres du Roi
de France pour le rendre au pj es
de lui , a bien voulu l'accompa-
//. Partie. H
2 7° La Reine
gner , & voir ce: illuftre Monar-
que. II lui a fait une réception
plus^obligeante encore qu'il ne la
pouvoit efperer. Le Roi le com-
ble de faveurs , la Reine de Na-
varre lui témoigne une grande
eftime : il feroit heureux ici s'il
pouvoit 1 être en n'y voyant pas
la divine Aphrigia. Le Roi l'a
fait chercher , & lui témoigne
en toute rencontre prendre un
intereft particulier pour tout ce
qui le regarde.
Ifouf ayant cefle de parler, l'In-
connu le remercia d'une manière
fi obligeante , qu'il pût bien voir
le plaifir qu'il avoit pris au recic
qu'il vcnoit de lui faire. Il lui
parla des plus beaux évenemens
de la vie de Dragut , & le pria
fort de la/Turer qu'il reconnoik
foie , comme il le devoit , cette
marquedeconfîance ,ayant bien
voulu lui découvrir le fecret de
de Navarre. 271
fa naifTance - qu'il avoit jugé à
plufieurs marques devoir être
auflï illuftre.Et après s'être en-
tretenu encore quelque temps a-
vec Ifouf, il le congédia , 6c le
laifla aller rendre compte à Ton
Maître des honneftetez de l'In-
connu.
Drague étoit cependant arri-
véafleztard au Château, êcjufte-
ment dans le tems que Madame
mère du Roi étoit revenue de la
promenade. Il n'y avoic nul di-
vertiiTemenc ce ioir là. Toutfe
reflentoit de l'incommodité de la
Reine. Un atr trifte étoit répan-
du furies vifaçres , tous les Sel-
gneurs étoient par peloton dans
la cour du Château. Drague
ayant abordé Lautrec , ils furent
enfemble à la porte de l'apparte-
ment de la Reine aprendre de
ics nouvelles. On leur dit quelle
avoit encore un peu de fièvre.
H ij
272 La Reme
Vous êtes trop ému de fon mal,
lui dit Drague , je m'interefle
pour Dorval. Défaites* vous de
cette fenfibilité. Je ne perdrai
jamaislesfentimensque j'ai pour
la Reine , reprit Lautrec. Mais
comme ils ne font qu'une pure
fantaifieoù mon étoile me pouf-
fe, je ne laiflerai pas peut-être
depenfer ferieufement à ce que
Madame de Caumont m'a pro-
pofé encore aujourd'hui , & je
fens trop qu'il eft temps de fatis-
faire ma famille qui me perfecu-
te depuis fi long- temps au fujet
d'un mariage. ]enavois pu m'y
refoudre jufqu'ici. J'avois penfé
que pour rendre ce lien agréable
il étoit neceflaire de s'aimer.
Mais je vois bien que je ferai
comme les autres qui ne font ces
afîbrtimens que par politique,
&: où l'on ne trouve tout au plus
que de la focieté. Et au plus
de Navarre 173
comme vous faîtes, répliqua Dra-
gut,Dorval vous eft encore meil-
leure qu'une autre. Je le trouve
comme vous , pouriuivit Lau-
trec j & s'il faut me refoudre, je
me refondrai pour elle , conti-
nua-t'il avec un foupir. En ache-
vant ces mots;ils entrèrent chez
la DucheiTe d'ÀnçouIefmc.
Lantrec aborda Dorval qui
étoit à un bout de la chambre
avec la belle faint Severin &:
Fronfac qui en étoit fort amou-
reux. Dragut s'approcha de Helli
qui voyou jouer Madame la Ré-
gente , & il l'entretint quelque
tems. Le Roi vint enfuite , qui
s'approchant de cette aimable
fi!le,!ui dit à demi bas, que rien
ne pou voit la foxisfaire & être di-
gne de fa beauté que les Rois ou
les vainqueurs des Kois.il regar-
da obligeamment Dragut en di-
fant cela ; & Dragut s humi'
H.'iij
*74 Lu Reine
avec refpeét , témoigna par ion
action qu'il recevou comme il le
devoit les Iouanjey cki Roi. Le
vainqueur du Pnnce de Thunis,
lui dit il, du Roi de Tripoli ,6c
de celui de Carvan , peut bien
donner quelque moment à une
fi belle perfonne 5 6c une telle
préférence , continua - t'il en
riant , eft bien capable auffi de
contenter fa vanité. Je vousaf-
fure, Sire, lui répondit- elle , que
je penfois tout à i'heure à ce que
me dit Vôtre Majcfté. Dragut
a eu quelque difhnftion pour
moi 5 6c depuis qu'il eft dans vô-
tre Cour , fa complaifance ma
allez flattée pour m'en laifler
prendre de 1 orgueil. Je lui ai vu
fufpendre fa mélancolie auprès
de moi > 6: vouloir bien fatisfaire
ma curiofité fur le fujet de fes
voyages, & de tant de differens
pais qu'il a vus. j'avoue qu'il a
de Navarre. 27 5
un ami que j'aime , & que Ie
Prince Azan , par tout ce qu'il
m'en a dit , eft tout à fait de ma
connoiflance. H eft vrai , reprit
le Roi , que fon caraclere eft
agréable, &: que ce que nous fça-
vons de fes avantures ne l'eft pas
moins. Mais prenez garde de
l'aimer trop, poursuivit le Roi ,
&de donner de la jaloufie à ceux
qui prennent trop d'intereft à
vôtre perfonne. Dragutqui fça-
voit avec toute la France,quele
Roi §aimoit Helli , fe recula par
refpeci, & cette belle fille regar-
dant le Roi avec des yeux tout
enflammez. Ah Seigneur,lui dit-
elle , quad il y auroit autant
d'Azans qu'il y a d'hommes au
monde , les compteroit-on pour
quelque chofe où. vousparoîtriez;
Et ce qu'ils auroient de plus
agréable ne fe diffiperoit-il pas
dés qu'on feroit charmé par vô-
H iiij
. ii& La Reine
tre prefence ? Ce que vous me
dites eft trop flatteur , reprit ie
Roi. Il eft fincere , Sire , reprit-
elle. Je fenstource que je dis >
& je ferois malheureule , fi après
tout ce que je fais , vous doutiez
de mes lentimens. Le ftoi qui
fentoit beaucoup d amour pour
cette fille , fut long-temps à l'en
tretenir. Apres quoi remar-
quant Je Marquis du Guaft qui
parloit à Dragut , & qui fembloit
en regardant Helli paroître frap-
pé de quelque grande reflfem-
blance , il foupira 5 & les appel-
lant tons deux , il parla à 1 oreil-
le du Marquis , &. lui demanda
s'il ne trouvoit pas qu'il y avoic
beaucoup de rapport de l'une à
l'autre. Alphonfe dit qu'il en
avoit été épouvanté ; mais que
ce qui le furprenoit encore da-
vantage , étoit que Dragut lui
diibit que Helli reflembloit auffi
de Navarre. 277
parfaitemcni; à la fameufe Roxe-
lane ; Qu'il admirait en cela les
jeux de la nature qui produiioic
en des climats fi differens des
beautez fi Semblables.
Le Roi fit paraître de lajoye
de ce qu'on difoit à 1 avantage
de fa Makreflfe. Elle en rougit*
autant de plaifir que de mode/lie*
&: le Roi prenant la parolerCette
Roxelanç eft belle , dit-il , puis-
qu'elle reflemble à la charmante
Hclli s & fadeftinée qu'elle fçûc
faire elle - même nous marque
bien le pouvoir de fes charmes..
Mais encore dites , moi , fi elle
eft fi furprenance que Ton dit?
Sire, reprit Dragut , fa beauté
eft incomparable. Je n'ai vu que
celle de la Reine de Navarrequi
pourrait avoir quelque avantage
fur la fienne. Et il n'y a: que J»
Princefie d'Aragon 5c une fille
du Roi d'Alger qui pui fie i'éga-
H v
i m
i?8 Lancine
1er. Dragut rougit en difant ces
paro'es. )'ai couru prefque tour
le monde>continua-uli &: parmi
le nombre de beaucez que j'ai
veuëî),aucunen approche de cel-
le que je viens de vous dire.
Quelle force de beauté a-t'eller
reprit le Roi , & quel eft Ton ca-
ractère ? Elle a tous les traits
beaux > pourfuivn Dragut : mais
elleaun feudansles yeux donc
il n eft pas poffible de foutenir
I éclat , ils font dune grandeur
& d'une forme fînguliere. Elle a.
l'airnoble & majeftueux. Elle a-
fecte. tous les dehors d'une gran-
de modeftie & d'une humilité
profonde i &. fous les apparences
dune vertu auftere5e!le s 'eft fer-
vi des principes de la Religion
pour montrer à ce point de Gloi-
re où nous la voyons 5 c'eft à
fon efprit qui manie comme il
lui plaie les foiblefles du Grand
de Navarre. 179
Seigneur, qu'elle doit le partage
de fon lie & de fon Trône , où
jufques àprefent pas une de {es
pareilles n avoit ofé afpirer.
On voyou bien que ce que di-
foit Drague plaifbit infiniment à
Helli. Lllefedifoit à elle-même
quelle feroit heurenfe fi Fran-
çois I. pouvoit fuivre un pareil
exemple que celui que Soliman
venon de lui donner.
Le Roi connut fà penfée, &
quoi qu'amoureux il ne pût fou-
frir que Helli pût fe flater un
moment fur une chofe qui feroit
fi préjudiciable à fa gloire. Un
Empereur des Turcs, dit il, qui
ne vit que dans un Serrail,parmi
lesplus belles femmes de Grèce,
d'Afiejd'Europe, abandonne fon
cœur dans une vie molle,& peut
s'oublier dans desfoiblefles qui
ne feroient pas pardonnables à
ceux qui vivent dans des coam-
280 L# Reine
mes plus polies & qui font tou-
jours éclairez de tome leur rai-
fon. Mais , continua- t'il , pour
adoucir ce qu'il y avoit de trop
dur en cequil venoit de dire >
un Roi pour être revêtu de ce
caractère ne doit pas pour cela
être exempt d'aimer» ]e veux
donc qu'il aime le plus digne ob-
jet, qu'il l'aime avec tendre lie-
& fidélité 5 & que ne fai Tant ja-
mais rien contre fa gloire, il falTe
tout pour Tarifaire fa Maîtrefle.-
C'eft ai n fi que Fran çois l.s'exr
pliquoit en Amant & en Roi,.
tandis que la Reine fa fœur étoit
fur la fin de fa fièvre, La Pnn-
ceffe Renée éteit auprès d'elle,
avec la fille du grand Bâtard de
Savoye a Madame de Sancerre,
Madame de Caumont5& les deux
Efpagnolles. Tout étoit calme
dans la chambre. Les rideaux de
fon lie étoient relevez , & elle
de Navarre. 181
avoit fait ouvrir une grande por-
te qui donnoit fut une terraffe»
On s'entreteno-it de plufieurs
choies. Madame Renée faifoit
la guerre à Vilars de fon infen-
fibilué j a quoi elle répondis
d'une manière ingénue 6c pro-
pre à l'en perfuader. Mais AU
phonfine branlou la tête. Il eft
bien rare , lui dit- elle , qu'une
auiîî belle perlonne que vous y
&: pour qui tant d'honnêtes gens
ont brûlé , fe foittoûours con-
fervée indifférente. ]e crois qu'-
elle ne l'a point été à la paffion
d'un Prince que nous avons con-
nu , & qui n'en: plus , répliqua la
Pnncefle Renée i Et c'eftcequi
me faifoit dire il y a deux jours
à Alphonfine , reprit la Reine
avec quelque langueur , qu'étant
naturellement tres-fiere, & ayant
plaint la mort de celui dont nous
parlons, je necroyoispas pofli-
1^i La Reine
blc qu elle répondift à l'amour
d aucun autre Amant. Je ne
Içache perfonne qui m'aime
Madame , répliqua Vilarsrmàis
joie répondre â Vôtre Maie fté,
quel humeur dont je fuis, toute
paiiion m importunerait , Toit en
moi ou dans un autre. Elle eût
continue â vouloirperfuader l'é-
tathbredefonamcfionn'euft
entendu un grand bruit qui fe
"itou dehors. La PrincefTe d'A-
ragon & Madame de Sancerre
coururent fur /a terraffe. Elles
entendirent plusieurs fois : Le
Maréchal de Montmorency eft
niort.tHesen forent toutes ef-
frayées 5 & Madame de Sancer-
re s avançant dans la Chambre:
"e,as i dit - elle , on dit que
Montmorency eft mort. En
même tems tant de voix répétè-
rent ce> paroles , que la Reine
même les entendu de fon lit.
de Navarre. 283:
Elle fe leva toute émue fur fou
feant. La Princefle Renée &C
Madame de Caumont coururent
fur la terrafle. Alphonfine de-
meura toute étonnée à fa place 5
mais la fille du prand Bâtard
pou (Ta d'abord un cri doulou-
reux, enfuite elle demeura im-
mobile. Llle pâlit, Se fa veuë
devint toute égarée. Un trem-
blement la prie, elle appuya fes
deux mains fur une petite tables
6c fes genoux lui manquant, elle
tomba évanouie. O Dieu ! s dé-
cria la Reine qu'on vienne,
qu'on la fecoure. On obéît
promptement , on quitta la ter-
rafle, & la Princefle Renée elle-
même n'épargna pab fes foins
pour la faire revenir. Mais on
eut beau faire, Ton évanouifle-
ment fut fi long , que Ton crut
que fon ame s'étoit feparée de
fon corps pour s'aller joindre à
î§4 %& Kfkrr
celle de Montmorency. Je vous
le difoisbun ,difoic Alphonfine
à la Reine, javois connu qu'elle
laimoh. J'avoue quelle a bien
feu déguiier fes fentimens,- ré-
pondoïc la Reine, j'ai remarqué*
pourfuivou Aiphonfîne, que ces
perfonnes fieres pouffent tou-
jours les chofes plus loin que les
autres. La Reine fbur.it un peu :
mais étant véritablement in-
quiète pour fâ. parente, elle la
fêcouroit autant qu'elle le pou-
voit par tous les remèdes qu'on
luifaifoit. A la fin onvitiortir
quelques larmes fous Tes paupiè-
res 5 éc la Princeile Renée con-
noiflant quelle revenoit , éloi-
gna tous ceux qui pourroienc ap-
prendre plus qu'il n étroit necef-
iâîre ces fentimensde Vilars,
Ah ! je te fin vrai , s'écria- 1 elle
foiblement. La mort afrreuiene
fçauroit feparer ce qui a été fi
de Navarre. igy
bien uni pendant la vie. Elle fe
tourna fur le côté à ces paroles,
6c revenant entièrement à elle ,
elle pleura amèrement. Cepen-
dant on avoit envoyé fçavoir
comment le malheur qu'on avoit
publié étoit arrivé 5 ôc bien des
personnes étoient rentrées en
foule chez la Reine, en criant
cjue le Maréchal Montmorency
n 'étoit point mort , & qu'il étoit
avec le Roi.
La Reine, 5c tout ce qui étoit
avec elle, pouiTa de grands cris
à cette nouvelle 5 6c la defolée ,
Vilars fe levant à demi . en le-
van t au Ciel de> yeux d'où coû-
tait une abondance de larmes :
11 n'eft pas mort, reprit-elle /
Ah bon Dieu i feroit-il bien pof-
fible ! Plufieurs perfonnes luy
confirmèrent cette nouvelle , 6c
la Reine ayant voulu fçavoir
pourquoi on avoit dit une telle
*2£ tu Reine
chofe/on lui apritque le Ma-
réchal de Montmorency avoic
trouvé quelques Soldats qui fe
battoient ,& que les ayant voulu
feparer avec ieverité' , un plus
insolent que les autres lui avoic
prefenté la pointe de fon épéei
que furieux il s'étoic lancé fur
ce miferable , & avoir été légè-
rement bleffé 5 qu'un petit Page
qu'il avoit s'étoit écrié qu'il étoic
mort , & que plufîeurs voix a-
veienc répété inconfiderémenc
la même chofe 5 & que c'étoit
ce qui avoit donné lieu à l'effroi
que tout le monde avoit eu. La
Reine fut ravie d'un événement
fi heureux , & qui changeoit en
joyela douleur que Ton avoic
eue. Elle congédia tout le mon-
de , & ne demeurant auprès
d'elle que les mêmes perfonnes
qui y étoient avant cette funefte
méprife , elle foûrit en regar-
àe Navarre. 287
cîanc Vilars$& la princefle de
Saierne la regardant auffi , mais
en rianc : Eh bien , belle înfenfi-
ble , lui dit-elle 1 ce ne font pas
là les effets que produifent les
eœurs libres. Tout le monde rit,
& il étoit jufte de segayer un
peu après avoir eu tant de cha-
grins. Vilars bailla la tefte &: les
yeux 5 & fit voir la contenance
dune perfonne qui eft dans la.
dernière confufion.
K émettez- vous, lui dit la Rei-
ne : puifque vous aviez une ame
faite pour aimer 3 vous ne pou-
viez faire un plus digne choix,
& je fuis aflfurée que le Roi uni-
ra avec plaifir deux perfonnes
de tant de mérite. Mais vous
êtes bien cachée , lui difoit la
Comtefle de Sancerre i Mais
c'eft paffer fa vie en contrainte,
reprit Dona Maria. Ne comp-
tez-vous pour rien les plaifîrsda
i SB La Reine
miftere, pour/uivoit Madame de
Caumonc ? Je comprens que le
fecrec de fa paflion a eu mille
charmes pour elle , continua la
Princefle Renée: & qu elle étoic
ravie de tromper tout le monde ,
interrompu Alphonfine. Au
nom de Dieu , leur du Vilars >
donnez - moi quartier. J'avoue
ma roiblefle .'mais qu'on ne m'en
parle plus. Vous n'en ferez pas
quitte à fi bon marché fi j'en
fuis crue , reprit Alphonfine, &c
vous devez aux Princefles , &. à
toutes nous autres le récit d'une
avant ure à quoi elles s'ateen-
doient fi peu. Ah ! vous ne vous
en pouvez dédire , pourfuivit la
Princefle Renée. Achevez de
nous montrer tous vos fentimens,
& ceux du Maréchal de Mont-
morency. Mais cela incommo-
derait la Reine, répliqua Viiars y
étant bien - aife de prendre un
de Navarre. 289
prétexte pour n'en pas venir au
récit qu'on luidemandoit. Non,
reprit la Reine, parlez je le veux
bien , &; vous me ferez plaifir.
Et bien > dit Vilars, ayant pris
fa refolution , je vais vous obéir,
puifque Vôtre Majefté me 1 or-
donne.
*9o La Reine
HISTOIRE
de ^Montmorency , & de
*MagdtUine de SaVoye.
JE fuis née ambitieufe , Ma-
dame, Se dés mon enfance je
fentois fi vivement les effets de
cette paflîon , que je ne croyois
pas que mon ame pût jamais
s'aflujcttir à nul autre. Je trou -
vois en moi toute la noblefle
d'une Maifon dont mon Père
avoir l'honneur d être forti , mais
que je regardois comme un mal-
heur effroyable , puifque le dé-
faut de fe naiffance lui ôtoit les
titres éclatans que je croyois
être dûs à fon fan g , ôtquefe
vertu mentoit fi bien. -
de Navarre. i<)i
Vous pouvez-vous fbuvenir ,
Madame , que quand Madame
la DuchefTe d'Angoulême vou-
lut attirer mon Père dans cette
Cour , bien que je fufTe fort jeu-
ne , plufîeurs perfbnnes confî-
deraBles s'attachèrent à moi,
voulant aflurément briguer par
là la faveur de cette PrincefTe.
Le Maréchal de Montmorency
nïoffrit fes fervices , & je crus
m'apercevoirque la feule incli-
nation le fai foi t agir. Je vivois
fans trop m'embarafler de tant
de Prétendans , parce que je fça-
vois bien que mon Père avoit
une fi prodigieufe tendrefTe pour
moi , qu'il ne fuivro.it Jamaëque
lechoix queje ferois , connoif-
fant bien qu'il ne feroit que tres-
élevé.
Le Vicomte de Turenne fut
un des premiers qui fit paroitre
{es prêtenfions. La DucheflTe
2 9 1 ' La Reine
d'Angoulefme en parla à moa
Père : il lui répondit en rianc
qu'il ne me pouvoit précipiter
fi-tôt dans un malheur.Eh quoi i
mon frère , lui répondit-elle ,
appeliez - vous un malheur un
femblabie^établiflement ? Non ,
Madame, reprit- il d'un air plus
ferieux. J'appelle ainfi le ma-
riage ; ma fille eft jeune , je l'ai-
me , laiflbns - la jouir le plus
long-tem^ que nous pourrons de
/a liberté.
Mais puifqu'il faut parler d'u-
ne foiblefleque j'ai fi long tems
cachée, Madame , &, qui vient
de fe montrer fi imprudemment
aux yeux de Vôtre Majefté , je
vous avouerai que les marques
de l'affection de Montmorency
me touchoient Je voyoïs avec
plaifirque javoi fournis un cœur
auffi grand & auflî fier que le
fien 5 que cet ambitieux parta-
geoit
âe Navarre. 193
geoit (es foins encre le RoiôC
moij &que cet habile Favori,
quoi qu'il femblât fe donner
tout à fon Maître , n'en étoic
pourtant pas moins dévoué à
là Maîtrefle. ]'avois une humeur
naturellement ennemie de toute
dépendance. Je m'oppofai au-
tant que je le pus aux fencimens
que je connoiflois que j'avois.
Et quand mon orgueil ne me
fervoitpas àmafantaifie , je me
refolus de cacher des mouve-
mensdontjeme faifois honte à
moi-même , &: qui devaioienc
plus cendres à meiiire que je pré*
tendois les furmoncer*
Le Maréchal ne connut point
fon bonheur. Je vivois avec lui
comme avec les autres , quand
la Roche du Maine iembla s'at-
tacher plus ferieufement à moi
qu'il n'avoit fait jufques là avec
perfonne, ma vanité fut flattée
//. Partie. I
1^4 La ^eme
d'une conquête quinefaifoit
pas d'ordinaire une longue gloi-
re a Ton vainqueur , par la légè-
reté dont on l'accufoit. Enfin au
bout de deux mois je trouvai
qu'il m'aimoit encore , & je crus
qu'il m'aimeroit toujours. Son
humeur efi: fi agréable , qu'il ne
manque guère de la communi-
quer à ceux qui font en focieté
avec lui. ] etois toujours gaye
quand je le voyois , & Montmo-
rency crut devoit prendre une
jaloufie bien fondée.
L s rebuts feront donc pour
nous, me difoit-il un jour ,0c les
air, pleins de charmes ne font
que pour la Roche du Maine >
Vous ferez trompée comme les
autres, coritinuoit -il. Avec tant
d'efprit & tant de lumière, peut-
on faire un tel choix ? Mon
amour £e ma fidélité men-
tit bien quelque préférence»
de Navarre. ^9 y
Maisa-t'ondes raifons à dire,
reprenoit-il ? Se quand le cœur
eft pris , eft-il capable d'écouter
rien que Ton penchant ? Mont-
morency paroi {Toi t avoir de la
douleur en me parlant ainfî , j'en
étois atteinte. Votre aveugle-
ment eft pi us vrai que celui que
vous croyez que jaye , lui repli-
quai-je. La Roche du Maine
medivertit .• & je vous aflure
qu'il n'y a que cela. Et c'eft tout,
s'écria-t'il , que de divertir. Il
vaut encore mieux plaire , lui
dis je en le quittant ,& ayant
toujours peur qu'il ne reconnût
les fentimens que j avois pour
lui.
Ce fut en ce tems-là que le
Comte de Vaudemont vint à la
Cour, & que je le vis la première
fois. Il écoit parfaitement bien
fait , comme vous fçavez Ma-
dame. J'arrivai dans la fale de
I ij
296 La Reine
la Comédie où il écoic déjà. J e-
tois extraordinairemenc parée.
Châtillon me mcnoit , avec qui
j'avois lié amitié , parce que je
fçavois qu'il aimoit unefœurde
Montmorency.
Dés que le Comte de Vaude-
mont me vit, je remarquai qu'il
demanda avec beaucoup d'em-
prefTement qui j'ctois> qu'il obli-
gea Chaligny fon frère de me le
prefenter,& que pendant toute
fa pièce qu'on joiia il n' ôta pas
ics yeux de deflus moi.
J'apportai peut-être plus ^at-
tention que je ne devois à faira
ces remarques. Montmorency
nous obfervoic tous deux , 6c
Vaudemont m'ayant donné la
main pour me conduire chez
madame d'Angoulefme , la Ro-
che du Maine m'en fit la guerre,
& railla Vaudemont fur la diffi-
culté de ientreprife dans la*
de Navarre. . 297
quelle il fe jettoit. Vous ne la
connoifTez pas , lui difoit-il, (es
yeux qui font fi beaux & fi pi-
quants , vous attirent dans une
perte infaillible. Elle a un moû-
ftre au heu de cœur qui eft in-
humain. 11 a une cruauté qui dé-
chire lésâmes , 5c il ne fe repaie
que de foupirs & de larmes. Le
Prince rioit, & répondit galam-
ment qu'il vouloit prendre la
chaîne commune , ne fongeanc
pas à s'exempter d'un mal gêne-
rai. Dés ce moment-là il parue
véritablement amoureux , Se peu
de tems après ayant obtenu l'a-
veu du Duc de Lorraine fon fre^
re, il me fît demander en ma-
riage au Comte de Vilars mon
père, de à Madame d'Angoulef-
me. L'un ôc l'autre furent ravis
d'un tel honneur : mais je vous
avoue que d'abord mon ambi-
tion fut bien fatisfaite de me voir
iiij
2'5>S La Reine
élevée à un rang fi conforme à
mes inclinations. Je fentis pour-
tant dans mon cœu* quelques
murmures qui s'élevèrent en fa-
veur de Montmorency : mais je
les fis bien-tôt taire, éblouie par-
la fortune qui fe prefemoit. Je
crus Iuifaireun facrifke de l'a-
mour. Je me trompoispourtant*
Madame. L amour fe rebella, Se
rçe fit fentir qu'il peut quelque
fois remplir tout un cœur , quel-
que fier qu'il foit. J'en jettai des
larmes de dépit : mais ce fut
dans mon lit , renfermée entre
mes rideaux.
Mon état que je croyois quel-
quefois fi charmant , me faifoit
fentirdes peines infuportables >
&: j'avois beau ma flatter, je ne
pouvois être heureufe tant que
ma tendre fie fouffroic.
On différa mon mariage pour
des raifons inutiles à dire, & les
de Navarre. 199
prétentions de Vaudemont écar-
tèrent tous les rivaux. Il eue
lui feu! la liberté de mefervir,
& Montmorency pénétré d'une
préférence dont il n'avoit pas
lieu de fe plaindre par le rang
de fon rival, me dit un jour chez
la PrinctiTe Renée, qu'il ne fe
tenoit pas encore pour perdu ,
bc que tant qu'il verrou mon
mariage en éloigneraient, il na-
bandonneroit pas fesefperances.
La Roche du Maine quil'avoit
écoute fans qu'il s'en fuft aper-
çu : Et moi, me dit-il ,. je con-
ferve une petite planche pour
me garantir du naufrage , Se
peut - être qu'elle me conduira
un jour au port defirè. Il dit
cela d'un air (i agréable , que
quoi que je fuffe touchée de la
douleur de Montmorency , je me
mis à rire , & fus bien-aife qu'il
m'euft ôté par fa prefence une
I iiij
300 La Reine
occafion délicate où peut-être je
naurois pas été bien maîtrefie
de moi.
Je macoutumois infenfîble-
ment au rang où je devois mon-
ter , & je m'en fa i fois une habi-
tude qui ne me le rendoit plus
fi précieux. Je ne fçai fi ce n'é-
toit point un effet de ce que je
fentois pour Montmorency : car
fa paffion n'y faifoit rien. L'a-
mour des autres ne décide point
de nos fentimens: c'eft dans le
fond de nôtre cœur que nous
en trouvons la fource > & l'a-
mour de Vaudemont étoit auflî
grand que celui deMontmoren-
ci. Je ne puis jamais oublier que
la veille qu'il me quitta pourfui-
vre le Roi en Italie, il étoitdans
une defolation qui n a peut-être
jamais eu rien de comparable.
je me fepare de vous , me difoit-
il > Madame , fi prés des belles
de Navarre 301
efperances que l'on ma données,
& fi malheureux pour en voir
encore feffet retardé. Me voyez-
vous partir avec quelque regret ?
Seigneur , lui dis-je, je ferois in-
grate fi je ne fentois pas voftre
éloignement avec un fort grand
déplaifir. Ah ! me dit- il, qu'il
s'en faut bien que voftre douleur
foit pareille à la mienne î II ne
feroit pas jufteaufn\reprenoit-il,
J'aime fans comparaifon plus que
nul autre n'a jamais aimé.
Mais , Madame , je fens un
certain prefTentiment qui me
rend inconfolable : Je crains de
ne vous revoir jamais 5 & quel-
que effort que je me fafle , je
fens que mon ame fe brife en
vous difant ce funefte adieu,
Helas î fi je ne vousallois plus
revoir ! Mon père encra com-
meil me parloit ainfi. Jeiaimois
chèrement , je me jettai à foir-
I v
j02 La Reine
col dés que je le vis. Je pleurois
parce qu'il m'alloit quitter le
lendemain. Mon père répondit
à mes careflTes 6c à mes larmes
en homme attendri, & je mou-
rois de douleur, quand le Corme
de Vaudemont m'arracha d'en-
tre les bras de mon père , & me
recinc demi-morte dans les fîens.
Ce fpe&acle étoit touchant \ de
le Comte de Tande mon frère
arrivant, ôc croyant que lapre-
fence de Vaudemont avoitpart
a l'état pitoyable où j etois , il
le pria de me laifler, & de pren-
dre le dernier congé de mou
11 l'emmena , 6c je fui vis mon
père dans fon apartement , il
étoit fort tard quand j'en fortis;
& je fus épouvantée de trouver
dans ma chambre le Maréchal
eje Montmorency qui m'atten-
doit. L'état où il me trouva don-
iaadu redoublement à Ion amour,
de Navarre. 303
Ses yeux s'emplirent de larmes
en voyant les miennes 5 & croi-
fant les bras dés qu'il me vit , de
fe recuiant un pas : Ne blâmei
pas ma hardieffe 5 me dit-il , de
m'être introduit chez vous à
l'heure qu'il eft. Je viens vous
dire adieu, Madame > je viens
vous porter un cœur tout plein
de vôtre amour , que je vais ex-
pofer au milieu des combats. Il
fera percé de mille coups , pour
lepunir de n'avoir pas fçu vous
plaire. Ah ? lui dis- je 5 déjà at-
tendrie par mon père , & 1 étant
encore par la prefence d'un
Amant qui m'éroit fi cher : Vi-
vez?je ne veux point vôtre mort,
Eh puis- je vivre, me répondit-il,
tnltement > Vous m'avez tou-
jours haï. Je ne vous ai jamais
fiai , repris - je , en eiïuyant les
pleurs que j'avois continuelle-
ment verfe. Mais voulez vo*s
304 £^ Reine
fouffrir que je vous aime, reprit-
il ? Sortez au nom de Dieu, in-
terrompisse. Que diroit-on , fi.
Ton vous fçavoit ici ? Non , ré-
pliqua Montmorency , qui me
voyant fans fierté pour la pre-
mière fois de fa vie étoit devenu
plus hardi,, je ne vous quiterai
point , Madame , je ne bougerai
jamais de vos pieds que vous ne
me permettiez de vous adorer
toute ma vie : c'eft le moyen*
que je vive, & que je fois invin-
cible. Parlez donc , Madame ,
parlez. Helas i lui dis-je 3 vivez
donc \ mais allez, vous-en- Gom-
me j achevois ces paroles , ÔC
que je voulois forcer Montmo-
rency à fe lever & à fortir de ma.
chambre, le Comte de Vaude-
mo^ y entra que fon amour ra-
menoit encore auprès de moi :
J'étois toute baignée de larmes,.
Montmorency écoic à mes ge^
de Navarre,- 305
«roux. O Dieu V s'écria ce mal-
heureux Prince. Que vois-je >
En croiray-je mes yeux ? Je fuis
perdu , oui je fuis perdu. Adieu
Madame. Il forcit à ces mots
comme un furieux, & je demeu-
rai fi étonnée,que je n'eus pas la
force de le retenir ni de le rap-
pelles Que croira ce Prince ,,
dis je à Montmorency ? ou plu-
tôt que ne croit-il point déjà ?-3
Mais continuai-je en foupirans,
je ne fçavois point prévoir que
mon innocence puft êtrefoup-
çonnée. Vous fçavez fi javois
eonfenti à ce qui luiparoîtfi
criminel > &. fi vous vous fouve-
nez , Seigneur, de ce que je vous
ai toujours paru , peut-être m'e-
ftimenez- vous plus que ce Prin-
ce ne m'eftime. j'en dis trop,,
adieu, retirez-vous, le me jet-
tai dans mon cabinet , & j'en
fermai la porte, ne pouvant con-
3oS La Reine
fentir a regarder plus long-terris
un homme à qui je croyoïs par-
ler trop obligeamment.
Montmorency avoit trop d a-
mour pour ne pas entendre ce
que je lui difois. Il crut y voir
delà tendreiïe , il en fut toucha
feniîblement. lien fut charmé >
&c trouvant que ion audace avoir
réuffi , il en eut encore une au-
tre : car voyant fur la table de
ma chambre une écharpe ma-
gnifique où il fçavoitque j'avois
travaillé moi-même , il la prit,
& fortit fe croyant riche d'un
larcin qui lui étoitfi précieux.
Vous fçavez, Madame letnfte
lucces de la Bataille de Pavie,
Tout le monde me plaignit &C
me crut ires-malheureufe parla
mort du Comte de Vaudemont:
mais vous ne fcavez pas ce qui
le porta dans ce dernier deief-
poir. Il partit , comme vous le
de Navarre. 307
pouvez juger ; avec une douleur
cruelle pour avoir crouvé Mont-
morency fi familièrement avec
moi. Il fut mélancolique toute la
campagne 5 & le jour de cette fu-
nefte Bataille il penfa tomber de
cheval quand il vit cette écharpe
dont je vous ai parlé, qu'il recon-
nut , & dont Montmorency s'.é-
toit paré, Ah , veuë fatale, s'é-
cria t'il ! Helas .» il n'y a plus rien
de certain dans le monde , puif-
que celle que j'ai crû fi parfaite
a trompé la fidélité de mon a-
mour. Venez heureux Montmo-
rency 3 continua t'il tout hors
de lui : Portons feulement ma
fureur fur les Ennemis , faifons
couler des ruifTeaux de fang $
obligeons après ma mort la Re-
nommée d'aller encore porter
mon nom jufqu aux oreilles de
l'ingrate. Vous fçavcz ce qu'il
fit > Madame. Le Dieu Mars
jc3 La Rtine
kii-même auroic eu moins de
valeur» Il commandoit les Ban-
des Noires. Cet invincible corps,
fous un chef fi redoutable & fi
defefperé, vainquit tout, & ne
fuccomba à la fin que pour faire
une mémorable fepulture a ces
Illuftre Prince.
Je perdis mon père à cette fu-
nefie journée. Le Maréchal ds
Montmorency fut fait prifon-
nier , 6c j'eus une douleur fi
grande &c fi exceffive , que la
Cour peu charitable crut qu el-
le n etoit que pour la perte que
j'avois faite de Vaudemont. Je
donnai quelques foupirs à fa
mort , il eft vrai , & j'en donne
encore à fa mémoire. Mais on
fe trompa de croire que fa mort
faifoit ma fenfibleaffli&ion. On
penfoit qu'ayant perdu un tel
Amant qui vouloit devenir mon
mari , j'aurois toute ma vie une
Je Navarre. 309
fierté extraordinaire pour tout
le refte des hommes. J'en affectai
les dehors , Madame : mais je
n'en eus point pour le Maréchal
de Montmorency. Je lui avois
trop long -tems rcfifté pour lui
réfifter encore. Je lui fis voir a
fon retour fans plus de contrain-
te l'état de mon ame. Il fè crut
heureux par les fèntimens que je
lui découvrois, Je le priai de ca-
cher fon bonheur , &. d'attendre
que je rifle naître dans ma fa-
mille les difpofitions que je voû-
tais qu'on euft pour lui» Il m'o-
beit. Nous avons vefeu jufqu'ici
dans une intelligence parfaite ,
dont les charmes nous ont fait
tous les jours de nouveaux plai-
firs; & fans l'accident qui vient
d'arriver , on ignoreroit enco-
re un fecrei qui nous étoit fi
cher.
Pardonnez-moi , Madame ,di&
310 La Reine
Alphonfinc quand Viiars eut
cefle de parler. Ce fecret n'é-
toit pas fi caché que vous le
croyez. -Je fuis perfuadée que
vous en goûtiez la douceur bien
tendrement , Montmorency Se
vous -. Mais je le pénétrai au pre-
mier coup d'oeil que j'arrêtai fur
l'un &; fur l'autre. Et la Reine
peut vous dire que je lui décou-
vris ce que je penfois. 11 eft vrai,
reprit cette Princefle. Alphon-
fine me dit ce qu'elle croyoit , &C
j'étois tellement , comme le re-
fte du monde , prévenue de vô-
tre douleur fur la mort du Com-
te de Vaudemont, & devoftre
infenfibiîité pour tout le refte
des hommes, que je lui dis qu'el-
le fe trompoit absolument.
Le Roi entra comme la Reine
parloit ainii. Il venoit fçavoir
de fes nouvelles» Il étoit fuivi
du Roi de Navarre & du Mare-
de Navarre. 3 1 \
chai de Montmorency. Quel-
ques précautions qu'on cuft eues,
la nouvelle de la douleur de
Vilars , ôc de l'accident qu'elle
avoit eu s'étoit portée par toute
Le Roi enrayant été furpris com-
me les autres , en avoit parlé à
fon Favori , &. en avoit enfin tiré
l'aveu de fa pailion. Quand il
entra dans fa chambre , Vilars
toute confiife , fe voulut glifFer
derrière les autres Dames : mais
le Roi allant tout droit à elle, Se
l'arrêtant par le bras : Je viens
de gronder Montmorency , lui
dit-il , de ce qu'il m'a fait il
long-tems un fecret de fon bon-
heur. S'il eût été moins diferer,
jaurois enfidelleami abrégé fes
peines. Vilars ne fit qu'une pro-
fonde révérence au Roi , qui
sapprochant de la Reine parla
de cette avanture > & dit que
dans huit jours il con vioit toutes
312 Lu Reine
les Dames aux noces de Mont-
morency & de Vilars.
Elle étoit paflee far la ter-
rafle , où fon Amanc la fuivit.
11 s'étoit jette à fes pieds \ ôt lui
baifant la main avec des trans-
ports infinis ; Il ne me fuffifoit
pas d'être le plus heureux de
tous les hommes > Madame > lui
difoit-il , vous avez voulu que
toute la terre apprift la gloire
où vous m'avez élevé par la feu-
le fortune qui peut contente?
mes defirs. O favorable mort,
s'écrioit-il , qui me procure une
vie fi pleine de charmes j Helas £
lui dit-elle, j'ai tantdejoye de
vous revoir, que je ne fonge qu'à
cette félicité. Dans un autre
tems j aurois eu une douleur mor-
telle qu'on euft pu feulement
pénétrer l'intelligence qui étoit
entre nous. Me voila accoutu-
mée à l'éclat que je viens de
de Navarre 313
faire moi même fi imprudem-
ment. Mais quoi , pour un mal-
Jieur fi grand pouvoit - on avoir
de la prévoyance ? Grâce au
Ciel vous voila 5 &C puifqu'on
fçait nôtre bonheur , ne le con-
traignons plus. En cet endroit
Alphonfîne leur vint annoncer
que le jour de leur mariage ve-
noit d'être marqué par le Roi,
& tout le monde fut s'en réjouir
avec eux.
Le Roi donna le bon foira fa
chère fœur , & quand on fortit
de fa chambre elle appella la
Princeflc d'Aragon ,6c lui re-
mettant entre les mains le por-
trait du Connétable , elle la pria
de le rendre au Marquis du
Guaft. Elle pafla mal la nuit.
L'image vive qu'Alphonfe lui
avoit faite de la douleur &; de
l'amour de ce pauvre Prince agi-
toient fon -cœur dîme manière
514 ^ Reine
cruelle , & fon courage Se fa ver-
tu fufKbient à peine pour en cal-
mer les mouvemens.
Le lendemain elle fe trouva fi
affoiblie, qu'elle ne put quitter
le ^ lit. Son mal étoit un nuage
qui envelopoit toute la Cour.
Elle fe rendit toute entière la-
prés-dînée dans fon apartement.
Madame Mère du Roi fut un
moment dans (à chambre. Le
Rot n'en bougea avec peu de
personnes. La Princefle Renée
étoit repaflee dans l'anticham-
brc3oùronavoit porté un grand
portrait du Roi , dont on admi-
roit ledeflein & le travail. Pour
moi , difoit la Princeflc, je fuis
toujours dans l'admiration de la
peinture , quand je fonge quelle
imite fi bien la nature , & que
dans l'abfence elle nous redon-
ne, pour ainfi dire , ce que nous
n'avons plus , & qu'elle offre à
ae Navarre. 315
nos yeux la reiTemblance de ce
que nous aimons. Rien au mon-
de ne touche tant les fens que
cette vive expreffion donc nos
yeux font frapez , 6c qui facis-
fait fi parfaitement nôtre cœur.
Il eft vrai , reprit la Roche du
Maine , que cette illufion ne
laifle pas de plaire à qui ne peut
avoir mieux. Ah • c'eft tout,
répliqua le Prince Hercule. Quel
plaifir ne tire Von pas de laveuë
d'un portrait de la perfonne que
Ton aime,& de voir que quelques
couleurs qui ne femblent être
mifes qu'au hazard , produifent
une figure toute femblable à cel-
le que Ton adore ? Je vous af-
fure , reprit la Princefle , qu'il
m'cft arrivé plu fleurs fois de
m oublier entièrement en voyant
les portraits de mes amies 5 5c
quand la Reine étoit en Efpa-
gne , j'étois prête quelquefois à
316 2> Rein*
parler aux fiens. Je faifois com-
me vous , Madame , reprit ma-*
dame de Sancerre , 6c je fuis
tellement de vôtre goût pour
la peinture , que j'ai les por-
traits des personnes que j'ai-
me & que j'honore , non feule-
ment dans toutes mes maifons >
mais dans tous mes apartemens
&c dans toutes mes chambres, ne
pouvant trop multiplier ce qui
touche mon cœur , &, qui plaît
toujours à mes yeux. Pendant
qu'on parloit ainfi , Alphonfine
ne difoit mot. Elle regardoit
attentivement la jeune Pluvanc
qui êtoit d'une beauté ravivan-
te , mais dune fotife qui peut-
être n'avoit pas fâ pareille. Elle
paroifîbit en toutes fes manières
peu animée. Tandis qu'on par-
loit,elIe ouvroit de grands yeuxj
& ayant bien peine fon atten-
tion, elle s'approcha de la Roche
du
de Navarre. 317
du Maine , & le tirant douce-
ment par fà manche : Je vous
prie , lui dit-elle , d'avoir mon
portrait en grand dans vôtre
chambre. Je faidans ma poche,
lui répondit-il , comme vous le
fçavez. Oh 1 ce n'eft pas allez ,
reprit -elle. N'entendez- vous
pas que l'on dit qu'il le faut avoir
par tout quand on aime , & je
vous prie , mettez - le en grand
dans vôtte chambre. Mais , lui
repliqua-ùl en fouriantun peu ,
je n'oferois l'avoir dans ma
chambre. Qae dii oient tous les
jeunes gens qui y font perpétuel-
lement ? On me croirait plus
heureux que je ne !e fuis , fi on
voyoit vôtre portrait. Eh bien,
dit-elle , faites-le faire qu'il ne
me reflemble pas , afin qtfon ne
me reconnoifle point. La Roche
du Maine fut fi épouvanté d'en-
tendre ainfi parler cette pauvre
1 L Partie. K
3 1 8 La Reine
fille , & fon étonnement étoit fi.
bien peine fur fon vifage > qu'il
la regardoit tout étonné , com-
me s'il euft perdu Teiprit lui-mê-
me. Mais Alphonfine qui avoic
entendu tout ce que Pluvanc
avoit dit , fit un fi prodigieux
éclat de rire à ces dernières pa-
roles , que la Roche du Maine
revenant par-là à lui même , le
féconda d'une telle force, que
Ton crut qu'ils alloient expirer
tous deux. La pauvre Pluvanc
fut d'abord un peu déconcertée:
mais fe remettant afTez promp-
tement , elle crut qu'ils rioient
d'admiration, &. que ce qu'elle
avoit dit valoit mieux que toue
ce que les autres avoient penfé.
Tout le monde étoit après Al-
phonfine Se la Roche du Maine,
pour fçavoir ce qu'ils avoient.
Mais ils ne pouvoient parler ni
l'un ni l'autre. La Roche du
de Navarre. 319
Maine n'avoit garde d'aller dire
une fi grande innocence , qui
d'ailleurs pouvoic faire tore à la
vertu de Pluvant. Il faifoic
donc figne à la Princcfle de Sa-
lerne de n en rien dire : maison
étoit autour d elle à la tourmen-
ter pour fçavtoir ce qui lobli-
geoit à un tel épanchement de
bonne humeur. Enfin on la vint
chercher de la part de la Reine
qui vouloit fçavoir auflî - bien
que le Roi la caufe de ces éclats
de rire. La Princefle Renée la
mena comme elle pût 5 elle ren-
dit fi plaifamment à la Reine ce
qu'elle avoit entendu 5 que le
Roi Se elle s'en divertirent ex-
trêmement. On appella la Ro-
che du Maine. Il dit les chofes
ii vives & fi pleines d efprit fur
le plaifir d'aimer une belle ftu-
pide y à qui fans quelle le fçache
on fait faire plus de chemin que
K ji
3io Lapine
l'on ne croit , qu'il fufpendit
pour quelque tems le mal de les
chagrins de la Reine j & Alphô-
fine lui faifoit des quefhons fî
curieufes , qu'on ne pouvoit les
entendre fans beaucoup de plai-
fis. Mais la Princefle Renée le
gronda > & lui dit qu'il tourne-,
roit l'efprit à cette pauvre fille,
&: quelle ne vouloit plus qu'il
lui parlât. Ah : Madame , s'é-
cria la Princefle de halernc,quel
mal y a-t'ii à tout cela ? Que ne
donneioit-on pas pour enten-
dre tous les jours des chofes fi
ingénues ? N'en avez- vous pas
vous-même tué du plaifir ? J'en
tombe d'adeord , reprit la Pnn-
cefTeimais les fuittes en peuvent
aller trop loin. le fuis aiTurée
quela h-oche du Maine lui a per-
fuadé que ceft la plus belle
choie du monde que d'aimer ;
& vous voyez bien parce qu'elle
de Navarre. 311
lui a die ,qiulefl: en vraye ga-
lanterie avec elle. Mais je le
prie tres-ferieufementde n'abu-
fer ni de fa crédulité ni de fon
innocence. Rions Amplement
de Tes paroles , & qu'il s'en tien-
ne-là,s'il lui plaît. Elle voulut
même ravoir le portrait de Plu-
vant qu'il avoit dans fa poche y
& le donna aux Gouvernantes
de fes filles , à qui elle fit une
réprimande fort fevere de ne
pas mieux prendre garde à leurs
actions.
Il ne faut pas trop s'a durer fur
lamine,difoitle Roi5ni même fur
les premiers difeours que tient
unejeune fille. Nous en avons
veu beaucoup qui fe font rafinées
avec le tems ; &, je me fouviens
toujours que quand le feu Roi
fe maria avec la Princefle d'An-
gleterre ,on eut en France tres-
mauvaife opinion de lefpric
K iij
3** La Reine
d Anne deBouIan. C'étoitpour
lors une grande créature , dont
l'air n etoit point animé > ce qui
fit qu'on lui donna un nom tres-
defagreablc. Je m aperçus plu-
tôt qu'un autre, qu'elle s'étoit
réconciliée avec la bonne grâce
en tres-peu de temps s& délirant
m'ôcer du cœur les ardens mou-
vemens que pavois pris pour la
Reine , je cherchois à m amufer
ailleurs, La perfonne de Boulan
me plut 5 je lui parlai fouvent,
& je reconnus quelle avoit infi-
niment d'efprit. Son air ingénu
&c naturel avoit été expliqué à
Ton defavantage. Je lui trouvai
du feu &de ladélicatefTe , £c
bien - tôt la Cour sapperçût
comme moi de ce qu'elle valoir»
Vous pouvez ajouter Sire , re-
prit Madame de Sancerre, quel-
le ne fut pas inlenfible pour vô-
tre Majefté > & fi ce que l'on a
de Navarre. 323
tant die de la rencontre de la
galerie eft vrai, vous n'eûtes pas
peu d'affaires ce foir là. Bon, dit
le Roi en riant, vous fçavez que
Ton augmente toujours les cho-
fcs. S'il plaifou à Vôtre majefté
de nous raconter cette avantu~
re , continua Madame de San-
cerre , je ferois ravie en mon
particulier de fçavoir au vrai
commeelle fe pafTa. Je le veux
bien , dit le Roi , & vous verrez
qu'il y a bien moins decircon-
ftances que l'on n'en conte. Je
voulois m'ôter , comme je vous
l'ai dit les fantaifies que j'avois
pour la Reine. Je courois par
tout où je trouvois la beauté. Je
parlois à la jeune Boulan, je ren-
dis des foins à la fille du Roi de
Naples,que le Comte de Laval
avoiccpoufée.EUe me répondit
plus promptement que Boulan,
Soit qu'effectivement elle euft
K iiij
324 La Reine
du panchant pour moi, on qu'el-
le ne fin: que fuivre en cela une
inclination galante > je né tardai
pas long, tems à avoir un com-
merce lié avec elle
Boulan n'alla pas fi vite , ôc
fans me rebuter, elle ne me don-
noir que de l'eiperance. Mais ce
qui eft vrai , c'en: qu'elle avoic
aîors une affaire réglée avec
quelqu'un. Je ne fçai fi c'étoit
un Anglois ou un François : mais
j'ai toujours (bupçonné que c'é-
toit avec le Duc de Vandofme,
& qu'il empêchoit mes projets
d'avancer avec elle, parce qu'el-
le ne fçavoit comment rompre
avec lui. La Cour é toit en ce
tems là à Paris. J'avois envie de
voir en particulier la fille du
RoideNapIes, 11 étoit impoffi-
ble que eefuft chez elle, à caufe
de tous ceux qui 1 obfervoient.
Elle ne vouloicfe confier àper-
de Navarre. 325
fonne. Enfin nous réfolumes
qu'elle ferendroit à huit heures
précifes dans une galerie peu
fréquentée, &qui n'étoit jamais
éclairée 3 011 il y avoic de gran-
des embrafures de fenêtres fort
cpaifTes* Cétoic l'Hiver 5 & à
cette heure-là on n'y voit point
du tout. Le jour deftiné à nôtre
rendez- vous, j'étois chez la Rei-
ne avec toute la Cour : la fille
du Roi de Naples y étoitauffi.
Je voyois briller dans fes yeux la
même impatience qu'elle pou-
voit remarquer dans les miens.
Enfin elle me fit un petit figne,
&; fortit avec une Dame de fes
amfcs qui la laiffa chez une autre
perfonne , d'où elle fe rendit
feule à la galerie.
Jebrûlois d'envie d'être déjà
en converfation avec elle 5 &
quand je crus qu'elle fe feroit
rendûëaulicu que nous avions
K v
jiC La Reine
choifi pour nous voir ,je fonis ,
& me dérobai de ceux qui au-
roientpû me fuivre. J'entrai dou-
cement dan> la çraIerie , & fus
droit?, la fenêtre que je croyoïs
qu'on m avoir marquée. J'y trou-
vai effectivement une femme.
J'étois fi tranfporté , que je ne
pus parler \ mais elle n'en fit pas
de même. Je reconnus à fa voix ,
que c'etoit Boulen. Je me fis
connoître auffi 5 elle ne m'en
parut point trop fâchée. Elle
fut vive & brillante, nôtre entre-
tien fut charmant , 6c jamais je
ne l'ai trouvée fi aimable, Je lui
fis pîufienrs proteftations de mon
amour ,011 elle fe plut ,& je fus
auffi tres-content de toutes les
réponfes qu'elle me fit. Je lui
trouvai du feu , & des manières
fore propres àenflamer un hom-
me qui eût été plus froid que je
ne 1 etois.
de Havane. 32.7
Je prenois cane de plaifîr dans
un entretien que je ne tenois que
du pur hazard, que j'en avois
oublié entièrement mon autre
MaîtreiTe , quand je crus l'en-
tendre parler à l'autre bouc de
la galerie. Boulan & moi eû-
mes peur d'être furpris. Je la
reconduifis , &. d'auffi loin que
nous vimes delà lumière je la
quittai, & longeant à la fille du
RoideNaples, je penfai quel-
le m au roi t long-tems attendu ,
& je ne fejavois quelle exeufe je
lui donnerois. Je repris donc le
chemin de la galerie , & je fus
où je crus lavoir entendue. Je
marchois fans me contraindre,
afin qu'elle me reconnût. Com-
me j'approchois , je m'apperçus
qur quelqu'un fuyoït. Je crus
d abord que c'étoic elle , mais *
j'entendis remuer des jupes , 2c
allant où c'étoit , je la trouvai
3*8 La Reine
qui me parue avoir quelque em-
barras dans lefprit. Elle me fit
des reproches de l'avoir tant'
fait attendre. le m'exeufai le
mieux que je pus & je ne fçai
fi elle eut trop lieu de s'en con-
tenter. Nous ne pûmes demeu-
rer bien du teins enfemble , à
caufèque c'étoit l'heure à peu?
près où je me de vois rendre au-
près du Koi. Nous nous fepara-
roes avec une égale envie de nous
revoir.
Voila mon avanture,& com-
me elle fe paffa y continua le
Roi. On la tellement & tanc
de fois deguifée , que j'avois
peine à me reconnoître moi-
même pour un des Acteurs*
On y a fait trouver bien des
femmes qui n'y étoient pas r Ô£
aufquelles je n'ai jamais penfé :.
tant il eft vrai que les chofes
ne fe redifenc jamais comme
de Nxvarre 319
effcs fe font paffees. Mais enfin>
Madame de i>ancerre , je vous
ai dit la vérité en tout , hors
que je n'ai jamais pu bien pré-
ciiément feavoir qui avoit en-
tretenu Madame de Laval. Vous
vous doutez comme moi que ce
fut l'Amant Favori d' Anne de
Boulan. Nous n'avions lui & moi
que changé de rôlle.li n'y au toi G
qu'a fçavoir fi celui qu'il joua
pour moi lui parut a uffi agréa-
ble que je trouvai celui queje re*-
prefentois pour lui.
J a vois entendu conter d'uner
manière bien différente , repris
Madame de Sancerre , ce que
Voftre Majefté vient de me dire,
Tout ce qu'on a fçu de pofuifv
c'eft que (es rigueurs de la jeu-
ne Boulan ne defefpererent pas
Vôtre Majefté, Il eft vraivre-
prit le Roi qu'elle a toujours eu
depuis de l'amitié pour moi^Sc
35© La Reine
je lui en ai témoigné une pa-
reille en toute rencontre. Je
crois même que je la fervis à
lentreveuë que le Roi d'Angle-
terre 6c moi fîmes entre Ardes
'& Guives. Je retrouvaicette fille
extrêmement charmante , & je
la louai avec tant d'exaçera-
tion que j'augmentai le* feux
dont le Roi Henri VIII. brû-
le pour elle. 11 l'aime étrange-
ment , interrompit la Reine , &
je n'ai jamais veu une paiiion fi
violente , fi refpe&oeufë , & il
confiante. Cette fille a beau-
coup d'adrefle , Madame, re-
prit la ComteiTe de Sancerre >
elle fe promet tout de fon ef-
prit", & des foiblefles du Roi
d'Angleterre, le fçai quelle a
accoutumé de dire dans Tes hu-
meurs gayes , quelle ne mourra
jamais que Reine d'Angleterre,
Ce projet eft un peu chimeri-
de Navarre. $$i
que , reprit A'phonfine > il
parc d'un efprit hardi > & qui
ofe tout fe promettre de ion
pouvoir. On eft toujours heu-
reux de fe repaître de fi telles
idées.
On fut encore quelque tems
à parler de Tes amours avec
Henri V 1 1 1. & la Reine ayane
eu quelques inquiétudes , on
craignit que la fièvre ne lui
priit. Le Roi fortit de fa cham-
bre, & emmena tout le monde
avec lui.
Les Princefles Efpagnoles paf-
ferent à leur appartement »
conduites par le Prince de
Melphe & le Marquis du Gnaft.
Madame Renée , à qui Pompe-
ran donnoit la main , retourna
chez elle. Madame de Cau-
mont & Madame de Sancerre
la {invitent menées par Her-
cule d'Jcft p Se par la Roche-
332. L& Reine
roucault. A peine fut-elle dans
fa chambre , que la jeune Du-
çheflfe d'itouteviiîe y entra,
pour qui elle avoit une amitié
extraordinaire- C'étoit auiïï une
perfonne extrêmement aima-
ble. Elle n'étoit pas grande ,
mais elle avoit la taille très-
agréable. Son vifa^e avoit une
forme ovale. Ses cheveux é-
toient du plus beau noir , &. Ci
bien plantez autour de fon vi-
fage , qu'une petite pointe qu'ils
faifoient au milieu du front
lui donnoit une phyfionomie
très- particulière. Elle avoit de
grands yeux noirs , pleins de
£zu y le regard perçant , où il
paroifïbit pourtant autant de
modeftie que d'amour. Son teinc
étoit un peu brun , fon air
doux & froid , mêlé d'un fou-
rire quelquefois dédaigneux.-
Son humeur la rendoit for:
de Navarre. 353
retirée, aimant mieux être feu-
le qu'en compagnie qui ne lui
pluft pas. Elle avoir aufli le
goût très - difficile , & les gens
qui lui revenoient ne jouif-
(oienc pas d'un médiocre avan-
tage. Elle fe piquoit d'avoir peu
d'amis : mais ceux quelle avoir,
elle les aimoit chèrement. Elle
avoit beaucoup d'efprit .-opiniâ-
tre en tout , mais tourefois rai-
sonnable > ne fe rendant qu'à
ce qu'elle croyoit jnfte. Elle
avoit une élévation demefurée
dans tous Ces fentimens 5 gene-
reufe , libérale , entreprenante
dans Ces deffeins , ferme dans
fes réiolutions , dure pour ceux
qu'elle n'aimoic pas , complai-
fante pour ceux qu'elle aimoit\>
Se gaye enfin avec les perfonnes
q«i lui plaifoient.
Le Comte de faint Pol ne tar-
da pas à la fuivre chez la Prin-
334 £* Reine
cefle. C'étoit le plus aimable
& le mieux fait de tous les hom-
mes. 11 écoit éperdumenc amou-
reux de la DuchefTe dEtoute-
ville , 6c Ton n'auroit fçû dire
ce quefoneufl: le mieux aimé
en ce Princ^, ou de ion efprir,
ou defon même , ou de fa per-
fonne. Sa qualité de Prince du
fang étoitce que l'on eftimoit
de moins en lui. La Prin cefle
fut d'abord au devant de la Du-
chefle d'ttoiueville 5 & com-
me les jeunes perfonnes qui s'ai-
ment ont toujours quelque fe-
cret à le dire , elle l'entretint
fort long-tems en particulier 5
après quoi on les entendit rire
toutes deux, 6c l'on connut à ce
quelles difoient , qu'elles par-
loient de l'avanture de plu-
vant & de la Roche du Maine.
La converfation fe rendit géné-
rale par là. On s'entretint auflî
de Navarre, 33J
de ce que le Roi leur avoit con-
té de Boulan La Comtefle de
Sancerre dit qu'elle l'avoic vu
cinq ou fix fois amoureux , &C
toujours différemment. C'étoit
fuivanc la condition &, les états
où fe trouvoient les perfon-
qu'il a aimées , reprit Madame
de Caumont. Je conviens que
cela peut apporter quelque dif-
férence , repartit Madame de
Sancerre : mais voyez s'il ne s'y
prend pas d'une autre manière
avec Helie qu'il ne faifoit avec
Madame de Château- Brian.
Lune a été Maîcrefîe décla-
rée, & l'autre va l'être, cepen-
dant rien nefe refïemble. Ce fi:
que 'Ton fe quitte foi-mème^e-
pliqua le Comte de faine Pol,
pour entrer tout- à- fait dans le
caractère de ce que nous ai-
mons. Delà vient qu'une per-
sonne qui fera capable d'aimer
33^ La Reine
bien des fois en fa vie > le fera
toujours différemment fui van t
l'humeur des perfonnes à qui
elle s'attachera. Cependant on
croiroit aflez devoir juger de la
façon dont le Roi le prendoic
à faire l'amour , reprit la Du-
chcfTe d'EtoutevilIe. Il a un tem-
pérament tout de feu. Je le crois
vif, emporté , peu fournis , ÔC
voulant en Maître ce qu'il veut.
11 fçait être complaifant & doux.
Madame , reprit Pomperan , ë£
je vous aflure que c'eft aiTez de la
façon dont les Maîtrefles font
faites que les Amans font faits.
Le Roi , feait fouffrir s il fçait
être refpe&ueux , fa pafïïon le
porte aux derniers excès de ten-
dreiTe , et quelquefois il a fcû
pleurer comme les autres hom-
mes. Ah .» Pomperan , s'écria
la Princefle , vous me rem: ttez
dans l'efprit une chofe que j'ai
de Navarre. 3 37
tout-à-fait envie de fçavoir. Le
Roi ma promis mille fois de me
la dire. Je fçais que vouslafça-
vez comme lui-même, ne refit*
fez pas de facisfairema curiofî-
té 3 & je vous prie ne différez
pas de la contenter. C'eft de
Thiftoire de fa prifon en Efpa-
gne dont je veux parler. ]e fçai-
confufémenc qu'il y a eu des
circonftances valantes , &i que
ce n'eft: pas l'endroit de la vie
du Roi le plus indîférent. il en:
vrai Madame , répliqua Pom-
peran , qu'il lui eft arrivé des
chofes tout à-fait extraordinai-
res, diverti (Tan tes ôctriftestouc
enfemble 5 ôC puifque vous
me l'ordonnez, & que je içai
bien que le Roi ne le trouvera
pas mauvais, je fuis prêt à vous
obeïr. Ce fera donc tout pre-
fentement , reprit la Princeflej
& ayant commandé qu'on ne
338 Lut Reine
îaiflafl: entrer qui que ce fuit >
elle s'aflit $ & toutes les perfon-
nes qui étoient avec elle s étant
rnifes commodément pour prêter
une entière attention au récit
que Pomperan alloit faire ,il le
commença ainfi après un mo-
ment de fîlence.
de Navarre. n$
IlIIIilIIl-.
HISTOIRE
du Roy.
APrés la perte de la famen-
fe bataille de Pavie,le Roi
ayant été fait prifonnier , on le
conduifîc en Efpagne , & quel-
ques jours après il alla à Madrid,
où on le retint rigoureufement
reflerré : mais enfuite on lui a-
doucit fa pnfon 5 on ne le garda
plus que dans le Palais > ôc même
il alloic par la Ville avec des
gardes.
L'Empereur connut bien qu'il
ne gagneroit rien à le retenir
comme il avoit fait , &: qu^l s'at-
tireroit bientôt furies bras tou-
te la puiffance de France. Il
fbngea donc , malgré la funeufe
j4° L* Reine
jaloufieqni ledevoroit contre le
Roi ,à s'en faire pour quelque
tempsun amis &renverfanttout
d'un coup tons les defleins qu'il
avoit projettez , il refolut d'a-
tacher tout à fait à lui le Con-
nétable de Bourbon , en fe l'en-
gageant par le cœur. Il fçavoic
qu'il étoit êperduëment amou-
reux de la Duchefle d'Alençon,
&c que c'étoit ce fatal amour qui
l'avoitchafle de France, & ren-
du rebelle à fà patrie. Il n'igno-
roit pas que c'étoit la feule am-
bition qui l'avoit fait confentir
à promettre d'époufer la Reine
de Portugal. Il parla donc au
Duc de Bourbon , & lui dit
qu'il lui vouloit faire avoir la
Princefle qu'il aimoit 5 que pour
donner un prétexte ace deiïein,
il failoit marier le Roi avec la
Reine de .Portugal 3 & pour les
accoutumer l'un à l'autre, qu'il
alloic
de Navarre 34 1
alloit donner au'Roi tonte la li-
berté de la voir , quand il vou-
drait.
Le Connétable fut transporté
de Iapropolîtion dei; Charles, qui
lui promit de mener cette négo-
ciation adroitement auprès du
Roi. En effet il le voyoit fort
fbuvent en feeret , & fe rendoit
dans ce particulier tout à fait
familier avec lui. L'Empereur
n'eft pas ce qu'il paroift en pu-
blic Cet air grave & ferieux le
quitte dés qu'il fe veut montrer
dans fon naturel ; 5c j'ai ouï dire
qu'il eft charmant avec fesmai-
trefTes. Mais c'eft le plus diffi-
mulé de tous les hommes, &; qui
paroift le moins ce qu'il eft. Il
lie donc faire des propoficions
au Roi pour fon mariage avec
la Reine Eieonor, ôc pour celui
du Connétable avec la Duchef-
fe d'Alençon- Le Roi pour for-
2 A Partie* L
342 Lu Reine
tir de l'état où il étoic,& qui
l'ennuyoic infiniment , accepta
tout,
II vit la Reine de Portugal.
Elieeft admirablement bien fai-
te 3 coromevons lavez encendu
dire. II lui parla des defleins de
l'Empereur 5 de quoi qu'elle ai-
ma ft le Connétable 3 elle trou-
va le Roi fi bien fait , que cela
joint avec les charmes d'une
Royauté il illuftre , elle mur-
mura en fecret contre fon cœur
détenir encore pour ce premier
• r ment où fon frère l'avoit
■-.
Le Roi oui eft naturellement
The monde le plus ga-
lant >fe jecta auprès délie dans
queîqu lu rie rie. Il difoit
mpercar quand
voir t to , comme
qu'il n'étoit
•inlenfen-
de Navarre. ^y
toit autant qu'il en faloit pour
conclure leur alliance avec piai-
lîr 5 & Charles luy répondoit en
riant , qu'il n'en vouloic pas da-
vantage,
Le Roi s'acoûcuma à aller
ibuvent chez la Reine , où tou-
tes les filles du Palais qui étoient
deftinées pour l'Impératrice , fe
trouvoient tous les jour . Entre
tant de beautez charmantes , la
tendre inclination du Roi eut
bientôt dequoi s'occuper, 11 fut
touché des agrément de la jeune
Chimene , fille du Duc de Vin-
fantalde. Elle entrpit dans fa dix-
fepriéme année. Sa taille cil des
plus hautes, extrêmement ailée >
Elle a l'air le plus noble qu'on
puiflevoir , quelquefois fier. Je
ne fçai comme cela s'acc^jm-
modeavec des regard
ares que ceux 1311 II
font de grands yeux noii
J44 La Reine
d'amour & de feu. Elle a le nez
beau , la bouche merveilleufe ,
de belles dents. Son efpiït eft
doux, fes fentimens font élevez,
fa famille eft une des plus illu-
ftres d'Efpagne. Vous fçayez
l'orgueil de ces fuperbes Maiions
qui comptent des Rois dans leurs
races. Celle de l'Infantalde s'en
glorifioic ,& la jeune Chimene
en comptoit des^ deux coftez.
Aufli l'accufoit-on d'eftre glo-
rieufe.Depuis prés d'un an.qu'el-
le étoit à la Cour , elle avoit dé-
daigné tous les Amans qu'elle
avoit eus , 6c nous commencions
à la croire tout à fait infenfi-
ble.
Le Roi la trouva charmante,
11 lui difoit toujours quelque
douceur en pailant. Enfin la
fîere Chimene trouva auffi le
Roi tel qu'il eft , c'eft à dire
l'homme du monde le plus aima-
deïUvMYe. 345
ble. Sa gloire fouffrit dans les
premiers mouvemcns de fa ten-
drefle , & fa liberté eut peine à
fe voir foûmife. Elle ne connut
pas d abord fon ma!. Elle regar-
doit le Roi avec attachement &
avec plaifir : mais quand ce p!ai-
fir fut devenu aflfez dangereux
pour fe faire fentir , Se quelle
démefla l'état où elle étoit , elle
en fut dans une confufion qui
l'accabla de douleur. Que veux-
je , difoit-elle ? que puis je pré-
tendre ? Aimable idée du plus
grand Roi du mondejaiflez moi.
N'ai je refifté à i amour detant
d'autres qui m'ont aimée , que
pour me rendre fans nulle refi-
ftance à un homme qui ne m'ai-
me point , & qui ne m aimera
fans doute jamais ? Ah malheu-
reufeChimene : cache ta honte,
Se cache toi toi-même aux yeux
de tout l'Univers.
L iij
34^ La Rente
Cette jeune fille fe perfecutoit
ainfi elle - même. Apres avoir
fait de vains efforts pour furmon-
ter fa paflîon , elle abandonna,
fon cœur malgré elle à ce pen-
chant invincible , bien relolue
de cacher fon mal.
Aimons donc , difoit-elîejcom-
me elle me la redit depuis , ai-
mons ce Roi adorable , Se que le
fecret & la pureté de ma paflîoa
la rende digne de mon cœur.
Le Roi qui latrouvoit belle,.
fo; fr/oit auffi de fon côté. 11 n'a-
voit garde dans le perfonnage
qu'il jolïoit auprès de la Reine
Éleoncr , de fe livrer à nul té-
moignage d'éclat auprès de Chi-
mene , ôc il n'o:oit auflî confier
à fa jeuneiTe un fi important fe-
cret que celui de fa paflîon. Com-
me il écoit dans l'embarras de
la conduite qu'il devoit tenir , il
remarqua que ta jeune lnfantalde
de Navarre. 547
rotigi{Toic toutes les fois qu'elle
rencontroit fes yeux. Elle le re-
gardoic fouvent d'une manière
fi paffionnée, que le Roi ou-
bliant toutes fes précautions, y
répondoit delà même manière.
&; la rencontre de leurs regards
amoureux leur caufoic une émo-
tion fi fenfible, que rien de fi vif
ne s'eft peut-eftre jamais faic
fentir.
Ces deux perfonnes connurent
qu'elles s aimoienc long - temps
avant que de fêle pouvoir direj
& le Roi m'a avoiïé plufieurs
fois que jamais rien ne lui a fait
tant de plaifir que de démefler
les mouvemens de cette jeune
fille, & qu'il a été plus fatisfait
de connoître le trouble de fon
cœur par celui de fon vifage ,
qu'il ne l'a été des dernières fa-
veurs qu'il a eues des perfonnes
qu'il a le plus aimées. Je l'ai
L iiij
34# La <Tteine
cent fois veu jouir de fa con^
quefte en fuperbe vainqueur ;
voir tout l'amour imaginable
dans les regards & dans les ma-
nières de Chimene,6c y en cher-
cher encore davantage 5 aimer
Ja confufion où il la mettoit»
Souvent quand elle s'étoit ou-
bliée dans le plaifir deleconiî-
derer, elle baiflbit les yeux avec
une pudeur pleine de mode/lie,
& fi charmante pour le Roi y
qu'il fe livra lui-même à la plus
tendre affection qu'il ait jamais
retienne.
Belle Chimene , lui difoit-iî
une fois que la Reine Eleonor
parloit au Connétable > je me
îuisapperçû qu'il y a long temps
que vous entendez ce que mes
yeux vous ont dit > permettez-
moi d'ofer lire dans les vôtres.
Us ont un beau langage pour qui
les entend, 11 la quitta , noiant
de Navarre. 349
en dire Avantage, , & craignant
que la Princcfle de Materne qui
s'avançoit vers elle , ne pue fe
douter de ce qu'il difoic.
Vous fçavez la manière de fai-
re l amour de ce païs-là. A pei-
ne une Efpagnole le fenc - elle,
qu'elle fait fçavoir à ce qu'el-
le aime , & qu'après cela on ne
penfe plus qu'à trouver le moyen
de ie voir en particulier. Chi-
mene fçavoit cette pratique, elle
lencendoit dire tous les jours, &c
la voyant obferver à la plufparc
de (es Compagnes , elle avoit
une modeftie dans l'humeur qui
lui donnoit une répugnance hor-
rible pour un tel aveu. Elle fe
refifla long-temps à elle-même ,
& aux pourfuites du Roi , qui
lui difoit toujours en pa flanc
quelques mots pafsionnez , qu'il
voyoit bien qui faifoienc leurs
effets fur elle , foie par fa rou-
L v
350 L& Reine
geur ,foit par fa crainte , & par
un continuel embarras.
Un jour qu'on fortoitdïm fpe-
élacle , une machine fe défît.
Le Roi qui la vu prête d'aller
écrafer Chimene , s'élança avec
légèreté jufqu'à elle* 6c la pre-
nant entre Tes bras , il la porta à
trois pas de là, en fe mettant au
devant d'elle de peur qu elle ne
fuft b'eflee. Il la prefiûit un peu.
Elle repoufla doucement le Roi
avec la main : Ce danger efl plus
grand 3 lui dit-elle avec émotion,,
en voulant fe retirer. Mais le Roi
prenant cette belle main, & la
ferrant tendrement entre les
Tiennes : Que je fuis heureux,,
adorable Chimene , lui dit-il •
quel mot chai mant î Dites-moi
encore une parole avant que
nous nom fepa ions. Pourquoi
nous feparer , lui dit - ejle avec
un fbupir , 6c en le regardant
de Navarre. 351
d'une manière capable de tout
embrafer ? Le Roi fut fi tranf-
porté de ces deux mots , qu'il
faillit à en perdre la raifon. Mais
enfin il la laifla aller rejoindre
les autres Dames,
Le Roi lui écrivit plu fleurs bil-
lets qu'il lui donnoit lui-même;
& comme [ufques-là elle n a voie
ofé répondre, le Roi oui deflroit
paffionnément quelle entraft en
commerce avec lui, lui écrivit
de cette forte.
A CHIMENE.
Vous m aimez , adorable chi-
mene , vous m aimez, pour vonsfett*
le s faites-en faffer la charmante
douceur jufquà mon cœur. Dites le
mot j Rompez unfilence trop rigou-
reux pour l'un & pour -£ autre. Vos
yeux m ont fi bien expliqué votre
tendrejfe achevez mon bonheur jfr
ne me laiffe\rien a deftrer
352 La Reine
Apres bien des refolutions, &t
qui écoienc crop langues pouc
une Efpagnole , Chimene fe dé-
termina a écrire a« Roi. Mais
elle n'avoit pas allez de. hardief-
fe pour lui donner fon billet*
Elle le tenoit dans fa main , avec
un embarras qu'il étoit aile de
remarquer fi on y euft pris gar-
de. Le Roi s'en apperçûc tout
auffi-tôc j.& plein d'amour Se de:
Joye il s'appuya contre une tapif-
lerie auprès de la Princeffe der
Saierne, Chimene étoit de l'au-
tre coté , & a voit fott bras paffe
derrière fon dos , &. dans fa main:
elle avoir fon billet. 11 fut aifé
au Roi de le prendre. Il lui ferra
Je bout de ; doigts en le recevant,.
Qui feuft obfei 'vée dans cet in—
fiant , on euft crû qu'elle euft.
fait une action bien terrible, tant
elle étoit éperdue, Le Roi lare—
m*tcia par un regard paffionné,
de Nœvœrre. 55-j,
& par une inclination de corps
qui avoie cki rapport à ce qu'il
cli foie à la PnnceflTe de Salerne,
Il Te retira rempli d'efperance >
& lut avec tranfport ce billet,
Je vous dîme , Seigneur. Il ma-
ejlé cruel de lefentir,je trouve 'tnfu*-
fortifie de le dire : le vous- aime 5
mais depuis que je le dis ,jeprens
duplaifir a fentir & k dire que je
vous aime*.
Vous fçavez , Madame , que*
le Roi a lame tendre. Ainfi il
vous eft aisé de juger de plaifir
qu'il refTemoir. Je puis dire qu'il
ne fouffroit plus de la rigueur de
fa prifon , depuis qu'il aimait la
jeune Infantalde ,. & qu'il s'en
croioit aimé. H étoit fort affidu
auprès de la Reine Je Portugal*,
parce qu'il y voyoit perpétuelle-
ment la perfonne qui le char-
3 y 4 La Reine
rnojt. La Reine expliquoit ces
empreiTemem à Ton avantage^
comme ce jeune Roi étoit d'une
figure charmante , qu'il avoic
toutes les qnalitez brillantes Se
eiTentieiles que Ton pouvoit fou-
haiter en un homme, le Con-
nétable aimable Se aimé avoic
peine à tenir dans le cœur de la
Reine , contre tant de raifons
qui lui partaient pourlcRoi.
Les choies en écoientlà quand
il arriva à la Cour une fille d'une
beauté incomparable. Elle étoic
à la Gouvernante deb Pays bas,
quilenvoyoitàla Reine Eleonor
pour être quelque temps avec
elle , afin de voir les map-nificen-
ces du mariage de l'Empereur.
Voila ce que le public difoic.
Les plus fins croyoïent que Mar-
guerite n'avoit envoyé la favo-
rite que chargée de quelque deA
lein d'état : mais enfin les Cour-
de Navarre. 355
tifans éclairez découvrirent avec
le temps , que Charles l'avoic
aimée en Flandre , & qu'il pou-
voit encore l'aimer en Efpagne.
On crut même que peut-être la
Gouvernante neTignoroic pas,
& qu'elle donnoit cette légère
complaifance aux inclinations
de l'Empereur fon neveu. Quoi
qu'il en foit , Vangefte parut a
la Cour , &. on la trouva extraor-
dinairement belle»
L'Empereur qui laimoit avec
tendrefle, fut ravi de la revoh-5
mais il fe rendit maître des de-
hors , & ne Iaifla rien échaper
qui découvrir!: fa paffion. Il eft
le plus caché & le plus diffimulé
de tous les hommes , comme je
vous j'ai déjà dit. Jamais Prince
n'a eu plus de penchant à la-
mour. 11 eft idolâtre du beau
fexe. Un portrait de la Reine
de Navarre l'a rendu pendant
jj $ La Remé
plus d'un mois amoureux de cet-
te Princefle j ce fut lors qu'il
rompit fon mariage avec Mada-
me Renée de France , & qu'il"
demanda avec cane d'emprefle-
ment la Princefle de Valois.
Mais ne l'ayant pu obtenir , il
n'a voulu enfui ce fi obftinémenc
fe marier avec l'Infante Ifabelle,
que parce qu'on dit que c'efr.
une beauté accomplie. Nous a-
vons fçu depuis que Vangefte
n'étoit venue à Madrid que fur
une jalon fie qu'elle a voit eue de'
la Princefle d'Arragon , qu'elle
avoic crû que l'EmpereuF ai-^
moit.
Cependant cet homme fi Çcn-
fible à l'amour ; fçait le cacher
aiifli bien que le panchant natu-
rel qu'il a à la raillerie & à la
joye. Il déguife fes inclinations
galantes fous un maintien fi froid
& fi fevere , cm'on le croiroic à-
de flavœrre. $fj
le voir , 1 ennemi des pîaifirs d&
Genre humain.
Comme ce n'eft pas fon hiftoi-
re que je raconte 3 je ne vous eo
dirai , Madame , que ce que je
fuis neceflairement obligé d'en
dire. Le foir même que la Maî-
trefle arriva , il en pafTa la plus
grande partie dans (a chambre*
&. l'heureufe Vangefte eut la fa-
tis-fadion de voir fon Amant &:
fon Empereur, tendre & fournis
comme le font les autres hommes.
Vous croyez bien qu'elle ne fie
pas une particulière amitié avec
la Princefle d'Aragon , ni avec
Alphonfîne : mais en revanche
elle en eut une tres-forte pour
Chimene de Tlnfantalde. L'hu-
meur & la perfonne de cette jeu-
ne fille iuy plurent infiniment,
tlle s'apperçût bien-tôt que fon
cœur étoit touché , & après une
légère obfervation elle en cou-
3$8 La Reine
nut aufîi le vainqueur. Ceue
conformité de fortune la lia en-
core davantage. Elle parla de fes
remarques à la jeune Amante y
qui troublée de ce que l'autre
avoir découvert fes fentimens ;
craignoitdéja qu'ils ne vinfTenc
à la connoi {Tance de tout l'Uni-
vers, Van^efte la raffura, Se
lui promit ion afîîftance. Elle
lui demanda où elle en étoit
avec le Roi. Chimene comprit
à peine- ce que cela vouloitdire,
Enfin elle lui conta comme le
Roi £c eile s'étoient entendus a-
vant que de fe parler 5 le peu de
chofesqu'ils avoient eu occafioa
de fe dire depuis plus de huit
moisj & qu'ils s'écri voient quand
ils le pouvoient, Vangefte fit un
grand cri d'étonnement, de voir
une affaire fi peu avancée depuis
un fi long-temps. Elle fçavoic
qu'elles alloient plus vifte en
de Navarre* jj<y
Êfpagne 3. elle demandoit incef-
/àmm-nt s'ils ne s'étoient jamais
vus en particulier. Chimene di-
foie que non, mais que le Roi le
fouhanoit fort , Se lui en écri-
voit fouventj qu'il la prioit de
lui aider , mais qu'elle n'avoit
jamais compris comme cela fe
pouvoit faire $ que depuis peu il
avoir mis Pomperandans la con-
fidence 5 qu'il fçavok ies couru-
mes d'Efpagne 5 6c qu'il cher-
choit tous les jours des moyens
pour pouvoir les faire voir : mais
que jufqu alors tout lui avois pa-
ru difficile 6c peufeur. Vangefte
rêva un peu , 6c fut quelque
temps fans parler. Vous me pa-
roiiîez tres-diferette, lui dit-elle»
Si vous voulez faire ce que je
vous dirai >je vous fervirai mieux
que Pomperan , 6c vous verrez
vôtre Amant fans nul rifque»
Ah ? die la jeune Chimene, qui
3^0 La Reine
n'avoit garde de comprendre les
confequences d'un tefte à tefte
amoureux ; Vous me feriez voir
le Roi , ma chère Vangefte r Si
je lui parle un moment en ma
vie, je ne me foucie plus de mou-
rir. Quoi : je lui pourrois dire*
que je l'aime r Je pourrois en-
tendre de lui ces mots char-
mans : lenmourrois de plaiflr ,
& le paflage feroit court de la
vie à la mort. Vous ne mour-
rez point , aimable Chimene ,
lui répliqua Vangefte , ôc vous
verrez le Roi. J'ai un Amant y
continua-t-elle , auiïi bien que
vou-. Il m'aime, & je laime :
mais il eft plus heureux que vous,
ni le Roi. Nous nous voyons
quafi toutes les nuits Ne me de-
mandez pas qui il eft; je vous
en dis afTez pour le prefent. Tout
ce que je puis faire, c'eft de vous
donner la même facilité qu'il a
de Navarre* $61
pom me voir , 6c de vous ea
fournir les moyens. En difanc
cela, elle lui prefenta un pafle-
par-tcut qui ouvroic toutes les
chambres du Palais. Elle lui die
de l'envoyer par moi au Roi , £c
de lui mander qu'il eût une lan-
terne fourde ,6c qu'il fe gardât
bien de venir au quartier des
Dames , mais qu'il convinftd'un
lieu avec moi où ellefe trouve-
roit à une heure de la nuit. Cet-
te heure de la nuit effraya un
peu Chimene : mais comme le
fond de Ton cœur étoit plus pur
que la lumière du Soleil , rien
ne lui parut difficile pour voir
ce qu'elle aimoit fi éperdu-
ment.
Vous voyez bien que Van-
gefle la fervoit comme elle é-
toitfervie : car l'Empereur la
venoit voir de la forte. Van-
geftç lui confeilla encore de lui
3^2 La Reine
marquer le' Cabinet de l'Aurore
pour le lieu de leur rendez-vous,
parce qu'il ne fe trou voit pas fur
la route que l'Empereur tenoit
quand il Talloit voir.
Chimene me parla auffi-toft
qu'elle le put , & me donna cet-
te heureufe clef qui devoit ren-
dre mon Roi iî heureux. Je ne
vous dirai point avec quel ravif-
fement il la reçut. Il parut le
foir fi content chez la Reine,
que tout le monde s'apperçut
de fa bonne humeur. Chimene
fçut qu'elle le verroit la nuit
même. Elle donna une heure
un peu avancée , parce qu'elle
voulut attendre que tout fufle
endormi au -quartier des Da-
mes. Le Roi eftoit dans une im-
patience &: dans des defirs ex-
traordinaires. Il me retint à
coucher dans fa chambre ; com-
me cela m'arrivoit quelquefois,
de Navarre. $6$
Quand nous fumes tous deux
feuls , je le vis équiper pourfoil
voyage amoureux 5 & prenant
d'une main ion paiTe- par- tout ,
& de l'autre fa lanterne fourde,
il alla en Amant heureux où l'a-
mour le conduifoit.
Le Roi pafTa fans nulle ren^
contre , comme il le fouhaitoit,
dans tous les lieux où il fut, Se
il arriva enfin à celui où fon
cœur étoit depuis quelques heu-
res. Il tira fur lui la porte du
Cabinet de l' Aurore, & il con-
nut bien qu'on ne l'y a voit pas
devancé. Il referma fa lanterne,
& fut quelque temps à attendre,
appuyé prés d'une table. Enfin
il entendu ouvrir doucement une
porte. Il touflà , &: fit les fignes
dont il étoit convenu", £c s'ap-
procha à pas lents vers la per-
fonne qu'il encendoit venir, il
avoic les bras étendus , il la tou-
3^4 £* Reine
cha bien-toc 5 Se la toucher &
i'embrafTerJfut la même chofe.
Il étoit fi tranfporté^que je ne
fuis pas capable de le bien dé-
peindre : mais je vous dirai que
ïa perfonne qu'il tenoic ainfï
étroitement , fit tourner une
lanterne fourde qu'elle avoir, Se
qu'à fa lumière le Roi reconnue
quec'étoit l'Empereur qu'il em-
brafloit. L'Empereur parut fort
furpris de voir là le Roi. Jamais
étonnement n'a été femblable
au leur. Le Roi fe crut trahi ,
eu que du moins il ne verrou pas
cette nuit-là fon aimable Maî-
trefle. Pour l'Empereur , il ne
fçut que penfer. Il regardoïc
cette avanture comme un en-
chantement , qu'un Roi captif
fuft libre à ces heures - là , Se
Maître , pour ainfi dire, dans ion
propre Palais. II recula deux pas
en arrière. Que vois je , dit-il ?
que
àe Navœrr e. 365
<juc vois - je ? Vous Seigneur en
ce lieu-ci ? Et qu'y venez - vous
faire ? J'y viens chercher la more,
lui die le Roi en safllyant fur
une chaife , puifque je fuis aflez
malheuraix pour vous rencon-
trer.
L'Empereur rêva queques
tnomens, Se rama flanc avec beau-
coup de promptitude tout ce
<jui lui vint dans la cêce , il con-
nut bien que l'amour feul cau-
fôic les démarches du RoL Si
bien que s'égayant tout d'un
coup le vifage : Mon pnfonnier,
lui die il d'un ton de plaifance-
rie,vousen voulez à la liberté
des autres. Mais fans vous don-
ner tant de peine , mettez-moi
de vôtre confidence , je m'enga-
ge à vous livrer la beauté que
vous cherchez. Ah ! Seigneur.
ne raillons point , lui dit le Roi
quiétoitau defefpoir , & qui
//. Partie. M
$66 La Rcînc
craignoit que Chimene ne vinfl
dam ce fatal Cabinet. Rame-
nez.moi dans ma prifon. Ache-
vez vôtre heureule courfe : car
je vois bien que c'eft pour vous,
que l'amour referve (es dou-
ceurs.
L'Empereur vit un air fi trifte
dans le vifage du Roi ,que tout
d'un coup il s'imagina que c'é-
toit Vangefte qui lui étoit infi-
delle. Cet accès fi facile dans
ies appartenons , cet équipage
pareil au fien , tout cela fut aflez
fort pour lui faire venir cette
cruelle peniee. Si bien que re-
gardant le Roi d'une manière
ort feneufe: Au nom de Dieu,
.Seignqpr , lui dit-il , ne nous re-
çus point comme fufpects
à 1 autre. Dites - moi qui
aimez. Ne m'en faites pas
'rcre, je vous engage ma
d'honneur j qu'hors une
de Navarre. 367
feule perfonne je vousfervirai en
fîneere ami , 6c que j'abrégerai
utilement lesdifficultez que vous
avez à vous voir. Ces mots que
l'Empereur lâcha avec impetuo-
fîté , portèrent le même trou-
ble dans lame du Roi. Comme
rien à Ces yeux n'étoit plus aima-
ble que Chimene, il alla s'ima-
giner' que l'Empereur Iaimoic
auffi , &c que c'étoit elle feule
qu'il vouloit excepter : Ah Sei-
gneur s'écria- t'il , que vous m'ê-
tes fatal en toutes choies | L'Em-
pereur lui alloit répondre, quand
il entendit un petit bruit. Il re-
ferma fa lanterne, 6c alla où il
l'avoit entendu. Il s'arrêta en
conjeéhirant qu'une perfonne
qui avoit marché s'étoit auffi
arrêtée. Le Roi étoit fur fa chai-
fe , réfolu d'en venir à toute ex-
trémité avec l'Empereur , 6c il
fe levoit fans fçavoir ce qu'il al-
M ij
3 63 L&keïne
loit faire , quand l'Empereur
auflî troublé que lui demeura
immobile à fa place. Mais enfin
une voix craintive & baffe le fie
revenir à lui. Eft-ce vous, lui
dit-on , mon cher Prince? La-
gitation de l'Empereur étoit fi
grande , que ce fon de voix lui
parut être celui de Vangefte 5
fi bien qu'ouvrant fa lanterne
avec précipitation , il vit avec
beaucoup de joye que ce ne 1 c-
toit pas 5 & Chimene lui parut
fi belle &: fi charmante , qu'il fut
contraint d'avouer en lui-mêm^
que le bonheur du Roi étoic
grand. Cette jeune créature pen-
fa mourir en reconnoi fiant le vi-
fage terrible de fon Empereur,
O Ciel ! s'écria-t'elle , que! mé-
conte ! elle fe laifla tomber à
demi morte fur des piles de car-
reaux doiK tout ce Cabinet étoi*
plein.
de Navarre. 369
L'Empereur revenu & de fa
jaloufîe & de fa furprife , rit de
la peur <ée eecce pauvre fille 5 &
fe tournant vers le Roi d'une
façon toute gaye : Venez , Seit
gneur , venez , lui dit-il , Chi*
mené a befoin de vôtre feeours.
Je repaierai dans quelques tems
pour voir fi elle aura repris Ces
efprits. Je vous laifle le foin ,
continua- t'il plaifammenc,de la
ranimer.
L'Empereur le quitta & alla
trouver Vaugefte : vous jugerez
tout à l'heure lequel des deux
fut le plus heureuxdu Roi ou de
lui.
Mais avant de paiTer outre ,
je vous dirai ce qui avoit caufé
leur rencontre. Je vous ai fait
entendre que Charles alloit
prefque toutes les nuits trouver
Vangefte & comme il y alloit
ce foir-là,il avoit entendu ChU
M iij
370 La Reine
mené, qui ayant été impatiente
de Ce trouver au rendez - vous
avec le Roi, en devançoit l'heu-
re. L'Empereur crut qu'il yavoic
encore quelques Dames qui n'é-
toient pas retirées. Il ié jetta dans
un Condor , & réfolut d'aller at-
tendre quelque tems dans le Ca-
binet de l'Aurore. Chirnene de
(on côté ayant eu peur que quel-
que perfonne dans leur quartier
ne fût point encore couchée >
étoit retournée fur les pas dans
ion appartement.
A peine l'Empereur fut- il for-
tij que le Roi fe voyant feul avec
fon aimable Maîtrefle > pofa fa
lanterne à terre pour avoir le
p'aifir de la confiderer1. il la vit
fans aucun fentiment , couchée
furdes carreaux. Il femità ge-
noux auprès d'elle , & tâcha en
toute manière de la faire revenir»
H Tappelloit , il la tenoit entre
Je Navarre, 371
fes bras , il écoic quafi mort lui-
même. Enfin une voix fi chérie
lui fit ouvrir fes beaux yeux.
Elle les tourna d'abord vers le
Ciel d'une façon toute languif-
fante j enfuice les baifTant fur
le Roi , ils furent dans un mo-
ment tous noyez de fes larmes.
Ce Monarque éperdu les recueil-
lit precipitemment avec fa bou-
che. Il la prefTa tendrement fur
fes beaux yeux : mais Chimene
le repouflant , & reprenant tou-
tes fes forces , fe releva 5 Se s'af-
feyant fur ces carreaux:Que fai-
tes-vous , Seigneur , lui dit-elle?
Oubliez- vous que c'eft Chimene
qui vous aime D qui veut bien fe
trouver feule avec vous >& qui
n'a pas crû trouver aucun péril?
Vous m'aimez , lui dit le Roi,&
vous me faites de la refiftance >
Non , Chimene, on n'aime pas
ainfi 5 & lors voulant lui donner
M iiij
371 La R^ine
quelque marque emportée de
paffion : Arrêtez- vous Seigneur,
lui dit-elle» ou ma voix va ré-
veiller tout ce qu'il y a dans ce*
Palais. Je ne fuis pas venue ici
pour combattre , & pour mefu-
rer mes forces avec les vôtres.
J'ai cru que mon cher Prince fo-
roit content de tout ce que
je puis pour lui ; je n'avois pas
preveu qu'il duft avoir une
autre volonté que la mienne»
joiii fions innocemment du plai-
fir de nous voir fans témoins , &
de nous dire tout ce que l'amour
nous a fait fi tendrement fentir.
Le Roi qui n'étoit pas content
d'un entretien fi frivole > l'inter-
rompoit a chaque mot par une
aftion d amour. Il lui baifoicl*
main, les pieds 5 il lui embraflbit
les genoux > & fe fervoit en de-
fordre de toutes ces exprdlions
vives qui marquent fi bien I&
de Navarre. 373
grandeur de la paffion. Mais
Chimene lui refiftoic , & faifant
couler de nouvelles larmes de
ks yeux : Je me fuis bien trom-
pée ,difoic-ellc,dun ton tendre
& mécontent. Je croyois être
aimée, & être aimée dune ma-
nière auffi. parfaite que je vous
aime. Helas j que ne va point
penfer l'Empereur ? Il me croie
du caraftere des autres femmes."
Il araifon , pourfuivoit-clle, &c
l'adion que je fais naqti une ap-
parence criminelle. Vous le fça-
vez,Dieu tout-puilTant , repre-
noic-elfe, vous lefçavez, & s'il
n'y avoit pas autant de pureté
que d'amour dans l'intention
qui m'a conduit ici. Je ne fça^
vois pas le danger qui s'y trou-
ve. Mais , Seigneur , il ne n'im- •
porte que l'Empereur ne me
rende pas juftice, pourveu que
la perfonne que j'adore connoiiîe
M V
fe fond de mon cœur , où la-
mour & Tinnocence régnent
également. Mais , ma divine
Maîtrefle , lui difoit le Roi en
lui ferrant la main , comment
puis- je croire que vous m aimez,
fi vous m'en réfutez la moindre
marque ? Eh ne comptez-vous
pour rien ce que je fuis prefente-
ment , lui répondit-elle > Je fuis
feule au milieu delà nuit avec
vous 5 je hafarde ma gloire , &
je l'ai perdue, reprit-elle, au-
près de mon Empereur & de
mon Maître. Je vous facrifiede
bon cœur ce qu'il en peut croire:
mais vous, mon cher Prince , ne
faites pas d'injuftice à mon a-
mour. Ne perdons point le tems,
cifons-nous tout ce qu'il nous a
fait fouffnr à l'un & à l'autre*
Abandonnons - nous à la joyc de
nous voir , goûton-s-en les char-
mantes douceurs. Elle s'animoit
W*
de Navarre. 375
en difant ces paroles , parce
quelle fuivoit naturellement la
tendrefle de Ton cœur. Le Roî
en fut touché , & efpera qu'il en
pourroit tirer quelque avantage»
Il la regardoit d'une manière
paffionnée , elle y répondoit.
Enfin il tourna fa lanterne , Se
crut que l'obfcurité lui feroit fa-
vorable. Mais s'il fut plus hardi,
elle devint encore plus timide,
ou plutôt elle fut plus conrageu-
fe àrepoufTer les tendres caref-
fes du Roi. Ouvrez vôtre lan-
terne , Seigneur , lui dit-elle*
Ne me privez pas du feul plai-
fir que je puis avoir avec vous,
après celui de vous entendre.
Eh quoi , pourfuivit - elle après
avoir été pbeïe, ne ferois-je pas
en pleine aflurance avec vous
dans le fond desdeferts ? Qu'au-
rois- je à craindre ? Vous êtes le
gardien demagluire. Mon cher
276 LaRerne
Prince continuoit-elie,lui voyant
un air peu fatisfau, ne m'affligez
pas de cec air qui me glace. &
qui m'épouvante. Non, Mada>
me , lui du le Roi , je ne vous
tourmenterai plus Ma prefence
vous eft importune , retourne^ fi:
vous le voulez dans vôtre, ap-
partement-, vous n'aurez plus à;
fouffrir d'un Prince que vous
haïflez, 5c qui meure pour vous,.
Moi vous hair , s écria telle i
Ah ! Seigneur , je vous adore 5,
& p'ût à Dieu que vous mai-
jnaffiez de la manière que je
vous aime 1 Pendant quelle par-
tait ain fi: le Roi setoitlevé,&:
ie tenoit debout contre la, table
les deux bras croifcz. fur foiv
eftomach; &.la tendre Chime-
ne le regardant avec des yeux
capables de le faire mourir d'a-
mour ! Mon cher Roi , lui di-
foii elle \ voulez- vous ma vie ?
de Navarre 3-7-
je fuis prête à vous la donner,
Ecoutez la raifon. Finiflez cette
froideur , ou je vais mourir dans
ce moment même. Ses larmes
lui oterenten cet endroit la pa~
ro!e. Ses faiwlots étoient fi fre-
quens , exila violence de fa doub-
leur fi terrible , que le Roi tout
attendri fut fi émeu que les lar-
mes coulèrent infenfiblemenc
fur fes joues, O mi raculeufe ver-
tu s'écria -t'il aufli j Je me rends, ,
tout eft adorable en Chimene.
Pardon , ma belle MaîtreiTe , lui
dit-il , enferejettant à genoux :
Pardonnez à un malheureux ,. à
qui vos bontez étoient fi necef-
faires, qu'il va mourir puifqu'ii
n'a pu vous toucher.
• Comme le Roi en et oit-1 à ,
l'Empereur fè montra à. leurs
yeux, il étoit dans le Cabinet
il y avoit déjà quelque temps :-
mais ilsn'étoient pas en état ni
37 S La Reine
l'un ni l'antre de s'en apperce-
voir. Ce Prince fut ïurpris de
les trouyer de la force , furpris
de ce qu'il voyoir, & plus furpris
de ce qu'il venait d'entendre.
Le Roi tourna la tète de fon
coté d'une manière toute trifte.
Chimene n'eut pas la force de
fe lever. Eh quoi Seigneur , lui
dit l'Empereur j n'avez- vous pas
mieux employé le temps ? Sa
vertu eft inébranlable, lui répli-
qua le Roi. Elle m'a vaincu5mais
elle m'a defefperé. Ah Chime-
ne • lui dit l'Empereur, eft-ce
ainfî que vous traitez mon frère?
& avez vous fi peu d'amitié pour
moi , que vous me mettiez en
état de vous faire des reproches:
Seigneur>luidit-elle en felevant,
je ne fçaurois vous répondre ,
pardonnez mon defordre. Elle
tenoit fon mouchoir fur fon vi-
fage , elle Iota en paflant prés
de Navarre. 379
du Roi 3 £c lui tendant la main,
en la lui ferrant : Adieu, lui dic-
elle,vous fçavez bien que je vous
aime, aimez-moi encore fi vous
voulez que je vive. Elle pafla
vîte , 6c s'en alla après ces paro-
les, 6c l'Empereur demeura auffi
interdit que le Roi étoit affligé.
11 le ramena dans fa Chambre?
où je fus merveilleufement éton-
né de les voir encore enfemble.
Vous avez été plus heureux que
moi, Seigneur, lui dit le Roi?
en tâchant de foûrire, il eftjulte
que vous vous alliez repofer,
L'Empereur entroit dans fon
chagrin , 6c il lui dit qu'il vou-
loit en parler avec lui. En effet
il fut encore plus d'une heure
auprès de nous, fort étonné de
fa vertu de Chimene dans une
auffi grande tendrefle qu'étoit
celle qu'elle reiTentoic potu le
Roi.
3 Se La fReinr
Elle parut fort mélancolique
te lendemain chez la Rems
tleonorjôc quand elle vie en-
trer le Roi, elle eue autant de
confufion que fi elle neuft pas
été la plus fage peifonne du
monde. L'Empereur lui parla
beaucoup pour le Roi,& voulue
i'ençaçrer à le voir la nuit fui-
vante : mais cette modefte per-
fonne s'en défendit avec ferme-
té. Elle dit à Charles quelle ai-
moi t trop le Roi pour vouloir
s'expofer à l'aimer moins. Voila
toute la réponfe qu'il en put ti-
rer. Le Roi parla lui-même , il
n'obtint rien. Il la conjura d'ac-
corder ce qu'on lui demandoit,
de lui jura avec mille fermens,
qu'il ne manquerait jamais de
refpect pour elle : mais toutes
cesaflurances ne changèrent pas
fa réfolution j elle lui dit qu'el-
le ne fe rencontrerait jamais
de Navarre. fôi
avec lui fans témoins.
Elle fut encore plufieurs jours
importunée par eux , Se même
par Vangefte que Charles en
a voit priée » &c qui ne pouvoir
aflez s'étonner de la refiftance
de cette jeune fille , elle qui n'en
oppoïbit pas une fernblable à
l'amour de l'Empereur. Chime-
ne lui avoua quelle ne fe feroit
point trouvée à ce rendez- vous
fî elle.euft. prévu que les chofes
s'y fu fient paffées de la forte :
tant il eft vrai qu'une ame pure
n'imagine pas feulement ce qui
la peut mettre en quelque ha-
fard quand la bonne foi la con-
duit.
Le Roi ne fe laiïbic point de
prier , elle lui écrivit les plus
touchantes lettres du monde „
elle neperdoit pas une occafion
de lui montrer fa tendrefle , mais
elle ne voulut plus de rendes—
382 La Reine
vous. Vangefte qui étoit tou-
chée de l'état pitoyable dans
lequel le Roi vivoit, propofa à
Charles de faire venir le Roi la
nuit chez elle avec lui. Chimene
confentoit de le voir de cette
forte j mais l'Empereur toujours
caché ne voulut pas que le Roi
fçut fes amours , & ne le pût re-
foudre à le foulager par ce mo-
yen-là.
De forte, Madame, que lô
Roi accablé de la rigueur defon
impitoyable Maîtrefle , tomba
dans une langueur qui dégénéra
bien-tôt en une dangereufe ma-
ladie. Tout le monde craignit
pour fa vie , & elle fut en un fi
grand danger, qu'on aprit que
la Reine de Navarre qui étoit
pour lors la Duchefle d'Alen-
çon , alloit venir , avant obtenu
tous fes fauf- conduits de l'Em-
pereur j qui ne fut pas marri de
de Kavarre. 383
voir une fi belle perfonne. Mail-
la veille defon arrivée , on crue
absolument que le Roi mouroic.
Les^ipparences dauftenté vonc
fi loin en Efpagne , que la Reine
de Portugal qui envoyoic vingt
fois le jour fçavoir de fes nou-
velles , nofa jamais y aller elle-
même.
L'Empereurqui étoit allé faire
un petit voyage à Tolède, revint
brufquement fur (ci pas , & alla
voir le Roi , juftement dans le
temsde l'arrivée de la Duchefle
d'Alençon.Je ne vous dirai point
les honneurs qu'on lui rendit ,il
fuffit de vous dire qu'elle parue
comme un foleil qui répand fa
lumière. Tout brûla de les feux
fi beaux & fi nobles. L'Empe-
reur fut frapé 6c touché d une
parTion extraordinaire , il n'y eut
point de cœur qui ne fût émeu >
Ôcfion vouloic dire la vérité, il
j
3S4 La Rein f
n'y eut gueres damans qui ne
devinflem infidèles.
Après les premières civilités
qu'elle rendit à l'Empereur -, qui
avoit été au devant d'elle, elle
demanda avec empreflemene
qu'on lui fît voir !e Roi fon frère,
L'Empereur l'y conduisît lui mè-
mc,& à peinela Princcfle avoir-
elle mis le pied dans la chambre
du Roi , qui avoit voulu être
de bout pour la recevoir , qu'elle
quitta l'Empereur ,& courut fe
jetter entre les bras de ce cher
frère , avec de fi grands trans-
ports de joye, de tendrefle & de
pitié , qu elle en caufa à tous
ceux qui la confideroiem. Le
Roi la reçut en pleurant 5 6c il
eut befoin que le Connétable le
foutint tant il étoit foible. On
n'entendoit que les noms de frè-
re & de fœurjcar dans cet état la
DtichefTe oblcrvoic moins foa
de Navarre. 3$j
fefpecl , quelle ne fuivoit les
mouvemensde fa tendrefle.
L't mpereur les tailla feuls, 04
fit une profonde révérence à la
Duchefïè en 1 aflurant qu elle
étoit plus Maîtrefle que lui-mê-
me de toutce qui étoit a lui. Je
pafle les carefles du Roi 6c de fa
îbeur , 6c tout ce qu'ils fe dirent,
parce que ce neft que l'hiftoire
des amours de ce Prince que je
me fuis engagée de vous ap-
prendre.
Je vous dirai donc que Char-
les ayant revu le ioir la Prin-
cefTe , ne fongea plus qu'à lai-
mer , &, à s'en faire aimer. Pour
cet effet, il prit dans un infrant
un efprit de compiaifance pour
le Roi , & fans plus aimer Van-
gefte , & par conséquent ne fe
fouciat plus que le Roi fçut qu'il
étoit bien avec elle. Il prit un
prétexte de politique avec cette
3 £6 La Reine
fille , Se dés la nuic même il alla
avec elle &c Chimene dans la
Chambre du Roi. Il ne dormoit
pas encore , il fut étonne de
voir l'Empereur relever un pa-
villon de drap d'or qui couvroit
fon lit. Il lui prefenta Chimene.
Voila cette belle perfonne, Sei-
gneur, luidit-il, qui vient aider
la Pnncefle vôtre fœur ,afin de
vous faire reprendre bien - tôt
vôtre fanté. Il la huila en difant
cela j Se Vangefte après avoir
faluéleRoi , fut safleoir avec
l'Empereur dans les derniers
fîege<> de la ruelle. La tendre Se
timide Chimene fe mit à genoux
en s'apuyant fur le dit du Roi j
il fut troublé de fa veuë , & ne
la vou'oit pas fouffriren cette
pofture : mais elle fans l'écouter ,
& fans efluyer quelques larmes
qu'elle ne pouvoir retenir , lui
prenant une main avec les fien-
de Navarre. 387
ncs y Vous vouliez donc mourir,-
lui aifoic elle. Mon Roi croyoit-
il mourir fans moi ? Helas i Ma-
dame,Iui répondoit-il ,tn'aimez-
vous aflez pour confentir*que
nous vivions enfemble ? Oui , lui
dit-elle ,fi vous pouvez vous ac-
commoder de la manière donc
je veux êcr* aimée. Songez à
vous guérir , à époufer la Reine
Eleonor , & à vous redonner à
vos peuples qui IanguifTent après
la prefence de leur grand Roi*
Mais fuivrez- vous la Reine Eleo-
nor , lui dit ce Prince ? Voudrez -
vous venir avec elle régner plus
quelle dans mes -E rats'; ? Le Ciel
fçaic , aimable Chimene , fi je
ne regarde pas avec horreur une
alliance qui me donne à une au-
tre. Si jetois libre ,je ne dis
point que je ne ferois jamais
qu'à vous. Nous fommes des
miferables qui ne dépendons pas
3"SS La Reine
de nous. Victime de nos peuples,
nous leur fommes toujours fa-
crifîez *. mais touc ce que je puis
vous jurer , e'eft que fi j'étois
maître de mes actions , ne pou-
vant être à vous , vous ne me
verriez jamais à uneautreje fçai
trop , lui dit elle , l'obftacle qui
nous fepare. Je fçai -que vous ne
pouvez vous abbaiiTer jufqu'à
moi 5 mais permettez moi , Sei*
gneur ,_de m'élever jufqu'à vous,
en vous donnant mes confeils.
Vous voyez qu'ils font dêfinte-
refTez , pourfuivit-elle en foupi-
rant , ôc voulant néanmoins
fourire : mais vôtre Chimene
vous veut iparoître en tout di-
gne de l'honneur que vous lui
faites.
L'Empereur haufla la parole
en cet endroit , &; fadrefla au
Roi. Sa converfation fut un mo-
ment générale , après cela il ie
retira,
de Navarre. 389
retira , & emmena Vangefte &
Chimene.
Dés le lendemain il parue ua
grand amandement dans la fan*
té du Roi , on l'attribua a la veuë
tant defirée de fa chère fœur.
Cette Princefle loua fort la
beeautéde la Princefle d'Arago,
celle de la Princefle de Salerne,
& celle de Chimene : elle leur
faifbit bien des carefles, les ayant
toujours avec elle. Enfin elle
leur donna- cent témoignages
d'amitié, fclle ne fut pas long-
temps à connoître la paffion du
Roi fon frère pour Chimene.
Elle lui en parla , ôc prit pour
elle une cftime extraordinaire.
Elle lui propofa , connoiflant fa
vertu , de la mener en France .
ôc qu'elles ne le fepareroient ja-
mais Tune de l'autre. Mais Chi-
mene toujours fidelle à fa gloire,
reçût lapropofition de la Prin-
/ L Partie. N
39© La Reine
ceflc avec refpecl , elle lui dit
que la paflion que le Roi avoir
pour elle , & l'attachement qu-
elle ofoit avouer qu'elle avoit
pour lui , ne lui permettent pas
d'accepter une honneur quelle
auroit acheté de fa propre vie.
La Duchefle d'Alençon lui
trouvant tant d'efprit , de raifon
&c de façefle Juï confia l'état
des affaires du Roi , & la pria
de l'aider à finir ces traitez avec
l'Empereur. Mais ma Princefle,
lui dit Chimene -, fi un de ces
traitez dépend de vous, fi f in-
tention de l'Empereur eft de
vous faire Impératrice , il ne
faudra pas que je vous fuive en
France 5 & je pourrai vous don-
ner tous les momens de ma vie à
Madrid. A Dieu ne plai'è , dit
Madame d'Alençon en rougif-
fanc,queje fafle ce tort à Hn-
fantç Ifabelie, Non ma chère
de Navarre 391
Chimene, je ne régnerai point
en Efpagne , mon defîin map-
pelleailleurs.
La Princeffe pafla quelque
temps avec fon frère à traiter
elle-même toutes les négocia-
tions. Elle refufa le principal ar-
ticle qui étoit Ton mariage avec
Charles. Toute la terre a fçû
que cet Amant impétueux vo-
yant le terme de fon fauf- con-
duit prochain , la vouloit rete-
nir fi elle l'eût paiTé d'une heure
feulement. La PrincefTc en fut
avertie, & elle s en aIIa,ou pour
mieux dire elle prit la fuite de
la manière précipitée que per-
fônne n'a ignorée.
. Le Roi qui fou ffroit delà mi-
fere de fes Sujets qui ne refpi-
roient qu'après fa prefence, qui
étoit prefsé par la Régente d'ac-
complir fes traitez,qui fe refîou-
venoit de tout ce que la Du-
N ij
2<)i La Reine
chefle d'Alençon lui avoit dic,Sc
qui éioit continuellemenr folli-
cité par Chimcne > qui vouloir
qu'il les exécutât en grand Roi,
& comme tel qu'il fe rendit a fes
peuples , fe reiolut enfin de bon-
ne foi à les exécuter. Il fut donc
queftion de fiancer la Reine de
Portugal la veille de fon départ.
Il eut Tur cela une convention
fort tendre avec la poffionnée de
renereufe llnfantalde que je ne
vous redis point , parce que ce
difcours n'eft dé ja que trop long.
Je vous apprendrai feulement
que toute la Cour fe preparoit à
ce prand jour avec une pompe
extraordinaires chaque perfon-
ne ne fongeoit qu'à fon ajufte-
ment , & on ne parloit que de
la magnificence des habits de
Chimene.
Enfin le Roi fit cette action
fplemnelle de bonne grâce Se
de flavarre. 393
cri donnant la main à la Reine
de Portugal , il perça des yeux
toute l'aflemblèe pour chercher •
Chimene , £c l'affurer par un re-
gard que le cœur ne fui voit pas
la main : mais il ne la vit pas.
Il tourna la tête de tous cotez 5
& jettant les yeux fur l'Empe-
reur , il remarqua de l'inquiétu-
de fur ion vifage , & de la dou-
leur dans celui de Van^efte. Il
acheva pourtant la cérémo-
nie fans marquer trop d'embar-
ras. 11 repafla chez lui le plutôt
qu'il le puft pourm'envoyerfça-
voir des nouvelles de Chimene.
On me dit qu'elle s'étoit trou-
vée mal. L'Empereur évita de
parler au Roi 5 mais le foir com-
me il étoit rétiré , il entra dans
fa chambre avec un vifage fore
trifte : Il lui dit, que fans qu'il
en eût rien fçu Chimene s'étoit
aûfe dans un Convent. Le Roi
N ij
394 La Reine
pen .'a tomber de Ton haut à ces
paroles , & un homme ayant
dans ce moment demandé à lui
parler ,illui prefenta un paquet
de la pan de Chimene. Le Roi le
prit &Ie décacheta fans fçavoir
ce qu'il faifoit. Il y trouva une
boucle de Tes cheveux. Cette
veue le fit friflonner & pâlir , &>
voyant une lettre il la lue avec
précipitation , mais non pas fans
s'interrompre par de fréquents
foupirs. Elle étoic telle,
AU ROI DE FRANCE.
je, prends congé 'de vous, Seigneur,
&je vms écris de ce même Palais
où nous femmes encore tous deux >é*
dont nous allons tous deux partir.
Les routes que nom frétions [ont bien
différentes ; vous alle\ en France
porter la joie & l'amour dans tous
les cœurs de vos Sujets. Vous allez,
de Navarre» 39 j
demain donner la foi a une Reine a
qui vous vous donnerez enfuit e. Àhl
Seigneur , avez vous dâpenfer que
je puffe voir un fi tri fie fpettacle ?
En donnant la main a Eleonor 5 vous
donnez le dernier coup a ma vie.
Ponrrai-je vivre ^ bon Dieu ! & vous
voir entre les bras d'une autre > Vous
me direz p eut -efire^ Seigneur , que
c efl moi-même qui vous ai confie illê
cefunefie mariage. Eh \ Seigneur*
ne fcave\yous pas que je fais tou-
jours impitoyablement ce que ma
gloire me demande ? Je nen ai pas
moins fouffert dans ces pénibles occa-
fions. Je puis dire que je vous rends
a vojlre liberté , a vo (Ire patrie , à
vos peuples : & ce qui pa(fe toutes
les cruaute\ , que je vous donne une
époufe. le n avois p as prétendu a cet
honneur. Veut -être aurois-je bien
voulu qu'il ne f iift jamais tombe' fur
per forme. Aucune vifionne m apaffé
dans latefiefiur cela 5 mais il n'y a
N iiij -
y)6 La Reine
pas moins eu d'extravagance d ani-
mes chimères, y ai defire' cent fob
que vous nefujfiez quunflmple che-
valier. En cet état faurois fait
vous plus que vous nauru%^
fait pour moi. dans celui ou vous
êtes. Quelle idée* helas l elle me
flatte encore dans ce moment 5 & je
ne vois dans le refle de mes p enflées
que de l'horreur & du defefpoir. Si
je vis quand vous ferez, la cérémonie
de voflre mariage , ce feraponrpaf-
fer le refle de ma vie dans un lieu
au (1ère. "Des point es de fer affreufeî,
herifiées , terribles vont être e?itre
vous dr moi. La livrée à la rigueur
J.e mon amour >je ferai mille efforts
inutiles pour le floumettre h celui qui
demande les cœurs. Aies larmes ,
?nes fanglots font trembler ma main.
Mon i?nagi7iation fe trouble , je ne
pnis plus écrire. Je n e flçai ce que je
dis. ^yidieu, Seigneur. Le peu de vie
qui me refle ne fe foutiendra que par
de Navarre, 597
mes fouvenirs, O fouvenirs char-
mans que fere\j vous de moi ? que
ferai je de nous ? }e perds U raifon.
Adieu j Seigneur y pour la dernière
ms.
Apres la lecture de cette let-
tre , le Roi tomba de Ton haut
pâle & tranfi. Nous accourûmes
à fon fecours , fa foiblefle dura
long- temps 5 & quand il en for-
tit ce fut pour faire des regrets
fi trilles 3 que la cruauté même
en auroit été attendrie. Je palTe
cet endroit , il eft encore épou-
vantable à ma mémoire. Le Roi
demanda avoir Chimene,mais
on lui dit qu elle avoit fupplié
qu'on l'avertît que ce defir fe-
roit inutile. Après bien des in-
ftances qu'il fît pour cela, la
Supérieure de ce Monaftere, où
il alla avec l'Empereur , mais où
il ne voulut pas qu'il fe fervît de
N V-
398 La Reine
ion autorité , il prit la refolu-
ticn de partir & de quitter un
lieu où il avoit eu des douleurs
fi fenfibles. Il fie donc les adieux
à l'Empereur & à la Reine de
Portugal , £cfe rendit avec affez
de diligence fi.r les bords de la
rivière de B de fia, où les otages
fe donnèrent , & cù l'échange
le fit. Le Roi ne re/piroit nulle-
ment l'air de la liberté. Il avoic
une profonde mélancolie , qu'on
attnbuoit à la longueur de fa pri-
fon ; Se il ne forcit point de cet
étatafreux quand il vit la Ré-
gente à Savonne. La feu'e fatis-
faction fut de conter Ion avan-
tureà fachere fœur , &c de par-
ler avec elle de la vertueufe Se
tendre Chimene. Il acheva fou
voyage comme il pût $ car il fe
faifoit une violente contrainte
peur fe montrer plus gai à fes
peuples, dont les cœurs voloienc
de Navarre. 395*
par tout au devant delui,&fai.
foient voir un zèle & un amour
que fes qualitez héroïques meri-
toient bien.
Vous vous fouvenez,Madame,
qu'il arriva un jour un démêlé
entre deux Amans de 1 aimable
Helli,qui étoit depuis peu à Ma-
dame la Régente. Ce démêle fie
un grand éclat. Le Roi en fut in-
formé comme les autres. Cette
fille eft dune beauté fi agréable,
comme vous le fçavez , qu'on ne
peutaflurément rien voir de plus
charmant. Le Roi ne 1 avoit pas
feulement remarquée) ce qu'on
difoit alors fie qu'il la voulut voir,
& qu'il lui parla. Il fut furpris de
ne s'être pas apperçù qu'elle %-
voit les regards de fa chère Chi-
mene , ôc quelques - uns de Ces
traits. 11 loua fa beauté , & la
confiderant avec attention , il
foupira. Depuis ce jour-H , il
40 o La Reine
lui parla fouvenc , & les Courti-
fans crurent qu'il i'aimoit. Ce
bruit n'a point cefle. Mais il eft:
confiant que le Koi n'a regardé
long temps en elle que la reflem-
blance qu elle avoit avec Chi-
mené, il eft vrai que prefen-
temenc je crois qu'Hdli peut y
avoir beaucoup de parc , (bit à
caufe de Chimene , foit par (es
propres charmes. Il eft confiant
qu'il l'aime. On m'a dit depuis
que je fuis ici , qu'on s'apperçut
de cet attachement à cent peti-
tes chofes qui fe pallièrent aux
noces de la Reine de Navarre.
Cette fille a mille charmes. On
droit qu'elle a de la tendreffe
pour le Roi > & il eft à croire
que fa complaifance lui promet
plus de douceur qu'il n'en a reçu
de la vertueufe & infortunée
Chimene.
Pomperan finit de la forte les
de Navarre, ^$\i
avamures de la prifon du Roi >
on lui avoit donné une attention
entière , &: la DuchefTe d'Etou-
tevillc étant encore émeuë de
la trifte fin de Ghimenc : Je
n'eufTe jamais crû , dit-elle, être
attendrie au point que jele fuis,
Je chercherois au bout du mon-
de une perfonne du caractère de
Chimene pour en faire mon a-
mie. 11 faut quelle vous ait fak
une grande impreffion , reprit la
Princene5puifque vous dites une
pareille chofe. Je fuis trop heu-
reufe de n'avoir pas été en Efpa-
gne avec la Reine-, continua:
Madame de Sancerre, je i'aurois
infailliblement aimée , & je fe-
rois au defefpoir de fon malheur,
Jugez donc de ma douleur , in-
terrompit Madame de Caumont.
en ôtant fon mouchoir de deiîus
&s yeux qui étoient tous remplis
alarmes. Je -lai veuë-, je lai
401 . La Reine
aimée. Je me lareprefentai vive-
ment dans fa tendre (Te 6C dans
fa vertu \ 6c en admirant fon
courage , je plains tout-à-fait fa
deftinée. J'en ai encore le cœur
ferré detrifteffe, dit le Comte
defaint Pol.Une perfonne qui
.fcavoit fi bien aimer devoir être
moins malheureufe.Auffi ne l'au-
roit- elle pas été , reprit la Prin-
ceife, fi elle eût aimé un autre
homme que le Roi. Un Amant
dont le rang auroit plus appro-
ché du fien , auroit lié fa fortu-
ne à la Tienne , 6c leur amour
n'eût pas manqué d'être fatis-
fait. Si j'étois capable daimer
une pe Yonne née dans le peu-
ple , reprit le Prince Hercule, &
quelle eût pour moi des fenti-
mens pareils à ceux deChime-
ne, je ferois heureux de lui don*
ner de l'élévation, le lui don-
nerais tous les niomens de ma
de Navarre. ^q,
vie>& ceux que je paflerois fans
elle , me feroient affreux. }e ne
pardonne pas au Roi Jefçai bien
que les Rois ne font pas comme
les autres hommesi qu'ils ont des
maximes aufquellesils font affu-
jetis : maisjeufle facrifié Eleo-
nor ; tout le Portugal & Char-
les-Quint lui - même , s'il Ieûc
fallu. La Princefle Renée fouric
du petit emportement du Prince
de Ferrare; & ayant envoyé fça-
voir des nouvelles de la Reinç,
on lui dit qu'elle repofoit. Elle
voulut prendre ce temps-fâ pour
aller à la promenade ; elle en-
voya chercher les PrincefTesEf-
pagnolles , qui fe rendirent au-
près cî'dle , & toutes les Dames
qui étoient dans fa chambre l'ac-
compagnèrent avec plaifir.
MadamedeSancerreavoitfait
une partie dés le matin pour aller
voir une de fes bellcs-foeurs qui
4G4 La Reine
étoit indifpofée , 6c qui denieu^
roit en une belle maifon prés de-
Mealan. La PrincelTe de Saler-
ne avoit été bien - aife de faire
ce petit voyage avec elle. £c
comme elle prevoyoic que félon
toutesJes apparences elle palTe-
roic fa vie en France avec le
Prince de Melphe , qui s'étoic
abfolument eneag-é avec le Roi,,
elle avoicdcfleJn de lier unepar-
tîculiere aminé avec Madame
de Sancerre3 étant déia très- unie
avec Madame de Caumonc qu'-
elle avoit vue en Efpagne. Quoi-
que cette PrinceiTefiu forcgaye,
elle étoit tres-refervée à le lier
dans les nouveaux commerces.
Elle n'aimoic pas facilement :
mais fe trouvant une grande in-
clination pour Madame de San-
cerre ,ellen'étcn pas fâchée de
fuivre fon penchant.
Eiles allèrent donc toutes deux-
de Navarre. 40 j
dans l'équipage de la ComtefTe*
&: partirent ians aucune fuite*
Après avoir été quelque temps
dans le bois , elles tournèrent du
cote de la rivière en s entrete-
nant de toutes les perfonnes du
la Cour , Alphonfine defirant
a voir quelque connoiflanee d'un
lieu ou elle alloit demeurer pour
toujours. Enfuite elles parlèrent
de la Reine à laquelle elles é-
toienc fort attachées toutes
deux. Son mal les inquietoit.
Elles rationnèrent fur l'obftina-
tiondeibn malheur , Se fur ce-
lui du Connétable. Ils ont l'un
& fautre une étoile bien cruelle,
dit la PrincelTe de Salerne. je
ne pardonne point à la Reine
d'avoir crû fi légèrement qu'il
vonloit époufer l'Infante Ifabei-
le. Quoi que l'artifice de fes
ennemis fut bien mené , je ne
me ferois jamais piqué de von-
40 S La Reine
loir faire le premier pas vers
finconftance, & j'aurois veu la
fefte des Noces du Connétable
avant que de penfer à l'appareil
des miennes. Je fuis de vôtre
avis , reprit Madame de San-
cerre , mais la chofe eft faite.
Et fi vous voulez faire quelque
confideration fur tout ce qui
leur eft arrivé, vous verrez qu'ils
ont été comme entraînez à tou-
tes leurs infortunes par unepuif-
fanceplus qu'humaine , qui fait
bien voir quel'efprit , la pruden-
ce & le courage échouent con-
tre les décrets du deftin. Mais,
dit Alphonfine ,1a Reine voie
bien maintenant que le Duc é-
toit fidèle j & puis qu'elle vient
de le rendre le plus malheureux
de tous les hommes , pourquoi
refufe- t-elle de le confoler , &
d adoucir fa peine par quelques
bôtez quelle devroit bien avoir ?
de Navarre, 407
Ellesarme d'une rigueur affreu-
fe pourlui , & cruelle pour elle :
car enfin fon mal ne vient que
des éfbrts qu elle fe fait à con-
traindre une douleur véritable,
& qu elle relient vivement.N'a-
t-elle pas parlé au Marquis du
Guaft Se à Pomperan , repartie
Madame de Sancerre ? Peut-être
que nous la ferons refoudre à
écrire au Duc de Bourbon. Je
fçai un fecret, reprit Alphonfi-
ne , que je voudrois que vous
fçuffiez , & je crois que je fuis
refbluë à vous le dire.
Comme elle en étoit - là , Se
qu'elle alloit ponrfuivre & dé-
couvrir à la Comtefle de San-
cerre ce quelle croyoit lui de-
voir apprendre 5 elle en fut em-
pêchée par l'attention qu'elle
eut à confiderer deux femmes
qui couroient avec une grande
légèreté. Elles étoient hors de
40 8 La* Reine
leur route , mais une de ces per^
formes ayanc tourné la tête , 5c
les ayant apperçûes , elle tourna
auffi-tôc fes pas de leur côté, en
criant ôc faifanc des fignes qui
firent bien connoître à la Prin-
cefTede Salerne & à Madame de
Sancerre , quelles vouloient leur
parler. Elles rirent donc arrê-
ter le Chariot , & ces deux fem-
mes s'étant avancées , celle qui
paroiiîoit la MaîtrefTe à la ri-
cneiTe de (es habits , mais bien
plus à la majefté de fa perfonne,
sadreflant à Alphonfine qui
étoit panchée vers elle , 6c la-
bordant d'une manière fupliarr-
te : Je fuis Madame > lui dit-ells
en afTez mauvais françois j je
fuis des mains d'un Barbare qui
me retient depuis long -temps
captive. Trouvez bon, je vous
conjure , que je me fauve auprès
de vous,.& que je vous demande
de Navarre. 409
*vôtre protection. Le Roi ne me
refufera pas la fîenne , quand il
fçaura ma naijGTance, & le nom
de celui à qui j'appartiens. Al-
phonfine étoit furprifede voir
ainfî feule &; fans fecours , une
perfonne qui lui paroifTbit de
grande dignité . mais elle étoit
encore plus étonnée de voir en
elle une beauté qui pouvoit aller
de pair avec les plus grandes
beautezde la terre. Elle la com-
fideroit attentivement y £c ie
tournant vers Madame de San-
cerre , elle lui faifoit voir par Ton
action une partie de ce qu'elle
penfoit. Mais Madame de San*
cerre qui remarquoit comme
elle ce qu'elle voyou , pria civi-
lement l'Etrangère de monter
dans fon Chariot , l'alTuranc
qu elle la defendroit contre tous
fes ennemis. Elle la fît mettre
entre Alphonfinc Se elle. La
4-îo La Reine
fille que la fuivoic s'aflit à leurs
pieds. Cette jeune perfonne étoit
encore toute effrayée. Madame,
lui dit-elle, ne me menez pasdu
côté où pourroit être mon per-
sécuteur. Ne craignez rien. Ma-
dame, reprit la Comtefle, je fuis
connue en ces lieux ; je ne vous
abandonnerai pas 5 quand vôtre
ennemi voudrait vous repren-
dre,nous aurions bien-tôt du fe-
cours : &. dés ce moment croyez-
vous en fureté , je vous en fup-
plie , il ne vous arrivera rien que
je ne veille partager avec vous >
&: je vous répond que nous n'a-
vons rien à appréhender.
Madame de Sancerre alloic
témoigner a la belle Inconnue
fa curiofité pour fçavoir fon
nom quand le Chariot tournant
elles aperceurent à deux cens
pas d'elles un combat épouvan-
table à voir,puifque fix hommes
de Navarre. 4 1 1
à cheval en attaquoient un feul «à
cheval auffi 3 qui fe défendoit
avec une valeur excraordinaire,
A cette veuê* l'Etrangère pâlit;
Ah ! dit-elle , voila le traître
Marquis de Monrferrat qui veut
tuer un vaillant homme qui m'a
voulu fauver de fa violence il y
a une heure. Jufle Ciel ! s écria -
t-elle j fauvez celui qui ma pro-
tégée. Les vœux delà belle E-
xrangere femblerent être exau-
cez , elle vit au même inftant
tomber morts deux de ces lâ-
ches , 6t portant fa veùe par
tout , comme fi elle eût cherché
par là quelques fecours , elle a-
perçut de loin un Cavalier qu'-
elle montra à la Comtefle , qui
avant confideré ce combat fi
inégal ^oufiafon cheval à tou-
te bride ,& ayant jette les yeux
fur ce redoutable Guerrier , il le
rangea foudain à fbn côté , 6c fie
4*i La* Reine
bien-tôt Mentir à (es ennemis la
pefanteur de fes coups.Il nefem-
bloit plus que ces vaillans hom-
mes le défendirent. H attaquoic
ces- aflaflins , dont l'un d'entre
eux paroi (Toit extrêmement bra-
ve. Il s'attacha au premier In-
connu qui venoit encore de tuer
un de fes compagnons , & celui
qui l'affiftoit avec tant de valeur
venoit de priver de la vie le plus
déterminé de cette lâche trou-
pe , & avoit coupé le bras à un
autre i de forte qu'il n'y avoit
plus que leur Chef qui faifoit
encore quelque refiftance con-
tre celui qui avoit foûtenu toute
leur fureur. La ComcelTe de
Sancerre voyant un fi heureux
fuccés , commanda qu'on l'a-
menât vers l'endroit du combat.
Elle en étoit tout prés quand
l'Invincible Inconnu acheva
de vaincre fon ennemi. Elle
étoit
de Navarre. 413
étoit charmée de tant d'adions
fi prodigieufes quand elle vit
que ces deux vaillans hommes
defeendirent de cheval & s em-
braflerent avec des tranfports
qui faifoient bien voir qu'ils
fe connoiflbient ,& qu'ils s'ai-
moienr.La jeune Etrangère n eut
pas plutôt confideré un des
deiix5que faifant un grand cri,
elle fe précipita hors du Cha-
riot » & aux premiers accens de
fa voix , ces deux hommes ayant
tourné la tête de ce côté-là ,
Madame de Sancerre & Alphon-
fine reconnurent Dragut , qui
s'écria à fon tour , & courant
vers ^'Etrangère :0 Dieu /dit-
il, ceft l'adorable Aphri^ia.
Alphoniine admiroit cette avan-
ture 5 & elle en vouloit parler à
Madame de Sancerre 3 quand
elle la vit defeendredefon Cha-
riot avec précipitation : Que
I L Partie. Q
414 La Reine
vois- je ! s'écria-t-elle j &c en re-
petanc fouvencces paroles, elle
s'alla jetter entre les bras de
l'Inconnu.
F I N.
* v-^,t .;
s
v*Ç&à
èW,
mm
SmbHt
i R
79»
WÊM