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Full text of "Histoire de New-York, depuis le commencement du monde jusqu'á la fin de la domination hollandaise, contenant, entre autres choses curieuses et surprenantes, les innombrables hésitations de Walter-l'Indécis, les plans désastreux de William-le-Bourru, et les exploits chevaleresques de Pierre-Forte-tête, les trois gouverneurs de New-Amsterdam: seule histoire authentique de ces temps qui ait jamais été ou puisse être jamais publiée"

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HISTOIRE 



D£ 



NEW-YORK. 






lUPRIllERIB DE U. FOORNIEA, 
■«■ Di iiaii , M. 14. 



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HISTOIRE 

[)\ ■■^" DE 



NEW-YORK, 

DEPUIS LE COMMENCEMENT DU MONDE 



• 



JUSQU ▲ LA Flir D£ LA OOKINATlOlf HULLàllDAUE, 

COAIMAHT , MTIB ADTftU CHOSBt CURIIUflU IT IVIPIIIAITU , Lit IMOMIIAILM iliMTAXMltl 
DB WiUBB-L'iaDÉcn , LU PLAMI oLSiSflBDI DB WILLIAM -LI • BOOBBO , Bf LIB BBPLOITB 
rHBTALBIEBQCEB DB rlBBIBrOBTB-T&TB , LBB TBOIS COVfBtBBOII DB «BW-AMtTEBDAll : BBULB 
IfllTOllI AOTHBBXiqUB OB CB TEMn Qri «IT iAXAIS ilk 00 PCIISB filBB tàUklÈ FCBLlfl. 

PAR DIEDRICK KNICKERBOCKER, 

AUTEUR DU SKETCH BOOK. 
OUYAAGE TBADriT DE l' ANGLAIS. 



TOME SECOND. 



'{M»< 



PARIS, 



A. SAUTELET ET C' , LIBRAIRES , 

PLACr. UE LA BOURSE. 



M DCCC XXVII. 

M 5-^ 



PBBUCUBRABT' 

154251 

AVrell, LEMOX AMD 
*iLBf « ftaNOATIOIIt. 

1 ^f'<^ 



HISTOIRE 



DE 



NEW-YORK 



LIVRE V. 



CONTENANT LA PREMIERE PARTIE DU REGNE DE PETER STUTTE- 
SANT ET SES DIFFERENDS ATEG I.E CONSEIL DES AMPHIGTIONS. 



CHAPITRE PREMIER. 



Dans lequel on Toit comme quoi un grand homme peut mourir sans 
que le monde en soit inconsolable j et comment Peter Stuyyesant 
acquit un grand nom par la force extraordinaire de sa tête. 



Pour un profond philosophe comme moi , qui 
sais voir clair jusque dans les moindres détails 
d'un sujet dont la pénétration des gens ordinaires 
ne découvre que la moitié , il n'est point de vérité 
plus simple et plus manifeste que le peu d'impor- 
tance de la mort d'un grand homme. Quelque 
II. 1 



Si HISTOIRK DE NEW-YORK. 

grande idee que nous ayons de nous-mêmes , et 
quelques applaudissemens que nous recevions de 
la multitude , il est certain que le plus grand parmi 
nous n'occupe en effet qu'un excessivement petit 
espace dans le monde ; et il est également certain 
que ce petit espace -là même est promptement 
rempli quand notre mort le laisse vacant, ce De 
quelle importance est -il , dit Pline , que des in- 
dividus paraissent ou disparaissent? Le monde est 
un ihéâtre dont les scènes et les acteurs changent 
continuellement. )) Jamais philosophe ne dit rien 
de plus exact , et je m'étonne seulement qu'une 
l'emarque aussi sage soit connue depuis tant de 
siècles , et que le genre humain n'en ait pas tiré 
plus de profit. Le sage marche sur les traces du 
sage qui l'a précédé ; le héros descend de son char 
de triomphe pour faire place au héros qui vient 
après lui , et on dit simplement du plus orgueil- 
leux des monarques : « Il s'endormit avec ses 
pères , et son successeur régna à sa place. y> 

Le monde , pour dire la vérité , ne s'embarrasse 
que peu de leur perte 5 si on le laissait faire , il 
oublierait bientôt de la déplorer , et quoique sou- 
vent toute une nation ait été figurativement bai- 
gnée dans les larmes pour la mort d'un grand 
homme , il y a dix à parier contre un qu'il n'en 
fut pas répandu une seule à cette occasion , sauf 



LIVRE V, CHA.PITRE I. 3 

celles qui découlaient de la plume besogneuse d'un 
pauvre auteur afTamé. C'est l'historien , le bio- 
graphe et le poète , qui ont tout le fardeau de la 
douleur à supporter; ce sont eux (les bonnes 
âmes ) qui , comme les entrepreneurs des convois 
en Angleterre , jouent le rôle de pleureurs , qui 
gonflent une nation de soupirs qu'elle ne pous$a 
jamais, et qui l'inondent de larmes qu'elle ne 
songea jamais à répandre. Ainsi , tandis que le 
poète lauréat pleure et gémit en prose et en vers, 
recueillant les larmes du chagrin pubhc dans son 
Uvre , comme dans une urne lacrymatoire , il est 
plus que probable que ses concitoyens mangent , 
boivent , chantent , dansent , et sont aussi com- 
plètement étrangers aux lamentations amères pro- 
diguées en leur nom , que le sont les hommes de 
paille John Doe et Richard Roe aux plaignans dont 
ils se plaisent si généreusement à se porter caution . 
Le plus illustre et le plus célèbre héros qui ait 
jamais désolé les nations eût pu pourrir dans l'ou- 
bK au mitieu des débris de sa tombe , si quelque 
historien ne l'eût pris en faveur et n'eût charita- 
blement transmis §on nom à la postérité j et quel- 
que tracas , quelque fatigue et agitation que le vail- 
lant Wîltiam Kieft se soit donnés , pendant qu'il 
tenait dans ses mains la destinée de toute une colo- 
nie , je doute sérieusement s'il ne sera pas redevable 

1. 



4 HISTOIRE DE NEW-YORK. 

(le sa célébrité future à cette authentique histoire. 

Sa mort n'occasiona aucunes convulsions dans 
la cité de New- Amsterdam , ni dans ses environs : 
la terre ne trembla pas , il ne tomba aucune étoile 
du firmament , les cieux ne furent point enve- 
loppés de ténèbres , comme les poètes aimeraient 
à nous persuader qu'ils le furent pour la déplo- 
rable mort de leur héros , ni les rochers ( cœurs 
endurcis ! ) ne se fondirent en eau , ni les arbres 
ne penchèrent leurs têtes dans un silencieux cha- 
grin ; quant au soleil , il resta couché tout aussi 
long - temps la nuit suivante , et déploya en se 
levant une face tout aussi radieuse qu'il l'ait 
jamais fait à pareil jour de pareil mois, soit 
avant , soit depuis l'événement. Le bon peuple 
de New - Amsterdam déclara , tout d'une voix , 
que Rieft avait été un petit gouverneur très-af- 
fairé , très -actif et très-remuant , qu'il était a le 
père de son peuple , » qu'il était « le plus noble 
ouvrage de Dieu ; » que c'était un homme enfin 
dont le pareil ne s'offrirait jamais à leurs yeux , 
sans compter mille autres discours polis et affec- 
tueux , qui sont inévitablement répétés à la mort 
de tous les grands hommes ; après quoi ils fumè- 
rent leurs pipes , ne pensèrent plus au défunt , et 
Peter Stuy vesant succéda à son emploi. 

Peter Stuy vesant fut le dernier , et , comme le 



LIVRE V, CHAPITRE I. 5 

fameux Wouter -Vaii -Twiller , il fut aussi le 
meilleur de nos anciens gouverneurs hollandais ; 
Wouter ayant surpassé tous ceux qui l'avaient pré- 
cédé , et Heter ou Piet (comme les vieux bourgeois 
hollandais , toujours disposés à défigurer les noms 
pour les rendre famiUers , l'appelaient communé- 
ment ) n'ayant jamais été égalé par aucun succes- 
seur. C'était en effet l'homme exprès formé par la 
nature pour réparer la fortune désespérée de son 
pays de prédilection , si les destinées , qui de 
toutes les vieilles filles sont les plus puissantes 
et les plus inexorables , n'eussent pas condamné 
ce malheureux pays à un désordre inextricable. 
Dire simplement qu'il était un héros, serait 
commettre envers lui une grande injustice , car il 
formait véritablement à lui seul une combinaison 
de héros. Sa structure robuste et vigoureuse, 
quoique décharnée, ressemblait à celle d'Ajax 
Télamon , et Hercule aurait donné sa peau ( sa 
peau de Uon , bien entendu ) pour avoir ses larges 
épaules quand il entreprit de soulager le vieil 
Atlas de son pesant fardeau. 11 l'appelait en outre 
ce que Plutarque nous dit de Coriolan , terrible 
comme lui par la force de son bras , non moins 
que par celle de sa voix , qui résonnait comme si 
elle eût passé au travers d'un tonneau j comme 
lui aussi, il avait un souverain mépris pour le 



6 HISTOIRE DE NEW-YORK. 

peuple souverain , et son redoutable aspect aurait 
suffi pour fidre trembler ses adversaires jusque 
dans la moelle des os. Ces formidables qualités 
extérieures étaient singulièrement rehaussées par 
un avantage accidentel dont je suis surpris que ni 
Homère , ni Virgile , n'aient doué aucun de leurs 
héros. Cet avantage n'était rien moins qu'une 
jambe de bois , seul prix qu'il eût remporté en 
combattant vaillamment pour son pays , mais dont 
il était si fier , qu'on l'a souvent entendu déclarer 
qu'il en Élisait plus de cas que de tous ses autres 
membres réunis. Il en était réellement si orgueil- 
leux , qu'il l'avait fait entourer et çnjoUver d'ar- 
gent , ce qui fit dire à divers historiens qu'il avait 
une j ambe d'argent ( i ) . 

Comme le fougueux Achille, il était un peu 
sujet à de soudains accès de colère qui ne laissaient 
pas d'être assez désagréables à ses £ivoris et à ses 
serviteurs , dont il aidait l'inteUigence à la manière 
de son illustre imitateur Pierre-le-Grand , en 
graissant leurs épaules avec sa canne. 

Quoique je n'aie pu parvenir à m'assurer s'il 
avait lu Platon , Aristote , Hobbes , Bacon , Alge- 
raou-Sydney ou Tom-^Paine, cependant il dé- 



(i) F'ojrez les Histoires de MM. Josselyn et Diome. 



LIVRE V, GHAPIT&f I. 7 

ployait souvent dans ses actions une finesse et une 
sagacité qu'on eût difficilement attendue d'un 
homme qui ne connaissait pas le grec etqui n'avait 
jamais étudié les anciens. Il est vrai , et je le con- 
fesse avec chagrin, qu'il avait une aversion dérai- 
sonnable pour tout ce qui tient aux innovations , 
et qu'il aimait à gouverner son pays d'après la plus 
simple routine. Cependant il arrangeait les choses 
de manière à le maintenir dans un meilleur ordre 
que ne l'avait fait l'érudit Kieft , bien que ce der- 
nier eût à sa disposition tous les philosophes an- 
ciens et modernes pour l'aider et l'embarrasser 
alternativement. Je dois avouer aussi, qu'il ne fit 
que très-peu de lois , mais il veilla à ce qu'elles 
fussent appuyées et maintenues de la manièi*e la 
plus rigide et en même temps la plus impartiale; 
et je ne sais, après tout , si la justice ne fut pas 
aussi bien administrée que s'il eût eu des volumes 
de sages décrets et de statuts annuellement faits 
et journellement oubhés ou négUgés. 

Il était réellement le véritable antipode de ses 
prédécesseurs, n'ayant ni l'apathie et l'insouciance 
de Walter-l'Incçrtain , ni l'agitation et la turbu- 
lence de WilUam- le -Bourru ; mais c'était un 
homme, ou pour mieux dire un gouverneur, 
d'mie si extraordinaire promptitude et d'une si 
grande détermination d'esprit, que jamais il ne de- 



8 HISTOIRE DE NEW- YORK, 

mandait ni n'écoutait les avis des autres , comptant 
avec confiance sur sa tête seule , comme un héros 
de l'antiquité l'aurait fait sur son bras , pour s'ou- 
vrir une route à travers toutes les difficultés et tous 
les dangers. Au vrai , il ne lui manquait pour être 
un parfait homme d'état , que de voir toujours bien 
les choses , car personne ne peut nier qu'il n'agit 
toujours conformément à la manière dont il les 
voyait , et , s'il était dénué de perspicacité , il pos- 
sédait en revanche un grand fonds de persévé-r 
rance. Excellente quahté ; car il est sûrement plus 
honorable dans un chef de se montrer constant 
et inébranlable dans l'erreur, qu'indécis et chan- 
celant dans ses efïbrts pour faire ce qui est juste. 
Rien n'est plus vrai que cette maxime , et elle est 
digne de l'attention de tous les législateurs, petits 
et grands, qui s'ébranlent à tout vent sans savoir 
de quel côté ils doivent toin^ner. "LTn chef qui 
agit d'après sa propre volonté est du moins certain 
de se plaire à lui-même, tandis que celui qui s'ef- 
force de contenter les vœux et les caprices des 
autres court grand risque de ne plaire à personne. 
L'horloge dont l'aiguille pointe constamment dans 
la même direction est sûre de rencontrer juste 
deux fois en vingt- quatre heures, tandis que les 
autres peuvent marcher sans cesse et sans cesse 
aller de travers. 



LIVRE V, CHAPITRE I. 9 

Cette vertu magnanime n'échappa pas au discer- 
nement du bon peuple de New -Amsterdam; il 
avait au contraire une si grande opinion de Fesprit 
indépendant et de la vigueur mentale de son nou- 
veau gouverneur , qu*il l'appelait généralement 
Hard Koppig Piet , ou Peter-Forte-Tête. Grand 
hommage rendu à son intelhgence ! 

Si de tout ce que j'ai dit jusqu'à présent , cher 
lecteur, tu n'as pas conclu que Pierre Stuyvesant 
était un vieux gouverneur , rude , inflexible , 
vaillant , coriace , fougueux , obstiné , ayant une 
peau de cuir, un cœur de Uon et un courage in- 
domptable, ou j'ai bien mal rendu ma pensée, ou 
ton esprit est totalement dépourvu de pénétration. 

Ce très-excellent gouverneur, dont je n'ai que 
bien faiblement esquissé le portrait, commença 
son administration le 29 mai 1647 : jour d'orageuse 
mémoire et à j amais célèbre, dans tous les almanachs 
du temps qui sont venus jusqu'à nous, sous le 
nom de vendredi des tempêtes. Comme il était 
très-jaloux de sa dignité personnelle et officielle, 
son inauguration se fit avec la plus grande pompe , 
l'immense fauteuil de Wouter-Van-Tvnller étant 
soigneusement réservé pour de telles occasions, 
comme le siège et la pierre sacrée étaient respec- 
tueusement conservés à Shone en Ecosse pour le 
couronnement des monarques calédoniens. 



lO HISTOIRE DE NEW-YORK. 

Je ne dois pas dissimuler que cette fatale coïn- 
cidence du désordre des ëlémens avec le funeste 
jour de la semaine appelé jour de maïlieur , fit 
profondément réfléchir , et frappa de trop justes 
craintes bon nombre des habitans les plus anciens 
et les plus éclairés. . . . Plusieurs même du sexe le 
plus sage, connus d'ailleurs pour leur habileté 
dans les mystères de l'astrologie et de la divina- 
tion, déclarèrent positivement que cette double 
circonstance était le présage d'une administration 
désastreuse. Prédiction qui ne fut que trop dou- 
loureusement vérifiée , et qui prouve incontesta- 
blement combien il est sage de croire à ces avis 
surnaturels que nous donnent les rêves , les visions, 
le vol des oiseaux , la chute des pierres ou le cri 
des oies , toutes choses qui inspiraient une si grande 
confiance aux sages de l'antiquité : comme aussi les 
éclipses de lune , les étoiles qui filent , les hurle- 
mens des chiens et le pétillement des chandelles , 
augures soigneusement notés et interprétés par les 
sybilles de nos jours, qui, selon mon humble opi- 
nion, sont les héritières et les conservatrices de 
l'ancienne science de la divination. Ce qu'il y a de 
très-certain c'est que le gouverneur Stuyvesant 
prit les rênes de l'état à une époque de troubles j 
au moment où les ennemis s'assemblaient et me- 
naçaient au dehors, où l'opposition et l'anarchie 



UVRE V, CHAPITRE I. Il 

régnaient sourdement au dedans , où l'autorité de 
leurs hautes puissances les membres des états- 
généraux , quoique basée sur l'inmiense fonds 
d'inoîTensive imbécillité hollandaise y quoique 
soutenue par l'économie et défendue par des dis- 
cours, des protestations et des proclamations, 
chancelait cependant jusque dans sa base ; au mo- 
ment enfin où la grande cité de Wew- Amsterdam , 
quoique protégée par ses pavillons , ses trompettes 
et ses mouhns à vent , semblait , comme quelques 
beauté d'une vertu &cile , n'attendre qu'une 
attaque pour se rendre au premier envahisseur. 



CHAPITRE II. 

Montrant comment Pierre-Forte-Té te eut à se démener, en entrant 
en fonctions, parmi les rats et les toiles d^araigne'es , et la dan- 
gereuse bëyue dont il se rendit coupable dans ses proce'dés avec 
le conseil des amphictions. 

JLiES premières actions du valeureux Pierre, en 
prenant les rênes du gouvernement , montrèrent 
la magnanimité de son caractère, et ne laissèrent 
pas cependant de causer beaucoup d'étonnement 
et de trouble parmi le peuple des manhattoes. 
Se voyant constamment aiTeté par l'opposition et 



la HISTOIRE DE NEW- YORK. 

contrecarré par son conseil privé , dont les mem- 
bres avaient contracté , pendant le règne précé- 
dent , la déraisonnable habitude de penser et de 
parler par eux-mêmes , il résolut enfin de mettre 
un terme à de si horribles abomination. A peine 
donc fut -il entré en fonctions, qu'il destitua les 
intrigans qui composaient le conseil factieux de 
William-le-Bourru, et prit sur lui de choisir, pour 
les remplacer, des conseillers parmi ces corpu- 
lentes, soporifiques et respectables familles qui 
avaient brillé et sommeillé sous le règne paisible 
de Walter-FIndécis. Il leur fournit une quantité 
prodigieuse de belles et longues pipes , et les régala 
de fréquens dîners de corporation , les exhortant 
à fumer, manger et dormir pour le bien de la na- 
tion , tandis qu'insupporterait lui seul tout le far - 
deau du gouvernement , arrangement auquel ils 
donnèrent tous une joyeuse adhésion. 

11 ne s'arrêta pas là , il bouleversa d'une manière 
épouvantable les inventions , voies et moyens 
de son savant prédécesseur; renversant ses pa- 
villons, démolissant ses mouUns à vent, qui, 
comme d'immenses géans , gardaient les remparts 
de New - Amsterdam , jetant au diable sa bur- 
lesque artillerie , arrachant ses potences^ où l'on 
suspendait de misérables vagabonds par la cein- 
ture , en un mot , mettant sens dessus dessous 



LIVRE V, CHAPITRE II. l3 

l'entier système d'économie , de politique et de 
moulins à vent de l'immortel sage de Saardam. 
L'honnête peuple de Ne w - Amsterdam com- 
mença alors à trembler sur le sort de son incom- 
parable champion Anthony le trompette , que ses 
Êivoris et son instrument avaient mis prodigieu- 
sement en faveur près des femmes. Pierre-Forte- 
Tête se le fit amener , et , le regardant quelques 
instans de la tête aux pieds d'un air qui aurait 
feit trembler tout autre que ce fier trompette , 
c( Ton nom , je te prie ? ton état ? — Monsieur , ré- 
pondit l'autre sans la moindre épouvante , quant 
à mon nom , je m'appelle Anthony Van-Corlear; 
quant à ma Êimille , je suis le fils de ma mère ; 
quant à ma profession , je suis à la fois le cham- 
pion et la garnison de cette grande cité de New- 
Amsterdam. — Je soupçonne fort , dit Pierre 
Stuyvesant, que tu n'es qu'un misérable mar- 
chand de pommes ; comment es-tu parvenu à la 
haute dignité et aux honneurs dont tu jouis? — 
Mon dieu ! monsieur, répliqua Anthony, conune 
beaucoup de grands honunes avant moi, en me 
servant à moi-même de trompette. — Oui-dà ! tu 
le prends sur ce ton-là , dit le gouverneur ; allons , 
donne-nous un échantillon de ton.talent.)) Là-des- 
sus Anthony mit son instrument à sa bouche , et 
sonna une charge avec un si épouvantable bruit , 



1 4 HISTOIRE DE NEW-YORR. 

tant de doubles croches et d'interminables ca- 
dences , qu'elle aurait suffi pour feire rendre Fame 
à ceux qui l'auraient entendue d'un mille de dis- 
tance. Ainsi qu'un valeureux cheval de bataille 
dresse les oreilles , hennit , frappe du pied et s'en- 
flamme si, tandis qu'il joue en liberté dans une 
plaine solitaire , le hasard lui Ëiit entendre les sons 
d'une musique guerrière ; ainsi l'ame héroïque du 
vaillant Pierre s'enflamma en entendant le son 
perçant de la trompette, car on pouvait dire de 
lui, avec vérité, ce qui est raconté du fameux 
saint Georges d'Angleterre , « il n'y avait rien 
« dans le monde qui réjouît autant son cœur 
a que l'agréable bruit de la guerre et que la vue 
«de soldats brandissant leurs armes d'acier.» 
Jetant donc un regard plus bienveillant sur le 
vigoureux Van-Corlear , et voyant que c'était un 
gaillard de bonne mine, d'un esprit fin, quoique 
d'une grande discrétion, et d'une prodigieuse force 
de poumons, il conçut tout d'abord une grande 
inclination pour lui , et le débarrassant du devoir 
fatigant de défendre et d'alarmer la ville avec sa 
trompette en même temps qu'il lui servait de gar- 
nison , il le garda désormais auprès de sa personne 
comme soii principal fevori ,. son envoyé privé et 
son écuyer de confiance; au heu de troubler le 
repos de la cité par ses eflroyables sons , dh lui ap- 



LIVRE V, CHAPITRE II. l5 

prit à jouer de manière à charmer les oreilles de 
monsieur le gouverneur pendant ses repas , comme 
faisaient jadis les ménestrels dans les jours glorieux 
de la chevalerie , à régaler celles du peuple , dans 
les occasions de rejouissances publiques , par sa 
mélodie guerrière, et à le maintenir ainsi dans 
des dispositions nobles et martiales. 

Le gouverneur fît encore maints autres change- 
mens et réformes, soit en bien soit en mal, dont 
il me serait difficile maintenant de donner les dé- 
tails; il suffit de dire qu'il s'airangea bientqt de 
manière à feire sentir au pays qu'il y était maître , 
et traita le peuple souverain avec une rigueur si 
tyrannique, que n'osant plus ni parler, ni sortir, 
chacun fiit réduit à s'occuper , chez soi , de ses af- 
faires ; plus de querelles de parti , plus de distinc- 
tions , tout cela fut presque oublié , et l'on vit bon 
nombre de tavernes et de cabarets passer , faute 
,de chalands , de l'état le plus prospère à la ruine la 
plus complète. 

A la vérité l'état critique des affaires publiques , 
à cette époque, demandait la plus grande vigilance 
et la plus extrême prconptitude : le formidable 
conseil des amphictions , qui avait causé tant de 
tribulations à l'infortuné Kieft , continuait encore 
à augmenter ses forces et menaçait d'attacher 
toutes les grandes principautés et puissances de 



1 6 , HISTOIRE DE WEW-TORK. 

l'est à son parti. Dans l'année même qui suivit 
l'installation du gouverneur Stuyvesant, une 
grande deputation partit de la ville de Providence, 
(célèbre par la saleté de ses rues et la beauté de 
ses femmes) , demandant à être admise dans la 
ligue , en considération de la puissante plantation 
de Rhode-Island. 

Dans certaines archives de cette assemblée de 
preux , qui sont venues jusqu'à nous , on trouve 
la mention suivante de cette supplique (i). 

<(,M. Will Cottington et le capitaine Partridg 
<( de Rhode -Island présentèrent la requête ci- 
ce jointe aux commissaires délégués... 

(c La présante requaîte et démarche en faveure 
(( de Rhode-Island a pour butte que nous, habitens 
(( de Rhode-Island , puissiont être agrégés à toutes 
(des provinces unies de la Nouvel -Angleterre 
ce dans une ligue forte et perpétuelle, oflansive et 
ce défensive , d'amitié et de bons offices , d'avis 
« mutuelles et de secoure , dans toutes les oeca- 
cc sions justes pour notre sûrté et prospérité mu- 
cc tuel , ect. » 

Will Cottington , 

ÀLIEXSANDER PaRTRIDG. 



(i) Haz. Coll. de papiers d'état. 



LIVRE V, CHAPITRE II. 17 

On ne peut disconvenir qu'il n'y ait, dans l'as- 
pect même de ce document , quelque chose qui 
dispose involontairement à la crainte. Le nom 
d'Alexandre, quelque mal orthographié qu'il soit, 
n'en a pas moins été un nom belUqueux dans 
tous les siècles , et , quoique les idées de guerre 
et de violence qu'il rappelle soient en quelque 
sorte adoucies par son association avec l'aimable 
nom de famille Partridge ( i) , cependant , conune 
la couleur écarlate , il a une très -grande affinité 
avec le son de la trompette j quoi qu'il en soit , 
d'après le style de la pièce et la sodatesque igno- 
rance de l'orth(^raphe qu'a montrée le noble 
capitaine Alicxsander Partridge , en écrivant son 
propre nom , nous pouvons nous figurer ce for- 
midable homme de Rhodes, invincible sous les 
armes , valeureux dans les camps et aussi savant 
que s'il avait Êdt ses études au miHeu des habi- 
tans civihsés et instruits de la Thrace qui , comme 
Aristote nous l'assure , ne savaient pas compter 
au-delà de quatre. 

Quel que pût être l'^pect menaçant de cette 
confédération ,Pierre Stuyvesant n'était pas homme 
à rester dans un état d'incertitude et de vague ap- 



(1) Perdrix. 
II. 



1 8 HISTOIRE DE NEW-YORK. 

préhension. Il n^aimait rien tant que de foire 
face au danger et de le prendre au toupet comme 
l'occasion ; aussi , déterminé comme il Pétait à 
mettre fin à tout ce misérable maraudage sur les 
frontières , il dépêcha au grand conseil deux ou 
trois lettres catégoriques , qui , pour n'être écrites 
ni en mauvais latin , ni avec de belles figures de 
rhétorique sur les loups , les agneaux , les abeil- 
les, etc. 9 n'en eurent pas moins un effet bien su- 
périeur à celui qu'auraient pu faire en masse 
toutes les épîtres , protestations , et proclamations 
élaborées de son savant prédécesseur. En consé- 
quence de ses pressantes propositions , la grande 
confédération de l'est consentit à cesser défini- 
tivement les abus et à fixer les limites de sorte 
qu'une paix heureuse et perpétuelle s'ensuivit 
entre les deux puissances. En conséquence, le gou- 
verneur Stuy vesant députa deux ambassadeurs 
pour négocier avec les conunissaires nommés par 
le grand conseil de la ligue , et un traité fut so- 
lennellement conclu à Hartford. Toute la nation 
fut au comble de l'enchantement en recevant la 
nouvelle de cet heureux événement; la trom- 
pette du vigoureux Van-Corlear fit entendre 
toute la journée son joyeux vacarme du haut des 
remparts du fort Amsterdam , et le soir , la ville 
fut magnifiquement illuminée avec deux cents 



LIVRE V, CHAPITRE II. ig 

cinquante chandelles , auxquelles on ajouta un 
baril de goudron , qui fut brûlé devant la maison 
du gouverneur en réjouissance de l'heureux as- 
pect des affaires publiques* 

Maintenant mon digne lecteur se félicite sûre- 
ment comme le grand et bon Pierre , en pensant 
que sa sensibilité ne sera plus blessée des afiligeans 
détails de chevaux volés, de têtes cassées, de 
cochons confisqués, et du catalogue entier de 
cruautés à fendre le cœur qui déshonorèrent 
cette guerre de frontières. Mais s'il nourrit un 
tel espoir , c'est une preuve qu'il n'est que peu 
versé dans les détours diplomatiques des cabinets : 
pour le convaincre de cette vérité , je solKcite son 
attention sérieuse au chapitre suivant , dans le- 
quel je lui prouverai que Pierre Stuyvesant a 
déjà conmiis une grande erreur en poUtique , et 
qu'il a, en &isant la paix, hasardé matériellement 
la tranquilHté du pays. 



a. 



aO HTSTOIRE DE NEW-YORK. 



CHAPITRE III. 

Divers calquls sur la guerre et lès nëgociatious , montrant qu^un 
traité de paix est une calamité publique. 

C^ÉTAiT Fopinion du poète philosophe Lucrèce, 
que la guerre était l'état originel de Thonune , il 
décrivait celui-ci comme étant primitivement 
une bête sauvage engagée dans un état constant 
d'hostilité avec sa propre espèce , et dont la so- 
ciété seule avait adouci et amélioré l'esprit féroce. 
La même opinion a été soutenue par Hobbes ( i ) , 
et il n'a pas manqué d'autres philosophes pour 
l'admyettre et la défendre. 

Quant à moi , quoique excessivement pas- 
sionné pour ces estimables théories â poliment 
flatteuses pour l'espèce humaine, cependant , dans 
cette circonstance , je suis disposé à séparer la 
proposition par la moitié, croyant avec Horace (2), 



(1) Hobbes' Leyiathan. Part. 1, chap. i5. 

(2) Quum prorepserunt primis animalia terris , 
MutumetturpepecuSj glandem atque cubilia propter, 



\ 
k 



IJVRE V, CHAPITRE TH. ai 

que quoique la guerre puisse avoir été originai- 
rement l'amusement favori et le constant emploi 
de nos prédécesseurs , néanmoins , comme beau- 
coup d'autres excellentes habitudes , cette disposi- 
tion, loin de s'affaiblir , a été cultivée et confirmée 
par le raffinement et la civilisation, et qu'elle 
augmente dans une exacte proportion , avec les 
pas que nous faisons vers l'état de perfection nec 
plus ultra de la philosophie moderne. 

Le premier conflit entre l'homme et son sem- 
blable , fut la simple manifestation de la force 
physique , dénuée du secours d'armes auxiUaires. 
Son bras fut son boucher , son poing sa massue , 
et une tête cassée la catastrophe de son combat. 
La lutte d'hommes abandonnés à leurs forces, 
fut suivie de celle , plus dangereuse , d'hommes 
armés de pierres et de bâtons , et la guerre 
prit alors un aspect sanguinaire. A mesure que 
l'homme avança dans la civilisation , que ses Êi- 
cultes intellectuelles s'étendirent , et que sa sensi- 
biUté fut plus exquise 9 il devint rapidement plus 
industrieux , et plus habile dans l'art de tuer ses 



Unguibus et pugnis, dein fustibus, atque îta porro 
Pugnabant armis, quœ post fabricaverat usus. 

HoA. Sut, 1. 1 . 8. 3, 



•J 2 HISTOIRE DE NEW-YORK. 

semblables , il inventa mille moyens de défense 
et d*attaque; le casque, la cuirasse, le bouclier, 
Pépée , le dard et la javeline , lui fournirent les 
nloyens d'éviter la blessure , aussi-bien que de la 
Élire ; bientôt se pressant encore en avant dans 
la carrière des inventions philanthropiques, il 
étend et augmente ses moyens d'attaque et de 
défense. Le bélier , le scorpion , la balliste , la 
catapulte, ajoutent à l'horreur de la guerre, aussi- 
bien qu'à son importance, et augmentent sa gloire 
en augmentant son danger. Cependant , insa- 
tiable^ quoique armé de machines qui semblaient 
atoir atteint les Umites d'une invention destruc- 
tive , en foumis^nt des moyens de destruction 
capables d'assouvir la vengeance elle-même, 
Phomme feit encore de plus profondes recher- 
ches dans ce diabolique ârcana ; il fouille avec un 
zèle furieux les entrailles de la terre , il en com- 
bine les sels et les minéraux homicides ; la sublime 
découverte de la poudï*e à canon éclate enfin dans 
le monde , et , pour couronner l'œuvre , l'art 
épouvantable de combattre par proclamations 
sembla douer le démon de la guerre des attributs 
divins de la toute-puissance et de l'ubiquité ! 

Voilà ce qui est réellement grand ! voilà ce qui 
prouve l'excellence de l'esprit humain ! voilà ce 
qui révèle enfin ce divin attribut de la raison , 



LIVRE V, CHAPITRE III. ft 3 

qui nous distingue si éminemment des animaux 
nos inférieurs ; privée de nos lumières , la brute 
se contente de la force naturelle que lui a départie 
la Providence ; le taureau en furie frappe de la 
tête et des cornes , comme faisaient ayant lui ses 
ancêtres ; le lion , le léopard et le tigre , satisfont 
leur rage sanguinaire , avec leurs dents et leurs 
griffes; l'artificieux serpent, lui-même, lance 
tout simplement le même venin, emploie les 
mêmes ruses que son aïeul, ayant le déluge. 
L'homme seul , doué d'un esprit inventif, avance 
de découverte en découverte , étend et multiplie 
ses moyens de destruction, s'arroge jusqu'aux 
armes redoutables de la Divinité, et s'associe toute 
la création pour détruire le ver son semblable. 

A mesure que l'art de faire la guerre s'est 
étendu, celui d'entretenir la paix s'est perfectionné ; 
et comme nous avons découvert , dans ce siècle 
d'inventions et de merveilles , que les proclama- 
tions sont le plus puissant moteur de la guerre , 
nous avons découvert également le moyen non 
moins ingénieux d'entretenir la paix par de per- 
pétuelles négociations. 

Un traité, donc , ou, pour parler plus correcte- 
ment, une négociation, suivant l'acception que 
(les diplomates profonds et versés dans cette ma- 
tièrc donnent à ce mot , un traité n'est plus une 



^4 HISTOIRE DB ITEW^TORK. 

tentative faite dans la volonté d'accommoder les 
différends, de fixer les droits respectif, et d'éta» 
blir un juste échange de bons offices ; mais un 
assaut d'habileté entre deux puissances pour sa- 
voir à qui l'emportera sur l'autre , c'est un adroit 
effort pour obtenir, par de pacifiques manœuvres 
et par l'astuce des cabinets , ces mêmes avantages 
qu'une nation aurait autrement remportés par la 
force de ses armes j à peu près conune un con- 
sciencieux voleur de grand chemin s'amende et 
devient citoyen paisible et recommandable s'il se 
contente d'escroquer à son voisin le bien dont 
auparavant- il se serait emparé à force ouverte. 

£n effet , le seul moment où deux nations puis- 
sent être considérées comme dans un état de par- 
£dte union , est celui où une négociation est en- 
tamée et où l'on met un traité sur le tapis , alors , 
quand aucune stipulation n'est Êdte, quand la 
volonté ne connaît aucunes bornes , aucunes h 
mites précises qui puissent éveiller la captieuse 
défiance qui fsdt partie de notre nature ; quand 
chaque parti a quelque avantage à attendre et à 
espérer du parti contraire , alors les deux nations 
sont merveilleusement gracieuses et bienveillantes 
l'une pour l'autre , leurs ministres se montrent 
mutuellement la plus haute estime, faisant un 
échange réciproque de billets doux , de discours 



LIVRE y, CHAPITRE III. • a5 

fleuris , se complaisant dans ces petites agaceries , 
ces petites coquetteries diplomatiques qui cha- 
touillent si merveilleusement Famour-propre des 
nations respectives. Ainsi on peut dire d'une ma- 
nière paradoxale , qu'il n'y a jamais plus d'accord 
entre deux nations que lorsqu'il existe un peu 
de mésintelligence entre elles, et que, tant qu'elles 
ne s'entendent pas encore , elles s'entendent réeU 
lement le mieux du monde. 

Je ne prétends nullement réclamer le mérite 
de cette découverte, long-t^nps certains cabinets 
fort éclairés l'ont mystérieusement , mais très-po- 
sitivement mise en œuvre , et elle a été secrète- 
ment extraite , comme diverses autres recomman- 
dables théories , du recueil de Ueux communs d'un 
illustre législateur , membre du congrès , et qui a 
possédé la confiance illimitée des principaux ad- 
ministrateurs de départemens. On peut attribuer 
à ce principe l'étonnante habileté avec laquelle, 
depuis peu d'années , les négociations ont été pro- 
longées et interrompues. De là l'adroite mesure 
de nommer pour ambassadeur quelque diplomate 
chicaneur , habile dans l'art des délais , des so- 
phismes et des équivoques, et expert dans la 
science de rétorquer un argument ; ou quelque 
potitique sans cervelle, dont les erreurs et les mé- 
piises servent d'apologie au refus que l'on fait de 



26 HISTOIRE DE NEW-TORR 

ratifier ses engagemens. De là aussi ce moyen 
plus sûr encore et si fort en faveur dans notre 
gouvernement , d'envoyer une couple d^ambas- 
sadeurs, qui, ayant chacun une volonté indivi- 
duelle à consulter , un caractère à établir et des 
intérêts à considérer, sont à peu près aussi faciles 
à concilier que deux amans qui se disputent une 
maîtresse, deux chiens un os, et deux gueux dé- 
guenillés une paire de culottes neuves. Cette més- 
intelligence engendre continuellement des délais 
et des difficultés , par suite desquels la négociation 
marche tellement comme sur des roulettes , qu'il 
y a peu d'apparence de la voir jamais s'arrêter à 
une conclusion. Rien n'est perdu par ces délais et 
ces obstacles , si ce n'est le temps 5 et en négocia- 
tions, d'après la théorie que j'ai exposée, autant 

• 

de temps perdu , autant de temps gagné : combien 
l'économie politique abonde en admirables para- 
doxes ! 

Tout ce que j'ai avancé est si notoirement vrai , 
que je rougis presque de gaspiller le temps de mon 
lecteur en traitant un sujet qui n'a pu manquer 
de lui sauter souvent aux yeux. Mais la propo- 
sition sur laquelle je voudrais plus sérieusement 
appeler son attention est celle-ci : que quoiqu'une 
négociation soit la plus séduisante de toutes les 
transactions poUtiques, néanmoins un traité de 



LIVRE V, CHAPITRE III. 27 

paix est une véritable calamité publique , et l'une 
des plus abondantes sources de guerre. 

J'ai rarement vu d'exemple de contrats parti- 
culiers entre individus qui n'eussent produit des 
jalousies , des disputes , et souvent même de com- 
plètes ruptures. Je ne sache pas davantage qu'il ait 
jamais existé un traité entre deux nations , sans 
que ce traité même ne fût une occasion perpé- 
tuelle de mésintelligence. Combien n'ai -je pas 
connu de dignes voisins de campagne qui, aptes 
avoir vécu en paix et en bonne intelligence pen- 
dant des années , ont été jetés dans un état de mé- 
fiance, de chicane et d'animosité par quelque 
convention mal étabUe concernant des chutes 
d'eau , des bestiaux mis en fourrière, et les Umites 
respectives de leur propriété. Combien de nations 
bien intentionnées , et qui seraient restées dans un 
état constant de bienveillance l'une envers l'autre, 
en sont venues à guerroyer pour l'mfraction ou la 
mauvaise interprétation d'un traité qu'elles avaient 
eu la lûalheureuse idée de conclure pour conso- 
Kder leur amitié respective. 

Tout ce qu'on peut dire de mieux d'un traité , 
c'est qu'il est respecté aussi long-temps que l'in- 
térêt requiert son accomplissement ; par consé- 
, quent il n'est véritablement obUgatoire que pour 
le parti le plus faible , ce qui signifie qu'il n'est 



28 HISTOIRE DE NEW-YORK. 

point obligatoire du tout. Aucune nation ne se 
jettera étourdiment dans une guerre contre une 
autre nation , si elle n'y trouve pas son avantage; 
conséquemment , elle n'a point besoin qu'un traité 
vienne mettre un frein à sa violence ; et, si son 
intérêt la pousse à faire la guerre , je doute fort , 
d'après ce que j'ai vu de l'équitable conduite des 
cabinets , qu'on pût former entre elles un lien assez 
étroit pour que l'épée ne puisse passer au travers. 
Je parierais même , dix contre un , que le traité 
lui-même serait la véritable source à laquelle on 
aurait recours pour trouver un prétexte d'hosti- 
lités. 

Ainsi donc j'en conclus que , quoique la meil- 
leure de toutes les politiques pour une nation soit 
de s'entretenir dans un état constant de négociations 
avec ses voisins, néanmoins c'est pour elle le 
comble de la folie de se laisser entraîner à faire 
un traité ; car alors elle peut s'attendre aux in- 
fractions, aux remontrances, aux altet*cations , 
aux représailles , aux récriminations, et finalement 
à une guerre ouverte. En un mot , une négociation 
peut être comparée à la cour que l'on fait à une 
femme, c'est un temps de douceurs , de galanterie, 
d'yeux doux et de séduisantes caresses j mais le 
traité , comme le mariage , est le signal des hosti- 
lités. 



LIVRE V, CHAPITRE IV. îiQ 



CHAPITRE IV. 



Gomment Peter Stuyvesaot fut outrageusement calomnie par ses 
adyersaires les Moss-Troopers. Sa conduite à cette occasion. 



Si mon intelligent lecteur ne s'est pas un peu 
embrouille dans le cours de raisonnemens de mon 
dernier chapitre , il verra sûrement , d'un coup 
d'œil , que le valeureux Pierre , en concluant un 
traité avec ses voisins de l'est , se rendit coupable 
d'une déplorable erreur et d'une grande hétéro- 
doxie en politique. On peut avec justice attribuer 
à cette malheureuse convention le grand nombre 
d'infractions , d'altercations , de négociations et de 
disputes , qui survinrent ensuite entre cet irrépro- 
chable potentat et l'ombrageux conseil des Amphic- 
tions. Ces altercations ne troublèrent pas peu la sé- 
rénité originelle des bons bourgeois de Mannahata ; 
mais elles furent réellement si pitoyables dans leur 
nature et leurs effets , qu'elles ne sauraient se flatter 
d'être mentionnées par un grave historien auquel 
tout ce qui n'est pas chute d'empires ou révolution 
des mondes semble indigne de son temps et de 
ses pages sacrées. 



3o HISTOIRE DE NEW-YORK. 

■ 

Ainsi , quoique je dédaigne de gaspiller en vains 
détails un temps dont mon front sillonné de rides 
et ma main tremblante m'apprennent la valeur , 
il est bien convenu entre mon lecteur et moi que, 
pendant tout le temps où l'immortel Pierre fut 
occupé des épouvantables et sanglantes contesta- 
tions que je raconterai brièvement, les Moss- 
Troopers du Connecticut se livrèrent à une suite 
continuelle de petites et misérables escarmouches, 
de pitoyables querelles et d'insolens maraudages 
sur la frontière de l'est. Mais , comme ce miroir 
de la chevalerie , le sage et valeureux Don Qui- 
chotte, j'abandonne ces puériles contestations à 
quelque futur Sancho Pança d'historien , tandis 
que je réserve mon courage et ma plume pour des 
exploits d'une plus grande importance. 

Le traité conclu , l'illustre Pierre crut que ses 
travaux étaient enfin terminés du côté de l'est , 
et qu'il ne lui restait rien de plus à faire qu'à s'oc- 
cuper de la prospérité intérieure de sa bien-aimée 
Mannahata. Il se plaisait , malgré sa grande mo- 
destie , à se vanter d'avoir à la fin fermé le temple 
de Janus , et il ajoutait même que si tous les sou- 
verains ressemblaient à quelqu'un qu'il ne nom- 
mait pas , jamais on ne le verrait se rouvrii\ Mais 
l'exaltation du digne gouverneur fut mise à une 
prompte épreuve, car à peine le traité était -il 



LIVRE V, GHA.PITIIC IV. 3 1 

conclu , à peine l'encre en était-elle séchée sur le 
papier , que le fourbe et insolent conseil de la ligue 
chercha un nouveau prétexte pour rallumer le 
flambeau de la discorde. 

Il semble qu'il soit dans la nature des confédéra- 
tions, des répubhques et autres puissances du genre 
féminin , de caresser certains soupçons , de se 
complaire dans certaines terreurs paniques absolu- 
ment féminines. Elles ne resseml^lentpas mal à ces 
bonnes dames dont la vertu peu robuste tremble 
sans cesse de voir entacher ou séduire sa vii^ale 
pureté , et qui sont prêtes à crier au rapt ou au 
meurtre dès qu'un homme les touche du bout du 
doigt , ou se permet de les regarder en face , de 
même , dans leur susceptibilité vétilleuse , ces 
pauvres constitutions sont pour leur honneur dans 
des transes perpétuelles j chaque mesure vigou- 
reuse leur semble un viol , chaque état monar- 
chique du genre masculin qui les avoisine leur 
semble un séductisur qui les enveloppe de pièges , 
et il n'est pas de jour où elles ne découvrent quel- 
que trame infernale qui nç tendait à rien moins 
qu'à les trahir , les déshonorer et les perdre de 
réputation. 

S'il était besoin de quelques preuves à l'appui 
de cette vérité , je citerais la conduite d'une cer- 
taine répubUqu^ moderne : écoutez la bonne 



39 HISTOIRE DE NrW*YORK. 

dame ! que de complots n'a- 1- elle jpas déjoués? 
que de fois n'a-t-elle pas vu pousser sa veitu sur 
les bords de Pabîme? quelle jalouse rancune ne 
garde-t-elle pas à ce bon vieux royaume d'Angle- 
terre , qui , à l'en croire , n'a jamais cessé de ma- 
chiner contre son honneur , quoique , en mon 
ame et conscience , je regarde ce brave et honnête 
vieillard comme incapable de nourrir contre elle 
l'ombre d'une mauvaise pensée. Eh bien ! j'ai pour- 
tant vu plus d'une fois cette prude timorée faire 
d'amoureuses agaceries à ce mauvais sujet de Bo- 
naparte , à ce grand enjôleur de vertus nationales 
qui , au vu et au su de tout le monde , a détruit 
autour de lui tous les empires et mis à mal toutes 
les républiques ; mais c'est chose convenue , et ces 
gamemens seront toujours en laveur auprès des 
dames. 

Je demande pardon à mes lecteurs de toutes 
mes digresâons , et je vais m'efforcer de justifier , 
autant que possible , par l'application , les précé- 
dentes remarques. En l'année i65i , Pierre l'im- 
maculé , le cœur-de-lion , le type de l'honneur , 
fut accusé , dit -on , par la grande confédération 
de l'est d'avoir secrètement essayé, par divers 
dons et promesses , de pousser les Indiens du Nar- 
raganset , du Mohaque et du Pequot , à surprendre 
dans leurs établissemens et à massacrer les Yaii- 



LIVRE V, CHAPITRE IT. 33 

keesj «car 9 comme le conseil le fit scandaleuse- 
ce ment observer, les Indiens à quelques cents milles 
<c de circonférence semblaient avoir copieusement 
<(bu à la coupe des Manhates, et y avoir puisé 
<( avec l'ivresse leur haine contre les Anglais , qui 
a n'ont pourtant jamais cherché que le bien de 
« leurs âmes et de leurs corps. » 

L'histoire ne nous dit pas comment cet impor- 
tant complot vint à la connaissance des Amphic- 
tions , s'il leur fut franchement et honnêtement 
vendu , ou s'ils en durent la découverte à un heu- 
reux hasard ; il est certain toutefois qu'ils inter- 
rogèrent plusieurs Indiens qui tous attestèrent le 
fait et le jurèrent aussi résolument que l'eût pu 
fidre aucun soldat chrétien , et que , pour être plus 
sûr de leur véracité , le sage conseil se rappelant 
un vieux proverbe , trop usé pour que j'aie besoin 
de le citer , avait d'abord pris soin de les griser 
complètement. 

Ma^é tous les torts que peut reprocher aux 
Yankees de cette époque la famille dont je suis 
descendu (car mon bisaïeul , après s'être vu voler 
par eux deux bœufs et son meilleur bidet, eut 
encore les yeux pochés et le nez cassé dans une 
de ces guerres de frontières , et mon grand-père , 
alors enfant , fut enlevé aux cochons qu'il gardait 
pour être outrageusement fouetté par un grand 
II. 3 



34 HISTOIHB DE NEW- YORK. 

flandrin de maître d'ëcole du Ckmnecticut), malgré 
tous ces torts , dîs-je , j'aurais consenti à pardonner, 
j'aurais puenserelir tant de maux dansun généreux 
oubli , j'aurais pu souflrir même que les Yankees 
eussent impimément cassé la tête d'ËTert-Ducking, 
' chassé à coups de pied le courageux Jacob Van- 
Curlet et son régiment déguenillé, mis tous les 
cochons en fourrière et dépeuplé tous les pou- 
laillers de la terre ; mais cette indécente accusa- 
tion contre un des plus braves et des [dus irr^ro- 
chables héros du temps moderne est trop criante 
pour qtie je puisse la digérer , elle a épuisé tout à 
la fois la longaninnté de l'historien et la patience 
du Hollandais. 

Oui , lecteur , ils mentaient ! ils mentaient in- 
dignement , je le jure ! et si tu as quelque considé- 
ration pour ma parole , si l'immuable caractère de 
véracité , dont j'ai tâché de ne point me départir 
dans le cours de cet ouvrage, est de quelque poids 
à tes yeux , tu n'ajouteras pas foi à cette abomi- 
nable imposture^ je te le jure sur mon honneur, 
sur mon immortelle renomma , non -seulement 
le valeureux iHerre Stu3rvesant fut innocent de 
cette basse conspiration, mais, plutôt que de 
chercher à détruire ses ennemis par tout autre 
moyen qu'une guerre franche et généreuse, il eût 
'souffert que son bras droit , que sa jambe de bois 



LIVRE V, C0APITa£ IV. 3]^ 

elle-même ^ consumassent lentement dans ci'in^Jii^- 
tinguibles flammes. Maudits soient les mépnsabtes 
espions, les yUs délateurs qui complotèr^t de 
souiller son honorable nom par une imposture 
semiblable. 

Pierre Stuyvesant, quoiqu'il n'eût peut-atrf 
jamais entendu parler de chevaliers errans ^ avait 
né^mmoios un coeur aussi véritablement chevale- 
resque qu'aucun de ceux, qui aient jamais palpite 
à la table ronde du roi Arthur. A travers ses ma^ 
nières un peu rude^ perçait une nature si noble, 
june loyauté si franche , qu'il était impossible d'y 
méconnaître l'amie d'un héros ; car c'était réd- 
leipent un héros de chevalerie créé d'un seul jçft 
par la nature ; et quoiqu'elle n'eût pris aucun soin 
ultérieur pour finir et perfectionner son ouvrage, 
il n'en offrait pas moins un miracle vivant de sa 
toute-puissance. 

Mais pour parler sans figures (&ute en niati^res 
historiques que j'évite particulièrement de com- 
mettre ) , l'illustre Pierre possédait à un émiuiçnt 
d^ré les sept nobles et célèbres vertus de la che- 
valerie i or , comme il n'avait jamais çonsjLdté les 
auteurs dans la culture et le perfectionpement de 
sc^ esprit , je crois véritablement qu'elles y avaient 
été imj^Untées par dame nature elle-memei et 
qu'elles y florissaient parmi ses âpre$ qyaljiM^^ 

3. 



36 HISTOIRE DE NEW-TORK. 

ocmime autans de fleurs sauvages qui percent et 
prospèrent à travers les crevasses d'un dur rocher. 
Tel était Pierre Forte-Tête : et si mon admiration 
pour lui a , dans cette occasion , entraîné mon 
style au-delà de la sage gravité qui convient au la- 
borieux historiographe , la seule excuse que j'en 
puisse donner est que , quoique Hollandais à tête 
grisonnante , quoique descendu presque au pied de 
la montagne de la vie , je conserve encore quelque 
étincelle de ce feu* céleste qui brille dans les 
yeux de la jeunesse quand elle contemple les 
vertus et les exploits de la vieillesse vénérable. 
Bénisoit,troisfois, neuf fois,..* béni soit à jamais le 
bon saint Nicolas , de ce que j'ai échappé à l'in- 
fluence de cette froide apathie qui trop souvent 
glace toute sympathie chez le vieillard , et , telle 
qu'un mauvais génie , s'empare de toutes les ave- 
nues du cœur pour en repousser tout sentiment 
généreux, toute étincelle d'enthousiasme. 

Au preinier bruit de cette infâme accusation 
contre son honneur , Pierre Stuy vesant prit une 
résolution faite pour illustrer tout chevalier, eût- 
il su par cœur la bibUothèque de Don Quichotte; 
ildépêcha immédiatement, comme héraut d'armes, 
auprès du conseil amphictionique , son vaillant 
trompette et écuyer Anihony-VanCorlear, avec 
ordre de courir jour et nuit ; il leur reprochait , 



LIVBE V, CHAPITRE IV. ^J 

dans les termes d'une noble indignation, d'avoir 
prêté l'oreille aux impostures par lesquelles des 
païens infidèles avaient cherche à noircir le ca- 
ractère d'un chrétien , d'un gentilhcootme et d'un 
soldat. Quant au perfide et sanglant complot al- 
loué contre lui , il déclarait que quiconque en 
affirmait l'existence en avait, menti par sa goi^e! 
en preuve de quoi , il défiait en combat singuUer le 
prudent du. conseil, et tous ses consdllers, ou, 
s'ils l'aimaient mieux , leur puissant champion le 
capitaine Aliçxsander Partridg, ce formidable 
homme de Ahodes, s'en remettant , disait-il, -à la 
valeur de son bras, d^i soinde.prpuver.sonin* 
nocence. 

Ce cartel ayant et é déUvré avec toutes les céré- 
monies voulues,. Anthony Yan-Corlear sonna un 
aj^l de défi devant le conseil assemblé , et le ter- 
mina par d'épouvantables sons nasillards qui 
paraissaient plus particuhèrement destinés aux 
oreilles du capitaine Partridg , sous le nez duquel 
ils retentissaient , et qui., frappé de surprise et 
d'étourdissement, en pensa rendre ^l'ame. Cela 
Élit , mon Yan-Corlear enfourcha une grande ju- 
ment flamande, qu'il montait toujours, et trotta 
joyeusement vers les Mannahatoes, traversant 
Hartford, Pyquay, Middletown, ainsi que les 
autres villes frontières, soufflant dans sa trom- 



38 HISTOIBB DÉ NEW-TORfc. 

luette Gomme un dialrfe enrage, feisaht retentii" 
de sa mélodie guerrière les délicieuses vallées du 
Gobnecticut ou ses rives fleuries , et s'ârretant à 
l\)ix»si(Hi tantôt pour manger Aeè tartes aux 
pirunes , tatitdt pour se mêler aux danses ou autres 
Àtaïuseineiis champêtres des jolies filles qu'il ren- 
êcMtrait , et dont sotai joyeux instrument ravissait 

lame. 

Cependant le grand conseil, étant composé 
dliommes sages et réfléchis , n'eut aucune envie 
de éourir une lance avec un héros tel que Pîerrç ; 
9s lui firent au contraire une réponse à la fois 
ptoi^euse et offensàttté, dans laquelle ils l'assu- 
raient que son crime leur paraissait suffisamment 
prouvé, et qu'ils se tenaient pour satisfaits du té- 
iiioignage qu'en avaient rendu de sages et respec* 
tabled Indiens ; la lettre finissait par ce tout 
aimable paragraphe : a Quant à votre effrontée 
^ dentation du complot barbare dont vous êtes 
te accusé , elle pèsera peu dans la balance contre 
t( une telle évidence ; aitisi nous demandons en- 
ct tore et requérons due satisfaction et garantie, 
(c k-estant tôujôuf^ , 

(c Monsieur , 

« Vos serviteurs en tout ce 
c( qui est juste , etc. , etc.» 



LIVRE V, CHAPITRE iV. Sg 

Je ne doute pas que cette négociation n'ait été 
tout autrement rapportée par certains historiens 
de l'est , ^ autres , qui semIJent avoir hérité de 
la pnrofcHide aversion de leurs ancêtres pour le 
hrave Pierre. Grand bien leur fasse l'héritage ! Ils 
prétendent que Pierre Stuyvesant, après avoir 
demandé lui-même que les accusations intentées 
contre lui fussent examinées par d^s Qonunissaires 
nommés à ce sujet , refusa, quand ils furent nom* 
m^, de se soumettre à leur examen. Il n'y a 
dans cet artificieux récit qu'une aj^arence de 
vérité. Sans doute , quand il vit qu'on £dsait 
la sourde oreille à son défi , il offrit généreuse- 
ment de soumettre sa conduite à la rigoureuse 
inspection d'une cour d'honn€lur ; mais il comp^ 
tait alors sur un tribunal auguste y composé 
d'hcHKimes comme il faut, des gouverneurs et 
des nobles des plantations confédérées et de la 
province de la Nouvelle-Hollande; il comptait 
alors être jugé par ses pairs , et d'une manière 
digne de son rac^ et de sa dignité; au lieu de 
cela . , . ( ijue je meure si je ne dis l'exacte vérité ! ) , ils 
n'eurent pas honte d'envoyer aux Mannahatoes , 
deux d&anqués d'avocats affamés , qui , montés 
sur Aq mauvais bidets de Narragansel , portaient 
des vaflises en croupe et des sacs de toile verte sous 
leurs bft*as , comme si leur seule affait^ était de 



4o HISTOIRE DE NBW-TORK. 

battre le pa^é de tribunal en tribunal à la re- 
cherche de quelques procès. 

Le chevaleresque Pierre , comme on pouvait 
s'y attendre , n'honora pas de la plus légère atten- 
tion ces artificieux fsiquins qui , avec une habileté 
naturelle à leur profession , se mirent en quête de 
témoignages, scrutant, épluchant^ tourmentant 
d'innocens Indiens et de pauvres vieilles femmes 
par leurs questions insidieuses , et les poussant 
ainsi jusqu^à ce qu'ils se fussent contredits et par- 
jurés de la manière la plus horrible. Parfaitement 
satisfidts d'avoir si bien rempU leur honorable mis- 
sion , ils retournèrent vers le grand conseil avec 
leurs bissacs et leurs valises farcis d'histoires apo- 
cryphes , de méprisables rapports et d'outrageuses 
calomnies , dont le grand Pierre nç s'occupa pas 
plus que d'une pipe cassée ; mais j'atteste que s'ils 
eussent essayé de jouer le même tour à William- 
le -Bourru^ il les aurait régalés d'une cabriole 
aérienne au haut de ses potences. 

Le grand conseil de l'est s'assembla solennelle- 
ment au retour de ses envoyés , et , après avoir 
délibéré pendant fort long-temps sur la situation 
des affaires , il était prêt de s'ajourner sans pou- 
voir s'accorder sur aucun point , quand , à ce mo- 
ment critique , un pâle , biheux et intrigant ora- 
teur prit 4a parole ; cet homme passait pour un 



LIVRE V, CHAPITRE IV. 4* 

habile politique , parce qu'il était parvenu à siéger 
au conseil en calomniant tous ses antagonistes, 
c'était réellement un de ces esprits turbulens, 
quoique vides , qui mcHitrent leur patriotisme en 
soufflant le feu des actions, jusqu'à ce que la 
fournaise politique devienne un volcan ; un de ces 
zélateurs désintéressés qui sont toujours prêts à 
mettre le feu à la maison si cela peut &ire bouillir 
leur pot. Cet honnête homme vit d'un coup^'œil 
que l'occasion était favorable pour frapper un coup 
qui établirait sa popularité aux yeux de ses com- 
mettans placés sur les frontières de la Nouvelle- 
Hollande , et qui étaiient les plus grands bracon- 
niers de la chrétienté ( les nobles habitans des 
frontières de l'Ecosse exceptés ) 3 il se mit donc en 
avant comme un second Pierre l'Ermite , et prê- 
cha une croisade contre Kerre Stuy vesant et sa 
cité dévouée. 

Son discours , qui dura six heures , selon l'an- 
dienne coutume de ce pays , représentait les Hol- 
landais comme une race d'hérétiques impies , qui 
ne croyaient ni à la sorcellerie , ni à la vertu sou- 
veraine des fers à cheval , qui avaient abandonné 
leur patrie , non comme eux , pour s'assurer la 
liberté de conscience , mais poussés par le vil ap- 
pât du gain ,,qui n'étaient enfin que des cannibales, 
de vrais anthropophages, puisque jamais ils ne 



4a HfftTOiaE BE VKW-TOBK. 

nuuigeaieni de morue le sunedi, puisque dévo- 
raient la diair de porc sans y mettre de mélasse , 
et pimqu'ik professaient nn sourerain mépris pour 
les citrouilles. 

Ce discours produisit l'eflkt désiré , car le con- 
sul ayant été réveillé en sursaut par le sergent 
d'armes , les conseillers conclurent , tout en se frot- 
tant les yeux , qu'il était à la fixs juste et pc^tique 
de déclarer immédiatement la guerre à ces païens 
destructeurs des citrouilles. Mais il allait d'abord 
que la natîen en masse tCit préparée à cette me- 
sure 9 et à cet effet les argumens de l'orateur furait 
preckes en chaire , pendant plusieurs dimanches 
consécutifs , et vivement recommandés à l'atten- 
tion de tous les bons chrétiens qui professaient et 
pratiquaient la doctrine de l'humilité , de la cha- 
rité et du pardon des injures. Cette circonstance 
est la première où nous ayions entendu parler du 
atambour ecclésiastique d battant,dans notre pays, 
pour feire des recrues poUtiques , et ce moyen eut 
une si grande efficacité qu'il a depuis été fréquem- 
ment employé dans toute l'union. Souvent la rc^ 
ecclésiastique vous cache un pohtique rusé dont 
l'extérieur n'est que religion , tandis que son ame 
n'est que rancune. Les choses spirituelleset les t^n- 
porelles sont mêlées et confondues ensemble, 
comme les poisons et les contre-poisons sur les ta- 



LIVRfe t , CHAPITRE V. 4^ 

blettes d'un apothicaire ; et au lieu d'un sermon 
orthodoxe , on ne fait souvent avaler à l'innocent 
jErëquenteur d'églises qu'un pamphlet politique 
étiquete d'un texte pieux que fournit l'Ecriture 
sainte. 



»%/«.'^^^^k«/%>^«/% «/«/^ % % • »i^%^k^ 



CHAPITRE V. 

Comioeot UsbabitansdeNew-Anksterdam devinrf^t fameux dans 
les armes, et de la terrible catastrophe suryenue à une puissante 
armëe. Mesures que prit Pierre Stuyyesant pour fortifier la vîlfe. 
Comment il fut lo fondateur de la Batterie. 

Quoique le grand conseil , comme je l'ai déjà 
montré ^ eût été étonnamm:ent discret dans sa ma^ 
nière d'agir relativement à la INouvelle-Hollande ^ 
et qu'il eût conduit ses affaires avec presque au- 
tant de silence et de mystère que le sage ciibinet 
britannique en met dans la cmiduite de ses mal-^ 
encontreuses expéditions secrètes, cependant le 
vigilant Pierre fut informé aussi exactement de 
diacune de ses démarches que l'est la cour de 
France des grandes entreprises que j'ai mention-^ 
nées. En conséquence , il se mit à l'œuvre pour 
faire avorter les machinations de ses adversaires. 

Je sais que beaucoup de gens blâmeront ce vail-* 



44 HISTOIHS DE NEW-TOEK. 

lant gouverneur de s'être jeté précipitamment 
dans des dépenses de fortifications , sans s'assurer 
qu'elles fuss^it nécessaires , en attendant prudem- 
ment que l'ennemi fût à sa porte. Mais ils doivent 
se rappeler que Pierre Stuyvesant n'était pas doué 
de la &oulté de pénétrer dans les secrets de la 
politique moderne , et qu'il était singulièrement 
infatué de certaines maximes surannées de la vieille 
école ; il croyait fermement , par exemple , que, 
pour faire respecter un pays au dehors , il était 
nécessaire de le rendre formidable au dedans , et 
que , pour conserver la paix et la tranquillité , une 
nation devait beaucoup plus compter sur sa propre 
force que sur la justice et la bienveillance des na- 
tions voisines. Il procéda donc avec la plus grande 
diligence , et mit la province et la métropole dans 
une forte attitude de défense^ 

Dans le petit nombre des ingénieuses ihvaitions 
du règne de William-le-Bourru , qui avaient été 
conservées , on pouvait compter ces inexpugnables 
boulevards de la sûreté publique , les lois sur la 
milice , par lesquelles les habitans étaient forcés 
de se présenter deux fois par an dans tel équipe- 
ment militaire.... qu'il plaisait à Dieu, et étaient 
mis sous le commandement de très-vailkns tail- 
leurs et perruquiers , qui , quoique les meilleures 
et les plus pacifiques petites gens du monde dans 



LIVRE V, CHAPITRE V. ^H 

les circonstances ordinaires , n'en étaient pas moins 
des diables incarnes aux parades et dans les cours 
martiales , quand ils avaient la brette au côte et 
le chapeau retapé sur Toreille. Sous la direction 
de ces guerriers périodiques , la vaillante milice 
fit de merveilleux progrès dans les mystères de 
la poudre à canon. On leur apprit à Ëdre &ce à 
droite, face à gauche , à tirer, sans cligner de 
l'œil , un iiisil sans amorce , à Ëdre un change- 
ment de direction sans trop de confusion et d'ir- 
r^ularité , et à marcher, quelque temps qu'il fit, 
par la pluie ou le soleil , d'un bout de la ville à 
l'autre , sans barguigner ; de sorte qu'à la fin ils 
étaient devenus si courageux qu'ils tiraient à 
poudre, sans presque détourner la tête, qu'ils 
pouvaient entendre la décharge des pliiâ grosses 
pièces de campagne , sans se boucher les oreilles 
ou sans se débander, et qu'ils auraient même 
supporté toutes les fiitigues et les périls d'un jour 
de parade en été , sans que la désertion eût con- 
sidérablement éclairci leurs rangs. 

11 faut l'avouer , le génie de ce peuple vérita- 
blement pacifique était si peu tourné vers la guerre, 
que , durant les intervalles des campagnes , ils s'ar- 
rangeaient généralement de manière à oubUer 
toute l'instruction miUtaire qu'ils avaient reçue ; de 
sorte que, quand les parades recommençaient, 



46 HISTOIRE DE NEW-YORK. 

ils distinguaient à peine le^jbout du canon de leur 
jfusil <}e sa crosse , et qu'ils prenaient invariable- 
meat leur épaule droite pour la gauche. Mëpiîse 
à laquelle on obvia bientôt cependant, en mar- 
quant tous les bras gauches avec de la craie. Mais 
quelles que pussent être leurs maladresses et leurs 
bévues, le sagacieux Kieft assurait qu'elles étaient 
de peu d'importance , puisque , comme il le Êdsait 
judicieusement observer, une campagne leur se- 
rait plus i^fitable que cent parades. Car, quand 
même les deux tiens d'entre eux seraient victimes 
de la poudre à canon , néanmoins ceux de l'autre 
tiers qui ne fuiraient pas deviendraient d'expéri- 
mentés vétérans. 

Le grand Pierre n'avait nulle vénération parti- 
culière pour les ingénieux essais et les sages insti- 
tutions de son habile prédécesseur , et , entre autres 
choses , il avsdt le plus souverain mépris pour son 
système militaire , souvent même, en plaisantant , 
( car il était fort sur la plaisanterie) il appelait ces 
pauvres miliciais : les cruches fêlées du gouver- 
neur Ki^. Cependant , comme la présente oocur- 
veoce était pressante , il fut obligé de profiter de 
ceux des mojais de défense qui étaient sous sa 
main , et en conséquence il fixa un jour de grande 
parade et d'inspection gmérale de la miUce. Mais , 
ohl Mans et Bellone! et voiis^ grandes et petites 



LIVRE V, CHAPITRE V. 4? 

puissances de la guerre, quel désordre! «ou plutôt 
quel gâchis ! ! ! Ici des soldats sans cd&eîers , là des 
officiers sans soldats , de longues canardières et de 
courtes espingoles , des fusils de tous les calibres ; 
quelques -uns sans faaïosmette , d'autres sans 
chien, d'autres sans monture, et la plus grande 
paiiie manquant à la fois de monture, de chien et 
de baïonnette^ gibernes, ceinturons, boîtes à 
poudre , épées , haches , coutelas , broches à rôtir 
et manches à bakd, le tout confus et pèle -mêle, 
comme ime de nos armées contiueiitales au com- 
mencement de la rerolution. 

Cette soudaine métamorphose d'un peufde pu- 
dfique en une troupe de guerriers est sans doote 
ce qu'on entend aujourd'hui par mettre une na- 
tion sous ies armes et <c iui/iure prendre une cEtô- 
mde y^ ; armes et attitude grace auxqueUes le bon 
peuple &it une figure aussi martiale et px>isiet 
d'accomplir autant de prouesses que le &meux 
Sancho Pança quand il fut soudahiement équipé 
pour défendre son île àe Barataria. 

Le déterminé Pierre regarda ce ré^ilBent dégue- 
nillé d'un âir aussi piteux qu'un autre eut regardé le 
diable ; mais calculant, en faommesage, que la seule 
diose qu'il eût à faire était de tirer le mieilleur parti 
possible d'une mechanic afïaire , il résolut de don- 
ner à ses héros un avant-goût des travaux milidaîres: 



48 HISTOIRE DE ITEW-TORK. 

en conséquence , les ayant ranges en ordre de ba- 
taille et leur ayant fait faire et refsuVe tous les exer- 
cices manuels du soldat, il ordonna aux fifres de 
jouer une marche vive, et se mit à atrpenter les rues 
de New- Amsterdam ainsi que les champs voisins, 
avec sa longue et in&tigable jambe de bois , jusqu'à 
ce que les pauvres petites jambes de ses soldats 
leur fussent rentrées dans le corps et que leur 
graisse se fut fondue en ruisseaux de sueur. Mais 
ce ne fut pas tout ; l'esprit martial du vieux gou- 
verneur s'enflammant au son brillant du fifre , il 
voulut essayer le courage de ses troupes et leur 
Êdre tâter des fatigues d'une guerre plus sérieuse ; 
dans ce but , il les fit camper , à la chute du jour, 
sur une montagne à quelque distance de la ville^ et 
qui autrefois portait le nom de Bunker' s-Hill, 
avec l'intention formelle de les initier à la discipline 
des camps et de recommencer le lendemain les tra- 
vaux et les périls de la campagne ; mais les torrens 
de pluie qui tombèrent sur le camp pendant la nuit 
mirent cette puissante armée dans une telle dé- 
mente ou plutôt dans une XéXe fusion , que le blond 
Phébus quand il darda ses premiers rayons sur la 
montagne n'y trouva plus guère que Pierre Stuy- 
vesant et son trompette Van-Corléar , tristes restes 
de la multitude qui y avait campé la nuit précé- 
dente. 



LIVRE V, CHAPITRE V. 49 

La funeste dissolution de son armée aurait dé- 
couragé un commandant moins déterminé que 
Pierre Stuy vesant , mais il attacha peu d'impor- 
tance àcet événement; seulement^ à dater de cette 
époque , méprisant dix fois plus encore tout sys- 
tème de milice , il prit soin de se pourvoir d'une 
bonne garnison d'hommes choisis , qui reçurent 
une paie, et qu'il vantait comme possédant au 
moins cette quaUté indispensable du soldat , d'être 
à l'épreuve de l'eau. 

Le second soin du vigilant Stuyvesant fut de 
fortifier J\ew- Amsterdam j dans ce but il fit con- 
struire en bois de forts retranchemens qui traver- 
saient l'île dans toute sa largeur , d'un bras de ri- 
vière à Tautre , et qui devaient protéger la ville , 
non-seulement contre les invasions soudaines d'en- 
nemis étrangers , mais aussi contre les incursions 
des sauvages voisins (i). 

Quelques traditions , à la vérité , ont attribué la 
construction de cette espèce de muraille à une 



(i) Dans une ancienne vue de la Nouvelle-Amsterdam, 
prise quelque temps après l'époque dont il est question, 
on a représenté cette muraille^ qui suivait la direction de 
Wall - Street , appelée ainsi en commémoration de ce 
grand boulevard. Une porte, nommée Land-Poort, s'ou- 
vrait sur Broad- Way, près du lieu où est maintenaal 
II, 4 



4 

5o HISTOIRE DE NEW-YORK. 

époque plus récente, mais elles sont complètement 
inexactes ; car une note du manuscrit de Stuy ve- 
sant dont la date nous reporte à peu près au milieu 
du règne de ce gouverneur , mentionne cette mu- 
raille comme un monument curieux et consi- 
dérable qui faisait l'admiration de tous les sauvages 
d'alentour , et il cite , en outre , la circonstance 
d'un troupeau de vaches échappées, qui , pendant 
une nuit très-noire , se firent jour au travers de la 
&meuse muraille et jetèrent toute la ville de New- 
Amsterdam dans une affreuse terreur panique. 

Outre cette grande muraille il ajouta au fort 
Amsterdam plusieurs ouvrages avancés pour pro- 
téger la cote à la pointe de llle. Ces ouvrages con- 
sistaient en formidables batteries de terre , solide- 
ment revêtues d'écaillés d'huîtres qu'on y avait 
incrustées à la manière des fours hollandais main- 
tenant en usage. 

Ces respectables boulevards furent recouverts , 
par la suite des temps , d'un verdoyant tapis de 
treffle et de gazon , et leurs sommets furent ombra- 



Trînity- Church; une autre, nommée Water -Poort, à 
peu près où est le café de Tontine , s'ouvrait sur Smits- 
vleya, ou, comme on le dit habituellement, Smith Flj, 
alors un vallon marécageux avec une crique ou entrée 
qui s'étendait sur ce que nous nommons Maiden-Lane. 



LIVRE V, CHAPITRE V. 5l 

gés par d'immenses sycomores dans le feuillage des- 
quels de petits oiseaux voltigeaient en réjouissant 
Toreille par leurs notes mélodieuses. Les vieux 
bourgeois allaient l'après-midi fumer leurs pipes à 
l'ombre de ces beaux arbres, contemplant les 
rayons dorés du soleil à mesure qu'il descendait 
et se perdait à l'occident , emblème de cette fin 
tranquille vers laquelle ils s'avançaient doucement 
eux-mêmes , tandis que de leur côté les jeunes 
garçons et les jeunes filles de la ville aimaient à 
s'égarer au clair de la lune dans les détours de 
cette retraite fevorite , contemplant les rayons ar- 
gentés de la chaste Diane lorsqu'ils tremblaient sur 
le sein calme de la mer au fond de la baie , ou 
qu'ils brillaient sur la voile blanche d'une barque 
glissant sur ses ondes. Telle fut l'origine de cette 
célèbre promenade nommée la Batterie, qui, 
quoique ostensiblement destinée à un usage mar- 
tial , fut toujours consacrée aux plus douces dé- 
lices de la paix ; promenade favorite du vieillard , 
lieu salubre où le malade allait chercher la santé , 
où l'artisan se délassait le. dimanche des travaux 
et des fatigues de la semaine , théâtre des joyeux 
plaisirs de l'enfance , rendez-vous choisi des amans , 
amusement du citoyen , ornement de New- Yorck , 
orgueil enfin de la délicieuse île de Mannahata. 



4. 



Sa HISTOIRE DE NEW-YORK. 



CHAPITRE VI. 

Comment le peuple de Pest fut soudainement affligé d*uo mal 
diabolique. Ses judicieuses mesures pour le détruire. 

Ayant ainsi pourvu à la sûreté tempoi'aire de 
New-Amsterdam , et l'ayant fortifiée contre toute 
surprise soudaine , le brave Pierre prit une bonne 
prise de tabac , et faisant claquer ses doigts mit au 
défi le conseil des amphictions et son champion 
l'illustre Alicxsander Patridg. 11 est impossible de 
dire , cependant , quelle aurait pu être l'issue de 
cette affaire si le conseil ne se fût trouvé tout à 
coup enveloppé dans de cruelles difficultés et si la 
dissension n'eût été semée parmi ses membres , 
comme elle le fut jadis parmi les guerriers turbu- 
lens et querelleurs de la Grèce. 

Le conseil de la ligue, comme je l'ai montré 
dans mon dernier chapitre, avait déjà annoncé 
ses intentions hostiles , et déjà la puissante colonie 
de New -Haven et l'importante ville de Pyquag, 
autrement appelée Weathers-Field, renonunée par 
ses ognons et ses sorcières , et le grand comptoir 
de Hartfort , et les autres redoutables villes fron- 



LIVRE V, CHAPITRE VI. 53 

tières, étaient dans un prodigieux émoi, fourbissant 
leurs canardières rouillées , et faisant retentir au 
loin le cri de la guerre , qui ne leur semblait que 
le précurseur des conquêtes faciles et du riche 
butin que les opulens petits viUages hollandais 
leur promettaient. Mais la conduite de la colonie 
de Massachusetts fit bientôt taire ce joyeux ta- 
page. Celle-ci , frappée du caractère loyal du 
brave et vieux Pierre, et totalement persuadée 
par la franchise chevaleresque et la chaleur cou- 
rageuse de sa justification, refusa de le croire 
coupable de Finfame complot si injustement mis 
sur son dos. Avec une générosité digne à mes 
yeux d'un immortel honneur, elle déclara qu'au- 
cune détermination du grand conseil de la ligue 
n'obhgerait la. cour générale de Massachusetts à 
participer à une guerre offensive , que ladite cour 
générale regarderait comme injuste, (i) 

Ce refus entraîna immédiatement la colonie de 
Massachusetts et les autres provinces unies dans 
de très-sérieuses contestations, et il aurait même 
causé la dissolution delà confédération , si le con- 
seil des amphictions , qui sentit l'impossibiUté de 
combattre sans l'appui d'un membre aussi impor- 



(i) Haz. Coll. de papiers d'état. 



54 HISTOIRE DE NEW-TORK. 

tant que Massachusetts , n'eût pris la liberté d'a- 
bandonner, pour un temps, ses machinations hos- 
tiles contre les Manhattoes. Tant il y a d'énergie 
et de puissance dans ces confédérations composées 
de membres discordans , égoïstes et entêtés , que 
réunit mollement un lien sans force et que gou- 
verne un chef sans expérience. A tout prendre ce- 
pendant , les villes martiales du Connecticut n'eu- 
rent aucun sujet de déplorer ce frein mis à leur 
ardeur guerrière ; car , tout en admettant que les 
puissances coalisées eussent fini par vaincre les 
troupes inexpérimentées des Manhattoes, je jure- 
rais bien que, en attendant, Pierre-Cœur-de-Lion 
et ses recrues auraient commencé par étouffer les 
héros querelleurs de Pyquag avec leurs propres 
ognons ( I ) , et eussent d'abord frotté les autres 
petites villes voisines de manière à leur faire passer , 
pour cent ans au moins, l'envie de s'installer sur 
les terres des nouveaux Pays-Bas ou même d'en 
dévaster les poulaillers. 

A la vérité plus d'une cause servait à détourner 
l'attention du bon peuple de l'est de ses projets hos- 
tiles , car dans ce temps-là même il fut cruellement 



(i) On se rappelle que Pyquag était célèbre pour ses 
ognons. 



LIVRE V, CHAPITRE VI. 55 

harassé et tourmenté par les incursions du prince 
des ténèbres dont plusieurs sujets furent surpris 
rôdant autour du camp, et brûlés vife comme es- 
pions et mortels ennemis. Pour parler sans figure , 
il est notoire que , dans cette conjoncture , les pro- 
vinces de la Nouvelle-Angleterre furent horrible- 
ment troublées par une multitude de sorcières, 
ou misérables bohémiennes qui usaient de tous les 
stratagèmes et de toutes les sorcelleries imaginables 
pour égarer et tourmenter le peuple ; et quoique 
un grand nombre de lois judicieuses et sanglantes 
eussent été faites contre tout c< pacte ou entretien 
sérieux avec le diable, au moyen de conjura- 
tions , etc. , )) cependant le crime abomimible de 
sorcellerie continua à faire des progrès qui passe- 
raient presque toute croyance si le fiât n'était trop 
bien prouvé pour laisser l'ombre d'un doute. 

Ce qui est particulièrement digne d'attention , 
c'est que cet art épouvantable qui a déconcerté si 
long-ti^nps les travaux abstraits des philosophes , 
des astrologues, des alchimistes, des adeptes en la 
science de la magie , et de mille autres sages , était 
particuhèrement l'apanage des plus ignorantes , des 
plus décrépites et des plus horribles vieilles femmes 



(ij Archives de New-PIymouth. 



56 HISTOIRE DE NEW-YORK. 

(lu pays, qui n'avaient • guère plus de cervelle 
que le manche à balai qui leur servait de 
monture. 

Quand un bruit alarmant est une fois répandu , 
le public, qui aime par-dessus tout à avoir peur, 
ne manque pas long-temps de preuves qui le con- 
firment. Prononcez seulement Yerxioi fièi^re jaune ^ 
et à l'instant tous les maux de tête ou d'estomac, 
toutes les affections bilieuses seront reconnues être 
la terrible épidémie. De même , dans la présente 
circonstance, quiconque avait colique ou lumbago 
était sûr d'être ensorcelé, et malheur alors aux in- 
fortunées vieilles femmes qui vivaient dans son 
voisinage! On ne pouvait long-temps fermer les 
yeux sur une a))omination aussi criante ; aussi 
attira-t-elle bientôt la vive indignation des esprits 
les plus sages et les plus réfléchis du pays, mais 
particulièrement de ceux qui avaient montré jadis 
une bienveillance si active dans la conversion des 
quakers et des anabaptistes. Le grand conseil des 
amphictions se prépara publiquement à faire tête 
à un crime aussi dangereux et aussi épouvantable , 
et il s'ensuivit une sévère recherche de ces abomi- 
nables vieilles qui furent aisément découvertes et 
reconnues à des signes également certains, tels que 
pinçons faits par le diable , chats noirs, manches à 
balais , et à cette impuissance où elles étaient de 



LIVRE V, CHAPITRE VI. 67 

verser jamais plus de trois larmes , qui encore ne 
pouvaient tomber que de l'œil gauche. 

On ne saurait croire le nombre de crimes qui 
furent découverts, <c chacun desquels , » dit le ré- 
vérend père Cotton Mather dans son excellente 
histoire de la Nouvelle- Angleterre, d chacun des- 
<i quels porte avec lui une telle évidence , que nul 
a homme raisonnable n'en a jamais douté dans ce 
« pays, et qu'il serait déraisonnable d'en douter 
« dans aucun autre » (i). 

Eh que répondre aux faits incontestables que 
nous cite à ce sujet l'authentique et judicieux John 
Josselin Gent? « 11 n'y a point de mendians en ce 
c< pays , dit-il , mais il y a beaucoup trop de sorciè- 
(c res ivres , ou autres , qui produisent d'étranges 
a apparitions , témoin cette chaloupe remplie de 
ce femmes , et ce vaisseau avec un grand cheval 
c( rouge au pied de son mat : le vaisseau étant 
(( dans une petite baie du côté de l'est disparut tout 
c( à coup, etc. )) 

Cependant , ni le nombre des délinquantes , ni 
leurs inventions magiques , ne furent plus remar- 
quables que leur diaboUque obstination. Quoiqu'on 



(i) Mather. Histoire de la Nouvelle^ Angleterre, 1. vi, 
ch. vu. 



58 HISTOIRE DE NEW-YORK. 

les exhortât de la manière la plus solennelle , la 
plus pei'suasive et la plus affectueuse , à s'avouer 
coupables et à se laisser brûler pour le plus grand 
bien de la religion et le plus grand amusement du 
public , elles n'en persistèrent pas moins avec la 
plus grande opiniâtreté à affirmer leur innocence. 
Une si incroyable obstination méritait seule une 
punition prompte , puisqu'elle suffisait pour prou- 
ver (si tant est qu'il fallût prouver quelque chose) 
leur connivence avec le diable, qui est l'obstination 
en personne. Mais leurs juges étaient justes et mi- 
séricordieux 5 et ils résolurent de ne punir que 
celles qui seraient convaincues par les plus irré- 
cusables témoignages ; non qu'il en fût besoin pour 
satisfair î leur conscience , car en juges véritables 
et expérimentés , ils avaient l'esprit parfaitement 
tranquille, et S'^ tenaient pour bien assurés du 
crime des prisonnières , avant de procéder à leur 
examen; mais encore fallait -il accorder quelque 
chose à la conviction généra 'e , et tranquilliser les 
esprits inquiets et vétilleux qui pourraient leur 
succéder. Enfin , il fa' 'ait satisfaire le monde. Oh ! 
le monde ! le monde ! Tout le monde sait combien 
le monde est difficile à contenter ! Les dignes juges 
furent donc réduits à chercher , découvrir et 
rendre plus claires que le jour des choses que 
l'instinct leur avait d'abord révélées , et sur les- 



LIVRE V, CHAPITRE VI. 5g 

quelles ils n'avaient pas à se reprocher d'avoir hé- 
sité une minute. De sorte que l'on peut dire avec 
vérité que les sorcières furent brûlées pour con- 
tenter la populace du jour , mais qu'on fit leur 
procès pour la satisfaction de l'avenir. 

Voyant donc que ni exhortations , ni bonnes 
raisons , ni supplications amicales , ne profitaient 
à ces criminelles endurcies , on eut recours aux 
argumens plus persuasif de la torture y et ayant 
ainsi très - littéralement arraché la vérité de leur 
bouche obstinée, on les condamna à être brû- 
lées vives , peine bien due aux crimes horribles 
qu'elles avaient confc ssés. Quelq'ics-unes même 
poussèrent la dépravation au po'nt de mourir 
dans les tortures, en protasiant de leur inno- 
cence jusqu'à la fin, mais celles- là furent re- 
gardées comme absolument et à tout jamais 
possédées ou d.able , ( t li s pieux spectateurs s'af- 
fligèrent seulement de ce qu'elles n'eussent pas 
vœu assez long-temps pour pouvoir périr dans les 
flammes. 

On nous dit que les habilans d'Ephèse se déli- 
vrèrent (1(^ la peste en h pidant un vieux men- 
diant qu'Apollonius leur avait signalé comme 
éta^t le malin esprit qui avait causé ce fléau , vé- 
l'ité que prouva le vieux démon en se transfor- 
mant aussitôt en chien barbet. De même , et par 



6o HISTOIRE DE NEW-YORK. 

des mesures également sages , un firein salutaire 
arrêta les progrès toujours croissans de la sorcel- 
lerie ; toutes les sorcières furent brûlées , bannies , 
ou terrifiées de manière qu'on ne vit bientôt plus 
une seule vieille femme dans toute la Nouvelle- 
Angleterre , et c'est par cette raison sans doute 
que toutes les jeunes y sont si jolies. Les honnêtes 
gens qui avaient été victimes de leurs sortilèges se 
guérirent petit à petit , excepté toutefois ceux qui 
avaient été ajSIigés de convulsions et de douleurs 
continues ; encore ces maux prirent-ils le carac- 
tère moins alarmant de rhumatismes , sciatiques 
et lumbagos. A dater de ce moment , le bon peuple 
de la Nouvelle-Angleterre , abandonnant l'étude 
des sciences occultes , tourna son attention vers 
les ruses plus profitables du commerce , et bientôt 
il devint expert dans l'art subtil de faire travailler 
son argent. Néanmoins on peut encore, de nos 
jours, démêler en eux quelques parcelles de ce 
vieux levain ; les sorcières ressuscitent à l'occasion 
sous les déguisemens divers de médecin , de juris- 
consulte ou d'ecclésiastique. Le peuple en général 
montre une finesse , une sagacité et une profon- 
deur de sagesse, qui sentent fortement le sorti- 
. lege ; et quand il tombe des pierres de la lune , 
on peut être sûr que la Nouvelle-Angleterre en a 
toujours sa bonne part. 



\ 



LIVRE V, CHAPITRE VU. 6l 



CHAPITRE VIL 

Qui mentionne Tel^yation et la renommée d'un vaillant comtnan- 
dant , et qui montre qu'un homme peut , comme un baUon , ne 
devoir son importance et sa grandeur qu^au vent qui le gonfle. 

En parlant de ces temps orageux , l'écrivain in- 
connu du manuscrit de Stuyvesant épanche sa 
reconnaissance dans une apostrophe au bon saint 
Nicolas , aux soins protecteurs duquel il attribue 
entièrement les dissensions qui éclatèrent dans le 
conseil des amphictions, et l'abominable esprit 
de sorcellerie qui régna dans les pays de l'est ; 
causes qui déjouèrent pendant un temps les ma- 
chinations hostiles employées contre les Hollan- 
dais , et qui préservèrent sa ville favorite de New- 
Amsterdam d'un péril imminent et d'une guerre 
désastreuse. Les ténèbres et la superstition obscur- 
cissaient les belles vallées de l'est : les bords déU- 
cieux du Connecticut ne retentissaient plus des 
sons d'une gaieté champêtre ; d'effrayantes appa- 
ritions et d'épouvantables Ëintômes étaient vus 
dans l'air , et des spectres errans se glissaient dans 
toutes les vallées sombres, sur toutes les rives 
muettes des ruisseaux ; des voix étranges sortant 



62 HÎSTOIRK DE NEW-YORK. 

4 

de corps invisibles étaient entendues dans les soli- 
' tudes désertes , et les villes frontières étaient si 
occupées à découvrir et à punir les vieilles femmes 
qui avaient causé ces alarmans prodiges , que pen- 
dant un temps la province de la Nouvelle-Hol- 
lande et ses habitans furent oubliés. 

Le grand Pieï't'e , donc , voyant qu'il n'y avait 
rien à craindre pour le moment du côté de ses voi- 
sins , employa cette louable vigilance qui l'a tou- 
jours distingué, à mettre un terme aux insultes 
des Suédois. Ces flibustiers (comme mon attentif 
lecteur peut se le rappeler ) avaient commencé à 
devenir très-importuns vers la dernière partie du 
règne de William-le-Bourru , mettant au néant 
les proclamations de cet illustre petit gouverneur, 
et à quia l'intrépide Jansen Alpendam. 

Pierre Stuy vesant, comme on l'a déjà démontré, 
était un gouverneur d'un bien autre caractère et 
d'une tournure d'esprit tout-à-fait différente. Sans 
y regarder à deux fois , il ordonna la levée d'un 
corps de troupes qui devait être stationné sur les 
frontières méridionales , sous le commandement 
du brigadier général Jacob Van-Poffenburgh. 
Cet illustre guerrier avait acquis la plus grande 
importance pendant le règne de William-Kieft , et, 
si Fhistoire dit vrai, il était commandant en second 
sous l'infortuné Van-Curlet quand celui-ci et son 



LIVRE V, CHAPITKE VII. 63 

régiment en guenilles furent inhumainement chas- 
sés, par les Yankees, à coups de pieds dans les' 
reins , du fort de Bonne-Espérance. Par suite de 
l'avantage qu'il avait eu de figurer dans une si mé- 
morable affaire , et d'y recevoir méine plus de 
Uessures qu'aucun de ses camarades , dans un ho- 
norable endroit que je ne nommerai pas , il avait 
toujours , depuis ce temps , été considéré comme 
un brave qui avait ce qu'on appelle du service. 
Toujours est-il xju'il avait joui de l'amitié et de la 
confismce intime de William-le-Boiu'ru , qui serait 
resté assis pendant des heures entières à écouter , 
bouche béante , les récits belliqueux que faisait son 
héros des merveilleuses victoires.... qu'il n'avait 
jamais remportées , et des combats terribles. . . . 
d'où il s'était enfiii. 

Le bon vieux Socrate a dit métaphoriquement 
que le ciel, en créant les hommes^ mêlait un peu 
d'or à l'intelligence de quelques-uns , de l'argent 
à celle de quelques-autres , et force cuivre ou fer 
à celle du plus grand nombre. Or , c'est indubita- 
blement à cette dernière classe qu'appartenait le 
général Van-Poffenburg; je suis même tenté de 
croh'e , d'après les richesses qu'il déployait en ce 
genre , que dame nature, qui se plaît quelquefois 
à se montrer partiale , lui avait donné , pour sa part 
de ces utiles métaux , deipioi faire au moins douze 



64 HISTOIRE DE NEW-YORK; 

bons chaudrons de grandeur ordinaire. Mais ce 
qu'on doit admirer le plus, c'est qu'il s'arrangeait de 
façon que William Kieft (qui à la vérité n'était pas 
très-connaisseur en fausse monnaie) prenait bon- 
nement tout ce cuivre-là pour de l'or pur. Il s'en- 
suivit qu'à la retraite de Jacob Van-Curlet, qui, 
après la perte du fort de Bonne-Espérance, se retira 
pour vivre , comme général vétéran , à l'ombre de 
ses lauriers , sa place fut donnée à l'illustre capi- 
taine PofFenburgh , qui la remplit avec une grande 
dignité, se donnant toujours, lui-même, le titre de 
c( commandant en chef des armées de la Nouvelle- 
Hollande, )) quoique , à dire la vérité , les armées 
ou plutôt l'armée ne consistât qu'en une poignée 
de misérables vauriens voleurs de poules et casseurs 
de bouteilles. 

Tel était le caractère du guerrier désigné par 
Pierre Stuyvesant pour défendre ses frontières 
méridionales, et il peut ne pas être sans intérêt 
pour mon lecteur d'avoir un aperçu de ses avan- 
tages extérieurs. Sans être très-grand il n'en avait 
pas moins une inunense surface , attendu son 
énorme grosseur, laquelle provenait cependant 
beaucoup plus de bouffissure que d'embonpoint ; 
car il était si prodigieusement gonflé par sa propre 
importance , qu'il ressemblait à une de ces outres 
rempUes de vent qu'Eole, dans un incroyable 



LIVRE V, CHAPITKJE VII. 65 

eiécès de générosité , donna à ce guerrier eri^nt 
nommé Ulysse. 

Son costume s'accordait avec son caractère, car 
il portait extérieurement presque autant de cuivre 
et de fer que la nature lui en avait prodigué à l'in- 
térieur : son pourpint étaoit tailladé, brodé, cha- 
marré de petites bandes de galons de cuivre, et son 
corps semblait comme emmaillotté dans une large 
ceinture cramoisie, ressemblant à un épervier 
tant par sa dimension que par son tissu ( précau- 
tion prise sans doute contre les élans fougueux ' 
de ce cœur indomptable toujours prêt à jaillir de 
- sa poitrine). Sa large face, d'un rouge éclatant, 
brillait comme une fournaise au milieu de sa 
chevelure et de ses favoris poudrés à blanc , et 
son ame magnanime semblait prête à s'élancer de 
deux yeux vérons et cUgnotans qui lui sortaient 
de la tête comme ceux d'un homard. 

Je te jure , ami lecteur, que, si l'histoire ne l'a 
pas défiguré, je donnerais tout l'argent que j'ai 
dans ma poche pour avoir vu ce guerrier affublé 
de pied en cap de son martial accoutrement : ses 
bottes lui venant jusqu'à la ceinture, sa ceinture 
jusqu'au menton, son collet jusqu'aux oreilles, 
ses favoris jusqu'aux dents , obombré d'un im- 
mense chapeau miUtaire, et le ventre étranglé 
par un ceinturon en cuir, de dix pouces de large, 
II. 5 



66 HISTOIRE BE NEW-TORK. 

d'où pendait un cimeterre dont je n'ose pas dire 
la longueur. Ainsi équipé, il allait se pavanant 
d'un air non moins formidable que le renommé 
More de-^More-Hall quand , armé de pied en cap , 
il fit une sortie pour tuer le dragon de Wantley ( i ) . 
Malgré les avantages natui^els et les qualités 
supérieures de ce fameux général, je dois avouer 
que ce n'était pas exactement l'espèce d'homme 
que le vaillant Pierre eût préféré pour comman- 
der ses troupes. Mais la vérité est qu'à cette 
époque le pays n'abondait pas comme aujourd'hui 
en grands hommes de guerre qui , comme autant 
de Cincinnatus, peuplent chaque petit village, 
ahgnent des choux en guise de soldats , choisissent, 
pour théâtre de leurs exploite , des champs de blé 
au lieu de champs de bataille , abandonnent les 
travaux de la guerre pour les arts plus utiles, 
mais moins glorieux de la paix , et allient telle- 
ment le laurier avec l'olive, que vous pouvez 
avoir un général pour aubergiste , un colonel pour 
cocher, et im vaillant capitaine de volontaires 
pour maréchal fendant. Le général Van-Poffen- 
bur^ fut donc nommé au commandement des 



(i) Ceci fait allusion à une vieille balade intitulée le 
Dragon de Wantlej. 



LIVRE V, CHAPITRE VII. 67 

troupes nouvellement levées , d'abord parce qu'il 
n'avait aucun concurrent pour Cet emploi , et 
puis parce que c'eût été une infraction à l'étiquette 
miUtaire que de lui préférer un plus jeune officier , 
injustice que le grand Pierre serait plutôt mort 
que de commettre. 

Ce très -vaillant capitaine> n'eut pas plus tôt 
reçu l'ordre de marcher , qu'il conduisit coura- 
geusement son armée aux fix)ntières méridio- 
nales; traversant des contrées sauvages et dé- 
sertes, des fleuves sans fonds , des forets sans 
issue , gi^avissant des montagnes inaccessibles , 
soumettant à ses lois une vaste étendue de pays 
inhabités , et affrontant ( d'après son propre té- 
moignage ) plus de périls que Xénophon lui- 
même dans sa fameuse retraite des dix mille. 
Ces travaux terminés, il étabUt sur la rivière du 
sud (ou la Delaware) , une formidable redoute, 
nommée fort Casimir en l'honneur d'une paire 
de culottes couleur de soufre que le gouverneur 
affectionnait singulièrement. Comme on verra, 
ce fort donna naissance à de très-importans et 
très - intéressans événemens; il n'est peut-être 
pas inutile de dire que par la suite il fut nommé 
Niew-Amstel et fut l'origine de la ville floris- 
sante de New-Castle , nom mal à propos substitué 
à celui de iVo-Castle puisqu'il n'y a pas et qu'il 



68 HISTOIRE DE NEW-YORK. 

n'y a jamais eu de château ou rien qui y ressemble 
dans les environs. 

Les Suédois ne supportèrent pas jMitiemment ce 
mouvement menaçant des Hollandais; et Jan- 
Printz , qui alors était gouverneur de la Nouvelle- 
Suède , lança une protestation contre ce qu'il 
appelait une usurpation de territoire. Mais Van- 
Poffenburgh avait acquis trop d'habileté dans la 
science des proclamations et des protestations , 
pendant qu'il servait sous William-le-Bourru , 
pour se laisser intimider le moins du monde par 
cette guerre de plume. Sa forteresse une fois 
terminée , le cœur le plus insensible se serait 
épanoui d'aise rien qu'à voir le surcroît d'im- 
portance et de bouflSssure qu'il en acquit subite- 
ment j il allait , venait , entrait , sortait une dou- 
zaine de fois par jour, examinait son ouvrage de 
tous côtés, devant, derrière, à droite, à gauche, et, 
vêtu de son grand uniforme , se pavanait pendant 
des heures entières sur le haut de son petit rem- 
part , comme un pigeon mâle qui fait la roue sur 
la pointe de son colombier \ en un mot , à moins 
que mon lecteur n'ait jeté un coup d'œil obser- 
vateur sur le petit commandant d'un de nos mi- 
sérables petits postes militaires étalant son uni^ 
forme neuf, et tout fier de commander une 
poignée de va-nu-(neds, je désespère de lui don- 



LIVRE Y, CHAPITRE VII. 69 

ner une juste idée de la prodigieuse dignité des 
manières du général Van-Poffenburgh. 

Il est dit dans le délicieux roman de Perce- 
Forêts , qu'im jeune homme étant armé chevalier 
par le roi Alexandre, se mit incontinent à ga- 
loper dans une forêt voisine , et à en étriller les 
arbres avec une telle vigueur , qu'il passa , aux 
yeux de toute la cour, pour l'homme le plus re- 
doutable et le plus courageux qu'il y eût sur terre. 
C'est ainsi que le grand Van-Poffenburgh dégor- 
geait cette humeur valeureuse qui , trop souvent 
terrible et indomptable comme la tempête dans 
le cœur des nouveaux soldats , les pousse à ces 
combats meurtriers où pleuvent tant de coups de 
poing , où se brisent tant de têtes ! car , dans ces 
occasions, quand il s'apercevait que ses esprits 
martiaux s'échauffaient, il faisait prudemment 
une sortie dans les champs , et , tirant du fourreau 
son sabre fidèle , il s'en escrimait à tort et à travers , 
d^apitant les choux par pelotons , rasant des pha- 
langes entières de tournesols, qu'il appelait de gigaiu 
tesques Suédois ; et si , par hasard , il découvrait 
une réunion de paisibles et volumineuses citrouilles 
se chauffant tranquillement au soleil , ce Ah misé- 
rables Yankees ! s'écriait-il d'une voix de tonnerre, 
vous tiens-je enfin? » puis , d'un seul coup de 
sabre , il transperçait les malheureux légumes ; 



70 HISTOIRE DE ICEW-TORK. 

et , sa colère étant calmée en quelque sorte par 
cet exploit guerrier, il retournait à sa garnison 
pleinement convaincu qu'il était un miracle de 
bravoure. 

La seconde ambition du général Poffenburgh 
était de passer pour un stricfc observateur de la 
discipline ; sachant parfdtement qu'elle est Fame 
de toute entreprise militaire , il y contraignait ses 
soldats avec la plus rigoureuse précision ; les obli* 
géant à tourner les pieds en dehors et à tenir la 
tête droite quand il y avait parade , et prescrivant 
la hauteur des manchettes à ceux qui avaient une 
chemise. 

Etant tombé un jour , en feuilletant la Bible 
(car le pieux Enée lui-même n'aurat pu le surr 
passer dans tout ce qui est signe extérieur de reh- 
gion ) , étant tombé , dis-je , sur l'histoire d'Ab- 
salon et de sa malheureuse fin , le général , dans 
un mauvais moment , ordonna de tondre oflSciers 
et soldats dans toute la garnison. Or, il advint 
qu'au nombre de ses oflSciers était un certain Kil- 
dermeester, courageux vétéran qui, pendant le 
coui-s d'une longue vie, s'était enorgueilli d'une 
chevelure épaisse et touffue ; cette crinière, assez 
semblable aux poils d'un chien de Terre-Neuve, se 
terminait par une queue dont la longueur immo- 
dérée pouvait se comparer au manche d'une poêle 



UVR£ V, CHAPITRE VII. 7 1 

à frire , et qui était nouée si serré contre sa tête , 
que la peau en était tiraillée de manière à lui tenir 
forcément la bouche et les yeux ouverts , et à 
remonter ses sourcils jusqu'au haut du front. On 
peut naturellement supposer que le possesseur 
d'un aussi glorieux apanage résisterait avec hor- 
reur à l'ordre qui le condamnait aux ciseaux. En 
entendant la proclamation du général, il jura 
comme un grenadier, blasphéma comme un païen , 
protesta qu'il casserait la tête à quiconque oserait 
se mêler de sa queue , la noua plus raide que ja- 
mais ^ et la promena dans toute la garnison d'un 
air aussi menaçant que si c'eût été la queue d'un 
crocodile. 

La queue à peau d'anguille du vieux Kilder- 
meester devint dès lors une afiairede la plus haute 
importance. Le commandant en chef était uii offi* 
cier trop éclairé pour ne pas voir que la discipline 
de la garnison , la subordination et le bon ordre 
des armées de la Nouvelle-Hollande , conséquém- 
ment la sûreté de toute la province , enfin la di- 
gnité et la prospérité de leurs hautes puissances 
messieurs des états généraux , mais par - dessus 
tout la dignité particuhère du grand général Po& 
fenburgh, exigeaient impérieusement le retran- 
chement de cette queue mutine et obstinée. Il 
jura donc que le vieux Kildermeester serait pu- 



72 HISTOIRE DE NEW- YORK. 

kliquement rasé, et dépouillé de l'objet de sa gloire^ 
en présence de toute la garnison. De son eôté , te 
vieillard se tint tout aussi résolument sur la défen- 
sive j alors le général , conrnie il conyient à un 
grand homme, entra dans une violente colère, 
et le coupable , arrêté , fut mis en procès devant 
une cour martiale pour mutinerie , déseiiion , ré • 
volte , enfin pour tous les crimes signalés dans le 
code militaire, dont la longue liste se terminait 
par ces mots : c(et particulièrement pour porter 
<( une queue à peau d'anguille , de trois pieds de 
i< long , contraire aux ordonnances. » Puis vinrent 
l'accusation , le procès , les plaidoyers , et tout le 
pays fut en fermentation au sujet de cette mal- 
heureuse queue. Comme on sait parfaitement que 
tout commandant de place frontière éloignée a le 
pouvoir de n'en faire à peu près qu'à sa tête , il y 
a peu à douter que le vétérant n'eût été pendu ou 
fusillé , s'il n'eût eu l'extrême bonheur de mourir 
de chagrin , et de soustraire ainsi à toute autorité 
terrestre son honneur et celui de sa bien- aimée 
chevelure. Il montra, jusqu'au terme fatal, une ré- 
solution inébranlable , et sa dei^ière recommanda- 
tion fut qu'on le portât à la sépulture dans unebière 
trouée de Ëiçon que sa queue pût passer au travers. 
Cette importante affaire valut au général une 
grande réputation en matière de discipline j mais, 



LIVRE V, CHAPITRE VII. 73 

si Ton en croit certains bruits , il fut toujours de- 
puis sujet aux mauvais rêves et à d'effrayantes 
visions nocturnes , où le spectre affreux du vieux 
Kildermeester se plantait en sentinelle à côté de 
son lit , et s'y tenait droit comme une pompe dont 
son énorme queue semblait être le manche. 



FIN DU LIVRE V. 



LIVRE VI, CHAPITRE I. 7 5 



LIVRE VI. 



COHTENANT LA SBGONDB PARTIE DU REGNE DE FIEEEE-FOETB- 
TÂTE ET SES GLORIEUX EXPLOITS SUR LA DELAWARE. 



CHAPITRE PREMIER. 

Dans lequel on donne un portrait martial du grand Pierre. Com- 
ment le général Van Pofienburghse distingua au fort Casimir. 

Jusqu'à présent , Irès-vënérable et très- gra- 
cieux lecteur, je t'ai montré Fadministration du 
valeureux Stuy vesant sous l'influence de la douce 
paix , ou plutôt de ce calme fatal et trompeur qui 
précède de grands et terribles événemens. Mais 
déjà retentissent au loin les roulemens belliqueux 
du tambour , déjà l'airain frémissant de la trom- 
pette frappe l'écho de ses sons éclatans , et le 
bruyant cliquetis des armes meurtrières nous dit 
trop quels malheurs nous menacent et vont tomber 
sur nous ! Soudainement arraché au doux repos 



76 HISTOIRE DE NEW-YORK. 

et aux voluptueuses rêveries où, dans Paimable 
saison de la paix , il cherchait le délassement de 
tous ses travaux, le guerrier ne tressera plus, 
amoureusement pressé sur le sein de sa belle , les 
fraîches guirlandes qui devaient orner son front 
d'albâtre ; il n'entourera plus de fleurs sa brillante 
épée , et , pour charmer les longs jours d'été , il 
n'exhalera plus en doucereux madrigaux les ten- 
dres tourmens de son ame; rappelé à la dignité 
d'homme , il jette loin de lui sa flûte amoureuse, 
il dépouille les molles parures où s'énervait sa vi- 
* gueur , et revêt d'une armure d'acier ses membres 
qu'arrondissait déjà un lâche repos ; son front où 
le myrte amoureux se mariait naguère à la rose 
parfumée; son front, redevenu menaçant, se 
couvre d'un casque éclatant que surmontent des 
plumes ondoyantes ; il saisit son brillant bouclier, 
brandit sa lance pesante , s'élance avec orgueil sur 
son fier destrier et ne respire plus que chevale- 
resques exploits. 

Tout doux cependant , digne lecteur; je ne vou- 
drais pas que vous imaginassiez que , dans la ville 
de New -Amsterdam , il existât jamais un preux 
chevaher ainsi ridiculement bardé de fer. Ceci 
n'est qu'une de ces gigantesques figures de rhéto- 
rique que nous autres écrivains héroïques em- 
ployons toujours quand nous parlons de guerre, 



LIVRE VI, CHAPITRE I. ^^ 

voulant lui donner par là un noble et imposant 
aspect. Nous affublons nos guerriers de boucbers, 
de casques , de lances ou autres armes également 
étrangères à leur siècle et à leur pays , et dont 
peut-être même ils n'ont jamais entendu parler , 
aussi ingénieux en cela que ces statuaires qui ha- 
billent un général ou un amiral moderme du cos- 
tume de César ou d'Alexandre. La simple vérité 
donc , dépouillée de tout ornement oratoire , est 
que le vaillant Pierre Stuy vesant vit tout de suite 
qu'il' était nécessaire de dérouiller sa fidèle lame 
qui était restée trop long- temps dans le fourreau , 
et de se préparer aux vaillans travaux de la 
guerre , débces de son ame magnanime. 

Je me figure le voir en ce moment , ou plutôt 
je vois le beau portrait de lui qui orne encore le 
manoir de Stuy vesant, dans le formidable attirail 
d'un véritable général hollandais. Son uniforme 
bleu de Prusse , richement décoré d'une garniture 
de larges boutons de cuivre qui s'étendait depuis 
la ceinture jusqu'au menton; ses immenses basques 
retroussées et se séparant galamment par derrière 
de manière à mettre en évidence une superbe paire 
de culottes couleur de soufre (mode tout-à-fait 
gracieuse , soigneusement maintenue par les guer- 
riers de nos jours , et qui s'accorde parfaitement 
avec la coutume des anciens héros qui dédaignaient 



^8 HISTOIRE DE WEW-TORK. 

de se défendre de ce côté); sa figure, à laquelle une 
paire de larges moustaches noires donnait un air 
véritablement terrible et guerrier ; sa chevelure 
séparée en deux boucles i*aides et pommadées , et 
finissant en queue de rat qui descendait jusqu'au 
bas de sa ceinture; un col en brillant cuir noir 
supportant son menton, et un petit, mais fort mar- 
tial chapeau retapé , placé avec autant d'élégance 
que de fierté sur son sourcil gauche : tel était l'ex- 
térieur noble et chevaleresque de Pierre- Forte- 
Tête. Suspendait-il tout à coup par une halte sa 
démarche guerrière ; alors planté sur sa bonne 
jambe , portant celle de bois plaqué en avant pour 
fortifier sa position , la main droite appuyée sur sa 
canne à pomme d'or, et la gauche posée sur le pom- 
meau de son épée , la tête haute, et tournée vers la 
droite avec ce fix)ncement de sourcils dont Jupiter 
ébranlait le monde , il présentait une des figures 
les plus fières , les plus impérieuses et les plus mar- 
tiales dont la peinture ait jamais animé la toile. 
Nous allons maintenant chercher la cause de ces 
préparati& guerriers. 

Les dispositions usurpatrices des Suédois sur la 
rivière du sud , ou la Delaware , ont été duement 
mentionnées dans les chroniques du règne de Wil- 
liam-le- Bourru. Ces usurpations ayant été suppor- 
tées avec l'héroïque longanimité qui accompagne 



LIVRE VI, CHAPITRE I. 7g 

toujours le vrai courage , s'étaient répëtées et scan* 
daleusement aggravées. 

hes Suédois , qui étaient du nombre de ces chré- 
tiens à conscience large qui lisent la Bible à rebours 
toutes les fois qu'elle est incompatible avec leurs 
intérêts , en renversaient adroitement les admira- 
bles maximes , et quand leur voisin souffrait qu'ils 
lui donnassent un soufflet sur une joue , ils lui en 
donnaient généralement un second sur l'autre, qu'il 
la leur présentât ou non. Leurs agressions fré- 
quentes avaient été comptées parmi les nombreuses 
sources de déplaisir qui avaient contribué à entre- 
tenir dans un perpétuel état de fièvre la très-irri- 
table susceptibilité de William Kieft, et, s'il n'a- 
vait pas tiré de leurs affronts l'inexorable vengeance 
qu'ils méritaient^ c'est uniquement parce que le 
malheur voulait qu il fût toujours occupé de cent 
choses à la fois. Mais ils avaient maintenant affaire 
à un homme d'un caractère bien différent , et la 
trahison dont ils se rendirent bientôt coupables 
mit en feu son noble sang, et un terme à toute pa- 
tience. 

Prints , gouverneur de la province de la Nou- 
velle^uède, étant ou mort, ou destitué, car il existe 
quelque incertitude sur ce Êdt , fut remplacé par 
Jan Risingh , gigantesque Suédois qui eût pu servir 
de modèle pour Samson ou pour Hercule, s'il 



80 HIStOÎRE 1>E JVEW-TORK. 

n'eût pas été cagneux. Il était aussi rapace que 
' fort, et, par dessus le marché, aussi rusé que rapace. 
De sorte qu'il y a réellement peu à douter que , 
s'il eût vécu quatre ou cinq cents ans plus tôt, il 
n'eût été un de ces abominables géans qui prenaient 
un plaisir si cruel à confisquer d'infortunées damoi- 
selles , quand elles couraient le monde, et à les en- 
fermer dans des châteaux enchantés, sans pourvoir 
aucunement ni à leur toilette , ni à toute autre pe- 
tite commodité tout aussi indispensable ; crime 
qui leur attira tellement l'animadversion de la che- 
valerie , que tout galant , loyal et véritable cheva- 
lier fut instruit à ne jamais voir un mécréant de 
six pieds sans lui courir sus et Foccire à l'instant. 
Voilà sans doute comment la race des grands 
hommes s'est à peu prè$ éteinte, et pourquoi nos 
générations modernes sont si mesquines. 

Le gouverneur Risingh ne fut pas plustôt entré 
en fonctions, qu'il jeta les yeux tout d'abord sur le 
poste important du fort Casimir , et forma l'hon- 
nête résolution de s'en emparer. La seule chose 
qui restât à considérer , était la manière d'effec- 
tuer cette résolution , et je dois ici lui rendre 
la justice de dire, qu'il montra une humanité 
qu'on rencontre rarement chez les chefs, et qui n'a 
jamais été égalée, à ma connaissance, dans les temps 
modernes , excepté par les Anglais dans leur glo- 



LIVRE VI, CHAPITRE I. 8l 

rieuse affaire de Copenhague. Voulant épargner 
l'effusion du sang et autres malheurs inséparables 
d'une guerre ouverte , il eut l'extrême bonté d'é- 
viter tout ce qui ressemble à des hostilités décla- 
rées ou à un siège régulier, et n'usa que des res- 
sources moins glorieuses mais plus humaines de 
la trahison. 

. Sous prétexte donc de faire une visite de voi- 
sinage au général Von-Poffenburgh dans son nou- 
veau poste du fort Casimir, il fit les préparatifs né- 
cessaires , remonta la Delaware en grand appareil, 
arbora son étendard avec la plus pointilleuse céré- 
monie, et, avant de jeter l'ancre, honora la for- 
teresse d'un salut vraiment royal. Ce bruit extra- 
ordinaire réveilla en sursaut une vieille sentinelle 
hollandaise qui dormait fidèlement à son poste, 
qui, ayant laissé éteindre sa mèche, imagina de 
riposter à ce comphment en mettaTit le feu à son 
fusil rouillé avec la pipe allumée d'un de ses cama- 
rades. Le salut aurait certainement été rendu pai' 
les canons du fort si le malheur n'eût voulu qu'ils 
fussent en très-mauvais état et que les magasins 
manquassent de poudre; accidens auxquels les 
forts ont été sujets dans tous les siècles, et d'au- 
tant plus excusables dans la présente circonstance , 
qu'il n'y avait guère plus de deux ans que le fort 
Casimir était élevé et que le général Von-Poffen- 
ir. * 6 



8a HISTOIRE DE NEW-YORK. 

bui^h , son puissant gouverneur, avait été absorbé 
depuis ce temps par des affaires d'une bien autre 
importance. 

Risingh , grandement satisfait de cette réponse 
polie à son premier salut , en fit un second , car il 
connaissait le goût excessif du commandant pour 
toutes ces petites cérémonies, qu'il regardait comme 
autant d'hommages rendus à sa grandeur. Il dé- 
barqua donc en grand appareil avec une trentaine 
d'hommes à sa suite ,.... suite prodigieuse et pleine 
d'ostentation pour le petit gouverneur d'un petit 
établissement , et qui , dans ces temps de simplicité 
primitive, pouvait passer pour une armée tout aussi 
nombreuse que celles qui marchent maintenant à 
la suite des commandans de nos villes frontières . 

Celle-ci aurait pu en effet éveiller le soupçon 
si l'esprit du grand Von-Poffenbui^h n'eût pas été 
trop complètement i^mpU de sa propre importance 
pour qu'une autre idée pût y trouver place , et il 
ne vit dans la suite nombreuse de Risingh qu'un 
hommage rendu à sa personne ; tant les grands 
hommes s'interposent habilement entre le soleil et 
la vérité pour qu'elle soit éclipsée par leur ombre ! 

On peut aisément imaginer combien le général 
Von-Poffenburgh fut flatté de la visite d'un si au- 
guste personnage. Son seul embarras était de savoir 
comment il le recevrait pour paraître à son plus 



LIVRE VI, CHAPITRE I. 83 

grand avantage et produire le plus d'effet. La 
grande garde reçut l'ordre de sortir, et l'on fit aux 
soldats une égale distribution d'armes et d'unifor- 
mes, dont la garnison possédait une demi-douzaine 
bien complète. Tel grand efflanqué endossait l'ha- 
bit coupé pour un petit homme ; les basques lui en 
venaient aux reins, les boutons de la taille, entre 
les deux épaules , les paremens aux coudes , et les 
longues mains qui sortaient de ces manches étroites 
ne ressemblaient pas mal à deux râteaux avec leurs 
queues ; ajoutez que pour suppléer à l'ampleur qui 
ne permettait pas de les agrafer par-devant, les 
deux côtés communiquaient sur la poitrine par un 
lambeau de vieille jarretière rouge. Un autre por- 
tait, fiché sur le derrière de sa tête, un vieux 
chapeau à trois cornes décoré d'une queue de coq. 
Un troisième avait en partage une vieille paire de 
guêtres déchirées qui pendaient sur ses talons, 
tandis qu'un 'quatrième , petit nabot à jambes de 
canard , se perdait dans une immense paire de cu- 
lottes, qui avaient appartenu jadis au général, et 
qu'il soutenait d'une main tandis qu'il portait son 
fusil de l'autre. Le reste de la troupe était accoutré 
d'une manière à peu près semblable, si j'en excepte 
trois misérables qui, sans chemise, et n'ayant 
guère, entre trois, qu'une paire et demie de cu- 
lottes, furent envoyés au cachot par décence. 

6.- 



•N 



84 HISTOIRE J>E NEW-YORK. 

Rien ne prouve mieux les talens et la prudence 
d'un chef que cet art admirable de disposer les 
choses à leur plus grand avantage, et c'est pour cela 
qu'aujourd'hui dans nos postes des frontières (du 
Niagara par exemple) le meilleur uniforme est 
toujours en évidence sur le dos de la sentinelle la 
plus exposée à la vue du voyageur. 

Dès que la troupe fut ainsi miUtairement habil- 
lée, ceux qui n'avaient pas de fusil prirent des 
bêches et des pioches , chaque soldat reçut l'ordre 
de renfoncer soigneusement le pan de sa chemise 
et de relever le quartier de ses souhers ; le général 
Von-PofFenburgh avala d'un trait son pot de bière 
mousseuse ( habitude qui dans toutes les grandes 
occasions lui fut commune avec le magnanime 
More de More-Hall (i), puis se mettant à leur 
tête il fit jeter sur le fossé les planches de sapin qui 
servaient de pont-levis , et marcha hors du château 
de l'air formidable d'un géant qui i un verre de 
vin dans le toupet. Mais c'est à l'inslant où se ren- 
contrèrent les deux héros que commença une 
scène de parade guerrière et de galanterie cheva- 
leresque au-dessus de toute description. Risingh 
(qui, comme je l'ai déjà fait entendre, était un 



(1) Allusion à la ballade du dragon de Wantley. 



LIVRE VI, CHAPITRE I. 85 

habile et madré politique, blanchi, avant le temps, 
par ses profondes études en fourberie) n'eut be- 
soin que d'un coup-d'œil pour saisir le travers do- 
minant du grand Von-PofFenburgh, et entra dans 
toutes ses valeureuses fantaisies. 

En conséquence leurs détachemens firent front 
l'un à l'autre , portèrent et présentèrent les ar- 
mes , firent, en place et en défilant, le salut mih- 
taire , les tambours battirent , les fifres jouèrent , 
les drapeaux furent déployés , on fit face à droite , 
face à gauche , déploiement par le flanc droit , 
en avant , en arrière , en échelons , marches , 
contre-marches, par grandes divisions, par sim- 
ples divisions , par sous-divisions , par pelotons , 
par sections , par files , au pas ordinaire , au pas 
de manœuvre , au pas de charge , ou même sans 
garder le pas du tout ; enfin , après avoir exécuté 
toutes les évolutions possibles à deux grandes 
armées (y compris les dix -huit manœuvres de 
Dundas) , après avoir épuisé tout ce qu'ils purent 
se rappeler ou inventer en tactique , sans comp- 
ter nombre d'évolutions irréguUères inconnues jus- 
qu'alors et que l'on n'a plus retrouvées..., si ce 
n'est peut-être chez quelques braves recrues de nos 
miUces , les deux illustres commandans et leurs 
troupes respectives firent une dernière halte, com- 
plètement épuisés par les travaux de cette campa- 



86 HISTOIRE DE NEW-TORK. 

gne. Jamais deux yaillans capitaines de milice bour- 
geoise, ou deux héros de théâtre en cothurne , ne 
montrèrent plus de suffisance et d'orgueil en com- 
mandant la canaille à figui^ patibulaire et à jambes 
torses qui marche lourdement sous leurs ordres 
dans les fameuses tragédies héroïques de E^arre , 
Tom Thumb ou autres chefe-d'œuvre renommés. 
Ces pohtesses miUtaires finies , le général Von- 
Poffenburgh escorta en grande cérémonie son 
illustre voisin dans le fort; il le promena dans 
toute rétendue des fortifications , lui montra les 
ouvrages à corne, les ouvrages avancés , les demi- 
lunes et divers autres ouvrages extérieurs , ou 
plutôt la place où ils auraient dû être élevés , et 
où ils le seraient dès qu'il en aurait fantaisie , lui 
démonti^ant clairement que c'était une place de 
premier ordre , qui , bien qu'elle n'eût encore l'air 
que d'une petite redoute , n'en était pas moins le 
geime d'une forteresse formidable. Cette inspec- 
tion terminée , toute la garnison reprit les armes , 
fit l'exercice, fut passée en revue, et pour bou- 
quet , le général ordonna que le gibier de potence 
qu'il avait fait mettre au cachot en fût tiré , livré 
aux hallebardiers , et flagellé d'importance pour 
le plus grand amusement de son hôte , en même 
temps que pour le convaincre de son amour pour 
la discipline. 



LIVRE VI, GHAPITAE I. Sj 

Le rusé Risingh y tout en affectant de paraître 
ébahi de la puissance du grand Von-Poffenburçh , 
prenait note , en silence , de la faiblesse de sa gar- 
nison , et la faisait remarquer à ses fidèles soldats y 
qui se transmettaient l'observation d'un coup 
d'œil , et riaient même assez bruyamment. . . dam 
leurs barbes. 

L'inspection , la revue , la flagellation termi- 
nées 9 on se donna rendez-vous à table , car entre 
autres grandes qualités , le général avait une in- 
clination remarquable po\ir la ribote , et il laissait , 
dans une seule campagne d'après-dînée , plus de 
morts sur le champ de ses exploits bachiques, 
qu'il n'en avait jamais laissé sur aucun champ de 
bataille dans tout le cours de sa Cfurière militaire. 
Plusieurs bidletins dç ces victoires non san- 
glantes; sont encore dan§ la mémoire , ^t toute 
la province fut , une fois , jetée dans l'étonne- 
ment à la relation d'une des ses campagnes , dans 
laquelle il était officiellement étabU que , quoiqu'il 
n'eût y comine le capitaine Bobadil , que vingt 
hommes en tout pour le soutenir, néanmoins, 
dans la court espace de si:s;: mois , il avait conquis 
et complètement anéanti soixante bœuis , quatre- 
vingt - dix cochons , cent moutons , dix nulle 
choux , mille boisseaux de ponunes de terre , cent 
cinquante quartauts de bière , deux mille sept 



88 HISTOIRE DE NEW-YORK. 

cent trente-cinq pipes et soixante dix-huit -livres 
de dragées , sans compter divers autres mets , 
comme gibier , volailles et légumes verts : expé- 
dition sans égale depuis les jours de Pantagruel 
et de sa dévorante armée! ce qui prouve que 
pour dévaster , en peu de temps , un pays ennemi 
et en affamer les habitans , il suflisait d'y lâcher 
le ventru Von-PofFenburgh et sa garnison. 

Le général donc ne fut pas plus tôt prévenu 
de la visite du gouverneur Risingh , qu'ordonnant 
un dîner splendide , il fit sortir secrètement 
un détachement de ses vétérans les plus expéri- 
mentés pour aller mettre à contribution tous les 
poulaillers ou étables à cochons du voisinage , ser- 
vice auquel ils étaient rompus depuis long-temps , 
et dont ils s'acquittèrent avec tant de zèle et de 
promptitude, que la table de la garnison pUa bien- 
tôt sous le poids de leur maraude. 

Je regrette vivement que mon lecteur n'ait pu 
voir le vaillant Von-Poffenburgh présidant à ce 
banquet ; c'était vraiment un admirable spectacle ! 
Assis dans toute sa gloire , entouré de ses soldats , 
comme cet autre grand gosier d'Alexandre dont 
il rivalisait si dignement les bachiques vertus, 
il étonnait du merveilleux récit de ses héroïques 
exploits et de ses innombrables aventures, des 
auditeurs ébahis qui , bien que persuadés au fond 



LIVRE VI, CHAPITRE I. 89 

que c'étaient autant de ridicules gasconnades et 
d'impudens mensonges , n'en poussaient pas moins 
des cris de surprise et d'admiration. Au moindre 
mot du général qui pouvait être soupçonné de 
drôlerie , le robuste Risingh ébranlait la table 
d'un coup de poing qui &isait danser et résonner 
tous les verres, se renversait sur sa chaise, et , au 
milieu d'assourdissans éclats de rire, jurait que 
de sa vie il n'avait rien entendu d'aussi plaisant : 
ainsi tout était confusion , tumulte et hideuse 
débauche dans l'intérieur du fort Casimir, et Von- 
PofFenburgh travaillait si vigoureusement la bou- 
teille, qu'en moins de quatre petites heures , lui , 
et les siens , dignes émules de leur chef, fuirent 
ivres morts à force de rasades , de chansons et de 
toasts patriotiques dont le plus court égalait en 
longueur une généalogie galloise ou un plaidoyer 
en chancellerie. 

Les choses n'en furent pas plus tôt venues à ce 
point , que le rusé Risingh et ses Suédois , qui 
avaient eu le soin et l'adresse de conserver leur 
raison , se jetèrent sur leurs hôtes , leur Uèrent 
pieds et poings, et, au nom de la reine Christine 
de Suède, prirent formellement possession du 
fort , ainsi que de toutes ses dépendances ; dictant 
même un petit bout de serment de fidéUté à tous 
les soldats hollandais qu'on put dégriser assez 



go HISTOIRE DE NFW-TORK. 

pour le leur faire avaler. Risiugh mit alors les 
fortifications en bon ordre , nomma commandant 
son vigilant et prudent ami Suen Scutz , grand 
efflanqué de Suédois, et déterminé buveur d'eau , 
puis partit emmenant avec lui cette toute aimable 
garnison et son puissant chef, qui, bientôt rendu 
à lui-même au moyen d'une sévère bastonnade , 
ne laissait pas de ressembler assez à un immense 
monstre marin qui s'est échoué sur le sable. 

Le transport de la garnison avait pour but de 
prévenir tout envoi de nouvelles à New- Amster- 
dam, car, tout fier que l'adroit Risingh fût de 
son stratagème, il ne laissait pas néanmoins de 
craindre la vengeance du vigoureux Pierre Stuy- 
yesant, dont le nom répandait autant de terreur 
dans le voisinage , que celui de l'invincible Scan- 
derbeg en répandit jadis parmi ses vils ennemis 
les Turcs. 



LIVRE VI, CHAPITRE II. gi 



CHAPITRE II. 

Comment les secrets les plus cache's vieonent souvent à être de- 
couverts; Conduite de Pierre-Forte -Tête quand il connut les 
infortunes du general Von^Poffenburgh. 

C'ÉTAIT une vraie chouette pour la finesse que 
celui qui le premier classa dans le genre fémi- 
nin la renommée et la rumeur publique ; on ne 
peut disconvenir qu'elles possèdent éminemment 
certaines qualités du beau sexe , et particulière- 
ment cette bienveillante anxiété sur les affaires 
d'autrui qui les tient continuellement sur pied 
pour découvrir les secrets et pour les répandre. 
Elles n'accordent qu'une bien légère attention 
à ce qui se fait ouvertement et devant tout le 
monde ; mais à l'affût de tout ce qui se passe dans 
l'ombre , toujours en quête de ce qui porte l'ap- 
parence du mystère, leurs seigneuries ne respi- 
rent que quand elles l'ont découvert , et prennent 
à le publier un plaisir aussi méchant que fé- 
minin. 

C'est par suite de cette disposition inhérente à 
leur sexe qu'elles vont sans cesse furetant dans le 
cabinet des princes , écoutant par le trou de la 



92 HISTOIRE DE NEW-YORK. 

serrure aux portes du sénat, et lorgnant à travers 
les fentes quand nos dignes congrès délibèrent à 
huis clos , sur une douzaine d'excellens moyens 
de désoler les peuples. C'est cette même disposi- 
tion qui fait qu'en horreur à l'homme d'état dis- 
simulé , comme au chef intrigant , éternelle pierre 
d'achoppement des négociations cachées et des ex- 
péditions secrètes , elles les trahissent si souvent 
par des moyens dont ne s'aviserait nulle autre 
tête que celle d'une femme. 

Il en fut ainsi dans l'affaire du fort Casimir ; 
Tadroit Risingh imaginait sûrement que , en met- 
tant la garnison en lieu de sûreté , il empêcherait 
long-temps le brave Stuy vesant d'en apprendre la 
malheureuse destinée; mais cet exploit retentit 
dans le monde au moment où Risingh s'y atten- 
dait le moins , et l'être dont se servit pour cela la 
bavai'de déesse eût été le dernier qu'on soupçon- 
nât d'emboucher sa trompette. 

Ce garnement était un certain Dirk Schuiler 
( ou Skulker) , espèce d'escogriffe vivant aux cro- 
chets de la garnison , sans y appartenir , renié de 
tous et presque de lui-même , l'un de ces vaga- 
bonds cosmopoUtains qui courent le monde en 
l'escroquant , comme s'ils n'y avaient rien autre 
chose à faire ou à prétendre , et marchent en pil- 
lards aux derniers rangs de la société , comme les 



LIVRE VI, CHAPITRE II. gS 

maraudeurs sur les derrières d'une armée. Il n'est 
pas de garnison ou de village qui n'aient un ou plu- 
sieurs de ces vauriens dont la vie est une énigme , 
dont l'existence est sans but , qui viennent , Dieu 
sait d'où , vivent , Dieu sait comment , et qui 
semblent n'être créés à nulle autre fin que celle 
de maintenir dans toute son intégrité le très-ancien 
et très-respectable ordre de fainéantise. Ce philo- 
sophé vagabond passait pour avoir un peu de sang 
indien dans les veines , ce qu'attestaient la couleur 
de sa peau , les traits de son visage , et plus parti- 
cuhèrement encore ses habitudes et ses goûts. 
C'était un grand efflanqué , ayant le pied léger et 
l'haleine longue, son costume le plus ordinaire 
était à peu près indien , mais avec ceinturon , 
guêtres, et cheveux pendans en mèches plates sur 
ses oreilles , ce qui achevait l'heureux ensemble 
d'un homme à pendre. . . rien que sur la mine. On 
a dès long-temps remarqué que les gens en qui se 
trouve un mélange de sang indien sont moitié ci- 
vilisés , moitié sauvages et moitié diables. Troisième 
moitié qui leur est expressément allouée comme 
gratification pour leur commodité particuUère. 
C'est par de semblables raisons , et sans doute avec 
non moins de vérité , que les sauvages du Kentuki 
passent pour moitié hommes , moitié chevaux et 
moitié crocodiles , chez les habitans du Mississipi , 



C)4 HISTOIRE DE NEW-YORK. 

qui leur accordent en conséquence autant de 
haine que de respect. 

Dirk Schuiler pourrait fort l»en avoir été vu 
sous cet aspect par la garnison qui lui avait assez 
cavalièrement décerné le titre de Dirk*le-Pen- 
dard. Ce qu'il y a de certain , c'est qu'il ne recon- 
naissait personne pour maître , était l'ennemi juré 
du travail , pour lequel il avait le plus souverain 
mépris , et passait son temps à rôder dans le fort , 
s'en rapportant au hasard pour sa subsistance , se 
giûsant toutes les fois qu'il pouvait attraper de 
l'eau- de- vie ou du vin , et volant tout ce qui tom- 
bait sous sa main. Il ne se passait guère un jour 
ou deux sans qu'il fût certain de rembourser, 
pour ses méfaits , une sévère bastonnade ; mais , 
conmie ses os n'en étaient pas rompus , il en était 
quitte pour secouer les oreilles, et ne se faisait 
pas scrupule de recommencer à la première occa- 
sion. Quelquefois , par suite de trop gros méchefs, 
il s'évadait pour un mois de la garnison , rôdant 
alors furtivement à travers bois et marais , avec 
une longue canardière sur l'épaule j tantôt il se 
mettait en embuscade pour guetter le gibier , tan- 
tôt il restait tapi pendant des heures entières sur 
le bord d'un étang pour attraper des poissons , et 
ne ressemblait pas mal à un gros oiseau de la &- 
uiille des grues , que l'on nomme le Mudpoke. 



LIVRE VI, CHAPITRE II. qS 

Quand il croyait que ses crimes étaient oubliés ou 
pardonnes , il se reglissait dans le fort , chargé de 
peaux de bêtes ou de volailles qu'il avait volées 
par hasard ; il les échangeait contre de l'eau- de- 
vie , en saturait d'abord sa carcasse , et s'allant 
coucher au soleil , s'y hvrait pleinement à la vo- 
luptueuse paresse du sale philosophe Diogène. Ce 
garnement était la terreur de toutes les basses-cours 
du pays , dans lesquelles il Élisait d'effrayantes 
invasions ; quelquefois même on le voyait au point 
du jour rentrer dans le fort avec tout le voisinage 
à ses trousses , comme un fripon de renard surpris 
en maraude et poursuivi jusque dans son terrier. 
Tel était ce Dirk Schuiler , et , d'après la parfaite 
indifférence qu'il montrait pour le monde et ses 
intérêts, d'après sa tacitumité et son stoïcisme 
véritablement indiens, personne n'aurait jamais 
sc«igé qu'il dût être le dénonciateur de la trahison 
de Risingh. 

Pendant la joyeuse orgie qui fut si fatale au 
brave Von-Poffenburgh et à sa vigilante garnison , 
Dirk rôdait furtivement de chambre en chambre , 
comme une espèce de fainéant privilégié ou de 
chien de chasse hors de service auquel personne 
ne fait attention. Mais , quoique fort avare de pa- 
roles , il avait , comme tous vos gens taciturnes , 
l'oâl et l'oreUle toujours au guet , et , tout en pi- 



g6 HISTOIRE DE NEW-YORK. 

corant de côté et d'autre , il avait surpris tout le 
complot suédois. Cherchant aussitôt à utiliser cette 
découverte , Dirk résolut d'y jouer le rôle de 
Jacques Toutes-mains , c'est-à-dire que , s'appro- 
priant tout ce qu'il put attraper , il enfonça sur 
sa tête le chapeau galonné en faux or du puissant 
Von-PofTenburgh , campa sous son bras les im- 
menses bottes fortes de Risingh, et prit ses jambes 
à son cou à l'instant même où allait éclater l'af- 
freuse catastrophe qui mit la garnison en décon- 
fiture. 

Complètement délogé de son repaire , il prit sa 
course vers New -Amsterdam , lieu chéri de sa 
naissance , qu'il s'était vu jadis obligé de fuir par 
suite d'affaires malheureuses, c'est --à- dire pour 
un vol de moutons qu'on lui imputa , parce qu^on 
l'avait pris sur le fait. Après avoir erré plusieurs 
jours dans les bois, se frayant à grand'peine un 
chemin dans des marais, traversant les petites 
rivières à gué , les grandes à la nage , et faisant 
tête à des fatigues qui auraient tué tout autre 
qu'un Indien , un sauvage , ou le diable , il arriva 
enfin à Communipaw, presque mourant de besoin 
et maigre comme une belette affamée ; il y vola un 
canot , rama jusqu'à New- Amsterdam , et à peine 
débarqué , courut conter au gouverneur Stuy ve- 
sant la désastreuse affaire , dont le récit lui coûta 



LIVRE VI, CHAPITRE II. Q'J 

seul plus de paroles qu'il n'en avait proféré de sa 
vie. 

A cette affreuse nouvelle, le vaillant Pierre 
sauta de son siège , brisa la pipe qu'il fumait contre 
sa cheminée, se renfla la joue gauche d'une 
éDorme chique de tabac , releva son ^haut-de- 
chausses, et se mit à marcher de long en large dans 
sa chambre , fredonnant , selon son usage quand 
il était en colère, une détestable chanson hollan- 
daise. Mais , comme je l'ai déjà feit voir, il n'était 
pas homme à exhaler en vains sons sa ccdère. Son 
premier soin donc , après ce paroxisme de rage , 
fut de grimper à son arsenal ( c'est-a-dirie un grand 
coffre de bois qui lui en servait ) , d'y saisir l'at- 
tirail guerrier décrit dans le précédent chapitre , 

et d'endosser le redoutable uniforme On eût 

cru voir Achille revêtant l'armure de Vulcain ! il 
garda tout ce temps un effrayant silence, tint 
froncés ses terribles sourcils , et ne respira qu'au 
travers de ses dents fortement serrées. S'étant 
ainsi équipé à la hâte , il descendit dans sa salle à 
manger, enleva vivement sa fidèle épée du man- 
teau de la cheminée, où elle était ordinairement 

suspendue, mais avant de la ceindre, il la 

tira du fourreau ; et , pendant que son œil en par- 
courait la lame rouillée , un sourire amer effleu- 
rait ses traits menaçans. C'était le premier qui, 

II. 7 



gS HISTOIRE DE NEW-YOER. 

depuis cinq longues semaines , eût paru sur cette 
mâle figure , mais tous ceux qui le virent prédi- 
rent l'oi»^ qui devait le suivre ! 

Ainsi armé de pied en cap , portant dans ses 
regards lamenaoeet la guerre, il se mit à l'œuvre, 
et depeéhaiit Anthony Yan^Corlear ici , la , de ce 
côté yde cet ^xtre^ dans les rues bourbeuses de la 
ville ^ comme dans ses rueUes tortueuses^ partout 
enfin , il fit^ à son de trompe , sommer ses fidèles 
pairs de ^assemMer à l'instant en conseil pour af- 
faire urgente. Cda fait , semblable à tous les ^ns 
pressés, et cfflume pour.» .vanoer les affîdres , il 
se timt dans ime continuelle agitation , changeant 
de cluâse à/toutimcment , mettant la tête à toutes 
les fenêtres, moDtasit et desœndant sans fin les 
escaliers, et les fidsant retentir, avec sa jambe de 
bois^ dHin bruit si -vif^et si répété, qu'au rapport 
d'un authentique bôstorien du temps, on aurait 
cru tentendre >un tonnelier cerclant un baril de 
fiome. 

'Il n'y aryak ^pas moyen àe plaisanter avec «ne 
anmnation aussi absolue et venant d'un hosame 
aussi emporté que notre gou^vsemenr . Les notables 
^ se jrendirent »donc ônoontînent à la chambre du 
conseil, s'y (assirent avec la pkis:grande tranquil- 
lité., tet , )tQut en allumant fleurs longues pipes ^ se 
mnrent à regarder .son excellence et^onuuîfonne 



LIVRE VI, CHAPITBE II. gg 

avec le sang-froîd le plus imperturbable, étant, ce 
que tous les conseâllei^ devraient être , aussi peu 
susceptibles d'entraînement que de surprise. Le 
gouverneur, après avoir pron^ené ses yeux circu- 
lairemeut, pendant quelques instans, d'un aif 
aussi majestueux que maitiid, pose une main 
sur le pommeau de son épee, et jetant Pautce 
en ayant d'uxie manière imiche et animée^ 
adresse à ses pairs une courte y naais touchante 
harangue. 

JiÇèregrette extrêmement de n'avoir pas le même 
avçoitagiequeTite^ve, Thucydide, Plutarque et 
autres historiens , Hies predèces^euj^s • qui fyrent 
assez heureux , m'a-t-on dit^ pour se prociurer les 
discours de Jleurs héros , écrits par les meill^rp 
tacUgr^he^ ,du tei^g^ps, ce qui les a «^tervâUeu^e- 
meQt aid^ a iCnriçhir ldsir$ «histcHres et à chàrs^w 
Iciurs iQç^be^vrspar des t^ts sublimes d<âqqueQce. 
Erivié d^ijiaâ importans auxÂliaiirés , je né $aw;;4s 
rapporter teiituellemaoït le discours du gouvei^ieur 
StuyViCsant. Mais j^iserai bien affirinfar , d'aprèis 
laiConnaissanced^e sosL caractère, que ^rop iiupé- 
rieur aux vailles précautions oratoires pour dé^ 
guiser sous de faux brillans je sujet fiàcheulL qu^il 
avait à traiter , il l'aborda en homme ferme et 
CQwageux qui dédaigne d'atténuer en paroles des 
dangers qu'il est prêt à aifronter en actiow» £e 

15425X 



lOO HISTOIRE DE NEW-TORK. 

qu'il y a de très-sûr, c'est qu'il finit en annonçant 
sa détermination de commander les troupes en 
personne et de chasser ces vendeurs de pommes 
de Suédois du poste usurpé du fort Casimir. Ce 
hardi projet ne trouva pas un contradicteur, car 
ceux de ses conseillers qui étaient éveillés y adhé- 
rèrient du bonnet, comme de coutume, et ceux 
qui , fidèles à la sieste d'après dîner , s'étaient en- 
dormis vers le miUeu de la harangue , n'y firent 
pas la plus légère objection. 

C'est alors que retentirent dans la belle cité de 
New- Amsterdam les tumultueux préparatife d'une 
guerre terrible , c'est alors que de bruyans recru- 
teurs allèrent appelant de tous côtés les déser- 
teurs, malotrus €t va-nu-pieds des Manhattoes 
ou des environs, leur faisant à savoir que qui- 
conque se sentait la noble ambition de gagner six 
sous par jour , et une immortelle renommée pai> 
dessus le marché , n'avait qu'à s'engager sous le 
drapeau de la gloire ; car remarquez bien que vos 
héros guerriers, conquérans à la suite, appar- 
tieninent presque tous à cette classe d'illustres 
citoyens, qu'attend également le bagne ou l'armée, 
et qui non moins dignes de figurer au carcan que 
sous le mousquet , ne peuvent voir décider que 
par un coup de dé de dame fortune la grande 
question de savoir s'ils mourront par la corde ou 



LIVRE Vi, CHAPITRE U. lOI 

par l'ëpëe, mort qui^ dans tous les cas, ne peut 
manquer de les donner utilemei\t en e^itemple à 
leurs concitoyens. 

Mais malgré tout ce martial vacai^me , malgré 
ces séduisantes invitations , les rangs de l'honneur 
restaient piteusement clair semés , tant les pai- 
sibles bourgeois de NewAmsterdam étaient éloi- 
gnés de s'engager dans une querelle qui leur était 
étrangère , ou de quitter un instant la vie casa- 
nière où se concentraient toutes leurs idées ter- 
restres. En voys^nt cette tiédeur le grand Pierre, 
dont le noble cœur ne respii:ait que la guerre , 
ne désirait que la vengeance, se détermina à ne pas 
attendre plus long-temps l'assistance de ses empâ- 
tés citadins , mais à rassembler ses bons lurons de 
l'Hudson , qui , élevés au milieu des bois , des dé- 
serts et des bétes féroces , comme nos paysans du 
Kantucky , n'aimaient rien tant que les aventures 
dangereuses et les périlleuses entreprises que l'on 
rencontre dans les pays sauvages. Sa résolution 
prise , il ordonna à son fidèle écuyer Van-Corlear 
de faire préparer et avitailler sa galère , après 
quoi il assista , comme un sage et pieux gouver- 
neur , au service divin, qui fut célébré à cette oc- 
casion dans l'église de Saint-Nicolas. Puis laissant à 
son conseil l'ordre définitif d'organiser et de tenir 
prêtç, pour son retou r, la cavalerie des Manhattoes, 



lOa HISTÔIBE DE ITEW-TORK. 

il s'embarqua pour aller recruter en remontant 
l'Hudson. 



%<^^^i^^^^^^^>^^»^*^>^^>%^%»^^»%^^%<»<%^>%'^^^^%^/*>%^>/%i^'%<'^ •m/%^%M/^/^i%^t'%^^f^/^' 



CHAPITRE m 



Voyage de Pierre Stajyesant sur THudson } délices et merveilles 

de cette rivière renommée. 



Les douces brises du midi glissaient légèrement 
sur la sur&ce de la terre y changeant la chaleur 
étoufiante de Fêté en une température produc- 
trice et bîén&isante, quand ce îniracle de bra> 
Toure et de vertus chevaleresques, l'intrépide 
Pierre Stuy vesant , déploya sa voile et s'éloigna 
de la belle île de Manuahata. La galère dans la- 
quelle il s'était embarqué était Somptueusement 
ornée de baiidéroles et de pavillons de couleurs 
éclatantes , dont les uns flottaient au vent pen- 
dant que les autres effleuraient légèrement les 
ondes. La poupe et la proue de ce majestueux 
vaisseau galamment sculptées , d'après la mode 
hollandaise la plus recherchée, offraient l'élégante 
figure de petits Cupidons bien joufflus , coiffés de 
larges perruques, et portant entre leurs mains 
des guirlandes de fleurs , telles qu'on n'en trouve- 



LSVBf VI, CHAPITRE UK Io3 • 

rait lams aucun livre de botamifiie , puisqu'elles 
étaient de celte espèce incomparable qui fleuris- 
sail dans Fàge d'or^ et qui n'existe pluB mainte^ 
n«at y si ce n'est peut-être dans Fimagination ded 
ingénieux acuipteurs en bais et des peintres d'en- 
s^nes. 

Ainsi richement décorée , et dans un appareil 
digfiie du puissant potentat des Mai^iattoes , s'a- 
vançait la galèi'e de Pierre Stuyyesant y sur le 
sem majestueux de l'Hudson, qui, comme fier 
de son illustre fiirdeau , semblait soulever orgueil- 
leusement ses vagues et les rouler plus lentement 
vers FOeéan. 

Mais vous pouvez m'en croire y cber lecteur , 
la scène qui s'offrit à la contemplation de l'équi- 
page surpassedt de beaucoup celle qui se présente 
à nos yeux dans ces jours dégéi^^rés. La sauvage 
Boajesté du désert régnait sur les bords de ce 
fleuve puissant ; la main des hommes n^ avait 
pas encore abattu les noires forets , la culture 
n'avait point effacé l'aspect imposant du paysage; 
le<îommerce n'avait pas sillonné de ses nombreux 
vaisseaux ces profondes et antiques solitudes. Çà 
et la s'élevaientquelques huttes grossières, perchées 
sur la pointe aiguë du rocher ou sur le sommet de 
la montagne ; h, colonne tournoyante de fumée 
s'en échappait dans une atmosphère transpa- 



-7 



Io4 HISTOIRE DE JHEW-TORK. 

rente , et le cri sauvage des enfans qui se jouaient 
à cette hauteur sur le bord des abîmes en tom- 
bait aussi doux à l'oreille que les accens de l'a- 
louette quand elle se perd dans la Toûte azurée 
des cieux. De temps en temps , du bord en saillie 
d'un précipice , le daim timide regardait étonné 
le magnifique vaisseau qui passait au-dessous de 
lui , puis , secouant son bois , il se sauvait en bon- 
dissant dans l'épaisseur de la foret. 

C'est au travers de semblables scènes que vo- 
guait le beau vaisseau de Pierre Stuy vesant. Tan- 
tôt il côtoyait la base des gigantesques rochers^ 
de Jersey qui s'élèvent comme d'éternelles mu- 
railles depuis les eaux jusqu'aux cieux , et qui, 
si on. peut en croire la tradition , furent créés , de 
temps immémorial, par le puissant génie Mane- 
tho, pour protéger sa demeure favorite contre 
les regards profanes des mortels ; tantôt il s'avan- 
çait légèrement dans la profonde baie de Trap- 
paan dont les vastes bords présentent une variété 
de scènes délicieuses. Ici le hardi promontoire 
couronné d'un bosquet d'arbres touffus se pro- 
jette dans la baie , là des rives sinueuses s'élance 
en amphithéâtre la riche foret dont l'inaccessible 
sommet se termine à pic , tandis qu'un peu plus 
loin , les immenses ixxîhers se dessinent en ligne 
onduleuse, et noircissent l'onde de leur ombre 



UVRKYI, CHAPITRE III. lo5 

gigantesque. Tantôt enfin , sur le passage du vais- 
seau, s'ouvrait, au travers de ces sites imposans, 
une étroite et modeste vallée qui semblait se 
mettre , comme pour en être protégée , sous l'a- 
bri des montagnes qui lui servaient d'enceinte. 
Ce paradis champêtre offrait la réunion de toutes 
les beautés pastorales; buissons épais et touffus, 
tapis veloutés du plus verdoyant gazon , ruisseau 
limpide murmurant au travers de cette fraîche 
verdure, et sur ses bords quelque petit village 
indien, ou la hutte sauvage d'un chasseur soli- 
taire. 

Les différentes heures du jour semblaient , en 
s'écoulant, rivaUser de magie pour varier le 
charme de cette scène enchantée. Quand le soleil, 
s'élevant majestueusement à l'est , dardait ses pre- 
miers feux du sommet dies montagnes., des mil- 
liards de perles humides étincelaient sur les hau- 
teurs du paysage, tandis que sur les bords du 
fleuve s'élevaient encore des masses épaisses de 
brouillard^ qui , semblables à ces mal&iteurs de 
nuit que disperse l'aidée du jour , fuyaient lente- 
ment devant sa lumière et se repliaient, comme 
à regret, vers les monts pour s'y dissiper en va- 
peurs. Alors tout était splendeur , vie et gaieté , 
l'atmosphère était d'une pureté et d'une transpa- 
rence impossible à décrire^ les oiseaux faisaient 



fo6 HISTOIRE BE N^W-TORK. 

• 

ailendre leuri» diants joyeux, et de firsdches 
brises poussaient , ea se jouant, le Ydisseeai dans sa 
course. Mais quand le soleil s'eufohçactt à Pouest 
dans un ocëan de glmre, courtant te ciel et la 
tetre de mille lekites éclatantes, tpntredev^iait 
catme, silencieux et magnifique^ La rcAe, na- 
guère gonflée , pendait raunolûle contre le mât. 
Ije matdot , les bras croisés , s'appuyait comtre les 
faatibans , perdu dans cette coistemplaticm muette 
et involontaire que la grandeur imposante de la 
nature commande , même aux plus grossiers de 
ses enfans. Le vaste sein de l'Hudson ressemblait à 
tm miroir poli réfléchissant la pourpre édatante du 
Muchant ; seulemeiït , de temps à autre , glissait à 
sa surface tm canot d'écorce rempli de sauvages 
baridiés , dont les plumes brillaient de mille cou- 
\0Btrs quand par hasard, un deruier rayon de 
soleil tombait sur elles des montagnes^^de Fouest. 
Mais quand le crépuscule enveloppait la nature 
de son voile mystérieux , son aspect alors offrait 
mille diarmes aussi fugitife que ravissans pour le 
sage qui cherche ses jouissances dans les glorieux 
Ouvrages de son Créateur. La lueur faible et in- 
certaine qui régnait alors ne servait qu'à teindre 
de couleurs fantastiques les traits adoucis du pay- 
sage. L'œil trompé , mais ravi , cherchait vaine- 
ment à découvrir , au milieu de ces larges masses 



uyiem ti, cbâpI'TM ni. lo^ 

d'ombre ^ la bgiie q«i yparaiit les^eaiK dé- là terre i 
oil i distm^et^ies iàijéis pàlîsiatis qui ^i^lilaieiit 
s'enfoiicer daiis l|e <^4s. Alar& 4%&àgkiàtioti ac- 
tivé supidiéait B l%isufiisance'de la vile eti créant, 
ayee une isduEltrieusie adresseï^ uh moirde tdut de 
fëerieset dHUusionâ* Sous sa bfeiguêlte nlàgi^tle 
l'aridb roèher transformait en totir^ élevés^, en 
châteaia fortifies 4 l'ombre menftôafÂedottt il con- 
Trait an loin la plaine liquide ; les âîbres prenaient 
l'aspect teitîble de ^uisssns geans» , et des oÂUieirs 
d'êtres hbagiiiaires seùtblaient {i^upler l'itfdcces- 
sibie^somiiiet des montagnes. 

Alors s^élevait des rii^es du fleure le bourdon- 
nement d'une innombrable variété d'ittséctes, 
dont le concert remplissait i'air d'un bruit étrange, 
mais nèn saiis harmome. Tandis que l'oiseau de 
nuit y pcTCfaé sur son adff-e solitaire , ârtiguait 
l'écboparscmchant^^aintifet monotone, ^homme 
charmé s'abandonnait à une do/uoe mélancolie , et 
cherchait , dans une tranquillité pensive , à saisir 
et à distin^er chacun des sdnsqui résonnaient 
vaguement au loin y tressaillait involontairement 
de ïem^ à autre aux ci?is de quelque sauvage er* 
rarit , ou aux affreux hurlenkens d'un loup cou- 
rant à son nocturne pillage. 

Ils poursuivirent ainsi heureusement leur course 
jusqu'au moment où ils entrèrent dans les ter- 



108 HISTOIKE D£ NEW-YORK. 

ribles défilés nommés High-^Lands , et qu'on pren- 
drait d'abord pour le théâtre de cette guerre impie 
que tentèrent contre le cieMes gigantesques Titans, 
lorsqu'ils entassèrent dans un épouvantable dés* 
ordre , rochars sur rochers et montagnes sur mon- 
tagnes ; mais telle n'est point y au vrai , l'histoire 
très-différente de ces monts couronnés de nuages. 
Avant que l'Hudson y versât ses eaux formées par 
les lacs , ces montagnes formaient une vaste pri- 
son y dans le sein rocailleux de laquelle le tout- 
puissant Manetho enfermait les esprits rebelles qui 
se refusaient à son autorité. Là , liés par des chaînes 
d'un airain aussi dur que le diamant , ou confinés 
sous l'écorce crevassée des vieux pins , ou écrasés 
sous d'immenses rochers, ils gémirent pendant 
plusieurs siècles , jusqu'à ce qu'enfin l'Hudson 
conquérant sa carrière vers l'Océan eût brisé leur 
prison en s'y fi:*ayant un passage , et roulé ses eaux 
triomphantes au travers de ces ruines mons- 
trueuses. 

Quelques-uns d'entre eux cependant rôdent 
encore autour de leur ancienne demeure , et y 
forment , si l'on en croit de respectables légendes , 
les échos dont retentissent ces horribles soUtudes , 
et qui ne sont autre chose que le cri de leur co- 
lère , dès qu'un bruit quelconque vient troubler 
leur profond repos, car quand les élépiens sont 



LIVRE VI, CH4PITRB III. IO9 

agites par la tempête , quand les vents se déchaî- 
nent et que le tonnerre gronde , ces malheureuii 
esprits font retentir les montagnes de hurlemens 
d'autant plus terribles, qu'ils se figurent alors, dit- 
on, le grand Manetbo revenant les plonger dans 
leurs sombres cavernes et renouveler leur insup- 
portable captivité. 

Mais toutes ces belles et glorieuses scènes étaient 
perdues pour le brave Stuy vesant ; rien n'occu- 
pait son esprit , si ce n'est des pensées de guerre 
et l'orgueilleux espoir de mémorables faits d'armes. 
Ses honnêtes soldats ne se troublaient guère non 
plus la tête de ces contemplations romantiques ; 
le pilote fumait tranquillement sa pipe au gou- 
vernail , ne pensant ni au passée ni à l'avenir , ni 
même au présent. Ceux de ses camarades qui 
n'étaient pas occupés à ronfler sous le pont ou- 
vraient de grands yeux et de larges bouches aux 
récits d'Anthony Van-Corlear, qui , assis sur le 
cabestan , leur racontait la merveilleuse histoire 
de ces miriades de mouches luisantes qui étince- 
laient comme des diamans et des paillettes sur le 
noir manteau de la nuit. Ces mouches étaiafit 
originairement , suivant la tradition , une race de 
vieilles et infectes sorcières qui peuplaient ces 
contrées long-temps avant mémoire d'homme; 
race exécrée , emphatiquement appelée race d'^/i- 



no HISTOIRE DE NEW- YORK. 

fer^ et qui , pour ses innombrables péchés contre 
les enÊins des hommes, en même temps que pour 
donner un terrible avertissement au beau sexe, 
fut coiidamnée à infester la terre sous la forme 
de ces terriUes et menaçans petits insectes. Tour- 
mentés d'une ardeur interne et dévorante , ce 
même feu qui brûlait autrefois leur cœur et 
qu'exhalaient leurs pa|*oles les embrase mainte- 
nant, et pour toujours.... par la queue. 

Je vais présentemait raconta^ un fait ^u^é- 
âteront peut-«tre à croire beaucoup de mes lec- 
teurs , mais s'ils se permettent ^ur ce point le plus 
léger .dcMite, autant vaudrait qu'ils ne crussent 
pas un seul mot de toute cette «histoire, car rien 
de ce qu'elle contient n'est plus ^rai. Il faut que 
Tqn sache d'abord que le nez d'Anthony le trom- 
pette, nez de la plus magnifique dimension , do- 
minait aussi majestueusement sur sa figure, /qu'une 
«aontngne sur la plaine de Golconde^ et brillait 
enrichi .de ^ubis ou autres pierre «précieuses , 
digne auiréole d'un roi des bons enfans , que le 
joyeux Bacchus accorde à ceux qui fêtent cor^ 
diaiement la bouteille ; il arriva donc qu'à la 
^pointe du jour, tout juste au moment où le lion 
Anthony, appuyé sur la lisse, après avoir lavé 
sa &ce Tubiconde , la contem^pkait dans le miroir 
des eaux, le soleil, s'élançant dans^toutesasplen- 



LIVRE VI, GHAPITBE IJI. III 

deur du sommet des montagnes , darda pleine- 
ment un de ses plus chauds rayons sur ce nez 
doïA la surface luisante le réfléchit aussitôt 
comme un miroir ardent , et , faisant siffler l*eau 
surwn passage, l'envoya brûler vif un immense 
esturgeon qui se jouait tou^ près du navire ! hiasé 
à hoicà avec beaucoup de peiné , ce monstre marin 
fournit à tewit Féquips^e un abondant et délideiiK 
repas:; la, chair en parut exquise^ excepté auitom:- 
de la blessure, :où elle sentait im. peu le soufire^ 
et c'est ^ on peut m'en croire , le piremier e^buv- 
gecm qu'aient mangé les chrétiens dans oes fa- 
rage8(i). 

Quand iPierre Stuy vesant fiit informé de ce 
pvodige ) et qu'il eut goâlté du poisson inconnu , 
son lâbOnnement , commeon peut le supposer, fiit 
exitréme, aussi, ^i mémoire de ce&itietooiimie 
monument à i'âppui , il donna le nom d'AntlKK 
ny's nose (le nez d'Antoine) à «un considéraUe 

I » 1HP^«i^l^»— ♦l^T'W^^ M»^^M»» I I ■ I I I I I H I ^— 1^— ^l^i^^^^llfH»^ 

... -. . . ■ 

(i.) Le seyant Hans Mégapolensis^ en parlant des en- 
virons d' Albany, dans une lettre écrite peu de teçDPS 
après qu'on y eut établi une colonie , dit : « Il y a dans là 
« rirtère aine grande abondmce d'esturgeons dont nous 
« autres chi^tiens ne faisons point usage, noiaistiue les 
«iliidiens mangent avec acidité. » 



/ 



112 HISTOIRE DE NEW- YORK. 

promontoire du voisinage qui , depuis ce temps , a 
toujoui^ porté ce nom. 

Mais halte là ! où m'égaré-je? sur mon honneur, 
si j'entreprends de suivre le bon Pierre Stuy ve- 
sant dans ce voyage , je n'en finirai point , car ja- 
mais itinéraire ne fut aussi rempU de merveil- 
leuses aventures , jamais fleuve ne fut aussi riche 
en beautés sublimes et dignes d'être particulière- 
ment citées. Dans ce moment même je sens au 
bout de ma plume la démangeaison de raconter 
quelle horrible peur eut l'équipage eu débar- 
quant, lorsque, gravissant les montagnes, il aperçut 
une troupe de démons qui, d'un air joyeux et 
Ëinfaron, sautaient et gambadaient sur une roche 
plate en saillie sur le fleuve , et encore appelée 
salle de danse du diable. Mais non! Diédrick 
Knickerbocker , ce serait faire tort à ton grave 
caractère , que de muser ainsi dans le cours de 
ton voyage historique. 

Rappelle-toi que pendant que tu te complais à 
décrire , avec l'impertinent babil du vieil âge , ces 
scènes enchanteresses que te rendent plus chères 
encore les souvenirs de ta jeunesse et celui de 
mille légendes qui trompèrent l'oreille crédule 
de ton enfance : rappelle-toi que tu te joues de 
ces momens trop rapides qui devraient être dé- 
voués à de plus graves sujets. Le temps , l'impi- 



LIVBE VI, CHAPITRE IH. Il3 

toyable temps, nesecoue-t41 pas devant, toi , d'une 
main inexorable , son sablier presque vide? hâte^^ 
tdi donc de poursuivre ta lâche fatigante , de peur 
que les derniers grains de sable ne soient écoulés 
avant que tu aies fini ton histoire des Manhat- 
toes. 

Mettons donc l'indomptable Pierre , son élé- 
gante galère et 3on fidèle équipage , sous la pro- 
tection du bienheureux saint Nicolas, qui, je 
n'en douteras, favorisera leur voyage, tandis que 
nous attendrons leur retour dans la grande ville 
de New- Amsterdam. 



^tmMi % ^/%W^*^^^m^^»^^%i^f^^ ^ ^m/^^m^ %^ %4U% ^ ^'^^%^ ^ ^^*/m/ ^ vmt^%^^^^m/^' 



CHAPITRE IV. 

Où Ton trouve la description de Farm^e formidable qui s'assembla 
dans la cite de New-Amsterdam ^ Tentrevue de Pierre > Forte- 
Tête ayec le general Y on-Pofienburgh, et les opinions de Pierre 
sur les grands hommes tombas dans l'infortune. 

Tandis que l'entreprenant Pierre remontait 
ainsi , toutes voiles déployées , le majestueux 
Hudson et côtoyait ses rives , réveillant de leur 
assoupissement les habitans phlegmatiques des pe- 
tits étaUissemens hollandais qu'il trouvait sur son 
II. 8 



Il4 HISTOIRE DE NEW-YORK. 

passage , un grand et puissant concours de guer- 
riers s'assemblait dans la cité de New- Amster- 
dam. A cette époque de mon histoire cet inesti- 
mable fragment de Fantiquité (le manuscrit de 
Stuyvesant ) entre dans de plus grands détails 
qu'à l'ordinaire ; ce qui me fournit les moyens de 
m'étendre sur l'illustre armée campée sur la place 
publique devant le fort, aujourd'hui nommé le 
BouUngrîn. 

Dans le centre, donc , était dressée la tente des 
hommes d'aiiues des Manhat toes, qui, étant ha- 
bitans de la métropole , composaient la garde pri- 
vée du gouverneur ; ils étaient commandés par 
le vaillant Stoffel Brinkerhoff , qui avait acquis 
jadis une si immortelle renommée à Oyster-Bay 
(la baie aux huîtres) : ils portaient en étendard 
un castor rampant sur un champ orange , armes 
de la province qui peignaient l'adresse persévé- 
rante et l'origine amphibie des hollandais (i). 

A leur droite on voyait les vassaux de ce re- 
nommé Mynheer Michael Paw (2) , qui com- 



(1) C'était pareillement le grand sceau des nouveaux 
Pays-Bas, comme on peut le voir sur d'anciens registres. 

(2) Outre ce qu'en dît le manuscrit de Stuyvesant, cet 
iliusUre patron se trouve mentionné dans un autre manus- 



LIVRE VI, CHAPITRE IV. Il5 

mandait despotiquement toutes les belles régions 
de l'ancienne Pavonia , les terres qui s'étendaient 
au midi ainsi que les montagnes de Navesink (i) , 
et qui était, en outre , protecteur de Gibbet-Island 
(l'île du Gibet). Son étendard, porté par son 
fidèle écuyer, Cornelius Van-Vorst , consistait en 
une immense huître couchée sur un champ vert 
de mer ; armoiries de sa métropole favorite Corn- 
munipaw* Ce chef fournissait au camp un puis- 
sant renfort de guerriers , très-pesamment armés, 
car chacun d'eux avait les reins chaînés de dix 
bonnes paires de culottes en tiretaine , et la tête 
obombrée d'un immense castor qu'ornait un 
brûle-gueule en guise de plumet. Ces hommes , 
pris parmi ceux qui végètent dans les marais, 



crît : • De Heer ( ou Pecuyer) Michel Paw, sujet hollan* 
dais , acheta par contrat Staten Island. N. B, Le même 
Michel Paw ay ait ce que les Hollandais nomment une co- 
lonie à Payonia , sur la riye de Jersey, yis-à-y is New- 
York, et son inspecteur, en i656 , s'appelait Corns. 
Van-Vorst. Une personne de ce nom, en 1769, acquît 
Pawles-Hook et une grande ferme à Payonia , et descend 
directement de Van-Vorst. » 

(1) Ainsi appelée de la tribu indienne de Nayesink qu| 
habita t dans les enyirons. A présent, on les nomme à tort 
Montagnes de Neyersink ou Neyersunk. 

8. 



Il6 HISTOIBE DE NETW-YOEK. 

sur les confins de la Pavonie , étaient de la pure 
race ^'on a nommée têtes de fer, et que la &ble 
fait descendre des huîtres. 

A une petite distance était campée la tribu 
de guerriers venant du voisinage de Heli-Gate 
(porte d'enfer) ; ceux-ci étaient commandés par 
les Suy-Dams et les Van-Dams , homtnes adon- 
nés à la débauche et j ureurs de profession, Comme 
leur nom l'indique assez. Cette troupe d'un as- 
pect terrible était vêtue d'habits à larges basques 
de cette étoffe grossière nommée gaberdine dont 
la couleur bizarre était connue sous le nom de 
tonnerre et éclairs. Ils portaient pour étendard 
trois lardoires daiis un champ de feu. 

Tout auprès de ceux-ci était là tente des 
hommes d'armes des frontières marécageuses du 
Waale-Boght (i) , et des pays adjacens ; ces der- 
niers étaient d'un aspect sévère et chagrin, ce 
qu'on doit attribuer aux crabes dont ils se nour- 
rissaient , et qui abondent dans ces contrées ; ils 
furent les premiers instituteurs de cet honorable 
ordre de chevalerie appelé Fly Market Shirks , 
et, si la tradition dit vrai, ils furent également 
les introducteurs du fameux pas de danse nommé 



(i) Depuis appelé par corruption Wallabout. 



LIVRE VI, CHAPITRE IV. II7 

double trouble. Ils étaient conunandés pçu: 
l'intrépide Jacobus Varra-Vanger , et avaient en 
outre à leur tête une bonne bande de musique 
composée des bateliers de Breukelen ( i ) , qui 
exécutaient de charmans concerts de ccmque 
marine. 

Mais je m'abstiens de poursuivre cette minu- 
tieuse description qui ne servirait qu'à dépen- 
dre :le3 guerriers deBloemen Dael, de Wee-Hawk, 
de Hobpken , et divers autres aussi célèbres dans 
l'histoire que dans les ballades. Des soins plus 
importans m'occupent, car déjà les sons d'une 
musique martiale , résonnant au loin , venaient 
alaimer les habitans de New -Amsterdam. Mais 
Jeur frayeur fut bientôt calmée ; au milieu d'un 
gros nuage de poussière , ils reconnurent Pierre 
Stujvesant à ses hauts-de -chausses couleur de 
soufre et à sa magnifique jambe d'argent dont 
l'éclat brillait au soleil , et le virent s'approcher 
à la tête d'une formidable armée qu'il avait ras- 
semblée en côtoyant les rives de l'Hudson. Ici 
l'excellent , mais anonyme écrivain du manuscrit 
de Stuy vesant , se livre à une élégante et pom- 
peuse description des forces de cette armée à 



(1) Que Ton écrit maintenant Brooklyn. 



Il8 HîSTOIBE DE NEW-YORK. 

mesure qu'elle défile par la poi'te principale de 
la ville , porte qui était située au haut de Van- 
Street. 

En ayant marchaient les Van - Bummels , qui 
habitent les bords agréables du Broux ; c'étaient de 
petits hommes courts et gras , portant d'immenses 
culottes, et renommés par de brillans exploits de 
fourchettes ; ce sont eux qui inventèrent le sup- 
pawn, ou champignons au lait. Immédiatement 
à leur suite marchaient les Van-Vlotens de Kaats 
Kill , déterminés buveurs de cidre doux , et in- 
signes bravaches quand ils étaient ivres. Après 
eux venaient les Van -Peltz de Groodt-Esopus , 
habiles écuyers, montés sur d'élégans coursiers, 
à queue taillée en houssine , tirés des pâturages 
de FEsopus. Ceux-ci étaient grands chasseurs 
d'écureuils et de rats musqués , circonstance d'où 
ils tirent leur nom de Peltz , ou Peltry , qui veut 
dire peaux. Puis les Van-Nests de Kinderhoeck , 
courageux voleurs de nids d'oiseau , comme leur 
nom l'indique: nous sommes redevables à ces 
derniers de l'invention des gâteaux de sarrasin. 
Puis les Van-Higginbottoms de Wapping's Creek j 
ceux-ci étaient armés de férules et de verges 
comme descendant de cette race d'instituteurs 
qui , découvrant le s premiers l'étonnante sympa- 
thie qui existe entre ce que les Anglais nomment 



X 



LIVRE VI, CHAPITRE )V. 1 IQ 

le siège de l'honneur, et celui de l'intelligence , 
reconnurent que le moyen le plus court de Ëûre 
entrer la science dans la tête , était de l'y pousser 
par l'endroit opposé. Puis les Van-GroUs, d' Antho- 
ny's Nose , qui portaient leur eau-de-vie dans de 
belles petites bouteilles de deux pots, vu que la 
longueur extraordinaire de leur nez les eût emr- 
péchés de boire dans d'autres vases ; les Garde- 
niars de l'Hudson et lieux circonvoisins distin- 
gués par plusieurs faits éclatans, tels que voler 
des pastèques , et enfumer les lapins dans leur 
terrier , ainsi que par leur goût pi'ononcé pour 
les queues de cochon grillées : ces derniers étaient 
les ancêtres de l'homme du même nom que l'on 
a vu 6gurer au congrès ; les Van-Hoesens de 
Sing-Sing , grands chanteurs et célèbres artistes 
sur la guimbarde : ceux-ci marchaient deux à 
deux en chantant le grand cantique de saint Ni- 
colas ; les Couenhovens de Sleepy Hollow , qui 
donnèrent naissance à cette joyeuse race de ca- 
baretiers , premiers inventeurs du secret magique 
de transformer une demi -bouteille de vin en 
une bouteille entière ; les Van-Kortlandts , habi- 
ta ns des bords agrestes du Croton , grands tueurs 
de canards sauvages , et renommés ^our leur 
adresse à tirer de l'arc; les Van-Bunschotens , 
de Nyack et de Kakiat , les premiers qui eussent 



laO HISTOIRE DE NEW-YORK. 

jamais imaginé de se servir du ped gauche pour 
congédier les gens : ceux-ci étaient d'intrépdes 
batteurs de buissons et de grands chasseurs de 
nuit , qu'ils passaient entière à l'affût de cette 
espèce de \a^ nommée raton ; les Van-Win- 
kles, de Haerlem, grands humeurs d'oeufs, re^ 
nommés pour leurs courses de chevaux comme 
pour leui's longs mémoires au cabaret : ce furent 
tes premiers qui eussent jamais lorgné de deux 
yeux à la fois. Ceux qui marchaient les derniers 
iftaîent les Knickerbockers , de la grande ville de 
Scaghtikoke , où le peuple met des pierres sur les 
maisons , quand il fait du vent , de peur qu'il ne 
les enlève : ceux-ci tirent leur nom , suivant quel- 
ques personnes, de knicker ( secouer ) et de be- 
ker (gobelet), ce qui semblerait indiquer qu'ils 
étaient jadis d'intrépides buveurs; mais l'exacte 
vérité est que ce nom dérive de knicker (s'assou- 
pir) et de boeken (livres) , ce qui signifie claire- 
ment que l'étude les provoquait souvent au som- 
meil : l'écrivain de cette histoire est mi de leurs 
descendans. 

'Telle était la légion d'intrépides batteurs de 
buissons , qui se précipita à travers la grande 
porte de Wew- Amsterdam. Le manuscrit de Stuy- 
vesant parle à la vérité d'un plus grand nombre 
d'hommes dont je m'abstiens de dire les noms, 



LIVRE yi, CHAPITRE IT. lai 

parce iqpi'ii ^est néoessûire qiie^e me pocsse d'arri- 
ver àdes sujets ^kts jixi{K)rtans.. Rimne pouvait 
surpasser la joie et l'orgueil martial de Pierre au 
cœur de Uon , quand il passa en revue cette puis- 
sante armëe , et il résolut de ne pas différer plus 
long-temps le plaisir tant désiré^ d'assouvir sa 
vengeance sur ces coquins de Suédois du fort 
Caâmir. 

Mais avant que je me hâte de r^racér les in- 
comparables éyénemens que l'on trouvera dans la 
suite de cette histoire , qu'il me :soit permis de 
m'arreter pour parler du sort de Von-PoiSen- 
burgh , l'infortuné commandant ai chef des ar- 
mées des nouveaux Pays-Bas. Tel est le manque 
de charité inhérent à la nature humaine, qu'à 
peine la nouvelle de sa déplorable déconfiture 
au fort Casimir fut -relie publique, que mille 
bruits offensans se répandirent dans jXew-Ams- 
terdam; on insinua qu'il avait réellemenldes in- 
telligences coupables ; avec , le commandant . des 
Suédois; que depuis long-temps il était dans l'u- 
sage de communiquer secrètement aJvec eux , et 
mille autres suggestions touchant de l'argent 
reçu pour services secrets. Horribles accusations 
auxquelles je ne fais pas plus d'attention qu'elles 
ne me semblent en mériter. 

Ce qu'il y a de certain , c'est que le général 



laa HISTOIRE DE IfEW-TORK. 

prouva riiréprochable pureté de son hcmneur par 
les protestations et les sermens les plus terribles , 
et déclara in&me quiconque oserait douter de 
son intégrité. Il fit plus , de retour à New-Ams- 
terdam , il se mit à arpenter fièrement les rues , 
avec une troupe de bravaches à ses talons, vi- 
goureux compagnons de bouteille , qu'il gorgeait 
de vin et farcissait de bonne chère , et qui étaient 
prêts à le soutenir devant quelque tribunal que 
ce fût. Rodomons à épais Êivoris , à larges épau- 
les , et à menaçant aspect , dont le moindre sem- 
blait capable d'avaler un bœuf et d'en prendre 
les cornes en guise de cure-dent. Ces gardes-du- 
corps , prêts à se quereller pour lui contre tous 
champions, fronçaient le sourcil à quiconque 
osait tourner son nez du côté du général , comme 
s'ils eussent voulu le dévorer vivant , assaison- 
naient chaque propos d'un millier de sermens , 
et voyaient accueillir et répéter à la ronde cha- 
cune^ de leurs emphatiques rodomontades , par 
une salve de blasphèmes non moins bruyante 
que celles dont l'artillerie honore un toast patrio- 
tique. 

Toutes ces valeureuses vantarderies eurent le 
très-grand avantage de porter la conviction dans 
de sages et profonds esprits, qui commencèrent à 
regarder le général comme un héros d'une élé- 



LIYRB VI, CHAPITRE IT. I a 3 

vation , d'une magnanimitë de caractère incom* 
paraUe, principalement en ce qu'il jurait sans 
cesse sur Vhonneur d'un soldat , serment tout-à- 
fàit ronflant et solennel. Un des membres du 
conseil alla même jusqu'à proposer qu'on immc»^ 
talisât le grand homme, en lui décernant une 
statue en plâtre. 

Mais le vigilant Pierre Forte-Tête n'était pas 
homme à se laisser tromper ainsi. Il envoya se- 
crètement chercher le commandant en chef de 
toutes les armées , et après avoir écouté toute son 
histoire assaisonnée de sermens sacrés, de pro- 
testations et d'exclamations : « Ecoutez , mon ca- 
marade , lui dit-il , quoique , d'après votre propre 
témoignage, vous soyez certainement l'homme 
le plus brave , le plus loyal et le plus honorable 
de tout le pays , cependant vous avez le malheur 
d'être horriblement décrié et extraordinairement 
méprisé j ainsi , quoiqu'il soit certainement dur de 
punii" un homme parce qu'il est malheureux , et 
qu'à la rigueur vous puissiez être totalement in- 
nocent du crime dont on vous accuse, néanmoins, 
comme le ciel , sans doute pour quelque sage des- 
sein , juge convenable de cacher , quant à présent , 
toutes les preuves de votre innocence , à Dieu ne 
plaise que j'ose contre-carrer sa volonté souve- 
raine ! Je ne puis d'ailleurs consentir à aventurer 



134 HISTOIRE DE NEW-TORR. 

rarmée soiis un commandaiit qu'elle méprise , ni 
à .confier le salut dç mes gens à un champion 
dont ils se méfient ; débarrassez-yous donc y mon 
ami , des travaux et des soins fatigans d'une yie 
^^ublique , avec cette consolante réflexion y que . 
si vous êtes coupable ^ vous n'avez que la récom* 
pense que vous méritez , et que si vous êtes inno- 
cent^ vous n'êtes pas le premier grand et digne 
homme qui ait été injustement calomnié et per- 
sécuté dans ce monde coat)mpu , pour être sam 
doute mieux traité dans un meilleur., où il n'y 
i^ura ni erreurs , ni calomnie , ni persécutions ; 
en attendant ayez la bonté de ne plus me mon- 
trier votre figure , car j'ai une horrible antipathie 
pour celle des infortunés grands hommes de votre 
espèce. >* 



CHAPITRE V. 

Dans lequel l'auteur luirle trés-naïyement de lui-même , après quoi 
on trouvera une histoire trés-intéressante sur Pierre Forte-Tête 
et sa troupe. 

Comme mes lecteurs et moi sommes sur le point 
de nous lancer dans autant de périlleuses aven- 
tures qu'en ait jamais affronté , tête baissée , au- 



UVRE VI, CHAPITRE V. Ia5 

cune seryiable confederation de chevaliers errans, 
il convient, je croîs, qu'à l'instar de ces braves 
champions, nous nous touchicms dans la main, 
ensevelissions dans l'oubli toute discorde , et ju-* 
lions de ne nous abandonner ^ ni dans la prospé- 
rité , ni dans le malheur, jusqu'à la fin de l'ea-^ 
treprise. Mes lecteurs s'aperçoivent, sans doute, 
que j'ai complètement changé de ton et d'allure 
depuis que nous nous' scmmies embarqués en- 
semble. J'oserais affirmer qu'ils me crurent alors 
le bourru cynique et impertinent petit -fils de 
quelque gros Hollandais , car c'est tout au plus ai 
je leur ai jamais dit tm mot de poUte^e, si^ en 
leur adressant la parole , j'ai seulement eu l'air 
de porter la main à mon chapeau. Mais à mesure 
que nous avons fait route ensemble et que nous 
avons avancé dans mon histoire, j'ai commencé 
graduelfement à me relâcher de ma sévérité , à 
devenir plus poU , et , quand Foccasion s'en e6t 
trouvée , à entrer famiUèrement en conversation j 
jusqu'à ce qu'enfin j'en sois venu à des manières 
phis sociables et plus amicales. Yoilà comihe je 
suis , moi ; toujours un peu froid et réservé d'a^ 
bord avec les gens que je connais peu, ou dont je 
ne me soucie guère, je ne me laisse complè- 
tement gagner le cœur que par une longue intî-i- 
mité. 



ISà6 HISTOIRE DE JECEW-TORK. 

Pourquoi d'ailleurs me serais-je apprivoisé pour 
cette foule de connaissances d'un jour, qui s'at- 
tcoupèrent autour de moi lors de ma première 
apparition? Beaucoup furent simplement attirés 
par la nouveauté de ma figure , et après avoir re- 
gardé fixement mon titre , poursuivirent leur 
chemin, sans dire un mot ; pendant que d'autres 
se traînèrent en bâillant jusqu'à la fin de ma pré- 
face y et , ayant satisfait leur curiosité d'un mo- 
ment, s'éclipsèrent bientôt l'un après l'autre. 
Mais j'ai eu recours, particulièrement pour éprou- 
ver leur courage^ à un expédient semblable à 
celui qui fut employé , dit -on, par cette fleur 
incomparable de chevalerie , le roi Arthur, qui , 
avant d'admettre aucim chevalier dans son inti- 
mité , exigeait qu'au préalable il se montrât supé- 
rieur aux dangers et aux &tigues , affrontât les 
travaux les plus inouis, occît des géans par 
douzaine , et défît des légions d'enchanteurs sans 
compter les nains , les hippogriffes et les dragons 
de feu. C'est d'après ce principe , que , du premier 
bond , j'ai adroitement jeté mes lecteurs au tra- 
vers de deux ou trois chapitres bien embrouillés , 
où ils se sont vus d'abord assaillis et travaillés 
par une armée entière de philosophes païens et 
d'auteurs hérétiques. A peine pouvai&-je m'em- 
pecher de sourire (quoique je sois naturellement 



LIVRE VI, CHAPITRE V. l!k^ 

très-grave) , en voyant la terreur et la déroute 
complète de mes yaiUans champions ; quelques- 
uns tombaient morts... de sommeil , sur le champ 
de leurs esplcÀts; d'autres, jetant mon Hvre au 
miUeu du premier chapitre, prenaient leurs 
jambes à leur cou, et ne cessaient de courir jusqu'à 
ce qu'ils en fussent assez loin pour ne plus l'aper-- 
cevoir , puis s'arrêtant pour reprendre haleine , 
ils disaient à leurs amis de quel guêpier ils s'ë- 
chappaient, et conseillaient à tous ceux qui se 
trouvaient sur leur chemin de ne pas s'aventurer 
dans une expedition aussi peu profitable. Enfin 
les rangs de mes lecteurs s'eclaircirent à chaque 
page , et du grand nombre qui s'était embarqués 
dans l'entreprise, bien peu, hélas! ont pu swo- 
vivre aux cinq chapitres préparatoires! encore 
Dieu sait dans quel état d'abattement et de &- 
tigue ils y sont arrivés ! 

Auriez-vous donc voulu que , dès la première 
vue , je serrasse affectueusement sur mon cœur des 
lâches qui ne vous sourient qu'avec le soleil? non j 
je réservais mon amitié pour ceux qui la méritent , 
pour ceux qui , en dépit des difficultés , des dan- 
gers et des &tigues , m'ont tenu fidèle compagnie. 
Je presse donc affectueusement la main de ces 
derniers ; je vous salue , dignes et trois fois bien- 
aimés lecteurs ! braves et fidèles compagnons qui 



ia8 HISTOIRE DE ITEW-YORK. 

m'avez constamment suivi dans toutes mes courses 
incertaines. Je vous salue du fond du cœur, je 
m'engage à ne plus vous quitter, et je jure (si le 
del protège l'arme fidèle que je tiens maintenant 
entre les doigts ) , de vous omdùire triomphans 
jusqu'à la fin de notre merveilleuse entreprise» 

Mais pendant que nous discourons ainsi , la ville 
de New-Amsterdam (est dans une tumultueuse 
agitation, l'armée campe'e dans le Boulingrin 
dresse ses tentes , la trompette d'airain d'Anthony 
Van-Corlear feit retentir la voûte céleste de son 
bruit sinistre et perçant, le tambour bat aux 
champs, et les étendards des Manhattoes, de 
HeU - Gate et de Michael Paw , flottent orgueil- 
leusement dans les airs. Regardez maintenant de 
ce côté, voyez avec quelle ardeur travaillent les 
matelots, comme ils s'empressent à hisser les voiles 
de cette goélette et de ces gros sloops au large 
ventre, qui vont porter l'armée hollandaise sur la 
Ddiav^at^ , champ de leurs immortels exploits ! 

L'entière population de la ville est sur pied , 
hommes , femmes et en&ns courent admirer Ift 
miËce de New- Amsterdam qui se pavane orgueil- 
leusement dans: les rues avant de s^embarquer; 
que de mouchoirs s'agitèrent aux fenêtres! que de 
joUs nez résonnèrent douloureusement dans ces 
mouchoirs trempés de larmes* Non I le désespoir 



LIVRE VI, CHAPITRE V. l^Q 

dont fut saisi le beau sexe de Grenade, alors que 
la galante tribu des Abencerages en fut bannie , 
ne peut avoir plus bruyamment retenti que celui 
des tendres beautés de New- Amsterdam au dé- 
part de leurs intrépides guerriers. Chaque amante 
éplorée garnissait de pain d'épice et de noix fraî- 
ches les poches de son héros ; plus d'une bague 
de cuivre fut échangée , plus d'une pièce de six 
sous , rompue comme gages d'une étemelle con- 
stance ; et quelques vers amoureux inspirés par 
cette occasion sont arrivés jusqu'à nos jours 
comme pour défier l'univers par leur impénétrable 
obscurité. 

Qui n'eût été touché de voir comme les jeunes 
filles s'attroupaient autour du brave Anthony 
Van-Corlear? Car c'était, à tout prendre, un 
garçon jovial , vigoureux , haut en couleur, véri- 
table vaurien avec les femmes. . . . aussi n'auraient- 
elles pas demandé mieux que de le garder à leur 
profit , comme consolateur , pendant l'absence 
de l'armée ; car c'était une justice à lui rendre, 
qu'indépendamment de ce que nous avons déjà 
dit , c'était vraiment un excellent cœur , plein des 
plus consolantes attentions pour toute femme 
qu'afiUgeait l'absence d'un mari , et c'est sa bien- 
veillance , son dévouement en ces sortes d'occa- 
sions qui l'avaient mis en haute considération au- 

"• 9 



i3q histoirb de wew-tokk. 

près des hpnnêtea bourgeois de la ville. Mais rien 
ne put empêcher le vaillant Anthony de marcher 
à la suite du vieux gonveroeur, qu'il aimait comme 
ses yeux. Ainsi , embrassant les jeunes femmes , 
et donnant à celles qui avaient de belles dents et 
des lèvres fraîches , une douzaine de baisers bien 
hruyans , il partit chargé de leurs tendres voeux. 
Le départ du brave Pierre n'était pas une des 
mmndres causes du chagrin public. Quoique le 
vieux gouverneur ne fût nullement indulgent 
pour les sottises et les boutades de ses sujets, il 
avait néanmoins acquis y soit d'une manière , soit 
d'une autre, une très-grande popularité parmi 
eux. La bravoure personnelle a quelque chose de 
si séduisant en elle-même y qu'auprès du commun 
des hommes elle l'emporte sur la plupart des 
autres quahtés. Le peuple de New - Amsterdam 
regardait Piare Stuy vesant comme un prodige 
de valeur^ S^_ jambe de bois , ce trophée de ses 
fôiploits militaires, était considérée avec respect et 
adoûratioii. Il n'était pas un vieux bourgeois qui 
n'eût sa provision de miraculeuses histoires à ra- 
cont.er sur les hauts fidts de Ptet Forte-Tête , qui 
n'en régalât ses en&ns pendant les longues soi- 
rées d'hiver, et qui ne s^j arrêtât avec autant 
d'orgual et d'exagération , que; nos hduaete» 
vilkgeois sur le& cobirageuses aventures du vieux 



LIVRE VI ^ CHAPITRB V. j3l 

general Putndm (ou , comme on l'appelle &mi. 
lièremetit, le vieux pEit). Durant notre glorieuse 
révolution , il n'y avait pas un individu qui ne 
crût le vieux gouvcnneur capable de ise me- 
surer avec Bdizébut en persCMme. On racontait 
même, avec grand mystère et sous la loi du secret^ 
qu'il avait transpercé le diable d'une balle cPar^ 
gent,au moment où, par une nuit orageuse, il 
traversait en canot le passage de Hell-Gate. Mais 
je ne donne pas ceci pour un fait ; malheur à 
l'homme qui troublei'ait d'une souiUure vol<>ntaîrr 
les sources pures de l'histoire ! 

Ce qu'il y a des^, c'est qu'il n*y avait pas une 
vieille îemme à New-Amsterdam qui ne considérât 
Pierre Stuyvesant coname une tour de salut , et 
qui ne fôt conv^ncue que la tranquillité publique 
serait assurée aussi long-temps qu'il resterait dans 
la cité. Il n'est donc pas surprenant qu'elles regar- 
dassent son départ comme une grande calatàilë. 
Elles se traînèrent , le coeur gros et en soupirant^; '■ 
à la suite de ses troupes qui s'avançaient vers les 
boi^ de la rivière pour s'embarquer. Le gouvei^ 
neur adressa à ses concitoyens , de la poupe de soà 
vaisseau , un discours laconique , mais véritable^- 
ment patriarcal , dans lequel il leur recomman<^ 
dait de se comporter en loyaux et pacifiques sujets, 
dfallar régulièrement à l'église le dimandie, et 'de 



1 34 HISTOIRE DE NEW-*YOBK. 

cait heureusement dans sa course , et après avoir 
jsubi à peu près toutes les é[Nreuyes qui attendent 
jà bord des vaisseaux les malheureuses troupes de 
tcfrre , comme tempêtes , trombes , monstres ma- 
rins , ou autres horreurs et phénomènes ; ^près 
Avoir été rudement étrillés par cette déploraHe 
et trop peu plainte maladie que l'on nomme mal 
de mer , la flottille. entière arriva saine et sauve 
dans la Delaware. 

Sans praidre seulement le temps de jeter l'ancre^ 
sans laisser respirer son monde fatigué d'une si 
jobgue navigation dans l'Océan , l'intrépide Pierre 
poursuivit sa course en ranontant la Delaware y 
iA pai'ut inopinément devant le fort Casimir. 
Après avoir sommé et étonné la garnison par un 
Croyable son de la trompette du irigoureux Van 
Corlear, il demanda, d'une voix de tonnerre, 
l'immédiate reddition du fort. Le poussif com- 
mandant Suen Scatz répondit à cette sommation 
d'une voix aigre, grêle, et qui, vu son extrême té- 
nuité , résonnait comme le vent qui sort d'un souf- 
flet cassé : ce qu'il n'avait pas , pour son compte, de 
ce fortes raisc»is de refus , si ce n est cependant que, 
ce ayant reçu l'ordre de défendre son poste jusqu'à 
a la dernière extrémité , la proposition de le rendre 
c( lui devenait particuUèrement désagréable j qu'en 
a conséquence il demandait du temps pour se con- 



UYRB VI 9 CHAPITItB T. 1 35 

ce Slater àyec le gouverneur Riâkigh ^ et propOBak 
ik une trêve pour bet objet. » 

L'irascible Pierre, indigné ({u'on eût |)ris;j8i 
traîtreusement et qu'on gardât si obstinément la 
fortei'esse qui lui appartenait de droit , refusa l'ér- 
mistice propose, et jura par la pipe de saint Ni- 
colas 5 qui , comme le feu sacré , ne s'éteignait ja- 
mais ^ qu'à moins que le £[»*t ne se retidît sous dix 
minutes , il l'emporterait d'assaut , iqu'il en ferait 
passer la garnison par les baguettes , (et qu'il Ini- 
serait comme un verre son misérable Comman- 
dant. Puis , pour dokmer un plus grand poids à 
cette menace, il tira sa fidèle épée et la brandit 
dans l'air d'une si vigoureuse manière que , si elle 
n'avait pas été excessivement rouillée , l'éclat de 
sa lame flamboyante eût indubitablement aveuglé 
l'etmemi et jeté la terreur dans son ame. Il or>- 
donna aussitôt de lâcher sur le fort une bordée 
de toute son artillerie , qui consistait en deux 
pierriers, trois mousquets, une longue ëanardière, 
et deux paires de pistolets d'arçon. 

Pendant cette opération , le vigoureux Van- 
GOrlear rassemblait toutes ses forces, et comment 
çait ses préparatifs guerriers ; gonflant ses joues 
comme un véritable Borée , il soutenait , à perte 
d'haleine , un des plus épouvantables sons de sa 
trompette. Les robustes chanteurs de sing sing 



1 36 HISTOIRE BE IHSW-YORK. 

entonnaient un horrible chant guerrier , les soldats 
de Breuckelen et de Wallabout soufflaient d'une 
manière assourdissante dans leiu^s conques ma- 
rines y ce qui formait une aussi abominable sym- 
phonie que si dix mille violons fi:*ancais eussent 
£dt assaut de talent dans une ouverture de l'école 
moderne. 

Soit que le formidable appareil de la guerre , 
présenté ainsi subitement , eût frappé la garnison 
de terreur , soit que Suen Seutz , qui était , quoi- 
que Suédois y d'humeur douce et accommodante, 
regardât comme une sorte d'hommage rendu à sa 
prudence l'article de la sommation qui l'engageait 
à se rendre à discrétion, c'est ce que je ne pren- 
drai point sur moi de décider. Ce qu'il y a de 
sûr , c'est qu'il trouva impossible de résister à une 
demande aussi poUe. En conséquence , au moment 
même où le mousse était allé chercher du charbon 
allumé pour mettre le feu aux pierriers , l'unique 
tambour de la garnison battit la chamade sur le 
rempart , à la grande satisfaction des deux partis , 
qui , malgré leur soif des combats , avaient un 
désir tout aussi prononcé de manger tranquille- 
ment leur (Mner que de s'échiner l'un l'autre. 

Ce fut ainsi que cette inébranlable forteresse 
retourna sous la domination de leurs hautes puis- 
sances ; on permit à Scutz et aux vingt hommes 



LIVRE VI , CHAPITRE ▼. 1 37 

qui formaient sa garnison d'en sortir ayec les 
honneurs de la guerre , et le victorieux Pierre , 
qui était aussi généreux que brave y consentit à Ce 
qu'ils emportassent leurs armes et leurs muni- 
tions , lesquelles y il est vrai , furent trouvées , à 
l'inspection , totalement hors de service , étant res- 
tées rouillées depuis long-temps dans les magasins 
du fort , avant même qu'il eût été arraché par 
les Suédois à l'orgueilleux Von PoflFenburgh. Mais 
je ne dois pas omettre de dire que le gouverneur 
fut si content de la conduite de son fidèle écuyer, 
lors de la reddition de cette grande place , qu'il le 
fit , sur le Ueu même , seigneur d'un beau do- 
maine dans le voisinage de New- Amsterdam ; do- 
maine qui porte encore aujourd'hui le nom de 
Corlear's hook. 

La libérahté sans exemple du vaillant Stuy ve- 
sant envers les Suédois causa une grande surprise 
dans la ville de New- Amsterdam ; quelques-uns 
même de ces factieux personnages , dont les lu- 
mières s'étaient développées dans les réunions 
poUtiques en usage sous le règne de William- le - 
Bourru , mais qui n'avaient pas osé cultiver cette 
disposition sous les yeux de leur chef actuel , ren- 
dus maintenant plus hardis par son absence , se 
permirent , en pleine rue , des observations cri- 
tiques. On entendit des murmures jusque dans la 



1 38 RISTOIRB D£ hswtork. 

timbre du conseil de New-Amsterdam ^ et il est 
ati moins douteux qu'ils n'eussent pas pouissé l'au- 
dace jusqu'à éclater ^i discours et en rej^oches 
ibrmels et positif y si Kerre Stuyvesant n'eût en- 
voyé secrètement sa canne à la chambre du con- 
^l , pour y être posée en signe d'autorité et en 
guise de masse sur là table y au beau milieu de ses 
ttiembres , qui , en hommes sages , comprirent ce 
tjvte cf^A youlait dire, et, à partir de là, se tinrent 
eu repos. 



CHAPITRE VI. 

Qui montre le grand avantage qu'a Fauteur sur son lecteur en 
Umps dé guerre, ailisi qile divers inoidens alarmaùs qui ahdon- 
cent qu'uti ërënement terrible est sur le poiàt d^àrriver. 

Il EL qu'un puissant alderman qui , dans un dî- 
ner de corporation , sent décupler son impatient 
appétit par la première cuillerée de soupe à la tor- 
tue qui lui caresse le palais , et , tout en redou- 
blant sur la soupière ses vigoureuses attaques , 
, promène avidement ses gros yeux voraces sur 
tous les mets dont la table est chargée ; tel l'infa- 



ti^fale'jPierre SlujTesant sent irriter «encore, par 
kl prise du fort Casimir:, rinextinguiUe sôifidb 
^ire qui déTwre son déin ; et rien ne peut là oii^ 
nier désormais ^ s'il ne soumet toute la noûrelfe 
Suède» Il n!éut donc pas plus tôt assuré cette dun- 
quête, que, tout ffkïûé du succès , il partit résoi- 
lument pouk* moissohner , au fort Oiristiana (i)^ 
de nouveaux lauriers. •• 

Ce fort , le |>lus im^rtant qu'eussent les Sué- 
dois, était établi sur une petite rivière (tnal^fi 
propos appéée crique ) du même nom. C'était là 
que le rusé gouyerneur Jan Rising se tenmt en 
observation., dans l'attitude :&rouclie et mèlia- 
çante d'utie arraignée en sentinelle au milieu de la 
toile qui lui sert de forteresse. 

Mais , avant de nous lancer à travers leis scènes 
terribles qui doiv^it signaler la rencoiitre de deux 
che& aussi formidables , il conviait de nous w-^ 
réter un moment pour tenir, une espèce de conseil 
de guerre. Un historien iet ses lecteiirs né doiv^ 
pias se [M'écipiter plus téméraireitient au milieu des 
combats qu'un général et son ârmée^ Les grands 
généraux de l'antiquité ne s'engageaient jamidis 

(i) C'est maintenant une ville florissante, appelée 
Christiana ou Christeen , à tt%nte-sept milles à peu pl^i 
de Philadelphie , sur la route de poste de Ballîtiiorf. ' 



I 



l4^ HISTOIRE DE NEW-YORK. 

ê 

dans une affaire , sans y préparer leurs soldats par 
des harangues propres à faire naître en eux des 
aaitimens héroïques , en les animant d'une égale 
confiance dans la protection des dieux et dans la 
valeur deleurs ch^. De même , éveillant d'abord 
l'attention de ses lecteurs , l'historien doit s'em- 
parer de leurs passions , et dès qu'il les a enflam- 
mées par l'intérêt de son sujet 9 il doit se mettre 
a leur tête , brandir sa plume , et les mener au 
phis fort de la mêlée. 

On peut voir un illustre exemple de cette règle 
dans ce modèle des historiens , l'immortel Thucy- 
dide. Arrivé au commencement de la guerre du 
Péloponèse , dit un de ses commentateurs , ce il 
sonne la charge, à la manière d'Homère, fait le 
dénombrement des aUiés de chaque coté , excite 
notre attente, et s'empare d'abord de notre atten- 
tion. C'est du genre humain tout entier qu'il s'agit 
dans l'événement qui va se décider : on s'efforce 
de pénétrer dans l'avenir ; la terre tremble , er 
cette crise terrible semble avoir mis toute la 
nature en travail; c'est de cette manièi^e su- 
blime qu'il entre en matière , c'est ainsi qu'il agran- 
dit une guerre entre ce que Rapin appelle deux 
misérables états. C'est ainsi qu'il élève et soutien; 
habilement un petit sujet par la manière grande 
et noble dont il le traite ! )> 



LIVBB VI, CHAPITRE VI. l4l^ 

De même , après avoir conduit mes lecteurs au: 
milieu du péril , après avoir suivi l'aventureux. 
Pierre Stuy vesant et sa troupe dans des régions 
étrangères , entourées d'ennemis et résonnant de 
l'épouvantable bruit des armes , dans le moment 
critique où le doute et l'obscurité planent ' sur la 
suite de mon ouvrage, je m'arrête à propos pour 
haiianguer mes braves compagnons , et les prépa- 
rer aux événemens qui vont suivre. 

Je désirerais expliquer ici le grand avantage 
que , comme historien , je possède sur mes lec- 
teurs. C'est que , quoique je ne puisse ni changei' 
absolument le résultat d'un combat , ni sauver la 
vie de mon héros favori ( libertés que , malgré 
l'autorité de modernes historiens français qui se 
les permettent souvent , je regarde comme tout- 
à-fait indignes d'un historien scrupuleux ) , cepen-* 
dant je puis , de temps à autre , lui faire assenei^ 
à sou ennemi un de ces vigoureux hori(His qui font 
deux parts d'un géant , fût - il vrai qu'en bonne 
conscience il n'a rien fait de semUable. Je puis 
encore traîner son antagoniste tout autour du' 
champ de bataille , à la manière dont Homère Eût. 
traîner honteusement le bel Hector sous les murs 
de Troie , licence dont je garantis que le priiiçe 
des poètes a dû faire au prince troyen de très- 



l42 . HISTOIRE DB K£W*YOBK. 

humbles excuses , A jamais ils se sont rencontres 
dans les champs-elysées. 

Je sais que beanqot^ de mes scrupuleux lec- 
teurs crieront baro sur moi totites les fcns que je 
pendrai un léger service à mon héros , mais je re- 
garde ce privilège comme un de ceux exercés par 
les histc»*iens de tous les sièclesi^ et celui-là ne leur 
a jamais été disputé. Au fait , un histcxrieil doit 
être considéi^ comme lié par l'honneur à son 
héros , la renommée de celui ^d lui est cmifiée , 
et sein devoir est de la faire mousser de son mieux. 
Jamais général , amiral , ou tout autre chef que 
06 sœt , n'a Êiit le récit d'une de ses batailles , sans 
j étriller son ennaoïi de la bonne manière , et je 
ne doute pas que si mes héros avaient écrit eux- 
mêmes l'histoire de leurs exploits , ils n'y eussait 
distribué de bien autres coups que ceux que je 
donnerai en leur nom. Dépositaire de leur renom- 
Blïée, je dois donc leur i-endre la justice qu'eux- 
mêmes se seraient rendue ; et , sfil m'arrive d'être 
un peu rude aux Suédois , je pérniets à tel de 
lem*s descendans qui s^avisera d'écrire l'histoire 
de l'état de la Delaware , d'user de représaiMéi , 
et d'étriller Pierre Stuyvesant aussi sévèrement 
qu'il lui plaira. 

Comptez donc sur des têtes cassées et des cotes^ 



UVRB VI, GHAI^TAI^ Vt- l43 

rompu^« Depuis/loDÇ-tamps mai plume aysdt soif 
de batailles ^ elle a fait sièges mt pièges sans qu'il 
j eût une goutte de sang répandu ; mais l'occasioQ 
me sourit enfin y et , n'en déplaise aux chrom- 
ques^ du temps, je jure par le cid et par saint 
Nicole que jamais ni Salluste^ ni Tite-Live , ni 
Tacite , ni, Poly be , ni nul autre histoiîen , n'aura 
décrit plus épouvantable combat que celui où je 
vais engager mes héroa ! 

Et vous , ô mes excellens lecteiu^s ! vous dont 
je paie l'attachement et la confiance par la plust 
vive tendresse , tranquillisez-vous , confiez à mesi 
soinsle sort de notre héros favcad Stuyvesant, car, 
j'en jure par la cix)ix ! rien , quoi qu'il advienne, 
ne pourra désormais me séparer de Pierre Fortes 
Tête ; je le ferai se ruer sur se& vils ennemi» , 
comme k Êimeux Lancdot du lac sm^ une troupe 
de chevaliers mécréans , et , s'il succombe, que 
jamaisc ma plume ne combatte en &veur d'un 
brave homme , d je ne le fais payer cker> à osa 
patauds de Suédois. 

Pierre Stuy vçsant ne fut pas plus tôt arrivé de*» 
vaut le fort Christiana , qu'il commença cte siidteà . 
se retrancher , et , immédiatement aprè» atoit» 
tracé sa première parallèle, il dépêcha Anthony 
Yan-Gorleai^ pour sommer ki lorteresse de se. 
rendre. Celui-ci fut reçu avec toutes les fovmarr 



1 44 mSTOIBB DB ITBW-TORK. 

lites dues ; on lui banda les yeux à la porte , et il 
fut conduit, à travers une abominable odeur d'o- 
gnons et de poisson salé« à la citadelle, grande hutte 
construite en bûches de pin. Ici ses yeux furent 
débandes ; et il se trouva en Faùguste présence du 
gouverneur Risingh. Ce chef était , comme je Fai 
déjà dit j d'une taille véritablement gigantesque ; 
il portait un habit bleu d'une étoffe grossière , as- 
sujetti autour du corps par un ceinturon de cuir 
qui en faisait ressortir les poches et les énormes 
ba&ques d'une manière tout-à-fait guerrière. Ses 
lourdes jambes étaient logées dans une paire 
de grosses bottes d'une couleur roussâtre , et il 
les tenait écartées dans l'attitude du colosse de 
Rhodes , pour se raser devant un débris de mi- 
roir avec un rasoir horriblement émoussé. Cette 
douloureuse opération lui faisait Ëiire d'affreuses 
grimaces qui ajoutaient encore à l'eflFroi qu'inspi- 
rait son abominable visage. Quand on annonça 
Van-Corlear , le hideux commandant s'arrêta un 
moment au milieu d'une de ses plus disgracieuses 
contorsions , et , après l'avoir regardé par-dessus 
5on épaule de l'air d'un chien hargneux , il reprit 
son travail devant sa glace cassée. 

L'opération terminée, il se retourna encore une 
fois vers le trompette, et lui demanda le sujet de 
sa mission. Anthony Van-Corlear, qui était une 



LIVRE VI, CHAPITRE VI. ll\5 

espèce d'orateur tachigraphe, lui rendit en peu de 
mois le long message de son excellence, faisant 
l'histoire entière de la province , la récapitulation 
des torts, l'énumération des droits, et finissant 
par la demande peremptoire d'une reddition im- 
médiate ; puis il se tourna de côté, et se pinçant le 
nez entre le pouce et l'index, il en tira un ef- 
froyable son assez semblable à celui d'une trom- 
pette qui sonne la charge , et que ce nez avait sans 
doute appris dans son intime et long voisinage 
avec ce mélodieux instrument. 

Le gouverneur Risingh entendit tout du long , 
mais avec une extrême impatience , et le discours 
et la fanfare, s'appuyant de temps en temps, selon 
son usage , sur le pommeau de son épée , tournant 
entre ses doigts son immense chaîne de montre 
d'acier , ou rongeant ses ongles ; puis , quand 
Anthony Van-Corlear eut fini , il répondit brus- 
quement que Pierre Stuyvesant et sa sommation 
pouvaient aller au diable , où il espérait bien l'en- 
voyer avant souper, ainsi que son équipage de 
vagabonds; tii'ant alors son épée à pommeau de 
cuivre, et jetant le fourreau loin de lui , « Que je 
sois damné , dit-il , si je te rengaine jamais ailleurs 
que dans le cuir tanné de ce renégat de Hollan- 
dais. » Puis ayant prononcé le courageux défi qui 
devait être rendu à Stuyvesant par la bouche de 

U. iO 



1^6 HISTOIRE DE NEW-YORK. 

son messager, celui-ci fiit reconduit à la poterne 
avec toutes les cérémonies dues au trompette , à 
Pécuyer, et à l'ambassadeur d'un grand général , 
et après lui ayoir rebandé les yeux , on le renvoya 
poliment en lui tordant le nez pour lui aider à se 
rappeler son message. 

Le vaillant Pierre n'eut pas plus tôt reçu cette 
insolente réponse, qu'iljâcha une volée d'éppuvan- 
tables juremens qui auraient infailliblement ren- 
versé les fortifications et fait sauter le magasin à 
poudre sur les oreilles de l'orgueilleux Suédois , 
si les remparts n'eussent pas été remarquablement 
forts , çt le magasin à l'épreuve de la bombe. 
S'aperce V an t que le fort avait résisté à cette ter- 
rible décharge , et qu'il était de toute impossibilité 
( impossibilité très - réelle dans ces jours d'igno- 
l'ance) de mener une guerre à fin avec des pa- 
roles, il ordonna à ses braves de se préparer pour 
un prompt assaut. Mais, dans le moment, un 
étrange murmure s*éleva parmi ses troupes; il 
commença par la tribu des Van-Brummels , ces 
vaillans gloutons du Bronx, et se répandit d'homme 
à homme avec un accompagnement de regards 
mutins et de propos rebelles. Une fois alors , une 
seule fois dans sa vie , on vit pâlir le grand Pierre, 
car il crut réellement que ses guerriers allaient 
chanceler dans cette heure d'épreuve périlleuse , 



LIVRE VI, CHAPITRE VT. l47 

et ternir ainsi pour jamais la renommée de la 
province 4es nouveaux Pay s -bas. 

Mais il découvrit bientôt , à son grand conten- 
tement , que ce soupçon faisait gratuitement injure 
à son indomptable armée ; la cause unique de ce 
tumultueux désordre étant tout simplement que 
l'heure du dîner sonnait , et que changer quelque 
chose à l'invariable routine de leur vie eût brisé 
le cœur de ces braves et réguliers Hollandais. 
C'était d'ailleurs une règle étabUe chez nos an- 
cêtres de toujours combattre l'estomat plein j et 
l'on doit sans doute attribuer à cette circonstance 
la grande renommée qu'ils acquirent dans les 
armes. 

Voilà donc mes bons virans des Manhattoés 
et leurs dignes camarades occupes sous les ai<bres 
à donner d'ausrâ vigoureux assauts au contenu de 
leurs havresacs, et d'aussi tendres accolades à 
leurs gourde , que s'ils eussent cru ne plus les re- 
voir ! et comme je prévois que nous aurons , dans 
une page ou deux , de chaude besogne , je con> 
seille à mes lecteurs d'imiter mes troupes ; pour 
leur en laisser le temps, je vais clore ici ce chd^ 
pitre , et leur donner ma parole d'honneur que, 
respectant l'armistice, nul n'en abusera pour sur- 
prendre ou inquiéter nos honnêtes Hollandais 

lO. 



I 

1 48 HISTOIRE DE NEW- YORK. 

dans Futile travail auquel ils se livrent avec tant 
d'ardeur. 



CHAPITRE VII. 

(Contenant la plus horrible bataille qui ait jamais ëté célébrée eu 
vers ou en prose j ainsi que les admirables exploits de Pierre- 
Forte-Téle. 

« Or donc , dit l'auteur du manuscrit de Stuy- 
vesant ; or donc les Hollandais , s'étant copieuse- 
ment repus , sentirent doubler leur force et lem* 
courage , et se préparèrent au combat. L'attente^ 
ajoute- 1 -il, l'attente et l'impatience étaient au 
comble! la terre oublia de tourner, ou plutôt 
elle s'arrêta tout exprès pour mieux contempler 
cette bataille, comme un corpulent alderman ob- 
serve le combat que se livrent sur son pourpoint 
deux mouches belliqueuses. Les yeux du monde 
entier , selon l'usage en pareil cas , se tournèrent 
sur le fort Christina. Semblable à un petit homme 
qui se démène dans la foule poiu* apercevoir po- 
lichinelle , le soleil , sautant dans les cieux de 
place en place , allait , fourrant sa tête entre les 



LIVRE VI, CHAPITRE VU. 1 l^C) 

nuages malavisés qui lui interceptaient la vue ; les 
historiens remplirent leur écritoire , les poètes se 
passèrent de dîner, soit faute d'en avoir, soit 
pour acheter du papier et des plumes ; et l'on vit 
la triste antiquité soulever douloureusement sa 
tombe pour regarder d'un œil jaloux l'événament 
qui allait la faire oubUer, tandis que la postérité 
même se retournait ébahie vers ce champ, de 
prodiges , et L'admirait en silence; 

Les immortelles déités qui jadis avaient pris du 
service dans l'affaire de Troye se mirent en 
campagne sur leurs moelleux nuages, ou se mê- 
lèrent aux combattans sous des déguisemens di- 
vers , brûlant toutes, de mettre la main à la pâte. 
Jupiter envoya ses foudres chez le meilleur chau- 
dronnier^ voulant qu'ils fussent fourbis à neuf 
pour cette terrible affaire. Vénus jiu'a par sa chas- 
teté qu'elle protégerait les Suédois, et sous la forme 
d'une gourgandine assez peu ragoûtante , s'alla pa- 
vaner sur les créneaux du fort Christina, ayant à 
ses côtés la chaste Diane , sous la figure d'une 
veuve de sergent assez mal famée ; Mars , le bré- 
tailleur , mit deux pistolets d'arçon à sa ceinture , 
un fusil rouillé sur son épaule, et marcha à leui^ 
côtés d'un air galamment &nfaron qui le feisait 
ressembler assez à un caporal ivre , tandis qu' A- 
j>ollon, transforme en un fifre bancroche, fermait 



l5o HISTOrRE DE NEW-YOBK. 

la marche eu jouant aussi abominablement êiux 
qu'on le puisse imaginer. 

Dans l'autre parti l'imposante Junon, les yeux 
encore pochés , par suite d'une de ces querelles, 
d'oreiller dont elle tourmentait le vieux Jupiter , 
étalait sur un fourgon son orgueilleuse beauté ; 
Minerve , métam(H*phosée en vigoureuse vivan- 
dière, relevant son jupon et brandissant son poing, 
jurait comme un païen , en mauvais hollandais 
(n'ayant étudié ceUe langue que depuis peu ) , 
dans Fintention sans doute d'encourager et d'a- 
nimer tes soldats ; tandis que Yulcain clopinait 
comme un forgeron au pied-bot , nouvellement 
promu au grade de capitaine de milice. Tout 
était silencieuse horreur ou bruyaus préparatiÊ. 
La Guerre , relevant son efiroyable tête , fiuisait 
entendre le grincement de ses défenses d'airain , 
et secouait les baïonnettes acérées dont se hérisse 
son panache. 

Cependant les formidables che& disposaient 
chacun leur armée j là se tenait le vigoureux 
Risingh , ferme comme un milher de rochers , 
entouré de palissades et retranché jusqu'au men* 
ton derrière des terre-pleins , ses vaillans soldats 
bordaient le parapet dans, un ordre de bataille 
véritablement effrayant, leurs moustaches copieu- 
sement graissées , leurs cheveux relevés en arrière 



UVR£ VI, CHAPITRE VII. l5l 

à force de pommade , et réunis en unie queue si 
roide, etjsi serrée contre la tête, que leur peau , 
tiraillée en tout sens , leur donnait l'air d'horribles 
têtes de mort grinçant des dents sur les remparts. 
Vers eux s'avançait l'intrépide Pierre, les sour- 
cils froncés , les dents serrées , les] poings fermés ^ 
semblant exhaler des tourbillons de fumée, tant 
était violent le feu qui dévorait feon sein. Son (idèle 
écuyer Van-Corlear marchait vaillamment à sa 
suite , sa trompette magnifiquement ornée dé ru- 
bans rouges et jaunes, souvenirs de ses belles maî- 
tresses manhattoesj la vigoureuse milice de l'Hud- 
son lesuivaitsansgarder trop servilement ses rangs; 
là se remarquaient les Van-Wycks, les Van- 
Dycks et les Ten -Eycks , les Vanklïesses, les Van- 
Tassels , les Van-Grolls , le Van-Hoesens , les Van- 
Oîesons et les Van-Blareoms , les Van-Warts , les 
Van-Winkles , les Van-Dams y les Van-Pelts , les 
Van-Rippers et les Van-Brunts ; puis les Van- 
Homes , les Van-Hooks , les Van-Brummels , les 
Vander-Belts , les Vander-Hoofe , les Vander- 
Voorts., les Vander-Lyns, les Vander-PooU et 
les Vand^-Spiegels; puis les HofFmans, les 
Hoo^lands , les Hôppi»^ , les Cloppers , les 
Ryckmans, les Dyckmams, les Hogebooms, l<?s 
les Rosebooms , les Oothonts , les Quaekenbosses , 
les Roerbacks , les Garrebrantzs, les Bensons, 



l5a HISTOIRE DE NEW- YORK. 

les Brouwers , les Waldrons , les Ouderdonks ^ 
les Verra-Vaugers , les Shermerhorns , les Stou- 
tenburghs, les BrinkerhofFs , les Bontecons, les 
Knickerbockers, les Hocketrassers , les Ten- 
Breeches et les Tongh-Breeches ; sans compter 
un millier de braves dont les noms sont impossibles 
à écrire, ou, pussent -ils jamais être écrits par 
quelqu'un, ne pourraient, à coup sûr, être pro- 
noncés par personne. Tous ces héros s'étaient 
corroborés par un copieux dîner, et, pour me 
servir des expressions d'un grand poète hollandais. 

Remplis de courage et de choux. 

Le formidable Herre suspendit un instant sa 
marche, et montant sur un tronc d'arbi'e, ha- 
rangua ses troupes en bas-hollandais tout-à-Êiit 
éloquent , les exhortant à combattre comme des 
diables , et les assurant que s'ils remportaient la 
victoire ils auraient abondance de butin , que s'ils 
succombaient ils auraient en mourant la satis- 
faction de penser que c'est; pour leur pays , et , 
après leur mort, celle de voir leurs noms ins- 
crits dans le temple de la renommée , et offerts à 
l'admiration de la postérité avec celui des autres 
grands hommes de leur temps ; enfin il leur jura , 
foi de gouverneur (et ils le connaissaient trop bien 



LIVRE VI, CHAPITRE VII. l53 

pour en douter un seul instant), que s'il voyait 
un d'eux pâlir ou faire l'enfent , il lui étrillerait 
le cuir j iisqu à le déshabiller comme un serpent 
qui Êdt peau neuve. Puis tirant son fidèle sabre , 
il le brandit trois fois par-dessus sa tête , ordonna 
à Van-Corlear de sonner la charge, et fidsant 
retentir Ijbs mots : Saint Nicolas et les Mctn- 
/iattoes!\\ se précipita courageusement en avant. 
Ses vaillans soldats, qui avaient employé le temps 
de la harangue à allumer leur pipe, se la mirent 
subitement au bec, et vomissant des nuages de 
fumée, chargèrent gaillardement sous cet abri 
protecteui\ 

Les soldats de la garnison suédoise, à qui l'habile 
Risingh avait ordonné de ne pas faire feu jusqu'à 
ce qu'ils pussent distinguer le blanc des yeux de 
leurs assaillans , gardèrent un silence menaçant , 
dans le chemin couvert, jusqu'à ce que les ar- 
dens Hollandais eussent monté le glacis; alors ils 
firent sur eux une si épouvantable décharge, que 
les montagnes voisines en tremblèrent de peur... 
mais de telle peur que , laissant échapper invo- 
lontairement leurs eaux , on vit jaillir alors, de 
leurs flancs des sources qui les arrosent encore 
aiiJQurd'hui. Tous les Hollandais auraient mordu 
la poussière sous cet abominable feu , si la bien- 
faisaiile Minerve n'eût charitablement veillé à ce 



I 54 HISTOIBE DE NKW-TORK. 

que tous les Suédois restassent fidèles à leur inva- 
riable habitude de fermer les yeux et de détourner 

« 

la tête en tirant. 

Immédiatement après leur première déchaîne, 
les Suédois franchirent ta cœitrescarpe ^ et, pous- 
sant des cris furieux , se ruèrent comme des en- 
rages sur leurs eunemis. C'est alors qu'éclatèrent 
des prodiges de valeur dont ne peuvent donner 
l'idée ni la poésie ni l'histoire ! ! ! Ici le robuste 
StofFet BrinkerhofF brandissait son pesant gour- 
din (car il dédaignait de porter une autre arme] 
comme le terrible géant Blanderon brandissait son 
chêne , et le brandissait aussi bruyamment sur la 
tête des Suédois qu'une baguette sur un tambour. 
Là , les habiles Van Kortlandts^, placés à distance, 
comme les archers de l'antiquité , les travaifiaient 
vigoureusement avec Parbalète, amie pour la- 
qudle ils sont justement renommés. Plus loin se 
tenaient rassemblés sur une petite colline les vail- 
lans hommes de Sing-sing qui soutenaient mer- 
veUl^isement l'affidre en chantant à tue-tête le 
grand cantique de saint Nicolas. Quant aux Gar^ 
deniers de l'Hudson , ils ne figuraient point parmi 
les combattans , ayant été envoyés à la maraude 
pour &ire main-basse sur les melons d'eau du voisi- 
nage. D'un autre côté du champ de bataille étaient 
les Van Grolls d' Anthony's Nose ; mais, serrésentrc 



LIVRE VI, CHAPITRE Vfl. 1 65 

deux petites collines , ils y manœuvraient très- 
difficilement à cause de la longueur de leurs nez. 
On voyait ailleurs les Van Brunschoten$ de Njack 
et de Kakiat , si renommés pour l'adresse avec la- 
quelle ils frappaient l'ennemi du [âed gauche, 
mais cette adresse leur était alors peu profitable , 
car le copieux dîner quHls avaient dévoré ne lais- 
sait pas de les essouffler , et ils eussent été cc^m- 
plètement vas en déroute sHls n'eussent été secou- 
rus par un vaillant corps de voltigeurs , con^tosé 
des Hoppa:^ , qui ne firaat qu'un saut pour voler 
à leur assistance. Mais je ne dois pas omettre de 
mentionner les incomparables exploits d'Anthony 
Vain Corlear, qui combattit opiniâtrement, pen- 
dant un bcm quart d'heure , contre un gros petit 
poumf de tambour suédois dont il tambourina la 
peau d'importance , et qu'il aurait in&illibleiiient 
dépéché dans l'autre inonde , s'il avait eu une 
autre arme que sa trompette. 

Cependant la bataille s'échauffait. Sur les pas 
du formidable Jacobus Varra Vanger et des com- 
batlans de Wall -About se précipitaient les Van 
Peltz d'Ësopus, les Van Rippers et les Van Brunts^ 
foudroyant tout ce qui se trouvait sur leur pas- 
sage. Les Suy Dams et les Van Dams s'avançaient, 
jurant comme des païens , à la tête des guerriers 
de Hell - Gate vêtus de leurs habits couleur de 



1 56 HISTOIRE DE NEW-YOÏRK. 

feu. Enfin , marchaient les porte-étendards et les 
gardes -du -corps de Pierre Stuyvesant, portant 
pour enseigne le grand castor des Manhattoes. 

Alors commencèrent l'horrible vacarme , l'af- 
freuse agonie , le féroce délire , le frénétique dés- 
espoir, enfin la rage et toutes les abominations 
de la guerre. Alors , mêlés et confondus , Hollan- 
dais et Suédois, se chargent, se culbutent, se 
couvrent de sueur, de poussière, d'écume; un 
nuage de projectiles obscurcit le ciel; canons, 
sabres , bâtons , mousquets , bourrades , coups de 
poings, coups de pieds , coups d'ongles, yeux po- 
chés, nez cassés, pif, pan, pouf, paf, coups 
par-ci , coups par-là, tumulte , confusion , mêlée : 
c'est une horreur ! Tonnerre de Dieu ! crient les 
Hollandais. Mort et diable! crient les Suédois. 
Emportez les retranchemens , crie à tue-tête l'in- 
domptable Pierre; mettez le feu aux mines, 
beugle le féroce Risingh ; tarratatarrrratata , sonne 
le trompette Anthony , jusqu'à ce que enfin tous 
les sons , toutes les voix devenues ininteUigibles 
se fondent et se perdent en douloureux gémisse- 
mens, en hurlemens de rage, en hideuses cla- 
meurs , où le cri du tiîomphe ne se distingue plus 
du râle de l'agonie. A cet horrible aspect , la terre 
trembla comme saisie d'une crise nerveuse , les 
arbres racornis se flétrirent et se desséchèrent , 



LIVRE VI, CHAPITRE VII. iSj 

les l'ochers rentrèrent en terre comme des lapins 
dans un terrier , et la baie Chinstina elle -même 
vit ses eaux épouvantées rebrousser leur cours et 
se sauver en bouillonnant sur la montagne ! 

La victoire resta quelque temps indécise, car, 
quoiqu'une forte ondée envoyée par le puissant 
Jupiter eût , si je puis user de la comparaison , 
refix)idi leur ardeur comme un seau d'eau jeté 
sur deux chiens qui se battent , ils ne s'arrêtè- 
rent cependant qu'un moment pour retourner à 
la charge avec dix fois plus de furie et s'étril- 
ler à qui mieux mieux. C'est dans cet instant 
critique qu'une épaisse et lourde colonne de fu- 
mée parut se rouler lentement vers le champ de 
bataille; à cet aspect, Tétonnement remplace la 
fureur, et les combattans eux-mêmes s'arrêtent un 
moment. Mais le vent venant à disperser ce sombre 
nuage y on vit briller à son centre la bannière flot- 
tante de l'immortel Michael Paw. Ce noble chef 
s'avançait intrépidement à la tête d'une forte pha- 
lange de Pavoniens , mangeurs d'huîtres, qui était 
restée en arrière, en partie comme corps de ré- 
serve et en partie pour digérer l'énorme diner 
qu'ils avaient mangé. Ces robustes et indomptables 
soldats qui s'avançaient avec moins de vitesse que 
de courage, vu la petitesse de leurs jambes et la ro- 
tondité de leurs ventres , fumaient leurs pipes avec , 



l58 HIStOlRE DE NEW-YORK. 

une telle vigueur qu'ils avaient produit le nuage 
imposant dont je viens de parler. 

Cependant les divinités pix>tectrieès de l'armée 
de Wew-Amsterdara ayant étourdiment quitté le 
champ dé bataille pour aller se rafraîchir avec un 
pot de bière dans une taverne du voisinage , les 
habitans des nouveaux PayS'^Bas furent tout près 
d'éprouver une horrible catastrophe. A peine les 
lurons que commandait le formidable Paw avaient- 
ils atteint le front de l'armée, que , par le conseil 
de l'habile Risingh , leurs pipes devinrent le but 
où tombèrent, conmie grêle, les coups des Sué- 
dois. Déconcertés par cet assaut inattendu , et to- 
talement découragés en voyant leurs pipes brisées, 
les vaillans Hollandais se débandèrent. Déjà ils 
fuient j déjà , comme une troupe d'éléphans qui 
s'effraient, ils jettent le désordre dans leur prc^re 
armée ; culbutent , écrasent une légion entière de 
petits hoppers. La bannière sacrée sur laquelle 
figure l'huître gigantesque de Cxnnmunipaw est 
foulée aux pieds dans la poussière; les Suédois 
alors sentent doubler leur courage, se précipitent 
sur les derrières de l'armée en déroute , accélèrent, 
par des coups de pied habilement dirigés , la rapi- 
dité de sa fuite, et le fiimeux Paw lui-même 
n'évite pas l'attouchement douloureux et dé^o- 
norant du soulier vainqueur. 



LIVRE Vï, CHAPITRE VU. I Sq 

Mais quelle fut, ô muse, la rage du brave 
Pierre quand il vit fuir au loin son armée ! Sa 
voix de tonnerre rappelle , en rugissant , ses lâches 
guerriers ; et les Manhattoes ranimés se sentent 
retenus par la voix de leur chef, ou plutôt par 
la crainte de sa terrible colère plus redoutable 
pour eux que tous les Suédois de la chrétienté. 
Mais l'audacieux Pierre , sans attendre leur as- 
sistance, s'enfonce l'épée en main dans le plus 
épais de la mêlée ^ son bras se signale par mille 
exploits si incroyables qu'on n'en a jamais vu de 
pareils depuis les jours miraculeux des g^ns. 
Partout devant lui l'ennemi fuit ou tombe ! il se 
rue sur les Suédois , les charge , les presse , les ac- 
cule à leurs propres fossés , les y entasse conmie 
des chiens ; mais pendant qu'il avance avec cette 
impétueuse audace, l'ennemi s'amoncelant der- 
rière lui et sur ses flancs le maiacait d'un ef- 
froyable péril ! Tout à coup un rusé Suédois se 
gUsse de côté furtivement^ et pousse sa lâche épée 
droit au cœur du héros ! Heureusement la puis- 
sance protectrice qui veille à la sûreté de tous les 
grands hommes détourna sa lame hostile, et k 
dirigea sur une poche de côté renfermant une 
énorme boîte à tabac en fer, qui , comme le bou- 
clier d'Achille, était douée d'une vertu surnatu- 
relle , due indulntablement au porti^it du bien- 



l6o HISTOIRE DE NEW- YORK. 

heureux saint Nicolas dont elle était ornée. Cet 
horrible coup fut ainsi repoussé , mais non sans 
gêner un peu la respiration du grand Pierre. 

Comme un ours furieux , qui , blessé par des 
chiens , se retourne avec rage , grince des dents et 
s'élance sur ses ennemis , notre héros se retourna 
sur le traître Suédois. Le misérable chercha sa 
sûreté dans la fuite , mais l'ardent Kerre le sai- 
sissant par l'interminable queue qui pendait der- 
rièi'e sa tête , « Ah , vil gredin ! s'écria-t-il , voici 
qui fera de ta chair une curée pour les chiens ! » 
A ces mots^ brandissant sa fidèle épée, il lui en 
assena sur la nuque un coup qui l'aurait in&iUi* 
blement décapité , si , s'arrêtant à point , l'acier 
compatissant ne se fut contenté d'en séparer la 
queue pour toujours. Au même moment, un ar- 
quebusier , perché sur le sommet d'une butte 
voisine, dirigeait sur le brave Stuyvesant son 
arme meurtrière , et l'aurait envoyé errer en 
ombre éplorée sur les bords du Styx , si la vigi- 
lante Minerve , qui venait de s'arrêter pour re- 
nouer sa jarretière, voyant de quel péril était 
menacé son héros favori, n'eût dépêché avec ses 
outres le vieux Borée qui , à l'instant même où la 
mèche. allait toucher le bassinet, y souffla si à 
propos qu'il en enleva l'amorce. 

C'est ainsi que se prolongeait cet horrible com- 



LIVRE VI, CHAPITRK VII. iGt 

bat, quand le farouche Risingh, qui en suivait les 
progrès du haut d'un petit ravelin , aperçut ses 
troupes fidèles battues , étrillées et défaites par 
l'invincible Pierre. Aucun langage ne pourrait 
décrire la colère dont il fut saià à cette vue. 11 
ne s'arrêta que le temps de la soulager en vocifé- 
rant mille anathèmes , puis , tirant son cimeterre , 
il se précipita vers le lieu de l'action , Êdsant ré- 
sonner la terre sous ses pas, comme Jupiter, selon 
Hésiode, lorsqu'il descendit des sphères célestes 
pour foudroyer les Titans. o 

Ces deux chefs rivaux ne furent pas plus tôt en 
présence qu'ils firent un saut en arrière , à la ma- 
nière de nos plus habiles champions de théâtre ^ 
puis ils se regardèrent un instant de l'air farouche 
de deux chats sauvages au moment d'en venir 
aux griffes, prenant tantôt une attitude, tantôt 
une autre, frappant la terre de leur épée , d'abord 
à droite , puis à gauche , enfin venant au fait avec 
une incroyable férocité. . . . Mais des mots ne suf- 
firaient pas pour dire quels prodiges de force et 
de valeur signalèrent ce terrible combat , combat 
en comparaison duquel ceux, si renommés, 
d'Ajax contre Hector , d'Enée contre Turnus , 
d'Orlando contre Rodomont , de Guy de War- 
wick contre le Danois Colbrand, ou de ce femeux 
chevalier gallois sir Owen des montagnes contre 
II. I I 



iGi UlSTOIRE DE NEW-YORH. 

le géant Guylon, n'étaient que deà jeux d'enfant. 
Enfin le y aillant Pierre, épiant une occasion fa- 
vorable , visa son coup dans l'intention de pour- 
fendre son adver^re jusqu'à l'échiné , mais 
Risingh relevant le coup avec dextérité, la lame 
le firîsa de si près que , lui dBQeurant le côté , elle 
en détacha une immense cantine qu'il y portait 
toujours suspendue, et que, poursuivant de là sa 
course trandiante , elle fendit en deux une large 
poche abondamment garnie de pain et de fro- 
mage. Ces friandises, roulant au miUeu des ai^ 
mées , occasioiièrent les plus effrayaiis diâ)(ats 
entre les Suédois et les Hollandais , et retidireilt 
le combat dix fois plus ardent que jamais . 

Enragé de voii^ ses munitions au pillage, le 
brutal Risingh , i^assemblant toutes ses £>rties , 
dirigea uii formidable coup sur le chdF du héros ; 
en vain le fier petit chapeau retapé s'opposa à 
son passage, l'acier tranchant se fit jour au travers 
de l'obstiné castor, et eût infailliblement brisé le 
crâne s'il n^eifi. pas été d'une telle dui:eté que 
l'arme fragile, se rompant en nulle ps^rcèlles étin- 
celantes , les fit J£|iHir autour de ce visage temble 
comme une aunéole de gloire. 

Étourdi du coup , cependant , le vaillant Pierre 
chancela , leva les yeux au ciel , et y vit mille 
solâls, sans compter les lunes et les étoiles. Enfin 



LIVRE- VI ^ CHAPITRE VII. l63 

perdant l'aplomb , à raison de sa jambe de bois y 
il fit sur le derrière une chute si lourde et â i:«^ 
tentissante, que les montagnes voisines en trem-*- 
blèrent, et que son système anatomiqueen eût été 
brisé s'il ne se fût pas enfoncé dans un <!oaSâija y 
plus doux que le velours, que la Providence, 
Minerve , saint Nicolas , ou quelque vache bi«i- 
veillante , avait obUgeamment préparé pour le 
recevoir. 

En dépit de cette noble maxime professée par 
tous les véritables chevaliers , que loyauté vaut dia- 
mant y le furieux Bisingh se hâtait de prendre 
avantage de la chute du héros , mais au moment 
où il se penchait pour donner le coup &tal, 
Pierre , toujours vigilant , lui assena sur le chef 
un si fameux coup de sa jambe de bois, qu^il 
crut entendre sonnef dans sa cervejle quelques 
douzaines de cloches à toute volée. Le Suédois , 
étourdi à son tour, chancela sous le coup ; en 
même temps \e prudent .Pierre, apercevant à 
terre auprès de lui un pistolet de poche (qui était 
tombé du bissac de son fidèle écuyer et trompette 
Van-Corlear , pendant son fiirieux duel avec lé 
tambour) , le déchargea au beau milieu de la têtle 
du vacillant Risingh. Il ne faut pas que mon lec- 
teur s'y méprenne , cette arme de poche n'était 
point un de ces instrumens de mort chargés de 

1 1. 



l64 HISTOIRE DE J\EW-YORK. 

poudi'e et de balles, mais une courte et solide 
dame-jeanne en grès, pleine, jusqu'au goulot, de 
double eau-de-vie , vraies gouttes de courage hol- 
landais, et que le connaisseur Van-Gorlear portait 
toujours sur lui comme moyen de ravitailler sa 
valeur. L'arme redoutable silHant dans l'air , et 
aussi fidèle à sa direction que le fragment de 
rocher jeté à Hector par le fanfaron Ajax, alla 
frapper le crâne du gigantesque Suédois , avec une 
violence sans égale. 

Ce coup dirigé par le ciel décida la victoire ; la 
lourde tête du général Bisingh tomba sur sa poi- 
trine , ses genoux fléchirent sous lui , un engour- 
dissement semblable à la mort s'empara de tous 
ses membres , et il tomba à terre avec une si ter- 
rible violence, que le vieux Pluton en tressaillit , 
et trembla qu'il ne se fût fait jour au travers du 
toit de son palais infernal. Cette chute fut le 
signal de la dé&ite et de la victoire , les Suédois 
lâchèrent pied, les Hollandais se pressèrent en 
avant j ceux-là prirent leurs jambes à leur cou , 
et ceux-ci marchèrent de si près sur leurs talons , 
que quelques-uns entrèrent pêle-mêle avec eux 
par la poterne ; d'autres assaillirent le bastion , et 
d'autres enfin grimpèrent sur la courtine. Ce fut 
ainsi que la forteresse de Christina, qui , comme 
une autre Troie , avait soutenu un siège de dix 



LIVRE Vr, CHAPITRE VII. !65 

grandes heures , fut emporlée d'assaut sans que , 
d'aucun côté , on eût à regretter la perte d'un seul 
homme. La victoire , sous la figure d'un énorme 
taon^ s'alla percher sur le diapeau retapé du 
brave Stuy vesant ; et tous les écrivains qu'il paya 
pour écrire l'histoire de son expédition déclare* 
rent, d'un commun accord, qu'il avait acquis, 
dans ce jour mémorable, assez de gloire pour 
immortaliser une douzaine des plus grands héros 
de la chrétienté. 



CHAPITRE VIII. 

Dans lequel Tauteiir et le lecteur causent très-sërieusement en se 
reposant de la bataille j à la suite de quoi on Terra quelle fut la 
conduite de Pierre Stuyvesant après sa yictoire. * 

Grace à saint Nicolas, nous avons terminé sans 
accident cette terrible bataille \ asseyons -nous 
maintenant, très -cher lecteur, et reposons-nous, 
car je suis en nage. Véritablement ces combats 
sont une rude besogne ! et si vos grands capitaines 
avaient la moindre idée du mal qu'ils donnent à 
leurs historiens , ils n'auraient pas le courage de 
remporter tant d'horribles victoires. Mais il me 



l66 HISTOIBE DE NEW-YORK. 

semble entendre mon lecteur se plaindre de ce que 
dans tout le cours de cette bataille si yantée il n'y 
a pas eu une seule goutte de sang répandu , pas un 
seul membre en>porté, à ce n'est la queue de 
Finfoituné Suédois enlevée par la lame tranchante 
de Pierre Stuy vesant , ce qui blesse étrangement , 
me dit -on, toute vraisemblance et nuit étrange- 
ment à l'intérêt de la narration. 

Cette objection est certainement très -grave , 
mais elle tient uniquement à l'obscurité qui enve-^ 
loppe l'époque reculée dont nous avons entrepris 
d'écrire l'histoire. Ainsi, quoique d'après l'impor- 
tance de l'affeire et la bravoure des parties belh- 
gérantes, il ne puisse y avoir de doute ni sur 
FafFreux carnage , ni sur les prodiges de valeur 
qui ont eu heu devant les murailles de Christina ,. 
néanmoins malgré toutes nos recherches dans les 
'histoires, manuscrits, ou traditions, sur cette ba- 
taille mémorable et trop long- temps oubhée, nous 
n'avons pu trouver la preuve qu'aucun homme y 
ait été tué ou blessé. 

Nous devons sans doute attribuer ce manque 
de renseignemens à l'extrême modestie de nos 
ancêtres, qui, semblables à leurs descendans , ne 
furent jamais portés à se vanter de leurs exploits. 
Mais cette vertu met leur historien dans une po- 
sition très-embarrassante ; car ayant promis à mes 



LIVRE VJ, CHAPITRE VIII. 167 

lecleurs une afii*euse et incomparable bataille, 
ayftot animé H échauffé leur humeur guemère , 
1(38 abandonner sans massacre et sans dévastation 
aurait été leur causer un désap()omtemenl aussi 
ain^ que ^ebii qu'éprouve le bon peuple quand , 
rassemblé pour voir une exécuti<xi y un sursis vient 
frustrer son attente. 

Si le destin m'eût seulement accordé la mort 
d'une dizaine d'honmies , j'aurais été content , car 
, j'en aurais Ëdt de ces béix)s si communs dans l'an- 
tiquité , mais dont la race est malheureusement 
éteinte aujcNiii^'hui, qui, si nous pouvons en cix)ire 
ces écrivains authentiques que l'on nomme poètes, 
chassaient devant eux de grandes et £3rmidables 
armées, comm^ des troupeaux de moutons, et 
qui conquéraient et détruisaient des villes entières 
par la seule force de leur brais. 

Mais voyant que je n'avais pas une seule vie. à 
ma disposition , l'unique ressource qui me restait 
était detiner le meilleurparti possibledema bataille, 
au mo J'en de coups de pieds , coups de poing§ , con- 
tusions et autres blessures aussi peu nobles. Je ne 
puis m'empêcher de companer, en quelque sorte, 
ma perplexité dans cette circonstance , à celle du 
divin Miilbon qui, après avoir fait de sublimes 
pi^qparat^ pour disposer «es immortelles armées 
el les mettre en présence, se trouve dans le plus 



1 68 HISTOIRE D£ NEW-YORK. 

triste embarras pour les faire agir de façon que la 
jQn de son combat réponde à son commencement, 
attendu Fimpossibilité de blesser d'un coup mortel, 
ou même d'une légère entaille dans les chairs, des 
combattans qui ne sont qu'esprit. Quant à moi , 
mes braves une fois poussés et lâchés l'un contre 
l'autre , je n'ai guère trouvé de difficultés qu'à 
les empêcher de se faii^ mal ; que de fois il m'a 
fallu retenir le bras du trop vigoureux Pierre au 
moment de pourfendre un gigantesque Suédois 
jusqu'à la ceinture, ou d'embrocher, avec son 
épée , une demi-douzaine de petits soldats comme 
autant d'allouettes ! et quand j'avais lancé quelques 
centaines de traits dans l'air, que de peines pour 
les y retenir! je n'osais permettre à aucun d'eux 
de retomber à terre de peur qu'il ne mît à mort 
quelque mfortuné Hollandais. 

Le lecteur ne peut concevoir combien il est 
mortifiant pour un écrivain d'avoir ainsi les mains 
liées ! il ne saura jamais combien de fois j'ai lorgné, 
sans y céder, la séduisante occasion de porter tel 
ou tel coup mortel , comparable aux plus beaux 
qu'aient célébrés l'histoire ou la poésie ! 

Je commence à suspecter très-fortement, d'après 
ma propre expérience, l'authenticité de maint et 
maint des récits d'Homère. 3e crois véritablement 
([ue, quand il avait une fois lancé un de ses héros 



LIVRE VI, CHAPITRE VIII. 169 

favoris au milieu des ennemis , il faisait mordis la 
poussière à bon nombre d'honnêtes garçons, sans 
aucune autorité pour agir ainsi , sinon que l'oc- 
casion était belle , et que.souvent tel pauvre diable 
a été envoyé par lui aux sombres domaines du &- 
rouche Pluton, seulement parce que son nopi 
pouvait figurer harmonieusement dans une période 
sonore. Mais je dédaigne de pareilles hcences. Que 
j'aie pour moi le bon droit et la vérité, nul ne 
combattra plus vigoureusement j mais, puisque 
les nombreuses autorités que j'ai consultées n'at- 
testent la mort d'aucun soldat, je n'ai pu con- 
sciencieusement prendre sur moi d'en txi&r un 
seul. Par saint Nicolas , c'eût été une belle affaire ! 
mes ennemis les critiques , qui , je le prévcns , ne 
seront que trop disposés à me jeter à la tête tous 
les crimes qu'ils pourront découvrir, m'auraient 
traité comme homicide pris en flagrant délit , et je 
me serais estimé heureux d'en être quitte pour 
une simple accusation de meurtre! 

Maintenant, mon aimable lecteur, que nous 
sommes tranquillement assis à fumer nos pipes , 
permettez-moi de me hvrer à une réflexion mé- 
lancolique qui vient de me passer par la tête. 
Combien sont vains,, incertains et fugiti& ces 
fastueux riens après lesquels nous soupirons et 
nous courons dans ce monde d'illusions sédui- 



170 HISTOIRE DE NEW-TO&K. 

santés ! La richesse amassée par l'avare au prix de 
tant de jours sans repos et de tant de nuits sans 
sommeil, est dissipée, par un ^prodigue héritier, en 
fclies sans plaisir ; les plus somptueux monumens 
que l'orgueil ait jamais élevés pour perpétuer un 
nom sont bientôt renversés et détruits par la 
main du temps , et les plus brillans lauriers de la 
victoire peuvent ^tre eux^n^etnes à jaciais flétris 
et desséchés sous la glaçante insouciance des 
hommes, a Combien de héros (dit le grand Boë- 
<( tins ) , combien d'illustres personnage jadis 
« l'orgueil et la gloire de leur siècle , n'ont-ils pas 
ce été i^ongés dans un éternel oubU , par lesîlence 
« des historiens ! » Voilà pourquoi les Spartiates, 
quand ils partaient pour l'armée, ofiraient aux 
Muses un sacrifice solennel pour obtenir que leurs 
expk)its fussent dignement célébrés. Sans la lyre 
d'Homère , dit l'élégant Cicéron , on n'aurait pas 
chanté la valeur d'Achille. Tel aussi , après toutes 
les fatigues et les périls qu'il avait bravés , après 
toutes les grandes actions qu'il avait accomplies, 
tel eût à peu près été le sort du chevalei«sque 
Pierre Stu jvesant , si je ne me fusse heureuse- 
ment ^empressé de graver son nom sur les pages 
inef&cables de l'hi^oire au lùoment où l'inexo 
i^ble temps l'effaçait en silence «t pour jamais de 
la mémoire des hommes. 



LIVRB VI, CHAPITAE VJU. I7I 

Plus je réfléchis, et plus je suis J&^ppé de Tim- 
portanoe de l'historieii c c'est le œilseur souverain 
qui dt^hse la. gloire ou l'in&ixùeaux hommes ses 
semblables ; c'e^ le protecteur des rois et des 
conquérans : il dépend de lui de les faire tivre dans 
les siècleis à venir ou de les laisser dans l'oubli 
comme y furent arant eux leurs ancêtres. Le ty- 
ran ne peut faire 'peser sa tyrannie que sur des 
victimes énc<Hie vivantes , .mais l'historien possède 
une. puissance supérieure , car die s'iétend même 
au-delà de la tombe. Les ombres des héros Ion g- 
tem^ oubliés s'inclinent vers lui du haut de 
leurs célestes demeures , Surveillent avec anxiété 
les mouvemens de sa plume, palpitant de crainte 
de la voir omettre négligemment leurs noms , ou 
de Tespoi]^ qu'elle les inscvii^surles pages immor- 
telles de la renommée. La goutte d'encre , même 
qui tremble suspendue au bec tie cette plume , et 
que l'écrivain |ii^it à son gré , ou secouer sur le 
parquet , ou perdre ien insignifians griffonnages , 
cette goutte qui ne vaut pas la vingtième paiiie 
d'une obole, à ses yeux, peut avoir à ceux de 
nobles défunts une valeur incalculable ; elle peut 
en un moment en immortaliser une doutaïne qui 
eussent donné des royaumes, s'ils les eussent 
possédés, pour s'assurer cette glorieuse récom- 
pense. . 



l^J^X HISTOIRE DE NKW-TORK. 

Que mes lecteurs n'imaginent pas cependant 
que je veuille faire parade d'une vaine gloire , ou 
célébrer l'importance de la classe dont je fiiis par^ 
tie. Je frémis au contraire quand je réfléchis à 
l'effrayante responsabilité que nous prenons 
sur nous , nous autres historiens. Je frémis 
en pensant aux terribles conmiotions et iaux 
affreuses calamités que nous causons dans le 
monde : je te jure sur ma parole , digne lec- 
teur, que je fonds en larmes à cette seule idée! 
Pourquoi , je te le demande , tant d'illustres 
hommes s'arrachent-ils tous les jours aux embras 
semens de leurs familles, dédaignent -ils les sou- 
rires caressans de la beauté , méprisent-ils les sé- 
ductions de la fortune et s'exposent-ils aux périls 
de la guerre? pourquoi les rois dépeuplent -ils et 
dévastent-ils des em]^res? dans quel but, enfin , 
les grands hommes de tous les siècles et de tous 
les pays commettent-ils tant de ces crimes appelés 
victoires^ et font -ils retomber tant de misère et 
de désolation sur leurs semblables, si ce n'est 
dans le frivole espoir de voir un historien les citer 
avec bienveillance , et leur donner place dans un 
coin de son ouvrage? Car, finalement , l'important 
objet de tant de, fatigues, de travaux et de pri- 
vations n'est rien autre qu'une immortelle renom- 
mée : et qu'est - ce que l'immortelle renommée ? 



LIVRE VI, CHAPITRE VIII. 1^3 

une demi-page d'un vil papier. Hélas! hélas! 
combien est humiliante l'idée que la réputation 
d'un aussi grand homme que Kerre Stuy vesant 
dépende de la plume d'un être aussi chétif que 
Diedrick Knickerbocker. 

Maintenant que nous nous sommes reposés des 
fatigues et des périls du combat, il est convenable 
que nous retournions encore une fois sur le champ 
de bataille pour nous informer des résultats de 
cette célèbre victoire. La' forteresse de Christina 
étant la superbe métropole , et en quelque sorte 
la clef de la Nouvelle - Suède , sa conquête fut 
promptement suivie de celle de toute la province, 
à laquelle ne contribua pas peu la conduite cou- 
rageuse et magnanime du chevaleresque PieiTe , 
qui , bien que terrible dans la bataille, était néan- 
moins doué d'un caractère généreux j clément et 
humain après la victoire , il n'humiUait point ses 
ennemis par son orgueil et ne rendait pas leur dé- 
faite plus douloureuse en y ajoutant de lâches 
insultes : car, semblable à ce miroir de la cheva- 
lerie , le fameux paladin Roland , il était plus em* 
pressé de faire de grandas actions que de s'en 
vanter après les avoir faites. Il ne condamna au- 
cun homme à mort , ne fit brûler aucune maison, 
ne permit aucune espèce de ravages sur les pro- 
priétés des vaincus , et se servit même de sa canne 



174 HISTOIRK DE NEW-YORK. 

]X>ur châtier un de ses plus braves officiers qui 
avait été surpris dévastant un poulailler. 

Il publia en outre une proclamation par laquelle 
il invitait les habitans à se soumettre à l'autorité 
de leurs hautes puissances ; mais ou il déclarait, 
avec une clémence sans exemple, que quiconque 
s'y refuserait serait logé , aux frais de l'état , dans 
un beau château disposé à cet effet, et aurait, par- 
dessus le marché , l'honneur d'une garde armée 
qui ne le quitterait pas. Par suite de cette clause 
bienveillante , environ une trentaine de Suédois 
s'avancèrent courageusement et firent serment de 
fidélité, en récompense de quoi on leur permit 
gracieusement de restei* sur les bords de la De- 
laware , où leurs descendans résident encore au- 
jourd'hui. Plusieurs voyageurs, cependant , m'ont 
dit avoir remarqué qu'ils n'avaient jamais pu se 
défaire de l'air misérable et déconfit de leurs an- 
cêtres, et qu'ils se transmettent eiicore, de père en 
fils, les marques manifestes de la sévère bastonnade 
qui leur fut jadis administrée par lés vigoureux 
Hollandais. 

Toute la Nouvelle-Suède ayant ainsi cédé aux 
armes triomphantes de Pierre , fut réduite en une 
colonie nommée la rivière du Sud , et placée sous 
la surintendance d'un lieutenant-gouverneur , su- 
jet au contrôle du gouvernement suprême de 



LIVRE VI, CHAPITRE VIII. 1^5 

Ncw-'Aiiisteixiain. Ce gi^nd dignitaire se nom- 
mait mynheei* Beekman, ou pour mieux dire 
Beck-Man, et, comme l'ancien Ovidius Naso, ti- 
rait son surnom de la majestueuse dimension de 
son nez , qui se projetait en avant de sa personne 
comme le bec d'un paroquet. Il fut la souche 
<^ Beekmans, l'une das plus anciennes et des plus 
honorables âmiiUes de la province, et dont les 
descaidans perpetnent avec reconnaissance Tori^ 
gine de leur dignité^ non, comme le feraient nos 
nobles familles d'Angleterre , en faisant peindre 
sur leurs armes une proboscide d'or ou d'argent , 
mais en pudrtant tous un riche et superbe nez! 
planté au beau milieu de leur visage. 

C'est aitisi que cette périlleuse entreprise fut 
terminée gloiîeusement avec la petite de deux seuls 
hommes , VV"olfel?t Van-Hortiè , grand efflanqué 
qui , à bord du sloop , fut jeté à la mer par une 
bouffée de vent , et le gros Brotn Van-Bummel 
subitement enieré par une indigestion ; l'ii|» et 
l'autre néanmoins ftirent immortalisa oomj»e 
ayant péri bravement au service de leur pays : je 
dois ajouter aussi qu'un des membres de Pierre 
Stuyvesant fut cruellement fracturé au moment 
où il assiégeait la forteresse , mais comme heu- 
reusement c'était sii jainl^e de bois, la blessure f^t 
promptement et radicalement guérie. 



1^6 HISTOIRE DE NEW- YORK. 

11 ne me reste rien à ajouter à cette partie de 
mon histoire , sinon que Fimmaculë héros et sa 
victorieuse armée retournèrent joyeusement au 
pays des Manhattoes, où ils firent une entrée so- 
lennelle et triomphante y traînant à leur suite le 
peu de vaincus qui n'avaient pas prêté serment, 
et le malheureux Risingh lui-même , car il paraît 
que ce gigantesque Suédois avait simplement perdu 
connaissance à la fin du combat , et que pour le 
faire revenir promptement il avait suffi de lui 
pincer vigoureusement le bout du nez. 

Suivant la promesse du gouverneur , ces héros 
captiÊ furent logés , aux frais du public , dans un 
vaste et beau château , c'est-à-dire dans la prison 
d'état dont Stoffel Brinkerhoff, l'immortel con- 
quérant d'Oysterbay, fut nommé gouverneur, 
et qui a toujours appartenu depuis a ses descen- 
dans(i). 

C'était un beau et ravissant spectacle que celui 
qu'offrait la joie du peuple de New-Amsterdam , 
à la vue de ses soldats revenant de cette guerre 
du désert ; les vieilles femmes s'attroupaient au- 



(i) Ce château, quoique très -changé et modernisé, 
existe encore au coin de Pear-Street, vis à vis Coentie'I 
Slip. 



LIVRE VI, CUAPITKE^VIII. I -77 

tour d'Anthony Van-Corlear, qui leur racontait 
les détails de la campagne avec une incQuiparable 
exactitude, excepté qu'il prit pour .lui seul l'hon- 
neur de toute l'affaire, et spécialement celui d'avoir 
Vaiaca lé vigoureux Risingh , honneur auquel il 
se considérait comme ayant des droite d'autant 
plus évidens que la défaite du général était due a 
sa propre dame-jeanne. 

' Tous les maîtres d^école de la villa donnèrent 
congé à leur marmaille , qui se mit à courir après 
les tambours avec des panaches de papier sur la 
tête et des lattes au côté , prenant ainsi la première 
leçon de l'art militaire^ Quant à l|i eahailie d'u 
âge plus mûr , elle s'attacha en foule aux talons 
de Pierre Stuyvesant, le suivant de tous côtes 
et agitant en l'air lés chapeaux gras, auk cris ré- 
pétés de- ^ve à jamais F^fPPe Forte-Téte ! * ' 

Çè fut -réellement un ymr de fête'p«iUiqoe 
et I de ripaîile^ généi^ale ; on- prépara en l^qinneur 
d^ ocnquérans an ioaûLense dmev à l'hôtel de 
ville, où brittènent^ réunie en gli^riéusi^^ <eoti- 
stellation , tous les grands et petits astres de New- 
Amsterdam ; on voyait là le majestueux Schout 
et son obséquieux Ueuténant , les bourguemestres 
avec leurs officieux premiers commis , puis les 
commis subalternes , et ainsi de suite jusqu'aux 
derniers écornifleurs attachés à la police , chaque 
II. 1 2 



1^8 HISTOIBE DE HEW-YORK. 

gredin ayant un plus vil gredin à sa suite pour 
finir sa pipe , achever son verre , et rire de ses 
assommantes plaisanteries... Enfin (car les fêtes 
de ville sont partout ainsi, et furent et seront ainsi 
depuis la création jusqu'à la fin des siècles) , le 
dîner se passa absolument comme tous les grands 
repas de corporation qui se donnent aux époques 
remarquables de l'année; on dévora des mon- 
tagnes de poisson , de viande et de giHer , on 
avala des océans de liqueur de toute espèce , 
on fuma des milliers de pipes , et les plus ^ttes 
plaisanteries furent honorées du rire le plus 
bruyant et le plus unanime. 

Je ne dois pas omettre de dire que Pierre Stuy- 
vesant dut un de ses nombreux titres à cette &- 
meuse victoire , car les honnêtes bourgeois furent 
si transportés de ses exploits y qu'ils l'honorèrent 
unanimement du nom de Pieter de Groodt^ ce 
qui signifie Pierre-le-Grand, ou , comme le tra- 
duisit le peuple de New- Amsterdam, Piet de Pig , 
nom qu'il conserva jusqu'à sa mort. 



FIN DU LIVRE Vi. 



LIVRE VII, CHAPITRE I. l'JQ 



LIVRE VII. 



CONTENANT LA TEOISIBME PARTIE DU REGNE DE PIERRE 
FORTE-TÊTE. SES DIFFERENDS AVEC LA NATION BRITANNIQUE. 
Dé€LIN ET FIN DE LA DOMINATION HOLLANDAISE, 



CHAPITRE PREMIER. 

Comment Pierre Stuyyesant soulagea le peuple souveraîo du far- 
deau des affaires publiques. Diverses particularités de sa conduite 
en temps de paix. 

L'histoire de Pierre Stuyresant offre le ta- 
bleau affligeant des soucis et des chagrins in- 
séparables du gouvernement , et peut servir d'a- 
vertissement à tous ceux qui ont l'ambition de 
pîir venir à la souveraineté. Quoique couronné 
par la victoire, enrichi de conquêtes et rentrant 
en triomphe dans sa capitale , sa joie fut bientôt 
troublée , en voyant les abus fâcheux qui s'étaient 

12. 



XHo HISTOIRE DE NEW-TORK. 

introduits dans toutes les classes pendant le court 
intervalle de son absence. 

Le peuple, malheureusement pour son propre 
bien , avait bu à longs traits dans la coupe en- 
ivrante du pouvoir, pendant le regqe de William- 
le-Bourru , et quoiqu'à l'avènement de Pierre 
Stuyvesant il eût senti, avec cette intelligence 
d'instinct qui appartient à la canaille comme à la 
brute, que les rênes du gouvernement avaient 
passé dans des mains plus fortes , il ne put pas , 
néanmoins , s'empêcher de s'agiter , de se tour- 
menter, et de mordre son frein dans un silence 
tant soit peu rétif. 

Par une çtrun^e et iapLp^i\étf*ab^ j^talité , il 
semble que ce soit la destinée de la plupart des 
pays (et partie uUèrement celle de nos républi- 
ques éclairées), d'être toujours gouvernés par les 
hommes les moins habiles de la nation , de sorte 
que vous y trouveriez à peine un individu qui 
ne pût vous ^gnaler dHnnombrables erreurs dans 
l-adminintration ,' et finalement vous ooiivainei'e 
que s'ils eussent été à la tête d»s afMteèy les 
choses eussent tourné mille fois mieux; N'est-il 
pas étrange que la scienc^e^du gouvernement 
semble générakment si bien aitendile, et soit 
invarâébJemeof si mal pratiquée, éb que le talent 
de' Législateur, répandu avec tant de pix)digalité 



. . •/ 



hlYRE VU-, CHAPITRE J, I 8 I 

sur tous les hommes, soit . nef uriisé pi^c^émÈË^t qu 
seul à qui sa place le rjeudr^ât néees$aire l . , 

Il ai fut ainéi dans la c^irconstajoce à0Q% je peu4e ; 
il n'y avait p;«s. un hom^ae , parmi les prétendais 
politiques qui fourmillaient à Wew-Anistei)datai, 
qui ne fût un oracle en i^atières, d'état ^ et. qui 
n'eût pu diriger les afiàirés publiques incompa^- 
blement mieux que Pierre Stuyyesant j mais le 
yieun jgouvertteur était d'un caractère si fâcheux, 
qu'il ne voulut jamais souffiir qu'aucun des ha- 
biles conseillers dont il était entouré glissât son 
avis sbr l'administration , et sauvât le pays de sa 
perte. 

A peine done fut-il pat^ti popr soti expédition 
contre lès Suédois , que les anciennes factions du 
règiie de Willi4m Kieft commencèrent à relever 
li tête et à se rassembler en clubs politiques ppur 
discuter sitr Vétat de la nation. Les bourgnei- 
mesii^ess let leurs âmes damnées jouèrent un rôle 
impprtaikt.ds^ oes réunio«i$. Ces nobles digni- 
taires n'étaient j^lus le/s gras> dodu$ et tranquilles 
magistrats qui pi^ésidaieiit dans le^ jours paisibles 
de Woûtcr Van - T^vitter. Tout au contraire , 
élus BiQr^ fnir le peuple , ils formaient çn quelque 
sorte uii puissant boulpvard entre, la populace et 
radmâxiistration ; c'étaient de grands aspirans à la 
popularité et de hàlrdis avocats des di^oits de la 



1 8a 01S1\>IRE DE NEW-TORK. 

canaille y ressemblant dans leur zèle désintéressé 
aux tribuns braillards de l'ancienne Rome , ou à 
ces vertueux patriotes des jours modernes nommés 
avec emphase les amis du peuple! 

II est étonnant combien , sous la tutèle de ces 
profonds politiques , la canaille devint subitement 
haHle en matières qui dépassaient son intelli- 
gence. Savetiers , chaudronniers et tailleurs se 
sentirent tout à coup inspirés comme ces religieux 
idiots des temps d'illumination monastique ^ et , 
sans aucune expérience ou aucune étude préli- 
minaire, furent soudainement capables de diriger 
tous les mouvemens du gouvernement. Je ne 
dois pas négliger de parler aussi d'un bon nombre 
de vieux bourgeois à tête creuse qui , dans leur 
en&nce , avaient fait partie de l'équipage de la 
Goede-Vrouw, dans la traversée de Hollande 
aux Manhattoes, et qui étaient regardés par tous 
les gens éclairés comme des oracles in&ilUbles. 
Supposer^qu'im homme qui avait aidé à découvrir 
un pays ne sût pas comment on devmt le gouver- 
ner était absurde à Texcès, et atutiit été jugé une 
aussi grande hérésie que de mettre aujourd'hui 
en questicm les talens politiques et l'infaillibiUté 
universelle dé nos anciens héros dé 76, et de 
douterjque celui^qui a combattu pour un gouver- 
nement , quelque stupide qu'il pût être d'aiUeuw, 



1 



LIVRK VII, CHAPITRE I. 1 83 

soit par cela seul capable d'y remplir toute espèce 
d'emploi. 

Mais comme Pierre Stuy vesant avait une sin- 
gulière propension à gouverner son pays sans Tas* 
sistance de ses sujets, il fut cruellement irrité 
quand, à son retour, il vit la contenance factieuse 
qu'ils avaient prise pendant son absence. Son 
premier soin , donc , fut de rétablir l'ordre , en 
abattant le pouvoir du peuple souverain. 

En conséquence il épia une occasion Êivorable ; 
et un beau soir,, lorsque la populace étak rassem- 
blée pour écouter le discours patriotique d'un élo- 
quent savetier , l'intrépide Kerre parut soudïiine- 
meat au milieu d'elle avec un aspect qui aurait 
suffi pour pétrifier les plus grands orateurs de l'anti- 
quité. L'assemblée fut jetée dans la consternation. 
L'orateur, comme frappé de paralysie au milieu 
d'une de ses périodes les plus ronflantes , sentit 
ses genoux se dérober sous lui , et i^esta les yeux 
égarés et la bouche béante, dans une affreuse 
agonie , pendant que les mots horreur ! tyrannie ! 
Uberté! droits! taxes! mort ! destruction! et milfe 
autres exclamations patriotiques sortaient en mu- 
gissemens de son gosier avant qu'il eût la force 
de clore ses lèvres. Le rusé Pierre ne fit aucune 
attention à la foule qui se cachait à son approche , 
mais s'avancant vers le misérable braillard , et ti~ 



1 84 HISTOIRE «E NEW-YORK. 

raM une immense moiltre d'argent y qui poutait 
jadis avoir servi d'horloge, et que ses deacèndans 
conservent enoore aujourd'hui comme ané j^ièce 
curieuse , il ordonna à l'orateur de la raccommo- 
,der et de la &ire marcher. Celui ci confessa hum- 
blement que cela était eiitiè^rement hors de son 
pouvoir, puisqu'il ignorait en quoi consistait son 
mécanisme. Bah, vraiment! dit Pierre-, allons 
n'importe , essayez vos talens , mon garçon , vous 
vQyez tous les ressorts et toutes les roues, et com- 
bien il est aisé à la main la plus grossière de l'ar- 
réter et de la mettre ea pièces j pourquoi ne serait- 
il pas aussi facile de la régler que de l'arrêter ? 
L'orateur déclara que son métier âait «ntière- 
Qient afferent ; qu'il n'était qu'un pauvre save- 
tier, et que de sa vie il n'avait touché une montre; 
qu^ y avait là des hoikimes, habiles en horlogerie, 
^ dont le m^er était de s'en occuper , âiais que 
pour lui il ne poMrrfeiit que gâter l'ouvrage et le 
démaintibuler entièrementi Ouàis! pbui^quoi donc , 
mon maître, s'é^via Pierre en se tournant vers 
lui d'un air qui métamorphosa presque leràccom- 
mo^eur de souliers w statue, pourquoi prétends- 
rtu te mêler des mouveméns du gouvernement , 
dérégler j cprriger., rapetasser une machine fconi- 
pliquée, dont 1^ principes soiit au-dessus de ta 
capacité , iet les plus sirnples opérations trop dé- 



UVAE VII, CHAPITRe 1. ]85 

licates j^our toik inteUi^eace , quand tu ne peux 
même fjfeis corriger le moindre dléfkut datas fou- 
Yi^ge de tuëcaniqùe le plus ordinaire et dont tout 
le mystère est accessible à tes yeux? sors d'ici , et 
retourne, à ton cuir et à ton ligneul , emblèmes de 
ta cervelle} rapetasse tes soulieils, et renfenne^toi 
dans la vocation pour laquelle le ciel t'a crée ; 
mais (ajouta-t-il d'une voix qui retentit aux 
quatre coins de New-Amsterdam)., si jémais je 
te rattrape ; toi ou tout auti'C de ttm espèce , vous 
mêlant encore des affaires du gouvernement , pur 
saibt Nibolas , je "vouis ferai écôrcher vife pour 
faire des tambours de votre peau ^ de sbrte q ue 
vous puissiez à l'avenir faire dû bruit pour Quelque 
chose. 

Cette menace et la terrible voix dont elle fut 
pi ononcëe ^ firait tremblet de peur toute rassem- 
blée. Les cheveux du nlalenconti'eux oràteuf se 
dressèi^nt sur sa tête comme les soies de fibn co- 
choh , et il n'y eut pas un delà i^hevafiei^ tte l'é^ 
lène où de la truelle dont -se formait sc^ audi 
toire , qui tie sénttt son cœur dëfidllir et son 
corps s'anàincir de manière à pouvoir s'échapper 
par le tr^u d'une aiguille. 

Mais quoique cette mesure eût produit l'effet 
désiré en remettant le corps politique à sa place , 
elle compromettait cependant la popularité du 



1 86 HISTOIRE OB NEW-TORK. 

grand Pierre parmi ceux du peuple qui Élisaient 
les capables ; ils l'accusèrent de nourrir des senii- 
mens excessivement aristocratiques, et de pencher 
beaucoup trop en fitveur des patriciens. Cette ac- 
cusation y à la yéritë y ne paraissait pas dénuée de 
fondement ; car il y avait dans son port quelque 
chose de hautain qui rappelait fortement l'autorité 
militaire , et sa toilette ne laissait pas que d'être 
recherchée. Quand il n'était pas en uniforme , ses 
yétemens étaient simples mais riches , et il était 
particuhèrement cité pour l'élégance avec laquelle 
était chaussée sa bonne jambe ( une des plus belles 
du mcmde). Il y portait toujours un bas rouge et 
un soulier à haut talon. Quoique ce fût un homme 
très-simple dans ses manières , il j avait néan- 
moins quelque chose en lui qui repoussait la fa- 
miliarité grossière , tout en encourageant la fran- 
chise et même la gaieté des relations sociales. 

Il observait aussi quelque apparence de céré- 
monie et d'étiquette de cour. Par exemple , il re- 
cevait la classe commune des visiteurs , suivant la 
coutume de nos ancêtres hollandais , sous le 
stoop ( I ) , devant sa porte ; mais quand ils étaient 
formellement admis dans son parloir , il exigeait 

(i) Qu'il faut écrire stoeb : poi'che bâti ordinairement de- 
vant les maisons hollandaise». Il y a des bancs de chaque cô(é. 



LIVRE VII, CHAPITRE K 187 

qu'ils s'y présentassent en linge blanc , avec des 
chaussures à leurs pieds y et toujours le chapeau à 
la main. Dans les occasions publiques, il ne se 
montrait qu'en pompeux équipage ( car sa place 
requérait réellement un peu d'apparat et de di- 
gnité ), et il allait toujours à l'égUse dans un cha- 
riot peint en jaune et dont les roues étaient rouges. 

Tout cet étalage de grandeurs et de pi^étentieux 
cérémonial causait un vif mécontentement chez 
le peuple. Il avait été accoutumé à trouver un ac- 
cès facile auprès de ses premiers gouverneurs , et 
avait particuUèrement vécu dans les termes d'une 
extreme familiarité avec William -le -Bourru. Il 
su{^rtait donc très-impatiemment ces hautaines 
précautions , qui décourageaient ses dispositions 
usurpatrices. Mais Pierre Stuy vesant voyait les 
choses à sa manière y et était un ferme soutien de 
la dignité des places. 

Il soutenait toujours que le gouvernement le 
moins populaire était justement celui où le peuple 
se mêle le plus déjuger et de critiquer j et que ceux 
qui crient le plus contre le cérémonial de cour et la 
froide réserve des hommes en place , mépriseraient 
bientôt des che& parmi lesquels ils se trouveraient 
avoir eux-mêmes quelque importance. C'est du 
moins ce qui était arrivé lors de l'administration 
de William - le - Bourru , qui , porté à se rendre 



1 88 HISTOIRE DE NEW-TORK. 

popubire, écoàitait les ayis de tous^ souf&ait.que 
chacun fût admis à toute heure en ^ sa présence , 
et traitait, en un mot , tous les hominies comme 
ses égaux. En consequence chaque intri^nt et 
chaque politique de cabaret pouvait se mesurer 
moralement a ved lui , et découvrir noh-seuleinént 
la véritable dimension de sa personne , msas celle 
de son esprit. Et quel est le grand homme qui peut 
impunément se laisser ainsi scruter ?. c'est, au 
mystère dont s'enveloppent les grands qu'ils doi- 
vent une moitié de leur grandeur. Nous isommes 
toujours disposés à élever dans notre pèlisée ceux 
que notre examen ne peut atteindre. II. existe 
égaletnent une sorte de respect superstititeiix pour 
le pouvcHr, qui nous pousse à exagérer le mérite et 
les talens des gens puissans^ à supposer qu'ils doi- 
vent- être fiiits différemment que. les autres 
hommes ; et, à vrai dire, la foi n'e^ paSs môtn&né- 
'Cessaiise .en pohtique qu'^i religion^ Jtt est fort 
important sans doute qu'un . pays sent gouverné 
par des hommes sages. Mais il ne l'est guà:*e moins 
que le peuple croie à leur sagesse ., car cette 
croyance seule peut produire la subordination 
volontaire. 

Pour conserver donc cette désirablcr eoiifiance 
en ses chefs , le peuple ne devrait être adniMi à 
vcâr leur auguste personne que le moins ^ssible. 



BIVRE VII, CHAPITRE I. 189 

Celui qui obtient Fenit-ée des cabinets découTre 
bientôt par quelle sottise est gouverné le monde : 
it^découv re qu'il y a du charlatanisme en légis- 
lalion comme en toute autre chose.; que mainte 
mesure regardée par la multitude comme le pro^ 
duit d'une haute sagesse , et d'une profonde déli> 
bératkm. est tout simplement l'effet du hasard, 
ou peut-être l'essai d'une tête sans cervelle. Il 
Toit enfin que les chefis sont sujets aux caprices 
et aux. erreurs aiissi-bien que les auti^ hommes , 
et qu'ils ne. sont pas , après tout , si étonnainment 
sdpérièups à leuis subordonnés qu'il l'avait d'abord 
imaginé, puisque même ses propres opinions ont 
éké de quelque poids à leurs yeux ; ainsi la crainte 
respectueuse dégénère en assurance , l'assurance 
«mènç la femiliarité, et la feimiliârité produit le 
mépris. Pierre Stuyvesant, au contraire, eop se 
conduisant' avec hauteur et dignité, obtint tou- 
joLii^s le plus grand respect. Comme il ne donnait 
jaijpais de raisons pour rien de ce qu'il fkisaît , le 
pubUc lui en prêtait toujours d'excellentes ; chacun 
de ses mouvemens; quelque inmgnifiant qu'il fût 
êii lui-même , était supposé la suite d'un calcul , 
' et il n'était pas jusqu'à son bas rouée qiii n'inspirât 
quelque vénération , par cela seul q^'il ne ressem- 
hbît ppint c^ux bas des autres 1pi,qmme,<;. 

Nous pouvons reporter à ces temps la naisi- 



I go HISTOIRE DE NEW-YORK. 

sance de l'orgueil de famille et celle des distinc* 
lions aristocratiques (i), et je oe puis en vérité 
m'empécher de jeter en arrière un r^ard de 
respect sur l'origine de ces puissantes fiimilles 
hollandaises dont l'arbre généalogique a poussé de 
si vigoureuses racines, et dont les branches se sont 
étendues si fastueusement dans notre pays. Le 
sang qui a coulé sans souillure , au travers d'une 
suite de générations fortes et vertueuses depuis 
les siècles des patriarches de Communipaw , doit 
certainement être pur et noble ; et , s'il en est 
ainsi , les Yan-Rensellaers , les Van-Zandtz , les 
Yan-Hornes , les Rutgers , les Bensons , les Brin- 
kerhoffs, les Shermerhornes , et tous les vrais 
descendans des anciens Pavoniens sont alors la 
seule noblesse légitime et les véritables seigneurs 
du pays. 

J'ai été amené à mentionner ainsi particulière- 
ment les droits authentiques qu'ont nos véritables 
familles hollandaises à la noblesse, parce que j'ai 

(i) Dans uo ouvrage publié plusieurs années après cette 
époque ( en 1701 , par C. W. A. M. ), il est dit que Fré- 
déric Phillipse passait pour le plus riche mjnhèr de New- 
York, qu'il avait des tonnes pleines de monnaie indienne 
ou wampuna, et qu'il avait un fils et une fille qui, suivant 
la coutume hollandaise, partageraient également dette 
fortune. 



LIVRE VII, CHAPITRE I. igl 

remarqué avec beaucoup d'humeur et de chagrin , 
qu'elles avaient en quelque sorte été rejetées de 
côté, dans des temps plus récens, par des usur- 
pateurs étrangers. 11 est réellement étonnant de 
voir combien il y a , depuis peu d'années , de ces 
gi*andes familles qui , poussées comme des cham- 
pignons, ne s'en targuent pas moins de leurs aïeux. 
Ainsi , tel qui peut seulement avouer son père se 
donne déjà de l'importance , celui qui peut parler 
de son grand-père sans embarras affecte encore 
plus d'orgueil, mais quiconque peut remonter 
sans rougir jusqu'à son bisaïeul est intolérable dans 
ses prétentions à être 61s des famille. Quel spec- 
tacle , bon Dieu ! qu'ua débat entre ces mousse- 
rons d'une heure et ces mousserons d'un jour ! 

Mais je ne voudrais pas que mon lecteur ima- 
ginât , d'après ce que j'ai raconté dans la première 
partie de ce chapitre , que le grand Pierre fftt un 
gouverneur tyrannique conduisant ses sujets avec 
une verge de fer. Bien au contraire , toutes les 
fois que la dignité et l'autorité n'étaient pas com- 
promises , il était plein de générosité et de condes- 
cendance. Le fidt est qu'il croyait (dussent les ré- 
pubUcains plus éclairés qui me liront n'y voir 
qu'une preuve de son esprit ignare et illibéral ) , 
il croyait de la meilleure foi du monde qu'en em- 
pêchant qu'aucun ingrédient politique ne se glis- 



ig2 HISTOIRE DE NKW-FORK. 

sàt, pour la troubler , dans la coupe de la vie 
sociale, ses gouycrnés y puiseraient plus abon- 
damment la trs^nquillitë et le bonheur , et qu'en 
détachant leurs esprits de choses qu'ils ne pou- 
vaient comprendre , et qui ne tendaiept qu'à en- 
flauamer leurs passions , il en ferait des citoyens 
plus utiles, plus soigneux du bien-être de leurs 
familles, et par conséquent plus capables de l'opé- 
rer par le travail , la bonne foi et l'ipdustrie. 

Loin d'être d'une austérité déraisonnable , il se 
plai^fdf à voir se réjouir l'homme pflmvre et laho- 
n0(is. y ^ussi encourageait-il de tout son pouvoir 
toute pspèce de fêtes et de divertissement publics. 
Ce fut sous son règne que s'introduisit , pour la 
preptiière fois , l'usage de casser de^ oeu& à Pâques. 

L«e prçmiçr jour de l'an était s^ussi fêté }u$qu'à 
la iblie, il sf annonçait au son des cloches, $^u bruit 
des ^lyes . de fu^iils ; cloaque mfiispq dey toait un 
tçmpl^ ^ Baçchu^ , des tqrreps d'^î^Urdervie et dç 
djdrç dejK)rdaijBnt ^ cette op^sipu , ftt il n'y avait 
p^ ui]\ çfi^uyre diable d^u? la yiUe quin^ $efît 
un devoir de se griser par principe d^ purç éco- 
nomie , s'entopuant danis l'estomac asse^. de li- 
queur en un jour pour pouvoir s'en pass^er pen- 
dant ^ mois. 

C'était uue cbose attendii^sfmte aussi que dç 
vpir |e v£|illant Pierre assis , le samedi au soir , au 



LIVRE VU, CHAPITRE I. igS 

milieu des vieux bourgeois et de leurs femmes 
sous les grands arbres qui ombrageaient la bat- 
terie , et regardant danser les jeunes garçons et les 
jeunes filles sur le gazon. C'était là qu'il fumait sa 
pipe 9 lançait sa pointe , et oubliait les pénibles 
travaux de la guerre dans les doux et calmes 
plaisirs de la paix. Parfois il accordait un signe 
d'approbation à ceux des jeunes garçons qui mon- 
traient le plus d'adresse et de force dans leurs 
jeux y et de temps en temps il donnait un baiser 
bruyant (mais en tout bien et tout honneur) 
à l'intrépide danseuse qui avait fait tomber ses 
rivales de fatigue , ce qu'il considérait comme ime 
preuve in&illible de talent et de supériorité. Une 
fois, il est vrai, l'harmonie de l'assemblée fut 
un peu interrompue. Une jeune fenome célèbre 
dans le beau monde , et qui , récemment arrivée 
de Hollande, dirigeait tout naturellement la mode 
à New- Amsterdam , parut un jour, n'ayant sur 
elle quune demi-douzaine de jupons, et encore 
étaient-ils d'une exiguité tout-à-fait alarmante ; 
d'abord un chuchotement universel courut dans 
toute l'assemblée , les vieilles femmes se sentaient 
choquées à l'excès ; les jeunes rougissaient, et souf- 
fraient horriblement pour hi paui^re creature, et 
l'on remarquait que le gouverneur lui-même était 
un peu troublé, quand, pour mettre le comble 
ir. i3 



ig4 HISTOIRE DE NEW- YORK. 

à la surpiise de ces bonnes gens , la jeune danseuse 
entreprit de déciire, dans une gigue, quelques 
singulières figures d'algèbre qu'elle avait apprises 
d'un maître à danser à Rotterdam. Soit que la 
rapidité de ses mouvemens l'eût trop animée , 
soit que quelque impertinent zéphir eût pris la 
liberté de se mettre de la partie , toujours est-il 
qu'au beau milieu d'une grande pirouette qui au- 
rait fiiit honneur à l'un de nos bals modernes, 
elle s'ofirit tout à coup sous un aspect tellement 
inattendu, que l'assemblée entière resta stupé&ite 
d'admiration. Quelques membres, même des plus 
graves, neiaissèrent pas d'en être vivement émus; 
mais le bon Pierre, qui était un homme d'une 
modestie sans égale , en fut cruellement scanda- 
lisé. 

La mode des vêtemiens courts , qui s'était tou- 
jours prolongée depuis le règne de WilUam-le- 
BouiTu , offensait depuis long-temps les yeux de 
notre digne gouverneur , et malgré son aversion 
pour se ttiêler des cotillons des dames , il recom- 
manda* qu'elles y portassent toutes de grands &1- 
balas ; il ordonna également que les danseuses et 
même les danseurs se bornassent au balancé et au 
rigodon , et défendit qu'à l'avenir aucune jeune 
fille, sous peine d'encourir son déj^aisir , s'avisât 
de ce qu'on appelait déployer des graces. 



LIVRE VII, CHAPITRE 1. 196 

Ces restrictions étaient les seules qu'il eût ja- 
mais imposées, aux femmes, et elles les considérè- 
rent comme une oppression tyrannique à laquelle 
elles résistèrent avec cette e timable force de 
caractère que le beau sexe montre toujours quand 
on veut envahir ses droits. Pierre Stuy vesant vit 
clairement , en effet , que s'il essayait de pousser 
la chose un peu loin , il serait à craindre qu'elles 
ne voulussent plus porter de jupons du tout ; aussi, 
en homme sage et qui connaît les femmes , il se 
tint tranquille, et les laissa depuis porter leurs ju- 
pons aussi courts et sauter aussi haut qu'elles en 
eurent la fantaisie. 



%'»'^V^^%'«M>«.>/«'%^«/»^'%'«%>^%^V«i«^'«.^%.'V««>'lb.'^^^/»>«.<%^«/»i>«/^«/^'^«.^^>»«.-»'^k^'m«/«.^i«/»'^ 



CHAPITRE II. 

Où Ton Yoit à quel point Pierre Stuyyesant fut moleste' par les 
troupes indiscîpline'cs de PEst et par les gëans de Merry-Land. 
Comment le cabinet britannique conduisit une horrible conspi- 
ration contre la prospérité' des Manhattoes. 

Nous touchons, mon cher lecteur, à la ciise 
de notre ouvrage , et , si mes pressentimens ne 
me trompent pas , nous aurons bien de la besogn e 
a expédier dans les chapitres suivans. 

i3. 



196 HISTOIRE DE NEW-YORK. 

11 en est de quelques républiques comme de 
certains brouillons qui ont une étonnante facilité 
à fidre naître des embarras ; et j'ai toujours re- 
marqué que ceux-là sont le plus sujets à s'y mettre 
qui ont le moins de talent pour en sortir. On doit 
indubitablement attribuer cet inconvénient à l'ex- 
cessive valeur de ces états , car j'ai également re- 
marqué que cette surabondante et infatigable acti- 
vité n'est jamais plus désordonnée que quand elle 
est renfermée dans des limites étroites, ce qui 
explique pourquoi elle s'exhale avec tant de force 
chez les petits états , les petits hommes , et plus 
paiiiculièrement les petites femmes. • . laides. 

Ainsi quand on songe que la province des 
Manhattoes, quoique d'une prodigieuse importance 
aux yeux de ses habitans et de son historien y en 
avait réellement très -peu à ceux du reste du 
monde , que ses richesses et ses dépouilles n^of- 
fraient qu'une bien petite récompense à ceux qui 
prenaient la peine de l'assaillir , et qu'elle n'avait 
rien à espérer en se jetant étourdiment dans la 
guerre , sinon d'être étrillée d'importance ; en 
pesant toutes ces raisons , dis-je , on désespére- 
rait complètement de trouver dans son histoire 
ni batailles , ni effusion de sang , ni aucune 
autre de ces calamités qui donnent de l'impor- 
tance à une nation , et de l'amusement à celui 



LIVRE VII, CHAPITRE II. 1 97 

qui lit ses annales; mais nous j trouvons au 
contraire que cette province est si vaillante, qu'elle 
s'est déjà attire une armée d'ennemis , qu'elle a 
reçu autant de coups qu'il eu faudrait pour satis- 
faire l'ambition de la nation la plus guerrière , 
et qu'au milieu de sa douleur calme et résignée , 
c'est le pauvre petit pays le plus abandonné , le 
plus malheureux , et le plus ruiné qui se puisse 
imaginer, ce que la Providence a charitablement 
ordonné , sans doute , pour ajouter à l'intérêt et à 
la subUmité de cette pathétique histoire. 

Mais je m'abstiens d'entrer dans les détails des 
afIUgeans maraudages et des vexations qui conti- 
nuèrent, long-temps après la victoire de Dela- 
ware , à outrager la dignité et à troubler le repos 
des habitans des nouveaux Pays Bas. 11 suffira de 
dire en peu de mots que l'implacable animosité des 
peuples de l'est , qui avait été si miraculeusement 
étouffée, comme mon lecteur doit se le rappeler, 
par le pouvoir de la sorcellerie et les dissensions du 
conseil amphictionnique , éclata alors de nouveau 
en mille abominables pirateries sur les frontières. 

Il se passait à peine un mois sans qu^e les éta- 
blissemens hollandais hmitrophes fussent alarmés 
par l'apparition soudaine d'une armée d'invasion 
du Connecticut , qui s'avançait hardiment au tra- 
vers du pays, comme une caravane du désert,. 



J go HISTOIRE DE NEW- YORK. 

les femmes et les enfans montés sur des char- 
rettes chargëes de pots et de chaudrons , comme 
s'ils eussent voulu faire bouillir vivans les hon- 
nêtes Hollandais, et les dévorer comme autant 
de homards. A la suite défilaient en troupe de 
grands efflanqués de bandits avec la jnoche sur 
l'épaule et le sac sur le dos*, déterminés à fiiire le 
bien du pays en dépit de ses propriétaires. Ces 
envahisseurs auraient bientôt, en s'y établissant , 
délogé et poussé les infortunés Néerlandais hors 
de ces riches et fertiles vallées, dans lesquelles 
nos bons compati iotes sont si connus pour savoir 
faire leur nid ; car il est notoire que , partout où 
les rusés hommes de l'est gagnent un pied, les 
honnêtes Hollandais le perdent et disparaissent 
gi^aduellement , se retirant lentement comme les 
Indiens devant les blancs, totalement vaincus par 
Fhumeur bavarde, troqueuse et mercantile de 
leurs nouveaux voisins. 

Ces audacieuses violations du territoire de leurs 
hautes puissances étaient accompagnées, comme 
on l'a déjà insinué , de mauvais traitemens , de 
(•oups et de pillages qui auraient indubitablement 
poussé le vaillant Pierre à se venger des cou- 
pables par un prompt châtiment, si, dans ce 
temps-là même , il n'eût pas.été tourmenté par les 
affligeantes nouvelles qu'il reçut de Mynheer Beck' 



LIVRE VII, CHAP1TR£ «. I99 

man , qui commandail alors les- temlK;^ii?es Je la 
rivière du sud. 

Ces turbulens Suédois , à qui on avait si gra« 
cieusement permis de rester aux eaviroAS d^ lai 
Delaware ,. conuaeDcaient; déjà à donoer des signes 
de mutinerie et de mécontentement ; et , ce qui 
était plus Ëicheux encore, un nommé Fondai 
réclama péremptoirement le territoire entier, 
comme la légitime propriété de lord Baltimoi^. 
Ge Feudal était un capitaine qui avait le comman- 
dement suprême de la colonie de Mar y-Land, ou, 
comme on l'appelait autrefois, Merry-Land, nom 
qu'elle devait à ses habitans qui , faute d'avoir de- 
vant les yeux la crainte du Seigneur, passaient 
leur vie à se divertir et à sf enivrer avec de l'eau- 
de-vie de cidre. Ce £in&ron de Feudal était si 
hostile dans- ses procédés , qu'il menaçait , à moins 
qu'on ne cédât de suite à sa demande , de mar- 
cher incontinent à la tête d'une force imposante 
des. turbulens soldats de Merry-Land et d'une 
grande et puissante troupe de géans qui infes- 
taient les bords delà Susquehanna (i) , pour dé- 

(1) Nous trouvons des récits curieux et merveilleux de 
ce péu|^ extraordiaaire ( sass aucun doute les ancêtres 
desSiaijr-Lftndaisde nos jours) fkits par Blaster Hark>t dans 
son histoire totéressante. « Les Susqueaahanocks, dit-il' 



aOO HISTOIRE DE WEW-TORK. 

vaster et dépeupler tout le pays appelé rivière 
du sud. 

Cela prouve clairement que cette femeuse co- 
lonie , comme toutes les grandes acquisitions de 
territoire y causa bientôt un plus grand tort au 
conquérant que sa perte n'en avait causé au peuple 
conquis , et qu'elle fut pour lui une plus grande 
source de malheurs et d'inquiétudes que toutes 
les provinces de la Nouvelle-Hollande ensemble. 
C'est ainsi que la Providence ordonne sagement 
qu'un malhem* en balance un autre ; le conqué- 
rant qui enlève la propriété de son voisin , qui 
ruine une nation, et qui désole un pays, doit, 
tout en acquérant une augmentation de pouvoir 
et une gloire immortelle , attirer sur lui une pu- 
nition inévitable, il se donne un sujet continuel 
de tourment 3 il incorpore dans son domaine , sain 

sont un peuple de géans, extraordinaires en taille , en 
manières 5 et en habillemens : leur yoix résonne comme 
si elle Tenait d'une cave ; leurs pipes sont de près d'une 
aune de long, sculptées en forme d*oiseau, d'ours , ou 
autre figure, et suffisantes pour briser la cervelle d'un che- 
val (et combien ne voyons-nous pas , chez nous^ de cer- 
velles d*ânes; ou plutôt de cervelles d'hommes enfumées 
par des pipes d'une moindre dimension). Le mollet d'une 
de leurs jambes mesurait les trois quarts d'une aune envi- 
ron, les autres membres étaient en proportion. 



UVRE VII, GHAPITâHE II. UOI 

naguère, une partie faible et chancelante, un 
membre malade et corrompu , si je puis m'expri- 
mer ainsi , qui devient une inépuisable source de 
trahisons et de haines internes, en même temps 
que d'altercations et d'hostiUtés au dehors. Heu- 
reuse Ja nation qui, compacte, unie, fidèle dans 
toutes ses parties, et concentrée dans sa force, ne 
cherche point à acquérir follement un territoire 
inutile et ingouvernable ; qui, se contentant d'être 
heureuse et prospère , n'a pas l'ambition de de- 
venir grande. Elle ressemble à un homme bien 
organisé , sain de corps et plein de vigueur, dont 
aucun vêtement superflu n'entrave les mouve* 
mens ou ne gêne la ferme attitude ; mais la nation 
insatiable d'agrandissement , dont les domaines 
sont dispersés, désunis et &iblement organisa.^ 
peut être comparée au sot avare , s'agitant convul- 
sivement sur des monceaux d'or trop exposés de 
toutes parts aux attaques pour qu'il puisse entiè- 
rement les couvrir ni les défendre. 

Au moment où il reçut ces alarmantes nou- 
velles de la rivière du sud , le grand Pierre était 
sérieusement occupé à réprimer certaines sédi- 
tions des Indiens , qui avaient éclaté vers l'Eso- 
puS) et il songeait surtout aux moyens de secourir 
ses frontières orientales sur le Connecticut. Il fit 
dire à Mynheer Beckman, cependant, de ne point 



a02 HISTOIRE DE NEW-YORK. 

se décourager, de maintenir une actiye vigilance, 
et de lui £iire savoir si les choses prenaient un 
aspect plus menaçant , parce qu'alors il irait de 
suite , avec ses guerriers de l'Hudsou y rabattre la 
joie de ces Merry-Landais ; car il desirait passion- 
nément de se mesurer avec une douzaine de ces 
géans, n'en ayant jamais combattu un seul dans 
sa vie, à moins que nous ne puissions appeler 
géant le vigoureux Risingh ; mais c'était à peine 
un grand homme. 

Rien de plus cependant , ne vint troubler la 
tranquillité de mynheer Beckman et de sa colo- 
nie. Feudal et ses garnemens restèrent chez eux à 
se gorger de lard , de gâteaux et de cidre , passant 
leur temps en courses de chevaux et en combats 
de coqs, jeux pour lesquels ils étaient très-renom- 
més. Pierre Stuy vesant fut enchanté d'aj^rendre 
ces détails , car, malgré 9on désir de* mesurer ses 
armes avec ces monstrueux habitans de la Susque- 
h&.iua, il sentait néanmoins qu'il avak déjà à sa 
porte autant d'ouvrage qu'il en pouvait fisiire. Il 
poasaît peu , la digne ame , que ce calme an midi 
n'était que le prélude trompeur du terriWe orage 
qui couvait et qui devait bientôt éclater, pour l'é- 
craser, dans la trop confiante cité de New- Ams- 
terdam. 

Toujours est -il que pendant que cet excellent 



LIVRE VII, CHAPITRE II. ao3 

gouverneur donnait des lois à son petit sénat , et 
que non-seulement il en donnait de nouvelles, 
mais d^ plus faisait exécuter les anciennes , pen- 
dant qu'il parcourait sa province cfeérie-, s'arrê- 
ta nt de place en place pour apaiser les troubles 
qui s'élevaient d'un coté lorsqu'il était occupé d'un 
autre, daïis ce moment même, dis-je, un noir 
et horrible complot se formait contre lui, et 
mûrissait dans cette pépinière de projets mons- 
trueux connue sous le nom de cabipet britan- 
nique. La nonvelle ée ses exploits sur la Delaware 
avait , suivant un sage et ancien historien de JNew- 
Amsterciam, causé beaucoup d'étonnemeiit et de 
rumeul' dans les cours européennes ; et le même 
écrivain profond nous assure que le cabinet bri- 
tannique commença à concevoir beaucoup de ja- 
* Jousie et d'inquiétude de l'augmentation de pou- 
voir des Manhattoes, et de la valeur de leur 
formidable armée. 

Des agens ^ dit le même historien , f urast en- 
voyés par le conseil amphictionnique de l'est pour 
implorer l'assistance du gouvernement anglais 
contre la puissante province qu'il voulait subju- 
guer. Lord Sterling aussi , réclamait son droit sur 
Long^skind, pendant que lord Baltimore, dont 
l'agent, comme on l'a déjà dit, avait excessive- 
ment alarmé mynheer Beckman , faisait valoir les 



204 HISTOIRE DE HEW-TOBK. 

siens, devant le cabinet anglais, aux terres de la 
livièredu Sud, qui, disait-il, lui étaient injuste- 
ment enlevées par ces hardis usurpateurs des nou- 
veaux Pays-Bas. 

Ainsi , le malheureux empire des Manhattoes 
était exposé au danger eminent d'éprouver le sort 
de la Pologne , et d'être déchiré en pièces et par- 
tagé entre ses sauvages voisins. Mais tandis que ces 
puissances rapaces aiguisaient leurs dents et n'at- 
tendaient que le signal pour toi^aber sur l'excellent 
petit empire hollandais et le dévorer , le fier Uon 
qui siégeait comme arbitre mit à la fois toutes les 
parties d'accord en étendant sa propre griffe sur le 
butin y car on nous dit que sa majesté Charles II , 
pour s'épargner l'embarras d'accommoder ces pré- 
tentions diverses , fit présent à son frère le duc 
d'York d'une vaste étendue de pays comprenant 
la province des nouveaux Pays-Bas , dans l'Amé- 
rique septentrionale^ donation vraiment ix)yale, 
puisque nul autre que de grands monarques n'a le 
droit de donner ce qui ne lui appartient pas. 

Pour que ce don généreux ne demeurât pas 
simplement nominal, sa majesté ordonna, le 
la mars i664, l'armement immédiat d'une flotte 
qui devait envahir par terre et par mer la cité de 
New- Amsterdam, et mettre son frère en posses- 
sion complète des terres qui en dépendaient. 



LIVRE VII, GHAPITAE II. 2o5 

Pendant que les affaires de la Nouvelle-Hollande 
sont dans cette situation critique, les honnêtes 
bourgeois , loin de songer au danger que courent 
leurs intérêts , fument tranquillement leurs pipes 
et ne pensent à rien du tout. Le conseil privé dgi 
pays ronfle au grand complet , pendant que l'actif 
Pierre , qui prend sur lui seul la peine de penser 
et d'agir, cherche à imaginer quelque moyen de 
mettre le grand conseil des ainphictions à la raison. 
Cependant le sombre nuage qui menace à lliori • 
zon , gix>ndera bientôt aux oreilles des Néerlandais 
assoupis , et mettra à l'épreuve le courage de leur 
vaillant gouverneur. 

Mais arrive qui pourra , je jure ici ma parole, 
que , soit dans les danger de la guerre , soit dans 
les difficultés de la politique , il déploiera encore le 
ferme courage et l'honneur sans tache d'un noble 
et déterminé champion. En avant, donc! A la 
charge ! Brillez, étoiles propices, sur la célèbre cité 
des Manhattoes ; et que le bienheureux saint Ni- 
colas soit avec toi , brave Pierre Stuy vesant ! 



aoG HISTOIRE DE NEW-TORK. 



^^^ %■%'«, V^'V%^'^%'«/'^^'«/^V-%'^^-«/^%.'«>^^^'%'«/^'V%^/^%/<»^>%^'«>%'^'V'^^>^«^«<'^%/%<%>%.^ 



CHAPITRE III. 



De rexpcdition de Pierre Stiiyvcsant dans le pays de TEst , où 
Ton verra que, tout vieil oÎAeau quUl était, il ne connaissait pas 
le piège. 



Les grandes nations ressemblent aux grands 
hommes, dans cette particularité qu'on connaît 
rarement leur puissance avant qu'elles tombent 
dans le malheur ; Padveisitë a doue été sagement 
appelée l'épreuve de la grandeur véritable, qui, 
comme l'or, ne peut être estimée à sa juste valeur 
que quand elle a passé par le creuset. Ainsi , plus 
une nation, une province, ou un individu (doué 
de la qualité que l'on nomme graadeurj) est exposé 
au péril et comme cerné par le malheiM*, plus il 
s'élève aux yeux des autres , et , alor5 mem^ qu'il 
succombe, semblable à une m^ispn en feu^ il 
brille encore d'un plus grand éclat qu'aux plus 
beaux jours de sa vie. 

Le vaste empire de la Chine , quoique regor- 
geant de population , s'abreuvant des richesses des 
autres nations et les concentrant en lui seul , a 
végété dans l'assoupissement pendant une suite de 



LIVRE Vir, CHAPITRK Jll. 2O7 

siècles , et, si ce n'était ses révolutions internes et 
le renversement de son ancien gouvernement par 
les Tartares , son histoire n'aurait rien offert que 
les insigniiians détails d'une prospérité monotone. 
Pompeïa et Herculanum seraient peut-être ou^ 
bliées comme tant d'autres cités contemporaines , 
si leur bonheur n'eût pas voulu qu'elles fussent 
éci^asées et détruites par un vcdcan. La célèbre 
ville de Troie n'a acquis de renommée que pai* 
ses dix années de malheur et Tiiicendie qui les a 
couronnées. Paris a vu croître son importance par 
les révoltes et les massacres dont le pouvoir de 
l'illustre Napoléon fut le terme; et la puissante 
ville de Londres , elle-même , serait presque in- 
aperçue dans les annales du temps , sans sa peste , 
son vaste incendie et le complot des poudres de 
Guy Faux ; ainsi les villes et les empires semblent 
d'abord ramper, s'étendre et s'accroître dans une 
silencieuse obscurité, jusqu'à ce qu'enfin ils écla- 
tent comme la foudre ou le malheur, et arrachent, 
pour ainsi. dire , à cette explosion même leur im- 
mortalité.^ 

Le principe que je viens d'établir .étant admis , 
le lecteur verra clairement que la ville de New- 
Amsterdam et les provinces qui en dépendent 
sont sur la grande route de l'illustration et de]^a 
célébrité. Les^angers et les hostiUtés menacent de 



ao8 HISTOIRE DE NEW-TORK. 

tous côtés , et on ne saurait trop s'étonner de voir 
jusqu'à quel point un aussi petit état a pu , en 
aussi peu de temps, s'empêtrer dans un aussi 
grand nombre de difficultés. Depuis la prise du 
fort de Bonne-Espérance, aux jours tranquilles de 
Wouter-Van-Twiller, l'importance historique du 
pays s'est toujours augmentée progressivement^ et 
il n'aurait jamais pu trouver un chef plus propre 
à le conduire au faîte de la grandeur, que Pierre 
Stuyvesant. 

Le cœur bouillant de ce vieux guerrier à 
tête de fer, renfermait les cinq espèces de courage 
décrites par Aristote , et quand même ce philo- 
sophe en eût cité cinq autres par-dessus le mar- 
ché , je crois véiîtablement que mon héros les eût 
possédées toutes. On doit seulement déplorer qu'il 
manquât de cette estimable portion du vrai cou- 
rage , que l'on nomme prudence , vertu d'une na- 
ture froide qui n'aurait pas pu exister sous la zone 
brûlante de son ame de feu. De là l'empressement 
avec lequel il se précipitait sans cesse dans ces en- 
treprises extraordinaires qui font ressembler sou 
histoire à un roman de chevalerie, de là le projet 
qu'il conçut alors , et qui était digne du héros de 
la Manche lui même. 

Ce projet n'était rien moins que de se rendre , 
en personne , au grand conseil des amphictions , 



LIVRE VII, CHAPITRE III. aOq 

tenant une épée d'une main et une branche d'oli- 
vier de l'autre , de demander une prompte répa- 
ration pour leurs innombrables infractions au 
traité que dans un moment malheureux il avait 
conclu pour mettre un terme aux maraudages 
répétés sur les frontières orientales , et , s'ils s'y 
refusaient , de jeter le gant et d'en appeler aux 
armes pour satisfaction. 

Quand il déclara cette résolution au conseil 
privé, ses vénérables membres furent saisis d'éton- 
nement , et s'aventurèrent , pour la première fois 
de leur vie , à foire des remontrances , mettant en 
avant la témérité d'exposer sa personne sacrée au 
milieu d'un peuple étranger et barbare , et mille 
autres raisons plus importantes les unes que les 
•autres, et qui eurent à peu près autant d'influence 
sur la détermination du résolu Pierre , qu'en au- 
rait un soufflet crevé sur la girouette rouillée qu'il 
s'efforcerait de faire tourner. 

Sommant donc son fidèleserviteur Van - Corlear 
de paraître en sa présence , il lui ordonna de se te- 
nir prêt à raccompagner le matin suivant dans son 
entreprise hasardeuse. Anthony le trompette était 
alors un peu avancé en âge , cependant à force de 
s'entretenir en bonne humeur, et n'ayant jamais 
connu ni souci, ni chagrin , puisqu'il n'avait ja- 
mais été marié, c'était encore un luron frais, 
II. i4 



aiO HISTOIRE DE NEW-TOAK. 

dispos, gaillai^, et d'une grande capacité de corps, 
ce qu'on doit attribuer à la joyeuse vie qu'il, avait 
menée dans ses domaines du Hook, que Pi^re 
Stuy vesant lui avait donnés en récompense de sa 
bravoure au fort Casimir. 

Quoi qu'il en soit , lien ne pouvait faire plus de 
plaisir à Anthony que cet ordre du grand Pierre j 
d'abord il aurait suivi le vieux et vaillant gouver- 
neur au bout du monde avec am^our" et fidélité ; 
mais, en outre, U se i^ppelait encore les danses, 
les jeux et autres douces folies du pays de l'esté 
et il conservait un délicieux souvenir de maintes 
bonnes et joyeuses filles qu'il désirait vivement 
de rencontrer encore. 

Ainsi donc ce modèle de courage , Kerre Stuy- 
vesant, partit sans aucune autre suite que son. 
trompette , pour une des plus périlleuses entre- 
prises qui aient jamais été inscrites dans les an- 
nales de la chevalerie. Qu'un seul guerrier s'aven- 
turât ouvertement au milieu de toute une nation 
d'ennemis , mais surtout qu'un simjde , droit et 
franc Holl^nd^is songeât à négocier avec le conseil 
entier de la Nouvelle-Angleterre ! connut-on ja^- 
mais une entreprise plus désespérée? Depuis, que 
j'ai commencé l'histoire de ce capitaine inconipa- 
rable, quoique incomiu jusqu'à présent, il m'a tenu 
daiis un état continuel d'agitation et d'anxiété par 



LIVRE Vil, GHÂPITRK ni. 211 

les fatigues et les dangers qu'il affronte coïistam- 
ment. Ah! que ne suis-je encoie au milieu d'un 
des chapitres du règne tranquille de Wouter-Van 
Twiller, je pouixais m'y reposer comme sur un lit 
de plumes ! 

N'est-ce pas assez , Pierre Stuy vesant , que je 
t'aie déjà sauvé une fois des machinations de ces 
amphictions maudits en amenant à ton aide les 
puissances de la sorcellerie ? N'est<5e pas assez que 
je t'aie suivi avec l'intrépidité d'un ange gardien 
au milieu de l'horrible combat du fort Christiana? 
que j'aie incessamment été réduit aux derniers ex- 
pédiens pour te conserver sain et sauf; tantôt pa* 
rant avec ma seule plume la pluie de lâches coups 
qui tombent sur ton arrière-train , tantôt te pré- 
servant du trait mortel en te faisant un bouclier 
d'une ample boîte à tabac, tantôt revêtant de dià;^ 
mant ton crâne intrépide , quand ton dur castotl 
lui-même • faillit décéder au sabre du yigoureux 
Risingh ; et té feisant enfin sortir, non-seulement 
vivant, mais triomjphant^des griffes^ d« gigante$qué 
Suédois au moyen désespéré d'une mauvaise 
cruche de grès? N'en est-ce donc pasassez, etfaut-H 
que tu ailles encore te plonger dans de nouvelles 
difficultés , et hasarder dans des entreprises téni^ 
raires , toi , ton trompette et ton hist^ieh ! 

Cependant l'aui^ore au teint vermeil ouvre 1^ 

14. 



al 2 HISTOIRE DE NKW-YORK. 

rideaux noirs de la nuit , et Phébus aux blonds 
cheveux s'élance de sa couche , honteux de s'être 
laisse surprendre si tard entre les bras de ïhétis; 
il attelle en grondant ses coursiers aux pieds de 
feu , les excite et les pousse dans le firmament 
avec l'humeur d'un cocher paresseux qui a perdu 
une demi-heure de son temps. Contemplez , cher 
lecteur, cet enfant de la gloire et de la renommée, 
Pierre-Forte- Tête , monté sur un maigre cour- 
sier, dont la quelle est taillée en houssine , élégam- 
ment habillé en grand uniforme , et balançant sur 
sa cuisse cette fidèle épée à poignée de cuivre , qui 
a accompU tant de faits effrayans sur les bords de 
la Delaware. 

Voyez immédiatement après lui son valeu- 
reux trompette, Van-Corlear, monté sur une ju- 
ment poussive, à l'œil vairon, sa bouteille de 
grès , la même qui a renversé le vigoureux Ri- 
singh , suspendue sous son bras , sa trompette dans 
la main diH)ite, déployant orgueilleusement la 
somptueuse banderole qui la décore , et sur la- 
quelle est brodé le grand castor des Manhattoes. 
Voyezrles sortir fièrement des portes de la ville, 
comn^e un ancien héros revêtu de fer et son 
fidèle, écuyer , la populace les accompagnant des 
yeux, et Êdsant retentir l'air de cris et de vœux 
pour leur bonheur : Adieu , Hard Koppig Piet ! 



LIVRE VII, CHAPITRE Ilf. 21 3 

adieu , honnête Anthony ! que votre voyage soît 
heureux et votre retour prospère ! O vous , le 
plus vigoureux des héros qui aient jamais tiré un 
sabre , et vous , le plus digne des trompettes qui 
aient jamais foulé la semelle d'un soulier. 

Les légendes sont déplorablement silencieuses 
sur les événemens qui advinrent à nos aventuriers 
dans leur aventureux voyage , si j'en excepte le 
manuscrit de Stuy vesaut qui nous donne la sub- 
stance d'un agréable petit poème héroïque , écrit 
à cette occasion par Dominie iEgydius Luyck (i), 
qui semble avoir été le poète lauréat de New- 
Amsterdam. Cet inestimable manuscrit nous as- 
sure que c'était un rare spectacle que celui 
qu'offraient le grand Pierre et son loyal écuyer, 
saluant le soleil levant , et se^ réjouissant de l'as- 
pect serein de la nature pendant qu'ils cai'aco- 
laient au milieu des scènes pastorales de Bloemen 
Dael (a) , qui alors était une délicieuse vallée em- 
belUe d'une multitude de fleurs sauvages, rafraî- 



(i) Egidius Luyck était en outre recteur de Técole latine 
des nouveaux Pays-Bas, en 1 665. Il existe deux pièces. 
d^Egidius Luyck , dans les manuscrits des poésies de D. 
Selyn, sur son mariage avec Judith Isendoorn. Old. Man. 

(a) Blooming Dale, à quatre milles à peu près de New-> 
York. 



2l4 HISTOIRE DE WEW-YQKK. 

chie par de nombreux et purs ruisseaux , et ani- 
mée çà et là par quelque charmante chaumière 
hollandaise qu'abritait le penchant d^une colline 
et qui semblait en$eyehe dans d^ bosquets d'ar- 
bres touffus. 

Cependant nos voyageurs entraient sur les con- 
fins du Connecticut , où ils eiirerit à-essuyer de 
grandes difficultés et de nombreux périls ; ici ils 
furent assaillis par une troupe de genfil^ommes 
campagnards et de colonels de milice , qui , mon- 
tés sur de fortes jumens , se mirent k leur pour- 
suite pendant plusieurs milles , les harassant de 
demandes et de questions , mais plu$ particuhère- 
ipent encore le digne Pierre, dont la jambe de 
bois , ornée d'argent , n'excitait pas peu leur ad- 
miration. Là , tout près de la ville de Stamford , 
ils furent harcelés par une nombreuse et puis- 
sante légioi> de gens d'éghse, qui leur deman- 
dèrent impérieusement cinq shillings , parce qu'ils 
voyageaient le dimanche , et les ^enacèiierit; de 
les emmener captifs dans l'église voisine, dont on 
voyait le clocher dominer au-dessus des arbres ; 
mais le vaillant Pierre mit facilement ces derniers 
en déroute , et en déroute si complète , que , pre- 
nant leurs jambes à leur cou , ils se sauvèrent en 
désordre, et perdirpnt leurs chapeattx dans la 
précipitation de leur fuite. Mais il n'échappa pas 



LIVRB VII, CHAPITRE ni. ai5 

aussi aisément des griffes d'un astucieux habitant 
de Piquàg , qui , avec ujie imperturbable persévé- 
rance , et à force de revenir à la charge , lui esca- 
mota fort joliment son beau coursier à tous crins, 
l'enjôlant, en retour, d'un vilain cheval de Na- 
ragause}; qui allait l'amble et pouvait à peine se 
soutenir. 

Malgré tant de fatigues et de traverses , ils pour- 
suivirent gaillardement leur voyage le long des 
bords du paisible Connecticut , dont les vagues 
délicieuses roulent ^ nous dit le poëme , à travers 
de fertiles vallées et des plaines brillantes , tantôt 
réfléchissant les clochers életés d'une ville popu- 
leuse ou les beautés champêtres d'un humble ha- 
meau , tantôt résonnant dii bourdonnement tu- 
ittultueux d'une cité commerçante ou des joyeuses 
chansons du laboureur. 

Pierre Stuyvesant, qui était connu pour son 
exactitude à remplir toutes les petites formalité 
qui tiennent à la guerre , ordonnait au vigoureux 
Anthony de saluer chaque ville qu'ils traversaient 
par une bruyante fenfare , quoique le manuscrit 
nous dise que les habitans étaient jetéà dans une 
grande frayeur au bruit de son approche ; c»t la 
renommée de ses incomparables explc»ts sur la 
Delaware s'était répandue dans tous les pays de 



2l6 HISTOIRE DK IS£W-YORK. 

Test , et on craignait qu'il ne vînt pour tirer ven- 
geance des nombreuses transgressions dont on s'é- 
tait rendu coupable. 

Mais le bon Kerre traversa toutes ces villes de 
l'air le plus souriant , saluant de la main avec au- 
tant de majesté que de condescendance ^ car il 
croyait fermement que les vieilles guenilles que 
ce peuple simple et ingénu était dans l'usage 
d'accrocher à ses fenêtres , et les festons de 
pommes et de pêches sèches qui ornaient ht fa- 
çade des maisons, étaient autant de décorations 
destinées à célébrer son approche , comme on cé- 
lébrait jadis celle des héros fameux delà chevale- 
rie par le somptueux étalage de riches tapisseries 
et de magnifiques étoffes. Les femmes s^attrou- 
paient aux portes pour le voir passer, car on sait 
que le beau sexe professe une grande admiration 
pour les hauts faits d'armes ; les petits enfans aussi 
couraient en troupes après lui , s'émerveîllant de 
la beauté de son uniforme , de son haut-de- 
chausses couleur de soufre et de la riche mon- 
ture de sa jambe de bois. Je ne dois pas omettre 
non plus de parler de la joie que firent éclater 
quelques jolies filles en voyant le jovial Van-Cor- 
lear, qui les avait tant amusées jadis avec sa trom- 
pette , quand il portait aux amphictions le défi du 



LIVRE VII, CHAPITRE III. 217 

grand Pierre ! Le tendre Anthony descendit de sa 
jument, les embrassa de tout son cœur, et vit 
avec un plaisir bien naturel la foule de petits 
trompettes qui s'attroupaient autour de lui pour 
demander sa bénédiction ; pieux devoir qu'il 
remplit en leur donnant à chacun une taloche 
sur la tête avec la recommandation d'être un 
bon enÊint , et un sou pour acheter du sucre 
candi t 

Le manuscrit de Stuy vesant nous donne peu 
d'autres détails sur les aventures du gouverneur 
dans cette expédition , excepté qu'il fut reçu avec 
une extraordinaire politesse et beaucoup de res- 
pect par le grand conseil des amphictions, qui 
pensa l'étouffer sous le poids des féhcitations et 
des harangues. Je n'arrêterai pas ennuyeusement 
mes lecteurs sur ses négociations avec le grand 
conseil j il suffira de dire qu'il en fut de celles-ci 
comme de toutes les négociations. On parla 
beaucoup , et l'on fit peu j une conversation me- 
nait à une autre j d'une conférence naissaient des 
malentendus dont l'explication nécessitait douze 
autres conférences , à la 'fin desquelles les parties 
se retrouvèrent tout juste au point de départ, 
sauf l'avantage de s'être embrouillées dans une 
infinité de questions d'étiquette , et d'avoir conçu 
une excessive défiance l'une de l'autre, ce qui 



aiS HISTOIRE DE NEW-TORK. 

rendait leurs négociations futures dix fois plus dif- 
ficiles que jamais ( i ) . 

Au milieu de toutes ces perplexités qui trou- 
blaient la cervelle et aigrissaient la colère du for- 
midable Pierre, l'homme du mondé le moins 
propre peut-être aux ruses diplomatiques , il re- 
cut secrètement la nouvelle de la noire con- 
spîration qui avait été tramée dans le cabinet 
britannique , ainsi que l'avis alarmant qu'une 
flotte ennemie avait fait voile d'Angleterre , pour 
subjuguer la Nouvelle - Hollande , de concert 
avec le grand cohseil des amphictions , qui s'é- 
taient engagés de leur côté à faire marcher , par 
terre, sur New- Amsterdam , une grande armée 
d'invasion. 

Infortuné Pierre ! n'avais-je pas commencé cette 
funeste expédition avec d'assez tristes pressenti- 
mens? n'avais-je pas tremblé, dis-je, quand je te 
vis ainsi te mettre en campagne pour lutter seul 
contre toutes lés habiles puissances de la Nou- 
velle-Angleterre? Oh ! combien le vaillant vieux 



(i) Voyez quelques particularités de cette ancienne né- 
gociation. Haz. Goll. State pap. II est singulier que 
Smith ne dise rien de cette mémerable expédition de 
Pierre Stuyvesant. 



LIVRE VII, CHAPITRE III. 21 g 

guerrier rdgit de rage quand il se vit ainsi enve- 
loppé comme un lion dans le filet du cha3seur ! 
Tantôt il voulait tirer sa fidèle épée et se frayer 
courageusement une route axi travers de tous Itô 
pays de Test , tantôt il voulait tomber sur lé con- 
seil des amphictiôns et les exterminer tous. A la 
fin cependant j et comme d'usage, quand cette 
bouillante colère eut jeté son écume, ce qu'il y 
avait de prudence au fond prit le dessus, et il se 
dét^mina à avx)ir recours à des expédiens moins 
violens, mais plus sages. 

Cachant au conseil la connaissance qu'il avait 
de ses machinaticms , il envoya secrètement , et 
par un messager sur, des litres à ses conseil- 
lers de New-Amsterdam , les informant du dan- 
ger qui les menaçait , et leur ordonnant de mettre 
immédiatement la ville en état de défense. Cela 
fait, il se sentit singulièrement soulagé, se leva 
lentement , se secoua comme un rhinocéros , et 
sortit de son antre , approchant de la même ma- 
nière que le géant Despair sortit, dit-on, de Doub- 
ling Castle , dans l'histoire chevaleresque du Pil- 
grim's Progress. 

Je suis cruellement affligé cependant d'être 
forcé de laisser le brave Pierre dans cet eminent 
danger 3 mais il est indispensable que nous retour^ 
nions promptement en arrière pour voir ce qui 



aaO HISTOIRE DE NEW-TORK. 

se passe à New-Amsterdam , car je crains beau- 
coup que cette ville ne soit déjà en rumeur. Tel 
fut toujours le sort de Pierre Stuyvesant ; pendant 
qu'il se livrait de tout cœur à une chose , il lui 
arrivait trop souvent d'abandonner toutes les au- 
tres au hasard, et pendant que , à l'instar des mo- 
narques d'autrefois , il s'absentait pour vaquer en 
personne aux soins dont on charge maintenant 
des généraux et des ambassadeurs, son pauvre 
petit tenîtoire était bien sûr de tomber en désar- 
roi : ce qu'il faut attribuer à cette force extraordi- 
naire d'intelligence qui le portait à ne s'en fier à 
personne qu'à lui-même , et qui lui avait mérité le 
nom célèbre de Kerre-Forte-Tête. 



CHAPITRE IV. 



Comment le peuple de New-Amsterdam fut jeté dans la cou-ster- 
nation par la nouvelle de Pinvasion qui le menaçait, ainsi que 
la manière dont il s'y prit pour se fortifier. 



Rien n'est plus véritablement intéressant pour 
un philosophe que de voir un état où chaque in- 
dividu a sa voix dans les affaires publiques, où 



LIVRE VII, CH^kPlTRE IV. 221 

t^haque individu se croit l'Atlas du pays , et où 
chacun croit de son devoir de se démener pour 
le bien de tous ; rien, je le répète, n'est plus inté- 
ressant pour un philosophe que de voir un tel 
état soudainement appelé aux tumultueux pré- 
paratiË; de la guerre. Quel bruit confus de 
langues! quelles forfanteries patriotiques! que 
d'allées ! que de venues ! comme chacun va se dé- 
menant , s'agitant , faisant l'affairé par-dessus la 
tête ! se jetant l'un sur le chemin de l'autre , et dé- 
rangeant toujours le laborieux voisin dans l'in- 

slant où il est le plus occupé à ne rien &ire : il 

semble voir un incendie où chaque acteur tra- 
vaille de l'air d'un héros , les uns à traîner des 
pompes vides, les autres à se saisir de seaux pleins 
pour en verser le contenu dans les bottes de leurs 
voisins; ceux-ci sonnent toutes les cloches pen- 
dant la nuit entière, comme infeillible moyen d'é- 
teindre le feu ; ceux-là , non moins braves pom- 
piers que ces braves champions qui assiègent une 
brèche déjà faite , montent aux échelles et en des- 
cendent , toujours soufflant dans des trompettes 
d'étain comme pour diriger la manoeuvre; ici, 
dans l'excès de son zèle pour sauver les effets de 
la victime , un officieux se saisit du vase le plus 
ordinaire de la chambre à coucher, et l'emporte 
en triomphe d'un air aussi important que s'il sau- 



2 22 HISTOIRE DE NEW- YORK, 

vait le coffire-fort ; là , cet autre jette les glaces et 
les porcelaines par la fenêtre pour les préservei* 
des flammes, tandis que ceux qui ue peuvent 
rien Êâre de mieux dans cette grande calamité, 
parcourent les rues d'un bout à l'autre sans cesser 
un instant de crier à tue-tête : Au feu ! au feu ! 
au feu ! . , 

c( Quand la nouvelle de la prochaine attaque 
«de Philippe arriva à Sinope, » dit le -grave et 
profond Luciai (et je dois avouer que Fhistoire 
est un peu rebattue) aies hsibitans fuirent jetés 
a dans une. grande alarme ; les uns s'empressèrent 
« de fourbir leurs arînes , les autres roUlèreot.des 
ce piejTes pour élever des fortifîcatiiDi^ , chaciun 
a ênËn. s'^nployait de son mieux, etêhacunse 
ce mettait sur le chemin de son voisin^ Diogène 
«était lë seul (j[ui ne trouvât. rien à faire; sur 
« quoi , résohia né pas rester oisif quand il s'agis^ 
«sait dit bien de son pay is , il releva darTôbê, 
« et se m^l à rouler son toanea;i^ de toutes ses 
« fcw'ces d'un bout à Tautre du gymjtiasé. » Il eri 
fut ainsi des habitans de New-Amsterdam quand 
ils reçurent les lettres de Pierre Stuy vesant ; dwh 
cuti s!employa de tout son pouvoir à mettjre lés 
choses en couftàsiôn, et à ajouter ^u tumulte' gér 
néral. « Chaque homnie , dit le tnanuscrit de 
Stuy vesant , vola aux armes ! » Ce qui signifie 



LIVRE VII, CHAPITRE IV, 223 

qu'il n'y eut pas un seul de nos honnêtes citoyens 
hollandais qui s'aventurât à aller à l'égUse ou au 
marché sans avoir une broche , en guise d'épée , 
pendue à son côté, et une longue canardière sur 
son épaule , pas un qui s'exposât à sortir la nuit 
sans lanterne , ni à tourner le coin d'une rue sans 
regarder prudemment autour de lui , de peur dô 
tomber à l'improvisle sur l'armée . anglaiset^ On 
nous dit même que Stoffel Brinkerhoff , qui était 
regardé par les vieilles femmes comme un homme 
presque aussi brave que le gouverneur lui-même^ 
fit monter deux pierriers d'une livre de calibre , 
pour* défendre l'entrée de sa maison, l'im à la 
porte de devant , l'autre à celle de derrière. 

Mais la plus vigoureuse mesuré à laquelle on 
eut recoiffs dans cette terrible occasion , mesure 
dont on a reconnu depuis L'étonnante e£Gcacitéy 
fut de convoquer l'assemblée populaire. Ces 
bruyantes réunions, conune je l'ai déjà mon-^ 
tré , offeasaient extr^niement Pierre Stuyvesant; 
mais , comme l'agitation du moment était extraor-* 
dinaire, et que le vieux gouverneur n'était pas là 
pour la réprimer, elle éclata avec une intolérable 
violence; Les prateUrs et les politiques se précipi-^ 
tèrent dst^s le iieu des séances, et ce fiit à qui 
braillerait plus haut et surpasserait, les autres eiy 
débordemens hyperboliques dé patrk>tisihe et en- 



!124 HISTOIRE DE NEW-YORK. 

résolutions vigoureuses pour soutenir et défendi'C 
le gouvernement. On décida, dans ces sages et 
toutes-puissantes réunions, que le peuple de New- 
Amsterdam était le plus illustre , le plus sage et 
le plus ancien peuple de la terre. Puis , voyant que 
cette décision était si unanimement et si promp- 
tement admise, on en proposa immédiatement 
une autre , savoir : s'il ne sei*ait pas à la fois pos- 
sible et politique d'exterminer la Grande-Bre- 
tagne? question sur laquelle soixante-neuf mem- 
bres parlèrent affirmativement avec la plus grande 
éloquence, pendant qu'un seul se leva pour inâ- 
nuer quelque doute; mais celui-ci, en punition 
de sa perfidie et de sa témérité , fut immédiate- 
ment saisi par la populace , barbouillé de goudron 
et roulé dans la plume , punition qui , équivalant 
à la roche Tarpéienne , le fit regarder par la suite 
comme le rebut de la société et comme un homme 
dont l'opinion ne pouvait compter pour rien. La 
question étant donc unanimement résolue dans 
l'affirmative, on recommanda au grand conseil 
de la passer en loi , ce qui fut fait. Le courage du 
peuple , singulièrement accru par une telle me- 
sure, fut porté jusqu'à la violence et à la témé- 
rité , et il est vrai de dire que , quand le pre- 
mier paroxisme d'alarme fut à peu près calmé , les 
vieilles femmes ayant enterré tout l'argent sur 



LIVRE VII, CHAPITRE IV. H^B 

lequel elles avaient pu mettre la main, et leurs ma- 
ris s'enivrant journellement avec ce qu'elles leur 
en avaient laisse y la nation alla jusqu'à prendre 
une attitude offensive. On fit et on chanta dans 
les rues des chansons dans lesquelles les Anglais 
étaient cruellement battus et traités sans quartier, 
et on fit des adresses patriotiques où il fut prouvé 
jusqu'à l'évidence que le sort de la vieille Angle- 
terre dépendait entièrement de la volonté des ha- 
bitans de New- Amsterdam. 

Finalement , pour frapper d'un coup violent et 
décisif les principes vitaux de la Grande-Bre- 
tagne^ beducôup d'habiians des plus sages se ré- 
unirent pour acheter tout ce qu'ils purent trouver 
d'objets de manufecture anglaise ; ils en firent un 
grand feu de joie , et , dans l'ardeur patriotique 
du moment , chaque spectateur qui se trouva 
porter un chapeau ou un haut-de-chausses fabri- 
qué en Angleterre se fit un devoir de s'en dé- 
pouiller et de Iqs jeter dans les flammes, à l'irrépa- 
rable détriment, perte et ruine des manufactures 
anglaises. En commémoration de ce grand ex- 
ploit , on éleva sur le heu même un poteau au 
haut duquel était un emblème représentant la 
province de la Nouvelle-Hollande détruisant la 
Glande -Bretagne , sous l'allégorie d'un aigle arra- 
chant du globe avec son bec la petite île d'Anglc- 
ir. i6 



1 



aa6 HISTOIRE de new-york. 

tetre; mais , soit par la maladresse du seulj^ur, 
soit par une espièglerie tout-à-Êiit hors de saison , 
Faigle se trouva ressembler comme deux* gouttes 
d'eau à une oie qui s'efforce yainemeat d'ayaler 
un poudding. 



CHAPITRE V. 

Comment il advint que le grand conseil des nouveaux Pays-Bas 
fut miraculeusement J'ouc de longues langues. Grand triomphe 
de IVconomie. 

Ili ne faudra que très-peu de penetrstion à 
eelui qui connaît le caractère et les habitudies de 
ce très-puissant et très-bruyan€ monarqtie, le 
peuple souverain , pour découvrir que, nàtki}- 
stant tout le fracas et le tumulte guerriers qiri 
l'ont assourdi dans le dernier chapitre , la c^bre 
cité de New-Amsterdam n'est pas , dans la triste 
réalité, plus avancée d'im pas vers sa défense 
qu'elle ne l'était auparavant. Cependant , quoique 
le peuple eût pris le dessus de sa première alarme, 
et que , ne voya«rt point Fennemi positivement à 
sa porte , il se fût jeté dans l'extrémité opposée 
avec ce courage de langue pour lequel netre îl-^ 



LIVRE VII, CHAPITRE V. 2^7 

lustre canaille est si &meuse ; quoiqu'à force de* 
vantarderie» et de rodoniontades il se fût vérita-. 
btemeni persiHidé à liûrméme qu'il était le peuple . 
le plus brave et le plus puissant de l'univers , il 
a'en est pas mews vrai que les conseillers pri- 
vés de Pierre Stujvesant entretenaient quelques 
doutes à cet égard ^ ils craignaient surtout que ce 
rigide héros ne revînt, et qu'il ne vit qu'au lieu 
d'obéir à ses ordrefs péremptoires, ils avaient perdu 
leur teo^ à écouter les fenferonhades de la popu- > 
lace , qui était , ils le savaient bien , ce qu'il mé- 
prisait le plus au monde. 

Pour réparer donc aussi proioiptemeiit que po^ 
sible le temps perdu, il fut convenu qu'un grand, 
divan de conseillers et de bourgmestres serait 
convoqué pour conférer sur l'état critique de la 
province, et avisa? aux mesures à prendre pour sa 
sûreté. Deux dioses furent uxfanimement arrêtées 
dans cette vénérable assemblée. Premièrement 
que la ville devait être mise en état de défeiisej 
et secondement que , comme le danger était émi^ 
nent, on ne perdrait pas de. temps pour l'y mettre. 
Ces deux points convenus, ils se jitfèrent aussitôt 
dans de longs disac^ss ,. s'assômmant réciproques 
ment de vidientes *et interminables disputes; 
car vers cel^e époque cette malheureuse cité fut! 
visitée pour la première fois par l'épidémie nom- 



i5. 



2^8 HISTOIRE DE NEW- YORK, 

méc intempérauce de langue , qui depuis est de- 
venue si commune dans le pays , et dont les sym- 
ptômes invariables sont les longs et vains dâscours 
qui éclatent dans les réunions de têtes ca^pables ^ 
discours produits , comme les médecins le suppo- 
sent 9 par l'air mépUtique qu'engendre 4oujouirs la 
foule. Ce fut ators qu'on introduisit , pour la pre« 
mière feis y l'ingénieuse méthode de mesurer avec 
im sablier le mérite d'une harangue, amsidéraat 
comme le plus habile l'orateur qui parlait le plus 
longuement sur une question , excellente inven- 
tion dont nous sommes redevables, dit-on, au 
profond critique hollandais qui jugeait de la bonté 
des livres par leur piosseur. 

Cette passion soudaine pour lès interminables 
harangues, passion si peu d'accord avec la gravité 
et la taciturnité habituelles de nos sages ancêtres , 
fut supposée , par certains philosophes , leur avoir 
été inoculée, avec plusieurs autres inchnatiœis 
barbares , par leurs sauvages voisins , qui étaient 
particulièrement notés pour leurs longs discours, 
pour leurs tumultueux conseils, et pour ne ja- 
mais -entreprendre une affaire de la moindre 
importance sans qu'elle fût soumise aux débats et 
aux harangues préliminaires de leurs che& et de 
leurs vieillards; mais la cause vérilahhsen doit 
être attribuée à ce que le peuple, en i nommant 



LIVRE VU, CHAPITRE V. 229 

ses representans au grand conseil , les choisissait 
surtout d^aprèis leurs talens pour pàriei' , sans 
s'embarrasser s'ils possédaient celui plus rare, 
plus difficile, el souvent phis important, de savoir 
se taire. IL en résulta que^ ce corps délibérant fut 
ecmiposé des hommes l6s plus bavards de la na- 
tion ; et comme ils se jugeaient placés là pour par- 
ler , chacun d^^ix en. conclut que son devoir en- 
vers ses commettans , et qui plus est sa popularité 
à leurs jeux. , exigeaient qu'il haranguât sur tout 
sujet y qu'il le comprît ou non, ^ Un ancien 
usage voulait qu'à l'enterrement d'un chef, cha- 
que soldat lui jetât sur le corps pl^n son^ boucha:* 
de tttre jusqu'à en former un fort monticule, 
c'est tout juste- ainsi que s'y prenait l'assemblée; . 
chaque membre se hâtait de Jeter sur la question 
tout ce qu'il avait desavoir dans son sac, et bien- 
tôt elle était enterrée sous une masse énorme de 
vaines paroles. 

On nous dit que quand de nouveaux disciples 
étaient admis à l'éo^e de^ Pythagore , on leur pres- 
crivait deux années de silence , pendant lesquelles 
il ne leur était permis ni questions ni remaix]ues. 
Quand ils avaient acquis akisi l'art inestimable 
de se taire , on leur permettait graduellement , 
d'abord de questionner et enfin d'émettre leurs 
propres opinions. 



23o HISTOIRE DB NEW-YORK. 

M'est-il pas deplorable que, tandis que nous 
recueillons religieusement les débris et les bail- 
lons de l'antiquité, nous laissions dans Foubli 
d'aussi précieux trésors? Quel bjenfimart effet 
produirait cette sage loi dePytbagore, si on If ad- 
mettait dans les assemblées législàtives^l qodtte 
n'eût pas été sa puissance poui* fidre dépédier les 
affîdres dans le grand conseil des Manbattoes ! 

C'est pourtant ainsi que dame sagesse (car les 
mauvais plaisans de l'antiquité se sont amusés à 
nous la donner sous la figure d'une femme) sem- 
blait prendre im malin plaisir à duper 1^ rené- 
râbles conseillei^ de New-Amstardam. Les an- 
ciennes fisictions des longues pipes et des {Âpes 
courtes, quePien*eStuyvesaiit avait presqtiéétouf- 
fëes sous sa force herculéamè, se révdllèrent 
avec dix fois plus de violence : ce n'est pas que 
la cause originelle de leur différend existôt encore, 
mais tel a toujours été le destin des noms et des 
baines de parti , ils existent long-temps après que 
le principe qui leur a donné naissance est enterré 
dans l'oubU. Pour comfdéter le trouble ètie dés- 
ordre publics, le &tal mot économie, qiie l'on 
aurait cru mort et enterré avec Williamrle-Bourru, 
fut encore une fois ressuscité , et jeté comme la 
pomme de discorde au milieu du grand' conseil 
des nouveaux Pays-Bas, en vei-lu de quoi, et 



LIVRE VII, CHAPITRE V. 23 1 

comme principe de prudence taut^à-fait sain, il 
fut jugé plus avantageux de perdre 20,000 fk)rins 
dans un mauvais plan de défense que d'en exé- 
cuter un bon pour trente mille , la province éco- 
nomisant ainsi io^gqo florins clair et net. 

Maisc'est quand ils en vini*ent à discuter ce mode 
de défense que commença une guerre de mots qui 
surpasse toute description. Les membres de IW 
semblée étant enrôlés, comme je Fai déjà dit, 
sous des bannièr^ opposées, ttx^uvèrent dans 
toutes les questions qu'op leur soumit l'occa- 
si(Mi d'ergoter avec un ordre et un ensemble 
merveilleux. Tout ce que proposait une longue 
pipe était rejeté par la cake entière des pipes 
courtes, qui, dans sa saine politique, pensait que le 
premier de ses devoirs était la destruction des 
longues pipes , le second l'élévation de son propre 
parti , et le troisième de consulter le bien de son 
pays. Cette dernière considération, du moins, 
était admise par les m^nbres les plus yeitueux 
de la faction , car la masse en général la regardait 
comme tout-à-fait hors de la question. 

On ne saurait voir sans surprise combien de 
cette^collision de fortes têtes jaillirent de plans 
de défense ! plans tdb qu'il n'en fut jamais ni 
avant ni depuis cette époque , à moins que ce ne 
soit tout récemment j plans dont le moindre lais- 



a34 HISTOIRE DE ÏTEW-YORK. 

nécessite ultérieure de se fortifier ou de disputer : 
ce ftit ainsi que [e grand conseil épargna beaucoup 
de mots^ et le pays beaucoup de dépense... com- 
(Aet et glorieux triomphe de l'économie ! 



CHAPITRE YI 



Dans lequel les troubles de KeW - Amsterdam paraissent aog- 
menterl De la bravoure, en temps de pe'ril , d'un peuple qui se 
défend par résolution. 



Tel que de bruyans matous, au fort de leurs 
miaulans débats , déjà se mesurant de Toeil , se 
soufflant au nez , dégainant la griffe , tout près 
enfin d'en yènir à la mêlée , fuient daas le plus 
tumultueux désordre , au seul aspect du chien 
de la maison, tel, étonné^ confondu, le iion 
moins bruyant conseil de ]New- Amsterdam fut 
totalement dispersé par l'arrivée subite de l'en- 
nenu. Chaque membre se sauva comme U put 
vers son \o^ , se démenant aussi vite quie le per- 
mettaient ses petites jambes sous le pesant fardeau 
qui les chargeait , et soufflant à la fois de &tigue 
et de teilreiu*. Rendus à leur citadelle , ils bani- 



LIVRE VII, CHAPITRE VI. 235 

cadèrent portes et fenêtres , et se cachèrent dans 
les celliers sans oser mettre le nez dehors, de peur 
quje leiir tête île 6it emportée par un boulet de 
canon.. 

Le peuple souveram s'attroupa sur la place du 
marché aVec l'înstiiict des moutons qui , kxrsgiié 
le berger et le chien sont absens et que le loup 
rode autour de la bergerie , se pressent les nos 
contre les autres pour chercher leur sûreté dànts 
cette étroite union. Loin cependant d'y trouver 
du soulagement , ils augmentèrent leor terreur 
réciproque. Cliaoun regardait tristement sob Voi- 
sin ,' cherchant sur sa figure quelque motif d'en*^ 
côumgement , mais il né trouvait dans ses traits 
abattus que la confirmation de son propre iHal- 
heur. On ne parlait plus aloi^ de conquérir la 
Grande-Bretagne , on ne célébrait plus les vertus 
souveraines de l'éconcbnié; les vieilles femmes 
ajoutaient à la tristesse générale en déplorant 
bruyamment leur sort, et en implorant la pro- 
tection de saint Nicolas et de Pierre StuyvesaiiC 
Oh ! combien elles pleuraient l'absence de 
Herre au cœur de lion! combien elles soupirail^ 
après la présence consolante d'Anthony Yan-^ 
Corlear ! une nombre incertitude planait, à la v^ 
rite y sur le sort de ces aventureux héros. Depuia 
l'alarmant Imessage du gouverneur, les jours s'é- 



a36 HISTOIRE DE NEW-YORK. 

taient succédé sans apporter sur lui aucune nou- 
velle rassurante. Onhasarda plus d'une effrayante 
conjecture sur ce qui lui était advenu ainsi qu'à 
son loyal écuyer. N'avaient-ils pas été dévorés 
vivans par les cannibales de Marblehead et du 
Capecod? n'avaient-ils pas été mis à la question 
par le grand ccxiseil des amphictions ? n'avaient-ils 
pas été suffoqués par les ognbns des terribles ha- 
bitans de Piquag? Au milieu de cette consterna- 
nation et de cette perplexité, quand l'hoiTeur, 
comme un affreux cauchemar, pesait sur la petite 
cité de New*-Amsterdamj ies oreiUes de la multi- 
tude lurent soudainement frappées d'un bruit 
étrange et lointain qui s'approcha; il devint plus 
fort, puis plus fort encore , et bientôt il retentit à 
la porte même de la ville. Le peuple ne pouvait 
se méprendre à ce bruit si bien connu ; un cri de 
joie partit de toutes les bouches quand le brave 
Pierre , couvert de poussière et suivi de scm fidèle 
trompette , arriva au galop sur la place du 
marché. 

Les premiers transports de la populace apaisés, 
elle s'attroupa autour de l'honnête Anthony , qui 
descendait de cheval, et l'accabla de saints et de 
Solicitations. Il raconta , d'une voix haletante, les 
merveilleuses aventures à travers lesquelles le 
gouverneur et lui s'étaient échappés des griffes des 



LIVRE VU, CHAPITRE VI. 0^3 J 

terribles amphictions. Mais quoique le manuscrit 
de Stuy vesant , avec son exactitude accoutumée 
toutes les fois qu'il s'agit du grand Pierre, nous 
dcNane les plus minutii^ux details sur cette fameuse 
retraite y l'état des affaires publiques ne me per-- 
met pas de m'abandonner au plaisir d'en &ire le 
récit. Qu'il suffise de dire que , tandis que Pierre 
àStuy vesant se creusait la cervelle à chercher com- 
ment il pourrait s'échapper avec honneur et di- 
gnité, quelques-uns des vaisseaux envoyés à la 
conquête des Manhattœs entrèrent dans les ports 
de l'est pour y prendre les vivres et les munitions 
nécessaires, et pour réclamer du grand conseil 
de la ligue la coopération promise. En apprenant • 
cette nouvelle, le vigilant Pierre, qui vit qu'une 
minute de délai serait fatale, décampa avec au- 
tant de secret que de précipitation , quoiqu'il en 
coûtât beaucoup à sa dignité d'être obligé de 
tourner les talons mêine à un peuple d'ennemis , 
pour se sauver ainsi sans taihbour ni trompette à 
travers les belles régions de l'est : ils eui*etit à bra« 
ver mille périls, et n'y échappèrent souvent que de 
l'épaisseur d'un cheveu. Ce pays était déjà dansf 
le tumulte des préparatiÊ de guerre, et ils furent 
obligés de &ire un grand circuit dans leur fuite , 
cherchant à percer de l'œil les bois touffus qui 



^38 HISTOIRE DE NEW-YORK. 

couvrent les montagnes de DeviFs Backbone (i), 
d'où le Taillant Pierre Vélança un jour comine un 
lion y et mit eii déroute ime légion entière de pe* 
lits hommes gros et trapus [formée des trois gé- 
nérations d'ime très -prolifique ÊuniUe qui était 
déjà en chemin pour prendre possesion d'un 
coin de la fJ^ouvdle-Hollande; plusieurs foils même 
le fidèle Anthony eut beaucoup de peine à Fem- 
pécher de descendre des montagnes, dans l'ex- 
cès de sa colère y et de tomber , l'épée au poing , 
sur certaines villes frontières qui envoyaient en 
avant leur milice déguenillée. 

. Le premier mouvement du gouva[tieur, quand 
il: eut atteint son logis, fut de monter sur le toit, 
d'où il contem[^ d'un œil sinistre la flotte enne- 
mie, qui avait déjà jeté l'ancre dans la baie, et qui 
con^tait en deux fortes frégates, ayant à bord, 
comme John Josselyn nous le dit : ce trcâs cents 
braves habits rouges. » Après avoir Ëiit cette in- 
spection il s'assit, et écrivit au commandant pour 
luidemander raise» de son mpuillage dans le port 
sus avoir préalablement obtenu la permission dfy 
jeter l'ancre. Cette lettre était écrite dans les 



(i) Échine da Okble. 



LIVRE Vn,CHAt>ITKB VI. âS^ 

termes les plus digïies et les plus polis, quoique 
je sache , d'une autorité sûre , qu'il grinçait des 
dents en l'écriyant ^ et que sa figuré avait une ex*- 
pression sàrdoniqué tout-^&it amère. Après avotir 
envoyé cettettiissive, le sombu^è Pierre commença 
à se démener dans le&rues avec un aspect qui présa- 
geait la guerre , les mains dans les ^ussets^ et sîf^ 
fiant Faird'une vieille complainte hollandaise doèt 
la musique réassemblait assez à celle du vent du 
nord quand Forage est près d'éclater^ Les cluens éa 
le voyant se sauvaient d'effroi , tandis que toutqs 
les vieilles et laides kmmes de la ville ooùraieiit 
sur ses talons, en poussanU d'ho9TiUes'hurleixi€iis> 
et le conjurant de les sauver du meurtre, du pit- 
lage , et autres abominations: de la guevré. 

La réponse du colonel Michds, commandant de 
la flotte ennemie, était écrite dans les termes aussi 
polis que la lettre du gouverneur ; il y déclarwt 
les droits et lesr titres de sa majesté britannique à 
la province, dont il affirmait que les: Hollandais 
n'étaient que les usurpateurs ; et il demandait que 
la ville, les forts, etc., rentrassent incontinent 
sous Fdbéissance' et la pv^iectîon; de sa majesté ^ 
promettant en même temp& la vie , la liberté , ki 
propriété sauve et le commerce Kbre , à tout Hdi*-i 
landais naturalisé qui se soumettrait de suilean» 
gouvernement anglais. 



a4o HISTOIRK DE NEW-YORK. 

Kerre Stuy vesant lut cette épître amicale de 
Tàir que doit avoir le fermier qui s'est long-temps 
engraissé sur les terres de son voisin , quand il 
lit l'exploit qui l'en chasse. Cependant le vieux 
gouverneur n'était pas homme à se laisser prendi^ 
par surprise ; mettant donc la sommation dans là 
poche de sa culotte ^ il se mit à marcher fièrement 
dans la chambre, l'arpenta trois fois, renifla im* 
petueusement une prise de tabac , et , avec un 
signe de main plein de noblesse et de dignité , 
promit d'envoyer une réponse le matin suivant. 
Aussitôt il iconvoqua un grand conseil de guerre 
composé de ses conseillers privés et des boui^^ 
mestres , non pour leur demander leur avis , car 
on a déjà vu qu'il n'en £dsait pas plus de cas que 
d'un fétu , mais pour leur £dre connaître sa dé- 
termination souveraine et requérir leur prompte 
adhésion. 

Cependant , avant de se rendre au conseil , il se 
fixa sur trois points importans : le premier de ne 
jamais rendre la ville sans avoir combattu un peu 
chaudement, car il jugeait qu'une cité aussi cé- 
lèbre dérogerait grandement à sa dignité si elle se 
laissait prendre et piller , sans recevoir au moins 
quelques coups par-dessus le marché j le second, 
que la majorité de son grand conseil était compo- 
sée de fieffés poltrons qui n'avaient pas plus de 



LIVRÉ VII, CflAPlfÏRfi VI, 24 c 

cœur que des poules. Le tiNDisiàme enfin , qu^il ne 
soufFrîif^it pas ^u^ls vissent la sommation du colo* 
nel Nîcliols, de peur que lés termes faéiles qu'elle 
offrait he les portassent à etabauder pour se rendre. 
Ses ordres dûment pi^mulgués, ce firt un 
douloureux spectacle que de voir ces bourg- 
mestres naguère si vaillans , qui avaient anéanti 
toute la nation britannique dans leui^s harangues, 
jeter maintenant un œil inquiet et furtif autour 
de leur cachette avant d'en sottir, se traîner en 
tremblant dans les rues leâ pluâ étroites y dans les 
allées les plus obscures , tressaillant aux aboie- 
mens du moindre ^letit cl!iien ^ comme s'ils eussent 
entendu une décharge d'artillerie, prenant les 
lanternes de leurs c6rps-de-gardes pour des gre- 
nadiers anglais, et , dans l'excès de leur frayeur, 
métamorphosant les pompes en autant de soldats 
formidables qui les ajustaient avec des espingoles. 
En dé(ât de nombreuses difficultés et de beaucoup 
de périls de cette espèce , ils arrivèrent néanmoins 
sains et saui& , et sans avoir perdu un seul homme, 
au lieu de Passemblée , s'y assirent^ et attendirent 
dans une silencieuse anxiété l'arrivée du gou- 
verneur. On entetidit bientôt les coups fermes et 
mesurés dé la jambe de bois de Fintrépide Pierre 
résonner sur l'escalier. Il aitra dans la salle , vêtu 
de son graiid uniforme, et portant sa fidèle lame 
II. 16 



^^^ HISTOIRE DE NEW-YORK. 

de Tolède , non plus lui caressant la cuisse , mais 
relevée sous son bras. Gomme le gouverneur ne 
s'équipait de cette formidable manière que quand 
son cerveau rêvait gloire et combats , ses con- 
seillers le regardèrent aussi tristement que si son 
seul aspect leur eût présagé mille désasf res ; et , 
dans leur agonie , ils oublièrent même d'allumer 
leui^ pipes. 

Le grand Pierre était aussi éloquent que coura- 
geux. Ces deux, rares qualités semblaient réelle- 
ment avoir une part égale dans sa composition ; et, 
différent des plus grands hommes d'état dont les 
seules victoires ne s'étendent pas au-delà du champ 
peu sanglant de l'ai^umentation , il était toujours 
prêt à appuyer ses paroles hardies par des actions 
non moins courageuses. Ses discours étaient géné- 
ralement marqués par une simphcité approchant 
de la rudesse « et annonçaient une détermination 
positive. En s'adressant au grand conseil , il parla 
brièvement des dangers et des fatigues quljl avait 
supportés en s'échappant des mains de ses rusés 
ennemis ; puis reprocha au conseil d'avoir perdu , 
en vains débats et en querelles de parti , ce temps 
qui aurait dû être entièrement dévoué à la patrie j 
il était particulièrement courroucé contre ces 
braillards qui , se reposant sur leur sécurité indi- 
viduelle^ avaient déshonoré les assemblées de la 



LIVRE VII, CHAPITRE Vï. ^43 

nation par d'impuissantes rodomontades et de cho- 
quantes invectives contre un ennemi noble et puis- 
sant. Lâches roquets ^ qui jappent et aboient sans 
relâche après le lion éloigné ou endormi , mais 
qui sont les premiers à se sauver dans leurs trous 
aussitôt qu'il s'approche. Il appelait alors ceux qui 
avaient été si courageux dans leurs menaces contre 
la Grande-Bretagne , pour qu'ils s'avançassent et 
soutinssent leurs vanteries par leurs actions j car 
c'était par les faits et non par les mots qu'une na- 
tion prouvait son courage. Puis il rappela l'âge d'or 
de leur première prospérité qu'ils ne pouvaient 
reconquérir qu'en résistant, en hommes, à leurs 
ennemis; car, ajoutait -il , la paix qui est due à la 
force des armes est toujours plus sûre et plus du- 
rable que ces replâtrages achetés par de lâches 
concessions et de petits arrangemens temporaires. 
11 s'efibrca surtout d'éveiller leur feu martial en 
leur rappelant le temps où il les avait conduits à la 
victoire devant les menaçantes murailles de Chris- 
tina. 11 tâcha aussi d'exciter leur confiance en les 
assui^nt de la protection de saint Pticolas , qui 
jusqu'alors les avait conservés en sûreté au mi- 
lieu des sauvages du désert , ainsi que parmi les 
sorcières de l'est et les géaus de Merry-Land. 
Enfin , il leur apprit la manière insolente dont il 
avait été sommé de se rendre, mais il jura en 

i6. 



a44 HISTOIRE DE NEW-TORH; 

même temps qn'il défendrait la province aussi 
long-temps quç le ciel serait pour lui et qu'il au- 
rait une jambe de bois pour le soutenir} noble 
promesse , qu'il corrobora d'un si terrible cottp de 
plat de sabre sur la table , que ses aucËteurs en 
furent complètement electrises. 

Accoutumés depuis long-temps aux allures du 
gouverneur , et &çonnés à la discipline aussi sévè- 
rement que le furent jamais les soldats du grand 
Frederick , messieurs^ du conseil privé virent qu'il 
était tout-à-fait inutile de dire un mot ; ils allu- 
mèrent leurs pipes , et fumèrent silencieusement 
en gras et discrets conseillers Mais les bourg- 
mestres, moins directement sous la dépendance 
du gouverneur , se considérant d'ailleurs comme 
les représentons du peuple souverain , et surtout 
gonflés de cette orgueilleuse suffisance acquise aux 
écoles de sagesse et de moralité qu'on nomme as- 
semblées populaires ; les bourgmestres , dis-je , 
ne se laissèrent pas persuader si aisément ,• dé- 
ployant donc d'autant plus de courage qu'ils 
voyaient quelque chance d'échapper au danger 
présent sans être réduits à la désagréable nécessité 
de se battre plus tard , ils demandèrent une copie 
de la ^sommation pour pouvoir la montrer à l'as- 
semblée générale du peuple. 

Une requête aussi insolente et aussi factieuse 



LlVja£ vu, CHAPITRE Vï. ^45 

aurait suffi pour exciter la colère du tranquille 
Vaa-Twiller lui-même ; qud eflSet dut-elle donc 
Élire sur le grand Stuy venant , qui mm-seuleraent 
était QoUandais , gouTerneur , et hon(»*ë d'une 
jambe de bois par--dassus le marché , mais qui , de 
plus , était fort chatouilleux , de sa nature , et in- 
flammable comme lia poudi^e. Il éclata en une 
noble indignation ; jura qu'aucun de ces présomp* 
tueux personnages ne verrait une syllabe de la 
sommation , et qu'ils méritaient tous d^être pendus 
et écartelés pour o$er mettre en question , d'une 
manière aussi pei'fida , l'infaillibilité du gouverne- 
ment ! ce Quant à Leur c^inion ou à leur consens 
ce tement^ il n'en &isaH pas plus de cas, dit-il, 
c( que d'une bouffée de tabac : il avait été longp 
ce temps harassé et contrarié par leurs lâches con- 
ce seils, mais ils pouvaient désormais s'en aller chez 
ce euîc se mettre au lit ccmune de vieilles femmes , 
a car il était déterminé à défendre lui-même la 
ce colonie sans leur assistance et celle de leurs ad- 
ee hérens. lè A ces mots il retroussa son sabre sous 
son bra$ , enfonça son chapeau sur sa tête, et , re- 
levant son ceinturon , s'élança avec indignation 
hors de la chambre du conseil, où chacun s^ ran- 
gea pour lui faire place. 

Il ne fut pas plus tôt sorti, que les aiïairés bourgs 
mestres convoquèrent une assemblée publique 



^46 HISTOIRE DE NEW-YORK. 

en fece de l'hôtdi-de- ville , et en nommèrent pré- 
sident un certain Dofue-Roerback , gros mar- 
chand de pain d'épice du pays et anciennement 
membre du calnnet de William-le-Bourru. Il était 
regardé avec une grande vénération par la popur 
lace 9 qui le considérait comme un homme versé 
dans la magie noire, vu qu'il était le premier qui 
eût gravé de mystérieux hiéroglyphes et des em- 
blèmes magiques sur les gâteaux du jour de l'an. 

Cet important bourgmestre, dont la rancune 
n'oubliait pas que le vaillant Stuyvesant l'avait 
ignominieusement chassé de son emploi au mo- 
ment où il prit les rênes du gouvemanent, adressa 
aux bonnets gras dont il était entouré un discours 
patriotique dans lequel il leur appint que, sommé 
très-polinâent de se rendre , le gouverneur avait 
refusé , non-seulement d'y souscrire , mais même 
de communiquer la sommation, qui olSrait , il n'en 
doutait pas , les conditions les plus honorables et 
les plus avantageuses pour la province. 

11 parla ensuite de son excellence en termes so- 
nores et appropriés à la grandeur et à la dignité de 
sa position , le comparant à Néron , à Caligula et 
aux grands hommes de l'antiquité qui sont géné- 
ralement cités par les orateurs populaires, dans 
de semblables occasions , assurant le peuple que 
dws Uhistoire du monde entier, les fastes du des- 



LIVRE VII, CHAPITRE VI. 1^4? 

potisme n'offraient pas Pexemple d'un seul outrage 
qui, pour l'atrocité, la cruauté, la tyrannie, la soif 
du sang , pût se comparer à celui-ci ; qu'il serait 
gravé en lettres de feu sur les tablettes sanglantes 
de l'histoire ! que les siècles à venir reculeraient 
d'horreur à cette lecture! que le temps , tout gros 
qu'on le suppose d'épouvantables horreurs, n'ac- 
coucherait jamais d'une horreur semblable! ( Peut- 
être les orateurs qui font ainsi accoucher le temps 
seraient-ils un peu embarrassés pour concilier cette 
faculté qu'ils lui prêtent, avec la figure de vieil- 
lard qu'on lui donne.) Notre harangueur entassa 
mille autres figures de rhétorique plus touchantes, 
plus sublimes, plus effrayantes que je ne pourrais 
le dire ; mais, au reste, il serait tout-à-fait inutile 
de les citer , car elles ressemblaient exactement à 
toutes celles qu'on emploie aujourd'hui dans toutes 
les harangues populaires, dans tous les discours 
patriotique , et qui peuvent être classées en rhé- 
torique sous le titre générique de boursouflure. 
Le discours de cet inspiré bourgmestre terminé, 
l'assemblée entra dans une sorte de fermentation 
populaire qui produisit non-seulement une suite de 
justes et sages résolutions, maïs aussi une vigou- 
reuse adresse au gouverneur , pour le tancer sur 
sa conduite. Par malheur, cette adresse n'eut pas 
plus tôt passé de la main du messager d'état dans 



2^S IllSTOIBE DIS, STEW-YORK. 

celle du gouvemeur , qu'elle passa de la main du 
gouverneur dans le jfeu, et la postérité fut ainsi 
privée d'un inestimable documenjL qui aurait pu 
servir de modèle à tous les docte$ taiUeurs et sa- 
vetiers de nos jours pour leur sage coppé^tion 
dans les affîdres politiques. 



CHAPITRE VII. 

C^oDteuant le triste dësastre d'Anthony le trompette. Gomment 
Pierre Stay vesant , comme un second Cromwell , rompit soudai-» 
uement un autre rump parliament . 

Le courageux PieiTe de Groodt se répandit 
alors en malédictions contre les bourgmestres, 
les traitant de volontaires, d'obstinés et opiniâtres 
valets qu'on ne pouvait ni convaincre ni persua- 
der , et il rjésolut de n'avoir dorénavant rien à dé- 
mêler avec eux , se bornant à consulter l'ppinion 
de ses conseillers privés , qu'il savait , par expé- 
rience, être la meilleure du monde, puisqu'elle 
ne différait jamais de la sienne. Il ne manqua pas, 
pendant qu'il était en train , de distribuer au 
ppuple souverain quelques milliers de niauvais 
complimens et de railleries sur les goûts p^bles 



de ce vil broupeau de poltrons , qui, peu jaloux de 
gloiieuic ti^nraux et d'illustres av^itures , aimaient 
oggi^uqc oiaoger et boire au Icigis ^ dans un ignoble 
repos y que de gagner Ixrâvement des tabchfis, et 
rjimmortalité sur les remparts. 

Résolument acharné, cap^idant, à défendre 
sa ville chérie , même en dépit d'elle , il appela 
en sa pr&eqce son fidèle Yan-Gorlear , qui était 
son jbras droit dans toutes les occasions pressantes,, 
le conjura d'emlK>ucher sa trompette guerrièore,. 
d'enfourcher son cheval, et d'aller, bcittant le 
pays jour et nuit, sonni^ l'alarme aux bords 
champe):res du Bi;onx, éveiller les solitudes sau- 
vages du Grotpn, faire lever l'indomptable milice 
de Weeha^k et de Hobodken , mettre sur pied les 
vigpjilinpux $ok]ate de Tappaan-Bay (i) , les braves^ 
en&ns de Tarrytpwn et de Sleepy-HoUow , en-r 
fin r^issembler tous le$ gu^errij^rs des pays enviroar 
na^s, ^t, leur i^is^nt mettre en bandjouUère fiiâgil 
et ff^re à poudre , les poussa joyeuscsnent ¥6V^ 
les A}anhattoes. 

Or il n'y avait rien au n^o^de , le beau sexe 



(i) Corruption de Top-PauD; ainsi appelée d'une tribut 
dlndiens qui comptait cent cinquante guerriers. Vojez. 
Ogilby's history. ^ 



aSo HISTOIRE 0£ NEW- YORK. 

excepté , qu'Anthony Van-Corlear aimât mieux 
que de semblables missions. Ne s'arrétant donc 
que le temps nécessaire pour prendre un copieux 
rapas , il ceignit à son côté sa bouteille de grès , 
pleine jusqu'au goulot de véritable esprit de Hol" 
lande , et soiiit gaiement de la ville par la porte 
qui donnait sur ce que l'on nomme à présent 
Broad- Way ( i ) , sonnant , comme à l'ordinaire , 
une fanfare d'adieu qui résonna, en joyeux échos, 
dans les rues tortueuses de New- Amsterdam que 
ne devait fdus , hélas ! égayer désormais la mâo*' 
die de leur trompette £ivori ! 

Ce fut par une nuit sombre et orageuse que le 
bon Anthony arriva à la baie ( sagement appelée 
rivière d'Harlem) , qui sépare l'île de Mannahata 
de la terre ferme. Le vent était fort , les élémens 
en tumulte , et il n'existait pas de Caron <k^nt la 
barque pût transporter l'aventureux sonneur de 
trompette de l'autre côté de l'eau ; il exhala son 
humeur pendant quelques instans sur la rive, 
comme une ame impatiente , puis se rappelant 
l'urgence de sa mission , il étreignit tendrement 
sa bouteille de grès ; et , puisant dans cet embras- 
senient le courage de jurer qu'il traverserait la 



(i) La grande route. 



LIVRE VII, CHAPITRE Vfl. !l5f 

rivière en dépit du diable, il se plongea hardi-^ 
ment dans les flots ! Infortune Anthony! A peine 
était-il parvenu , en battant les vagues, jusqu'à la 
mmtié de sa course , qu'on le vit lutter avec vio- 
lence comme s'il eût été aux prises avec l'esprit 
des eaux , mettre par instinct sa trompette à sa 
bouche , et , produisant une épouvantable son , 
s'enfoncer pour janiais dans Fabîme. 

Le bruit effrayant de sa trompette, comme 
celui du cornet d'ivoire du fameux paladin Ro- 
land au moment où il expirait dans le champ glo- 
rieux de Roncevaux , résonna au loin dans la 
campagne , et alarma les habitans du voisinage , qui 
accoururent étonnés suï* la plage. Là un vieux 
citadin célèbre pour sa véracité , et qui avait été 
témoin du fait, leur raconta la mélancolique 
aventure , en y joignant l'effrayante circonstance 
(à laquelle j'hésite d'ajouter foi) , quïï avait vu 
le diable sous la forme d^une énorme anguille de 
mer saisir le courageux Anthony par la jambe et 
l'entraîner sous les flots ; ce qu'il y a de certain y. 
c'est que cet endroit , ainsi que le promontoire 
qui y touche , a tx^ujours été appelé depuis Spi- 
king Devil (i). L'ombre errante de l'infortuné 



(i) La pointe du diable. 



d52 HISTOJRE DE NfiW-YQRK^ 

Anthony haate eDCore lés solitudes avoisinahtes, 
et les habitans ont souvent entendu, par une nuit 
orageuse, les sonâ de saî trompette se melier 
aux mugissemens de la tempête. Jamais per-^ 
sonne ne tente de traverser la baie quand la nuit 
(est tombée ; on y a même construit un pont pour 
empêcher à l'avenir d'au^i tristes accidens ; et , 
quant aux anguilles de mer , on les a dans une 
telle horreur , qu'aucun véritable Hollandais ai- 
mant le bon poisson et haïssant le diable y ne les 
admet sur s^ table. 

Telle fut la fin d'Anthony Van - Corlear ,^ 
homme qui méritait un meilleur sort. Il mena 
jusqu'au jour de sa mort la joyeuse vie d'un 
véiitable luron ; mjais quoiqu'il n'eût jamais été 
marié , il n'çn laissa pas moins deux ou trois dou^ 
zainçs d'enfans dans différens endroits du pays , 
tous gros gaillards, tapageurs et vantards, de qui 
descend, si l'on doit en croire les légendes (et dies 
ne sont pa$ sujettes à mentir) , l'innombrable race 
d'écriya^ers qui peuplent et défendent ce pays, 
e( aç font Ubéralement payer par le peuple pour 
le tenir dans ]m état constant d'alarme et de mi- 
sèi*e. Plût à Pieu qu'ils eussent hérité du mérite 
de leur célèbre aïeul aussi bien que de sa vigou- 
reuse embouchure ! 

La nouvelle de cette tei:ribl^ catastrophe porta 



LIVRE VU, CHAPITRE Vil. fi53 

un coup plus cruel à Pâme de Pierre St^yvesant , 
que l'invasion de New- Amsterdam elle-même. 
Elle se fit impitoyablement jour jusqu'à ces se- 
crètes avenues du cœur où se nourrissent les plus 
douces et les plus chaudes affections , ainsi qu'uii 
pèlerin égaré , tandis que le vent de la tempête 
siffle sur sa tête ^ et que la nuit jette autour de lu^ 
son voile noir et lugubre, contemple étendu, froid 
et sans vie , le chien fidèle qui , seul compagnon de 
son voyage , avait partagé son repas solitaire et si 
souvent léché sa main aveC une huiîiblé recon- 
naissance y ainsi le généreux héros des Manhat- 
toés pleure sur la ûh prématurée de son fidèle 
Anthony , de ce modeste compagnon de tous ses 
pas , dont l'honnête gaieté avait allégé pour lui 
tant d'heures longues et pénibles , et qui l'avait 
suivi avec autant de loyauté que d'affection à tra- 
vers mille affreux périls : il était disparu !..• dis-^ 
paru pour jamais! et cela, au moment même où 
tant de misérables poltrons abandonnaient le maU 
heureux Stuy vesant ! O bravç Kerre ! c^est bien 
alors que tu dûs fidre preuve de courage ! et c'est 
alors en effet que tu méritas le mieux le titré de 
Pierre Forte-Tête ! 

La clarté du jour avsiit dissipé depuis loii^ 
temps les horreurs de la nuit orageuse , tout ce- 
pendant était encore triste et nébuleux j Apollohy 



s 54 HISTOIRE DE NEW- YORK. 

naguère si radieux , se cachait maintenant der- 
rière de sombres nuages , paraissant de temps en 
temps à la dérobée comme s'il eût désiré et craint 
à la fois de voir ce qui se passait dans sa ville fe- 
vorite. Le jour critique était arrivé où le grand 
Pierre devait faire une réponse à la sommation de 
Tennemi. Déjà il était enfermé avec son conseil 
privé , et, assis d'un air sombre, tantôt il méditait 
sur le sort de son trompette favori , et tantôt il 
écumait de rage en songeant à Tinsoleuce de ses 
lâches boui^mestres. Pendant qu'il était dans cet 
état d'irritation , un courrier envoyé par Win- 
throp, rusé gouverneur du Connecticut, lui 
apporta , en toute hâte , le conseil aussi amical que 
désintéressé de rendre la province ; grossissant , 
pour l'y rendre , les dangers et les désastres 
auxquels un refus l'exposerait. Le moment était 
bien choisi pour se mêler de donner d'oiBcieux 
avisa un homme qui, dans le cours de sa vie en- 
tière , n'avait écouté ceux de personne ! Le vieux 
mais indomptable gouverneur se mit à arpenter 
la chambre avec une violence qui fit trembler de 
crainte ses conseillers , et à maudire la rigueur 
de son sort qui le livrait constamment en butte à 
des sujets Êictieux et à de perfides donneurs d'avis. 
Les oiEcieux bourgmestres , qui se tenaient 
sans cesse aux aguets , et qui avaient appris l'arri- 



LIVRE VII, CHAPITRE VII. a55 

vée lies mystérieuses dépêches, saisirent préci- 
sément cet instant malencontreux pour entrer 
résolument en corps dans rassemblée , suivis d'une 
légion de schepensetde mangeurs de grenouilles^ 
et demandèrent brusquement communication de 
la lettre. Etre ainsi assailli par ce qu'il jugeait une 
misérable canaille , et cela au moment où l'irri- 
tation que lui causaient les affaires du dehors était 
à son comble , c'en était beaucoup trop pour le 
colérique Pierre, Il déchira la lettre en mille mor- 
ceaux (i), les jeta au nex du bourgmestre qui 
était le plus près de lui , cassa sa pipe sur la tête 
d'un autre , assomma de son crachoir un pauvre 
diable à l'instant où il s'empressait de gagner la 
porte , et enfin prorogea indéfiniment l'assemblée 
en culbutant ses membres du haut en bas des 
escaliers à coups de jambe de bois. 

Aussitôt que les bourgmestres furent revenus 
de la confusion où les avait jetés cette soudaine 
retraite, et qu'ils . eurent pris un peu de temps 
pour respirer , ils protestèrent contre la conduite 
du gouverneur, qu'ils n'hésitèrent pas à nommer 
tyrannique, inconstitutionnelle, et même tant soit 
peu irrespectueuse. Ils convoquèrent une assem- 



(i) Smith's hist, of New-York. 



u56 HISTOIRE DE NEW-YORK. 

blée publique oh ils lurent la protestation , et , 
adi^ssant au peuple un discours ferme et réfléchi , 
peignirent avec les couleurs et l'exagération con- 
venables un tableau complet de la conduite des- 
potique et vindicative du gouverneur , déclarant 
que , quant k eux , ils ne s'embairassaient pas le 
moins au monde d'avoir été frottés et étrillés par 
la bûche qui servait de jambe à son excellence , 
mais qu'ils souffraient seulemeiit pour la dignité 
du peuple souverain ainâ grossièrement insulté 
par l'outrage commis ekivers ses repr^entans. Là 
dernière partie de cette harangue produisit un 
effet d'autant plus violent- sur la sensibilité des 
auditeurs, qu'elle attaquait directement cette dé- 
licatesse de sentiment et ce soupçonneux orgueil 
de caractère que possède la vraie populace , qui ^ 
tout en pouvant supporter les injujres sans mur- 
murer, n'en est pas moins étonnamment jalouse 
de sa suprême dignité. On ne sait pas même jus- 
qu'où leur ressentiment contre le redoutable Pierre 
eût pu les porter, si ces lurons à bonnets gras 
n'eussent pas redouté un peu plus leur opiniâtre 
vieux gouverneur , qu'ils ne redoutaient sairtf 
Nicolas , les Anglais , ou le diable lui-même. 



V / 



LIVRE VII, CHAPITRE VIII. 267 



CHAPITRE VIII. 



Comment Pierre Stiiyvesant dëfendit , pendant plusieurs jours, la 
ville de New- Amsterdam par la seule force de sa tête. 



La crise où se présente en ce moment notre 
histoire offre un spectacle à la fois sublime et mé- 
lancolique. Qu'on se figure une illustre et véné- 
rable petite cité, la métropole d'une immense 
étendue de pays inhabité, ayant pour garnison 
une puissante armée d'orateurs , de présidens , de 
commissaires, de bourgmestres, de schepens et 
de vieilles femmes, gouvernée par un brave et 
déterminé soldat , fortifiée par des batteries de 
terre , des palissades et des arrêtés , bloquée par 
mer , assiégée par terre , et menacée au dehors 
d'une effroyable ruine , tandis que son sein est 
déchiré par des factions et des commotions intes- 
tines..» et qu'on me dise si jamais plume d'histo- 
rien eut à tracer une page plus désastreuse ! à 
moins que ce soient peut-être les querelles qui 
divisèrent les IsraéHtes pendant le siège de Jéru- 
salem , où les partis opposés se coupaient la goi^e 
pendant que les légions victorieuses de Titus ren- 
11. 17 



a 58 HISTOIRE DB NEW^YORK. 

versaient les murailles, et portaient le fer et le 
feu dans le temple jusqu'au fond du sanctum 
sanctorum. 

Le gouverneur Stuyvesant 5 après avoir, comme 
je l'ai déjà dit , mis victorieusement son grand 
conseil en déroute , et s'être ainsi délivré d'une 
multitude de donneurs d'avis, envoya aux chefs 
de l'armée ennemie une réponse catégorique dans 
laquelle il soutenait les droits et les titres de leurs 
hautes puissances les membres des états généraux 
à la possession de la province de Mannahata , et 
où , se fiant en la légitimité de sa cause , il portait 
un défi à toute la nation britannique. 

Mon impatience de tirer mes lecteurs et moi 
de ces scènes désastreuses m'empêche de donner 
la copie entière de cette épître courageuse , qui 
finissait dans ces termes à In fois fermes et af- 
fectionnés : 

a Quant aux menaces qui servent de conclusion 
m à votre lettre , nous n'avons rien à y répondre 
Qi sinon que nous ne craignons rien que ce que 
a Dieu (qui eétt aussi juste que miséricordieux) 
(i voudra nous infliger ; toutes choses étant à sa 
a bienveillante disposition , il peut aussi bien nous 
<( j^éserver avec une chétive armée qu'avec une 
« grande , ce qui feit que nous vous souhaitons bon- 
ce heur et prospérité , et que nous vous recomman- 



LIVRE VII, CHAPITRE YIII. 25g 

(( dons à sa protection . De vos seigneuries le très- 
« humble et affectionné serviteur et ami. 

« P. StUY VESANT. » 

Ayant ainsi résolument jeté le gant y le brave 
Pierre mit une paire de pistolets d'arçon dans sa 
ceinture , attacha une immense poire à poudre à 
son côté y fourra sa bonne jambe dans une botte 
à la hessoise, et, campant sou redoutable petit cha- 
peau militaire sur le sommet de sa tête , il se mit 
à marcher fièrement de long eu large devant la 
porte de sa maison , déterminé à défendre jusqu'à 
la fin sa cité bien-aimée. 

Tandis que ces afOigeans débats et ces cruelles 
dissensions avaient lieu dans la malheureuse ville 
de New -Amsterdam, et que son digne mais in- 
fortuné gouverneur rédigeait la lettre que je viens 
de citer , les commandans anglais ne restaient pas 
oisi&. Ils avaient des agens qui s'occupaient secrè- 
tement à fomenter des troubles et à exciter les 
craintes et les clameurs de la populace; ils firent 
en outre circuler de tous côtés dans le voisinage 
une proclamation dans laquelle étaient reproduits 
les termes déjà employés dans leur sommation , 
trompant ainsi les confîans Hollandais par les pro- 
messes le$ plus astucieuses et les plus séduisantes. 

17- 



260 HISTOIRE DE NEW-YORK. 

• 

Chaque homme qui se soumettrait volontairement 
à l'autorité de sa majesté britannique devait res- 
ter en paisible possession de sa maison , de sa 
femme , et du jardin 011 il cultivait ses choux. On 
lui permettrait de fumer sa pipe , de parler hollan- 
dais j de porter autant de culottes qu'il voudrait , et 
d'importer de Hollande des briques, des tuiles 
et des cruches de grès , au lieu de les febriqûer 
dans le pays. On ne les forcerait sous aucun pré- 
texte à apprendi'e l'anglais, ni à compter autre- 
ment que sur leurs doigts ou avec de la craie sur 
la forme de leurs chapeaux , usage que les paysans 
hollandais observent encore aujourd'hui. Chaque 
homme aurait la permission d'hériter tranquille- 
ment du chapeau , de l'habit , des boucles de sou- 
liers , de la pipe et autres apanages personnels de 
son père ; on n'obligerait personne à se conformer 
aux perfectionnemens , inventions ou innovations 
modernes , mais on permettrait à tous , au con- 
traire , de bâtir leurs maisons , de conduire leur 
commerce , de diriger leurs fermes , d élever leurs 
cochons et leurs enfans , précisément à la manière 
dont leurs ancêtres l'avaient fiiit de temps immé- 
morial. Ils auraient enfin tous les avantages de la 
Uberté du commerce et ne seraient contraints à 
reconnaître dans le calendrier aucun autre saint 
que saint Nicolas, qui serait considéré par la suite, 



LIVRE VU, CHAPITRE VIII. 26 1 

ainsi qu'il l'avait toujours été , comme le saint pro- 
tecteur de la ville. 

Ces conditions , comme on peut le supposer, pa* 
rurent trèssatisfiiisantes aux habitans, qui avaient 
une grande disposition à jouir tranquillement de 
leur propriété et une aversion extraordinaire pour 
s'engager dans une contestation où il n'y avait 
guère à gagner que l'honneur et les étrivières , 
deux choses dont la première leur insj^rait une 
philosophique indifférence, et l'autre une com- 
plète antipathie. Les Anglais réussirent donc, 
par ces insidieux moyens , à aliéner la confiance 
de la populace , et à détruire son affection pour 
son brave vieux gouverneur, qu'elle considérait 
comme obstinément déterminé à l'entraîner dans 
d'afïreuses calamités ; et l'on n'hésita plus à dire 
librement son opinion et à le maudire hautement. .. 
quand il avait le dos tourné. 

Comme une immense baleine qui ^ quoique as- 
saillie et battue par les flots écumeux et mugis- 
sans , poursuit imperturbablement sa course , et, 
dominant l'abîme , sent décupler , par la tempête 
qui la soulève, la violence dont elle fait jaillir 
l'eau dans les airs ; ainsi l'inflexible Pierre pour- 
suit sans chanceler la carrière qu'il s'est tracée, et 
s'élève au-dessus des clameurs de la populace qu'il 
dédaigne. 



a6a HISTOIRE de new-york. 

Mais quand les guerriers anglais virent , par le 
style de sa réponse , qu'il mettait leur poutoir au 
défi^ ils dépêchèrent des officiers recruteurs à Ja- 
maica , à Jéricho > à Kinive , à Quag , à Palchc^ , 
et autres villes de Long - Island ^ que l'immoitel 
Stoffel Brinkerhoff avait jadis subjuguées, exci- 
tant la Vaillante progéniture des petits hommes 
qui avaient autrefois illustré ce pays à assiéga^ par 
terre la ville de New-Amsterdam , pendant que 
les vaisseaux ennemis faisaient d'imposans prépa- 
ratifs pour livrer l'assaut du c^é de la mer. 

Les rues de New-AmsteinJam offraient alors 
uûe scène d'horreur et de consternation. Ce fut 
en vain que le brave Stuy vesant ordonna aux ci- 
toyens de s'armer et de se réunir sur k place du 
marché. Le parti entier des pipes courtes s'était , 
dans le cours d'une seule nuit, changé en véri- 
tables vieilles femmes. Métamorphose qli'on ne 
peut comparer qu'aux prodiges que Tite-Live 
nous dit être arrivés à Rome à l'approche d'Anni- 
bal , où l'on vit les statues suer de fi^yeur , les 
chèvres se transformer en moutons , et les coqs , 
changés en poules, courir gloussant dans les rues. 

Le malheureux Pierre, harassé, menacé au 
dehors et tourmenté au dedans , harcelé par les 
bourgmestres et hué par la canaille , s'empor- 
tait , grondait et rugissait comme un ours furieux 



LIVRE VII, CHAPITRE VIII. «lôS 

lié à un poteau et déchiré par une légion de misé- 
rables chiens. Voyant cependant que tout essai 
ultéiieur pour défendre la ville sa^it désormais 
inutile, et apprenant qu'une irruption de troupes 
et d'habitans des frontières était prête à Paccabler 
du coté de l'est, force lui fut enfin, en dépit de 
son cœur orgueilleux , qui se gonflait de- rage jus- 
qu'à l'étouffer , de consentir à un traité de reddi- 
tion. 

Les mots ne peuvent exprimer les transports 
du peuple en apprenant cette agitable nouvelle. Il 
n'eût pas pu s'abandonner à plus de joie s'il eût 
obtenu une victoire sur ses ennemis. Les i^ies ré- 
sonnèrent d'acclamations, les habitans élevèrent 
jusqu'aux nues leur gouTcmeur, qu'ils appelaient 
le père du peuple et le sauveur du pays ; ils s'as- 
semblèrent en foule devant sa maison pour témoi- 
gner leur reconnaissance , et furent dix fois plus 
bruyans dans leurs applaudissemens que lorsqu'il 
était revenu brillant de gloire de la fameuse coti- 
quéte du fort Christina . Mais Pierre , indigné et 
furieux , ferma portes et fenêtres ^ et se réfugia 
dans l'endroit le |^us reculé de son logis , pour 
échapper aux ignobles réjouissances de la popu- 
lace. 

Pai' suite de ce consentement du gouverneur, les 
assiégeans demandèrent une confér^Qce pour trai. 



264 UISTOIBE DE NEW- YORK. 

ter des termes de la reddition. En conséquence , 
on nomma des deux côtés une commission de six 
membres, et le 27 août i664, une capitulation 
très-£ivorable à la province et grandement hono- 
rable pour Pierre Stuy vesant , fut accordée par 
l'ennemi qui avait cohçu une haute opinion de la 
valeur des Manhattœs , ainsi que de la magnanir 
mité et de la prudence incomparables de leur gou- 
verneur. 

Il ne s'agissait plus que d'une chose, c'était de 
lui fidre ratifier #t signer les articles de la reddition. 
Quand les commissaires se présentèrent respec- 
tueusement devant lui à ce sujet , ils furent reçus 
par le vaillant vieux guerrier avec la politesse la 
plus froide et la plus ironique. 11 avait mis de côté 
ses vêtemex^ miUtaires, une robe de chambre 
d'indienne enveloppait ses membres nerveux , un 
bonnet de laine rouge ombrageait son front me- 
naçant , et une barbe grise, qui n'avait pas été &ite 
depuis trois jours, ajoutait encore à l'aspect ef- 
frayant de son visage. 11 saisit trois fois l'espèce 
d'allumette qui lui servait de plume, et essaya de 
signer l'abominable papier ; il grinça trois fois des 
dents et fit une plus horrible grimace que s'il lui 
eut fallu avaler une dose de rhubarbe , de séné et 
d'ipécacuanha ; enfin il la jeta loin de lui , saisit 
son épée à poignée de cuivre , la tira du fourreau , 



LIVRE VII, CHAPITRE VIII. ^65 

et j ura par saint Nicolas qu'il mouirait plutôt que 
de céder à aucune puissance sous la calotte des 
cieux. 

Ce fut en vain que l'on essaya d'ébranler cette 
ferme résolution; menaces ^ remontrances, in-, 
jures, furent inutilement épuisées. Pendant deux 
jours entiers la maison du vaillant Pierre fut as- 
siégée par les clameurs de la populace , et pendant 
deux jours entiers il demeura inébranlable dans 
le courageux refus de ratifier la capitulation. 

Enfijile peuple, voyant que des moyens vio- 
lens ne disaient que provoquer une opposition plus 
déterminée, songea heureusement à un humble 
expédient au moyen duquel la colère du gouver- 
neur pouvait être calmée et sa détermination vain- 
cue. Une triste et solennelle procession , ayant à 
sa tête les bourgmestres et les schepens , et suivie 
par la populace, s'avança lentement, et en portant 
la capitulation, vers la maison du gouverneur. Là, 
le vieux héros fut trouvé grimpé, comme un 
géant , au haut de sa tour , ses portes fortement 
barricadées , et lui-même vêtu en grand uniforme, 
le chapeau retape sur l'oreille , et posté fièrement 
à la fenêtre de son grenier avec une espingole sur 
l'épaule. 

11 y avait dans cette formidable attitude quelque 
chose qui frappa le rebut de la canaille elle-même 



'à66 histoire de NEW-YORK. 

(le respect et d'admiration. Cette populace brail* 
larde ne put pas ne pas réfléchir avec humiliation 
à la pusillanimité de sa conduite , en voyant son 
hardi mais abandonné vieux gouverneur ainsi 
fidèle à son poste , et sans hésitation quoique sans 
espoir, résolu à défendre jusqu'à la fin son ingrate 
cité. Cette contrition c^ndant fut bientôt noyée 
sous le flot grossissant des alarmes pubtiques. 
Les citoyens se rangèrent en cercle devant la 
maison , ôtant respectueusement leurs chapeaux ; 
puis lebourgmestre Roerback, qui était du nombre 
de ces orateurs populaires cités par Salluste pour 
être plus bavards qu'éloquens, s'avança, etadressa 
au gouverneur un discours de trois heures , dans 
lequel il lui détaillait , dans les termes les plus 
pathétiques, la déplorable situation de la pro- 
vince y le pressant , par une constante répétition 
des mêmes argumens , de signa: la capitulation. 
Le puissant Pierre le regardait de la petite lu- 
carne de son grenier, et garddt un morne silence. 
De temps ea temps son œil se promenait sur la 
multitude environnante , et un grincement de 
rage, sanblable à celui d'un dogue en colère, con-* 
tractait son visage redoutable. Mais quoique ce fût 
un homme d'une indomptable vigueur , quoiqu^l 
eût le coeur aussi gros qu'un bœuf, et que la du- 
reté de sa tête eût feit honte au diamstnt , ce n'était 



LJVBE VU, CHAJPrXHE Vlll. aG^f 

après tout qu'un simple Inortel. Epuisé par ces 
oppositions répétées , par cette éternelle harangue , 
et s'apercevant qu'à moins qu'il ne cédât , les ha- 
bitans suivraient leur volonté , ou plutôt leurs 
craintes , sans attendre son consentement , il leur 
ordonna avec humeur de lui hisser le papier , ce 
à quoi on procéda en le lui tendant au bout d'une 
p. rche j grifibnnant alc»*s son nom au bas de la 
page, il les anathématisa comme une troupe de 
lâches mutins et de poltrons dégénérés ; puis leur 
jetant la capitulation à la tête , il ferma sa fenêtre 
avec fracas , et on l'entendit dégringoler les ^ca- 
llers avec la plus violente indignation. Les sup- 
plians prirent incontinent leurs jambes à leur cou ^ 
et les bourgmestres eux-mêmes ne furent pas les 
derniers à évacuer la place y de peur que le ro- 
buste Pierre ne sortît de son antre pour les gra- 
tifier de quelque désagréable témoignage de son 
mécontentement. 

Trois heures après la reddition , une légion de 
guerriers anglais , mangeurs de beefstaek , se ré - 
-pandit dans New- Amsterdam , prenant possession 
du fort et des batteries. Op put entendre alors de 
tous côtés le bruit des marteaux des vieux bour- 
geois hotlatidais qui clouaient portes et fenêtres, 
pour protéger leurs femmes coûtt^ <ses barbares 
furieux qu'ils regardaient , dans un triste silence , 



^68 HISTOIRE DB NEW-YORK. 

• 

des feiiétixîs de leurs gi'eniers , pendant qu'ils 
marcbaient oi^ueilleusement dans les rues. 

Ce fut ainsi que le colonel Richard Nichob , 
commandant des forces britanniques, entra en pair 
sible possession du pays conquis , comme locum 
tenens du duc d'York. La victoire ne fut suivie 
d'aucun autre outrage que le changement de 
nom de la province et de la métropole , qui fut 
nommée New- York , nom qu'elle a conservé jus- 
qu'à présent. Leshahitans eurent , suivant le traité, 
la permission de rester tranquillement en posses- 
sion de leurs propriétés. Mais leur horreur pour 
la nation britannique devint telle, qu'il fut una- 
nimement décidé , dans une assemblée secrète des 
principaux citoyens , de ne jamais demander à 
dîner à aucun de leurs conquérans. 



CHAPITRE IX. 

Contenant la retraite honorable et la mort de Pierre Stuy vesant. 

Me voici arrivé au terme de cette grande en- 
treprise historique ; mais , avant que je dépose ma 
plume fatiguée , il me reste encore un pieux de- 



LIVRE VII, CHAPITRE IX. 269. 

voir à accomplir. Si parmi le nombre des lecteurs 
qui poun'ont parcourir ce livre , il se trouvait par 
hasard quelqu'une de ces âmes véritablement 
nobles , qui s'animent d'un feu céleste à l'histoire 
de l'homme généreux et brave, elles sont néces- 
sairement impatientes de connaître le sort du vail- 
lant Pierre Stuy vesant , et je ferais beaucoup plus , 
je l'avoue , pour satisfaire une seule ame de cette 
trempe, que pour complaire à la froide curiosité 
de toute une académie. 

Le fougueux gouverneur n'eut pas plus tôt signé 
les aiiicles de la capitulation , que déterminé à ne 
pas être témoin de l'humiUation de sa cité chérie, 
il lui tourna les talons, et se retira, en murmurant, 
à son bouwery (ou maison de campagne) , situé à 
environ deux milles de la ville où il passa le reste 
de ses jours dans une solitude patriarcale. Il 
jouit là de cette tranquillité d'esprit qu'il n'avait 
jamais connue au milieu des soucis accablans du 
gouvernement, et goûta les douceurs d'une auto- 
rité absolue et incontestée ; bonheur que ses sujets 
&ctieux avaient si souvent troublé par l'opiniâtreté 
de leur opposition. 

Aucunes sollicitations ne purent jamais le déci- 
der à retourner à la ville, loin de là, il voulut 
toujours que son grand fauteuil fût placé le dos 
tourné à la fenêtre qui donnait de ce côté , j usqu'à 



270 HISTOIRE DE NEW-YORK. 

ce qu'un épais bosquet d'arbres, plantes par lui, 
eût formé, en grandissant, un rideau qui la cachât 
à sa vue. Il déclamait sans cesse contre les inno* 
vations et les améliorations , ou plutôt contre ce 
qu'il appelait les dégénérations introduites par ks 
vainqueurs. 11 défendit qu'on proférât jamais dans 
sa Ëimille un seul mot dans leur odieux langage, 
défense à laquelle on se soumit d'autant plus &ci- 
lement qu'il n'y avait pas une personne dans sa 
maison qui pût parler une autre langue que le hA- 
landais; et il alla même jusqu'à faire abattre une 
belle avenue devant sa maison , parce les arbres 
qui la formaient étaient des cerisiers d'Angleterre. 
La vigilance continuelle qui le distinguait quand 
il avait une vaste province à gouveruer se dé- 
ployait alors avec un égale vigueur , quoique dans 
des limites plus étroites. Il faisait soigneusement la 
ronde autour de son petit territoire , repoussait 
chaque usurpation avec une intrépide vivacité; 
punissait les larcins qu'on se peimettait dans son 
verger et dans sa basse-cour , avec une sévérité 
inflexible, et menait (K)mpeusement en fourrière 
les vaches et les cochons qui rôdaient sur sa pro- 
priété. Mais ses portes étaient toujours ouvertes 
au voisin indigent, à l'étranger sans amis, au 
voyageur fatigué, et son vaste foyer, emWème de 
^n cœur brûlant et généreux , était toujours prêt 



LIVflK Vil, GHA.PITK£ fX. 27 1 

à les recevoir et à les héberger. Je dois avouer , 
cependant , qu'il y avait une exception à cette 
règle toutes les fois que l'infortuné suppliant se 
trouvait être un Anglais ou un Yankee y car, quoi* 
qu'il tendît à ceux-ci une main secourable, on ne 
put jamais l'amener à exercer envei's eux les de- 
voirs de l'hospitalité; et même, si, par aventure, 
quelque marchand ambulant du pays de l'est s'ar- 
rêtait à sa porte avec une charrette chargée de pots 
d'étain et de jattes de bois, le furieux Pierre s'é- 
lançait de sa retraite comme un géant de son châ- 
teau , et faisait un si abominable tintamarre parmi 
les cruches et la poterie, que le malheui*eux mar-- 
chand avait bientôt pris la finite. 

Son uniforme complet, que la brosse avait usé 
jusqu'à la corde, était soigneusement accroché 
dans la chambre de parade , et mis régulièrement 
à l'air le pranier jour de chaque mois ; son cha- 
peau retapé et sa fidèle épée , suspendus dans un 
triste repos sur le manteau de la cheminée du 
parloir, semblaient servir de support au portrait 
en pied du fameux amiral Von-Tronap. 11 main- 
tenait une stiicte discipline et un gouvernement 
despotique parfaitement organisé dans son em- 
pire domestique. Mais quoique sa propre volcmté 
fût la loi suprême , il n'avait cep(œdant pour but 
que le bien de ses sujets , il s'occupait non-seu- 



l'J'à HISTOIRE DE NEW- YORK. 

lement de leur bien-être actuel , mais aussi de 
leurs moeurs , et de leur bonheur futur, car il ne 
leur épargnait pas les exhortations, et nul ne pou- 
vait se plaindre qu'au besoin il se montrât jamais 
chiche d'une correction salutaire. 

Ces bonnes vieilles fêtes consacrées en Hol- 
lande , ces épanchemens périodiques où se com- 
plaisent les cœiu^ reconnaissans et démonstratif, 
mais qui tombent maintenant en oubli chez nos 
compatriotes, étaient fidèlement observées dans 
la maison du gouverneur Stuy vesant. Le premier 
jour de l'année était célébré par des marques 
d'une grande UbéraUté , par des repas joyeux et 
des félicitations affectueuses ; le cœur se dilatait 
alors dans les plaisirs d'une table abondamment 
servie où régnaient la liberté, la famiUarité et 
cette gaieté fille de l'abondance , inconnue dans 
nos jours corrompus à force de civilisation. Pâ- 
ques et la Pentecôte étaient scrupuleusement ob- 
servés dans ses domaines , jet on n'y laissait point 
passer le jour de saint Nicolas sans se feire des 
présens , accrocher le bas à la cheminée , et ac - 
comphr enfin toutes les cérémonies consacrées. 

Une fois l'an , le premier d'avril , Pierre était 
dans l'usage de s'habiller en grand uniforme , en 
commémoration de son entrée triomphante à New- 
Amsterdiim après la conquête de la Nouvelle- 



LIVRE VII, CHAPITRE IX. U^S 

Suède. Ce jour était une espèce de saturnale 
parmi les domestiques; ils s'y croyaient libres, 
en quelque sorte , de dire tout ce qui leur plaisait 
car on observait toujours qu'à cet anniversaire 
leur maître, tout-à-feit déridé, devenait excessi- 
vement plaisant et jovial. Il envoyait alors ses 
vieux nègres à tête grise chercher du lait de pigeon, 
pour poisson d'avril, et aucun d'eux ne manquait 
à s^y laisser prendre pour complaire au badinage 
du vieux patron comme il convient à un servi- 
teur fidèle et bien discipliné. C'était ainsi qu'il 
régnait heureux et paisible dans ses terres , n'in- 
sultant personne, n'enviant personne, sans être 
molesté au dehors ni tourmenté dans l'intérieur 
de sa famille , et les puissans monarques de la 
terre , qui cherchent vainement à maintenir la 
paix et à augmenter la prospérité pubhque au 
moyen de la guerre et de la désolation , auraient 
bien feit de faire un voyage à la petite île de Man- 
nahata , pour y prendre une leçon de gouverne- 
ment dans l'intérieur de la famille de Pierre Stuy- 
vesant. 

Avec le temps néanmoins le vieux gouverneur, 
comme tout autre enfant des hommes , commença 
à montrer des marques évidentes de dépérisse- 
ment ; semblable au vieux chêne qui , aprèjj 
avoir long-temps bravé la fureur des élémens 
II* i8 



a74 HISTOIBE DE WEW-YORK. 

sans que ses gigantesques propoitions en soient 
altérées, commence pourtant à s'ébi*anler et à 
gémir sous les coups de l'aquilon , le vaillant 
Pierre, tout en conservant encore le port et l'ap- 
parence qu'il avait aux jours de ses chevaleres- 
ques exploits y ployait enfin sous le poids de l'âge 
et des infirmités , mais son cœur , forteresse iné* 
branlable y triomphait encore dans toute son im- 
mutabilité. Il écoutait avec une avidité sans égale 
le récit des batailles entre les Anglais et les Hol- 
landais. Ses palpitations redoublaient toutes les 
fois qu'on lui parlait des victoires de Ruy ter ; mais 
quand la fortune favorisait les Anglais, on voyait 
ses soui*cils se froncer et ses traits s'obscurcir. Un 
certain jour enfin , qu'après avoir fumé sa quin- 
zième pipe, il s'était endormi après dîner dans 
son Êiuteuil , conquérant en rêve toute la nation 
britannique , il fut soudainement réveillé par le 
son des cloches , le l'oulement des tambours et le 
bruit du canon , qui mirent tout son sang en fer-^ 
mentation ; mais quand il eut appris que toutes 
ces réjouissances se faisaient en l'honneur de la 
grande victoire remportée sur le brave Ruyter et 
Von-Tromp le jeune, par les flottes anglaise et 
française réunies f il en fut tellement accablé, 
qu'il se mit au lit , et fut en moins de trois jours 
conduit aux portes de la mort par un violent co^- 



LIVRE VH, CHAPITRE IX. ayj 

lera - morbus ! Mais à cette extrémité même il 
déploya encore l'esprit indomptable de Pierre 
Forte-Tête, car il se défendit avec la plus inflexible 
obstination jusqu'au dernier soupir, contre une 
armée entière de vieilles femmes qui étaient achar. 
nées à chasser l'ennemi de ses entrailles , d'après 
le mode dé défense employé en Hollande, en 
inondant le lieu du mal avec force décoctions de 
camomille naêlées d'huile d'amandes douces. 

Tandis qu'il gisait ainsi, luttant contre sa pro- 
chaine dissolution, il apprit que le brave Ruy- 
ter n'avait souffert que peu de pertes , qu'il avait 
fait une belle retraite , et qu'il se proposait de se 
mesurer encore une fois avec l'ennemi ; les yeux 
éteints du vieux guerrier, s'allumèrent à ces mots, 
il se souleva sur son lit j un éclair de feu martial 
éclaira son visage; il serra sa main flétrie comme 
s'il eût cru saisir cette épée qu'il agitait en triom- 
phe devant les murs de Christina , et , au milieu 
d'une convulsion où l'expression de sa figure gri- 
maçait la joie , il retomba sur son oreiller, et ex- 
pira. 

Ainsi mourut Pierre Stuy vesant , vaillant sol- 
dat , sujet loyal , gouverneur vertueux et honnête 
Hollandais , à qui il ne manqua que quelques em- 
pires à ravager pour être immortalisé comme uii 

héixw! 

i8. 



'JLjG niSTOIRK DE NEW-YORK. 

Ses funérailles furent célébrées avec la plus 
grande pompe et la plus grande solennité. Les 
habitans de la ville la désertèrent pour accourir 
en foule rendre les derniers devoirs à leur bon 
vieux gouverneur; toutes ses bonnes qualités re- 
vinrent subitement à leur mémoire^ tandis que 
le souvenir de ses faiblesses et de ses fautes expi- 
rait avec lui. Les anciens bourgeois se disputaient 
à qui aurait le privilège de porter les coins du 
drap mortuaire , la populace s'efforçait d'appro- 
cher le plus près possible de la bierre, et le triste 
cortège était suivi par un grand nombre de vieux 
nègres à tête grise , qui avaient vécu pendant la 
plus grande partie du siècle sous le toit hospita- 
lier du maître qu'ils escortaient pour la dernière 
fois. 

Le peuple, abattu et désolé, s'attroupa autour de 
la tombe, chacun conservant, dans l'amertume 
de son cœur , le souvenir des vertus courageuses, 
des services signalés et des exploits guerriers du 
brave et digne vieillard, chacun se reprochant 
secrètement son opposition factieuse au gouver- 
nement d'un si vaillant chef, et on vit maint an- 
cien bourgeois, dont la figure phlegmatique ne 
s'éiait jamais attendrie, dont les yeux ne s'é 
taient jamais mouillés , exhaler tristement la 
fumée de sa pipe , et pendant qu'une grosse larme 



LIVRE VII, CHAPITRE IX. 277 

coulait le long de sa joue , articuler avec un 
accent affectionné et un mouvement de tête 
mélancolique : Eh bien ! Pierre Forte - Tête est 
donc mort à la fin ! 

Ses restes furent déposés dans le caveau de sa 
famille, sous la chapelle qu'il avait pieusement 
élevée sur sa propriété , et qu'il avait dédiée à saint 
Nicolas. Cette chapelle était construite sur la place 
même qu'occupe aujourd'hui l'église Saint-Marc , 
où l'on peut voir encore son tombeau. Sa maison 
de campagne, ou bouwery, comme on l'appe- 
lait , est toujours restée en la possession de ses des- 
cendans, qui, par la constante intégrité de leur 
conduite et la stricte obsei-vation des usages et des 
coutumes du bon vieux temps , se sont montrés 
dignes de leur illustre ancêtre. Souvent la ferme 
a été hantée pendant la nuil, par d'enlreprenaiis 
chercheurs d'argent , qui creusaient la terre, dans 
l'espoir d'y découvrir les pots pleins d'or qu'on 
disait y avoir été enterrés par le vieux gouver- 
neur, mais je ne sache pas qu'aucun d'eux ait 
jamais été enrichi par ses recherches ; et quel est 
celui de mes compatriotes qui ne se rappelle pas 
que dans les maUcieux jours de son enfance, il 
regardait comme un grand exploit d'aller les di- 
manches , après dîner , piller le verger de Stuy- 
vesant. 



uyS HISTOIRE DE NEW-YORK, 

On peut encore voir certains souvenirs de l'im- 
mortel Pierre dans cette demeure de famille. 
Son air menaçant et guerrier respire encore dans 
son portrait en pied, suspendu à la muraille du 
parloir y son chapeau à trois cornes et son ëpée y 
sont encore accrochés dans la chambre de parade, 
son haut-de-chausses couleur de soufre a long- 
temps orné la grande salle , mais il en fut retiré il 
y % quelques années , par suite d'une dispute qu'il 
avait occasionée entre deux nouveaux mariés^ 
et sa jambe de bois montée en argent est encore 
conservée dans le garde-meuble , comme relique 
d'un prix inestimable. 



CHAPITRE X. 

Réflexions de Tauteur sur ce qui a été dit. 

Parmi les nombreux événemens qu'offre l'in- 
téressante et authentique histoire , événemens 
dont chacun paraît à son tour le plus terrible et 
le plus mélancolique des événemens possibles, au- 
cw ne frappe d'une manière plus cruelle et plus 
désespérante que le déclin *et la chute des empires 
puissans et célèbres. Quel lecteur pourrait con- 



LIVRE VII, GHAPITAE X. 27g 

templer sans émotion les désastreuses eatastroplies, 
teraie &tal des plus grandes dynasties du monde? 
Pendant que son imagination s'égare parmi les 
ii.iines gigantesques des royaumes et des empres, 
et signale les effrayantes convulsions qui les ont 
bouleversés , Vobservateui' mélancolique sent gon- 
fler péniblement son cœur à la vue des désastres 
qui l'environnent. Chaque souveraineté et chaque 
puî.ssance de la terire a eu tour à tour sa naissance^ 
ses progrès et sa fin ; chacune , après avoir saisi 
le sceptre du pouvoir , est retombée dans le vide 
du néant; hélas! il en fut ainsi de l'empire de 
leurs hautes puissances à Mannahata , sous le règne; 
paisible de Walter-l'Indécis , sous le règne turbu - 
lent de William-le-Boui-ru, et enfin sous le règne 
chevaleresque de Pierre Forte -Tête. 

L'histoire de cette puissance est riche d'instruc- 
tion , et méiûte d'être attentivement étudiée j car 
ce n'est qu'en remilânt ainsi les cendres de la 
gloiîeuse antiquité que le sage peut y trouver 
l'étincelle qui doit FécIairer.Que le règne de Wal- 
ter - l'Indécis nous prémunisse dcwic contre cette 
facilité, cette sécurité confiante et cet amour pré- 
somptueux du bien-être et du repos produits par 
un état de paix et de prospérité. Ces dispositions 
tendent à énerver une nation , à détruire la no- 
Ijiesse de son caractère , à la rendre patiente à Tin^- 



îiSo HISTOIRE DE NEW-YORK. • 

suite et sourde à la voix de Fhonneur comme de 
la justice, elles la font s'attacher aussi étroitement 
à la paix qu'un paresseux s'attache à son oreiller, 
aux dépens de toute considération et de tous de- 
voirs imporlans; une telle indolence assure le mal 
même qu'elle croit éviter , un droit cédé produit 
l'usurpation d'un autre , une usurpation patiem- 
ment souffeite fraie le chemin à une usurpation 
nouvelle , et la nation qui , par un amour extra- 
vagant de la paix , a sacrifié ainsi son honneur et 
ses intérêts , sera forcée à la fin de combattre pour 
son existence. 

Le règne désastreux de William -le -Bourru 
doit nous servir d'avertissement salutaire contre 
ce mode de gouvernement capricieux et fantasque 
qui agit sans système , s'appuie sur des expédiens 
et des projets , et se fie à d'heureux hasards , qui 
hésite , balance et se décide enfin avec la témérité 
de l'ignorance et de l'imbécillité ; qui , cherchant 
la popularité dans l'abaissement , caresse les pré- 
jugés de la populace, et flatte son aiTOgance au 
lieu de commander son respect; qui, croyant 
trouver son salut dans la multipUcité des conseils, 
s'égare dans un labyrinthe d'opinions et de projets 
contradictoires , qui prend les délais pour la pru- 
dence , la précipitation pour la fermeté , l'avarice 
pour l'économie, le mouvement pour l'occupa^ 



LIVRE VII, CHAPITRE X. 28 I 

tion , et les rodomontades pour la valeur j qui est 
violent dans le conseil , présomptueux en espé- 
rances , précipité dans l'entreprise , et faible dans 
l'exécution ; qui forme des projets sans prévoyance, 
les commence sans préparatife , les conduit sans 
énergie et les termine par la confusion et la dé- 
faite. 

Le règne du bon Stuy vesant nous montre les 
effets de la fermeté et de la résolution , même 
quand elle est dépourvue d'un jugement sain , et 
qu'elle est entourée d'entraves. 11 nous fait voir 
combien la franchise , la probité et un noble cou- 
rage , commandent le respect et assurent l'hon- 
neur, lors même que le succès est impossible. 
Mais en même temps il doit nous prémunir contre 
le danger de croire trop promptement à la bonne 
foi des autres , et d'accorder une confiance ti'op 
naïve aux protestations amicales de voisins puis- 
sans, qui ne se montrent jamais plus bienveiltans 
que quand ils ont le plus d'envie de trahir. Enfin 
il nous enseigne à faire une judicieuse attention 
aux opinions et aux vœux de la majorité qui , en 
temps de péril , doit être calmée et dirigée , sans 
quoi la crainte même finira par amener la révolte. 

Le vain bavardage de ses sujets fectieux , leurs 
discours désordonnés , leurs violentes résolutions^ 
leurs rodomontades contre un ennemi absent , et 



a8a HISTOIRE DE NEW-TORK. 

leur pusillanioiitë à son approche, ^vent nous 
apprendre à n'avoir que défiance et mépris pour 
ces patriotes braiHards dont tout le courage est 
dans la langue ; ils dcnvent nous avertir de répri- 
Hier cette insolence discoureuse et dépourvue de 
force réelle qui éclate trop souvent dans les asso- 
ciations populaires , et qui montre la vanité plutôt 
que le courage d'une nation. IL9 doivent enfin nous 
prémunir contre cette disposition à nous trop vanter 
de notice valeur et de nos prouesses en outrageant 
un noble ennemi. La véritable grandeur d'ame 
nous porte toujours à traiter un adversaire avec 
la civilité la plus digne et la plus scrupuleuse ; une 
conduite contraire ne fait que diminuer le méiite 
de sa victoire , et ajouter à la honte de sa défidte. 

Mais je ne m'arrêterai pas davantage sur la mul- 
titude d'excellens exemples que l'on peut tirer des 
anciennes chroniques des M anhattoes ; le lecteur 
attentif découvrira aîsém^it les fils d'or mêlés au 
tissu de l'histoire, fils qui sont invisibles aux yeux 
ternes et endormis de l'ignorance. Mais qu'il me 
soit permis, avant de terminer ces réflexions, de 
signaler l'avertissement solennel qui doit résulter 
pour nous d'événemens dont l'enchaînement im- 
perceptible &it dériver de la prise du fort Casimir 
les convulsions actuelles de notre globe. 

Prête donc attention , cher letleur , à cette pal- 



UYRE VII, châpit:\e X. u83 

pable consequence , et ne manqua pas (surtout si 
tu es roi , empereur, ou potentat quelconque) et 
la recueillir précieusement dans ton coeur. Je me 
flatte peu, cependant ^ que^^ mon ouvrage tombe 
en de telles mains 3 je connais trop bien le soin 
qu'ont les ruses ministres d'empêcher qu'aucun 
livre grave et utile de l'espèce de celuirci, se ren- 
contre jamais sur le chemin des malheureux mo- 
narques , de peur qu'ils ne le lisent par hasard et^ 
n'y apprennent la sagesse. 

Or donc , ce fut par la perfide surprise du fori 
Casimir, que les rusés Suédois jouirent d'un 
triomphe momentané , mais attirèrent sur leurs 
têtes la vengeance de Pierre Stuy vesant , qui ar- 
racha de leurs mains toute la NouveUe-Suède. 
Par la conquête de la Nouvelle-Suède, Kerre 
Stuyvesant éveilla les prétentions de lord Balti- 
more, qui en appela au cabinet britannique, le- 
quel subjugua toute la province de la Nouvelle - 
Hollande. Par ce grand exploit l'étendue entière 
de l'Amérique septentrionale, depuis la Nouvelle- 
Ecosse jusqu'auî^ Florides , tomba sous l'entière 
dépendance de l'Angletewe. Suivez maintenant ^^ 
je vous prie, les conséquences. Les colonies, jus- 
qu'alors dispersées, ét^nt ainsi consolidées par leur 
réunion , et n'ayant plus de colonies rivales pour 
les réprimer et les tenir en respect , augmentèrent 



'^84 illbTOlIlK DE NEW-YORK. 

en grandeur et en puissance, jusqu'à ce que, de- 
venant enfin trop fortes pour la mère- patrie , elles 
secouèrent ses chaînes, et, par une glorieuse ré- 
volution , se firent indépendantes. Mais la chaîne 
des conséquences ne s'arrêta pas là. Le succès de 
la révolution américaine produisit la sanguinaire 
révolution française , qui produisit à son tour le 
grand Bonaparte , fauteur de ce despotisme finan- 
çais qui a jeté le monde entier dans la confusion. 
Ainsi, ces grandes puissances ont été successive- 
ment pu nies par leurs malencemtreuses conquêtes. 
Ainsi , comme je l'ai avancé , les convulsions , les 
ixîvolutions et les désastres qui accablent aujour- 
d'hui l'humanité, viennent originairement de la 
capture du petit fort Casimir, telle que je l'ai ra- 
contée dans cette intéressante histoire. 

Maintenant, digne lecteur, avant que je prenne 
de toi un triste congé , qui doit , hélas ! être le der- 
nier ! je souhaiterais ardemment que nous nous 
séparassions dans les termes d'une cordiale amitié, 
et que tu m'accordasses un bienveillant souvenir. 
Crois donc bien que si je n'ai pas mieux tracé l'his- 
toire de cette époque patriarcale , ce n'est pas ma 
faute ! Si quelqu'un en avait fait une seulement 
aussi bonne , je n'eusse pas écrit un mot de la 
mienne. Que d'auti'es historiens s'élèvent après 
moi et me surpassent , c'est ce dont je doute peu et 



LIVRE VII, CHAPITRE X. 285 

me soucie encore moins, sachant, comme je le 
sais , que quand le grand Christovallo Colon (vul- 
gairement appelé Colomb) eut une fois fait tenir 
son oeuf sur le petit bout, chacun de ceux qui 
étaient à table avec lui purent y faire tenir le leur 
mille fois plus adroitement. S'il était un seul lec- 
teur qui pût se croire offensé par cette histoire, 
j'en serais mortellement affligé ; mais je me garde- 
rais bien de mettre en doute, ni sa pénétration en 
lui disant qu'il s'est mépris, ni son bon naturel 
en lui disant qu'il est susceptible , ni la pui^té de 
sa conscience en lui disant qu'il a peur de son 
ombre; et, certes, s'il est assez habile pour trou- 
ver une offense oii l'on n'a point eu l'intention 
d'en faire, ce serait pitié qu'on ne lui permît pas 
de jouir du bénéfice de sa découverte. 

J'ai une trop haute opinion de l'intelligence 
de mes compatriotes pour songer à leur donner 
quelqueinstruction , et j'ambitionne trop leur bien- 
veillance pour vouloir la perdre en leur donnant 
un bon avis. Je ne suis point du nombre de ces 
cyniques ^'qui méprisent le monde parce que le 
monde les méprise ; au contraire , quoique bien 
petit à ses yeux, je ne lève vers lui les miens qu'a- 
vec toute la bienveillance de ma nature, et mon 
seul chagrin est qu'il ne se montre pas plus digne 
de l'amour excessif que je lui porte. 



a86 HISTOIRE JDE NEW-YORK. 

Si, néanmoins, dans cette production histo- 
rique , fruit chetif d'une vie longue et laborieuse , 
je n'ai pas été asset heureux poui^ contenter la dé- 
licatesse du siècle, je ne puis que déplorer mou 
malheur ^ car je suis maintenant trop avancé dans 
la cariière pour avoir même l'espoirde le réparer. 
L'inexorable vieillesse a déjà fané ma tête de sa 
nage stérile ; dans peu de temps , ce cœur qui pal- 
jHte encore affectueusement (oui , cher lectem-, 
affectueusement pour toi-même), ce cœur aura 
senti se refroidir et s'éteindre cette chaleur vivi- 
fiante dont les restes l'environnent et l'animent 
encore; mais qui sait si ce fragile ensemble de 
poussière, qui , vivant , n'aura peut-être rien pro- 
duit que d'inutile, changédans la vallée en humble 
monticule , n'y fera pas naître de suaves et douces 
fleurs , pour parer mon île tant chérie de Manna- 
hata! 



FIN. 



>^%-%^»'*.%'%/^%/»'%.%>%^%/w%>%/^%^»<%%/»i^v^/» %■■%••*• %'%^»'%--v%»^'^%>m.'^%/»i^%i%,%,%«^<^%^^%,i%'^'V'» 



TABLE 



DA 



MATIÈRES œNTENUES DANS LE SECOND VOLtJMF. 



Page». 

LIVRE V. 

Contenant la première partie du règne de Peter Stuy- 
vesant et ses différends avec le conseil des Am- 
phictions. 

Chapitre premier. Dans lequel Ton toit comme quoi 
un grand homme peut mourir sans que le monde 
en soit inconsolable , et comment Peter Stuyyesant 
acquit un grand nom par la force extraordinaire de 

sa tête 1 

Chapitre ii. Montrant comment Pierre Forte-Tête 
eut à se démener, en entrant en fonctions , parmi 
les rats et les toiles d^araignées , et la dangereuse 
bévue dont il se rendît coupable dans ses procédés 

avec le conseil des amphictions 1 1 

Chapitre m. Divers calculs sur la guerre et les né- 
gociations, montrant qu'un traité de paix est une 

calamité publique • 20 

Chapitre iv. Comment Peter Stuyvesant fut outra- 
geusement calomnié par ses adversaires les Moss- 
Troopers. Sa conduite ù celle occasion 29 



a88 TABLE 

Chapitre v. Comment les habitans de New-Amster- 
ilain devinrent fameux dans les armes, et de la ter- 
rible calastrophe survenue à une puissante armée. 
Mesures que prit Pierre Stujvesant pour fortifier 
la ville. Comment il fut le fondateur de la Batterie, ^ô 

Chapitre vi. Comment le peuple de Test fut soudai- 
nement aflïigé d'un mal diabolique. Ses judicieuses 
mesures pour le détruire 5a 

Chapitre vu. Qui mentionne l'élévation et la renom- 
mée d'un vaillant commandant, et qui montre qu'u n 
homme peut, comme un ballon, ne devoir son 
importance et sa grandeur qu'au vent qui le gonfle. Gi 

LIVRE VI. 

Contenant la seconde partie du règne de Pierre 
Forte-tête et ses glorieux exploits sur la Delawarre. 

Chapitre premier. Dans lequel on donne un portrait 
martial du grand Pierre. Comment le général Von- 
PofiFenburgb se distingua au fort Casimir ^5 

Chapitre ii. Comment les secrets les plus cachés 
viennent souvent à être découverts. Conduite de 
Pierre Forte-Tête quand il connut les infortunes 
du général Von-Poffenburgh 91 

Chapitre m. Voyage de Pierre Stuyvesant sur l'Hud- 
son : délices et merveilles de cette rivière renom- 
mée 102 

Chapitre iv. Où l'on trouve la description de l'armée 
formidable qui s'assembla dans la cité de New- 
Amsterdam, l'entrevue de Pierre Forte-Tête avec 



DES MATIERES. 289 

Pages. 

le général Yon-Pofifenburgh , et les opinions de 
Pierre sur les grands hommes tombés dans Fin- 
fortune 1 15 

Chapitee V. Dans lequel l'auteur parle très-naïve- 
ment de lui-même^ après quoi on trouvera une 
histoire très-intéressante sur Pierre Forte-Tête et 
sa troupe 1 24 

Chapitre vi. Qui montre le grand avantage qu'a 
Fauteur sur son lecteur en temps de guerre , ainsi 
que divers incidens alarmans qui annoncent qu'un 
événement terrible est sur le point d'arriver i58 

Chapitre vu. Contenant la plus horrible bataille qui 
ait jamais été célébrée en vers ou en prose; ainsi 
que les admirables exploits de Pierre Forte-Têle . . \î\S 

Chapitre viii. Dans lequel Fauteur et le lecteur cau- 
sent très-sérieusement en se reposant de la bataille; 
ùi la suite de quoi on verra quelle fut la conduite 
de Pierre Stuyvesant après sa victoire iG5 

LIVRE VII. 

Contenant la troisième partie du règne de Pierre 
Forle-têle. Ses différends avec la nation britanni- 
que. Déclin et fin de la domination hollandaise. 

Chapitre premier. Comment Pierre Stuyvesant sou- 
lagea le peuple souverain du fardeau des affaires 
publiques. Diverses particularités de sa conduite en 
temps de paix 179 

Chapitre u. Où l'on voit à quel point Pierre Stuy- 
vesant fut molesté par les troupes indisciplinées de 
II. X 19 



ago TABLE DES MATIERES. 

Pagi.i. 

l'est et par les géans de Merry-Land. Comment 
le cabinet britannique conduisit une horrible con- 
spiration contre la prospérité des Manhattoes 196 

Chapitre m. De Texpédition de Pierre Stuyyesant 
dans le pays de Test, où Ton verra que, tout vieil 
oiseau qu'il était , il ne connaissait pas le piège. . . 206 

Chapitre iv. Comment le peuple de New -Amster- 
dam fut jeté dans la consternation par la nouvelle 
de l'invasion qui le menaçait , ainsi que la manière 
dont il s'y prit pour se fortifier 320 

Chapitre v. Comment il advint que le grand conseil 
des nou?eaux Pays-Bas fut miraculeusement doué 
de longues langues. Grand triomphe de l'économie. 2 26 

Chapitre vi. Dans lequel les troubles de New- Am- 
sterdam paraissent augmenter. De la bravoure , en 
temps de péril , d'un peuple qui se défend par ré- 
solution 254 

Chapitre vu. ContenCint le triste désastre d'Anthony 
le trompette. Comment Pierre Stuyvesant, comme 
un second Cromwell 9 rompit soudainement un 
autre rump parliament , 248 

Chapitre viii. Comment Pierre Stuyvesant défendit 
pendant plusieurs jours la ville de New-Amsterdam, 
par la seule force de sa tête 257 

Chapitre ix. Contenant la retraite honorable et la 
mort de Pierre Stuyvesant 268 

(Chapitre x. Reflexions de l'auteur sur ce qui a été dit. 278 



FIN DE tA table. 



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Ss 



JAN 1 1S68