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HISTOIRE
D£
NEW-YORK.
lUPRIllERIB DE U. FOORNIEA,
■«■ Di iiaii , M. 14.
. r
ro
HISTOIRE
[)\ ■■^" DE
NEW-YORK,
DEPUIS LE COMMENCEMENT DU MONDE
•
JUSQU ▲ LA Flir D£ LA OOKINATlOlf HULLàllDAUE,
COAIMAHT , MTIB ADTftU CHOSBt CURIIUflU IT IVIPIIIAITU , Lit IMOMIIAILM iliMTAXMltl
DB WiUBB-L'iaDÉcn , LU PLAMI oLSiSflBDI DB WILLIAM -LI • BOOBBO , Bf LIB BBPLOITB
rHBTALBIEBQCEB DB rlBBIBrOBTB-T&TB , LBB TBOIS COVfBtBBOII DB «BW-AMtTEBDAll : BBULB
IfllTOllI AOTHBBXiqUB OB CB TEMn Qri «IT iAXAIS ilk 00 PCIISB filBB tàUklÈ FCBLlfl.
PAR DIEDRICK KNICKERBOCKER,
AUTEUR DU SKETCH BOOK.
OUYAAGE TBADriT DE l' ANGLAIS.
TOME SECOND.
'{M»<
PARIS,
A. SAUTELET ET C' , LIBRAIRES ,
PLACr. UE LA BOURSE.
M DCCC XXVII.
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AVrell, LEMOX AMD
*iLBf « ftaNOATIOIIt.
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HISTOIRE
DE
NEW-YORK
LIVRE V.
CONTENANT LA PREMIERE PARTIE DU REGNE DE PETER STUTTE-
SANT ET SES DIFFERENDS ATEG I.E CONSEIL DES AMPHIGTIONS.
CHAPITRE PREMIER.
Dans lequel on Toit comme quoi un grand homme peut mourir sans
que le monde en soit inconsolable j et comment Peter Stuyyesant
acquit un grand nom par la force extraordinaire de sa tête.
Pour un profond philosophe comme moi , qui
sais voir clair jusque dans les moindres détails
d'un sujet dont la pénétration des gens ordinaires
ne découvre que la moitié , il n'est point de vérité
plus simple et plus manifeste que le peu d'impor-
tance de la mort d'un grand homme. Quelque
II. 1
Si HISTOIRK DE NEW-YORK.
grande idee que nous ayons de nous-mêmes , et
quelques applaudissemens que nous recevions de
la multitude , il est certain que le plus grand parmi
nous n'occupe en effet qu'un excessivement petit
espace dans le monde ; et il est également certain
que ce petit espace -là même est promptement
rempli quand notre mort le laisse vacant, ce De
quelle importance est -il , dit Pline , que des in-
dividus paraissent ou disparaissent? Le monde est
un ihéâtre dont les scènes et les acteurs changent
continuellement. )) Jamais philosophe ne dit rien
de plus exact , et je m'étonne seulement qu'une
l'emarque aussi sage soit connue depuis tant de
siècles , et que le genre humain n'en ait pas tiré
plus de profit. Le sage marche sur les traces du
sage qui l'a précédé ; le héros descend de son char
de triomphe pour faire place au héros qui vient
après lui , et on dit simplement du plus orgueil-
leux des monarques : « Il s'endormit avec ses
pères , et son successeur régna à sa place. y>
Le monde , pour dire la vérité , ne s'embarrasse
que peu de leur perte 5 si on le laissait faire , il
oublierait bientôt de la déplorer , et quoique sou-
vent toute une nation ait été figurativement bai-
gnée dans les larmes pour la mort d'un grand
homme , il y a dix à parier contre un qu'il n'en
fut pas répandu une seule à cette occasion , sauf
LIVRE V, CHA.PITRE I. 3
celles qui découlaient de la plume besogneuse d'un
pauvre auteur afTamé. C'est l'historien , le bio-
graphe et le poète , qui ont tout le fardeau de la
douleur à supporter; ce sont eux (les bonnes
âmes ) qui , comme les entrepreneurs des convois
en Angleterre , jouent le rôle de pleureurs , qui
gonflent une nation de soupirs qu'elle ne pous$a
jamais, et qui l'inondent de larmes qu'elle ne
songea jamais à répandre. Ainsi , tandis que le
poète lauréat pleure et gémit en prose et en vers,
recueillant les larmes du chagrin pubhc dans son
Uvre , comme dans une urne lacrymatoire , il est
plus que probable que ses concitoyens mangent ,
boivent , chantent , dansent , et sont aussi com-
plètement étrangers aux lamentations amères pro-
diguées en leur nom , que le sont les hommes de
paille John Doe et Richard Roe aux plaignans dont
ils se plaisent si généreusement à se porter caution .
Le plus illustre et le plus célèbre héros qui ait
jamais désolé les nations eût pu pourrir dans l'ou-
bK au mitieu des débris de sa tombe , si quelque
historien ne l'eût pris en faveur et n'eût charita-
blement transmis §on nom à la postérité j et quel-
que tracas , quelque fatigue et agitation que le vail-
lant Wîltiam Kieft se soit donnés , pendant qu'il
tenait dans ses mains la destinée de toute une colo-
nie , je doute sérieusement s'il ne sera pas redevable
1.
4 HISTOIRE DE NEW-YORK.
(le sa célébrité future à cette authentique histoire.
Sa mort n'occasiona aucunes convulsions dans
la cité de New- Amsterdam , ni dans ses environs :
la terre ne trembla pas , il ne tomba aucune étoile
du firmament , les cieux ne furent point enve-
loppés de ténèbres , comme les poètes aimeraient
à nous persuader qu'ils le furent pour la déplo-
rable mort de leur héros , ni les rochers ( cœurs
endurcis ! ) ne se fondirent en eau , ni les arbres
ne penchèrent leurs têtes dans un silencieux cha-
grin ; quant au soleil , il resta couché tout aussi
long - temps la nuit suivante , et déploya en se
levant une face tout aussi radieuse qu'il l'ait
jamais fait à pareil jour de pareil mois, soit
avant , soit depuis l'événement. Le bon peuple
de New - Amsterdam déclara , tout d'une voix ,
que Rieft avait été un petit gouverneur très-af-
fairé , très -actif et très-remuant , qu'il était a le
père de son peuple , » qu'il était « le plus noble
ouvrage de Dieu ; » que c'était un homme enfin
dont le pareil ne s'offrirait jamais à leurs yeux ,
sans compter mille autres discours polis et affec-
tueux , qui sont inévitablement répétés à la mort
de tous les grands hommes ; après quoi ils fumè-
rent leurs pipes , ne pensèrent plus au défunt , et
Peter Stuy vesant succéda à son emploi.
Peter Stuy vesant fut le dernier , et , comme le
LIVRE V, CHAPITRE I. 5
fameux Wouter -Vaii -Twiller , il fut aussi le
meilleur de nos anciens gouverneurs hollandais ;
Wouter ayant surpassé tous ceux qui l'avaient pré-
cédé , et Heter ou Piet (comme les vieux bourgeois
hollandais , toujours disposés à défigurer les noms
pour les rendre famiUers , l'appelaient communé-
ment ) n'ayant jamais été égalé par aucun succes-
seur. C'était en effet l'homme exprès formé par la
nature pour réparer la fortune désespérée de son
pays de prédilection , si les destinées , qui de
toutes les vieilles filles sont les plus puissantes
et les plus inexorables , n'eussent pas condamné
ce malheureux pays à un désordre inextricable.
Dire simplement qu'il était un héros, serait
commettre envers lui une grande injustice , car il
formait véritablement à lui seul une combinaison
de héros. Sa structure robuste et vigoureuse,
quoique décharnée, ressemblait à celle d'Ajax
Télamon , et Hercule aurait donné sa peau ( sa
peau de Uon , bien entendu ) pour avoir ses larges
épaules quand il entreprit de soulager le vieil
Atlas de son pesant fardeau. 11 l'appelait en outre
ce que Plutarque nous dit de Coriolan , terrible
comme lui par la force de son bras , non moins
que par celle de sa voix , qui résonnait comme si
elle eût passé au travers d'un tonneau j comme
lui aussi, il avait un souverain mépris pour le
6 HISTOIRE DE NEW-YORK.
peuple souverain , et son redoutable aspect aurait
suffi pour fidre trembler ses adversaires jusque
dans la moelle des os. Ces formidables qualités
extérieures étaient singulièrement rehaussées par
un avantage accidentel dont je suis surpris que ni
Homère , ni Virgile , n'aient doué aucun de leurs
héros. Cet avantage n'était rien moins qu'une
jambe de bois , seul prix qu'il eût remporté en
combattant vaillamment pour son pays , mais dont
il était si fier , qu'on l'a souvent entendu déclarer
qu'il en Élisait plus de cas que de tous ses autres
membres réunis. Il en était réellement si orgueil-
leux , qu'il l'avait fait entourer et çnjoUver d'ar-
gent , ce qui fit dire à divers historiens qu'il avait
une j ambe d'argent ( i ) .
Comme le fougueux Achille, il était un peu
sujet à de soudains accès de colère qui ne laissaient
pas d'être assez désagréables à ses £ivoris et à ses
serviteurs , dont il aidait l'inteUigence à la manière
de son illustre imitateur Pierre-le-Grand , en
graissant leurs épaules avec sa canne.
Quoique je n'aie pu parvenir à m'assurer s'il
avait lu Platon , Aristote , Hobbes , Bacon , Alge-
raou-Sydney ou Tom-^Paine, cependant il dé-
(i) F'ojrez les Histoires de MM. Josselyn et Diome.
LIVRE V, GHAPIT&f I. 7
ployait souvent dans ses actions une finesse et une
sagacité qu'on eût difficilement attendue d'un
homme qui ne connaissait pas le grec etqui n'avait
jamais étudié les anciens. Il est vrai , et je le con-
fesse avec chagrin, qu'il avait une aversion dérai-
sonnable pour tout ce qui tient aux innovations ,
et qu'il aimait à gouverner son pays d'après la plus
simple routine. Cependant il arrangeait les choses
de manière à le maintenir dans un meilleur ordre
que ne l'avait fait l'érudit Kieft , bien que ce der-
nier eût à sa disposition tous les philosophes an-
ciens et modernes pour l'aider et l'embarrasser
alternativement. Je dois avouer aussi, qu'il ne fit
que très-peu de lois , mais il veilla à ce qu'elles
fussent appuyées et maintenues de la manièi*e la
plus rigide et en même temps la plus impartiale;
et je ne sais, après tout , si la justice ne fut pas
aussi bien administrée que s'il eût eu des volumes
de sages décrets et de statuts annuellement faits
et journellement oubhés ou négUgés.
Il était réellement le véritable antipode de ses
prédécesseurs, n'ayant ni l'apathie et l'insouciance
de Walter-l'Incçrtain , ni l'agitation et la turbu-
lence de WilUam- le -Bourru ; mais c'était un
homme, ou pour mieux dire un gouverneur,
d'mie si extraordinaire promptitude et d'une si
grande détermination d'esprit, que jamais il ne de-
8 HISTOIRE DE NEW- YORK,
mandait ni n'écoutait les avis des autres , comptant
avec confiance sur sa tête seule , comme un héros
de l'antiquité l'aurait fait sur son bras , pour s'ou-
vrir une route à travers toutes les difficultés et tous
les dangers. Au vrai , il ne lui manquait pour être
un parfait homme d'état , que de voir toujours bien
les choses , car personne ne peut nier qu'il n'agit
toujours conformément à la manière dont il les
voyait , et , s'il était dénué de perspicacité , il pos-
sédait en revanche un grand fonds de persévé-r
rance. Excellente quahté ; car il est sûrement plus
honorable dans un chef de se montrer constant
et inébranlable dans l'erreur, qu'indécis et chan-
celant dans ses efïbrts pour faire ce qui est juste.
Rien n'est plus vrai que cette maxime , et elle est
digne de l'attention de tous les législateurs, petits
et grands, qui s'ébranlent à tout vent sans savoir
de quel côté ils doivent toin^ner. "LTn chef qui
agit d'après sa propre volonté est du moins certain
de se plaire à lui-même, tandis que celui qui s'ef-
force de contenter les vœux et les caprices des
autres court grand risque de ne plaire à personne.
L'horloge dont l'aiguille pointe constamment dans
la même direction est sûre de rencontrer juste
deux fois en vingt- quatre heures, tandis que les
autres peuvent marcher sans cesse et sans cesse
aller de travers.
LIVRE V, CHAPITRE I. 9
Cette vertu magnanime n'échappa pas au discer-
nement du bon peuple de New -Amsterdam; il
avait au contraire une si grande opinion de Fesprit
indépendant et de la vigueur mentale de son nou-
veau gouverneur , qu*il l'appelait généralement
Hard Koppig Piet , ou Peter-Forte-Tête. Grand
hommage rendu à son intelhgence !
Si de tout ce que j'ai dit jusqu'à présent , cher
lecteur, tu n'as pas conclu que Pierre Stuyvesant
était un vieux gouverneur , rude , inflexible ,
vaillant , coriace , fougueux , obstiné , ayant une
peau de cuir, un cœur de Uon et un courage in-
domptable, ou j'ai bien mal rendu ma pensée, ou
ton esprit est totalement dépourvu de pénétration.
Ce très-excellent gouverneur, dont je n'ai que
bien faiblement esquissé le portrait, commença
son administration le 29 mai 1647 : jour d'orageuse
mémoire et à j amais célèbre, dans tous les almanachs
du temps qui sont venus jusqu'à nous, sous le
nom de vendredi des tempêtes. Comme il était
très-jaloux de sa dignité personnelle et officielle,
son inauguration se fit avec la plus grande pompe ,
l'immense fauteuil de Wouter-Van-Tvnller étant
soigneusement réservé pour de telles occasions,
comme le siège et la pierre sacrée étaient respec-
tueusement conservés à Shone en Ecosse pour le
couronnement des monarques calédoniens.
lO HISTOIRE DE NEW-YORK.
Je ne dois pas dissimuler que cette fatale coïn-
cidence du désordre des ëlémens avec le funeste
jour de la semaine appelé jour de maïlieur , fit
profondément réfléchir , et frappa de trop justes
craintes bon nombre des habitans les plus anciens
et les plus éclairés. . . . Plusieurs même du sexe le
plus sage, connus d'ailleurs pour leur habileté
dans les mystères de l'astrologie et de la divina-
tion, déclarèrent positivement que cette double
circonstance était le présage d'une administration
désastreuse. Prédiction qui ne fut que trop dou-
loureusement vérifiée , et qui prouve incontesta-
blement combien il est sage de croire à ces avis
surnaturels que nous donnent les rêves , les visions,
le vol des oiseaux , la chute des pierres ou le cri
des oies , toutes choses qui inspiraient une si grande
confiance aux sages de l'antiquité : comme aussi les
éclipses de lune , les étoiles qui filent , les hurle-
mens des chiens et le pétillement des chandelles ,
augures soigneusement notés et interprétés par les
sybilles de nos jours, qui, selon mon humble opi-
nion, sont les héritières et les conservatrices de
l'ancienne science de la divination. Ce qu'il y a de
très-certain c'est que le gouverneur Stuyvesant
prit les rênes de l'état à une époque de troubles j
au moment où les ennemis s'assemblaient et me-
naçaient au dehors, où l'opposition et l'anarchie
UVRE V, CHAPITRE I. Il
régnaient sourdement au dedans , où l'autorité de
leurs hautes puissances les membres des états-
généraux , quoique basée sur l'inmiense fonds
d'inoîTensive imbécillité hollandaise y quoique
soutenue par l'économie et défendue par des dis-
cours, des protestations et des proclamations,
chancelait cependant jusque dans sa base ; au mo-
ment enfin où la grande cité de Wew- Amsterdam ,
quoique protégée par ses pavillons , ses trompettes
et ses mouhns à vent , semblait , comme quelques
beauté d'une vertu &cile , n'attendre qu'une
attaque pour se rendre au premier envahisseur.
CHAPITRE II.
Montrant comment Pierre-Forte-Té te eut à se démener, en entrant
en fonctions, parmi les rats et les toiles d^araigne'es , et la dan-
gereuse bëyue dont il se rendit coupable dans ses proce'dés avec
le conseil des amphictions.
JLiES premières actions du valeureux Pierre, en
prenant les rênes du gouvernement , montrèrent
la magnanimité de son caractère, et ne laissèrent
pas cependant de causer beaucoup d'étonnement
et de trouble parmi le peuple des manhattoes.
Se voyant constamment aiTeté par l'opposition et
la HISTOIRE DE NEW- YORK.
contrecarré par son conseil privé , dont les mem-
bres avaient contracté , pendant le règne précé-
dent , la déraisonnable habitude de penser et de
parler par eux-mêmes , il résolut enfin de mettre
un terme à de si horribles abomination. A peine
donc fut -il entré en fonctions, qu'il destitua les
intrigans qui composaient le conseil factieux de
William-le-Bourru, et prit sur lui de choisir, pour
les remplacer, des conseillers parmi ces corpu-
lentes, soporifiques et respectables familles qui
avaient brillé et sommeillé sous le règne paisible
de Walter-FIndécis. Il leur fournit une quantité
prodigieuse de belles et longues pipes , et les régala
de fréquens dîners de corporation , les exhortant
à fumer, manger et dormir pour le bien de la na-
tion , tandis qu'insupporterait lui seul tout le far -
deau du gouvernement , arrangement auquel ils
donnèrent tous une joyeuse adhésion.
11 ne s'arrêta pas là , il bouleversa d'une manière
épouvantable les inventions , voies et moyens
de son savant prédécesseur; renversant ses pa-
villons, démolissant ses mouUns à vent, qui,
comme d'immenses géans , gardaient les remparts
de New - Amsterdam , jetant au diable sa bur-
lesque artillerie , arrachant ses potences^ où l'on
suspendait de misérables vagabonds par la cein-
ture , en un mot , mettant sens dessus dessous
LIVRE V, CHAPITRE II. l3
l'entier système d'économie , de politique et de
moulins à vent de l'immortel sage de Saardam.
L'honnête peuple de Ne w - Amsterdam com-
mença alors à trembler sur le sort de son incom-
parable champion Anthony le trompette , que ses
Êivoris et son instrument avaient mis prodigieu-
sement en faveur près des femmes. Pierre-Forte-
Tête se le fit amener , et , le regardant quelques
instans de la tête aux pieds d'un air qui aurait
feit trembler tout autre que ce fier trompette ,
c( Ton nom , je te prie ? ton état ? — Monsieur , ré-
pondit l'autre sans la moindre épouvante , quant
à mon nom , je m'appelle Anthony Van-Corlear;
quant à ma Êimille , je suis le fils de ma mère ;
quant à ma profession , je suis à la fois le cham-
pion et la garnison de cette grande cité de New-
Amsterdam. — Je soupçonne fort , dit Pierre
Stuyvesant, que tu n'es qu'un misérable mar-
chand de pommes ; comment es-tu parvenu à la
haute dignité et aux honneurs dont tu jouis? —
Mon dieu ! monsieur, répliqua Anthony, conune
beaucoup de grands honunes avant moi, en me
servant à moi-même de trompette. — Oui-dà ! tu
le prends sur ce ton-là , dit le gouverneur ; allons ,
donne-nous un échantillon de ton.talent.)) Là-des-
sus Anthony mit son instrument à sa bouche , et
sonna une charge avec un si épouvantable bruit ,
1 4 HISTOIRE DE NEW-YORR.
tant de doubles croches et d'interminables ca-
dences , qu'elle aurait suffi pour feire rendre Fame
à ceux qui l'auraient entendue d'un mille de dis-
tance. Ainsi qu'un valeureux cheval de bataille
dresse les oreilles , hennit , frappe du pied et s'en-
flamme si, tandis qu'il joue en liberté dans une
plaine solitaire , le hasard lui Ëiit entendre les sons
d'une musique guerrière ; ainsi l'ame héroïque du
vaillant Pierre s'enflamma en entendant le son
perçant de la trompette, car on pouvait dire de
lui, avec vérité, ce qui est raconté du fameux
saint Georges d'Angleterre , « il n'y avait rien
« dans le monde qui réjouît autant son cœur
a que l'agréable bruit de la guerre et que la vue
«de soldats brandissant leurs armes d'acier.»
Jetant donc un regard plus bienveillant sur le
vigoureux Van-Corlear , et voyant que c'était un
gaillard de bonne mine, d'un esprit fin, quoique
d'une grande discrétion, et d'une prodigieuse force
de poumons, il conçut tout d'abord une grande
inclination pour lui , et le débarrassant du devoir
fatigant de défendre et d'alarmer la ville avec sa
trompette en même temps qu'il lui servait de gar-
nison , il le garda désormais auprès de sa personne
comme soii principal fevori ,. son envoyé privé et
son écuyer de confiance; au heu de troubler le
repos de la cité par ses eflroyables sons , dh lui ap-
LIVRE V, CHAPITRE II. l5
prit à jouer de manière à charmer les oreilles de
monsieur le gouverneur pendant ses repas , comme
faisaient jadis les ménestrels dans les jours glorieux
de la chevalerie , à régaler celles du peuple , dans
les occasions de rejouissances publiques , par sa
mélodie guerrière, et à le maintenir ainsi dans
des dispositions nobles et martiales.
Le gouverneur fît encore maints autres change-
mens et réformes, soit en bien soit en mal, dont
il me serait difficile maintenant de donner les dé-
tails; il suffit de dire qu'il s'airangea bientqt de
manière à feire sentir au pays qu'il y était maître ,
et traita le peuple souverain avec une rigueur si
tyrannique, que n'osant plus ni parler, ni sortir,
chacun fiit réduit à s'occuper , chez soi , de ses af-
faires ; plus de querelles de parti , plus de distinc-
tions , tout cela fut presque oublié , et l'on vit bon
nombre de tavernes et de cabarets passer , faute
,de chalands , de l'état le plus prospère à la ruine la
plus complète.
A la vérité l'état critique des affaires publiques ,
à cette époque, demandait la plus grande vigilance
et la plus extrême prconptitude : le formidable
conseil des amphictions , qui avait causé tant de
tribulations à l'infortuné Kieft , continuait encore
à augmenter ses forces et menaçait d'attacher
toutes les grandes principautés et puissances de
1 6 , HISTOIRE DE WEW-TORK.
l'est à son parti. Dans l'année même qui suivit
l'installation du gouverneur Stuyvesant, une
grande deputation partit de la ville de Providence,
(célèbre par la saleté de ses rues et la beauté de
ses femmes) , demandant à être admise dans la
ligue , en considération de la puissante plantation
de Rhode-Island.
Dans certaines archives de cette assemblée de
preux , qui sont venues jusqu'à nous , on trouve
la mention suivante de cette supplique (i).
<(,M. Will Cottington et le capitaine Partridg
<( de Rhode -Island présentèrent la requête ci-
ce jointe aux commissaires délégués...
(c La présante requaîte et démarche en faveure
(( de Rhode-Island a pour butte que nous, habitens
(( de Rhode-Island , puissiont être agrégés à toutes
(des provinces unies de la Nouvel -Angleterre
ce dans une ligue forte et perpétuelle, oflansive et
ce défensive , d'amitié et de bons offices , d'avis
« mutuelles et de secoure , dans toutes les oeca-
cc sions justes pour notre sûrté et prospérité mu-
cc tuel , ect. »
Will Cottington ,
ÀLIEXSANDER PaRTRIDG.
(i) Haz. Coll. de papiers d'état.
LIVRE V, CHAPITRE II. 17
On ne peut disconvenir qu'il n'y ait, dans l'as-
pect même de ce document , quelque chose qui
dispose involontairement à la crainte. Le nom
d'Alexandre, quelque mal orthographié qu'il soit,
n'en a pas moins été un nom belUqueux dans
tous les siècles , et , quoique les idées de guerre
et de violence qu'il rappelle soient en quelque
sorte adoucies par son association avec l'aimable
nom de famille Partridge ( i) , cependant , conune
la couleur écarlate , il a une très -grande affinité
avec le son de la trompette j quoi qu'il en soit ,
d'après le style de la pièce et la sodatesque igno-
rance de l'orth(^raphe qu'a montrée le noble
capitaine Alicxsander Partridge , en écrivant son
propre nom , nous pouvons nous figurer ce for-
midable homme de Rhodes, invincible sous les
armes , valeureux dans les camps et aussi savant
que s'il avait Êdt ses études au miHeu des habi-
tans civihsés et instruits de la Thrace qui , comme
Aristote nous l'assure , ne savaient pas compter
au-delà de quatre.
Quel que pût être l'^pect menaçant de cette
confédération ,Pierre Stuyvesant n'était pas homme
à rester dans un état d'incertitude et de vague ap-
(1) Perdrix.
II.
1 8 HISTOIRE DE NEW-YORK.
préhension. Il n^aimait rien tant que de foire
face au danger et de le prendre au toupet comme
l'occasion ; aussi , déterminé comme il Pétait à
mettre fin à tout ce misérable maraudage sur les
frontières , il dépêcha au grand conseil deux ou
trois lettres catégoriques , qui , pour n'être écrites
ni en mauvais latin , ni avec de belles figures de
rhétorique sur les loups , les agneaux , les abeil-
les, etc. 9 n'en eurent pas moins un effet bien su-
périeur à celui qu'auraient pu faire en masse
toutes les épîtres , protestations , et proclamations
élaborées de son savant prédécesseur. En consé-
quence de ses pressantes propositions , la grande
confédération de l'est consentit à cesser défini-
tivement les abus et à fixer les limites de sorte
qu'une paix heureuse et perpétuelle s'ensuivit
entre les deux puissances. En conséquence, le gou-
verneur Stuy vesant députa deux ambassadeurs
pour négocier avec les conunissaires nommés par
le grand conseil de la ligue , et un traité fut so-
lennellement conclu à Hartford. Toute la nation
fut au comble de l'enchantement en recevant la
nouvelle de cet heureux événement; la trom-
pette du vigoureux Van-Corlear fit entendre
toute la journée son joyeux vacarme du haut des
remparts du fort Amsterdam , et le soir , la ville
fut magnifiquement illuminée avec deux cents
LIVRE V, CHAPITRE II. ig
cinquante chandelles , auxquelles on ajouta un
baril de goudron , qui fut brûlé devant la maison
du gouverneur en réjouissance de l'heureux as-
pect des affaires publiques*
Maintenant mon digne lecteur se félicite sûre-
ment comme le grand et bon Pierre , en pensant
que sa sensibilité ne sera plus blessée des afiligeans
détails de chevaux volés, de têtes cassées, de
cochons confisqués, et du catalogue entier de
cruautés à fendre le cœur qui déshonorèrent
cette guerre de frontières. Mais s'il nourrit un
tel espoir , c'est une preuve qu'il n'est que peu
versé dans les détours diplomatiques des cabinets :
pour le convaincre de cette vérité , je solKcite son
attention sérieuse au chapitre suivant , dans le-
quel je lui prouverai que Pierre Stuyvesant a
déjà conmiis une grande erreur en poUtique , et
qu'il a, en &isant la paix, hasardé matériellement
la tranquilHté du pays.
a.
aO HTSTOIRE DE NEW-YORK.
CHAPITRE III.
Divers calquls sur la guerre et lès nëgociatious , montrant qu^un
traité de paix est une calamité publique.
C^ÉTAiT Fopinion du poète philosophe Lucrèce,
que la guerre était l'état originel de Thonune , il
décrivait celui-ci comme étant primitivement
une bête sauvage engagée dans un état constant
d'hostilité avec sa propre espèce , et dont la so-
ciété seule avait adouci et amélioré l'esprit féroce.
La même opinion a été soutenue par Hobbes ( i ) ,
et il n'a pas manqué d'autres philosophes pour
l'admyettre et la défendre.
Quant à moi , quoique excessivement pas-
sionné pour ces estimables théories â poliment
flatteuses pour l'espèce humaine, cependant , dans
cette circonstance , je suis disposé à séparer la
proposition par la moitié, croyant avec Horace (2),
(1) Hobbes' Leyiathan. Part. 1, chap. i5.
(2) Quum prorepserunt primis animalia terris ,
MutumetturpepecuSj glandem atque cubilia propter,
\
k
IJVRE V, CHAPITRE TH. ai
que quoique la guerre puisse avoir été originai-
rement l'amusement favori et le constant emploi
de nos prédécesseurs , néanmoins , comme beau-
coup d'autres excellentes habitudes , cette disposi-
tion, loin de s'affaiblir , a été cultivée et confirmée
par le raffinement et la civilisation, et qu'elle
augmente dans une exacte proportion , avec les
pas que nous faisons vers l'état de perfection nec
plus ultra de la philosophie moderne.
Le premier conflit entre l'homme et son sem-
blable , fut la simple manifestation de la force
physique , dénuée du secours d'armes auxiUaires.
Son bras fut son boucher , son poing sa massue ,
et une tête cassée la catastrophe de son combat.
La lutte d'hommes abandonnés à leurs forces,
fut suivie de celle , plus dangereuse , d'hommes
armés de pierres et de bâtons , et la guerre
prit alors un aspect sanguinaire. A mesure que
l'homme avança dans la civilisation , que ses Êi-
cultes intellectuelles s'étendirent , et que sa sensi-
biUté fut plus exquise 9 il devint rapidement plus
industrieux , et plus habile dans l'art de tuer ses
Unguibus et pugnis, dein fustibus, atque îta porro
Pugnabant armis, quœ post fabricaverat usus.
HoA. Sut, 1. 1 . 8. 3,
•J 2 HISTOIRE DE NEW-YORK.
semblables , il inventa mille moyens de défense
et d*attaque; le casque, la cuirasse, le bouclier,
Pépée , le dard et la javeline , lui fournirent les
nloyens d'éviter la blessure , aussi-bien que de la
Élire ; bientôt se pressant encore en avant dans
la carrière des inventions philanthropiques, il
étend et augmente ses moyens d'attaque et de
défense. Le bélier , le scorpion , la balliste , la
catapulte, ajoutent à l'horreur de la guerre, aussi-
bien qu'à son importance, et augmentent sa gloire
en augmentant son danger. Cependant , insa-
tiable^ quoique armé de machines qui semblaient
atoir atteint les Umites d'une invention destruc-
tive , en foumis^nt des moyens de destruction
capables d'assouvir la vengeance elle-même,
Phomme feit encore de plus profondes recher-
ches dans ce diabolique ârcana ; il fouille avec un
zèle furieux les entrailles de la terre , il en com-
bine les sels et les minéraux homicides ; la sublime
découverte de la poudï*e à canon éclate enfin dans
le monde , et , pour couronner l'œuvre , l'art
épouvantable de combattre par proclamations
sembla douer le démon de la guerre des attributs
divins de la toute-puissance et de l'ubiquité !
Voilà ce qui est réellement grand ! voilà ce qui
prouve l'excellence de l'esprit humain ! voilà ce
qui révèle enfin ce divin attribut de la raison ,
LIVRE V, CHAPITRE III. ft 3
qui nous distingue si éminemment des animaux
nos inférieurs ; privée de nos lumières , la brute
se contente de la force naturelle que lui a départie
la Providence ; le taureau en furie frappe de la
tête et des cornes , comme faisaient ayant lui ses
ancêtres ; le lion , le léopard et le tigre , satisfont
leur rage sanguinaire , avec leurs dents et leurs
griffes; l'artificieux serpent, lui-même, lance
tout simplement le même venin, emploie les
mêmes ruses que son aïeul, ayant le déluge.
L'homme seul , doué d'un esprit inventif, avance
de découverte en découverte , étend et multiplie
ses moyens de destruction, s'arroge jusqu'aux
armes redoutables de la Divinité, et s'associe toute
la création pour détruire le ver son semblable.
A mesure que l'art de faire la guerre s'est
étendu, celui d'entretenir la paix s'est perfectionné ;
et comme nous avons découvert , dans ce siècle
d'inventions et de merveilles , que les proclama-
tions sont le plus puissant moteur de la guerre ,
nous avons découvert également le moyen non
moins ingénieux d'entretenir la paix par de per-
pétuelles négociations.
Un traité, donc , ou, pour parler plus correcte-
ment, une négociation, suivant l'acception que
(les diplomates profonds et versés dans cette ma-
tièrc donnent à ce mot , un traité n'est plus une
^4 HISTOIRE DB ITEW^TORK.
tentative faite dans la volonté d'accommoder les
différends, de fixer les droits respectif, et d'éta»
blir un juste échange de bons offices ; mais un
assaut d'habileté entre deux puissances pour sa-
voir à qui l'emportera sur l'autre , c'est un adroit
effort pour obtenir, par de pacifiques manœuvres
et par l'astuce des cabinets , ces mêmes avantages
qu'une nation aurait autrement remportés par la
force de ses armes j à peu près conune un con-
sciencieux voleur de grand chemin s'amende et
devient citoyen paisible et recommandable s'il se
contente d'escroquer à son voisin le bien dont
auparavant- il se serait emparé à force ouverte.
£n effet , le seul moment où deux nations puis-
sent être considérées comme dans un état de par-
£dte union , est celui où une négociation est en-
tamée et où l'on met un traité sur le tapis , alors ,
quand aucune stipulation n'est Êdte, quand la
volonté ne connaît aucunes bornes , aucunes h
mites précises qui puissent éveiller la captieuse
défiance qui fsdt partie de notre nature ; quand
chaque parti a quelque avantage à attendre et à
espérer du parti contraire , alors les deux nations
sont merveilleusement gracieuses et bienveillantes
l'une pour l'autre , leurs ministres se montrent
mutuellement la plus haute estime, faisant un
échange réciproque de billets doux , de discours
LIVRE y, CHAPITRE III. • a5
fleuris , se complaisant dans ces petites agaceries ,
ces petites coquetteries diplomatiques qui cha-
touillent si merveilleusement Famour-propre des
nations respectives. Ainsi on peut dire d'une ma-
nière paradoxale , qu'il n'y a jamais plus d'accord
entre deux nations que lorsqu'il existe un peu
de mésintelligence entre elles, et que, tant qu'elles
ne s'entendent pas encore , elles s'entendent réeU
lement le mieux du monde.
Je ne prétends nullement réclamer le mérite
de cette découverte, long-t^nps certains cabinets
fort éclairés l'ont mystérieusement , mais très-po-
sitivement mise en œuvre , et elle a été secrète-
ment extraite , comme diverses autres recomman-
dables théories , du recueil de Ueux communs d'un
illustre législateur , membre du congrès , et qui a
possédé la confiance illimitée des principaux ad-
ministrateurs de départemens. On peut attribuer
à ce principe l'étonnante habileté avec laquelle,
depuis peu d'années , les négociations ont été pro-
longées et interrompues. De là l'adroite mesure
de nommer pour ambassadeur quelque diplomate
chicaneur , habile dans l'art des délais , des so-
phismes et des équivoques, et expert dans la
science de rétorquer un argument ; ou quelque
potitique sans cervelle, dont les erreurs et les mé-
piises servent d'apologie au refus que l'on fait de
26 HISTOIRE DE NEW-TORR
ratifier ses engagemens. De là aussi ce moyen
plus sûr encore et si fort en faveur dans notre
gouvernement , d'envoyer une couple d^ambas-
sadeurs, qui, ayant chacun une volonté indivi-
duelle à consulter , un caractère à établir et des
intérêts à considérer, sont à peu près aussi faciles
à concilier que deux amans qui se disputent une
maîtresse, deux chiens un os, et deux gueux dé-
guenillés une paire de culottes neuves. Cette més-
intelligence engendre continuellement des délais
et des difficultés , par suite desquels la négociation
marche tellement comme sur des roulettes , qu'il
y a peu d'apparence de la voir jamais s'arrêter à
une conclusion. Rien n'est perdu par ces délais et
ces obstacles , si ce n'est le temps 5 et en négocia-
tions, d'après la théorie que j'ai exposée, autant
•
de temps perdu , autant de temps gagné : combien
l'économie politique abonde en admirables para-
doxes !
Tout ce que j'ai avancé est si notoirement vrai ,
que je rougis presque de gaspiller le temps de mon
lecteur en traitant un sujet qui n'a pu manquer
de lui sauter souvent aux yeux. Mais la propo-
sition sur laquelle je voudrais plus sérieusement
appeler son attention est celle-ci : que quoiqu'une
négociation soit la plus séduisante de toutes les
transactions poUtiques, néanmoins un traité de
LIVRE V, CHAPITRE III. 27
paix est une véritable calamité publique , et l'une
des plus abondantes sources de guerre.
J'ai rarement vu d'exemple de contrats parti-
culiers entre individus qui n'eussent produit des
jalousies , des disputes , et souvent même de com-
plètes ruptures. Je ne sache pas davantage qu'il ait
jamais existé un traité entre deux nations , sans
que ce traité même ne fût une occasion perpé-
tuelle de mésintelligence. Combien n'ai -je pas
connu de dignes voisins de campagne qui, aptes
avoir vécu en paix et en bonne intelligence pen-
dant des années , ont été jetés dans un état de mé-
fiance, de chicane et d'animosité par quelque
convention mal étabUe concernant des chutes
d'eau , des bestiaux mis en fourrière, et les Umites
respectives de leur propriété. Combien de nations
bien intentionnées , et qui seraient restées dans un
état constant de bienveillance l'une envers l'autre,
en sont venues à guerroyer pour l'mfraction ou la
mauvaise interprétation d'un traité qu'elles avaient
eu la lûalheureuse idée de conclure pour conso-
Kder leur amitié respective.
Tout ce qu'on peut dire de mieux d'un traité ,
c'est qu'il est respecté aussi long-temps que l'in-
térêt requiert son accomplissement ; par consé-
, quent il n'est véritablement obUgatoire que pour
le parti le plus faible , ce qui signifie qu'il n'est
28 HISTOIRE DE NEW-YORK.
point obligatoire du tout. Aucune nation ne se
jettera étourdiment dans une guerre contre une
autre nation , si elle n'y trouve pas son avantage;
conséquemment , elle n'a point besoin qu'un traité
vienne mettre un frein à sa violence ; et, si son
intérêt la pousse à faire la guerre , je doute fort ,
d'après ce que j'ai vu de l'équitable conduite des
cabinets , qu'on pût former entre elles un lien assez
étroit pour que l'épée ne puisse passer au travers.
Je parierais même , dix contre un , que le traité
lui-même serait la véritable source à laquelle on
aurait recours pour trouver un prétexte d'hosti-
lités.
Ainsi donc j'en conclus que , quoique la meil-
leure de toutes les politiques pour une nation soit
de s'entretenir dans un état constant de négociations
avec ses voisins, néanmoins c'est pour elle le
comble de la folie de se laisser entraîner à faire
un traité ; car alors elle peut s'attendre aux in-
fractions, aux remontrances, aux altet*cations ,
aux représailles , aux récriminations, et finalement
à une guerre ouverte. En un mot , une négociation
peut être comparée à la cour que l'on fait à une
femme, c'est un temps de douceurs , de galanterie,
d'yeux doux et de séduisantes caresses j mais le
traité , comme le mariage , est le signal des hosti-
lités.
LIVRE V, CHAPITRE IV. îiQ
CHAPITRE IV.
Gomment Peter Stuyvesaot fut outrageusement calomnie par ses
adyersaires les Moss-Troopers. Sa conduite à cette occasion.
Si mon intelligent lecteur ne s'est pas un peu
embrouille dans le cours de raisonnemens de mon
dernier chapitre , il verra sûrement , d'un coup
d'œil , que le valeureux Pierre , en concluant un
traité avec ses voisins de l'est , se rendit coupable
d'une déplorable erreur et d'une grande hétéro-
doxie en politique. On peut avec justice attribuer
à cette malheureuse convention le grand nombre
d'infractions , d'altercations , de négociations et de
disputes , qui survinrent ensuite entre cet irrépro-
chable potentat et l'ombrageux conseil des Amphic-
tions. Ces altercations ne troublèrent pas peu la sé-
rénité originelle des bons bourgeois de Mannahata ;
mais elles furent réellement si pitoyables dans leur
nature et leurs effets , qu'elles ne sauraient se flatter
d'être mentionnées par un grave historien auquel
tout ce qui n'est pas chute d'empires ou révolution
des mondes semble indigne de son temps et de
ses pages sacrées.
3o HISTOIRE DE NEW-YORK.
■
Ainsi , quoique je dédaigne de gaspiller en vains
détails un temps dont mon front sillonné de rides
et ma main tremblante m'apprennent la valeur ,
il est bien convenu entre mon lecteur et moi que,
pendant tout le temps où l'immortel Pierre fut
occupé des épouvantables et sanglantes contesta-
tions que je raconterai brièvement, les Moss-
Troopers du Connecticut se livrèrent à une suite
continuelle de petites et misérables escarmouches,
de pitoyables querelles et d'insolens maraudages
sur la frontière de l'est. Mais , comme ce miroir
de la chevalerie , le sage et valeureux Don Qui-
chotte, j'abandonne ces puériles contestations à
quelque futur Sancho Pança d'historien , tandis
que je réserve mon courage et ma plume pour des
exploits d'une plus grande importance.
Le traité conclu , l'illustre Pierre crut que ses
travaux étaient enfin terminés du côté de l'est ,
et qu'il ne lui restait rien de plus à faire qu'à s'oc-
cuper de la prospérité intérieure de sa bien-aimée
Mannahata. Il se plaisait , malgré sa grande mo-
destie , à se vanter d'avoir à la fin fermé le temple
de Janus , et il ajoutait même que si tous les sou-
verains ressemblaient à quelqu'un qu'il ne nom-
mait pas , jamais on ne le verrait se rouvrii\ Mais
l'exaltation du digne gouverneur fut mise à une
prompte épreuve, car à peine le traité était -il
LIVRE V, GHA.PITIIC IV. 3 1
conclu , à peine l'encre en était-elle séchée sur le
papier , que le fourbe et insolent conseil de la ligue
chercha un nouveau prétexte pour rallumer le
flambeau de la discorde.
Il semble qu'il soit dans la nature des confédéra-
tions, des répubhques et autres puissances du genre
féminin , de caresser certains soupçons , de se
complaire dans certaines terreurs paniques absolu-
ment féminines. Elles ne resseml^lentpas mal à ces
bonnes dames dont la vertu peu robuste tremble
sans cesse de voir entacher ou séduire sa vii^ale
pureté , et qui sont prêtes à crier au rapt ou au
meurtre dès qu'un homme les touche du bout du
doigt , ou se permet de les regarder en face , de
même , dans leur susceptibilité vétilleuse , ces
pauvres constitutions sont pour leur honneur dans
des transes perpétuelles j chaque mesure vigou-
reuse leur semble un viol , chaque état monar-
chique du genre masculin qui les avoisine leur
semble un séductisur qui les enveloppe de pièges ,
et il n'est pas de jour où elles ne découvrent quel-
que trame infernale qui nç tendait à rien moins
qu'à les trahir , les déshonorer et les perdre de
réputation.
S'il était besoin de quelques preuves à l'appui
de cette vérité , je citerais la conduite d'une cer-
taine répubUqu^ moderne : écoutez la bonne
39 HISTOIRE DE NrW*YORK.
dame ! que de complots n'a- 1- elle jpas déjoués?
que de fois n'a-t-elle pas vu pousser sa veitu sur
les bords de Pabîme? quelle jalouse rancune ne
garde-t-elle pas à ce bon vieux royaume d'Angle-
terre , qui , à l'en croire , n'a jamais cessé de ma-
chiner contre son honneur , quoique , en mon
ame et conscience , je regarde ce brave et honnête
vieillard comme incapable de nourrir contre elle
l'ombre d'une mauvaise pensée. Eh bien ! j'ai pour-
tant vu plus d'une fois cette prude timorée faire
d'amoureuses agaceries à ce mauvais sujet de Bo-
naparte , à ce grand enjôleur de vertus nationales
qui , au vu et au su de tout le monde , a détruit
autour de lui tous les empires et mis à mal toutes
les républiques ; mais c'est chose convenue , et ces
gamemens seront toujours en laveur auprès des
dames.
Je demande pardon à mes lecteurs de toutes
mes digresâons , et je vais m'efforcer de justifier ,
autant que possible , par l'application , les précé-
dentes remarques. En l'année i65i , Pierre l'im-
maculé , le cœur-de-lion , le type de l'honneur ,
fut accusé , dit -on , par la grande confédération
de l'est d'avoir secrètement essayé, par divers
dons et promesses , de pousser les Indiens du Nar-
raganset , du Mohaque et du Pequot , à surprendre
dans leurs établissemens et à massacrer les Yaii-
LIVRE V, CHAPITRE IT. 33
keesj «car 9 comme le conseil le fit scandaleuse-
ce ment observer, les Indiens à quelques cents milles
<c de circonférence semblaient avoir copieusement
<(bu à la coupe des Manhates, et y avoir puisé
<( avec l'ivresse leur haine contre les Anglais , qui
a n'ont pourtant jamais cherché que le bien de
« leurs âmes et de leurs corps. »
L'histoire ne nous dit pas comment cet impor-
tant complot vint à la connaissance des Amphic-
tions , s'il leur fut franchement et honnêtement
vendu , ou s'ils en durent la découverte à un heu-
reux hasard ; il est certain toutefois qu'ils inter-
rogèrent plusieurs Indiens qui tous attestèrent le
fait et le jurèrent aussi résolument que l'eût pu
fidre aucun soldat chrétien , et que , pour être plus
sûr de leur véracité , le sage conseil se rappelant
un vieux proverbe , trop usé pour que j'aie besoin
de le citer , avait d'abord pris soin de les griser
complètement.
Ma^é tous les torts que peut reprocher aux
Yankees de cette époque la famille dont je suis
descendu (car mon bisaïeul , après s'être vu voler
par eux deux bœufs et son meilleur bidet, eut
encore les yeux pochés et le nez cassé dans une
de ces guerres de frontières , et mon grand-père ,
alors enfant , fut enlevé aux cochons qu'il gardait
pour être outrageusement fouetté par un grand
II. 3
34 HISTOIHB DE NEW- YORK.
flandrin de maître d'ëcole du Ckmnecticut), malgré
tous ces torts , dîs-je , j'aurais consenti à pardonner,
j'aurais puenserelir tant de maux dansun généreux
oubli , j'aurais pu souflrir même que les Yankees
eussent impimément cassé la tête d'ËTert-Ducking,
' chassé à coups de pied le courageux Jacob Van-
Curlet et son régiment déguenillé, mis tous les
cochons en fourrière et dépeuplé tous les pou-
laillers de la terre ; mais cette indécente accusa-
tion contre un des plus braves et des [dus irr^ro-
chables héros du temps moderne est trop criante
pour qtie je puisse la digérer , elle a épuisé tout à
la fois la longaninnté de l'historien et la patience
du Hollandais.
Oui , lecteur , ils mentaient ! ils mentaient in-
dignement , je le jure ! et si tu as quelque considé-
ration pour ma parole , si l'immuable caractère de
véracité , dont j'ai tâché de ne point me départir
dans le cours de cet ouvrage, est de quelque poids
à tes yeux , tu n'ajouteras pas foi à cette abomi-
nable imposture^ je te le jure sur mon honneur,
sur mon immortelle renomma , non -seulement
le valeureux iHerre Stu3rvesant fut innocent de
cette basse conspiration, mais, plutôt que de
chercher à détruire ses ennemis par tout autre
moyen qu'une guerre franche et généreuse, il eût
'souffert que son bras droit , que sa jambe de bois
LIVRE V, C0APITa£ IV. 3]^
elle-même ^ consumassent lentement dans ci'in^Jii^-
tinguibles flammes. Maudits soient les mépnsabtes
espions, les yUs délateurs qui complotèr^t de
souiller son honorable nom par une imposture
semiblable.
Pierre Stuyvesant, quoiqu'il n'eût peut-atrf
jamais entendu parler de chevaliers errans ^ avait
né^mmoios un coeur aussi véritablement chevale-
resque qu'aucun de ceux, qui aient jamais palpite
à la table ronde du roi Arthur. A travers ses ma^
nières un peu rude^ perçait une nature si noble,
june loyauté si franche , qu'il était impossible d'y
méconnaître l'amie d'un héros ; car c'était réd-
leipent un héros de chevalerie créé d'un seul jçft
par la nature ; et quoiqu'elle n'eût pris aucun soin
ultérieur pour finir et perfectionner son ouvrage,
il n'en offrait pas moins un miracle vivant de sa
toute-puissance.
Mais pour parler sans figures (&ute en niati^res
historiques que j'évite particulièrement de com-
mettre ) , l'illustre Pierre possédait à un émiuiçnt
d^ré les sept nobles et célèbres vertus de la che-
valerie i or , comme il n'avait jamais çonsjLdté les
auteurs dans la culture et le perfectionpement de
sc^ esprit , je crois véritablement qu'elles y avaient
été imj^Untées par dame nature elle-memei et
qu'elles y florissaient parmi ses âpre$ qyaljiM^^
3.
36 HISTOIRE DE NEW-TORK.
ocmime autans de fleurs sauvages qui percent et
prospèrent à travers les crevasses d'un dur rocher.
Tel était Pierre Forte-Tête : et si mon admiration
pour lui a , dans cette occasion , entraîné mon
style au-delà de la sage gravité qui convient au la-
borieux historiographe , la seule excuse que j'en
puisse donner est que , quoique Hollandais à tête
grisonnante , quoique descendu presque au pied de
la montagne de la vie , je conserve encore quelque
étincelle de ce feu* céleste qui brille dans les
yeux de la jeunesse quand elle contemple les
vertus et les exploits de la vieillesse vénérable.
Bénisoit,troisfois, neuf fois,..* béni soit à jamais le
bon saint Nicolas , de ce que j'ai échappé à l'in-
fluence de cette froide apathie qui trop souvent
glace toute sympathie chez le vieillard , et , telle
qu'un mauvais génie , s'empare de toutes les ave-
nues du cœur pour en repousser tout sentiment
généreux, toute étincelle d'enthousiasme.
Au preinier bruit de cette infâme accusation
contre son honneur , Pierre Stuy vesant prit une
résolution faite pour illustrer tout chevalier, eût-
il su par cœur la bibUothèque de Don Quichotte;
ildépêcha immédiatement, comme héraut d'armes,
auprès du conseil amphictionique , son vaillant
trompette et écuyer Anihony-VanCorlear, avec
ordre de courir jour et nuit ; il leur reprochait ,
LIVBE V, CHAPITRE IV. ^J
dans les termes d'une noble indignation, d'avoir
prêté l'oreille aux impostures par lesquelles des
païens infidèles avaient cherche à noircir le ca-
ractère d'un chrétien , d'un gentilhcootme et d'un
soldat. Quant au perfide et sanglant complot al-
loué contre lui , il déclarait que quiconque en
affirmait l'existence en avait, menti par sa goi^e!
en preuve de quoi , il défiait en combat singuUer le
prudent du. conseil, et tous ses consdllers, ou,
s'ils l'aimaient mieux , leur puissant champion le
capitaine Aliçxsander Partridg, ce formidable
homme de Ahodes, s'en remettant , disait-il, -à la
valeur de son bras, d^i soinde.prpuver.sonin*
nocence.
Ce cartel ayant et é déUvré avec toutes les céré-
monies voulues,. Anthony Yan-Corlear sonna un
aj^l de défi devant le conseil assemblé , et le ter-
mina par d'épouvantables sons nasillards qui
paraissaient plus particuhèrement destinés aux
oreilles du capitaine Partridg , sous le nez duquel
ils retentissaient , et qui., frappé de surprise et
d'étourdissement, en pensa rendre ^l'ame. Cela
Élit , mon Yan-Corlear enfourcha une grande ju-
ment flamande, qu'il montait toujours, et trotta
joyeusement vers les Mannahatoes, traversant
Hartford, Pyquay, Middletown, ainsi que les
autres villes frontières, soufflant dans sa trom-
38 HISTOIBB DÉ NEW-TORfc.
luette Gomme un dialrfe enrage, feisaht retentii"
de sa mélodie guerrière les délicieuses vallées du
Gobnecticut ou ses rives fleuries , et s'ârretant à
l\)ix»si(Hi tantôt pour manger Aeè tartes aux
pirunes , tatitdt pour se mêler aux danses ou autres
Àtaïuseineiis champêtres des jolies filles qu'il ren-
êcMtrait , et dont sotai joyeux instrument ravissait
lame.
Cependant le grand conseil, étant composé
dliommes sages et réfléchis , n'eut aucune envie
de éourir une lance avec un héros tel que Pîerrç ;
9s lui firent au contraire une réponse à la fois
ptoi^euse et offensàttté, dans laquelle ils l'assu-
raient que son crime leur paraissait suffisamment
prouvé, et qu'ils se tenaient pour satisfaits du té-
iiioignage qu'en avaient rendu de sages et respec*
tabled Indiens ; la lettre finissait par ce tout
aimable paragraphe : a Quant à votre effrontée
^ dentation du complot barbare dont vous êtes
te accusé , elle pèsera peu dans la balance contre
t( une telle évidence ; aitisi nous demandons en-
ct tore et requérons due satisfaction et garantie,
(c k-estant tôujôuf^ ,
(c Monsieur ,
« Vos serviteurs en tout ce
c( qui est juste , etc. , etc.»
LIVRE V, CHAPITRE iV. Sg
Je ne doute pas que cette négociation n'ait été
tout autrement rapportée par certains historiens
de l'est , ^ autres , qui semIJent avoir hérité de
la pnrofcHide aversion de leurs ancêtres pour le
hrave Pierre. Grand bien leur fasse l'héritage ! Ils
prétendent que Pierre Stuyvesant, après avoir
demandé lui-même que les accusations intentées
contre lui fussent examinées par d^s Qonunissaires
nommés à ce sujet , refusa, quand ils furent nom*
m^, de se soumettre à leur examen. Il n'y a
dans cet artificieux récit qu'une aj^arence de
vérité. Sans doute , quand il vit qu'on £dsait
la sourde oreille à son défi , il offrit généreuse-
ment de soumettre sa conduite à la rigoureuse
inspection d'une cour d'honn€lur ; mais il comp^
tait alors sur un tribunal auguste y composé
d'hcHKimes comme il faut, des gouverneurs et
des nobles des plantations confédérées et de la
province de la Nouvelle-Hollande; il comptait
alors être jugé par ses pairs , et d'une manière
digne de son rac^ et de sa dignité; au lieu de
cela . , . ( ijue je meure si je ne dis l'exacte vérité ! ) , ils
n'eurent pas honte d'envoyer aux Mannahatoes ,
deux d&anqués d'avocats affamés , qui , montés
sur Aq mauvais bidets de Narragansel , portaient
des vaflises en croupe et des sacs de toile verte sous
leurs bft*as , comme si leur seule affait^ était de
4o HISTOIRE DE NBW-TORK.
battre le pa^é de tribunal en tribunal à la re-
cherche de quelques procès.
Le chevaleresque Pierre , comme on pouvait
s'y attendre , n'honora pas de la plus légère atten-
tion ces artificieux fsiquins qui , avec une habileté
naturelle à leur profession , se mirent en quête de
témoignages, scrutant, épluchant^ tourmentant
d'innocens Indiens et de pauvres vieilles femmes
par leurs questions insidieuses , et les poussant
ainsi jusqu^à ce qu'ils se fussent contredits et par-
jurés de la manière la plus horrible. Parfaitement
satisfidts d'avoir si bien rempU leur honorable mis-
sion , ils retournèrent vers le grand conseil avec
leurs bissacs et leurs valises farcis d'histoires apo-
cryphes , de méprisables rapports et d'outrageuses
calomnies , dont le grand Pierre nç s'occupa pas
plus que d'une pipe cassée ; mais j'atteste que s'ils
eussent essayé de jouer le même tour à William-
le -Bourru^ il les aurait régalés d'une cabriole
aérienne au haut de ses potences.
Le grand conseil de l'est s'assembla solennelle-
ment au retour de ses envoyés , et , après avoir
délibéré pendant fort long-temps sur la situation
des affaires , il était prêt de s'ajourner sans pou-
voir s'accorder sur aucun point , quand , à ce mo-
ment critique , un pâle , biheux et intrigant ora-
teur prit 4a parole ; cet homme passait pour un
LIVRE V, CHAPITRE IV. 4*
habile politique , parce qu'il était parvenu à siéger
au conseil en calomniant tous ses antagonistes,
c'était réellement un de ces esprits turbulens,
quoique vides , qui mcHitrent leur patriotisme en
soufflant le feu des actions, jusqu'à ce que la
fournaise politique devienne un volcan ; un de ces
zélateurs désintéressés qui sont toujours prêts à
mettre le feu à la maison si cela peut &ire bouillir
leur pot. Cet honnête homme vit d'un coup^'œil
que l'occasion était favorable pour frapper un coup
qui établirait sa popularité aux yeux de ses com-
mettans placés sur les frontières de la Nouvelle-
Hollande , et qui étaiient les plus grands bracon-
niers de la chrétienté ( les nobles habitans des
frontières de l'Ecosse exceptés ) 3 il se mit donc en
avant comme un second Pierre l'Ermite , et prê-
cha une croisade contre Kerre Stuy vesant et sa
cité dévouée.
Son discours , qui dura six heures , selon l'an-
dienne coutume de ce pays , représentait les Hol-
landais comme une race d'hérétiques impies , qui
ne croyaient ni à la sorcellerie , ni à la vertu sou-
veraine des fers à cheval , qui avaient abandonné
leur patrie , non comme eux , pour s'assurer la
liberté de conscience , mais poussés par le vil ap-
pât du gain ,,qui n'étaient enfin que des cannibales,
de vrais anthropophages, puisque jamais ils ne
4a HfftTOiaE BE VKW-TOBK.
nuuigeaieni de morue le sunedi, puisque dévo-
raient la diair de porc sans y mettre de mélasse ,
et pimqu'ik professaient nn sourerain mépris pour
les citrouilles.
Ce discours produisit l'eflkt désiré , car le con-
sul ayant été réveillé en sursaut par le sergent
d'armes , les conseillers conclurent , tout en se frot-
tant les yeux , qu'il était à la fixs juste et pc^tique
de déclarer immédiatement la guerre à ces païens
destructeurs des citrouilles. Mais il allait d'abord
que la natîen en masse tCit préparée à cette me-
sure 9 et à cet effet les argumens de l'orateur furait
preckes en chaire , pendant plusieurs dimanches
consécutifs , et vivement recommandés à l'atten-
tion de tous les bons chrétiens qui professaient et
pratiquaient la doctrine de l'humilité , de la cha-
rité et du pardon des injures. Cette circonstance
est la première où nous ayions entendu parler du
atambour ecclésiastique d battant,dans notre pays,
pour feire des recrues poUtiques , et ce moyen eut
une si grande efficacité qu'il a depuis été fréquem-
ment employé dans toute l'union. Souvent la rc^
ecclésiastique vous cache un pohtique rusé dont
l'extérieur n'est que religion , tandis que son ame
n'est que rancune. Les choses spirituelleset les t^n-
porelles sont mêlées et confondues ensemble,
comme les poisons et les contre-poisons sur les ta-
LIVRfe t , CHAPITRE V. 4^
blettes d'un apothicaire ; et au lieu d'un sermon
orthodoxe , on ne fait souvent avaler à l'innocent
jErëquenteur d'églises qu'un pamphlet politique
étiquete d'un texte pieux que fournit l'Ecriture
sainte.
»%/«.'^^^^k«/%>^«/% «/«/^ % % • »i^%^k^
CHAPITRE V.
Comioeot UsbabitansdeNew-Anksterdam devinrf^t fameux dans
les armes, et de la terrible catastrophe suryenue à une puissante
armëe. Mesures que prit Pierre Stuyyesant pour fortifier la vîlfe.
Comment il fut lo fondateur de la Batterie.
Quoique le grand conseil , comme je l'ai déjà
montré ^ eût été étonnamm:ent discret dans sa ma^
nière d'agir relativement à la INouvelle-Hollande ^
et qu'il eût conduit ses affaires avec presque au-
tant de silence et de mystère que le sage ciibinet
britannique en met dans la cmiduite de ses mal-^
encontreuses expéditions secrètes, cependant le
vigilant Pierre fut informé aussi exactement de
diacune de ses démarches que l'est la cour de
France des grandes entreprises que j'ai mention-^
nées. En conséquence , il se mit à l'œuvre pour
faire avorter les machinations de ses adversaires.
Je sais que beaucoup de gens blâmeront ce vail-*
44 HISTOIHS DE NEW-TOEK.
lant gouverneur de s'être jeté précipitamment
dans des dépenses de fortifications , sans s'assurer
qu'elles fuss^it nécessaires , en attendant prudem-
ment que l'ennemi fût à sa porte. Mais ils doivent
se rappeler que Pierre Stuyvesant n'était pas doué
de la &oulté de pénétrer dans les secrets de la
politique moderne , et qu'il était singulièrement
infatué de certaines maximes surannées de la vieille
école ; il croyait fermement , par exemple , que,
pour faire respecter un pays au dehors , il était
nécessaire de le rendre formidable au dedans , et
que , pour conserver la paix et la tranquillité , une
nation devait beaucoup plus compter sur sa propre
force que sur la justice et la bienveillance des na-
tions voisines. Il procéda donc avec la plus grande
diligence , et mit la province et la métropole dans
une forte attitude de défense^
Dans le petit nombre des ingénieuses ihvaitions
du règne de William-le-Bourru , qui avaient été
conservées , on pouvait compter ces inexpugnables
boulevards de la sûreté publique , les lois sur la
milice , par lesquelles les habitans étaient forcés
de se présenter deux fois par an dans tel équipe-
ment militaire.... qu'il plaisait à Dieu, et étaient
mis sous le commandement de très-vailkns tail-
leurs et perruquiers , qui , quoique les meilleures
et les plus pacifiques petites gens du monde dans
LIVRE V, CHAPITRE V. ^H
les circonstances ordinaires , n'en étaient pas moins
des diables incarnes aux parades et dans les cours
martiales , quand ils avaient la brette au côte et
le chapeau retapé sur Toreille. Sous la direction
de ces guerriers périodiques , la vaillante milice
fit de merveilleux progrès dans les mystères de
la poudre à canon. On leur apprit à Ëdre &ce à
droite, face à gauche , à tirer, sans cligner de
l'œil , un iiisil sans amorce , à Ëdre un change-
ment de direction sans trop de confusion et d'ir-
r^ularité , et à marcher, quelque temps qu'il fit,
par la pluie ou le soleil , d'un bout de la ville à
l'autre , sans barguigner ; de sorte qu'à la fin ils
étaient devenus si courageux qu'ils tiraient à
poudre, sans presque détourner la tête, qu'ils
pouvaient entendre la décharge des pliiâ grosses
pièces de campagne , sans se boucher les oreilles
ou sans se débander, et qu'ils auraient même
supporté toutes les fiitigues et les périls d'un jour
de parade en été , sans que la désertion eût con-
sidérablement éclairci leurs rangs.
11 faut l'avouer , le génie de ce peuple vérita-
blement pacifique était si peu tourné vers la guerre,
que , durant les intervalles des campagnes , ils s'ar-
rangeaient généralement de manière à oubUer
toute l'instruction miUtaire qu'ils avaient reçue ; de
sorte que, quand les parades recommençaient,
46 HISTOIRE DE NEW-YORK.
ils distinguaient à peine le^jbout du canon de leur
jfusil <}e sa crosse , et qu'ils prenaient invariable-
meat leur épaule droite pour la gauche. Mëpiîse
à laquelle on obvia bientôt cependant, en mar-
quant tous les bras gauches avec de la craie. Mais
quelles que pussent être leurs maladresses et leurs
bévues, le sagacieux Kieft assurait qu'elles étaient
de peu d'importance , puisque , comme il le Êdsait
judicieusement observer, une campagne leur se-
rait plus i^fitable que cent parades. Car, quand
même les deux tiens d'entre eux seraient victimes
de la poudre à canon , néanmoins ceux de l'autre
tiers qui ne fuiraient pas deviendraient d'expéri-
mentés vétérans.
Le grand Pierre n'avait nulle vénération parti-
culière pour les ingénieux essais et les sages insti-
tutions de son habile prédécesseur , et , entre autres
choses , il avsdt le plus souverain mépris pour son
système militaire , souvent même, en plaisantant ,
( car il était fort sur la plaisanterie) il appelait ces
pauvres miliciais : les cruches fêlées du gouver-
neur Ki^. Cependant , comme la présente oocur-
veoce était pressante , il fut obligé de profiter de
ceux des mojais de défense qui étaient sous sa
main , et en conséquence il fixa un jour de grande
parade et d'inspection gmérale de la miUce. Mais ,
ohl Mans et Bellone! et voiis^ grandes et petites
LIVRE V, CHAPITRE V. 4?
puissances de la guerre, quel désordre! «ou plutôt
quel gâchis ! ! ! Ici des soldats sans cd&eîers , là des
officiers sans soldats , de longues canardières et de
courtes espingoles , des fusils de tous les calibres ;
quelques -uns sans faaïosmette , d'autres sans
chien, d'autres sans monture, et la plus grande
paiiie manquant à la fois de monture, de chien et
de baïonnette^ gibernes, ceinturons, boîtes à
poudre , épées , haches , coutelas , broches à rôtir
et manches à bakd, le tout confus et pèle -mêle,
comme ime de nos armées contiueiitales au com-
mencement de la rerolution.
Cette soudaine métamorphose d'un peufde pu-
dfique en une troupe de guerriers est sans doote
ce qu'on entend aujourd'hui par mettre une na-
tion sous ies armes et <c iui/iure prendre une cEtô-
mde y^ ; armes et attitude grace auxqueUes le bon
peuple &it une figure aussi martiale et px>isiet
d'accomplir autant de prouesses que le &meux
Sancho Pança quand il fut soudahiement équipé
pour défendre son île àe Barataria.
Le déterminé Pierre regarda ce ré^ilBent dégue-
nillé d'un âir aussi piteux qu'un autre eut regardé le
diable ; mais calculant, en faommesage, que la seule
diose qu'il eût à faire était de tirer le mieilleur parti
possible d'une mechanic afïaire , il résolut de don-
ner à ses héros un avant-goût des travaux milidaîres:
48 HISTOIRE DE ITEW-TORK.
en conséquence , les ayant ranges en ordre de ba-
taille et leur ayant fait faire et refsuVe tous les exer-
cices manuels du soldat, il ordonna aux fifres de
jouer une marche vive, et se mit à atrpenter les rues
de New- Amsterdam ainsi que les champs voisins,
avec sa longue et in&tigable jambe de bois , jusqu'à
ce que les pauvres petites jambes de ses soldats
leur fussent rentrées dans le corps et que leur
graisse se fut fondue en ruisseaux de sueur. Mais
ce ne fut pas tout ; l'esprit martial du vieux gou-
verneur s'enflammant au son brillant du fifre , il
voulut essayer le courage de ses troupes et leur
Êdre tâter des fatigues d'une guerre plus sérieuse ;
dans ce but , il les fit camper , à la chute du jour,
sur une montagne à quelque distance de la ville^ et
qui autrefois portait le nom de Bunker' s-Hill,
avec l'intention formelle de les initier à la discipline
des camps et de recommencer le lendemain les tra-
vaux et les périls de la campagne ; mais les torrens
de pluie qui tombèrent sur le camp pendant la nuit
mirent cette puissante armée dans une telle dé-
mente ou plutôt dans une XéXe fusion , que le blond
Phébus quand il darda ses premiers rayons sur la
montagne n'y trouva plus guère que Pierre Stuy-
vesant et son trompette Van-Corléar , tristes restes
de la multitude qui y avait campé la nuit précé-
dente.
LIVRE V, CHAPITRE V. 49
La funeste dissolution de son armée aurait dé-
couragé un commandant moins déterminé que
Pierre Stuy vesant , mais il attacha peu d'impor-
tance àcet événement; seulement^ à dater de cette
époque , méprisant dix fois plus encore tout sys-
tème de milice , il prit soin de se pourvoir d'une
bonne garnison d'hommes choisis , qui reçurent
une paie, et qu'il vantait comme possédant au
moins cette quaUté indispensable du soldat , d'être
à l'épreuve de l'eau.
Le second soin du vigilant Stuyvesant fut de
fortifier J\ew- Amsterdam j dans ce but il fit con-
struire en bois de forts retranchemens qui traver-
saient l'île dans toute sa largeur , d'un bras de ri-
vière à Tautre , et qui devaient protéger la ville ,
non-seulement contre les invasions soudaines d'en-
nemis étrangers , mais aussi contre les incursions
des sauvages voisins (i).
Quelques traditions , à la vérité , ont attribué la
construction de cette espèce de muraille à une
(i) Dans une ancienne vue de la Nouvelle-Amsterdam,
prise quelque temps après l'époque dont il est question,
on a représenté cette muraille^ qui suivait la direction de
Wall - Street , appelée ainsi en commémoration de ce
grand boulevard. Une porte, nommée Land-Poort, s'ou-
vrait sur Broad- Way, près du lieu où est maintenaal
II, 4
4
5o HISTOIRE DE NEW-YORK.
époque plus récente, mais elles sont complètement
inexactes ; car une note du manuscrit de Stuy ve-
sant dont la date nous reporte à peu près au milieu
du règne de ce gouverneur , mentionne cette mu-
raille comme un monument curieux et consi-
dérable qui faisait l'admiration de tous les sauvages
d'alentour , et il cite , en outre , la circonstance
d'un troupeau de vaches échappées, qui , pendant
une nuit très-noire , se firent jour au travers de la
&meuse muraille et jetèrent toute la ville de New-
Amsterdam dans une affreuse terreur panique.
Outre cette grande muraille il ajouta au fort
Amsterdam plusieurs ouvrages avancés pour pro-
téger la cote à la pointe de llle. Ces ouvrages con-
sistaient en formidables batteries de terre , solide-
ment revêtues d'écaillés d'huîtres qu'on y avait
incrustées à la manière des fours hollandais main-
tenant en usage.
Ces respectables boulevards furent recouverts ,
par la suite des temps , d'un verdoyant tapis de
treffle et de gazon , et leurs sommets furent ombra-
Trînity- Church; une autre, nommée Water -Poort, à
peu près où est le café de Tontine , s'ouvrait sur Smits-
vleya, ou, comme on le dit habituellement, Smith Flj,
alors un vallon marécageux avec une crique ou entrée
qui s'étendait sur ce que nous nommons Maiden-Lane.
LIVRE V, CHAPITRE V. 5l
gés par d'immenses sycomores dans le feuillage des-
quels de petits oiseaux voltigeaient en réjouissant
Toreille par leurs notes mélodieuses. Les vieux
bourgeois allaient l'après-midi fumer leurs pipes à
l'ombre de ces beaux arbres, contemplant les
rayons dorés du soleil à mesure qu'il descendait
et se perdait à l'occident , emblème de cette fin
tranquille vers laquelle ils s'avançaient doucement
eux-mêmes , tandis que de leur côté les jeunes
garçons et les jeunes filles de la ville aimaient à
s'égarer au clair de la lune dans les détours de
cette retraite fevorite , contemplant les rayons ar-
gentés de la chaste Diane lorsqu'ils tremblaient sur
le sein calme de la mer au fond de la baie , ou
qu'ils brillaient sur la voile blanche d'une barque
glissant sur ses ondes. Telle fut l'origine de cette
célèbre promenade nommée la Batterie, qui,
quoique ostensiblement destinée à un usage mar-
tial , fut toujours consacrée aux plus douces dé-
lices de la paix ; promenade favorite du vieillard ,
lieu salubre où le malade allait chercher la santé ,
où l'artisan se délassait le. dimanche des travaux
et des fatigues de la semaine , théâtre des joyeux
plaisirs de l'enfance , rendez-vous choisi des amans ,
amusement du citoyen , ornement de New- Yorck ,
orgueil enfin de la délicieuse île de Mannahata.
4.
Sa HISTOIRE DE NEW-YORK.
CHAPITRE VI.
Comment le peuple de Pest fut soudainement affligé d*uo mal
diabolique. Ses judicieuses mesures pour le détruire.
Ayant ainsi pourvu à la sûreté tempoi'aire de
New-Amsterdam , et l'ayant fortifiée contre toute
surprise soudaine , le brave Pierre prit une bonne
prise de tabac , et faisant claquer ses doigts mit au
défi le conseil des amphictions et son champion
l'illustre Alicxsander Patridg. 11 est impossible de
dire , cependant , quelle aurait pu être l'issue de
cette affaire si le conseil ne se fût trouvé tout à
coup enveloppé dans de cruelles difficultés et si la
dissension n'eût été semée parmi ses membres ,
comme elle le fut jadis parmi les guerriers turbu-
lens et querelleurs de la Grèce.
Le conseil de la ligue, comme je l'ai montré
dans mon dernier chapitre, avait déjà annoncé
ses intentions hostiles , et déjà la puissante colonie
de New -Haven et l'importante ville de Pyquag,
autrement appelée Weathers-Field, renonunée par
ses ognons et ses sorcières , et le grand comptoir
de Hartfort , et les autres redoutables villes fron-
LIVRE V, CHAPITRE VI. 53
tières, étaient dans un prodigieux émoi, fourbissant
leurs canardières rouillées , et faisant retentir au
loin le cri de la guerre , qui ne leur semblait que
le précurseur des conquêtes faciles et du riche
butin que les opulens petits viUages hollandais
leur promettaient. Mais la conduite de la colonie
de Massachusetts fit bientôt taire ce joyeux ta-
page. Celle-ci , frappée du caractère loyal du
brave et vieux Pierre, et totalement persuadée
par la franchise chevaleresque et la chaleur cou-
rageuse de sa justification, refusa de le croire
coupable de Finfame complot si injustement mis
sur son dos. Avec une générosité digne à mes
yeux d'un immortel honneur, elle déclara qu'au-
cune détermination du grand conseil de la ligue
n'obhgerait la. cour générale de Massachusetts à
participer à une guerre offensive , que ladite cour
générale regarderait comme injuste, (i)
Ce refus entraîna immédiatement la colonie de
Massachusetts et les autres provinces unies dans
de très-sérieuses contestations, et il aurait même
causé la dissolution delà confédération , si le con-
seil des amphictions , qui sentit l'impossibiUté de
combattre sans l'appui d'un membre aussi impor-
(i) Haz. Coll. de papiers d'état.
54 HISTOIRE DE NEW-TORK.
tant que Massachusetts , n'eût pris la liberté d'a-
bandonner, pour un temps, ses machinations hos-
tiles contre les Manhattoes. Tant il y a d'énergie
et de puissance dans ces confédérations composées
de membres discordans , égoïstes et entêtés , que
réunit mollement un lien sans force et que gou-
verne un chef sans expérience. A tout prendre ce-
pendant , les villes martiales du Connecticut n'eu-
rent aucun sujet de déplorer ce frein mis à leur
ardeur guerrière ; car , tout en admettant que les
puissances coalisées eussent fini par vaincre les
troupes inexpérimentées des Manhattoes, je jure-
rais bien que, en attendant, Pierre-Cœur-de-Lion
et ses recrues auraient commencé par étouffer les
héros querelleurs de Pyquag avec leurs propres
ognons ( I ) , et eussent d'abord frotté les autres
petites villes voisines de manière à leur faire passer ,
pour cent ans au moins, l'envie de s'installer sur
les terres des nouveaux Pays-Bas ou même d'en
dévaster les poulaillers.
A la vérité plus d'une cause servait à détourner
l'attention du bon peuple de l'est de ses projets hos-
tiles , car dans ce temps-là même il fut cruellement
(i) On se rappelle que Pyquag était célèbre pour ses
ognons.
LIVRE V, CHAPITRE VI. 55
harassé et tourmenté par les incursions du prince
des ténèbres dont plusieurs sujets furent surpris
rôdant autour du camp, et brûlés vife comme es-
pions et mortels ennemis. Pour parler sans figure ,
il est notoire que , dans cette conjoncture , les pro-
vinces de la Nouvelle-Angleterre furent horrible-
ment troublées par une multitude de sorcières,
ou misérables bohémiennes qui usaient de tous les
stratagèmes et de toutes les sorcelleries imaginables
pour égarer et tourmenter le peuple ; et quoique
un grand nombre de lois judicieuses et sanglantes
eussent été faites contre tout c< pacte ou entretien
sérieux avec le diable, au moyen de conjura-
tions , etc. , )) cependant le crime abomimible de
sorcellerie continua à faire des progrès qui passe-
raient presque toute croyance si le fiât n'était trop
bien prouvé pour laisser l'ombre d'un doute.
Ce qui est particulièrement digne d'attention ,
c'est que cet art épouvantable qui a déconcerté si
long-ti^nps les travaux abstraits des philosophes ,
des astrologues, des alchimistes, des adeptes en la
science de la magie , et de mille autres sages , était
particuhèrement l'apanage des plus ignorantes , des
plus décrépites et des plus horribles vieilles femmes
(ij Archives de New-PIymouth.
56 HISTOIRE DE NEW-YORK.
(lu pays, qui n'avaient • guère plus de cervelle
que le manche à balai qui leur servait de
monture.
Quand un bruit alarmant est une fois répandu ,
le public, qui aime par-dessus tout à avoir peur,
ne manque pas long-temps de preuves qui le con-
firment. Prononcez seulement Yerxioi fièi^re jaune ^
et à l'instant tous les maux de tête ou d'estomac,
toutes les affections bilieuses seront reconnues être
la terrible épidémie. De même , dans la présente
circonstance, quiconque avait colique ou lumbago
était sûr d'être ensorcelé, et malheur alors aux in-
fortunées vieilles femmes qui vivaient dans son
voisinage! On ne pouvait long-temps fermer les
yeux sur une a))omination aussi criante ; aussi
attira-t-elle bientôt la vive indignation des esprits
les plus sages et les plus réfléchis du pays, mais
particulièrement de ceux qui avaient montré jadis
une bienveillance si active dans la conversion des
quakers et des anabaptistes. Le grand conseil des
amphictions se prépara publiquement à faire tête
à un crime aussi dangereux et aussi épouvantable ,
et il s'ensuivit une sévère recherche de ces abomi-
nables vieilles qui furent aisément découvertes et
reconnues à des signes également certains, tels que
pinçons faits par le diable , chats noirs, manches à
balais , et à cette impuissance où elles étaient de
LIVRE V, CHAPITRE VI. 67
verser jamais plus de trois larmes , qui encore ne
pouvaient tomber que de l'œil gauche.
On ne saurait croire le nombre de crimes qui
furent découverts, <c chacun desquels , » dit le ré-
vérend père Cotton Mather dans son excellente
histoire de la Nouvelle- Angleterre, d chacun des-
<i quels porte avec lui une telle évidence , que nul
a homme raisonnable n'en a jamais douté dans ce
« pays, et qu'il serait déraisonnable d'en douter
« dans aucun autre » (i).
Eh que répondre aux faits incontestables que
nous cite à ce sujet l'authentique et judicieux John
Josselin Gent? « 11 n'y a point de mendians en ce
c< pays , dit-il , mais il y a beaucoup trop de sorciè-
(c res ivres , ou autres , qui produisent d'étranges
a apparitions , témoin cette chaloupe remplie de
ce femmes , et ce vaisseau avec un grand cheval
c( rouge au pied de son mat : le vaisseau étant
(( dans une petite baie du côté de l'est disparut tout
c( à coup, etc. ))
Cependant , ni le nombre des délinquantes , ni
leurs inventions magiques , ne furent plus remar-
quables que leur diaboUque obstination. Quoiqu'on
(i) Mather. Histoire de la Nouvelle^ Angleterre, 1. vi,
ch. vu.
58 HISTOIRE DE NEW-YORK.
les exhortât de la manière la plus solennelle , la
plus pei'suasive et la plus affectueuse , à s'avouer
coupables et à se laisser brûler pour le plus grand
bien de la religion et le plus grand amusement du
public , elles n'en persistèrent pas moins avec la
plus grande opiniâtreté à affirmer leur innocence.
Une si incroyable obstination méritait seule une
punition prompte , puisqu'elle suffisait pour prou-
ver (si tant est qu'il fallût prouver quelque chose)
leur connivence avec le diable, qui est l'obstination
en personne. Mais leurs juges étaient justes et mi-
séricordieux 5 et ils résolurent de ne punir que
celles qui seraient convaincues par les plus irré-
cusables témoignages ; non qu'il en fût besoin pour
satisfair î leur conscience , car en juges véritables
et expérimentés , ils avaient l'esprit parfaitement
tranquille, et S'^ tenaient pour bien assurés du
crime des prisonnières , avant de procéder à leur
examen; mais encore fallait -il accorder quelque
chose à la conviction généra 'e , et tranquilliser les
esprits inquiets et vétilleux qui pourraient leur
succéder. Enfin , il fa' 'ait satisfaire le monde. Oh !
le monde ! le monde ! Tout le monde sait combien
le monde est difficile à contenter ! Les dignes juges
furent donc réduits à chercher , découvrir et
rendre plus claires que le jour des choses que
l'instinct leur avait d'abord révélées , et sur les-
LIVRE V, CHAPITRE VI. 5g
quelles ils n'avaient pas à se reprocher d'avoir hé-
sité une minute. De sorte que l'on peut dire avec
vérité que les sorcières furent brûlées pour con-
tenter la populace du jour , mais qu'on fit leur
procès pour la satisfaction de l'avenir.
Voyant donc que ni exhortations , ni bonnes
raisons , ni supplications amicales , ne profitaient
à ces criminelles endurcies , on eut recours aux
argumens plus persuasif de la torture y et ayant
ainsi très - littéralement arraché la vérité de leur
bouche obstinée, on les condamna à être brû-
lées vives , peine bien due aux crimes horribles
qu'elles avaient confc ssés. Quelq'ics-unes même
poussèrent la dépravation au po'nt de mourir
dans les tortures, en protasiant de leur inno-
cence jusqu'à la fin, mais celles- là furent re-
gardées comme absolument et à tout jamais
possédées ou d.able , ( t li s pieux spectateurs s'af-
fligèrent seulement de ce qu'elles n'eussent pas
vœu assez long-temps pour pouvoir périr dans les
flammes.
On nous dit que les habilans d'Ephèse se déli-
vrèrent (1(^ la peste en h pidant un vieux men-
diant qu'Apollonius leur avait signalé comme
éta^t le malin esprit qui avait causé ce fléau , vé-
l'ité que prouva le vieux démon en se transfor-
mant aussitôt en chien barbet. De même , et par
6o HISTOIRE DE NEW-YORK.
des mesures également sages , un firein salutaire
arrêta les progrès toujours croissans de la sorcel-
lerie ; toutes les sorcières furent brûlées , bannies ,
ou terrifiées de manière qu'on ne vit bientôt plus
une seule vieille femme dans toute la Nouvelle-
Angleterre , et c'est par cette raison sans doute
que toutes les jeunes y sont si jolies. Les honnêtes
gens qui avaient été victimes de leurs sortilèges se
guérirent petit à petit , excepté toutefois ceux qui
avaient été ajSIigés de convulsions et de douleurs
continues ; encore ces maux prirent-ils le carac-
tère moins alarmant de rhumatismes , sciatiques
et lumbagos. A dater de ce moment , le bon peuple
de la Nouvelle-Angleterre , abandonnant l'étude
des sciences occultes , tourna son attention vers
les ruses plus profitables du commerce , et bientôt
il devint expert dans l'art subtil de faire travailler
son argent. Néanmoins on peut encore, de nos
jours, démêler en eux quelques parcelles de ce
vieux levain ; les sorcières ressuscitent à l'occasion
sous les déguisemens divers de médecin , de juris-
consulte ou d'ecclésiastique. Le peuple en général
montre une finesse , une sagacité et une profon-
deur de sagesse, qui sentent fortement le sorti-
. lege ; et quand il tombe des pierres de la lune ,
on peut être sûr que la Nouvelle-Angleterre en a
toujours sa bonne part.
\
LIVRE V, CHAPITRE VU. 6l
CHAPITRE VIL
Qui mentionne Tel^yation et la renommée d'un vaillant comtnan-
dant , et qui montre qu'un homme peut , comme un baUon , ne
devoir son importance et sa grandeur qu^au vent qui le gonfle.
En parlant de ces temps orageux , l'écrivain in-
connu du manuscrit de Stuyvesant épanche sa
reconnaissance dans une apostrophe au bon saint
Nicolas , aux soins protecteurs duquel il attribue
entièrement les dissensions qui éclatèrent dans le
conseil des amphictions, et l'abominable esprit
de sorcellerie qui régna dans les pays de l'est ;
causes qui déjouèrent pendant un temps les ma-
chinations hostiles employées contre les Hollan-
dais , et qui préservèrent sa ville favorite de New-
Amsterdam d'un péril imminent et d'une guerre
désastreuse. Les ténèbres et la superstition obscur-
cissaient les belles vallées de l'est : les bords déU-
cieux du Connecticut ne retentissaient plus des
sons d'une gaieté champêtre ; d'effrayantes appa-
ritions et d'épouvantables Ëintômes étaient vus
dans l'air , et des spectres errans se glissaient dans
toutes les vallées sombres, sur toutes les rives
muettes des ruisseaux ; des voix étranges sortant
62 HÎSTOIRK DE NEW-YORK.
4
de corps invisibles étaient entendues dans les soli-
' tudes désertes , et les villes frontières étaient si
occupées à découvrir et à punir les vieilles femmes
qui avaient causé ces alarmans prodiges , que pen-
dant un temps la province de la Nouvelle-Hol-
lande et ses habitans furent oubliés.
Le grand Pieï't'e , donc , voyant qu'il n'y avait
rien à craindre pour le moment du côté de ses voi-
sins , employa cette louable vigilance qui l'a tou-
jours distingué, à mettre un terme aux insultes
des Suédois. Ces flibustiers (comme mon attentif
lecteur peut se le rappeler ) avaient commencé à
devenir très-importuns vers la dernière partie du
règne de William-le-Bourru , mettant au néant
les proclamations de cet illustre petit gouverneur,
et à quia l'intrépide Jansen Alpendam.
Pierre Stuy vesant, comme on l'a déjà démontré,
était un gouverneur d'un bien autre caractère et
d'une tournure d'esprit tout-à-fait différente. Sans
y regarder à deux fois , il ordonna la levée d'un
corps de troupes qui devait être stationné sur les
frontières méridionales , sous le commandement
du brigadier général Jacob Van-Poffenburgh.
Cet illustre guerrier avait acquis la plus grande
importance pendant le règne de William-Kieft , et,
si Fhistoire dit vrai, il était commandant en second
sous l'infortuné Van-Curlet quand celui-ci et son
LIVRE V, CHAPITKE VII. 63
régiment en guenilles furent inhumainement chas-
sés, par les Yankees, à coups de pieds dans les'
reins , du fort de Bonne-Espérance. Par suite de
l'avantage qu'il avait eu de figurer dans une si mé-
morable affaire , et d'y recevoir méine plus de
Uessures qu'aucun de ses camarades , dans un ho-
norable endroit que je ne nommerai pas , il avait
toujours , depuis ce temps , été considéré comme
un brave qui avait ce qu'on appelle du service.
Toujours est-il xju'il avait joui de l'amitié et de la
confismce intime de William-le-Boiu'ru , qui serait
resté assis pendant des heures entières à écouter ,
bouche béante , les récits belliqueux que faisait son
héros des merveilleuses victoires.... qu'il n'avait
jamais remportées , et des combats terribles. . . .
d'où il s'était enfiii.
Le bon vieux Socrate a dit métaphoriquement
que le ciel, en créant les hommes^ mêlait un peu
d'or à l'intelligence de quelques-uns , de l'argent
à celle de quelques-autres , et force cuivre ou fer
à celle du plus grand nombre. Or , c'est indubita-
blement à cette dernière classe qu'appartenait le
général Van-Poffenburg; je suis même tenté de
croh'e , d'après les richesses qu'il déployait en ce
genre , que dame nature, qui se plaît quelquefois
à se montrer partiale , lui avait donné , pour sa part
de ces utiles métaux , deipioi faire au moins douze
64 HISTOIRE DE NEW-YORK;
bons chaudrons de grandeur ordinaire. Mais ce
qu'on doit admirer le plus, c'est qu'il s'arrangeait de
façon que William Kieft (qui à la vérité n'était pas
très-connaisseur en fausse monnaie) prenait bon-
nement tout ce cuivre-là pour de l'or pur. Il s'en-
suivit qu'à la retraite de Jacob Van-Curlet, qui,
après la perte du fort de Bonne-Espérance, se retira
pour vivre , comme général vétéran , à l'ombre de
ses lauriers , sa place fut donnée à l'illustre capi-
taine PofFenburgh , qui la remplit avec une grande
dignité, se donnant toujours, lui-même, le titre de
c( commandant en chef des armées de la Nouvelle-
Hollande, )) quoique , à dire la vérité , les armées
ou plutôt l'armée ne consistât qu'en une poignée
de misérables vauriens voleurs de poules et casseurs
de bouteilles.
Tel était le caractère du guerrier désigné par
Pierre Stuyvesant pour défendre ses frontières
méridionales, et il peut ne pas être sans intérêt
pour mon lecteur d'avoir un aperçu de ses avan-
tages extérieurs. Sans être très-grand il n'en avait
pas moins une inunense surface , attendu son
énorme grosseur, laquelle provenait cependant
beaucoup plus de bouffissure que d'embonpoint ;
car il était si prodigieusement gonflé par sa propre
importance , qu'il ressemblait à une de ces outres
rempUes de vent qu'Eole, dans un incroyable
LIVRE V, CHAPITKJE VII. 65
eiécès de générosité , donna à ce guerrier eri^nt
nommé Ulysse.
Son costume s'accordait avec son caractère, car
il portait extérieurement presque autant de cuivre
et de fer que la nature lui en avait prodigué à l'in-
térieur : son pourpint étaoit tailladé, brodé, cha-
marré de petites bandes de galons de cuivre, et son
corps semblait comme emmaillotté dans une large
ceinture cramoisie, ressemblant à un épervier
tant par sa dimension que par son tissu ( précau-
tion prise sans doute contre les élans fougueux '
de ce cœur indomptable toujours prêt à jaillir de
- sa poitrine). Sa large face, d'un rouge éclatant,
brillait comme une fournaise au milieu de sa
chevelure et de ses favoris poudrés à blanc , et
son ame magnanime semblait prête à s'élancer de
deux yeux vérons et cUgnotans qui lui sortaient
de la tête comme ceux d'un homard.
Je te jure , ami lecteur, que, si l'histoire ne l'a
pas défiguré, je donnerais tout l'argent que j'ai
dans ma poche pour avoir vu ce guerrier affublé
de pied en cap de son martial accoutrement : ses
bottes lui venant jusqu'à la ceinture, sa ceinture
jusqu'au menton, son collet jusqu'aux oreilles,
ses favoris jusqu'aux dents , obombré d'un im-
mense chapeau miUtaire, et le ventre étranglé
par un ceinturon en cuir, de dix pouces de large,
II. 5
66 HISTOIRE BE NEW-TORK.
d'où pendait un cimeterre dont je n'ose pas dire
la longueur. Ainsi équipé, il allait se pavanant
d'un air non moins formidable que le renommé
More de-^More-Hall quand , armé de pied en cap ,
il fit une sortie pour tuer le dragon de Wantley ( i ) .
Malgré les avantages natui^els et les qualités
supérieures de ce fameux général, je dois avouer
que ce n'était pas exactement l'espèce d'homme
que le vaillant Pierre eût préféré pour comman-
der ses troupes. Mais la vérité est qu'à cette
époque le pays n'abondait pas comme aujourd'hui
en grands hommes de guerre qui , comme autant
de Cincinnatus, peuplent chaque petit village,
ahgnent des choux en guise de soldats , choisissent,
pour théâtre de leurs exploite , des champs de blé
au lieu de champs de bataille , abandonnent les
travaux de la guerre pour les arts plus utiles,
mais moins glorieux de la paix , et allient telle-
ment le laurier avec l'olive, que vous pouvez
avoir un général pour aubergiste , un colonel pour
cocher, et im vaillant capitaine de volontaires
pour maréchal fendant. Le général Van-Poffen-
bur^ fut donc nommé au commandement des
(i) Ceci fait allusion à une vieille balade intitulée le
Dragon de Wantlej.
LIVRE V, CHAPITRE VII. 67
troupes nouvellement levées , d'abord parce qu'il
n'avait aucun concurrent pour Cet emploi , et
puis parce que c'eût été une infraction à l'étiquette
miUtaire que de lui préférer un plus jeune officier ,
injustice que le grand Pierre serait plutôt mort
que de commettre.
Ce très -vaillant capitaine> n'eut pas plus tôt
reçu l'ordre de marcher , qu'il conduisit coura-
geusement son armée aux fix)ntières méridio-
nales; traversant des contrées sauvages et dé-
sertes, des fleuves sans fonds , des forets sans
issue , gi^avissant des montagnes inaccessibles ,
soumettant à ses lois une vaste étendue de pays
inhabités , et affrontant ( d'après son propre té-
moignage ) plus de périls que Xénophon lui-
même dans sa fameuse retraite des dix mille.
Ces travaux terminés, il étabUt sur la rivière du
sud (ou la Delaware) , une formidable redoute,
nommée fort Casimir en l'honneur d'une paire
de culottes couleur de soufre que le gouverneur
affectionnait singulièrement. Comme on verra,
ce fort donna naissance à de très-importans et
très - intéressans événemens; il n'est peut-être
pas inutile de dire que par la suite il fut nommé
Niew-Amstel et fut l'origine de la ville floris-
sante de New-Castle , nom mal à propos substitué
à celui de iVo-Castle puisqu'il n'y a pas et qu'il
68 HISTOIRE DE NEW-YORK.
n'y a jamais eu de château ou rien qui y ressemble
dans les environs.
Les Suédois ne supportèrent pas jMitiemment ce
mouvement menaçant des Hollandais; et Jan-
Printz , qui alors était gouverneur de la Nouvelle-
Suède , lança une protestation contre ce qu'il
appelait une usurpation de territoire. Mais Van-
Poffenburgh avait acquis trop d'habileté dans la
science des proclamations et des protestations ,
pendant qu'il servait sous William-le-Bourru ,
pour se laisser intimider le moins du monde par
cette guerre de plume. Sa forteresse une fois
terminée , le cœur le plus insensible se serait
épanoui d'aise rien qu'à voir le surcroît d'im-
portance et de bouflSssure qu'il en acquit subite-
ment j il allait , venait , entrait , sortait une dou-
zaine de fois par jour, examinait son ouvrage de
tous côtés, devant, derrière, à droite, à gauche, et,
vêtu de son grand uniforme , se pavanait pendant
des heures entières sur le haut de son petit rem-
part , comme un pigeon mâle qui fait la roue sur
la pointe de son colombier \ en un mot , à moins
que mon lecteur n'ait jeté un coup d'œil obser-
vateur sur le petit commandant d'un de nos mi-
sérables petits postes militaires étalant son uni^
forme neuf, et tout fier de commander une
poignée de va-nu-(neds, je désespère de lui don-
LIVRE Y, CHAPITRE VII. 69
ner une juste idée de la prodigieuse dignité des
manières du général Van-Poffenburgh.
Il est dit dans le délicieux roman de Perce-
Forêts , qu'im jeune homme étant armé chevalier
par le roi Alexandre, se mit incontinent à ga-
loper dans une forêt voisine , et à en étriller les
arbres avec une telle vigueur , qu'il passa , aux
yeux de toute la cour, pour l'homme le plus re-
doutable et le plus courageux qu'il y eût sur terre.
C'est ainsi que le grand Van-Poffenburgh dégor-
geait cette humeur valeureuse qui , trop souvent
terrible et indomptable comme la tempête dans
le cœur des nouveaux soldats , les pousse à ces
combats meurtriers où pleuvent tant de coups de
poing , où se brisent tant de têtes ! car , dans ces
occasions, quand il s'apercevait que ses esprits
martiaux s'échauffaient, il faisait prudemment
une sortie dans les champs , et , tirant du fourreau
son sabre fidèle , il s'en escrimait à tort et à travers ,
d^apitant les choux par pelotons , rasant des pha-
langes entières de tournesols, qu'il appelait de gigaiu
tesques Suédois ; et si , par hasard , il découvrait
une réunion de paisibles et volumineuses citrouilles
se chauffant tranquillement au soleil , ce Ah misé-
rables Yankees ! s'écriait-il d'une voix de tonnerre,
vous tiens-je enfin? » puis , d'un seul coup de
sabre , il transperçait les malheureux légumes ;
70 HISTOIRE DE ICEW-TORK.
et , sa colère étant calmée en quelque sorte par
cet exploit guerrier, il retournait à sa garnison
pleinement convaincu qu'il était un miracle de
bravoure.
La seconde ambition du général Poffenburgh
était de passer pour un stricfc observateur de la
discipline ; sachant parfdtement qu'elle est Fame
de toute entreprise militaire , il y contraignait ses
soldats avec la plus rigoureuse précision ; les obli*
géant à tourner les pieds en dehors et à tenir la
tête droite quand il y avait parade , et prescrivant
la hauteur des manchettes à ceux qui avaient une
chemise.
Etant tombé un jour , en feuilletant la Bible
(car le pieux Enée lui-même n'aurat pu le surr
passer dans tout ce qui est signe extérieur de reh-
gion ) , étant tombé , dis-je , sur l'histoire d'Ab-
salon et de sa malheureuse fin , le général , dans
un mauvais moment , ordonna de tondre oflSciers
et soldats dans toute la garnison. Or, il advint
qu'au nombre de ses oflSciers était un certain Kil-
dermeester, courageux vétéran qui, pendant le
coui-s d'une longue vie, s'était enorgueilli d'une
chevelure épaisse et touffue ; cette crinière, assez
semblable aux poils d'un chien de Terre-Neuve, se
terminait par une queue dont la longueur immo-
dérée pouvait se comparer au manche d'une poêle
UVR£ V, CHAPITRE VII. 7 1
à frire , et qui était nouée si serré contre sa tête ,
que la peau en était tiraillée de manière à lui tenir
forcément la bouche et les yeux ouverts , et à
remonter ses sourcils jusqu'au haut du front. On
peut naturellement supposer que le possesseur
d'un aussi glorieux apanage résisterait avec hor-
reur à l'ordre qui le condamnait aux ciseaux. En
entendant la proclamation du général, il jura
comme un grenadier, blasphéma comme un païen ,
protesta qu'il casserait la tête à quiconque oserait
se mêler de sa queue , la noua plus raide que ja-
mais ^ et la promena dans toute la garnison d'un
air aussi menaçant que si c'eût été la queue d'un
crocodile.
La queue à peau d'anguille du vieux Kilder-
meester devint dès lors une afiairede la plus haute
importance. Le commandant en chef était uii offi*
cier trop éclairé pour ne pas voir que la discipline
de la garnison , la subordination et le bon ordre
des armées de la Nouvelle-Hollande , conséquém-
ment la sûreté de toute la province , enfin la di-
gnité et la prospérité de leurs hautes puissances
messieurs des états généraux , mais par - dessus
tout la dignité particuhère du grand général Po&
fenburgh, exigeaient impérieusement le retran-
chement de cette queue mutine et obstinée. Il
jura donc que le vieux Kildermeester serait pu-
72 HISTOIRE DE NEW- YORK.
kliquement rasé, et dépouillé de l'objet de sa gloire^
en présence de toute la garnison. De son eôté , te
vieillard se tint tout aussi résolument sur la défen-
sive j alors le général , conrnie il conyient à un
grand homme, entra dans une violente colère,
et le coupable , arrêté , fut mis en procès devant
une cour martiale pour mutinerie , déseiiion , ré •
volte , enfin pour tous les crimes signalés dans le
code militaire, dont la longue liste se terminait
par ces mots : c(et particulièrement pour porter
<( une queue à peau d'anguille , de trois pieds de
i< long , contraire aux ordonnances. » Puis vinrent
l'accusation , le procès , les plaidoyers , et tout le
pays fut en fermentation au sujet de cette mal-
heureuse queue. Comme on sait parfaitement que
tout commandant de place frontière éloignée a le
pouvoir de n'en faire à peu près qu'à sa tête , il y
a peu à douter que le vétérant n'eût été pendu ou
fusillé , s'il n'eût eu l'extrême bonheur de mourir
de chagrin , et de soustraire ainsi à toute autorité
terrestre son honneur et celui de sa bien- aimée
chevelure. Il montra, jusqu'au terme fatal, une ré-
solution inébranlable , et sa dei^ière recommanda-
tion fut qu'on le portât à la sépulture dans unebière
trouée de Ëiçon que sa queue pût passer au travers.
Cette importante affaire valut au général une
grande réputation en matière de discipline j mais,
LIVRE V, CHAPITRE VII. 73
si Ton en croit certains bruits , il fut toujours de-
puis sujet aux mauvais rêves et à d'effrayantes
visions nocturnes , où le spectre affreux du vieux
Kildermeester se plantait en sentinelle à côté de
son lit , et s'y tenait droit comme une pompe dont
son énorme queue semblait être le manche.
FIN DU LIVRE V.
LIVRE VI, CHAPITRE I. 7 5
LIVRE VI.
COHTENANT LA SBGONDB PARTIE DU REGNE DE FIEEEE-FOETB-
TÂTE ET SES GLORIEUX EXPLOITS SUR LA DELAWARE.
CHAPITRE PREMIER.
Dans lequel on donne un portrait martial du grand Pierre. Com-
ment le général Van Pofienburghse distingua au fort Casimir.
Jusqu'à présent , Irès-vënérable et très- gra-
cieux lecteur, je t'ai montré Fadministration du
valeureux Stuy vesant sous l'influence de la douce
paix , ou plutôt de ce calme fatal et trompeur qui
précède de grands et terribles événemens. Mais
déjà retentissent au loin les roulemens belliqueux
du tambour , déjà l'airain frémissant de la trom-
pette frappe l'écho de ses sons éclatans , et le
bruyant cliquetis des armes meurtrières nous dit
trop quels malheurs nous menacent et vont tomber
sur nous ! Soudainement arraché au doux repos
76 HISTOIRE DE NEW-YORK.
et aux voluptueuses rêveries où, dans Paimable
saison de la paix , il cherchait le délassement de
tous ses travaux, le guerrier ne tressera plus,
amoureusement pressé sur le sein de sa belle , les
fraîches guirlandes qui devaient orner son front
d'albâtre ; il n'entourera plus de fleurs sa brillante
épée , et , pour charmer les longs jours d'été , il
n'exhalera plus en doucereux madrigaux les ten-
dres tourmens de son ame; rappelé à la dignité
d'homme , il jette loin de lui sa flûte amoureuse,
il dépouille les molles parures où s'énervait sa vi-
* gueur , et revêt d'une armure d'acier ses membres
qu'arrondissait déjà un lâche repos ; son front où
le myrte amoureux se mariait naguère à la rose
parfumée; son front, redevenu menaçant, se
couvre d'un casque éclatant que surmontent des
plumes ondoyantes ; il saisit son brillant bouclier,
brandit sa lance pesante , s'élance avec orgueil sur
son fier destrier et ne respire plus que chevale-
resques exploits.
Tout doux cependant , digne lecteur; je ne vou-
drais pas que vous imaginassiez que , dans la ville
de New -Amsterdam , il existât jamais un preux
chevaher ainsi ridiculement bardé de fer. Ceci
n'est qu'une de ces gigantesques figures de rhéto-
rique que nous autres écrivains héroïques em-
ployons toujours quand nous parlons de guerre,
LIVRE VI, CHAPITRE I. ^^
voulant lui donner par là un noble et imposant
aspect. Nous affublons nos guerriers de boucbers,
de casques , de lances ou autres armes également
étrangères à leur siècle et à leur pays , et dont
peut-être même ils n'ont jamais entendu parler ,
aussi ingénieux en cela que ces statuaires qui ha-
billent un général ou un amiral moderme du cos-
tume de César ou d'Alexandre. La simple vérité
donc , dépouillée de tout ornement oratoire , est
que le vaillant Pierre Stuy vesant vit tout de suite
qu'il' était nécessaire de dérouiller sa fidèle lame
qui était restée trop long- temps dans le fourreau ,
et de se préparer aux vaillans travaux de la
guerre , débces de son ame magnanime.
Je me figure le voir en ce moment , ou plutôt
je vois le beau portrait de lui qui orne encore le
manoir de Stuy vesant, dans le formidable attirail
d'un véritable général hollandais. Son uniforme
bleu de Prusse , richement décoré d'une garniture
de larges boutons de cuivre qui s'étendait depuis
la ceinture jusqu'au menton; ses immenses basques
retroussées et se séparant galamment par derrière
de manière à mettre en évidence une superbe paire
de culottes couleur de soufre (mode tout-à-fait
gracieuse , soigneusement maintenue par les guer-
riers de nos jours , et qui s'accorde parfaitement
avec la coutume des anciens héros qui dédaignaient
^8 HISTOIRE DE WEW-TORK.
de se défendre de ce côté); sa figure, à laquelle une
paire de larges moustaches noires donnait un air
véritablement terrible et guerrier ; sa chevelure
séparée en deux boucles i*aides et pommadées , et
finissant en queue de rat qui descendait jusqu'au
bas de sa ceinture; un col en brillant cuir noir
supportant son menton, et un petit, mais fort mar-
tial chapeau retapé , placé avec autant d'élégance
que de fierté sur son sourcil gauche : tel était l'ex-
térieur noble et chevaleresque de Pierre- Forte-
Tête. Suspendait-il tout à coup par une halte sa
démarche guerrière ; alors planté sur sa bonne
jambe , portant celle de bois plaqué en avant pour
fortifier sa position , la main droite appuyée sur sa
canne à pomme d'or, et la gauche posée sur le pom-
meau de son épée , la tête haute, et tournée vers la
droite avec ce fix)ncement de sourcils dont Jupiter
ébranlait le monde , il présentait une des figures
les plus fières , les plus impérieuses et les plus mar-
tiales dont la peinture ait jamais animé la toile.
Nous allons maintenant chercher la cause de ces
préparati& guerriers.
Les dispositions usurpatrices des Suédois sur la
rivière du sud , ou la Delaware , ont été duement
mentionnées dans les chroniques du règne de Wil-
liam-le- Bourru. Ces usurpations ayant été suppor-
tées avec l'héroïque longanimité qui accompagne
LIVRE VI, CHAPITRE I. 7g
toujours le vrai courage , s'étaient répëtées et scan*
daleusement aggravées.
hes Suédois , qui étaient du nombre de ces chré-
tiens à conscience large qui lisent la Bible à rebours
toutes les fois qu'elle est incompatible avec leurs
intérêts , en renversaient adroitement les admira-
bles maximes , et quand leur voisin souffrait qu'ils
lui donnassent un soufflet sur une joue , ils lui en
donnaient généralement un second sur l'autre, qu'il
la leur présentât ou non. Leurs agressions fré-
quentes avaient été comptées parmi les nombreuses
sources de déplaisir qui avaient contribué à entre-
tenir dans un perpétuel état de fièvre la très-irri-
table susceptibilité de William Kieft, et, s'il n'a-
vait pas tiré de leurs affronts l'inexorable vengeance
qu'ils méritaient^ c'est uniquement parce que le
malheur voulait qu il fût toujours occupé de cent
choses à la fois. Mais ils avaient maintenant affaire
à un homme d'un caractère bien différent , et la
trahison dont ils se rendirent bientôt coupables
mit en feu son noble sang, et un terme à toute pa-
tience.
Prints , gouverneur de la province de la Nou-
velle^uède, étant ou mort, ou destitué, car il existe
quelque incertitude sur ce Êdt , fut remplacé par
Jan Risingh , gigantesque Suédois qui eût pu servir
de modèle pour Samson ou pour Hercule, s'il
80 HIStOÎRE 1>E JVEW-TORK.
n'eût pas été cagneux. Il était aussi rapace que
' fort, et, par dessus le marché, aussi rusé que rapace.
De sorte qu'il y a réellement peu à douter que ,
s'il eût vécu quatre ou cinq cents ans plus tôt, il
n'eût été un de ces abominables géans qui prenaient
un plaisir si cruel à confisquer d'infortunées damoi-
selles , quand elles couraient le monde, et à les en-
fermer dans des châteaux enchantés, sans pourvoir
aucunement ni à leur toilette , ni à toute autre pe-
tite commodité tout aussi indispensable ; crime
qui leur attira tellement l'animadversion de la che-
valerie , que tout galant , loyal et véritable cheva-
lier fut instruit à ne jamais voir un mécréant de
six pieds sans lui courir sus et Foccire à l'instant.
Voilà sans doute comment la race des grands
hommes s'est à peu prè$ éteinte, et pourquoi nos
générations modernes sont si mesquines.
Le gouverneur Risingh ne fut pas plustôt entré
en fonctions, qu'il jeta les yeux tout d'abord sur le
poste important du fort Casimir , et forma l'hon-
nête résolution de s'en emparer. La seule chose
qui restât à considérer , était la manière d'effec-
tuer cette résolution , et je dois ici lui rendre
la justice de dire, qu'il montra une humanité
qu'on rencontre rarement chez les chefs, et qui n'a
jamais été égalée, à ma connaissance, dans les temps
modernes , excepté par les Anglais dans leur glo-
LIVRE VI, CHAPITRE I. 8l
rieuse affaire de Copenhague. Voulant épargner
l'effusion du sang et autres malheurs inséparables
d'une guerre ouverte , il eut l'extrême bonté d'é-
viter tout ce qui ressemble à des hostilités décla-
rées ou à un siège régulier, et n'usa que des res-
sources moins glorieuses mais plus humaines de
la trahison.
. Sous prétexte donc de faire une visite de voi-
sinage au général Von-Poffenburgh dans son nou-
veau poste du fort Casimir, il fit les préparatifs né-
cessaires , remonta la Delaware en grand appareil,
arbora son étendard avec la plus pointilleuse céré-
monie, et, avant de jeter l'ancre, honora la for-
teresse d'un salut vraiment royal. Ce bruit extra-
ordinaire réveilla en sursaut une vieille sentinelle
hollandaise qui dormait fidèlement à son poste,
qui, ayant laissé éteindre sa mèche, imagina de
riposter à ce comphment en mettaTit le feu à son
fusil rouillé avec la pipe allumée d'un de ses cama-
rades. Le salut aurait certainement été rendu pai'
les canons du fort si le malheur n'eût voulu qu'ils
fussent en très-mauvais état et que les magasins
manquassent de poudre; accidens auxquels les
forts ont été sujets dans tous les siècles, et d'au-
tant plus excusables dans la présente circonstance ,
qu'il n'y avait guère plus de deux ans que le fort
Casimir était élevé et que le général Von-Poffen-
ir. * 6
8a HISTOIRE DE NEW-YORK.
bui^h , son puissant gouverneur, avait été absorbé
depuis ce temps par des affaires d'une bien autre
importance.
Risingh , grandement satisfait de cette réponse
polie à son premier salut , en fit un second , car il
connaissait le goût excessif du commandant pour
toutes ces petites cérémonies, qu'il regardait comme
autant d'hommages rendus à sa grandeur. Il dé-
barqua donc en grand appareil avec une trentaine
d'hommes à sa suite ,.... suite prodigieuse et pleine
d'ostentation pour le petit gouverneur d'un petit
établissement , et qui , dans ces temps de simplicité
primitive, pouvait passer pour une armée tout aussi
nombreuse que celles qui marchent maintenant à
la suite des commandans de nos villes frontières .
Celle-ci aurait pu en effet éveiller le soupçon
si l'esprit du grand Von-Poffenbui^h n'eût pas été
trop complètement i^mpU de sa propre importance
pour qu'une autre idée pût y trouver place , et il
ne vit dans la suite nombreuse de Risingh qu'un
hommage rendu à sa personne ; tant les grands
hommes s'interposent habilement entre le soleil et
la vérité pour qu'elle soit éclipsée par leur ombre !
On peut aisément imaginer combien le général
Von-Poffenburgh fut flatté de la visite d'un si au-
guste personnage. Son seul embarras était de savoir
comment il le recevrait pour paraître à son plus
LIVRE VI, CHAPITRE I. 83
grand avantage et produire le plus d'effet. La
grande garde reçut l'ordre de sortir, et l'on fit aux
soldats une égale distribution d'armes et d'unifor-
mes, dont la garnison possédait une demi-douzaine
bien complète. Tel grand efflanqué endossait l'ha-
bit coupé pour un petit homme ; les basques lui en
venaient aux reins, les boutons de la taille, entre
les deux épaules , les paremens aux coudes , et les
longues mains qui sortaient de ces manches étroites
ne ressemblaient pas mal à deux râteaux avec leurs
queues ; ajoutez que pour suppléer à l'ampleur qui
ne permettait pas de les agrafer par-devant, les
deux côtés communiquaient sur la poitrine par un
lambeau de vieille jarretière rouge. Un autre por-
tait, fiché sur le derrière de sa tête, un vieux
chapeau à trois cornes décoré d'une queue de coq.
Un troisième avait en partage une vieille paire de
guêtres déchirées qui pendaient sur ses talons,
tandis qu'un 'quatrième , petit nabot à jambes de
canard , se perdait dans une immense paire de cu-
lottes, qui avaient appartenu jadis au général, et
qu'il soutenait d'une main tandis qu'il portait son
fusil de l'autre. Le reste de la troupe était accoutré
d'une manière à peu près semblable, si j'en excepte
trois misérables qui, sans chemise, et n'ayant
guère, entre trois, qu'une paire et demie de cu-
lottes, furent envoyés au cachot par décence.
6.-
•N
84 HISTOIRE J>E NEW-YORK.
Rien ne prouve mieux les talens et la prudence
d'un chef que cet art admirable de disposer les
choses à leur plus grand avantage, et c'est pour cela
qu'aujourd'hui dans nos postes des frontières (du
Niagara par exemple) le meilleur uniforme est
toujours en évidence sur le dos de la sentinelle la
plus exposée à la vue du voyageur.
Dès que la troupe fut ainsi miUtairement habil-
lée, ceux qui n'avaient pas de fusil prirent des
bêches et des pioches , chaque soldat reçut l'ordre
de renfoncer soigneusement le pan de sa chemise
et de relever le quartier de ses souhers ; le général
Von-PofFenburgh avala d'un trait son pot de bière
mousseuse ( habitude qui dans toutes les grandes
occasions lui fut commune avec le magnanime
More de More-Hall (i), puis se mettant à leur
tête il fit jeter sur le fossé les planches de sapin qui
servaient de pont-levis , et marcha hors du château
de l'air formidable d'un géant qui i un verre de
vin dans le toupet. Mais c'est à l'inslant où se ren-
contrèrent les deux héros que commença une
scène de parade guerrière et de galanterie cheva-
leresque au-dessus de toute description. Risingh
(qui, comme je l'ai déjà fait entendre, était un
(1) Allusion à la ballade du dragon de Wantley.
LIVRE VI, CHAPITRE I. 85
habile et madré politique, blanchi, avant le temps,
par ses profondes études en fourberie) n'eut be-
soin que d'un coup-d'œil pour saisir le travers do-
minant du grand Von-PofFenburgh, et entra dans
toutes ses valeureuses fantaisies.
En conséquence leurs détachemens firent front
l'un à l'autre , portèrent et présentèrent les ar-
mes , firent, en place et en défilant, le salut mih-
taire , les tambours battirent , les fifres jouèrent ,
les drapeaux furent déployés , on fit face à droite ,
face à gauche , déploiement par le flanc droit ,
en avant , en arrière , en échelons , marches ,
contre-marches, par grandes divisions, par sim-
ples divisions , par sous-divisions , par pelotons ,
par sections , par files , au pas ordinaire , au pas
de manœuvre , au pas de charge , ou même sans
garder le pas du tout ; enfin , après avoir exécuté
toutes les évolutions possibles à deux grandes
armées (y compris les dix -huit manœuvres de
Dundas) , après avoir épuisé tout ce qu'ils purent
se rappeler ou inventer en tactique , sans comp-
ter nombre d'évolutions irréguUères inconnues jus-
qu'alors et que l'on n'a plus retrouvées..., si ce
n'est peut-être chez quelques braves recrues de nos
miUces , les deux illustres commandans et leurs
troupes respectives firent une dernière halte, com-
plètement épuisés par les travaux de cette campa-
86 HISTOIRE DE NEW-TORK.
gne. Jamais deux yaillans capitaines de milice bour-
geoise, ou deux héros de théâtre en cothurne , ne
montrèrent plus de suffisance et d'orgueil en com-
mandant la canaille à figui^ patibulaire et à jambes
torses qui marche lourdement sous leurs ordres
dans les fameuses tragédies héroïques de E^arre ,
Tom Thumb ou autres chefe-d'œuvre renommés.
Ces pohtesses miUtaires finies , le général Von-
Poffenburgh escorta en grande cérémonie son
illustre voisin dans le fort; il le promena dans
toute rétendue des fortifications , lui montra les
ouvrages à corne, les ouvrages avancés , les demi-
lunes et divers autres ouvrages extérieurs , ou
plutôt la place où ils auraient dû être élevés , et
où ils le seraient dès qu'il en aurait fantaisie , lui
démonti^ant clairement que c'était une place de
premier ordre , qui , bien qu'elle n'eût encore l'air
que d'une petite redoute , n'en était pas moins le
geime d'une forteresse formidable. Cette inspec-
tion terminée , toute la garnison reprit les armes ,
fit l'exercice, fut passée en revue, et pour bou-
quet , le général ordonna que le gibier de potence
qu'il avait fait mettre au cachot en fût tiré , livré
aux hallebardiers , et flagellé d'importance pour
le plus grand amusement de son hôte , en même
temps que pour le convaincre de son amour pour
la discipline.
LIVRE VI, GHAPITAE I. Sj
Le rusé Risingh y tout en affectant de paraître
ébahi de la puissance du grand Von-Poffenburçh ,
prenait note , en silence , de la faiblesse de sa gar-
nison , et la faisait remarquer à ses fidèles soldats y
qui se transmettaient l'observation d'un coup
d'œil , et riaient même assez bruyamment. . . dam
leurs barbes.
L'inspection , la revue , la flagellation termi-
nées 9 on se donna rendez-vous à table , car entre
autres grandes qualités , le général avait une in-
clination remarquable po\ir la ribote , et il laissait ,
dans une seule campagne d'après-dînée , plus de
morts sur le champ de ses exploits bachiques,
qu'il n'en avait jamais laissé sur aucun champ de
bataille dans tout le cours de sa Cfurière militaire.
Plusieurs bidletins dç ces victoires non san-
glantes; sont encore dan§ la mémoire , ^t toute
la province fut , une fois , jetée dans l'étonne-
ment à la relation d'une des ses campagnes , dans
laquelle il était officiellement étabU que , quoiqu'il
n'eût y comine le capitaine Bobadil , que vingt
hommes en tout pour le soutenir, néanmoins,
dans la court espace de si:s;: mois , il avait conquis
et complètement anéanti soixante bœuis , quatre-
vingt - dix cochons , cent moutons , dix nulle
choux , mille boisseaux de ponunes de terre , cent
cinquante quartauts de bière , deux mille sept
88 HISTOIRE DE NEW-YORK.
cent trente-cinq pipes et soixante dix-huit -livres
de dragées , sans compter divers autres mets ,
comme gibier , volailles et légumes verts : expé-
dition sans égale depuis les jours de Pantagruel
et de sa dévorante armée! ce qui prouve que
pour dévaster , en peu de temps , un pays ennemi
et en affamer les habitans , il suflisait d'y lâcher
le ventru Von-PofFenburgh et sa garnison.
Le général donc ne fut pas plus tôt prévenu
de la visite du gouverneur Risingh , qu'ordonnant
un dîner splendide , il fit sortir secrètement
un détachement de ses vétérans les plus expéri-
mentés pour aller mettre à contribution tous les
poulaillers ou étables à cochons du voisinage , ser-
vice auquel ils étaient rompus depuis long-temps ,
et dont ils s'acquittèrent avec tant de zèle et de
promptitude, que la table de la garnison pUa bien-
tôt sous le poids de leur maraude.
Je regrette vivement que mon lecteur n'ait pu
voir le vaillant Von-Poffenburgh présidant à ce
banquet ; c'était vraiment un admirable spectacle !
Assis dans toute sa gloire , entouré de ses soldats ,
comme cet autre grand gosier d'Alexandre dont
il rivalisait si dignement les bachiques vertus,
il étonnait du merveilleux récit de ses héroïques
exploits et de ses innombrables aventures, des
auditeurs ébahis qui , bien que persuadés au fond
LIVRE VI, CHAPITRE I. 89
que c'étaient autant de ridicules gasconnades et
d'impudens mensonges , n'en poussaient pas moins
des cris de surprise et d'admiration. Au moindre
mot du général qui pouvait être soupçonné de
drôlerie , le robuste Risingh ébranlait la table
d'un coup de poing qui &isait danser et résonner
tous les verres, se renversait sur sa chaise, et , au
milieu d'assourdissans éclats de rire, jurait que
de sa vie il n'avait rien entendu d'aussi plaisant :
ainsi tout était confusion , tumulte et hideuse
débauche dans l'intérieur du fort Casimir, et Von-
PofFenburgh travaillait si vigoureusement la bou-
teille, qu'en moins de quatre petites heures , lui ,
et les siens , dignes émules de leur chef, fuirent
ivres morts à force de rasades , de chansons et de
toasts patriotiques dont le plus court égalait en
longueur une généalogie galloise ou un plaidoyer
en chancellerie.
Les choses n'en furent pas plus tôt venues à ce
point , que le rusé Risingh et ses Suédois , qui
avaient eu le soin et l'adresse de conserver leur
raison , se jetèrent sur leurs hôtes , leur Uèrent
pieds et poings, et, au nom de la reine Christine
de Suède, prirent formellement possession du
fort , ainsi que de toutes ses dépendances ; dictant
même un petit bout de serment de fidéUté à tous
les soldats hollandais qu'on put dégriser assez
go HISTOIRE DE NFW-TORK.
pour le leur faire avaler. Risiugh mit alors les
fortifications en bon ordre , nomma commandant
son vigilant et prudent ami Suen Scutz , grand
efflanqué de Suédois, et déterminé buveur d'eau ,
puis partit emmenant avec lui cette toute aimable
garnison et son puissant chef, qui, bientôt rendu
à lui-même au moyen d'une sévère bastonnade ,
ne laissait pas de ressembler assez à un immense
monstre marin qui s'est échoué sur le sable.
Le transport de la garnison avait pour but de
prévenir tout envoi de nouvelles à New- Amster-
dam, car, tout fier que l'adroit Risingh fût de
son stratagème, il ne laissait pas néanmoins de
craindre la vengeance du vigoureux Pierre Stuy-
yesant, dont le nom répandait autant de terreur
dans le voisinage , que celui de l'invincible Scan-
derbeg en répandit jadis parmi ses vils ennemis
les Turcs.
LIVRE VI, CHAPITRE II. gi
CHAPITRE II.
Comment les secrets les plus cache's vieonent souvent à être de-
couverts; Conduite de Pierre-Forte -Tête quand il connut les
infortunes du general Von^Poffenburgh.
C'ÉTAIT une vraie chouette pour la finesse que
celui qui le premier classa dans le genre fémi-
nin la renommée et la rumeur publique ; on ne
peut disconvenir qu'elles possèdent éminemment
certaines qualités du beau sexe , et particulière-
ment cette bienveillante anxiété sur les affaires
d'autrui qui les tient continuellement sur pied
pour découvrir les secrets et pour les répandre.
Elles n'accordent qu'une bien légère attention
à ce qui se fait ouvertement et devant tout le
monde ; mais à l'affût de tout ce qui se passe dans
l'ombre , toujours en quête de ce qui porte l'ap-
parence du mystère, leurs seigneuries ne respi-
rent que quand elles l'ont découvert , et prennent
à le publier un plaisir aussi méchant que fé-
minin.
C'est par suite de cette disposition inhérente à
leur sexe qu'elles vont sans cesse furetant dans le
cabinet des princes , écoutant par le trou de la
92 HISTOIRE DE NEW-YORK.
serrure aux portes du sénat, et lorgnant à travers
les fentes quand nos dignes congrès délibèrent à
huis clos , sur une douzaine d'excellens moyens
de désoler les peuples. C'est cette même disposi-
tion qui fait qu'en horreur à l'homme d'état dis-
simulé , comme au chef intrigant , éternelle pierre
d'achoppement des négociations cachées et des ex-
péditions secrètes , elles les trahissent si souvent
par des moyens dont ne s'aviserait nulle autre
tête que celle d'une femme.
Il en fut ainsi dans l'affaire du fort Casimir ;
Tadroit Risingh imaginait sûrement que , en met-
tant la garnison en lieu de sûreté , il empêcherait
long-temps le brave Stuy vesant d'en apprendre la
malheureuse destinée; mais cet exploit retentit
dans le monde au moment où Risingh s'y atten-
dait le moins , et l'être dont se servit pour cela la
bavai'de déesse eût été le dernier qu'on soupçon-
nât d'emboucher sa trompette.
Ce garnement était un certain Dirk Schuiler
( ou Skulker) , espèce d'escogriffe vivant aux cro-
chets de la garnison , sans y appartenir , renié de
tous et presque de lui-même , l'un de ces vaga-
bonds cosmopoUtains qui courent le monde en
l'escroquant , comme s'ils n'y avaient rien autre
chose à faire ou à prétendre , et marchent en pil-
lards aux derniers rangs de la société , comme les
LIVRE VI, CHAPITRE II. gS
maraudeurs sur les derrières d'une armée. Il n'est
pas de garnison ou de village qui n'aient un ou plu-
sieurs de ces vauriens dont la vie est une énigme ,
dont l'existence est sans but , qui viennent , Dieu
sait d'où , vivent , Dieu sait comment , et qui
semblent n'être créés à nulle autre fin que celle
de maintenir dans toute son intégrité le très-ancien
et très-respectable ordre de fainéantise. Ce philo-
sophé vagabond passait pour avoir un peu de sang
indien dans les veines , ce qu'attestaient la couleur
de sa peau , les traits de son visage , et plus parti-
cuhèrement encore ses habitudes et ses goûts.
C'était un grand efflanqué , ayant le pied léger et
l'haleine longue, son costume le plus ordinaire
était à peu près indien , mais avec ceinturon ,
guêtres, et cheveux pendans en mèches plates sur
ses oreilles , ce qui achevait l'heureux ensemble
d'un homme à pendre. . . rien que sur la mine. On
a dès long-temps remarqué que les gens en qui se
trouve un mélange de sang indien sont moitié ci-
vilisés , moitié sauvages et moitié diables. Troisième
moitié qui leur est expressément allouée comme
gratification pour leur commodité particuUère.
C'est par de semblables raisons , et sans doute avec
non moins de vérité , que les sauvages du Kentuki
passent pour moitié hommes , moitié chevaux et
moitié crocodiles , chez les habitans du Mississipi ,
C)4 HISTOIRE DE NEW-YORK.
qui leur accordent en conséquence autant de
haine que de respect.
Dirk Schuiler pourrait fort l»en avoir été vu
sous cet aspect par la garnison qui lui avait assez
cavalièrement décerné le titre de Dirk*le-Pen-
dard. Ce qu'il y a de certain , c'est qu'il ne recon-
naissait personne pour maître , était l'ennemi juré
du travail , pour lequel il avait le plus souverain
mépris , et passait son temps à rôder dans le fort ,
s'en rapportant au hasard pour sa subsistance , se
giûsant toutes les fois qu'il pouvait attraper de
l'eau- de- vie ou du vin , et volant tout ce qui tom-
bait sous sa main. Il ne se passait guère un jour
ou deux sans qu'il fût certain de rembourser,
pour ses méfaits , une sévère bastonnade ; mais ,
conmie ses os n'en étaient pas rompus , il en était
quitte pour secouer les oreilles, et ne se faisait
pas scrupule de recommencer à la première occa-
sion. Quelquefois , par suite de trop gros méchefs,
il s'évadait pour un mois de la garnison , rôdant
alors furtivement à travers bois et marais , avec
une longue canardière sur l'épaule j tantôt il se
mettait en embuscade pour guetter le gibier , tan-
tôt il restait tapi pendant des heures entières sur
le bord d'un étang pour attraper des poissons , et
ne ressemblait pas mal à un gros oiseau de la &-
uiille des grues , que l'on nomme le Mudpoke.
LIVRE VI, CHAPITRE II. qS
Quand il croyait que ses crimes étaient oubliés ou
pardonnes , il se reglissait dans le fort , chargé de
peaux de bêtes ou de volailles qu'il avait volées
par hasard ; il les échangeait contre de l'eau- de-
vie , en saturait d'abord sa carcasse , et s'allant
coucher au soleil , s'y hvrait pleinement à la vo-
luptueuse paresse du sale philosophe Diogène. Ce
garnement était la terreur de toutes les basses-cours
du pays , dans lesquelles il Élisait d'effrayantes
invasions ; quelquefois même on le voyait au point
du jour rentrer dans le fort avec tout le voisinage
à ses trousses , comme un fripon de renard surpris
en maraude et poursuivi jusque dans son terrier.
Tel était ce Dirk Schuiler , et , d'après la parfaite
indifférence qu'il montrait pour le monde et ses
intérêts, d'après sa tacitumité et son stoïcisme
véritablement indiens, personne n'aurait jamais
sc«igé qu'il dût être le dénonciateur de la trahison
de Risingh.
Pendant la joyeuse orgie qui fut si fatale au
brave Von-Poffenburgh et à sa vigilante garnison ,
Dirk rôdait furtivement de chambre en chambre ,
comme une espèce de fainéant privilégié ou de
chien de chasse hors de service auquel personne
ne fait attention. Mais , quoique fort avare de pa-
roles , il avait , comme tous vos gens taciturnes ,
l'oâl et l'oreUle toujours au guet , et , tout en pi-
g6 HISTOIRE DE NEW-YORK.
corant de côté et d'autre , il avait surpris tout le
complot suédois. Cherchant aussitôt à utiliser cette
découverte , Dirk résolut d'y jouer le rôle de
Jacques Toutes-mains , c'est-à-dire que , s'appro-
priant tout ce qu'il put attraper , il enfonça sur
sa tête le chapeau galonné en faux or du puissant
Von-PofTenburgh , campa sous son bras les im-
menses bottes fortes de Risingh, et prit ses jambes
à son cou à l'instant même où allait éclater l'af-
freuse catastrophe qui mit la garnison en décon-
fiture.
Complètement délogé de son repaire , il prit sa
course vers New -Amsterdam , lieu chéri de sa
naissance , qu'il s'était vu jadis obligé de fuir par
suite d'affaires malheureuses, c'est --à- dire pour
un vol de moutons qu'on lui imputa , parce qu^on
l'avait pris sur le fait. Après avoir erré plusieurs
jours dans les bois, se frayant à grand'peine un
chemin dans des marais, traversant les petites
rivières à gué , les grandes à la nage , et faisant
tête à des fatigues qui auraient tué tout autre
qu'un Indien , un sauvage , ou le diable , il arriva
enfin à Communipaw, presque mourant de besoin
et maigre comme une belette affamée ; il y vola un
canot , rama jusqu'à New- Amsterdam , et à peine
débarqué , courut conter au gouverneur Stuy ve-
sant la désastreuse affaire , dont le récit lui coûta
LIVRE VI, CHAPITRE II. Q'J
seul plus de paroles qu'il n'en avait proféré de sa
vie.
A cette affreuse nouvelle, le vaillant Pierre
sauta de son siège , brisa la pipe qu'il fumait contre
sa cheminée, se renfla la joue gauche d'une
éDorme chique de tabac , releva son ^haut-de-
chausses, et se mit à marcher de long en large dans
sa chambre , fredonnant , selon son usage quand
il était en colère, une détestable chanson hollan-
daise. Mais , comme je l'ai déjà feit voir, il n'était
pas homme à exhaler en vains sons sa ccdère. Son
premier soin donc , après ce paroxisme de rage ,
fut de grimper à son arsenal ( c'est-a-dirie un grand
coffre de bois qui lui en servait ) , d'y saisir l'at-
tirail guerrier décrit dans le précédent chapitre ,
et d'endosser le redoutable uniforme On eût
cru voir Achille revêtant l'armure de Vulcain ! il
garda tout ce temps un effrayant silence, tint
froncés ses terribles sourcils , et ne respira qu'au
travers de ses dents fortement serrées. S'étant
ainsi équipé à la hâte , il descendit dans sa salle à
manger, enleva vivement sa fidèle épée du man-
teau de la cheminée, où elle était ordinairement
suspendue, mais avant de la ceindre, il la
tira du fourreau ; et , pendant que son œil en par-
courait la lame rouillée , un sourire amer effleu-
rait ses traits menaçans. C'était le premier qui,
II. 7
gS HISTOIRE DE NEW-YOER.
depuis cinq longues semaines , eût paru sur cette
mâle figure , mais tous ceux qui le virent prédi-
rent l'oi»^ qui devait le suivre !
Ainsi armé de pied en cap , portant dans ses
regards lamenaoeet la guerre, il se mit à l'œuvre,
et depeéhaiit Anthony Yan^Corlear ici , la , de ce
côté yde cet ^xtre^ dans les rues bourbeuses de la
ville ^ comme dans ses rueUes tortueuses^ partout
enfin , il fit^ à son de trompe , sommer ses fidèles
pairs de ^assemMer à l'instant en conseil pour af-
faire urgente. Cda fait , semblable à tous les ^ns
pressés, et cfflume pour.» .vanoer les affîdres , il
se timt dans ime continuelle agitation , changeant
de cluâse à/toutimcment , mettant la tête à toutes
les fenêtres, moDtasit et desœndant sans fin les
escaliers, et les fidsant retentir, avec sa jambe de
bois^ dHin bruit si -vif^et si répété, qu'au rapport
d'un authentique bôstorien du temps, on aurait
cru tentendre >un tonnelier cerclant un baril de
fiome.
'Il n'y aryak ^pas moyen àe plaisanter avec «ne
anmnation aussi absolue et venant d'un hosame
aussi emporté que notre gou^vsemenr . Les notables
^ se jrendirent »donc ônoontînent à la chambre du
conseil, s'y (assirent avec la pkis:grande tranquil-
lité., tet , )tQut en allumant fleurs longues pipes ^ se
mnrent à regarder .son excellence et^onuuîfonne
LIVRE VI, CHAPITBE II. gg
avec le sang-froîd le plus imperturbable, étant, ce
que tous les conseâllei^ devraient être , aussi peu
susceptibles d'entraînement que de surprise. Le
gouverneur, après avoir pron^ené ses yeux circu-
lairemeut, pendant quelques instans, d'un aif
aussi majestueux que maitiid, pose une main
sur le pommeau de son épee, et jetant Pautce
en ayant d'uxie manière imiche et animée^
adresse à ses pairs une courte y naais touchante
harangue.
JiÇèregrette extrêmement de n'avoir pas le même
avçoitagiequeTite^ve, Thucydide, Plutarque et
autres historiens , Hies predèces^euj^s • qui fyrent
assez heureux , m'a-t-on dit^ pour se prociurer les
discours de Jleurs héros , écrits par les meill^rp
tacUgr^he^ ,du tei^g^ps, ce qui les a «^tervâUeu^e-
meQt aid^ a iCnriçhir ldsir$ «histcHres et à chàrs^w
Iciurs iQç^be^vrspar des t^ts sublimes d<âqqueQce.
Erivié d^ijiaâ importans auxÂliaiirés , je né $aw;;4s
rapporter teiituellemaoït le discours du gouvei^ieur
StuyViCsant. Mais j^iserai bien affirinfar , d'aprèis
laiConnaissanced^e sosL caractère, que ^rop iiupé-
rieur aux vailles précautions oratoires pour dé^
guiser sous de faux brillans je sujet fiàcheulL qu^il
avait à traiter , il l'aborda en homme ferme et
CQwageux qui dédaigne d'atténuer en paroles des
dangers qu'il est prêt à aifronter en actiow» £e
15425X
lOO HISTOIRE DE NEW-TORK.
qu'il y a de très-sûr, c'est qu'il finit en annonçant
sa détermination de commander les troupes en
personne et de chasser ces vendeurs de pommes
de Suédois du poste usurpé du fort Casimir. Ce
hardi projet ne trouva pas un contradicteur, car
ceux de ses conseillers qui étaient éveillés y adhé-
rèrient du bonnet, comme de coutume, et ceux
qui , fidèles à la sieste d'après dîner , s'étaient en-
dormis vers le miUeu de la harangue , n'y firent
pas la plus légère objection.
C'est alors que retentirent dans la belle cité de
New- Amsterdam les tumultueux préparatife d'une
guerre terrible , c'est alors que de bruyans recru-
teurs allèrent appelant de tous côtés les déser-
teurs, malotrus €t va-nu-pieds des Manhattoes
ou des environs, leur faisant à savoir que qui-
conque se sentait la noble ambition de gagner six
sous par jour , et une immortelle renommée pai>
dessus le marché , n'avait qu'à s'engager sous le
drapeau de la gloire ; car remarquez bien que vos
héros guerriers, conquérans à la suite, appar-
tieninent presque tous à cette classe d'illustres
citoyens, qu'attend également le bagne ou l'armée,
et qui non moins dignes de figurer au carcan que
sous le mousquet , ne peuvent voir décider que
par un coup de dé de dame fortune la grande
question de savoir s'ils mourront par la corde ou
LIVRE Vi, CHAPITRE U. lOI
par l'ëpëe, mort qui^ dans tous les cas, ne peut
manquer de les donner utilemei\t en e^itemple à
leurs concitoyens.
Mais malgré tout ce martial vacai^me , malgré
ces séduisantes invitations , les rangs de l'honneur
restaient piteusement clair semés , tant les pai-
sibles bourgeois de NewAmsterdam étaient éloi-
gnés de s'engager dans une querelle qui leur était
étrangère , ou de quitter un instant la vie casa-
nière où se concentraient toutes leurs idées ter-
restres. En voys^nt cette tiédeur le grand Pierre,
dont le noble cœur ne respii:ait que la guerre ,
ne désirait que la vengeance, se détermina à ne pas
attendre plus long-temps l'assistance de ses empâ-
tés citadins , mais à rassembler ses bons lurons de
l'Hudson , qui , élevés au milieu des bois , des dé-
serts et des bétes féroces , comme nos paysans du
Kantucky , n'aimaient rien tant que les aventures
dangereuses et les périlleuses entreprises que l'on
rencontre dans les pays sauvages. Sa résolution
prise , il ordonna à son fidèle écuyer Van-Corlear
de faire préparer et avitailler sa galère , après
quoi il assista , comme un sage et pieux gouver-
neur , au service divin, qui fut célébré à cette oc-
casion dans l'église de Saint-Nicolas. Puis laissant à
son conseil l'ordre définitif d'organiser et de tenir
prêtç, pour son retou r, la cavalerie des Manhattoes,
lOa HISTÔIBE DE ITEW-TORK.
il s'embarqua pour aller recruter en remontant
l'Hudson.
%<^^^i^^^^^^^>^^»^*^>^^>%^%»^^»%^^%<»<%^>%'^^^^%^/*>%^>/%i^'%<'^ •m/%^%M/^/^i%^t'%^^f^/^'
CHAPITRE m
Voyage de Pierre Stajyesant sur THudson } délices et merveilles
de cette rivière renommée.
Les douces brises du midi glissaient légèrement
sur la sur&ce de la terre y changeant la chaleur
étoufiante de Fêté en une température produc-
trice et bîén&isante, quand ce îniracle de bra>
Toure et de vertus chevaleresques, l'intrépide
Pierre Stuy vesant , déploya sa voile et s'éloigna
de la belle île de Manuahata. La galère dans la-
quelle il s'était embarqué était Somptueusement
ornée de baiidéroles et de pavillons de couleurs
éclatantes , dont les uns flottaient au vent pen-
dant que les autres effleuraient légèrement les
ondes. La poupe et la proue de ce majestueux
vaisseau galamment sculptées , d'après la mode
hollandaise la plus recherchée, offraient l'élégante
figure de petits Cupidons bien joufflus , coiffés de
larges perruques, et portant entre leurs mains
des guirlandes de fleurs , telles qu'on n'en trouve-
LSVBf VI, CHAPITRE UK Io3 •
rait lams aucun livre de botamifiie , puisqu'elles
étaient de celte espèce incomparable qui fleuris-
sail dans Fàge d'or^ et qui n'existe pluB mainte^
n«at y si ce n'est peut-être dans Fimagination ded
ingénieux acuipteurs en bais et des peintres d'en-
s^nes.
Ainsi richement décorée , et dans un appareil
digfiie du puissant potentat des Mai^iattoes , s'a-
vançait la galèi'e de Pierre Stuyyesant y sur le
sem majestueux de l'Hudson, qui, comme fier
de son illustre fiirdeau , semblait soulever orgueil-
leusement ses vagues et les rouler plus lentement
vers FOeéan.
Mais vous pouvez m'en croire y cber lecteur ,
la scène qui s'offrit à la contemplation de l'équi-
page surpassedt de beaucoup celle qui se présente
à nos yeux dans ces jours dégéi^^rés. La sauvage
Boajesté du désert régnait sur les bords de ce
fleuve puissant ; la main des hommes n^ avait
pas encore abattu les noires forets , la culture
n'avait point effacé l'aspect imposant du paysage;
le<îommerce n'avait pas sillonné de ses nombreux
vaisseaux ces profondes et antiques solitudes. Çà
et la s'élevaientquelques huttes grossières, perchées
sur la pointe aiguë du rocher ou sur le sommet de
la montagne ; h, colonne tournoyante de fumée
s'en échappait dans une atmosphère transpa-
-7
Io4 HISTOIRE DE JHEW-TORK.
rente , et le cri sauvage des enfans qui se jouaient
à cette hauteur sur le bord des abîmes en tom-
bait aussi doux à l'oreille que les accens de l'a-
louette quand elle se perd dans la Toûte azurée
des cieux. De temps en temps , du bord en saillie
d'un précipice , le daim timide regardait étonné
le magnifique vaisseau qui passait au-dessous de
lui , puis , secouant son bois , il se sauvait en bon-
dissant dans l'épaisseur de la foret.
C'est au travers de semblables scènes que vo-
guait le beau vaisseau de Pierre Stuy vesant. Tan-
tôt il côtoyait la base des gigantesques rochers^
de Jersey qui s'élèvent comme d'éternelles mu-
railles depuis les eaux jusqu'aux cieux , et qui,
si on. peut en croire la tradition , furent créés , de
temps immémorial, par le puissant génie Mane-
tho, pour protéger sa demeure favorite contre
les regards profanes des mortels ; tantôt il s'avan-
çait légèrement dans la profonde baie de Trap-
paan dont les vastes bords présentent une variété
de scènes délicieuses. Ici le hardi promontoire
couronné d'un bosquet d'arbres touffus se pro-
jette dans la baie , là des rives sinueuses s'élance
en amphithéâtre la riche foret dont l'inaccessible
sommet se termine à pic , tandis qu'un peu plus
loin , les immenses ixxîhers se dessinent en ligne
onduleuse, et noircissent l'onde de leur ombre
UVRKYI, CHAPITRE III. lo5
gigantesque. Tantôt enfin , sur le passage du vais-
seau, s'ouvrait, au travers de ces sites imposans,
une étroite et modeste vallée qui semblait se
mettre , comme pour en être protégée , sous l'a-
bri des montagnes qui lui servaient d'enceinte.
Ce paradis champêtre offrait la réunion de toutes
les beautés pastorales; buissons épais et touffus,
tapis veloutés du plus verdoyant gazon , ruisseau
limpide murmurant au travers de cette fraîche
verdure, et sur ses bords quelque petit village
indien, ou la hutte sauvage d'un chasseur soli-
taire.
Les différentes heures du jour semblaient , en
s'écoulant, rivaUser de magie pour varier le
charme de cette scène enchantée. Quand le soleil,
s'élevant majestueusement à l'est , dardait ses pre-
miers feux du sommet dies montagnes., des mil-
liards de perles humides étincelaient sur les hau-
teurs du paysage, tandis que sur les bords du
fleuve s'élevaient encore des masses épaisses de
brouillard^ qui , semblables à ces mal&iteurs de
nuit que disperse l'aidée du jour , fuyaient lente-
ment devant sa lumière et se repliaient, comme
à regret, vers les monts pour s'y dissiper en va-
peurs. Alors tout était splendeur , vie et gaieté ,
l'atmosphère était d'une pureté et d'une transpa-
rence impossible à décrire^ les oiseaux faisaient
fo6 HISTOIRE BE N^W-TORK.
•
ailendre leuri» diants joyeux, et de firsdches
brises poussaient , ea se jouant, le Ydisseeai dans sa
course. Mais quand le soleil s'eufohçactt à Pouest
dans un ocëan de glmre, courtant te ciel et la
tetre de mille lekites éclatantes, tpntredev^iait
catme, silencieux et magnifique^ La rcAe, na-
guère gonflée , pendait raunolûle contre le mât.
Ije matdot , les bras croisés , s'appuyait comtre les
faatibans , perdu dans cette coistemplaticm muette
et involontaire que la grandeur imposante de la
nature commande , même aux plus grossiers de
ses enfans. Le vaste sein de l'Hudson ressemblait à
tm miroir poli réfléchissant la pourpre édatante du
Muchant ; seulemeiït , de temps à autre , glissait à
sa surface tm canot d'écorce rempli de sauvages
baridiés , dont les plumes brillaient de mille cou-
\0Btrs quand par hasard, un deruier rayon de
soleil tombait sur elles des montagnes^^de Fouest.
Mais quand le crépuscule enveloppait la nature
de son voile mystérieux , son aspect alors offrait
mille diarmes aussi fugitife que ravissans pour le
sage qui cherche ses jouissances dans les glorieux
Ouvrages de son Créateur. La lueur faible et in-
certaine qui régnait alors ne servait qu'à teindre
de couleurs fantastiques les traits adoucis du pay-
sage. L'œil trompé , mais ravi , cherchait vaine-
ment à découvrir , au milieu de ces larges masses
uyiem ti, cbâpI'TM ni. lo^
d'ombre ^ la bgiie q«i yparaiit les^eaiK dé- là terre i
oil i distm^et^ies iàijéis pàlîsiatis qui ^i^lilaieiit
s'enfoiicer daiis l|e <^4s. Alar& 4%&àgkiàtioti ac-
tivé supidiéait B l%isufiisance'de la vile eti créant,
ayee une isduEltrieusie adresseï^ uh moirde tdut de
fëerieset dHUusionâ* Sous sa bfeiguêlte nlàgi^tle
l'aridb roèher transformait en totir^ élevés^, en
châteaia fortifies 4 l'ombre menftôafÂedottt il con-
Trait an loin la plaine liquide ; les âîbres prenaient
l'aspect teitîble de ^uisssns geans» , et des oÂUieirs
d'êtres hbagiiiaires seùtblaient {i^upler l'itfdcces-
sibie^somiiiet des montagnes.
Alors s^élevait des rii^es du fleure le bourdon-
nement d'une innombrable variété d'ittséctes,
dont le concert remplissait i'air d'un bruit étrange,
mais nèn saiis harmome. Tandis que l'oiseau de
nuit y pcTCfaé sur son adff-e solitaire , ârtiguait
l'écboparscmchant^^aintifet monotone, ^homme
charmé s'abandonnait à une do/uoe mélancolie , et
cherchait , dans une tranquillité pensive , à saisir
et à distin^er chacun des sdnsqui résonnaient
vaguement au loin y tressaillait involontairement
de ïem^ à autre aux ci?is de quelque sauvage er*
rarit , ou aux affreux hurlenkens d'un loup cou-
rant à son nocturne pillage.
Ils poursuivirent ainsi heureusement leur course
jusqu'au moment où ils entrèrent dans les ter-
108 HISTOIKE D£ NEW-YORK.
ribles défilés nommés High-^Lands , et qu'on pren-
drait d'abord pour le théâtre de cette guerre impie
que tentèrent contre le cieMes gigantesques Titans,
lorsqu'ils entassèrent dans un épouvantable dés*
ordre , rochars sur rochers et montagnes sur mon-
tagnes ; mais telle n'est point y au vrai , l'histoire
très-différente de ces monts couronnés de nuages.
Avant que l'Hudson y versât ses eaux formées par
les lacs , ces montagnes formaient une vaste pri-
son y dans le sein rocailleux de laquelle le tout-
puissant Manetho enfermait les esprits rebelles qui
se refusaient à son autorité. Là , liés par des chaînes
d'un airain aussi dur que le diamant , ou confinés
sous l'écorce crevassée des vieux pins , ou écrasés
sous d'immenses rochers, ils gémirent pendant
plusieurs siècles , jusqu'à ce qu'enfin l'Hudson
conquérant sa carrière vers l'Océan eût brisé leur
prison en s'y fi:*ayant un passage , et roulé ses eaux
triomphantes au travers de ces ruines mons-
trueuses.
Quelques-uns d'entre eux cependant rôdent
encore autour de leur ancienne demeure , et y
forment , si l'on en croit de respectables légendes ,
les échos dont retentissent ces horribles soUtudes ,
et qui ne sont autre chose que le cri de leur co-
lère , dès qu'un bruit quelconque vient troubler
leur profond repos, car quand les élépiens sont
LIVRE VI, CH4PITRB III. IO9
agites par la tempête , quand les vents se déchaî-
nent et que le tonnerre gronde , ces malheureuii
esprits font retentir les montagnes de hurlemens
d'autant plus terribles, qu'ils se figurent alors, dit-
on, le grand Manetbo revenant les plonger dans
leurs sombres cavernes et renouveler leur insup-
portable captivité.
Mais toutes ces belles et glorieuses scènes étaient
perdues pour le brave Stuy vesant ; rien n'occu-
pait son esprit , si ce n'est des pensées de guerre
et l'orgueilleux espoir de mémorables faits d'armes.
Ses honnêtes soldats ne se troublaient guère non
plus la tête de ces contemplations romantiques ;
le pilote fumait tranquillement sa pipe au gou-
vernail , ne pensant ni au passée ni à l'avenir , ni
même au présent. Ceux de ses camarades qui
n'étaient pas occupés à ronfler sous le pont ou-
vraient de grands yeux et de larges bouches aux
récits d'Anthony Van-Corlear, qui , assis sur le
cabestan , leur racontait la merveilleuse histoire
de ces miriades de mouches luisantes qui étince-
laient comme des diamans et des paillettes sur le
noir manteau de la nuit. Ces mouches étaiafit
originairement , suivant la tradition , une race de
vieilles et infectes sorcières qui peuplaient ces
contrées long-temps avant mémoire d'homme;
race exécrée , emphatiquement appelée race d'^/i-
no HISTOIRE DE NEW- YORK.
fer^ et qui , pour ses innombrables péchés contre
les enÊins des hommes, en même temps que pour
donner un terrible avertissement au beau sexe,
fut coiidamnée à infester la terre sous la forme
de ces terriUes et menaçans petits insectes. Tour-
mentés d'une ardeur interne et dévorante , ce
même feu qui brûlait autrefois leur cœur et
qu'exhalaient leurs pa|*oles les embrase mainte-
nant, et pour toujours.... par la queue.
Je vais présentemait raconta^ un fait ^u^é-
âteront peut-«tre à croire beaucoup de mes lec-
teurs , mais s'ils se permettent ^ur ce point le plus
léger .dcMite, autant vaudrait qu'ils ne crussent
pas un seul mot de toute cette «histoire, car rien
de ce qu'elle contient n'est plus ^rai. Il faut que
Tqn sache d'abord que le nez d'Anthony le trom-
pette, nez de la plus magnifique dimension , do-
minait aussi majestueusement sur sa figure, /qu'une
«aontngne sur la plaine de Golconde^ et brillait
enrichi .de ^ubis ou autres pierre «précieuses ,
digne auiréole d'un roi des bons enfans , que le
joyeux Bacchus accorde à ceux qui fêtent cor^
diaiement la bouteille ; il arriva donc qu'à la
^pointe du jour, tout juste au moment où le lion
Anthony, appuyé sur la lisse, après avoir lavé
sa &ce Tubiconde , la contem^pkait dans le miroir
des eaux, le soleil, s'élançant dans^toutesasplen-
LIVRE VI, GHAPITBE IJI. III
deur du sommet des montagnes , darda pleine-
ment un de ses plus chauds rayons sur ce nez
doïA la surface luisante le réfléchit aussitôt
comme un miroir ardent , et , faisant siffler l*eau
surwn passage, l'envoya brûler vif un immense
esturgeon qui se jouait tou^ près du navire ! hiasé
à hoicà avec beaucoup de peiné , ce monstre marin
fournit à tewit Féquips^e un abondant et délideiiK
repas:; la, chair en parut exquise^ excepté auitom:-
de la blessure, :où elle sentait im. peu le soufire^
et c'est ^ on peut m'en croire , le piremier e^buv-
gecm qu'aient mangé les chrétiens dans oes fa-
rage8(i).
Quand iPierre Stuy vesant fiit informé de ce
pvodige ) et qu'il eut goâlté du poisson inconnu ,
son lâbOnnement , commeon peut le supposer, fiit
exitréme, aussi, ^i mémoire de ce&itietooiimie
monument à i'âppui , il donna le nom d'AntlKK
ny's nose (le nez d'Antoine) à «un considéraUe
I » 1HP^«i^l^»— ♦l^T'W^^ M»^^M»» I I ■ I I I I I H I ^— 1^— ^l^i^^^^llfH»^
... -. . . ■
(i.) Le seyant Hans Mégapolensis^ en parlant des en-
virons d' Albany, dans une lettre écrite peu de teçDPS
après qu'on y eut établi une colonie , dit : « Il y a dans là
« rirtère aine grande abondmce d'esturgeons dont nous
« autres chi^tiens ne faisons point usage, noiaistiue les
«iliidiens mangent avec acidité. »
/
112 HISTOIRE DE NEW- YORK.
promontoire du voisinage qui , depuis ce temps , a
toujoui^ porté ce nom.
Mais halte là ! où m'égaré-je? sur mon honneur,
si j'entreprends de suivre le bon Pierre Stuy ve-
sant dans ce voyage , je n'en finirai point , car ja-
mais itinéraire ne fut aussi rempU de merveil-
leuses aventures , jamais fleuve ne fut aussi riche
en beautés sublimes et dignes d'être particulière-
ment citées. Dans ce moment même je sens au
bout de ma plume la démangeaison de raconter
quelle horrible peur eut l'équipage eu débar-
quant, lorsque, gravissant les montagnes, il aperçut
une troupe de démons qui, d'un air joyeux et
Ëinfaron, sautaient et gambadaient sur une roche
plate en saillie sur le fleuve , et encore appelée
salle de danse du diable. Mais non! Diédrick
Knickerbocker , ce serait faire tort à ton grave
caractère , que de muser ainsi dans le cours de
ton voyage historique.
Rappelle-toi que pendant que tu te complais à
décrire , avec l'impertinent babil du vieil âge , ces
scènes enchanteresses que te rendent plus chères
encore les souvenirs de ta jeunesse et celui de
mille légendes qui trompèrent l'oreille crédule
de ton enfance : rappelle-toi que tu te joues de
ces momens trop rapides qui devraient être dé-
voués à de plus graves sujets. Le temps , l'impi-
LIVBE VI, CHAPITRE IH. Il3
toyable temps, nesecoue-t41 pas devant, toi , d'une
main inexorable , son sablier presque vide? hâte^^
tdi donc de poursuivre ta lâche fatigante , de peur
que les derniers grains de sable ne soient écoulés
avant que tu aies fini ton histoire des Manhat-
toes.
Mettons donc l'indomptable Pierre , son élé-
gante galère et 3on fidèle équipage , sous la pro-
tection du bienheureux saint Nicolas, qui, je
n'en douteras, favorisera leur voyage, tandis que
nous attendrons leur retour dans la grande ville
de New- Amsterdam.
^tmMi % ^/%W^*^^^m^^»^^%i^f^^ ^ ^m/^^m^ %^ %4U% ^ ^'^^%^ ^ ^^*/m/ ^ vmt^%^^^^m/^'
CHAPITRE IV.
Où Ton trouve la description de Farm^e formidable qui s'assembla
dans la cite de New-Amsterdam ^ Tentrevue de Pierre > Forte-
Tête ayec le general Y on-Pofienburgh, et les opinions de Pierre
sur les grands hommes tombas dans l'infortune.
Tandis que l'entreprenant Pierre remontait
ainsi , toutes voiles déployées , le majestueux
Hudson et côtoyait ses rives , réveillant de leur
assoupissement les habitans phlegmatiques des pe-
tits étaUissemens hollandais qu'il trouvait sur son
II. 8
Il4 HISTOIRE DE NEW-YORK.
passage , un grand et puissant concours de guer-
riers s'assemblait dans la cité de New- Amster-
dam. A cette époque de mon histoire cet inesti-
mable fragment de Fantiquité (le manuscrit de
Stuyvesant ) entre dans de plus grands détails
qu'à l'ordinaire ; ce qui me fournit les moyens de
m'étendre sur l'illustre armée campée sur la place
publique devant le fort, aujourd'hui nommé le
BouUngrîn.
Dans le centre, donc , était dressée la tente des
hommes d'aiiues des Manhat toes, qui, étant ha-
bitans de la métropole , composaient la garde pri-
vée du gouverneur ; ils étaient commandés par
le vaillant Stoffel Brinkerhoff , qui avait acquis
jadis une si immortelle renommée à Oyster-Bay
(la baie aux huîtres) : ils portaient en étendard
un castor rampant sur un champ orange , armes
de la province qui peignaient l'adresse persévé-
rante et l'origine amphibie des hollandais (i).
A leur droite on voyait les vassaux de ce re-
nommé Mynheer Michael Paw (2) , qui com-
(1) C'était pareillement le grand sceau des nouveaux
Pays-Bas, comme on peut le voir sur d'anciens registres.
(2) Outre ce qu'en dît le manuscrit de Stuyvesant, cet
iliusUre patron se trouve mentionné dans un autre manus-
LIVRE VI, CHAPITRE IV. Il5
mandait despotiquement toutes les belles régions
de l'ancienne Pavonia , les terres qui s'étendaient
au midi ainsi que les montagnes de Navesink (i) ,
et qui était, en outre , protecteur de Gibbet-Island
(l'île du Gibet). Son étendard, porté par son
fidèle écuyer, Cornelius Van-Vorst , consistait en
une immense huître couchée sur un champ vert
de mer ; armoiries de sa métropole favorite Corn-
munipaw* Ce chef fournissait au camp un puis-
sant renfort de guerriers , très-pesamment armés,
car chacun d'eux avait les reins chaînés de dix
bonnes paires de culottes en tiretaine , et la tête
obombrée d'un immense castor qu'ornait un
brûle-gueule en guise de plumet. Ces hommes ,
pris parmi ceux qui végètent dans les marais,
crît : • De Heer ( ou Pecuyer) Michel Paw, sujet hollan*
dais , acheta par contrat Staten Island. N. B, Le même
Michel Paw ay ait ce que les Hollandais nomment une co-
lonie à Payonia , sur la riye de Jersey, yis-à-y is New-
York, et son inspecteur, en i656 , s'appelait Corns.
Van-Vorst. Une personne de ce nom, en 1769, acquît
Pawles-Hook et une grande ferme à Payonia , et descend
directement de Van-Vorst. »
(1) Ainsi appelée de la tribu indienne de Nayesink qu|
habita t dans les enyirons. A présent, on les nomme à tort
Montagnes de Neyersink ou Neyersunk.
8.
Il6 HISTOIBE DE NETW-YOEK.
sur les confins de la Pavonie , étaient de la pure
race ^'on a nommée têtes de fer, et que la &ble
fait descendre des huîtres.
A une petite distance était campée la tribu
de guerriers venant du voisinage de Heli-Gate
(porte d'enfer) ; ceux-ci étaient commandés par
les Suy-Dams et les Van-Dams , homtnes adon-
nés à la débauche et j ureurs de profession, Comme
leur nom l'indique assez. Cette troupe d'un as-
pect terrible était vêtue d'habits à larges basques
de cette étoffe grossière nommée gaberdine dont
la couleur bizarre était connue sous le nom de
tonnerre et éclairs. Ils portaient pour étendard
trois lardoires daiis un champ de feu.
Tout auprès de ceux-ci était là tente des
hommes d'armes des frontières marécageuses du
Waale-Boght (i) , et des pays adjacens ; ces der-
niers étaient d'un aspect sévère et chagrin, ce
qu'on doit attribuer aux crabes dont ils se nour-
rissaient , et qui abondent dans ces contrées ; ils
furent les premiers instituteurs de cet honorable
ordre de chevalerie appelé Fly Market Shirks ,
et, si la tradition dit vrai, ils furent également
les introducteurs du fameux pas de danse nommé
(i) Depuis appelé par corruption Wallabout.
LIVRE VI, CHAPITRE IV. II7
double trouble. Ils étaient conunandés pçu:
l'intrépide Jacobus Varra-Vanger , et avaient en
outre à leur tête une bonne bande de musique
composée des bateliers de Breukelen ( i ) , qui
exécutaient de charmans concerts de ccmque
marine.
Mais je m'abstiens de poursuivre cette minu-
tieuse description qui ne servirait qu'à dépen-
dre :le3 guerriers deBloemen Dael, de Wee-Hawk,
de Hobpken , et divers autres aussi célèbres dans
l'histoire que dans les ballades. Des soins plus
importans m'occupent, car déjà les sons d'une
musique martiale , résonnant au loin , venaient
alaimer les habitans de New -Amsterdam. Mais
Jeur frayeur fut bientôt calmée ; au milieu d'un
gros nuage de poussière , ils reconnurent Pierre
Stujvesant à ses hauts-de -chausses couleur de
soufre et à sa magnifique jambe d'argent dont
l'éclat brillait au soleil , et le virent s'approcher
à la tête d'une formidable armée qu'il avait ras-
semblée en côtoyant les rives de l'Hudson. Ici
l'excellent , mais anonyme écrivain du manuscrit
de Stuy vesant , se livre à une élégante et pom-
peuse description des forces de cette armée à
(1) Que Ton écrit maintenant Brooklyn.
Il8 HîSTOIBE DE NEW-YORK.
mesure qu'elle défile par la poi'te principale de
la ville , porte qui était située au haut de Van-
Street.
En ayant marchaient les Van - Bummels , qui
habitent les bords agréables du Broux ; c'étaient de
petits hommes courts et gras , portant d'immenses
culottes, et renommés par de brillans exploits de
fourchettes ; ce sont eux qui inventèrent le sup-
pawn, ou champignons au lait. Immédiatement
à leur suite marchaient les Van-Vlotens de Kaats
Kill , déterminés buveurs de cidre doux , et in-
signes bravaches quand ils étaient ivres. Après
eux venaient les Van -Peltz de Groodt-Esopus ,
habiles écuyers, montés sur d'élégans coursiers,
à queue taillée en houssine , tirés des pâturages
de FEsopus. Ceux-ci étaient grands chasseurs
d'écureuils et de rats musqués , circonstance d'où
ils tirent leur nom de Peltz , ou Peltry , qui veut
dire peaux. Puis les Van-Nests de Kinderhoeck ,
courageux voleurs de nids d'oiseau , comme leur
nom l'indique: nous sommes redevables à ces
derniers de l'invention des gâteaux de sarrasin.
Puis les Van-Higginbottoms de Wapping's Creek j
ceux-ci étaient armés de férules et de verges
comme descendant de cette race d'instituteurs
qui , découvrant le s premiers l'étonnante sympa-
thie qui existe entre ce que les Anglais nomment
X
LIVRE VI, CHAPITRE )V. 1 IQ
le siège de l'honneur, et celui de l'intelligence ,
reconnurent que le moyen le plus court de Ëûre
entrer la science dans la tête , était de l'y pousser
par l'endroit opposé. Puis les Van-GroUs, d' Antho-
ny's Nose , qui portaient leur eau-de-vie dans de
belles petites bouteilles de deux pots, vu que la
longueur extraordinaire de leur nez les eût emr-
péchés de boire dans d'autres vases ; les Garde-
niars de l'Hudson et lieux circonvoisins distin-
gués par plusieurs faits éclatans, tels que voler
des pastèques , et enfumer les lapins dans leur
terrier , ainsi que par leur goût pi'ononcé pour
les queues de cochon grillées : ces derniers étaient
les ancêtres de l'homme du même nom que l'on
a vu 6gurer au congrès ; les Van-Hoesens de
Sing-Sing , grands chanteurs et célèbres artistes
sur la guimbarde : ceux-ci marchaient deux à
deux en chantant le grand cantique de saint Ni-
colas ; les Couenhovens de Sleepy Hollow , qui
donnèrent naissance à cette joyeuse race de ca-
baretiers , premiers inventeurs du secret magique
de transformer une demi -bouteille de vin en
une bouteille entière ; les Van-Kortlandts , habi-
ta ns des bords agrestes du Croton , grands tueurs
de canards sauvages , et renommés ^our leur
adresse à tirer de l'arc; les Van-Bunschotens ,
de Nyack et de Kakiat , les premiers qui eussent
laO HISTOIRE DE NEW-YORK.
jamais imaginé de se servir du ped gauche pour
congédier les gens : ceux-ci étaient d'intrépdes
batteurs de buissons et de grands chasseurs de
nuit , qu'ils passaient entière à l'affût de cette
espèce de \a^ nommée raton ; les Van-Win-
kles, de Haerlem, grands humeurs d'oeufs, re^
nommés pour leurs courses de chevaux comme
pour leui's longs mémoires au cabaret : ce furent
tes premiers qui eussent jamais lorgné de deux
yeux à la fois. Ceux qui marchaient les derniers
iftaîent les Knickerbockers , de la grande ville de
Scaghtikoke , où le peuple met des pierres sur les
maisons , quand il fait du vent , de peur qu'il ne
les enlève : ceux-ci tirent leur nom , suivant quel-
ques personnes, de knicker ( secouer ) et de be-
ker (gobelet), ce qui semblerait indiquer qu'ils
étaient jadis d'intrépides buveurs; mais l'exacte
vérité est que ce nom dérive de knicker (s'assou-
pir) et de boeken (livres) , ce qui signifie claire-
ment que l'étude les provoquait souvent au som-
meil : l'écrivain de cette histoire est mi de leurs
descendans.
'Telle était la légion d'intrépides batteurs de
buissons , qui se précipita à travers la grande
porte de Wew- Amsterdam. Le manuscrit de Stuy-
vesant parle à la vérité d'un plus grand nombre
d'hommes dont je m'abstiens de dire les noms,
LIVRE yi, CHAPITRE IT. lai
parce iqpi'ii ^est néoessûire qiie^e me pocsse d'arri-
ver àdes sujets ^kts jixi{K)rtans.. Rimne pouvait
surpasser la joie et l'orgueil martial de Pierre au
cœur de Uon , quand il passa en revue cette puis-
sante armëe , et il résolut de ne pas différer plus
long-temps le plaisir tant désiré^ d'assouvir sa
vengeance sur ces coquins de Suédois du fort
Caâmir.
Mais avant que je me hâte de r^racér les in-
comparables éyénemens que l'on trouvera dans la
suite de cette histoire , qu'il me :soit permis de
m'arreter pour parler du sort de Von-PoiSen-
burgh , l'infortuné commandant ai chef des ar-
mées des nouveaux Pays-Bas. Tel est le manque
de charité inhérent à la nature humaine, qu'à
peine la nouvelle de sa déplorable déconfiture
au fort Casimir fut -relie publique, que mille
bruits offensans se répandirent dans jXew-Ams-
terdam; on insinua qu'il avait réellemenldes in-
telligences coupables ; avec , le commandant . des
Suédois; que depuis long-temps il était dans l'u-
sage de communiquer secrètement aJvec eux , et
mille autres suggestions touchant de l'argent
reçu pour services secrets. Horribles accusations
auxquelles je ne fais pas plus d'attention qu'elles
ne me semblent en mériter.
Ce qu'il y a de certain , c'est que le général
laa HISTOIRE DE IfEW-TORK.
prouva riiréprochable pureté de son hcmneur par
les protestations et les sermens les plus terribles ,
et déclara in&me quiconque oserait douter de
son intégrité. Il fit plus , de retour à New-Ams-
terdam , il se mit à arpenter fièrement les rues ,
avec une troupe de bravaches à ses talons, vi-
goureux compagnons de bouteille , qu'il gorgeait
de vin et farcissait de bonne chère , et qui étaient
prêts à le soutenir devant quelque tribunal que
ce fût. Rodomons à épais Êivoris , à larges épau-
les , et à menaçant aspect , dont le moindre sem-
blait capable d'avaler un bœuf et d'en prendre
les cornes en guise de cure-dent. Ces gardes-du-
corps , prêts à se quereller pour lui contre tous
champions, fronçaient le sourcil à quiconque
osait tourner son nez du côté du général , comme
s'ils eussent voulu le dévorer vivant , assaison-
naient chaque propos d'un millier de sermens ,
et voyaient accueillir et répéter à la ronde cha-
cune^ de leurs emphatiques rodomontades , par
une salve de blasphèmes non moins bruyante
que celles dont l'artillerie honore un toast patrio-
tique.
Toutes ces valeureuses vantarderies eurent le
très-grand avantage de porter la conviction dans
de sages et profonds esprits, qui commencèrent à
regarder le général comme un héros d'une élé-
LIYRB VI, CHAPITRE IT. I a 3
vation , d'une magnanimitë de caractère incom*
paraUe, principalement en ce qu'il jurait sans
cesse sur Vhonneur d'un soldat , serment tout-à-
fàit ronflant et solennel. Un des membres du
conseil alla même jusqu'à proposer qu'on immc»^
talisât le grand homme, en lui décernant une
statue en plâtre.
Mais le vigilant Pierre Forte-Tête n'était pas
homme à se laisser tromper ainsi. Il envoya se-
crètement chercher le commandant en chef de
toutes les armées , et après avoir écouté toute son
histoire assaisonnée de sermens sacrés, de pro-
testations et d'exclamations : « Ecoutez , mon ca-
marade , lui dit-il , quoique , d'après votre propre
témoignage, vous soyez certainement l'homme
le plus brave , le plus loyal et le plus honorable
de tout le pays , cependant vous avez le malheur
d'être horriblement décrié et extraordinairement
méprisé j ainsi , quoiqu'il soit certainement dur de
punii" un homme parce qu'il est malheureux , et
qu'à la rigueur vous puissiez être totalement in-
nocent du crime dont on vous accuse, néanmoins,
comme le ciel , sans doute pour quelque sage des-
sein , juge convenable de cacher , quant à présent ,
toutes les preuves de votre innocence , à Dieu ne
plaise que j'ose contre-carrer sa volonté souve-
raine ! Je ne puis d'ailleurs consentir à aventurer
134 HISTOIRE DE NEW-TORR.
rarmée soiis un commandaiit qu'elle méprise , ni
à .confier le salut dç mes gens à un champion
dont ils se méfient ; débarrassez-yous donc y mon
ami , des travaux et des soins fatigans d'une yie
^^ublique , avec cette consolante réflexion y que .
si vous êtes coupable ^ vous n'avez que la récom*
pense que vous méritez , et que si vous êtes inno-
cent^ vous n'êtes pas le premier grand et digne
homme qui ait été injustement calomnié et per-
sécuté dans ce monde coat)mpu , pour être sam
doute mieux traité dans un meilleur., où il n'y
i^ura ni erreurs , ni calomnie , ni persécutions ;
en attendant ayez la bonté de ne plus me mon-
trier votre figure , car j'ai une horrible antipathie
pour celle des infortunés grands hommes de votre
espèce. >*
CHAPITRE V.
Dans lequel l'auteur luirle trés-naïyement de lui-même , après quoi
on trouvera une histoire trés-intéressante sur Pierre Forte-Tête
et sa troupe.
Comme mes lecteurs et moi sommes sur le point
de nous lancer dans autant de périlleuses aven-
tures qu'en ait jamais affronté , tête baissée , au-
UVRE VI, CHAPITRE V. Ia5
cune seryiable confederation de chevaliers errans,
il convient, je croîs, qu'à l'instar de ces braves
champions, nous nous touchicms dans la main,
ensevelissions dans l'oubli toute discorde , et ju-*
lions de ne nous abandonner ^ ni dans la prospé-
rité , ni dans le malheur, jusqu'à la fin de l'ea-^
treprise. Mes lecteurs s'aperçoivent, sans doute,
que j'ai complètement changé de ton et d'allure
depuis que nous nous' scmmies embarqués en-
semble. J'oserais affirmer qu'ils me crurent alors
le bourru cynique et impertinent petit -fils de
quelque gros Hollandais , car c'est tout au plus ai
je leur ai jamais dit tm mot de poUte^e, si^ en
leur adressant la parole , j'ai seulement eu l'air
de porter la main à mon chapeau. Mais à mesure
que nous avons fait route ensemble et que nous
avons avancé dans mon histoire, j'ai commencé
graduelfement à me relâcher de ma sévérité , à
devenir plus poU , et , quand Foccasion s'en e6t
trouvée , à entrer famiUèrement en conversation j
jusqu'à ce qu'enfin j'en sois venu à des manières
phis sociables et plus amicales. Yoilà comihe je
suis , moi ; toujours un peu froid et réservé d'a^
bord avec les gens que je connais peu, ou dont je
ne me soucie guère, je ne me laisse complè-
tement gagner le cœur que par une longue intî-i-
mité.
ISà6 HISTOIRE DE JECEW-TORK.
Pourquoi d'ailleurs me serais-je apprivoisé pour
cette foule de connaissances d'un jour, qui s'at-
tcoupèrent autour de moi lors de ma première
apparition? Beaucoup furent simplement attirés
par la nouveauté de ma figure , et après avoir re-
gardé fixement mon titre , poursuivirent leur
chemin, sans dire un mot ; pendant que d'autres
se traînèrent en bâillant jusqu'à la fin de ma pré-
face y et , ayant satisfait leur curiosité d'un mo-
ment, s'éclipsèrent bientôt l'un après l'autre.
Mais j'ai eu recours, particulièrement pour éprou-
ver leur courage^ à un expédient semblable à
celui qui fut employé , dit -on, par cette fleur
incomparable de chevalerie , le roi Arthur, qui ,
avant d'admettre aucim chevalier dans son inti-
mité , exigeait qu'au préalable il se montrât supé-
rieur aux dangers et aux &tigues , affrontât les
travaux les plus inouis, occît des géans par
douzaine , et défît des légions d'enchanteurs sans
compter les nains , les hippogriffes et les dragons
de feu. C'est d'après ce principe , que , du premier
bond , j'ai adroitement jeté mes lecteurs au tra-
vers de deux ou trois chapitres bien embrouillés ,
où ils se sont vus d'abord assaillis et travaillés
par une armée entière de philosophes païens et
d'auteurs hérétiques. A peine pouvai&-je m'em-
pecher de sourire (quoique je sois naturellement
LIVRE VI, CHAPITRE V. l!k^
très-grave) , en voyant la terreur et la déroute
complète de mes yaiUans champions ; quelques-
uns tombaient morts... de sommeil , sur le champ
de leurs esplcÀts; d'autres, jetant mon Hvre au
miUeu du premier chapitre, prenaient leurs
jambes à leur cou, et ne cessaient de courir jusqu'à
ce qu'ils en fussent assez loin pour ne plus l'aper--
cevoir , puis s'arrêtant pour reprendre haleine ,
ils disaient à leurs amis de quel guêpier ils s'ë-
chappaient, et conseillaient à tous ceux qui se
trouvaient sur leur chemin de ne pas s'aventurer
dans une expedition aussi peu profitable. Enfin
les rangs de mes lecteurs s'eclaircirent à chaque
page , et du grand nombre qui s'était embarqués
dans l'entreprise, bien peu, hélas! ont pu swo-
vivre aux cinq chapitres préparatoires! encore
Dieu sait dans quel état d'abattement et de &-
tigue ils y sont arrivés !
Auriez-vous donc voulu que , dès la première
vue , je serrasse affectueusement sur mon cœur des
lâches qui ne vous sourient qu'avec le soleil? non j
je réservais mon amitié pour ceux qui la méritent ,
pour ceux qui , en dépit des difficultés , des dan-
gers et des &tigues , m'ont tenu fidèle compagnie.
Je presse donc affectueusement la main de ces
derniers ; je vous salue , dignes et trois fois bien-
aimés lecteurs ! braves et fidèles compagnons qui
ia8 HISTOIRE DE ITEW-YORK.
m'avez constamment suivi dans toutes mes courses
incertaines. Je vous salue du fond du cœur, je
m'engage à ne plus vous quitter, et je jure (si le
del protège l'arme fidèle que je tiens maintenant
entre les doigts ) , de vous omdùire triomphans
jusqu'à la fin de notre merveilleuse entreprise»
Mais pendant que nous discourons ainsi , la ville
de New-Amsterdam (est dans une tumultueuse
agitation, l'armée campe'e dans le Boulingrin
dresse ses tentes , la trompette d'airain d'Anthony
Van-Corlear feit retentir la voûte céleste de son
bruit sinistre et perçant, le tambour bat aux
champs, et les étendards des Manhattoes, de
HeU - Gate et de Michael Paw , flottent orgueil-
leusement dans les airs. Regardez maintenant de
ce côté, voyez avec quelle ardeur travaillent les
matelots, comme ils s'empressent à hisser les voiles
de cette goélette et de ces gros sloops au large
ventre, qui vont porter l'armée hollandaise sur la
Ddiav^at^ , champ de leurs immortels exploits !
L'entière population de la ville est sur pied ,
hommes , femmes et en&ns courent admirer Ift
miËce de New- Amsterdam qui se pavane orgueil-
leusement dans: les rues avant de s^embarquer;
que de mouchoirs s'agitèrent aux fenêtres! que de
joUs nez résonnèrent douloureusement dans ces
mouchoirs trempés de larmes* Non I le désespoir
LIVRE VI, CHAPITRE V. l^Q
dont fut saisi le beau sexe de Grenade, alors que
la galante tribu des Abencerages en fut bannie ,
ne peut avoir plus bruyamment retenti que celui
des tendres beautés de New- Amsterdam au dé-
part de leurs intrépides guerriers. Chaque amante
éplorée garnissait de pain d'épice et de noix fraî-
ches les poches de son héros ; plus d'une bague
de cuivre fut échangée , plus d'une pièce de six
sous , rompue comme gages d'une étemelle con-
stance ; et quelques vers amoureux inspirés par
cette occasion sont arrivés jusqu'à nos jours
comme pour défier l'univers par leur impénétrable
obscurité.
Qui n'eût été touché de voir comme les jeunes
filles s'attroupaient autour du brave Anthony
Van-Corlear? Car c'était, à tout prendre, un
garçon jovial , vigoureux , haut en couleur, véri-
table vaurien avec les femmes. . . . aussi n'auraient-
elles pas demandé mieux que de le garder à leur
profit , comme consolateur , pendant l'absence
de l'armée ; car c'était une justice à lui rendre,
qu'indépendamment de ce que nous avons déjà
dit , c'était vraiment un excellent cœur , plein des
plus consolantes attentions pour toute femme
qu'afiUgeait l'absence d'un mari , et c'est sa bien-
veillance , son dévouement en ces sortes d'occa-
sions qui l'avaient mis en haute considération au-
"• 9
i3q histoirb de wew-tokk.
près des hpnnêtea bourgeois de la ville. Mais rien
ne put empêcher le vaillant Anthony de marcher
à la suite du vieux gonveroeur, qu'il aimait comme
ses yeux. Ainsi , embrassant les jeunes femmes ,
et donnant à celles qui avaient de belles dents et
des lèvres fraîches , une douzaine de baisers bien
hruyans , il partit chargé de leurs tendres voeux.
Le départ du brave Pierre n'était pas une des
mmndres causes du chagrin public. Quoique le
vieux gouverneur ne fût nullement indulgent
pour les sottises et les boutades de ses sujets, il
avait néanmoins acquis y soit d'une manière , soit
d'une autre, une très-grande popularité parmi
eux. La bravoure personnelle a quelque chose de
si séduisant en elle-même y qu'auprès du commun
des hommes elle l'emporte sur la plupart des
autres quahtés. Le peuple de New - Amsterdam
regardait Piare Stuy vesant comme un prodige
de valeur^ S^_ jambe de bois , ce trophée de ses
fôiploits militaires, était considérée avec respect et
adoûratioii. Il n'était pas un vieux bourgeois qui
n'eût sa provision de miraculeuses histoires à ra-
cont.er sur les hauts fidts de Ptet Forte-Tête , qui
n'en régalât ses en&ns pendant les longues soi-
rées d'hiver, et qui ne s^j arrêtât avec autant
d'orgual et d'exagération , que; nos hduaete»
vilkgeois sur le& cobirageuses aventures du vieux
LIVRE VI ^ CHAPITRB V. j3l
general Putndm (ou , comme on l'appelle &mi.
lièremetit, le vieux pEit). Durant notre glorieuse
révolution , il n'y avait pas un individu qui ne
crût le vieux gouvcnneur capable de ise me-
surer avec Bdizébut en persCMme. On racontait
même, avec grand mystère et sous la loi du secret^
qu'il avait transpercé le diable d'une balle cPar^
gent,au moment où, par une nuit orageuse, il
traversait en canot le passage de Hell-Gate. Mais
je ne donne pas ceci pour un fait ; malheur à
l'homme qui troublei'ait d'une souiUure vol<>ntaîrr
les sources pures de l'histoire !
Ce qu'il y a des^, c'est qu'il n*y avait pas une
vieille îemme à New-Amsterdam qui ne considérât
Pierre Stuyvesant coname une tour de salut , et
qui ne fôt conv^ncue que la tranquillité publique
serait assurée aussi long-temps qu'il resterait dans
la cité. Il n'est donc pas surprenant qu'elles regar-
dassent son départ comme une grande calatàilë.
Elles se traînèrent , le coeur gros et en soupirant^; '■
à la suite de ses troupes qui s'avançaient vers les
boi^ de la rivière pour s'embarquer. Le gouvei^
neur adressa à ses concitoyens , de la poupe de soà
vaisseau , un discours laconique , mais véritable^-
ment patriarcal , dans lequel il leur recomman<^
dait de se comporter en loyaux et pacifiques sujets,
dfallar régulièrement à l'église le dimandie, et 'de
1 34 HISTOIRE DE NEW-*YOBK.
cait heureusement dans sa course , et après avoir
jsubi à peu près toutes les é[Nreuyes qui attendent
jà bord des vaisseaux les malheureuses troupes de
tcfrre , comme tempêtes , trombes , monstres ma-
rins , ou autres horreurs et phénomènes ; ^près
Avoir été rudement étrillés par cette déploraHe
et trop peu plainte maladie que l'on nomme mal
de mer , la flottille. entière arriva saine et sauve
dans la Delaware.
Sans praidre seulement le temps de jeter l'ancre^
sans laisser respirer son monde fatigué d'une si
jobgue navigation dans l'Océan , l'intrépide Pierre
poursuivit sa course en ranontant la Delaware y
iA pai'ut inopinément devant le fort Casimir.
Après avoir sommé et étonné la garnison par un
Croyable son de la trompette du irigoureux Van
Corlear, il demanda, d'une voix de tonnerre,
l'immédiate reddition du fort. Le poussif com-
mandant Suen Scatz répondit à cette sommation
d'une voix aigre, grêle, et qui, vu son extrême té-
nuité , résonnait comme le vent qui sort d'un souf-
flet cassé : ce qu'il n'avait pas , pour son compte, de
ce fortes raisc»is de refus , si ce n est cependant que,
ce ayant reçu l'ordre de défendre son poste jusqu'à
a la dernière extrémité , la proposition de le rendre
c( lui devenait particuUèrement désagréable j qu'en
a conséquence il demandait du temps pour se con-
UYRB VI 9 CHAPITItB T. 1 35
ce Slater àyec le gouverneur Riâkigh ^ et propOBak
ik une trêve pour bet objet. »
L'irascible Pierre, indigné ({u'on eût |)ris;j8i
traîtreusement et qu'on gardât si obstinément la
fortei'esse qui lui appartenait de droit , refusa l'ér-
mistice propose, et jura par la pipe de saint Ni-
colas 5 qui , comme le feu sacré , ne s'éteignait ja-
mais ^ qu'à moins que le £[»*t ne se retidît sous dix
minutes , il l'emporterait d'assaut , iqu'il en ferait
passer la garnison par les baguettes , (et qu'il Ini-
serait comme un verre son misérable Comman-
dant. Puis , pour dokmer un plus grand poids à
cette menace, il tira sa fidèle épée et la brandit
dans l'air d'une si vigoureuse manière que , si elle
n'avait pas été excessivement rouillée , l'éclat de
sa lame flamboyante eût indubitablement aveuglé
l'etmemi et jeté la terreur dans son ame. Il or>-
donna aussitôt de lâcher sur le fort une bordée
de toute son artillerie , qui consistait en deux
pierriers, trois mousquets, une longue ëanardière,
et deux paires de pistolets d'arçon.
Pendant cette opération , le vigoureux Van-
GOrlear rassemblait toutes ses forces, et comment
çait ses préparatifs guerriers ; gonflant ses joues
comme un véritable Borée , il soutenait , à perte
d'haleine , un des plus épouvantables sons de sa
trompette. Les robustes chanteurs de sing sing
1 36 HISTOIRE BE IHSW-YORK.
entonnaient un horrible chant guerrier , les soldats
de Breuckelen et de Wallabout soufflaient d'une
manière assourdissante dans leiu^s conques ma-
rines y ce qui formait une aussi abominable sym-
phonie que si dix mille violons fi:*ancais eussent
£dt assaut de talent dans une ouverture de l'école
moderne.
Soit que le formidable appareil de la guerre ,
présenté ainsi subitement , eût frappé la garnison
de terreur , soit que Suen Seutz , qui était , quoi-
que Suédois y d'humeur douce et accommodante,
regardât comme une sorte d'hommage rendu à sa
prudence l'article de la sommation qui l'engageait
à se rendre à discrétion, c'est ce que je ne pren-
drai point sur moi de décider. Ce qu'il y a de
sûr , c'est qu'il trouva impossible de résister à une
demande aussi poUe. En conséquence , au moment
même où le mousse était allé chercher du charbon
allumé pour mettre le feu aux pierriers , l'unique
tambour de la garnison battit la chamade sur le
rempart , à la grande satisfaction des deux partis ,
qui , malgré leur soif des combats , avaient un
désir tout aussi prononcé de manger tranquille-
ment leur (Mner que de s'échiner l'un l'autre.
Ce fut ainsi que cette inébranlable forteresse
retourna sous la domination de leurs hautes puis-
sances ; on permit à Scutz et aux vingt hommes
LIVRE VI , CHAPITRE ▼. 1 37
qui formaient sa garnison d'en sortir ayec les
honneurs de la guerre , et le victorieux Pierre ,
qui était aussi généreux que brave y consentit à Ce
qu'ils emportassent leurs armes et leurs muni-
tions , lesquelles y il est vrai , furent trouvées , à
l'inspection , totalement hors de service , étant res-
tées rouillées depuis long-temps dans les magasins
du fort , avant même qu'il eût été arraché par
les Suédois à l'orgueilleux Von PoflFenburgh. Mais
je ne dois pas omettre de dire que le gouverneur
fut si content de la conduite de son fidèle écuyer,
lors de la reddition de cette grande place , qu'il le
fit , sur le Ueu même , seigneur d'un beau do-
maine dans le voisinage de New- Amsterdam ; do-
maine qui porte encore aujourd'hui le nom de
Corlear's hook.
La libérahté sans exemple du vaillant Stuy ve-
sant envers les Suédois causa une grande surprise
dans la ville de New- Amsterdam ; quelques-uns
même de ces factieux personnages , dont les lu-
mières s'étaient développées dans les réunions
poUtiques en usage sous le règne de William- le -
Bourru , mais qui n'avaient pas osé cultiver cette
disposition sous les yeux de leur chef actuel , ren-
dus maintenant plus hardis par son absence , se
permirent , en pleine rue , des observations cri-
tiques. On entendit des murmures jusque dans la
1 38 RISTOIRB D£ hswtork.
timbre du conseil de New-Amsterdam ^ et il est
ati moins douteux qu'ils n'eussent pas pouissé l'au-
dace jusqu'à éclater ^i discours et en rej^oches
ibrmels et positif y si Kerre Stuyvesant n'eût en-
voyé secrètement sa canne à la chambre du con-
^l , pour y être posée en signe d'autorité et en
guise de masse sur là table y au beau milieu de ses
ttiembres , qui , en hommes sages , comprirent ce
tjvte cf^A youlait dire, et, à partir de là, se tinrent
eu repos.
CHAPITRE VI.
Qui montre le grand avantage qu'a Fauteur sur son lecteur en
Umps dé guerre, ailisi qile divers inoidens alarmaùs qui ahdon-
cent qu'uti ërënement terrible est sur le poiàt d^àrriver.
Il EL qu'un puissant alderman qui , dans un dî-
ner de corporation , sent décupler son impatient
appétit par la première cuillerée de soupe à la tor-
tue qui lui caresse le palais , et , tout en redou-
blant sur la soupière ses vigoureuses attaques ,
, promène avidement ses gros yeux voraces sur
tous les mets dont la table est chargée ; tel l'infa-
ti^fale'jPierre SlujTesant sent irriter «encore, par
kl prise du fort Casimir:, rinextinguiUe sôifidb
^ire qui déTwre son déin ; et rien ne peut là oii^
nier désormais ^ s'il ne soumet toute la noûrelfe
Suède» Il n!éut donc pas plus tôt assuré cette dun-
quête, que, tout ffkïûé du succès , il partit résoi-
lument pouk* moissohner , au fort Oiristiana (i)^
de nouveaux lauriers. ••
Ce fort , le |>lus im^rtant qu'eussent les Sué-
dois, était établi sur une petite rivière (tnal^fi
propos appéée crique ) du même nom. C'était là
que le rusé gouyerneur Jan Rising se tenmt en
observation., dans l'attitude :&rouclie et mèlia-
çante d'utie arraignée en sentinelle au milieu de la
toile qui lui sert de forteresse.
Mais , avant de nous lancer à travers leis scènes
terribles qui doiv^it signaler la rencoiitre de deux
che& aussi formidables , il conviait de nous w-^
réter un moment pour tenir, une espèce de conseil
de guerre. Un historien iet ses lecteiirs né doiv^
pias se [M'écipiter plus téméraireitient au milieu des
combats qu'un général et son ârmée^ Les grands
généraux de l'antiquité ne s'engageaient jamidis
(i) C'est maintenant une ville florissante, appelée
Christiana ou Christeen , à tt%nte-sept milles à peu pl^i
de Philadelphie , sur la route de poste de Ballîtiiorf. '
I
l4^ HISTOIRE DE NEW-YORK.
ê
dans une affaire , sans y préparer leurs soldats par
des harangues propres à faire naître en eux des
aaitimens héroïques , en les animant d'une égale
confiance dans la protection des dieux et dans la
valeur deleurs ch^. De même , éveillant d'abord
l'attention de ses lecteurs , l'historien doit s'em-
parer de leurs passions , et dès qu'il les a enflam-
mées par l'intérêt de son sujet 9 il doit se mettre
a leur tête , brandir sa plume , et les mener au
phis fort de la mêlée.
On peut voir un illustre exemple de cette règle
dans ce modèle des historiens , l'immortel Thucy-
dide. Arrivé au commencement de la guerre du
Péloponèse , dit un de ses commentateurs , ce il
sonne la charge, à la manière d'Homère, fait le
dénombrement des aUiés de chaque coté , excite
notre attente, et s'empare d'abord de notre atten-
tion. C'est du genre humain tout entier qu'il s'agit
dans l'événement qui va se décider : on s'efforce
de pénétrer dans l'avenir ; la terre tremble , er
cette crise terrible semble avoir mis toute la
nature en travail; c'est de cette manièi^e su-
blime qu'il entre en matière , c'est ainsi qu'il agran-
dit une guerre entre ce que Rapin appelle deux
misérables états. C'est ainsi qu'il élève et soutien;
habilement un petit sujet par la manière grande
et noble dont il le traite ! )>
LIVBB VI, CHAPITRE VI. l4l^
De même , après avoir conduit mes lecteurs au:
milieu du péril , après avoir suivi l'aventureux.
Pierre Stuy vesant et sa troupe dans des régions
étrangères , entourées d'ennemis et résonnant de
l'épouvantable bruit des armes , dans le moment
critique où le doute et l'obscurité planent ' sur la
suite de mon ouvrage, je m'arrête à propos pour
haiianguer mes braves compagnons , et les prépa-
rer aux événemens qui vont suivre.
Je désirerais expliquer ici le grand avantage
que , comme historien , je possède sur mes lec-
teurs. C'est que , quoique je ne puisse ni changei'
absolument le résultat d'un combat , ni sauver la
vie de mon héros favori ( libertés que , malgré
l'autorité de modernes historiens français qui se
les permettent souvent , je regarde comme tout-
à-fait indignes d'un historien scrupuleux ) , cepen-*
dant je puis , de temps à autre , lui faire assenei^
à sou ennemi un de ces vigoureux hori(His qui font
deux parts d'un géant , fût - il vrai qu'en bonne
conscience il n'a rien fait de semUable. Je puis
encore traîner son antagoniste tout autour du'
champ de bataille , à la manière dont Homère Eût.
traîner honteusement le bel Hector sous les murs
de Troie , licence dont je garantis que le priiiçe
des poètes a dû faire au prince troyen de très-
l42 . HISTOIRE DB K£W*YOBK.
humbles excuses , A jamais ils se sont rencontres
dans les champs-elysées.
Je sais que beanqot^ de mes scrupuleux lec-
teurs crieront baro sur moi totites les fcns que je
pendrai un léger service à mon héros , mais je re-
garde ce privilège comme un de ceux exercés par
les histc»*iens de tous les sièclesi^ et celui-là ne leur
a jamais été disputé. Au fait , un histcxrieil doit
être considéi^ comme lié par l'honneur à son
héros , la renommée de celui ^d lui est cmifiée ,
et sein devoir est de la faire mousser de son mieux.
Jamais général , amiral , ou tout autre chef que
06 sœt , n'a Êiit le récit d'une de ses batailles , sans
j étriller son ennaoïi de la bonne manière , et je
ne doute pas que si mes héros avaient écrit eux-
mêmes l'histoire de leurs exploits , ils n'y eussait
distribué de bien autres coups que ceux que je
donnerai en leur nom. Dépositaire de leur renom-
Blïée, je dois donc leur i-endre la justice qu'eux-
mêmes se seraient rendue ; et , sfil m'arrive d'être
un peu rude aux Suédois , je pérniets à tel de
lem*s descendans qui s^avisera d'écrire l'histoire
de l'état de la Delaware , d'user de représaiMéi ,
et d'étriller Pierre Stuyvesant aussi sévèrement
qu'il lui plaira.
Comptez donc sur des têtes cassées et des cotes^
UVRB VI, GHAI^TAI^ Vt- l43
rompu^« Depuis/loDÇ-tamps mai plume aysdt soif
de batailles ^ elle a fait sièges mt pièges sans qu'il
j eût une goutte de sang répandu ; mais l'occasioQ
me sourit enfin y et , n'en déplaise aux chrom-
ques^ du temps, je jure par le cid et par saint
Nicole que jamais ni Salluste^ ni Tite-Live , ni
Tacite , ni, Poly be , ni nul autre histoiîen , n'aura
décrit plus épouvantable combat que celui où je
vais engager mes héroa !
Et vous , ô mes excellens lecteiu^s ! vous dont
je paie l'attachement et la confiance par la plust
vive tendresse , tranquillisez-vous , confiez à mesi
soinsle sort de notre héros favcad Stuyvesant, car,
j'en jure par la cix)ix ! rien , quoi qu'il advienne,
ne pourra désormais me séparer de Pierre Fortes
Tête ; je le ferai se ruer sur se& vils ennemi» ,
comme k Êimeux Lancdot du lac sm^ une troupe
de chevaliers mécréans , et , s'il succombe, que
jamaisc ma plume ne combatte en &veur d'un
brave homme , d je ne le fais payer cker> à osa
patauds de Suédois.
Pierre Stuy vçsant ne fut pas plus tôt arrivé de*»
vaut le fort Christiana , qu'il commença cte siidteà .
se retrancher , et , immédiatement aprè» atoit»
tracé sa première parallèle, il dépêcha Anthony
Yan-Gorleai^ pour sommer ki lorteresse de se.
rendre. Celui-ci fut reçu avec toutes les fovmarr
1 44 mSTOIBB DB ITBW-TORK.
lites dues ; on lui banda les yeux à la porte , et il
fut conduit, à travers une abominable odeur d'o-
gnons et de poisson salé« à la citadelle, grande hutte
construite en bûches de pin. Ici ses yeux furent
débandes ; et il se trouva en Faùguste présence du
gouverneur Risingh. Ce chef était , comme je Fai
déjà dit j d'une taille véritablement gigantesque ;
il portait un habit bleu d'une étoffe grossière , as-
sujetti autour du corps par un ceinturon de cuir
qui en faisait ressortir les poches et les énormes
ba&ques d'une manière tout-à-fait guerrière. Ses
lourdes jambes étaient logées dans une paire
de grosses bottes d'une couleur roussâtre , et il
les tenait écartées dans l'attitude du colosse de
Rhodes , pour se raser devant un débris de mi-
roir avec un rasoir horriblement émoussé. Cette
douloureuse opération lui faisait Ëiire d'affreuses
grimaces qui ajoutaient encore à l'eflFroi qu'inspi-
rait son abominable visage. Quand on annonça
Van-Corlear , le hideux commandant s'arrêta un
moment au milieu d'une de ses plus disgracieuses
contorsions , et , après l'avoir regardé par-dessus
5on épaule de l'air d'un chien hargneux , il reprit
son travail devant sa glace cassée.
L'opération terminée, il se retourna encore une
fois vers le trompette, et lui demanda le sujet de
sa mission. Anthony Van-Corlear, qui était une
LIVRE VI, CHAPITRE VI. ll\5
espèce d'orateur tachigraphe, lui rendit en peu de
mois le long message de son excellence, faisant
l'histoire entière de la province , la récapitulation
des torts, l'énumération des droits, et finissant
par la demande peremptoire d'une reddition im-
médiate ; puis il se tourna de côté, et se pinçant le
nez entre le pouce et l'index, il en tira un ef-
froyable son assez semblable à celui d'une trom-
pette qui sonne la charge , et que ce nez avait sans
doute appris dans son intime et long voisinage
avec ce mélodieux instrument.
Le gouverneur Risingh entendit tout du long ,
mais avec une extrême impatience , et le discours
et la fanfare, s'appuyant de temps en temps, selon
son usage , sur le pommeau de son épée , tournant
entre ses doigts son immense chaîne de montre
d'acier , ou rongeant ses ongles ; puis , quand
Anthony Van-Corlear eut fini , il répondit brus-
quement que Pierre Stuyvesant et sa sommation
pouvaient aller au diable , où il espérait bien l'en-
voyer avant souper, ainsi que son équipage de
vagabonds; tii'ant alors son épée à pommeau de
cuivre, et jetant le fourreau loin de lui , « Que je
sois damné , dit-il , si je te rengaine jamais ailleurs
que dans le cuir tanné de ce renégat de Hollan-
dais. » Puis ayant prononcé le courageux défi qui
devait être rendu à Stuyvesant par la bouche de
U. iO
1^6 HISTOIRE DE NEW-YORK.
son messager, celui-ci fiit reconduit à la poterne
avec toutes les cérémonies dues au trompette , à
Pécuyer, et à l'ambassadeur d'un grand général ,
et après lui ayoir rebandé les yeux , on le renvoya
poliment en lui tordant le nez pour lui aider à se
rappeler son message.
Le vaillant Pierre n'eut pas plus tôt reçu cette
insolente réponse, qu'iljâcha une volée d'éppuvan-
tables juremens qui auraient infailliblement ren-
versé les fortifications et fait sauter le magasin à
poudre sur les oreilles de l'orgueilleux Suédois ,
si les remparts n'eussent pas été remarquablement
forts , çt le magasin à l'épreuve de la bombe.
S'aperce V an t que le fort avait résisté à cette ter-
rible décharge , et qu'il était de toute impossibilité
( impossibilité très - réelle dans ces jours d'igno-
l'ance) de mener une guerre à fin avec des pa-
roles, il ordonna à ses braves de se préparer pour
un prompt assaut. Mais, dans le moment, un
étrange murmure s*éleva parmi ses troupes; il
commença par la tribu des Van-Brummels , ces
vaillans gloutons du Bronx, et se répandit d'homme
à homme avec un accompagnement de regards
mutins et de propos rebelles. Une fois alors , une
seule fois dans sa vie , on vit pâlir le grand Pierre,
car il crut réellement que ses guerriers allaient
chanceler dans cette heure d'épreuve périlleuse ,
LIVRE VI, CHAPITRE VT. l47
et ternir ainsi pour jamais la renommée de la
province 4es nouveaux Pay s -bas.
Mais il découvrit bientôt , à son grand conten-
tement , que ce soupçon faisait gratuitement injure
à son indomptable armée ; la cause unique de ce
tumultueux désordre étant tout simplement que
l'heure du dîner sonnait , et que changer quelque
chose à l'invariable routine de leur vie eût brisé
le cœur de ces braves et réguliers Hollandais.
C'était d'ailleurs une règle étabUe chez nos an-
cêtres de toujours combattre l'estomat plein j et
l'on doit sans doute attribuer à cette circonstance
la grande renommée qu'ils acquirent dans les
armes.
Voilà donc mes bons virans des Manhattoés
et leurs dignes camarades occupes sous les ai<bres
à donner d'ausrâ vigoureux assauts au contenu de
leurs havresacs, et d'aussi tendres accolades à
leurs gourde , que s'ils eussent cru ne plus les re-
voir ! et comme je prévois que nous aurons , dans
une page ou deux , de chaude besogne , je con>
seille à mes lecteurs d'imiter mes troupes ; pour
leur en laisser le temps, je vais clore ici ce chd^
pitre , et leur donner ma parole d'honneur que,
respectant l'armistice, nul n'en abusera pour sur-
prendre ou inquiéter nos honnêtes Hollandais
lO.
I
1 48 HISTOIRE DE NEW- YORK.
dans Futile travail auquel ils se livrent avec tant
d'ardeur.
CHAPITRE VII.
(Contenant la plus horrible bataille qui ait jamais ëté célébrée eu
vers ou en prose j ainsi que les admirables exploits de Pierre-
Forte-Téle.
« Or donc , dit l'auteur du manuscrit de Stuy-
vesant ; or donc les Hollandais , s'étant copieuse-
ment repus , sentirent doubler leur force et lem*
courage , et se préparèrent au combat. L'attente^
ajoute- 1 -il, l'attente et l'impatience étaient au
comble! la terre oublia de tourner, ou plutôt
elle s'arrêta tout exprès pour mieux contempler
cette bataille, comme un corpulent alderman ob-
serve le combat que se livrent sur son pourpoint
deux mouches belliqueuses. Les yeux du monde
entier , selon l'usage en pareil cas , se tournèrent
sur le fort Christina. Semblable à un petit homme
qui se démène dans la foule poiu* apercevoir po-
lichinelle , le soleil , sautant dans les cieux de
place en place , allait , fourrant sa tête entre les
LIVRE VI, CHAPITRE VU. 1 l^C)
nuages malavisés qui lui interceptaient la vue ; les
historiens remplirent leur écritoire , les poètes se
passèrent de dîner, soit faute d'en avoir, soit
pour acheter du papier et des plumes ; et l'on vit
la triste antiquité soulever douloureusement sa
tombe pour regarder d'un œil jaloux l'événament
qui allait la faire oubUer, tandis que la postérité
même se retournait ébahie vers ce champ, de
prodiges , et L'admirait en silence;
Les immortelles déités qui jadis avaient pris du
service dans l'affaire de Troye se mirent en
campagne sur leurs moelleux nuages, ou se mê-
lèrent aux combattans sous des déguisemens di-
vers , brûlant toutes, de mettre la main à la pâte.
Jupiter envoya ses foudres chez le meilleur chau-
dronnier^ voulant qu'ils fussent fourbis à neuf
pour cette terrible affaire. Vénus jiu'a par sa chas-
teté qu'elle protégerait les Suédois, et sous la forme
d'une gourgandine assez peu ragoûtante , s'alla pa-
vaner sur les créneaux du fort Christina, ayant à
ses côtés la chaste Diane , sous la figure d'une
veuve de sergent assez mal famée ; Mars , le bré-
tailleur , mit deux pistolets d'arçon à sa ceinture ,
un fusil rouillé sur son épaule, et marcha à leui^
côtés d'un air galamment &nfaron qui le feisait
ressembler assez à un caporal ivre , tandis qu' A-
j>ollon, transforme en un fifre bancroche, fermait
l5o HISTOrRE DE NEW-YOBK.
la marche eu jouant aussi abominablement êiux
qu'on le puisse imaginer.
Dans l'autre parti l'imposante Junon, les yeux
encore pochés , par suite d'une de ces querelles,
d'oreiller dont elle tourmentait le vieux Jupiter ,
étalait sur un fourgon son orgueilleuse beauté ;
Minerve , métam(H*phosée en vigoureuse vivan-
dière, relevant son jupon et brandissant son poing,
jurait comme un païen , en mauvais hollandais
(n'ayant étudié ceUe langue que depuis peu ) ,
dans Fintention sans doute d'encourager et d'a-
nimer tes soldats ; tandis que Yulcain clopinait
comme un forgeron au pied-bot , nouvellement
promu au grade de capitaine de milice. Tout
était silencieuse horreur ou bruyaus préparatiÊ.
La Guerre , relevant son efiroyable tête , fiuisait
entendre le grincement de ses défenses d'airain ,
et secouait les baïonnettes acérées dont se hérisse
son panache.
Cependant les formidables che& disposaient
chacun leur armée j là se tenait le vigoureux
Risingh , ferme comme un milher de rochers ,
entouré de palissades et retranché jusqu'au men*
ton derrière des terre-pleins , ses vaillans soldats
bordaient le parapet dans, un ordre de bataille
véritablement effrayant, leurs moustaches copieu-
sement graissées , leurs cheveux relevés en arrière
UVR£ VI, CHAPITRE VII. l5l
à force de pommade , et réunis en unie queue si
roide, etjsi serrée contre la tête, que leur peau ,
tiraillée en tout sens , leur donnait l'air d'horribles
têtes de mort grinçant des dents sur les remparts.
Vers eux s'avançait l'intrépide Pierre, les sour-
cils froncés , les dents serrées , les] poings fermés ^
semblant exhaler des tourbillons de fumée, tant
était violent le feu qui dévorait feon sein. Son (idèle
écuyer Van-Corlear marchait vaillamment à sa
suite , sa trompette magnifiquement ornée dé ru-
bans rouges et jaunes, souvenirs de ses belles maî-
tresses manhattoesj la vigoureuse milice de l'Hud-
son lesuivaitsansgarder trop servilement ses rangs;
là se remarquaient les Van-Wycks, les Van-
Dycks et les Ten -Eycks , les Vanklïesses, les Van-
Tassels , les Van-Grolls , le Van-Hoesens , les Van-
Oîesons et les Van-Blareoms , les Van-Warts , les
Van-Winkles , les Van-Dams y les Van-Pelts , les
Van-Rippers et les Van-Brunts ; puis les Van-
Homes , les Van-Hooks , les Van-Brummels , les
Vander-Belts , les Vander-Hoofe , les Vander-
Voorts., les Vander-Lyns, les Vander-PooU et
les Vand^-Spiegels; puis les HofFmans, les
Hoo^lands , les Hôppi»^ , les Cloppers , les
Ryckmans, les Dyckmams, les Hogebooms, l<?s
les Rosebooms , les Oothonts , les Quaekenbosses ,
les Roerbacks , les Garrebrantzs, les Bensons,
l5a HISTOIRE DE NEW- YORK.
les Brouwers , les Waldrons , les Ouderdonks ^
les Verra-Vaugers , les Shermerhorns , les Stou-
tenburghs, les BrinkerhofFs , les Bontecons, les
Knickerbockers, les Hocketrassers , les Ten-
Breeches et les Tongh-Breeches ; sans compter
un millier de braves dont les noms sont impossibles
à écrire, ou, pussent -ils jamais être écrits par
quelqu'un, ne pourraient, à coup sûr, être pro-
noncés par personne. Tous ces héros s'étaient
corroborés par un copieux dîner, et, pour me
servir des expressions d'un grand poète hollandais.
Remplis de courage et de choux.
Le formidable Herre suspendit un instant sa
marche, et montant sur un tronc d'arbi'e, ha-
rangua ses troupes en bas-hollandais tout-à-Êiit
éloquent , les exhortant à combattre comme des
diables , et les assurant que s'ils remportaient la
victoire ils auraient abondance de butin , que s'ils
succombaient ils auraient en mourant la satis-
faction de penser que c'est; pour leur pays , et ,
après leur mort, celle de voir leurs noms ins-
crits dans le temple de la renommée , et offerts à
l'admiration de la postérité avec celui des autres
grands hommes de leur temps ; enfin il leur jura ,
foi de gouverneur (et ils le connaissaient trop bien
LIVRE VI, CHAPITRE VII. l53
pour en douter un seul instant), que s'il voyait
un d'eux pâlir ou faire l'enfent , il lui étrillerait
le cuir j iisqu à le déshabiller comme un serpent
qui Êdt peau neuve. Puis tirant son fidèle sabre ,
il le brandit trois fois par-dessus sa tête , ordonna
à Van-Corlear de sonner la charge, et fidsant
retentir Ijbs mots : Saint Nicolas et les Mctn-
/iattoes!\\ se précipita courageusement en avant.
Ses vaillans soldats, qui avaient employé le temps
de la harangue à allumer leur pipe, se la mirent
subitement au bec, et vomissant des nuages de
fumée, chargèrent gaillardement sous cet abri
protecteui\
Les soldats de la garnison suédoise, à qui l'habile
Risingh avait ordonné de ne pas faire feu jusqu'à
ce qu'ils pussent distinguer le blanc des yeux de
leurs assaillans , gardèrent un silence menaçant ,
dans le chemin couvert, jusqu'à ce que les ar-
dens Hollandais eussent monté le glacis; alors ils
firent sur eux une si épouvantable décharge, que
les montagnes voisines en tremblèrent de peur...
mais de telle peur que , laissant échapper invo-
lontairement leurs eaux , on vit jaillir alors, de
leurs flancs des sources qui les arrosent encore
aiiJQurd'hui. Tous les Hollandais auraient mordu
la poussière sous cet abominable feu , si la bien-
faisaiile Minerve n'eût charitablement veillé à ce
I 54 HISTOIBE DE NKW-TORK.
que tous les Suédois restassent fidèles à leur inva-
riable habitude de fermer les yeux et de détourner
«
la tête en tirant.
Immédiatement après leur première déchaîne,
les Suédois franchirent ta cœitrescarpe ^ et, pous-
sant des cris furieux , se ruèrent comme des en-
rages sur leurs eunemis. C'est alors qu'éclatèrent
des prodiges de valeur dont ne peuvent donner
l'idée ni la poésie ni l'histoire ! ! ! Ici le robuste
StofFet BrinkerhofF brandissait son pesant gour-
din (car il dédaignait de porter une autre arme]
comme le terrible géant Blanderon brandissait son
chêne , et le brandissait aussi bruyamment sur la
tête des Suédois qu'une baguette sur un tambour.
Là , les habiles Van Kortlandts^, placés à distance,
comme les archers de l'antiquité , les travaifiaient
vigoureusement avec Parbalète, amie pour la-
qudle ils sont justement renommés. Plus loin se
tenaient rassemblés sur une petite colline les vail-
lans hommes de Sing-sing qui soutenaient mer-
veUl^isement l'affidre en chantant à tue-tête le
grand cantique de saint Nicolas. Quant aux Gar^
deniers de l'Hudson , ils ne figuraient point parmi
les combattans , ayant été envoyés à la maraude
pour &ire main-basse sur les melons d'eau du voisi-
nage. D'un autre côté du champ de bataille étaient
les Van Grolls d' Anthony's Nose ; mais, serrésentrc
LIVRE VI, CHAPITRE Vfl. 1 65
deux petites collines , ils y manœuvraient très-
difficilement à cause de la longueur de leurs nez.
On voyait ailleurs les Van Brunschoten$ de Njack
et de Kakiat , si renommés pour l'adresse avec la-
quelle ils frappaient l'ennemi du [âed gauche,
mais cette adresse leur était alors peu profitable ,
car le copieux dîner quHls avaient dévoré ne lais-
sait pas de les essouffler , et ils eussent été cc^m-
plètement vas en déroute sHls n'eussent été secou-
rus par un vaillant corps de voltigeurs , con^tosé
des Hoppa:^ , qui ne firaat qu'un saut pour voler
à leur assistance. Mais je ne dois pas omettre de
mentionner les incomparables exploits d'Anthony
Vain Corlear, qui combattit opiniâtrement, pen-
dant un bcm quart d'heure , contre un gros petit
poumf de tambour suédois dont il tambourina la
peau d'importance , et qu'il aurait in&illibleiiient
dépéché dans l'autre inonde , s'il avait eu une
autre arme que sa trompette.
Cependant la bataille s'échauffait. Sur les pas
du formidable Jacobus Varra Vanger et des com-
batlans de Wall -About se précipitaient les Van
Peltz d'Ësopus, les Van Rippers et les Van Brunts^
foudroyant tout ce qui se trouvait sur leur pas-
sage. Les Suy Dams et les Van Dams s'avançaient,
jurant comme des païens , à la tête des guerriers
de Hell - Gate vêtus de leurs habits couleur de
1 56 HISTOIRE DE NEW-YOÏRK.
feu. Enfin , marchaient les porte-étendards et les
gardes -du -corps de Pierre Stuyvesant, portant
pour enseigne le grand castor des Manhattoes.
Alors commencèrent l'horrible vacarme , l'af-
freuse agonie , le féroce délire , le frénétique dés-
espoir, enfin la rage et toutes les abominations
de la guerre. Alors , mêlés et confondus , Hollan-
dais et Suédois, se chargent, se culbutent, se
couvrent de sueur, de poussière, d'écume; un
nuage de projectiles obscurcit le ciel; canons,
sabres , bâtons , mousquets , bourrades , coups de
poings, coups de pieds , coups d'ongles, yeux po-
chés, nez cassés, pif, pan, pouf, paf, coups
par-ci , coups par-là, tumulte , confusion , mêlée :
c'est une horreur ! Tonnerre de Dieu ! crient les
Hollandais. Mort et diable! crient les Suédois.
Emportez les retranchemens , crie à tue-tête l'in-
domptable Pierre; mettez le feu aux mines,
beugle le féroce Risingh ; tarratatarrrratata , sonne
le trompette Anthony , jusqu'à ce que enfin tous
les sons , toutes les voix devenues ininteUigibles
se fondent et se perdent en douloureux gémisse-
mens, en hurlemens de rage, en hideuses cla-
meurs , où le cri du tiîomphe ne se distingue plus
du râle de l'agonie. A cet horrible aspect , la terre
trembla comme saisie d'une crise nerveuse , les
arbres racornis se flétrirent et se desséchèrent ,
LIVRE VI, CHAPITRE VII. iSj
les l'ochers rentrèrent en terre comme des lapins
dans un terrier , et la baie Chinstina elle -même
vit ses eaux épouvantées rebrousser leur cours et
se sauver en bouillonnant sur la montagne !
La victoire resta quelque temps indécise, car,
quoiqu'une forte ondée envoyée par le puissant
Jupiter eût , si je puis user de la comparaison ,
refix)idi leur ardeur comme un seau d'eau jeté
sur deux chiens qui se battent , ils ne s'arrêtè-
rent cependant qu'un moment pour retourner à
la charge avec dix fois plus de furie et s'étril-
ler à qui mieux mieux. C'est dans cet instant
critique qu'une épaisse et lourde colonne de fu-
mée parut se rouler lentement vers le champ de
bataille; à cet aspect, Tétonnement remplace la
fureur, et les combattans eux-mêmes s'arrêtent un
moment. Mais le vent venant à disperser ce sombre
nuage y on vit briller à son centre la bannière flot-
tante de l'immortel Michael Paw. Ce noble chef
s'avançait intrépidement à la tête d'une forte pha-
lange de Pavoniens , mangeurs d'huîtres, qui était
restée en arrière, en partie comme corps de ré-
serve et en partie pour digérer l'énorme diner
qu'ils avaient mangé. Ces robustes et indomptables
soldats qui s'avançaient avec moins de vitesse que
de courage, vu la petitesse de leurs jambes et la ro-
tondité de leurs ventres , fumaient leurs pipes avec ,
l58 HIStOlRE DE NEW-YORK.
une telle vigueur qu'ils avaient produit le nuage
imposant dont je viens de parler.
Cependant les divinités pix>tectrieès de l'armée
de Wew-Amsterdara ayant étourdiment quitté le
champ dé bataille pour aller se rafraîchir avec un
pot de bière dans une taverne du voisinage , les
habitans des nouveaux PayS'^Bas furent tout près
d'éprouver une horrible catastrophe. A peine les
lurons que commandait le formidable Paw avaient-
ils atteint le front de l'armée, que , par le conseil
de l'habile Risingh , leurs pipes devinrent le but
où tombèrent, conmie grêle, les coups des Sué-
dois. Déconcertés par cet assaut inattendu , et to-
talement découragés en voyant leurs pipes brisées,
les vaillans Hollandais se débandèrent. Déjà ils
fuient j déjà , comme une troupe d'éléphans qui
s'effraient, ils jettent le désordre dans leur prc^re
armée ; culbutent , écrasent une légion entière de
petits hoppers. La bannière sacrée sur laquelle
figure l'huître gigantesque de Cxnnmunipaw est
foulée aux pieds dans la poussière; les Suédois
alors sentent doubler leur courage, se précipitent
sur les derrières de l'armée en déroute , accélèrent,
par des coups de pied habilement dirigés , la rapi-
dité de sa fuite, et le fiimeux Paw lui-même
n'évite pas l'attouchement douloureux et dé^o-
norant du soulier vainqueur.
LIVRE Vï, CHAPITRE VU. I Sq
Mais quelle fut, ô muse, la rage du brave
Pierre quand il vit fuir au loin son armée ! Sa
voix de tonnerre rappelle , en rugissant , ses lâches
guerriers ; et les Manhattoes ranimés se sentent
retenus par la voix de leur chef, ou plutôt par
la crainte de sa terrible colère plus redoutable
pour eux que tous les Suédois de la chrétienté.
Mais l'audacieux Pierre , sans attendre leur as-
sistance, s'enfonce l'épée en main dans le plus
épais de la mêlée ^ son bras se signale par mille
exploits si incroyables qu'on n'en a jamais vu de
pareils depuis les jours miraculeux des g^ns.
Partout devant lui l'ennemi fuit ou tombe ! il se
rue sur les Suédois , les charge , les presse , les ac-
cule à leurs propres fossés , les y entasse conmie
des chiens ; mais pendant qu'il avance avec cette
impétueuse audace, l'ennemi s'amoncelant der-
rière lui et sur ses flancs le maiacait d'un ef-
froyable péril ! Tout à coup un rusé Suédois se
gUsse de côté furtivement^ et pousse sa lâche épée
droit au cœur du héros ! Heureusement la puis-
sance protectrice qui veille à la sûreté de tous les
grands hommes détourna sa lame hostile, et k
dirigea sur une poche de côté renfermant une
énorme boîte à tabac en fer, qui , comme le bou-
clier d'Achille, était douée d'une vertu surnatu-
relle , due indulntablement au porti^it du bien-
l6o HISTOIRE DE NEW- YORK.
heureux saint Nicolas dont elle était ornée. Cet
horrible coup fut ainsi repoussé , mais non sans
gêner un peu la respiration du grand Pierre.
Comme un ours furieux , qui , blessé par des
chiens , se retourne avec rage , grince des dents et
s'élance sur ses ennemis , notre héros se retourna
sur le traître Suédois. Le misérable chercha sa
sûreté dans la fuite , mais l'ardent Kerre le sai-
sissant par l'interminable queue qui pendait der-
rièi'e sa tête , « Ah , vil gredin ! s'écria-t-il , voici
qui fera de ta chair une curée pour les chiens ! »
A ces mots^ brandissant sa fidèle épée, il lui en
assena sur la nuque un coup qui l'aurait in&iUi*
blement décapité , si , s'arrêtant à point , l'acier
compatissant ne se fut contenté d'en séparer la
queue pour toujours. Au même moment, un ar-
quebusier , perché sur le sommet d'une butte
voisine, dirigeait sur le brave Stuyvesant son
arme meurtrière , et l'aurait envoyé errer en
ombre éplorée sur les bords du Styx , si la vigi-
lante Minerve , qui venait de s'arrêter pour re-
nouer sa jarretière, voyant de quel péril était
menacé son héros favori, n'eût dépêché avec ses
outres le vieux Borée qui , à l'instant même où la
mèche. allait toucher le bassinet, y souffla si à
propos qu'il en enleva l'amorce.
C'est ainsi que se prolongeait cet horrible com-
LIVRE VI, CHAPITRK VII. iGt
bat, quand le farouche Risingh, qui en suivait les
progrès du haut d'un petit ravelin , aperçut ses
troupes fidèles battues , étrillées et défaites par
l'invincible Pierre. Aucun langage ne pourrait
décrire la colère dont il fut saià à cette vue. 11
ne s'arrêta que le temps de la soulager en vocifé-
rant mille anathèmes , puis , tirant son cimeterre ,
il se précipita vers le lieu de l'action , Êdsant ré-
sonner la terre sous ses pas, comme Jupiter, selon
Hésiode, lorsqu'il descendit des sphères célestes
pour foudroyer les Titans. o
Ces deux chefs rivaux ne furent pas plus tôt en
présence qu'ils firent un saut en arrière , à la ma-
nière de nos plus habiles champions de théâtre ^
puis ils se regardèrent un instant de l'air farouche
de deux chats sauvages au moment d'en venir
aux griffes, prenant tantôt une attitude, tantôt
une autre, frappant la terre de leur épée , d'abord
à droite , puis à gauche , enfin venant au fait avec
une incroyable férocité. . . . Mais des mots ne suf-
firaient pas pour dire quels prodiges de force et
de valeur signalèrent ce terrible combat , combat
en comparaison duquel ceux, si renommés,
d'Ajax contre Hector , d'Enée contre Turnus ,
d'Orlando contre Rodomont , de Guy de War-
wick contre le Danois Colbrand, ou de ce femeux
chevalier gallois sir Owen des montagnes contre
II. I I
iGi UlSTOIRE DE NEW-YORH.
le géant Guylon, n'étaient que deà jeux d'enfant.
Enfin le y aillant Pierre, épiant une occasion fa-
vorable , visa son coup dans l'intention de pour-
fendre son adver^re jusqu'à l'échiné , mais
Risingh relevant le coup avec dextérité, la lame
le firîsa de si près que , lui dBQeurant le côté , elle
en détacha une immense cantine qu'il y portait
toujours suspendue, et que, poursuivant de là sa
course trandiante , elle fendit en deux une large
poche abondamment garnie de pain et de fro-
mage. Ces friandises, roulant au miUeu des ai^
mées , occasioiièrent les plus effrayaiis diâ)(ats
entre les Suédois et les Hollandais , et retidireilt
le combat dix fois plus ardent que jamais .
Enragé de voii^ ses munitions au pillage, le
brutal Risingh , i^assemblant toutes ses £>rties ,
dirigea uii formidable coup sur le chdF du héros ;
en vain le fier petit chapeau retapé s'opposa à
son passage, l'acier tranchant se fit jour au travers
de l'obstiné castor, et eût infailliblement brisé le
crâne s'il n^eifi. pas été d'une telle dui:eté que
l'arme fragile, se rompant en nulle ps^rcèlles étin-
celantes , les fit J£|iHir autour de ce visage temble
comme une aunéole de gloire.
Étourdi du coup , cependant , le vaillant Pierre
chancela , leva les yeux au ciel , et y vit mille
solâls, sans compter les lunes et les étoiles. Enfin
LIVRE- VI ^ CHAPITRE VII. l63
perdant l'aplomb , à raison de sa jambe de bois y
il fit sur le derrière une chute si lourde et â i:«^
tentissante, que les montagnes voisines en trem-*-
blèrent, et que son système anatomiqueen eût été
brisé s'il ne se fût pas enfoncé dans un <!oaSâija y
plus doux que le velours, que la Providence,
Minerve , saint Nicolas , ou quelque vache bi«i-
veillante , avait obUgeamment préparé pour le
recevoir.
En dépit de cette noble maxime professée par
tous les véritables chevaliers , que loyauté vaut dia-
mant y le furieux Bisingh se hâtait de prendre
avantage de la chute du héros , mais au moment
où il se penchait pour donner le coup &tal,
Pierre , toujours vigilant , lui assena sur le chef
un si fameux coup de sa jambe de bois, qu^il
crut entendre sonnef dans sa cervejle quelques
douzaines de cloches à toute volée. Le Suédois ,
étourdi à son tour, chancela sous le coup ; en
même temps \e prudent .Pierre, apercevant à
terre auprès de lui un pistolet de poche (qui était
tombé du bissac de son fidèle écuyer et trompette
Van-Corlear , pendant son fiirieux duel avec lé
tambour) , le déchargea au beau milieu de la têtle
du vacillant Risingh. Il ne faut pas que mon lec-
teur s'y méprenne , cette arme de poche n'était
point un de ces instrumens de mort chargés de
1 1.
l64 HISTOIRE DE J\EW-YORK.
poudi'e et de balles, mais une courte et solide
dame-jeanne en grès, pleine, jusqu'au goulot, de
double eau-de-vie , vraies gouttes de courage hol-
landais, et que le connaisseur Van-Gorlear portait
toujours sur lui comme moyen de ravitailler sa
valeur. L'arme redoutable silHant dans l'air , et
aussi fidèle à sa direction que le fragment de
rocher jeté à Hector par le fanfaron Ajax, alla
frapper le crâne du gigantesque Suédois , avec une
violence sans égale.
Ce coup dirigé par le ciel décida la victoire ; la
lourde tête du général Bisingh tomba sur sa poi-
trine , ses genoux fléchirent sous lui , un engour-
dissement semblable à la mort s'empara de tous
ses membres , et il tomba à terre avec une si ter-
rible violence, que le vieux Pluton en tressaillit ,
et trembla qu'il ne se fût fait jour au travers du
toit de son palais infernal. Cette chute fut le
signal de la dé&ite et de la victoire , les Suédois
lâchèrent pied, les Hollandais se pressèrent en
avant j ceux-là prirent leurs jambes à leur cou ,
et ceux-ci marchèrent de si près sur leurs talons ,
que quelques-uns entrèrent pêle-mêle avec eux
par la poterne ; d'autres assaillirent le bastion , et
d'autres enfin grimpèrent sur la courtine. Ce fut
ainsi que la forteresse de Christina, qui , comme
une autre Troie , avait soutenu un siège de dix
LIVRE Vr, CHAPITRE VII. !65
grandes heures , fut emporlée d'assaut sans que ,
d'aucun côté , on eût à regretter la perte d'un seul
homme. La victoire , sous la figure d'un énorme
taon^ s'alla percher sur le diapeau retapé du
brave Stuy vesant ; et tous les écrivains qu'il paya
pour écrire l'histoire de son expédition déclare*
rent, d'un commun accord, qu'il avait acquis,
dans ce jour mémorable, assez de gloire pour
immortaliser une douzaine des plus grands héros
de la chrétienté.
CHAPITRE VIII.
Dans lequel Tauteiir et le lecteur causent très-sërieusement en se
reposant de la bataille j à la suite de quoi on Terra quelle fut la
conduite de Pierre Stuyvesant après sa yictoire. *
Grace à saint Nicolas, nous avons terminé sans
accident cette terrible bataille \ asseyons -nous
maintenant, très -cher lecteur, et reposons-nous,
car je suis en nage. Véritablement ces combats
sont une rude besogne ! et si vos grands capitaines
avaient la moindre idée du mal qu'ils donnent à
leurs historiens , ils n'auraient pas le courage de
remporter tant d'horribles victoires. Mais il me
l66 HISTOIBE DE NEW-YORK.
semble entendre mon lecteur se plaindre de ce que
dans tout le cours de cette bataille si yantée il n'y
a pas eu une seule goutte de sang répandu , pas un
seul membre en>porté, à ce n'est la queue de
Finfoituné Suédois enlevée par la lame tranchante
de Pierre Stuy vesant , ce qui blesse étrangement ,
me dit -on, toute vraisemblance et nuit étrange-
ment à l'intérêt de la narration.
Cette objection est certainement très -grave ,
mais elle tient uniquement à l'obscurité qui enve-^
loppe l'époque reculée dont nous avons entrepris
d'écrire l'histoire. Ainsi, quoique d'après l'impor-
tance de l'affeire et la bravoure des parties belh-
gérantes, il ne puisse y avoir de doute ni sur
FafFreux carnage , ni sur les prodiges de valeur
qui ont eu heu devant les murailles de Christina ,.
néanmoins malgré toutes nos recherches dans les
'histoires, manuscrits, ou traditions, sur cette ba-
taille mémorable et trop long- temps oubhée, nous
n'avons pu trouver la preuve qu'aucun homme y
ait été tué ou blessé.
Nous devons sans doute attribuer ce manque
de renseignemens à l'extrême modestie de nos
ancêtres, qui, semblables à leurs descendans , ne
furent jamais portés à se vanter de leurs exploits.
Mais cette vertu met leur historien dans une po-
sition très-embarrassante ; car ayant promis à mes
LIVRE VJ, CHAPITRE VIII. 167
lecleurs une afii*euse et incomparable bataille,
ayftot animé H échauffé leur humeur guemère ,
1(38 abandonner sans massacre et sans dévastation
aurait été leur causer un désap()omtemenl aussi
ain^ que ^ebii qu'éprouve le bon peuple quand ,
rassemblé pour voir une exécuti<xi y un sursis vient
frustrer son attente.
Si le destin m'eût seulement accordé la mort
d'une dizaine d'honmies , j'aurais été content , car
, j'en aurais Ëdt de ces béix)s si communs dans l'an-
tiquité , mais dont la race est malheureusement
éteinte aujcNiii^'hui, qui, si nous pouvons en cix)ire
ces écrivains authentiques que l'on nomme poètes,
chassaient devant eux de grandes et £3rmidables
armées, comm^ des troupeaux de moutons, et
qui conquéraient et détruisaient des villes entières
par la seule force de leur brais.
Mais voyant que je n'avais pas une seule vie. à
ma disposition , l'unique ressource qui me restait
était detiner le meilleurparti possibledema bataille,
au mo J'en de coups de pieds , coups de poing§ , con-
tusions et autres blessures aussi peu nobles. Je ne
puis m'empêcher de companer, en quelque sorte,
ma perplexité dans cette circonstance , à celle du
divin Miilbon qui, après avoir fait de sublimes
pi^qparat^ pour disposer «es immortelles armées
el les mettre en présence, se trouve dans le plus
1 68 HISTOIRE D£ NEW-YORK.
triste embarras pour les faire agir de façon que la
jQn de son combat réponde à son commencement,
attendu Fimpossibilité de blesser d'un coup mortel,
ou même d'une légère entaille dans les chairs, des
combattans qui ne sont qu'esprit. Quant à moi ,
mes braves une fois poussés et lâchés l'un contre
l'autre , je n'ai guère trouvé de difficultés qu'à
les empêcher de se faii^ mal ; que de fois il m'a
fallu retenir le bras du trop vigoureux Pierre au
moment de pourfendre un gigantesque Suédois
jusqu'à la ceinture, ou d'embrocher, avec son
épée , une demi-douzaine de petits soldats comme
autant d'allouettes ! et quand j'avais lancé quelques
centaines de traits dans l'air, que de peines pour
les y retenir! je n'osais permettre à aucun d'eux
de retomber à terre de peur qu'il ne mît à mort
quelque mfortuné Hollandais.
Le lecteur ne peut concevoir combien il est
mortifiant pour un écrivain d'avoir ainsi les mains
liées ! il ne saura jamais combien de fois j'ai lorgné,
sans y céder, la séduisante occasion de porter tel
ou tel coup mortel , comparable aux plus beaux
qu'aient célébrés l'histoire ou la poésie !
Je commence à suspecter très-fortement, d'après
ma propre expérience, l'authenticité de maint et
maint des récits d'Homère. 3e crois véritablement
([ue, quand il avait une fois lancé un de ses héros
LIVRE VI, CHAPITRE VIII. 169
favoris au milieu des ennemis , il faisait mordis la
poussière à bon nombre d'honnêtes garçons, sans
aucune autorité pour agir ainsi , sinon que l'oc-
casion était belle , et que.souvent tel pauvre diable
a été envoyé par lui aux sombres domaines du &-
rouche Pluton, seulement parce que son nopi
pouvait figurer harmonieusement dans une période
sonore. Mais je dédaigne de pareilles hcences. Que
j'aie pour moi le bon droit et la vérité, nul ne
combattra plus vigoureusement j mais, puisque
les nombreuses autorités que j'ai consultées n'at-
testent la mort d'aucun soldat, je n'ai pu con-
sciencieusement prendre sur moi d'en txi&r un
seul. Par saint Nicolas , c'eût été une belle affaire !
mes ennemis les critiques , qui , je le prévcns , ne
seront que trop disposés à me jeter à la tête tous
les crimes qu'ils pourront découvrir, m'auraient
traité comme homicide pris en flagrant délit , et je
me serais estimé heureux d'en être quitte pour
une simple accusation de meurtre!
Maintenant, mon aimable lecteur, que nous
sommes tranquillement assis à fumer nos pipes ,
permettez-moi de me hvrer à une réflexion mé-
lancolique qui vient de me passer par la tête.
Combien sont vains,, incertains et fugiti& ces
fastueux riens après lesquels nous soupirons et
nous courons dans ce monde d'illusions sédui-
170 HISTOIRE DE NEW-TO&K.
santés ! La richesse amassée par l'avare au prix de
tant de jours sans repos et de tant de nuits sans
sommeil, est dissipée, par un ^prodigue héritier, en
fclies sans plaisir ; les plus somptueux monumens
que l'orgueil ait jamais élevés pour perpétuer un
nom sont bientôt renversés et détruits par la
main du temps , et les plus brillans lauriers de la
victoire peuvent ^tre eux^n^etnes à jaciais flétris
et desséchés sous la glaçante insouciance des
hommes, a Combien de héros (dit le grand Boë-
<( tins ) , combien d'illustres personnage jadis
« l'orgueil et la gloire de leur siècle , n'ont-ils pas
ce été i^ongés dans un éternel oubU , par lesîlence
« des historiens ! » Voilà pourquoi les Spartiates,
quand ils partaient pour l'armée, ofiraient aux
Muses un sacrifice solennel pour obtenir que leurs
expk)its fussent dignement célébrés. Sans la lyre
d'Homère , dit l'élégant Cicéron , on n'aurait pas
chanté la valeur d'Achille. Tel aussi , après toutes
les fatigues et les périls qu'il avait bravés , après
toutes les grandes actions qu'il avait accomplies,
tel eût à peu près été le sort du chevalei«sque
Pierre Stu jvesant , si je ne me fusse heureuse-
ment ^empressé de graver son nom sur les pages
inef&cables de l'hi^oire au lùoment où l'inexo
i^ble temps l'effaçait en silence «t pour jamais de
la mémoire des hommes.
LIVRB VI, CHAPITAE VJU. I7I
Plus je réfléchis, et plus je suis J&^ppé de Tim-
portanoe de l'historieii c c'est le œilseur souverain
qui dt^hse la. gloire ou l'in&ixùeaux hommes ses
semblables ; c'e^ le protecteur des rois et des
conquérans : il dépend de lui de les faire tivre dans
les siècleis à venir ou de les laisser dans l'oubli
comme y furent arant eux leurs ancêtres. Le ty-
ran ne peut faire 'peser sa tyrannie que sur des
victimes énc<Hie vivantes , .mais l'historien possède
une. puissance supérieure , car die s'iétend même
au-delà de la tombe. Les ombres des héros Ion g-
tem^ oubliés s'inclinent vers lui du haut de
leurs célestes demeures , Surveillent avec anxiété
les mouvemens de sa plume, palpitant de crainte
de la voir omettre négligemment leurs noms , ou
de Tespoi]^ qu'elle les inscvii^surles pages immor-
telles de la renommée. La goutte d'encre , même
qui tremble suspendue au bec tie cette plume , et
que l'écrivain |ii^it à son gré , ou secouer sur le
parquet , ou perdre ien insignifians griffonnages ,
cette goutte qui ne vaut pas la vingtième paiiie
d'une obole, à ses yeux, peut avoir à ceux de
nobles défunts une valeur incalculable ; elle peut
en un moment en immortaliser une doutaïne qui
eussent donné des royaumes, s'ils les eussent
possédés, pour s'assurer cette glorieuse récom-
pense. .
l^J^X HISTOIRE DE NKW-TORK.
Que mes lecteurs n'imaginent pas cependant
que je veuille faire parade d'une vaine gloire , ou
célébrer l'importance de la classe dont je fiiis par^
tie. Je frémis au contraire quand je réfléchis à
l'effrayante responsabilité que nous prenons
sur nous , nous autres historiens. Je frémis
en pensant aux terribles conmiotions et iaux
affreuses calamités que nous causons dans le
monde : je te jure sur ma parole , digne lec-
teur, que je fonds en larmes à cette seule idée!
Pourquoi , je te le demande , tant d'illustres
hommes s'arrachent-ils tous les jours aux embras
semens de leurs familles, dédaignent -ils les sou-
rires caressans de la beauté , méprisent-ils les sé-
ductions de la fortune et s'exposent-ils aux périls
de la guerre? pourquoi les rois dépeuplent -ils et
dévastent-ils des em]^res? dans quel but, enfin ,
les grands hommes de tous les siècles et de tous
les pays commettent-ils tant de ces crimes appelés
victoires^ et font -ils retomber tant de misère et
de désolation sur leurs semblables, si ce n'est
dans le frivole espoir de voir un historien les citer
avec bienveillance , et leur donner place dans un
coin de son ouvrage? Car, finalement , l'important
objet de tant de, fatigues, de travaux et de pri-
vations n'est rien autre qu'une immortelle renom-
mée : et qu'est - ce que l'immortelle renommée ?
LIVRE VI, CHAPITRE VIII. 1^3
une demi-page d'un vil papier. Hélas! hélas!
combien est humiliante l'idée que la réputation
d'un aussi grand homme que Kerre Stuy vesant
dépende de la plume d'un être aussi chétif que
Diedrick Knickerbocker.
Maintenant que nous nous sommes reposés des
fatigues et des périls du combat, il est convenable
que nous retournions encore une fois sur le champ
de bataille pour nous informer des résultats de
cette célèbre victoire. La' forteresse de Christina
étant la superbe métropole , et en quelque sorte
la clef de la Nouvelle - Suède , sa conquête fut
promptement suivie de celle de toute la province,
à laquelle ne contribua pas peu la conduite cou-
rageuse et magnanime du chevaleresque PieiTe ,
qui , bien que terrible dans la bataille, était néan-
moins doué d'un caractère généreux j clément et
humain après la victoire , il n'humiUait point ses
ennemis par son orgueil et ne rendait pas leur dé-
faite plus douloureuse en y ajoutant de lâches
insultes : car, semblable à ce miroir de la cheva-
lerie , le fameux paladin Roland , il était plus em*
pressé de faire de grandas actions que de s'en
vanter après les avoir faites. Il ne condamna au-
cun homme à mort , ne fit brûler aucune maison,
ne permit aucune espèce de ravages sur les pro-
priétés des vaincus , et se servit même de sa canne
174 HISTOIRK DE NEW-YORK.
]X>ur châtier un de ses plus braves officiers qui
avait été surpris dévastant un poulailler.
Il publia en outre une proclamation par laquelle
il invitait les habitans à se soumettre à l'autorité
de leurs hautes puissances ; mais ou il déclarait,
avec une clémence sans exemple, que quiconque
s'y refuserait serait logé , aux frais de l'état , dans
un beau château disposé à cet effet, et aurait, par-
dessus le marché , l'honneur d'une garde armée
qui ne le quitterait pas. Par suite de cette clause
bienveillante , environ une trentaine de Suédois
s'avancèrent courageusement et firent serment de
fidélité, en récompense de quoi on leur permit
gracieusement de restei* sur les bords de la De-
laware , où leurs descendans résident encore au-
jourd'hui. Plusieurs voyageurs, cependant , m'ont
dit avoir remarqué qu'ils n'avaient jamais pu se
défaire de l'air misérable et déconfit de leurs an-
cêtres, et qu'ils se transmettent eiicore, de père en
fils, les marques manifestes de la sévère bastonnade
qui leur fut jadis administrée par lés vigoureux
Hollandais.
Toute la Nouvelle-Suède ayant ainsi cédé aux
armes triomphantes de Pierre , fut réduite en une
colonie nommée la rivière du Sud , et placée sous
la surintendance d'un lieutenant-gouverneur , su-
jet au contrôle du gouvernement suprême de
LIVRE VI, CHAPITRE VIII. 1^5
Ncw-'Aiiisteixiain. Ce gi^nd dignitaire se nom-
mait mynheei* Beekman, ou pour mieux dire
Beck-Man, et, comme l'ancien Ovidius Naso, ti-
rait son surnom de la majestueuse dimension de
son nez , qui se projetait en avant de sa personne
comme le bec d'un paroquet. Il fut la souche
<^ Beekmans, l'une das plus anciennes et des plus
honorables âmiiUes de la province, et dont les
descaidans perpetnent avec reconnaissance Tori^
gine de leur dignité^ non, comme le feraient nos
nobles familles d'Angleterre , en faisant peindre
sur leurs armes une proboscide d'or ou d'argent ,
mais en pudrtant tous un riche et superbe nez!
planté au beau milieu de leur visage.
C'est aitisi que cette périlleuse entreprise fut
terminée gloiîeusement avec la petite de deux seuls
hommes , VV"olfel?t Van-Hortiè , grand efflanqué
qui , à bord du sloop , fut jeté à la mer par une
bouffée de vent , et le gros Brotn Van-Bummel
subitement enieré par une indigestion ; l'ii|» et
l'autre néanmoins ftirent immortalisa oomj»e
ayant péri bravement au service de leur pays : je
dois ajouter aussi qu'un des membres de Pierre
Stuyvesant fut cruellement fracturé au moment
où il assiégeait la forteresse , mais comme heu-
reusement c'était sii jainl^e de bois, la blessure f^t
promptement et radicalement guérie.
1^6 HISTOIRE DE NEW- YORK.
11 ne me reste rien à ajouter à cette partie de
mon histoire , sinon que Fimmaculë héros et sa
victorieuse armée retournèrent joyeusement au
pays des Manhattoes, où ils firent une entrée so-
lennelle et triomphante y traînant à leur suite le
peu de vaincus qui n'avaient pas prêté serment,
et le malheureux Risingh lui-même , car il paraît
que ce gigantesque Suédois avait simplement perdu
connaissance à la fin du combat , et que pour le
faire revenir promptement il avait suffi de lui
pincer vigoureusement le bout du nez.
Suivant la promesse du gouverneur , ces héros
captiÊ furent logés , aux frais du public , dans un
vaste et beau château , c'est-à-dire dans la prison
d'état dont Stoffel Brinkerhoff, l'immortel con-
quérant d'Oysterbay, fut nommé gouverneur,
et qui a toujours appartenu depuis a ses descen-
dans(i).
C'était un beau et ravissant spectacle que celui
qu'offrait la joie du peuple de New-Amsterdam ,
à la vue de ses soldats revenant de cette guerre
du désert ; les vieilles femmes s'attroupaient au-
(i) Ce château, quoique très -changé et modernisé,
existe encore au coin de Pear-Street, vis à vis Coentie'I
Slip.
LIVRE VI, CUAPITKE^VIII. I -77
tour d'Anthony Van-Corlear, qui leur racontait
les détails de la campagne avec une incQuiparable
exactitude, excepté qu'il prit pour .lui seul l'hon-
neur de toute l'affaire, et spécialement celui d'avoir
Vaiaca lé vigoureux Risingh , honneur auquel il
se considérait comme ayant des droite d'autant
plus évidens que la défaite du général était due a
sa propre dame-jeanne.
' Tous les maîtres d^école de la villa donnèrent
congé à leur marmaille , qui se mit à courir après
les tambours avec des panaches de papier sur la
tête et des lattes au côté , prenant ainsi la première
leçon de l'art militaire^ Quant à l|i eahailie d'uÂ
âge plus mûr , elle s'attacha en foule aux talons
de Pierre Stuyvesant, le suivant de tous côtes
et agitant en l'air lés chapeaux gras, auk cris ré-
pétés de- ^ve à jamais F^fPPe Forte-Téte ! * '
Çè fut -réellement un ymr de fête'p«iUiqoe
et I de ripaîile^ généi^ale ; on- prépara en l^qinneur
d^ ocnquérans an ioaûLense dmev à l'hôtel de
ville, où brittènent^ réunie en gli^riéusi^^ <eoti-
stellation , tous les grands et petits astres de New-
Amsterdam ; on voyait là le majestueux Schout
et son obséquieux Ueuténant , les bourguemestres
avec leurs officieux premiers commis , puis les
commis subalternes , et ainsi de suite jusqu'aux
derniers écornifleurs attachés à la police , chaque
II. 1 2
1^8 HISTOIBE DE HEW-YORK.
gredin ayant un plus vil gredin à sa suite pour
finir sa pipe , achever son verre , et rire de ses
assommantes plaisanteries... Enfin (car les fêtes
de ville sont partout ainsi, et furent et seront ainsi
depuis la création jusqu'à la fin des siècles) , le
dîner se passa absolument comme tous les grands
repas de corporation qui se donnent aux époques
remarquables de l'année; on dévora des mon-
tagnes de poisson , de viande et de giHer , on
avala des océans de liqueur de toute espèce ,
on fuma des milliers de pipes , et les plus ^ttes
plaisanteries furent honorées du rire le plus
bruyant et le plus unanime.
Je ne dois pas omettre de dire que Pierre Stuy-
vesant dut un de ses nombreux titres à cette &-
meuse victoire , car les honnêtes bourgeois furent
si transportés de ses exploits y qu'ils l'honorèrent
unanimement du nom de Pieter de Groodt^ ce
qui signifie Pierre-le-Grand, ou , comme le tra-
duisit le peuple de New- Amsterdam, Piet de Pig ,
nom qu'il conserva jusqu'à sa mort.
FIN DU LIVRE Vi.
LIVRE VII, CHAPITRE I. l'JQ
LIVRE VII.
CONTENANT LA TEOISIBME PARTIE DU REGNE DE PIERRE
FORTE-TÊTE. SES DIFFERENDS AVEC LA NATION BRITANNIQUE.
Dé€LIN ET FIN DE LA DOMINATION HOLLANDAISE,
CHAPITRE PREMIER.
Comment Pierre Stuyyesant soulagea le peuple souveraîo du far-
deau des affaires publiques. Diverses particularités de sa conduite
en temps de paix.
L'histoire de Pierre Stuyresant offre le ta-
bleau affligeant des soucis et des chagrins in-
séparables du gouvernement , et peut servir d'a-
vertissement à tous ceux qui ont l'ambition de
pîir venir à la souveraineté. Quoique couronné
par la victoire, enrichi de conquêtes et rentrant
en triomphe dans sa capitale , sa joie fut bientôt
troublée , en voyant les abus fâcheux qui s'étaient
12.
XHo HISTOIRE DE NEW-TORK.
introduits dans toutes les classes pendant le court
intervalle de son absence.
Le peuple, malheureusement pour son propre
bien , avait bu à longs traits dans la coupe en-
ivrante du pouvoir, pendant le regqe de William-
le-Bourru , et quoiqu'à l'avènement de Pierre
Stuyvesant il eût senti, avec cette intelligence
d'instinct qui appartient à la canaille comme à la
brute, que les rênes du gouvernement avaient
passé dans des mains plus fortes , il ne put pas ,
néanmoins , s'empêcher de s'agiter , de se tour-
menter, et de mordre son frein dans un silence
tant soit peu rétif.
Par une çtrun^e et iapLp^i\étf*ab^ j^talité , il
semble que ce soit la destinée de la plupart des
pays (et partie uUèrement celle de nos républi-
ques éclairées), d'être toujours gouvernés par les
hommes les moins habiles de la nation , de sorte
que vous y trouveriez à peine un individu qui
ne pût vous ^gnaler dHnnombrables erreurs dans
l-adminintration ,' et finalement vous ooiivainei'e
que s'ils eussent été à la tête d»s afMteèy les
choses eussent tourné mille fois mieux; N'est-il
pas étrange que la scienc^e^du gouvernement
semble générakment si bien aitendile, et soit
invarâébJemeof si mal pratiquée, éb que le talent
de' Législateur, répandu avec tant de pix)digalité
. . •/
hlYRE VU-, CHAPITRE J, I 8 I
sur tous les hommes, soit . nef uriisé pi^c^émÈË^t qu
seul à qui sa place le rjeudr^ât néees$aire l . ,
Il ai fut ainéi dans la c^irconstajoce à0Q% je peu4e ;
il n'y avait p;«s. un hom^ae , parmi les prétendais
politiques qui fourmillaient à Wew-Anistei)datai,
qui ne fût un oracle en i^atières, d'état ^ et. qui
n'eût pu diriger les afiàirés publiques incompa^-
blement mieux que Pierre Stuyyesant j mais le
yieun jgouvertteur était d'un caractère si fâcheux,
qu'il ne voulut jamais souffiir qu'aucun des ha-
biles conseillers dont il était entouré glissât son
avis sbr l'administration , et sauvât le pays de sa
perte.
A peine done fut-il pat^ti popr soti expédition
contre lès Suédois , que les anciennes factions du
règiie de Willi4m Kieft commencèrent à relever
li tête et à se rassembler en clubs politiques ppur
discuter sitr Vétat de la nation. Les bourgnei-
mesii^ess let leurs âmes damnées jouèrent un rôle
impprtaikt.ds^ oes réunio«i$. Ces nobles digni-
taires n'étaient j^lus le/s gras> dodu$ et tranquilles
magistrats qui pi^ésidaieiit dans le^ jours paisibles
de Woûtcr Van - T^vitter. Tout au contraire ,
élus BiQr^ fnir le peuple , ils formaient çn quelque
sorte uii puissant boulpvard entre, la populace et
radmâxiistration ; c'étaient de grands aspirans à la
popularité et de hàlrdis avocats des di^oits de la
1 8a 01S1\>IRE DE NEW-TORK.
canaille y ressemblant dans leur zèle désintéressé
aux tribuns braillards de l'ancienne Rome , ou à
ces vertueux patriotes des jours modernes nommés
avec emphase les amis du peuple!
II est étonnant combien , sous la tutèle de ces
profonds politiques , la canaille devint subitement
haHle en matières qui dépassaient son intelli-
gence. Savetiers , chaudronniers et tailleurs se
sentirent tout à coup inspirés comme ces religieux
idiots des temps d'illumination monastique ^ et ,
sans aucune expérience ou aucune étude préli-
minaire, furent soudainement capables de diriger
tous les mouvemens du gouvernement. Je ne
dois pas négliger de parler aussi d'un bon nombre
de vieux bourgeois à tête creuse qui , dans leur
en&nce , avaient fait partie de l'équipage de la
Goede-Vrouw, dans la traversée de Hollande
aux Manhattoes, et qui étaient regardés par tous
les gens éclairés comme des oracles in&ilUbles.
Supposer^qu'im homme qui avait aidé à découvrir
un pays ne sût pas comment on devmt le gouver-
ner était absurde à Texcès, et atutiit été jugé une
aussi grande hérésie que de mettre aujourd'hui
en questicm les talens politiques et l'infaillibiUté
universelle dé nos anciens héros dé 76, et de
douterjque celui^qui a combattu pour un gouver-
nement , quelque stupide qu'il pût être d'aiUeuw,
1
LIVRK VII, CHAPITRE I. 1 83
soit par cela seul capable d'y remplir toute espèce
d'emploi.
Mais comme Pierre Stuy vesant avait une sin-
gulière propension à gouverner son pays sans Tas*
sistance de ses sujets, il fut cruellement irrité
quand, à son retour, il vit la contenance factieuse
qu'ils avaient prise pendant son absence. Son
premier soin , donc , fut de rétablir l'ordre , en
abattant le pouvoir du peuple souverain.
En conséquence il épia une occasion Êivorable ;
et un beau soir,, lorsque la populace étak rassem-
blée pour écouter le discours patriotique d'un élo-
quent savetier , l'intrépide Kerre parut soudïiine-
meat au milieu d'elle avec un aspect qui aurait
suffi pour pétrifier les plus grands orateurs de l'anti-
quité. L'assemblée fut jetée dans la consternation.
L'orateur, comme frappé de paralysie au milieu
d'une de ses périodes les plus ronflantes , sentit
ses genoux se dérober sous lui , et i^esta les yeux
égarés et la bouche béante, dans une affreuse
agonie , pendant que les mots horreur ! tyrannie !
Uberté! droits! taxes! mort ! destruction! et milfe
autres exclamations patriotiques sortaient en mu-
gissemens de son gosier avant qu'il eût la force
de clore ses lèvres. Le rusé Pierre ne fit aucune
attention à la foule qui se cachait à son approche ,
mais s'avancant vers le misérable braillard , et ti~
1 84 HISTOIRE «E NEW-YORK.
raM une immense moiltre d'argent y qui poutait
jadis avoir servi d'horloge, et que ses deacèndans
conservent enoore aujourd'hui comme ané j^ièce
curieuse , il ordonna à l'orateur de la raccommo-
,der et de la &ire marcher. Celui ci confessa hum-
blement que cela était eiitiè^rement hors de son
pouvoir, puisqu'il ignorait en quoi consistait son
mécanisme. Bah, vraiment! dit Pierre-, allons
n'importe , essayez vos talens , mon garçon , vous
vQyez tous les ressorts et toutes les roues, et com-
bien il est aisé à la main la plus grossière de l'ar-
réter et de la mettre ea pièces j pourquoi ne serait-
il pas aussi facile de la régler que de l'arrêter ?
L'orateur déclara que son métier âait «ntière-
Qient afferent ; qu'il n'était qu'un pauvre save-
tier, et que de sa vie il n'avait touché une montre;
qu^ y avait là des hoikimes, habiles en horlogerie,
^ dont le m^er était de s'en occuper , âiais que
pour lui il ne poMrrfeiit que gâter l'ouvrage et le
démaintibuler entièrementi Ouàis! pbui^quoi donc ,
mon maître, s'é^via Pierre en se tournant vers
lui d'un air qui métamorphosa presque leràccom-
mo^eur de souliers w statue, pourquoi prétends-
rtu te mêler des mouveméns du gouvernement ,
dérégler j cprriger., rapetasser une machine fconi-
pliquée, dont 1^ principes soiit au-dessus de ta
capacité , iet les plus sirnples opérations trop dé-
UVAE VII, CHAPITRe 1. ]85
licates j^our toik inteUi^eace , quand tu ne peux
même fjfeis corriger le moindre dléfkut datas fou-
Yi^ge de tuëcaniqùe le plus ordinaire et dont tout
le mystère est accessible à tes yeux? sors d'ici , et
retourne, à ton cuir et à ton ligneul , emblèmes de
ta cervelle} rapetasse tes soulieils, et renfenne^toi
dans la vocation pour laquelle le ciel t'a crée ;
mais (ajouta-t-il d'une voix qui retentit aux
quatre coins de New-Amsterdam)., si jémais je
te rattrape ; toi ou tout auti'C de ttm espèce , vous
mêlant encore des affaires du gouvernement , pur
saibt Nibolas , je "vouis ferai écôrcher vife pour
faire des tambours de votre peau ^ de sbrte q ue
vous puissiez à l'avenir faire dû bruit pour Quelque
chose.
Cette menace et la terrible voix dont elle fut
pi ononcëe ^ firait tremblet de peur toute rassem-
blée. Les cheveux du nlalenconti'eux oràteuf se
dressèi^nt sur sa tête comme les soies de fibn co-
choh , et il n'y eut pas un delà i^hevafiei^ tte l'é^
lène où de la truelle dont -se formait sc^ audi
toire , qui tie sénttt son cœur dëfidllir et son
corps s'anàincir de manière à pouvoir s'échapper
par le tr^u d'une aiguille.
Mais quoique cette mesure eût produit l'effet
désiré en remettant le corps politique à sa place ,
elle compromettait cependant la popularité du
1 86 HISTOIRE OB NEW-TORK.
grand Pierre parmi ceux du peuple qui Élisaient
les capables ; ils l'accusèrent de nourrir des senii-
mens excessivement aristocratiques, et de pencher
beaucoup trop en fitveur des patriciens. Cette ac-
cusation y à la yéritë y ne paraissait pas dénuée de
fondement ; car il y avait dans son port quelque
chose de hautain qui rappelait fortement l'autorité
militaire , et sa toilette ne laissait pas que d'être
recherchée. Quand il n'était pas en uniforme , ses
yétemens étaient simples mais riches , et il était
particuhèrement cité pour l'élégance avec laquelle
était chaussée sa bonne jambe ( une des plus belles
du mcmde). Il y portait toujours un bas rouge et
un soulier à haut talon. Quoique ce fût un homme
très-simple dans ses manières , il j avait néan-
moins quelque chose en lui qui repoussait la fa-
miliarité grossière , tout en encourageant la fran-
chise et même la gaieté des relations sociales.
Il observait aussi quelque apparence de céré-
monie et d'étiquette de cour. Par exemple , il re-
cevait la classe commune des visiteurs , suivant la
coutume de nos ancêtres hollandais , sous le
stoop ( I ) , devant sa porte ; mais quand ils étaient
formellement admis dans son parloir , il exigeait
(i) Qu'il faut écrire stoeb : poi'che bâti ordinairement de-
vant les maisons hollandaise». Il y a des bancs de chaque cô(é.
LIVRE VII, CHAPITRE K 187
qu'ils s'y présentassent en linge blanc , avec des
chaussures à leurs pieds y et toujours le chapeau à
la main. Dans les occasions publiques, il ne se
montrait qu'en pompeux équipage ( car sa place
requérait réellement un peu d'apparat et de di-
gnité ), et il allait toujours à l'égUse dans un cha-
riot peint en jaune et dont les roues étaient rouges.
Tout cet étalage de grandeurs et de pi^étentieux
cérémonial causait un vif mécontentement chez
le peuple. Il avait été accoutumé à trouver un ac-
cès facile auprès de ses premiers gouverneurs , et
avait particuUèrement vécu dans les termes d'une
extreme familiarité avec William -le -Bourru. Il
su{^rtait donc très-impatiemment ces hautaines
précautions , qui décourageaient ses dispositions
usurpatrices. Mais Pierre Stuy vesant voyait les
choses à sa manière y et était un ferme soutien de
la dignité des places.
Il soutenait toujours que le gouvernement le
moins populaire était justement celui où le peuple
se mêle le plus déjuger et de critiquer j et que ceux
qui crient le plus contre le cérémonial de cour et la
froide réserve des hommes en place , mépriseraient
bientôt des che& parmi lesquels ils se trouveraient
avoir eux-mêmes quelque importance. C'est du
moins ce qui était arrivé lors de l'administration
de William - le - Bourru , qui , porté à se rendre
1 88 HISTOIRE DE NEW-TORK.
popubire, écoàitait les ayis de tous^ souf&ait.que
chacun fût admis à toute heure en ^ sa présence ,
et traitait, en un mot , tous les hominies comme
ses égaux. En consequence chaque intri^nt et
chaque politique de cabaret pouvait se mesurer
moralement a ved lui , et découvrir noh-seuleinént
la véritable dimension de sa personne , msas celle
de son esprit. Et quel est le grand homme qui peut
impunément se laisser ainsi scruter ?. c'est, au
mystère dont s'enveloppent les grands qu'ils doi-
vent une moitié de leur grandeur. Nous isommes
toujours disposés à élever dans notre pèlisée ceux
que notre examen ne peut atteindre. II. existe
égaletnent une sorte de respect superstititeiix pour
le pouvcHr, qui nous pousse à exagérer le mérite et
les talens des gens puissans^ à supposer qu'ils doi-
vent- être fiiits différemment que. les autres
hommes ; et, à vrai dire, la foi n'e^ paSs môtn&né-
'Cessaiise .en pohtique qu'^i religion^ Jtt est fort
important sans doute qu'un . pays sent gouverné
par des hommes sages. Mais il ne l'est guà:*e moins
que le peuple croie à leur sagesse ., car cette
croyance seule peut produire la subordination
volontaire.
Pour conserver donc cette désirablcr eoiifiance
en ses chefs , le peuple ne devrait être adniMi à
vcâr leur auguste personne que le moins ^ssible.
BIVRE VII, CHAPITRE I. 189
Celui qui obtient Fenit-ée des cabinets découTre
bientôt par quelle sottise est gouverné le monde :
it^découv re qu'il y a du charlatanisme en légis-
lalion comme en toute autre chose.; que mainte
mesure regardée par la multitude comme le pro^
duit d'une haute sagesse , et d'une profonde déli>
bératkm. est tout simplement l'effet du hasard,
ou peut-être l'essai d'une tête sans cervelle. Il
Toit enfin que les chefis sont sujets aux caprices
et aux. erreurs aiissi-bien que les auti^ hommes ,
et qu'ils ne. sont pas , après tout , si étonnainment
sdpérièups à leuis subordonnés qu'il l'avait d'abord
imaginé, puisque même ses propres opinions ont
éké de quelque poids à leurs yeux ; ainsi la crainte
respectueuse dégénère en assurance , l'assurance
«mènç la femiliarité, et la feimiliârité produit le
mépris. Pierre Stuyvesant, au contraire, eop se
conduisant' avec hauteur et dignité, obtint tou-
joLii^s le plus grand respect. Comme il ne donnait
jaijpais de raisons pour rien de ce qu'il fkisaît , le
pubUc lui en prêtait toujours d'excellentes ; chacun
de ses mouvemens; quelque inmgnifiant qu'il fût
êii lui-même , était supposé la suite d'un calcul ,
' et il n'était pas jusqu'à son bas rouée qiii n'inspirât
quelque vénération , par cela seul q^'il ne ressem-
hbît ppint c^ux bas des autres 1pi,qmme,<;.
Nous pouvons reporter à ces temps la naisi-
I go HISTOIRE DE NEW-YORK.
sance de l'orgueil de famille et celle des distinc*
lions aristocratiques (i), et je oe puis en vérité
m'empécher de jeter en arrière un r^ard de
respect sur l'origine de ces puissantes fiimilles
hollandaises dont l'arbre généalogique a poussé de
si vigoureuses racines, et dont les branches se sont
étendues si fastueusement dans notre pays. Le
sang qui a coulé sans souillure , au travers d'une
suite de générations fortes et vertueuses depuis
les siècles des patriarches de Communipaw , doit
certainement être pur et noble ; et , s'il en est
ainsi , les Yan-Rensellaers , les Van-Zandtz , les
Yan-Hornes , les Rutgers , les Bensons , les Brin-
kerhoffs, les Shermerhornes , et tous les vrais
descendans des anciens Pavoniens sont alors la
seule noblesse légitime et les véritables seigneurs
du pays.
J'ai été amené à mentionner ainsi particulière-
ment les droits authentiques qu'ont nos véritables
familles hollandaises à la noblesse, parce que j'ai
(i) Dans uo ouvrage publié plusieurs années après cette
époque ( en 1701 , par C. W. A. M. ), il est dit que Fré-
déric Phillipse passait pour le plus riche mjnhèr de New-
York, qu'il avait des tonnes pleines de monnaie indienne
ou wampuna, et qu'il avait un fils et une fille qui, suivant
la coutume hollandaise, partageraient également dette
fortune.
LIVRE VII, CHAPITRE I. igl
remarqué avec beaucoup d'humeur et de chagrin ,
qu'elles avaient en quelque sorte été rejetées de
côté, dans des temps plus récens, par des usur-
pateurs étrangers. 11 est réellement étonnant de
voir combien il y a , depuis peu d'années , de ces
gi*andes familles qui , poussées comme des cham-
pignons, ne s'en targuent pas moins de leurs aïeux.
Ainsi , tel qui peut seulement avouer son père se
donne déjà de l'importance , celui qui peut parler
de son grand-père sans embarras affecte encore
plus d'orgueil, mais quiconque peut remonter
sans rougir jusqu'à son bisaïeul est intolérable dans
ses prétentions à être 61s des famille. Quel spec-
tacle , bon Dieu ! qu'ua débat entre ces mousse-
rons d'une heure et ces mousserons d'un jour !
Mais je ne voudrais pas que mon lecteur ima-
ginât , d'après ce que j'ai raconté dans la première
partie de ce chapitre , que le grand Pierre fftt un
gouverneur tyrannique conduisant ses sujets avec
une verge de fer. Bien au contraire , toutes les
fois que la dignité et l'autorité n'étaient pas com-
promises , il était plein de générosité et de condes-
cendance. Le fidt est qu'il croyait (dussent les ré-
pubUcains plus éclairés qui me liront n'y voir
qu'une preuve de son esprit ignare et illibéral ) ,
il croyait de la meilleure foi du monde qu'en em-
pêchant qu'aucun ingrédient politique ne se glis-
ig2 HISTOIRE DE NKW-FORK.
sàt, pour la troubler , dans la coupe de la vie
sociale, ses gouycrnés y puiseraient plus abon-
damment la trs^nquillitë et le bonheur , et qu'en
détachant leurs esprits de choses qu'ils ne pou-
vaient comprendre , et qui ne tendaiept qu'à en-
flauamer leurs passions , il en ferait des citoyens
plus utiles, plus soigneux du bien-être de leurs
familles, et par conséquent plus capables de l'opé-
rer par le travail , la bonne foi et l'ipdustrie.
Loin d'être d'une austérité déraisonnable , il se
plai^fdf à voir se réjouir l'homme pflmvre et laho-
n0(is. y ^ussi encourageait-il de tout son pouvoir
toute pspèce de fêtes et de divertissement publics.
Ce fut sous son règne que s'introduisit , pour la
preptiière fois , l'usage de casser de^ oeu& à Pâques.
L«e prçmiçr jour de l'an était s^ussi fêté }u$qu'à
la iblie, il sf annonçait au son des cloches, $^u bruit
des ^lyes . de fu^iils ; cloaque mfiispq dey toait un
tçmpl^ ^ Baçchu^ , des tqrreps d'^î^Urdervie et dç
djdrç dejK)rdaijBnt ^ cette op^sipu , ftt il n'y avait
p^ ui]\ çfi^uyre diable d^u? la yiUe quin^ $efît
un devoir de se griser par principe d^ purç éco-
nomie , s'entopuant danis l'estomac asse^. de li-
queur en un jour pour pouvoir s'en pass^er pen-
dant ^ mois.
C'était uue cbose attendii^sfmte aussi que dç
vpir |e v£|illant Pierre assis , le samedi au soir , au
LIVRE VU, CHAPITRE I. igS
milieu des vieux bourgeois et de leurs femmes
sous les grands arbres qui ombrageaient la bat-
terie , et regardant danser les jeunes garçons et les
jeunes filles sur le gazon. C'était là qu'il fumait sa
pipe 9 lançait sa pointe , et oubliait les pénibles
travaux de la guerre dans les doux et calmes
plaisirs de la paix. Parfois il accordait un signe
d'approbation à ceux des jeunes garçons qui mon-
traient le plus d'adresse et de force dans leurs
jeux y et de temps en temps il donnait un baiser
bruyant (mais en tout bien et tout honneur)
à l'intrépide danseuse qui avait fait tomber ses
rivales de fatigue , ce qu'il considérait comme ime
preuve in&illible de talent et de supériorité. Une
fois, il est vrai, l'harmonie de l'assemblée fut
un peu interrompue. Une jeune fenome célèbre
dans le beau monde , et qui , récemment arrivée
de Hollande, dirigeait tout naturellement la mode
à New- Amsterdam , parut un jour, n'ayant sur
elle quune demi-douzaine de jupons, et encore
étaient-ils d'une exiguité tout-à-fait alarmante ;
d'abord un chuchotement universel courut dans
toute l'assemblée , les vieilles femmes se sentaient
choquées à l'excès ; les jeunes rougissaient, et souf-
fraient horriblement pour hi paui^re creature, et
l'on remarquait que le gouverneur lui-même était
un peu troublé, quand, pour mettre le comble
ir. i3
ig4 HISTOIRE DE NEW- YORK.
à la surpiise de ces bonnes gens , la jeune danseuse
entreprit de déciire, dans une gigue, quelques
singulières figures d'algèbre qu'elle avait apprises
d'un maître à danser à Rotterdam. Soit que la
rapidité de ses mouvemens l'eût trop animée ,
soit que quelque impertinent zéphir eût pris la
liberté de se mettre de la partie , toujours est-il
qu'au beau milieu d'une grande pirouette qui au-
rait fiiit honneur à l'un de nos bals modernes,
elle s'ofirit tout à coup sous un aspect tellement
inattendu, que l'assemblée entière resta stupé&ite
d'admiration. Quelques membres, même des plus
graves, neiaissèrent pas d'en être vivement émus;
mais le bon Pierre, qui était un homme d'une
modestie sans égale , en fut cruellement scanda-
lisé.
La mode des vêtemiens courts , qui s'était tou-
jours prolongée depuis le règne de WilUam-le-
BouiTu , offensait depuis long-temps les yeux de
notre digne gouverneur , et malgré son aversion
pour se ttiêler des cotillons des dames , il recom-
manda* qu'elles y portassent toutes de grands &1-
balas ; il ordonna également que les danseuses et
même les danseurs se bornassent au balancé et au
rigodon , et défendit qu'à l'avenir aucune jeune
fille, sous peine d'encourir son déj^aisir , s'avisât
de ce qu'on appelait déployer des graces.
LIVRE VII, CHAPITRE 1. 196
Ces restrictions étaient les seules qu'il eût ja-
mais imposées, aux femmes, et elles les considérè-
rent comme une oppression tyrannique à laquelle
elles résistèrent avec cette e timable force de
caractère que le beau sexe montre toujours quand
on veut envahir ses droits. Pierre Stuy vesant vit
clairement , en effet , que s'il essayait de pousser
la chose un peu loin , il serait à craindre qu'elles
ne voulussent plus porter de jupons du tout ; aussi,
en homme sage et qui connaît les femmes , il se
tint tranquille, et les laissa depuis porter leurs ju-
pons aussi courts et sauter aussi haut qu'elles en
eurent la fantaisie.
%'»'^V^^%'«M>«.>/«'%^«/»^'%'«%>^%^V«i«^'«.^%.'V««>'lb.'^^^/»>«.<%^«/»i>«/^«/^'^«.^^>»«.-»'^k^'m«/«.^i«/»'^
CHAPITRE II.
Où Ton Yoit à quel point Pierre Stuyyesant fut moleste' par les
troupes indiscîpline'cs de PEst et par les gëans de Merry-Land.
Comment le cabinet britannique conduisit une horrible conspi-
ration contre la prospérité' des Manhattoes.
Nous touchons, mon cher lecteur, à la ciise
de notre ouvrage , et , si mes pressentimens ne
me trompent pas , nous aurons bien de la besogn e
a expédier dans les chapitres suivans.
i3.
196 HISTOIRE DE NEW-YORK.
11 en est de quelques républiques comme de
certains brouillons qui ont une étonnante facilité
à fidre naître des embarras ; et j'ai toujours re-
marqué que ceux-là sont le plus sujets à s'y mettre
qui ont le moins de talent pour en sortir. On doit
indubitablement attribuer cet inconvénient à l'ex-
cessive valeur de ces états , car j'ai également re-
marqué que cette surabondante et infatigable acti-
vité n'est jamais plus désordonnée que quand elle
est renfermée dans des limites étroites, ce qui
explique pourquoi elle s'exhale avec tant de force
chez les petits états , les petits hommes , et plus
paiiiculièrement les petites femmes. • . laides.
Ainsi quand on songe que la province des
Manhattoes, quoique d'une prodigieuse importance
aux yeux de ses habitans et de son historien y en
avait réellement très -peu à ceux du reste du
monde , que ses richesses et ses dépouilles n^of-
fraient qu'une bien petite récompense à ceux qui
prenaient la peine de l'assaillir , et qu'elle n'avait
rien à espérer en se jetant étourdiment dans la
guerre , sinon d'être étrillée d'importance ; en
pesant toutes ces raisons , dis-je , on désespére-
rait complètement de trouver dans son histoire
ni batailles , ni effusion de sang , ni aucune
autre de ces calamités qui donnent de l'impor-
tance à une nation , et de l'amusement à celui
LIVRE VII, CHAPITRE II. 1 97
qui lit ses annales; mais nous j trouvons au
contraire que cette province est si vaillante, qu'elle
s'est déjà attire une armée d'ennemis , qu'elle a
reçu autant de coups qu'il eu faudrait pour satis-
faire l'ambition de la nation la plus guerrière ,
et qu'au milieu de sa douleur calme et résignée ,
c'est le pauvre petit pays le plus abandonné , le
plus malheureux , et le plus ruiné qui se puisse
imaginer, ce que la Providence a charitablement
ordonné , sans doute , pour ajouter à l'intérêt et à
la subUmité de cette pathétique histoire.
Mais je m'abstiens d'entrer dans les détails des
afIUgeans maraudages et des vexations qui conti-
nuèrent, long-temps après la victoire de Dela-
ware , à outrager la dignité et à troubler le repos
des habitans des nouveaux Pays Bas. 11 suffira de
dire en peu de mots que l'implacable animosité des
peuples de l'est , qui avait été si miraculeusement
étouffée, comme mon lecteur doit se le rappeler,
par le pouvoir de la sorcellerie et les dissensions du
conseil amphictionnique , éclata alors de nouveau
en mille abominables pirateries sur les frontières.
Il se passait à peine un mois sans qu^e les éta-
blissemens hollandais hmitrophes fussent alarmés
par l'apparition soudaine d'une armée d'invasion
du Connecticut , qui s'avançait hardiment au tra-
vers du pays, comme une caravane du désert,.
J go HISTOIRE DE NEW- YORK.
les femmes et les enfans montés sur des char-
rettes chargëes de pots et de chaudrons , comme
s'ils eussent voulu faire bouillir vivans les hon-
nêtes Hollandais, et les dévorer comme autant
de homards. A la suite défilaient en troupe de
grands efflanqués de bandits avec la jnoche sur
l'épaule et le sac sur le dos*, déterminés à fiiire le
bien du pays en dépit de ses propriétaires. Ces
envahisseurs auraient bientôt, en s'y établissant ,
délogé et poussé les infortunés Néerlandais hors
de ces riches et fertiles vallées, dans lesquelles
nos bons compati iotes sont si connus pour savoir
faire leur nid ; car il est notoire que , partout où
les rusés hommes de l'est gagnent un pied, les
honnêtes Hollandais le perdent et disparaissent
gi^aduellement , se retirant lentement comme les
Indiens devant les blancs, totalement vaincus par
Fhumeur bavarde, troqueuse et mercantile de
leurs nouveaux voisins.
Ces audacieuses violations du territoire de leurs
hautes puissances étaient accompagnées, comme
on l'a déjà insinué , de mauvais traitemens , de
(•oups et de pillages qui auraient indubitablement
poussé le vaillant Pierre à se venger des cou-
pables par un prompt châtiment, si, dans ce
temps-là même , il n'eût pas.été tourmenté par les
affligeantes nouvelles qu'il reçut de Mynheer Beck'
LIVRE VII, CHAP1TR£ «. I99
man , qui commandail alors les- temlK;^ii?es Je la
rivière du sud.
Ces turbulens Suédois , à qui on avait si gra«
cieusement permis de rester aux eaviroAS d^ lai
Delaware ,. conuaeDcaient; déjà à donoer des signes
de mutinerie et de mécontentement ; et , ce qui
était plus Ëicheux encore, un nommé Fondai
réclama péremptoirement le territoire entier,
comme la légitime propriété de lord Baltimoi^.
Ge Feudal était un capitaine qui avait le comman-
dement suprême de la colonie de Mar y-Land, ou,
comme on l'appelait autrefois, Merry-Land, nom
qu'elle devait à ses habitans qui , faute d'avoir de-
vant les yeux la crainte du Seigneur, passaient
leur vie à se divertir et à sf enivrer avec de l'eau-
de-vie de cidre. Ce £in&ron de Feudal était si
hostile dans- ses procédés , qu'il menaçait , à moins
qu'on ne cédât de suite à sa demande , de mar-
cher incontinent à la tête d'une force imposante
des. turbulens soldats de Merry-Land et d'une
grande et puissante troupe de géans qui infes-
taient les bords delà Susquehanna (i) , pour dé-
(1) Nous trouvons des récits curieux et merveilleux de
ce péu|^ extraordiaaire ( sass aucun doute les ancêtres
desSiaijr-Lftndaisde nos jours) fkits par Blaster Hark>t dans
son histoire totéressante. « Les Susqueaahanocks, dit-il'
aOO HISTOIRE DE WEW-TORK.
vaster et dépeupler tout le pays appelé rivière
du sud.
Cela prouve clairement que cette femeuse co-
lonie , comme toutes les grandes acquisitions de
territoire y causa bientôt un plus grand tort au
conquérant que sa perte n'en avait causé au peuple
conquis , et qu'elle fut pour lui une plus grande
source de malheurs et d'inquiétudes que toutes
les provinces de la Nouvelle-Hollande ensemble.
C'est ainsi que la Providence ordonne sagement
qu'un malhem* en balance un autre ; le conqué-
rant qui enlève la propriété de son voisin , qui
ruine une nation, et qui désole un pays, doit,
tout en acquérant une augmentation de pouvoir
et une gloire immortelle , attirer sur lui une pu-
nition inévitable, il se donne un sujet continuel
de tourment 3 il incorpore dans son domaine , sain
sont un peuple de géans, extraordinaires en taille , en
manières 5 et en habillemens : leur yoix résonne comme
si elle Tenait d'une cave ; leurs pipes sont de près d'une
aune de long, sculptées en forme d*oiseau, d'ours , ou
autre figure, et suffisantes pour briser la cervelle d'un che-
val (et combien ne voyons-nous pas , chez nous^ de cer-
velles d*ânes; ou plutôt de cervelles d'hommes enfumées
par des pipes d'une moindre dimension). Le mollet d'une
de leurs jambes mesurait les trois quarts d'une aune envi-
ron, les autres membres étaient en proportion.
UVRE VII, GHAPITâHE II. UOI
naguère, une partie faible et chancelante, un
membre malade et corrompu , si je puis m'expri-
mer ainsi , qui devient une inépuisable source de
trahisons et de haines internes, en même temps
que d'altercations et d'hostiUtés au dehors. Heu-
reuse Ja nation qui, compacte, unie, fidèle dans
toutes ses parties, et concentrée dans sa force, ne
cherche point à acquérir follement un territoire
inutile et ingouvernable ; qui, se contentant d'être
heureuse et prospère , n'a pas l'ambition de de-
venir grande. Elle ressemble à un homme bien
organisé , sain de corps et plein de vigueur, dont
aucun vêtement superflu n'entrave les mouve*
mens ou ne gêne la ferme attitude ; mais la nation
insatiable d'agrandissement , dont les domaines
sont dispersés, désunis et &iblement organisa.^
peut être comparée au sot avare , s'agitant convul-
sivement sur des monceaux d'or trop exposés de
toutes parts aux attaques pour qu'il puisse entiè-
rement les couvrir ni les défendre.
Au moment où il reçut ces alarmantes nou-
velles de la rivière du sud , le grand Pierre était
sérieusement occupé à réprimer certaines sédi-
tions des Indiens , qui avaient éclaté vers l'Eso-
puS) et il songeait surtout aux moyens de secourir
ses frontières orientales sur le Connecticut. Il fit
dire à Mynheer Beckman, cependant, de ne point
a02 HISTOIRE DE NEW-YORK.
se décourager, de maintenir une actiye vigilance,
et de lui £iire savoir si les choses prenaient un
aspect plus menaçant , parce qu'alors il irait de
suite , avec ses guerriers de l'Hudsou y rabattre la
joie de ces Merry-Landais ; car il desirait passion-
nément de se mesurer avec une douzaine de ces
géans, n'en ayant jamais combattu un seul dans
sa vie, à moins que nous ne puissions appeler
géant le vigoureux Risingh ; mais c'était à peine
un grand homme.
Rien de plus cependant , ne vint troubler la
tranquillité de mynheer Beckman et de sa colo-
nie. Feudal et ses garnemens restèrent chez eux à
se gorger de lard , de gâteaux et de cidre , passant
leur temps en courses de chevaux et en combats
de coqs, jeux pour lesquels ils étaient très-renom-
més. Pierre Stuy vesant fut enchanté d'aj^rendre
ces détails , car, malgré 9on désir de* mesurer ses
armes avec ces monstrueux habitans de la Susque-
h&.iua, il sentait néanmoins qu'il avak déjà à sa
porte autant d'ouvrage qu'il en pouvait fisiire. Il
poasaît peu , la digne ame , que ce calme an midi
n'était que le prélude trompeur du terriWe orage
qui couvait et qui devait bientôt éclater, pour l'é-
craser, dans la trop confiante cité de New- Ams-
terdam.
Toujours est -il que pendant que cet excellent
LIVRE VII, CHAPITRE II. ao3
gouverneur donnait des lois à son petit sénat , et
que non-seulement il en donnait de nouvelles,
mais d^ plus faisait exécuter les anciennes , pen-
dant qu'il parcourait sa province cfeérie-, s'arrê-
ta nt de place en place pour apaiser les troubles
qui s'élevaient d'un coté lorsqu'il était occupé d'un
autre, daïis ce moment même, dis-je, un noir
et horrible complot se formait contre lui, et
mûrissait dans cette pépinière de projets mons-
trueux connue sous le nom de cabipet britan-
nique. La nonvelle ée ses exploits sur la Delaware
avait , suivant un sage et ancien historien de JNew-
Amsterciam, causé beaucoup d'étonnemeiit et de
rumeul' dans les cours européennes ; et le même
écrivain profond nous assure que le cabinet bri-
tannique commença à concevoir beaucoup de ja-
* Jousie et d'inquiétude de l'augmentation de pou-
voir des Manhattoes, et de la valeur de leur
formidable armée.
Des agens ^ dit le même historien , f urast en-
voyés par le conseil amphictionnique de l'est pour
implorer l'assistance du gouvernement anglais
contre la puissante province qu'il voulait subju-
guer. Lord Sterling aussi , réclamait son droit sur
Long^skind, pendant que lord Baltimore, dont
l'agent, comme on l'a déjà dit, avait excessive-
ment alarmé mynheer Beckman , faisait valoir les
204 HISTOIRE DE HEW-TOBK.
siens, devant le cabinet anglais, aux terres de la
livièredu Sud, qui, disait-il, lui étaient injuste-
ment enlevées par ces hardis usurpateurs des nou-
veaux Pays-Bas.
Ainsi , le malheureux empire des Manhattoes
était exposé au danger eminent d'éprouver le sort
de la Pologne , et d'être déchiré en pièces et par-
tagé entre ses sauvages voisins. Mais tandis que ces
puissances rapaces aiguisaient leurs dents et n'at-
tendaient que le signal pour toi^aber sur l'excellent
petit empire hollandais et le dévorer , le fier Uon
qui siégeait comme arbitre mit à la fois toutes les
parties d'accord en étendant sa propre griffe sur le
butin y car on nous dit que sa majesté Charles II ,
pour s'épargner l'embarras d'accommoder ces pré-
tentions diverses , fit présent à son frère le duc
d'York d'une vaste étendue de pays comprenant
la province des nouveaux Pays-Bas , dans l'Amé-
rique septentrionale^ donation vraiment ix)yale,
puisque nul autre que de grands monarques n'a le
droit de donner ce qui ne lui appartient pas.
Pour que ce don généreux ne demeurât pas
simplement nominal, sa majesté ordonna, le
la mars i664, l'armement immédiat d'une flotte
qui devait envahir par terre et par mer la cité de
New- Amsterdam, et mettre son frère en posses-
sion complète des terres qui en dépendaient.
LIVRE VII, GHAPITAE II. 2o5
Pendant que les affaires de la Nouvelle-Hollande
sont dans cette situation critique, les honnêtes
bourgeois , loin de songer au danger que courent
leurs intérêts , fument tranquillement leurs pipes
et ne pensent à rien du tout. Le conseil privé dgi
pays ronfle au grand complet , pendant que l'actif
Pierre , qui prend sur lui seul la peine de penser
et d'agir, cherche à imaginer quelque moyen de
mettre le grand conseil des ainphictions à la raison.
Cependant le sombre nuage qui menace à lliori •
zon , gix>ndera bientôt aux oreilles des Néerlandais
assoupis , et mettra à l'épreuve le courage de leur
vaillant gouverneur.
Mais arrive qui pourra , je jure ici ma parole,
que , soit dans les danger de la guerre , soit dans
les difficultés de la politique , il déploiera encore le
ferme courage et l'honneur sans tache d'un noble
et déterminé champion. En avant, donc! A la
charge ! Brillez, étoiles propices, sur la célèbre cité
des Manhattoes ; et que le bienheureux saint Ni-
colas soit avec toi , brave Pierre Stuy vesant !
aoG HISTOIRE DE NEW-TORK.
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CHAPITRE III.
De rexpcdition de Pierre Stiiyvcsant dans le pays de TEst , où
Ton verra que, tout vieil oÎAeau quUl était, il ne connaissait pas
le piège.
Les grandes nations ressemblent aux grands
hommes, dans cette particularité qu'on connaît
rarement leur puissance avant qu'elles tombent
dans le malheur ; Padveisitë a doue été sagement
appelée l'épreuve de la grandeur véritable, qui,
comme l'or, ne peut être estimée à sa juste valeur
que quand elle a passé par le creuset. Ainsi , plus
une nation, une province, ou un individu (doué
de la qualité que l'on nomme graadeurj) est exposé
au péril et comme cerné par le malheiM*, plus il
s'élève aux yeux des autres , et , alor5 mem^ qu'il
succombe, semblable à une m^ispn en feu^ il
brille encore d'un plus grand éclat qu'aux plus
beaux jours de sa vie.
Le vaste empire de la Chine , quoique regor-
geant de population , s'abreuvant des richesses des
autres nations et les concentrant en lui seul , a
végété dans l'assoupissement pendant une suite de
LIVRE Vir, CHAPITRK Jll. 2O7
siècles , et, si ce n'était ses révolutions internes et
le renversement de son ancien gouvernement par
les Tartares , son histoire n'aurait rien offert que
les insigniiians détails d'une prospérité monotone.
Pompeïa et Herculanum seraient peut-être ou^
bliées comme tant d'autres cités contemporaines ,
si leur bonheur n'eût pas voulu qu'elles fussent
éci^asées et détruites par un vcdcan. La célèbre
ville de Troie n'a acquis de renommée que pai*
ses dix années de malheur et Tiiicendie qui les a
couronnées. Paris a vu croître son importance par
les révoltes et les massacres dont le pouvoir de
l'illustre Napoléon fut le terme; et la puissante
ville de Londres , elle-même , serait presque in-
aperçue dans les annales du temps , sans sa peste ,
son vaste incendie et le complot des poudres de
Guy Faux ; ainsi les villes et les empires semblent
d'abord ramper, s'étendre et s'accroître dans une
silencieuse obscurité, jusqu'à ce qu'enfin ils écla-
tent comme la foudre ou le malheur, et arrachent,
pour ainsi. dire , à cette explosion même leur im-
mortalité.^
Le principe que je viens d'établir .étant admis ,
le lecteur verra clairement que la ville de New-
Amsterdam et les provinces qui en dépendent
sont sur la grande route de l'illustration et de]^a
célébrité. Les^angers et les hostiUtés menacent de
ao8 HISTOIRE DE NEW-TORK.
tous côtés , et on ne saurait trop s'étonner de voir
jusqu'à quel point un aussi petit état a pu , en
aussi peu de temps, s'empêtrer dans un aussi
grand nombre de difficultés. Depuis la prise du
fort de Bonne-Espérance, aux jours tranquilles de
Wouter-Van-Twiller, l'importance historique du
pays s'est toujours augmentée progressivement^ et
il n'aurait jamais pu trouver un chef plus propre
à le conduire au faîte de la grandeur, que Pierre
Stuyvesant.
Le cœur bouillant de ce vieux guerrier à
tête de fer, renfermait les cinq espèces de courage
décrites par Aristote , et quand même ce philo-
sophe en eût cité cinq autres par-dessus le mar-
ché , je crois véiîtablement que mon héros les eût
possédées toutes. On doit seulement déplorer qu'il
manquât de cette estimable portion du vrai cou-
rage , que l'on nomme prudence , vertu d'une na-
ture froide qui n'aurait pas pu exister sous la zone
brûlante de son ame de feu. De là l'empressement
avec lequel il se précipitait sans cesse dans ces en-
treprises extraordinaires qui font ressembler sou
histoire à un roman de chevalerie, de là le projet
qu'il conçut alors , et qui était digne du héros de
la Manche lui même.
Ce projet n'était rien moins que de se rendre ,
en personne , au grand conseil des amphictions ,
LIVRE VII, CHAPITRE III. aOq
tenant une épée d'une main et une branche d'oli-
vier de l'autre , de demander une prompte répa-
ration pour leurs innombrables infractions au
traité que dans un moment malheureux il avait
conclu pour mettre un terme aux maraudages
répétés sur les frontières orientales , et , s'ils s'y
refusaient , de jeter le gant et d'en appeler aux
armes pour satisfaction.
Quand il déclara cette résolution au conseil
privé, ses vénérables membres furent saisis d'éton-
nement , et s'aventurèrent , pour la première fois
de leur vie , à foire des remontrances , mettant en
avant la témérité d'exposer sa personne sacrée au
milieu d'un peuple étranger et barbare , et mille
autres raisons plus importantes les unes que les
•autres, et qui eurent à peu près autant d'influence
sur la détermination du résolu Pierre , qu'en au-
rait un soufflet crevé sur la girouette rouillée qu'il
s'efforcerait de faire tourner.
Sommant donc son fidèleserviteur Van - Corlear
de paraître en sa présence , il lui ordonna de se te-
nir prêt à raccompagner le matin suivant dans son
entreprise hasardeuse. Anthony le trompette était
alors un peu avancé en âge , cependant à force de
s'entretenir en bonne humeur, et n'ayant jamais
connu ni souci, ni chagrin , puisqu'il n'avait ja-
mais été marié, c'était encore un luron frais,
II. i4
aiO HISTOIRE DE NEW-TOAK.
dispos, gaillai^, et d'une grande capacité de corps,
ce qu'on doit attribuer à la joyeuse vie qu'il, avait
menée dans ses domaines du Hook, que Pi^re
Stuy vesant lui avait donnés en récompense de sa
bravoure au fort Casimir.
Quoi qu'il en soit , lien ne pouvait faire plus de
plaisir à Anthony que cet ordre du grand Pierre j
d'abord il aurait suivi le vieux et vaillant gouver-
neur au bout du monde avec am^our" et fidélité ;
mais, en outre, U se i^ppelait encore les danses,
les jeux et autres douces folies du pays de l'esté
et il conservait un délicieux souvenir de maintes
bonnes et joyeuses filles qu'il désirait vivement
de rencontrer encore.
Ainsi donc ce modèle de courage , Kerre Stuy-
vesant, partit sans aucune autre suite que son.
trompette , pour une des plus périlleuses entre-
prises qui aient jamais été inscrites dans les an-
nales de la chevalerie. Qu'un seul guerrier s'aven-
turât ouvertement au milieu de toute une nation
d'ennemis , mais surtout qu'un simjde , droit et
franc Holl^nd^is songeât à négocier avec le conseil
entier de la Nouvelle-Angleterre ! connut-on ja^-
mais une entreprise plus désespérée? Depuis, que
j'ai commencé l'histoire de ce capitaine inconipa-
rable, quoique incomiu jusqu'à présent, il m'a tenu
daiis un état continuel d'agitation et d'anxiété par
LIVRE Vil, GHÂPITRK ni. 211
les fatigues et les dangers qu'il affronte coïistam-
ment. Ah! que ne suis-je encoie au milieu d'un
des chapitres du règne tranquille de Wouter-Van
Twiller, je pouixais m'y reposer comme sur un lit
de plumes !
N'est-ce pas assez , Pierre Stuy vesant , que je
t'aie déjà sauvé une fois des machinations de ces
amphictions maudits en amenant à ton aide les
puissances de la sorcellerie ? N'est<5e pas assez que
je t'aie suivi avec l'intrépidité d'un ange gardien
au milieu de l'horrible combat du fort Christiana?
que j'aie incessamment été réduit aux derniers ex-
pédiens pour te conserver sain et sauf; tantôt pa*
rant avec ma seule plume la pluie de lâches coups
qui tombent sur ton arrière-train , tantôt te pré-
servant du trait mortel en te faisant un bouclier
d'une ample boîte à tabac, tantôt revêtant de dià;^
mant ton crâne intrépide , quand ton dur castotl
lui-même • faillit décéder au sabre du yigoureux
Risingh ; et té feisant enfin sortir, non-seulement
vivant, mais triomjphant^des griffes^ d« gigante$qué
Suédois au moyen désespéré d'une mauvaise
cruche de grès? N'en est-ce donc pasassez, etfaut-H
que tu ailles encore te plonger dans de nouvelles
difficultés , et hasarder dans des entreprises téni^
raires , toi , ton trompette et ton hist^ieh !
Cependant l'aui^ore au teint vermeil ouvre 1^
14.
al 2 HISTOIRE DE NKW-YORK.
rideaux noirs de la nuit , et Phébus aux blonds
cheveux s'élance de sa couche , honteux de s'être
laisse surprendre si tard entre les bras de ïhétis;
il attelle en grondant ses coursiers aux pieds de
feu , les excite et les pousse dans le firmament
avec l'humeur d'un cocher paresseux qui a perdu
une demi-heure de son temps. Contemplez , cher
lecteur, cet enfant de la gloire et de la renommée,
Pierre-Forte- Tête , monté sur un maigre cour-
sier, dont la quelle est taillée en houssine , élégam-
ment habillé en grand uniforme , et balançant sur
sa cuisse cette fidèle épée à poignée de cuivre , qui
a accompU tant de faits effrayans sur les bords de
la Delaware.
Voyez immédiatement après lui son valeu-
reux trompette, Van-Corlear, monté sur une ju-
ment poussive, à l'œil vairon, sa bouteille de
grès , la même qui a renversé le vigoureux Ri-
singh , suspendue sous son bras , sa trompette dans
la main diH)ite, déployant orgueilleusement la
somptueuse banderole qui la décore , et sur la-
quelle est brodé le grand castor des Manhattoes.
Voyezrles sortir fièrement des portes de la ville,
comn^e un ancien héros revêtu de fer et son
fidèle, écuyer , la populace les accompagnant des
yeux, et Êdsant retentir l'air de cris et de vœux
pour leur bonheur : Adieu , Hard Koppig Piet !
LIVRE VII, CHAPITRE Ilf. 21 3
adieu , honnête Anthony ! que votre voyage soît
heureux et votre retour prospère ! O vous , le
plus vigoureux des héros qui aient jamais tiré un
sabre , et vous , le plus digne des trompettes qui
aient jamais foulé la semelle d'un soulier.
Les légendes sont déplorablement silencieuses
sur les événemens qui advinrent à nos aventuriers
dans leur aventureux voyage , si j'en excepte le
manuscrit de Stuy vesaut qui nous donne la sub-
stance d'un agréable petit poème héroïque , écrit
à cette occasion par Dominie iEgydius Luyck (i),
qui semble avoir été le poète lauréat de New-
Amsterdam. Cet inestimable manuscrit nous as-
sure que c'était un rare spectacle que celui
qu'offraient le grand Pierre et son loyal écuyer,
saluant le soleil levant , et se^ réjouissant de l'as-
pect serein de la nature pendant qu'ils cai'aco-
laient au milieu des scènes pastorales de Bloemen
Dael (a) , qui alors était une délicieuse vallée em-
belUe d'une multitude de fleurs sauvages, rafraî-
(i) Egidius Luyck était en outre recteur de Técole latine
des nouveaux Pays-Bas, en 1 665. Il existe deux pièces.
d^Egidius Luyck , dans les manuscrits des poésies de D.
Selyn, sur son mariage avec Judith Isendoorn. Old. Man.
(a) Blooming Dale, à quatre milles à peu près de New->
York.
2l4 HISTOIRE DE WEW-YQKK.
chie par de nombreux et purs ruisseaux , et ani-
mée çà et là par quelque charmante chaumière
hollandaise qu'abritait le penchant d^une colline
et qui semblait en$eyehe dans d^ bosquets d'ar-
bres touffus.
Cependant nos voyageurs entraient sur les con-
fins du Connecticut , où ils eiirerit à-essuyer de
grandes difficultés et de nombreux périls ; ici ils
furent assaillis par une troupe de genfil^ommes
campagnards et de colonels de milice , qui , mon-
tés sur de fortes jumens , se mirent k leur pour-
suite pendant plusieurs milles , les harassant de
demandes et de questions , mais plu$ particuhère-
ipent encore le digne Pierre, dont la jambe de
bois , ornée d'argent , n'excitait pas peu leur ad-
miration. Là , tout près de la ville de Stamford ,
ils furent harcelés par une nombreuse et puis-
sante légioi> de gens d'éghse, qui leur deman-
dèrent impérieusement cinq shillings , parce qu'ils
voyageaient le dimanche , et les ^enacèiierit; de
les emmener captifs dans l'église voisine, dont on
voyait le clocher dominer au-dessus des arbres ;
mais le vaillant Pierre mit facilement ces derniers
en déroute , et en déroute si complète , que , pre-
nant leurs jambes à leur cou , ils se sauvèrent en
désordre, et perdirpnt leurs chapeattx dans la
précipitation de leur fuite. Mais il n'échappa pas
LIVRB VII, CHAPITRE ni. ai5
aussi aisément des griffes d'un astucieux habitant
de Piquàg , qui , avec ujie imperturbable persévé-
rance , et à force de revenir à la charge , lui esca-
mota fort joliment son beau coursier à tous crins,
l'enjôlant, en retour, d'un vilain cheval de Na-
ragause}; qui allait l'amble et pouvait à peine se
soutenir.
Malgré tant de fatigues et de traverses , ils pour-
suivirent gaillardement leur voyage le long des
bords du paisible Connecticut , dont les vagues
délicieuses roulent ^ nous dit le poëme , à travers
de fertiles vallées et des plaines brillantes , tantôt
réfléchissant les clochers életés d'une ville popu-
leuse ou les beautés champêtres d'un humble ha-
meau , tantôt résonnant dii bourdonnement tu-
ittultueux d'une cité commerçante ou des joyeuses
chansons du laboureur.
Pierre Stuyvesant, qui était connu pour son
exactitude à remplir toutes les petites formalité
qui tiennent à la guerre , ordonnait au vigoureux
Anthony de saluer chaque ville qu'ils traversaient
par une bruyante fenfare , quoique le manuscrit
nous dise que les habitans étaient jetéà dans une
grande frayeur au bruit de son approche ; c»t la
renommée de ses incomparables explc»ts sur la
Delaware s'était répandue dans tous les pays de
2l6 HISTOIRE DK IS£W-YORK.
Test , et on craignait qu'il ne vînt pour tirer ven-
geance des nombreuses transgressions dont on s'é-
tait rendu coupable.
Mais le bon Kerre traversa toutes ces villes de
l'air le plus souriant , saluant de la main avec au-
tant de majesté que de condescendance ^ car il
croyait fermement que les vieilles guenilles que
ce peuple simple et ingénu était dans l'usage
d'accrocher à ses fenêtres , et les festons de
pommes et de pêches sèches qui ornaient ht fa-
çade des maisons, étaient autant de décorations
destinées à célébrer son approche , comme on cé-
lébrait jadis celle des héros fameux delà chevale-
rie par le somptueux étalage de riches tapisseries
et de magnifiques étoffes. Les femmes s^attrou-
paient aux portes pour le voir passer, car on sait
que le beau sexe professe une grande admiration
pour les hauts faits d'armes ; les petits enfans aussi
couraient en troupes après lui , s'émerveîllant de
la beauté de son uniforme , de son haut-de-
chausses couleur de soufre et de la riche mon-
ture de sa jambe de bois. Je ne dois pas omettre
non plus de parler de la joie que firent éclater
quelques jolies filles en voyant le jovial Van-Cor-
lear, qui les avait tant amusées jadis avec sa trom-
pette , quand il portait aux amphictions le défi du
LIVRE VII, CHAPITRE III. 217
grand Pierre ! Le tendre Anthony descendit de sa
jument, les embrassa de tout son cœur, et vit
avec un plaisir bien naturel la foule de petits
trompettes qui s'attroupaient autour de lui pour
demander sa bénédiction ; pieux devoir qu'il
remplit en leur donnant à chacun une taloche
sur la tête avec la recommandation d'être un
bon enÊint , et un sou pour acheter du sucre
candi t
Le manuscrit de Stuy vesant nous donne peu
d'autres détails sur les aventures du gouverneur
dans cette expédition , excepté qu'il fut reçu avec
une extraordinaire politesse et beaucoup de res-
pect par le grand conseil des amphictions, qui
pensa l'étouffer sous le poids des féhcitations et
des harangues. Je n'arrêterai pas ennuyeusement
mes lecteurs sur ses négociations avec le grand
conseil j il suffira de dire qu'il en fut de celles-ci
comme de toutes les négociations. On parla
beaucoup , et l'on fit peu j une conversation me-
nait à une autre j d'une conférence naissaient des
malentendus dont l'explication nécessitait douze
autres conférences , à la 'fin desquelles les parties
se retrouvèrent tout juste au point de départ,
sauf l'avantage de s'être embrouillées dans une
infinité de questions d'étiquette , et d'avoir conçu
une excessive défiance l'une de l'autre, ce qui
aiS HISTOIRE DE NEW-TORK.
rendait leurs négociations futures dix fois plus dif-
ficiles que jamais ( i ) .
Au milieu de toutes ces perplexités qui trou-
blaient la cervelle et aigrissaient la colère du for-
midable Pierre, l'homme du mondé le moins
propre peut-être aux ruses diplomatiques , il re-
cut secrètement la nouvelle de la noire con-
spîration qui avait été tramée dans le cabinet
britannique , ainsi que l'avis alarmant qu'une
flotte ennemie avait fait voile d'Angleterre , pour
subjuguer la Nouvelle - Hollande , de concert
avec le grand cohseil des amphictions , qui s'é-
taient engagés de leur côté à faire marcher , par
terre, sur New- Amsterdam , une grande armée
d'invasion.
Infortuné Pierre ! n'avais-je pas commencé cette
funeste expédition avec d'assez tristes pressenti-
mens? n'avais-je pas tremblé, dis-je, quand je te
vis ainsi te mettre en campagne pour lutter seul
contre toutes lés habiles puissances de la Nou-
velle-Angleterre? Oh ! combien le vaillant vieux
(i) Voyez quelques particularités de cette ancienne né-
gociation. Haz. Goll. State pap. II est singulier que
Smith ne dise rien de cette mémerable expédition de
Pierre Stuyvesant.
LIVRE VII, CHAPITRE III. 21 g
guerrier rdgit de rage quand il se vit ainsi enve-
loppé comme un lion dans le filet du cha3seur !
Tantôt il voulait tirer sa fidèle épée et se frayer
courageusement une route axi travers de tous Itô
pays de Test , tantôt il voulait tomber sur lé con-
seil des amphictiôns et les exterminer tous. A la
fin cependant j et comme d'usage, quand cette
bouillante colère eut jeté son écume, ce qu'il y
avait de prudence au fond prit le dessus, et il se
dét^mina à avx)ir recours à des expédiens moins
violens, mais plus sages.
Cachant au conseil la connaissance qu'il avait
de ses machinaticms , il envoya secrètement , et
par un messager sur, des litres à ses conseil-
lers de New-Amsterdam , les informant du dan-
ger qui les menaçait , et leur ordonnant de mettre
immédiatement la ville en état de défense. Cela
fait, il se sentit singulièrement soulagé, se leva
lentement , se secoua comme un rhinocéros , et
sortit de son antre , approchant de la même ma-
nière que le géant Despair sortit, dit-on, de Doub-
ling Castle , dans l'histoire chevaleresque du Pil-
grim's Progress.
Je suis cruellement affligé cependant d'être
forcé de laisser le brave Pierre dans cet eminent
danger 3 mais il est indispensable que nous retour^
nions promptement en arrière pour voir ce qui
aaO HISTOIRE DE NEW-TORK.
se passe à New-Amsterdam , car je crains beau-
coup que cette ville ne soit déjà en rumeur. Tel
fut toujours le sort de Pierre Stuyvesant ; pendant
qu'il se livrait de tout cœur à une chose , il lui
arrivait trop souvent d'abandonner toutes les au-
tres au hasard, et pendant que , à l'instar des mo-
narques d'autrefois , il s'absentait pour vaquer en
personne aux soins dont on charge maintenant
des généraux et des ambassadeurs, son pauvre
petit tenîtoire était bien sûr de tomber en désar-
roi : ce qu'il faut attribuer à cette force extraordi-
naire d'intelligence qui le portait à ne s'en fier à
personne qu'à lui-même , et qui lui avait mérité le
nom célèbre de Kerre-Forte-Tête.
CHAPITRE IV.
Comment le peuple de New-Amsterdam fut jeté dans la cou-ster-
nation par la nouvelle de Pinvasion qui le menaçait, ainsi que
la manière dont il s'y prit pour se fortifier.
Rien n'est plus véritablement intéressant pour
un philosophe que de voir un état où chaque in-
dividu a sa voix dans les affaires publiques, où
LIVRE VII, CH^kPlTRE IV. 221
t^haque individu se croit l'Atlas du pays , et où
chacun croit de son devoir de se démener pour
le bien de tous ; rien, je le répète, n'est plus inté-
ressant pour un philosophe que de voir un tel
état soudainement appelé aux tumultueux pré-
paratiË; de la guerre. Quel bruit confus de
langues! quelles forfanteries patriotiques! que
d'allées ! que de venues ! comme chacun va se dé-
menant , s'agitant , faisant l'affairé par-dessus la
tête ! se jetant l'un sur le chemin de l'autre , et dé-
rangeant toujours le laborieux voisin dans l'in-
slant où il est le plus occupé à ne rien &ire : il
semble voir un incendie où chaque acteur tra-
vaille de l'air d'un héros , les uns à traîner des
pompes vides, les autres à se saisir de seaux pleins
pour en verser le contenu dans les bottes de leurs
voisins; ceux-ci sonnent toutes les cloches pen-
dant la nuit entière, comme infeillible moyen d'é-
teindre le feu ; ceux-là , non moins braves pom-
piers que ces braves champions qui assiègent une
brèche déjà faite , montent aux échelles et en des-
cendent , toujours soufflant dans des trompettes
d'étain comme pour diriger la manoeuvre; ici,
dans l'excès de son zèle pour sauver les effets de
la victime , un officieux se saisit du vase le plus
ordinaire de la chambre à coucher, et l'emporte
en triomphe d'un air aussi important que s'il sau-
2 22 HISTOIRE DE NEW- YORK,
vait le coffire-fort ; là , cet autre jette les glaces et
les porcelaines par la fenêtre pour les préservei*
des flammes, tandis que ceux qui ue peuvent
rien Êâre de mieux dans cette grande calamité,
parcourent les rues d'un bout à l'autre sans cesser
un instant de crier à tue-tête : Au feu ! au feu !
au feu ! . ,
c( Quand la nouvelle de la prochaine attaque
«de Philippe arriva à Sinope, » dit le -grave et
profond Luciai (et je dois avouer que Fhistoire
est un peu rebattue) aies hsibitans fuirent jetés
a dans une. grande alarme ; les uns s'empressèrent
« de fourbir leurs arînes , les autres roUlèreot.des
ce piejTes pour élever des fortifîcatiiDi^ , chaciun
a ênËn. s'^nployait de son mieux, etêhacunse
ce mettait sur le chemin de son voisin^ Diogène
«était lë seul (j[ui ne trouvât. rien à faire; sur
« quoi , résohia né pas rester oisif quand il s'agis^
«sait dit bien de son pay is , il releva darTôbê,
« et se m^l à rouler son toanea;i^ de toutes ses
« fcw'ces d'un bout à Tautre du gymjtiasé. » Il eri
fut ainsi des habitans de New-Amsterdam quand
ils reçurent les lettres de Pierre Stuy vesant ; dwh
cuti s!employa de tout son pouvoir à mettjre lés
choses en couftàsiôn, et à ajouter ^u tumulte' gér
néral. « Chaque homnie , dit le tnanuscrit de
Stuy vesant , vola aux armes ! » Ce qui signifie
LIVRE VII, CHAPITRE IV, 223
qu'il n'y eut pas un seul de nos honnêtes citoyens
hollandais qui s'aventurât à aller à l'égUse ou au
marché sans avoir une broche , en guise d'épée ,
pendue à son côté, et une longue canardière sur
son épaule , pas un qui s'exposât à sortir la nuit
sans lanterne , ni à tourner le coin d'une rue sans
regarder prudemment autour de lui , de peur dô
tomber à l'improvisle sur l'armée . anglaiset^ On
nous dit même que Stoffel Brinkerhoff , qui était
regardé par les vieilles femmes comme un homme
presque aussi brave que le gouverneur lui-même^
fit monter deux pierriers d'une livre de calibre ,
pour* défendre l'entrée de sa maison, l'im à la
porte de devant , l'autre à celle de derrière.
Mais la plus vigoureuse mesuré à laquelle on
eut recoiffs dans cette terrible occasion , mesure
dont on a reconnu depuis L'étonnante e£Gcacitéy
fut de convoquer l'assemblée populaire. Ces
bruyantes réunions, conune je l'ai déjà mon-^
tré , offeasaient extr^niement Pierre Stuyvesant;
mais , comme l'agitation du moment était extraor-*
dinaire, et que le vieux gouverneur n'était pas là
pour la réprimer, elle éclata avec une intolérable
violence; Les prateUrs et les politiques se précipi-^
tèrent dst^s le iieu des séances, et ce fiit à qui
braillerait plus haut et surpasserait, les autres eiy
débordemens hyperboliques dé patrk>tisihe et en-
!124 HISTOIRE DE NEW-YORK.
résolutions vigoureuses pour soutenir et défendi'C
le gouvernement. On décida, dans ces sages et
toutes-puissantes réunions, que le peuple de New-
Amsterdam était le plus illustre , le plus sage et
le plus ancien peuple de la terre. Puis , voyant que
cette décision était si unanimement et si promp-
tement admise, on en proposa immédiatement
une autre , savoir : s'il ne sei*ait pas à la fois pos-
sible et politique d'exterminer la Grande-Bre-
tagne? question sur laquelle soixante-neuf mem-
bres parlèrent affirmativement avec la plus grande
éloquence, pendant qu'un seul se leva pour inâ-
nuer quelque doute; mais celui-ci, en punition
de sa perfidie et de sa témérité , fut immédiate-
ment saisi par la populace , barbouillé de goudron
et roulé dans la plume , punition qui , équivalant
à la roche Tarpéienne , le fit regarder par la suite
comme le rebut de la société et comme un homme
dont l'opinion ne pouvait compter pour rien. La
question étant donc unanimement résolue dans
l'affirmative, on recommanda au grand conseil
de la passer en loi , ce qui fut fait. Le courage du
peuple , singulièrement accru par une telle me-
sure, fut porté jusqu'à la violence et à la témé-
rité , et il est vrai de dire que , quand le pre-
mier paroxisme d'alarme fut à peu près calmé , les
vieilles femmes ayant enterré tout l'argent sur
LIVRE VII, CHAPITRE IV. H^B
lequel elles avaient pu mettre la main, et leurs ma-
ris s'enivrant journellement avec ce qu'elles leur
en avaient laisse y la nation alla jusqu'à prendre
une attitude offensive. On fit et on chanta dans
les rues des chansons dans lesquelles les Anglais
étaient cruellement battus et traités sans quartier,
et on fit des adresses patriotiques où il fut prouvé
jusqu'à l'évidence que le sort de la vieille Angle-
terre dépendait entièrement de la volonté des ha-
bitans de New- Amsterdam.
Finalement , pour frapper d'un coup violent et
décisif les principes vitaux de la Grande-Bre-
tagne^ beducôup d'habiians des plus sages se ré-
unirent pour acheter tout ce qu'ils purent trouver
d'objets de manufecture anglaise ; ils en firent un
grand feu de joie , et , dans l'ardeur patriotique
du moment , chaque spectateur qui se trouva
porter un chapeau ou un haut-de-chausses fabri-
qué en Angleterre se fit un devoir de s'en dé-
pouiller et de Iqs jeter dans les flammes, à l'irrépa-
rable détriment, perte et ruine des manufactures
anglaises. En commémoration de ce grand ex-
ploit , on éleva sur le heu même un poteau au
haut duquel était un emblème représentant la
province de la Nouvelle-Hollande détruisant la
Glande -Bretagne , sous l'allégorie d'un aigle arra-
chant du globe avec son bec la petite île d'Anglc-
ir. i6
1
aa6 HISTOIRE de new-york.
tetre; mais , soit par la maladresse du seulj^ur,
soit par une espièglerie tout-à-Êiit hors de saison ,
Faigle se trouva ressembler comme deux* gouttes
d'eau à une oie qui s'efforce yainemeat d'ayaler
un poudding.
CHAPITRE V.
Comment il advint que le grand conseil des nouveaux Pays-Bas
fut miraculeusement J'ouc de longues langues. Grand triomphe
de IVconomie.
Ili ne faudra que très-peu de penetrstion à
eelui qui connaît le caractère et les habitudies de
ce très-puissant et très-bruyan€ monarqtie, le
peuple souverain , pour découvrir que, nàtki}-
stant tout le fracas et le tumulte guerriers qiri
l'ont assourdi dans le dernier chapitre , la c^bre
cité de New-Amsterdam n'est pas , dans la triste
réalité, plus avancée d'im pas vers sa défense
qu'elle ne l'était auparavant. Cependant , quoique
le peuple eût pris le dessus de sa première alarme,
et que , ne voya«rt point Fennemi positivement à
sa porte , il se fût jeté dans l'extrémité opposée
avec ce courage de langue pour lequel netre îl-^
LIVRE VII, CHAPITRE V. 2^7
lustre canaille est si &meuse ; quoiqu'à force de*
vantarderie» et de rodoniontades il se fût vérita-.
btemeni persiHidé à liûrméme qu'il était le peuple .
le plus brave et le plus puissant de l'univers , il
a'en est pas mews vrai que les conseillers pri-
vés de Pierre Stujvesant entretenaient quelques
doutes à cet égard ^ ils craignaient surtout que ce
rigide héros ne revînt, et qu'il ne vit qu'au lieu
d'obéir à ses ordrefs péremptoires, ils avaient perdu
leur teo^ à écouter les fenferonhades de la popu- >
lace , qui était , ils le savaient bien , ce qu'il mé-
prisait le plus au monde.
Pour réparer donc aussi proioiptemeiit que po^
sible le temps perdu, il fut convenu qu'un grand,
divan de conseillers et de bourgmestres serait
convoqué pour conférer sur l'état critique de la
province, et avisa? aux mesures à prendre pour sa
sûreté. Deux dioses furent uxfanimement arrêtées
dans cette vénérable assemblée. Premièrement
que la ville devait être mise en état de défeiisej
et secondement que , comme le danger était émi^
nent, on ne perdrait pas de. temps pour l'y mettre.
Ces deux points convenus, ils se jitfèrent aussitôt
dans de longs disac^ss ,. s'assômmant réciproques
ment de vidientes *et interminables disputes;
car vers cel^e époque cette malheureuse cité fut!
visitée pour la première fois par l'épidémie nom-
i5.
2^8 HISTOIRE DE NEW- YORK,
méc intempérauce de langue , qui depuis est de-
venue si commune dans le pays , et dont les sym-
ptômes invariables sont les longs et vains dâscours
qui éclatent dans les réunions de têtes ca^pables ^
discours produits , comme les médecins le suppo-
sent 9 par l'air mépUtique qu'engendre 4oujouirs la
foule. Ce fut ators qu'on introduisit , pour la pre«
mière feis y l'ingénieuse méthode de mesurer avec
im sablier le mérite d'une harangue, amsidéraat
comme le plus habile l'orateur qui parlait le plus
longuement sur une question , excellente inven-
tion dont nous sommes redevables, dit-on, au
profond critique hollandais qui jugeait de la bonté
des livres par leur piosseur.
Cette passion soudaine pour lès interminables
harangues, passion si peu d'accord avec la gravité
et la taciturnité habituelles de nos sages ancêtres ,
fut supposée , par certains philosophes , leur avoir
été inoculée, avec plusieurs autres inchnatiœis
barbares , par leurs sauvages voisins , qui étaient
particulièrement notés pour leurs longs discours,
pour leurs tumultueux conseils, et pour ne ja-
mais -entreprendre une affaire de la moindre
importance sans qu'elle fût soumise aux débats et
aux harangues préliminaires de leurs che& et de
leurs vieillards; mais la cause vérilahhsen doit
être attribuée à ce que le peuple, en i nommant
LIVRE VU, CHAPITRE V. 229
ses representans au grand conseil , les choisissait
surtout d^aprèis leurs talens pour pàriei' , sans
s'embarrasser s'ils possédaient celui plus rare,
plus difficile, el souvent phis important, de savoir
se taire. IL en résulta que^ ce corps délibérant fut
ecmiposé des hommes l6s plus bavards de la na-
tion ; et comme ils se jugeaient placés là pour par-
ler , chacun d^^ix en. conclut que son devoir en-
vers ses commettans , et qui plus est sa popularité
à leurs jeux. , exigeaient qu'il haranguât sur tout
sujet y qu'il le comprît ou non, ^ Un ancien
usage voulait qu'à l'enterrement d'un chef, cha-
que soldat lui jetât sur le corps pl^n son^ boucha:*
de tttre jusqu'à en former un fort monticule,
c'est tout juste- ainsi que s'y prenait l'assemblée; .
chaque membre se hâtait de Jeter sur la question
tout ce qu'il avait desavoir dans son sac, et bien-
tôt elle était enterrée sous une masse énorme de
vaines paroles.
On nous dit que quand de nouveaux disciples
étaient admis à l'éo^e de^ Pythagore , on leur pres-
crivait deux années de silence , pendant lesquelles
il ne leur était permis ni questions ni remaix]ues.
Quand ils avaient acquis akisi l'art inestimable
de se taire , on leur permettait graduellement ,
d'abord de questionner et enfin d'émettre leurs
propres opinions.
23o HISTOIRE DB NEW-YORK.
M'est-il pas deplorable que, tandis que nous
recueillons religieusement les débris et les bail-
lons de l'antiquité, nous laissions dans Foubli
d'aussi précieux trésors? Quel bjenfimart effet
produirait cette sage loi dePytbagore, si on If ad-
mettait dans les assemblées législàtives^l qodtte
n'eût pas été sa puissance poui* fidre dépédier les
affîdres dans le grand conseil des Manbattoes !
C'est pourtant ainsi que dame sagesse (car les
mauvais plaisans de l'antiquité se sont amusés à
nous la donner sous la figure d'une femme) sem-
blait prendre im malin plaisir à duper 1^ rené-
râbles conseillei^ de New-Amstardam. Les an-
ciennes fisictions des longues pipes et des {Âpes
courtes, quePien*eStuyvesaiit avait presqtiéétouf-
fëes sous sa force herculéamè, se révdllèrent
avec dix fois plus de violence : ce n'est pas que
la cause originelle de leur différend existôt encore,
mais tel a toujours été le destin des noms et des
baines de parti , ils existent long-temps après que
le principe qui leur a donné naissance est enterré
dans l'oubU. Pour comfdéter le trouble ètie dés-
ordre publics, le &tal mot économie, qiie l'on
aurait cru mort et enterré avec Williamrle-Bourru,
fut encore une fois ressuscité , et jeté comme la
pomme de discorde au milieu du grand' conseil
des nouveaux Pays-Bas, en vei-lu de quoi, et
LIVRE VII, CHAPITRE V. 23 1
comme principe de prudence taut^à-fait sain, il
fut jugé plus avantageux de perdre 20,000 fk)rins
dans un mauvais plan de défense que d'en exé-
cuter un bon pour trente mille , la province éco-
nomisant ainsi io^gqo florins clair et net.
Maisc'est quand ils en vini*ent à discuter ce mode
de défense que commença une guerre de mots qui
surpasse toute description. Les membres de IW
semblée étant enrôlés, comme je Fai déjà dit,
sous des bannièr^ opposées, ttx^uvèrent dans
toutes les questions qu'op leur soumit l'occa-
si(Mi d'ergoter avec un ordre et un ensemble
merveilleux. Tout ce que proposait une longue
pipe était rejeté par la cake entière des pipes
courtes, qui, dans sa saine politique, pensait que le
premier de ses devoirs était la destruction des
longues pipes , le second l'élévation de son propre
parti , et le troisième de consulter le bien de son
pays. Cette dernière considération, du moins,
était admise par les m^nbres les plus yeitueux
de la faction , car la masse en général la regardait
comme tout-à-fait hors de la question.
On ne saurait voir sans surprise combien de
cette^collision de fortes têtes jaillirent de plans
de défense ! plans tdb qu'il n'en fut jamais ni
avant ni depuis cette époque , à moins que ce ne
soit tout récemment j plans dont le moindre lais-
a34 HISTOIRE DE ÏTEW-YORK.
nécessite ultérieure de se fortifier ou de disputer :
ce ftit ainsi que [e grand conseil épargna beaucoup
de mots^ et le pays beaucoup de dépense... com-
(Aet et glorieux triomphe de l'économie !
CHAPITRE YI
Dans lequel les troubles de KeW - Amsterdam paraissent aog-
menterl De la bravoure, en temps de pe'ril , d'un peuple qui se
défend par résolution.
Tel que de bruyans matous, au fort de leurs
miaulans débats , déjà se mesurant de Toeil , se
soufflant au nez , dégainant la griffe , tout près
enfin d'en yènir à la mêlée , fuient daas le plus
tumultueux désordre , au seul aspect du chien
de la maison, tel, étonné^ confondu, le iion
moins bruyant conseil de ]New- Amsterdam fut
totalement dispersé par l'arrivée subite de l'en-
nenu. Chaque membre se sauva comme U put
vers son \o^ , se démenant aussi vite quie le per-
mettaient ses petites jambes sous le pesant fardeau
qui les chargeait , et soufflant à la fois de &tigue
et de teilreiu*. Rendus à leur citadelle , ils bani-
LIVRE VII, CHAPITRE VI. 235
cadèrent portes et fenêtres , et se cachèrent dans
les celliers sans oser mettre le nez dehors, de peur
quje leiir tête île 6it emportée par un boulet de
canon..
Le peuple souveram s'attroupa sur la place du
marché aVec l'înstiiict des moutons qui , kxrsgiié
le berger et le chien sont absens et que le loup
rode autour de la bergerie , se pressent les nos
contre les autres pour chercher leur sûreté dànts
cette étroite union. Loin cependant d'y trouver
du soulagement , ils augmentèrent leor terreur
réciproque. Cliaoun regardait tristement sob Voi-
sin ,' cherchant sur sa figure quelque motif d'en*^
côumgement , mais il né trouvait dans ses traits
abattus que la confirmation de son propre iHal-
heur. On ne parlait plus aloi^ de conquérir la
Grande-Bretagne , on ne célébrait plus les vertus
souveraines de l'éconcbnié; les vieilles femmes
ajoutaient à la tristesse générale en déplorant
bruyamment leur sort, et en implorant la pro-
tection de saint Nicolas et de Pierre StuyvesaiiC
Oh ! combien elles pleuraient l'absence de
Herre au cœur de lion! combien elles soupirail^
après la présence consolante d'Anthony Yan-^
Corlear ! une nombre incertitude planait, à la v^
rite y sur le sort de ces aventureux héros. Depuia
l'alarmant Imessage du gouverneur, les jours s'é-
a36 HISTOIRE DE NEW-YORK.
taient succédé sans apporter sur lui aucune nou-
velle rassurante. Onhasarda plus d'une effrayante
conjecture sur ce qui lui était advenu ainsi qu'à
son loyal écuyer. N'avaient-ils pas été dévorés
vivans par les cannibales de Marblehead et du
Capecod? n'avaient-ils pas été mis à la question
par le grand ccxiseil des amphictions ? n'avaient-ils
pas été suffoqués par les ognbns des terribles ha-
bitans de Piquag? Au milieu de cette consterna-
nation et de cette perplexité, quand l'hoiTeur,
comme un affreux cauchemar, pesait sur la petite
cité de New*-Amsterdamj ies oreiUes de la multi-
tude lurent soudainement frappées d'un bruit
étrange et lointain qui s'approcha; il devint plus
fort, puis plus fort encore , et bientôt il retentit à
la porte même de la ville. Le peuple ne pouvait
se méprendre à ce bruit si bien connu ; un cri de
joie partit de toutes les bouches quand le brave
Pierre , couvert de poussière et suivi de scm fidèle
trompette , arriva au galop sur la place du
marché.
Les premiers transports de la populace apaisés,
elle s'attroupa autour de l'honnête Anthony , qui
descendait de cheval, et l'accabla de saints et de
Solicitations. Il raconta , d'une voix haletante, les
merveilleuses aventures à travers lesquelles le
gouverneur et lui s'étaient échappés des griffes des
LIVRE VU, CHAPITRE VI. 0^3 J
terribles amphictions. Mais quoique le manuscrit
de Stuy vesant , avec son exactitude accoutumée
toutes les fois qu'il s'agit du grand Pierre, nous
dcNane les plus minutii^ux details sur cette fameuse
retraite y l'état des affaires publiques ne me per--
met pas de m'abandonner au plaisir d'en &ire le
récit. Qu'il suffise de dire que , tandis que Pierre
àStuy vesant se creusait la cervelle à chercher com-
ment il pourrait s'échapper avec honneur et di-
gnité, quelques-uns des vaisseaux envoyés à la
conquête des Manhattœs entrèrent dans les ports
de l'est pour y prendre les vivres et les munitions
nécessaires, et pour réclamer du grand conseil
de la ligue la coopération promise. En apprenant •
cette nouvelle, le vigilant Pierre, qui vit qu'une
minute de délai serait fatale, décampa avec au-
tant de secret que de précipitation , quoiqu'il en
coûtât beaucoup à sa dignité d'être obligé de
tourner les talons mêine à un peuple d'ennemis ,
pour se sauver ainsi sans taihbour ni trompette à
travers les belles régions de l'est : ils eui*etit à bra«
ver mille périls, et n'y échappèrent souvent que de
l'épaisseur d'un cheveu. Ce pays était déjà dansf
le tumulte des préparatiÊ de guerre, et ils furent
obligés de &ire un grand circuit dans leur fuite ,
cherchant à percer de l'œil les bois touffus qui
^38 HISTOIRE DE NEW-YORK.
couvrent les montagnes de DeviFs Backbone (i),
d'où le Taillant Pierre Vélança un jour comine un
lion y et mit eii déroute ime légion entière de pe*
lits hommes gros et trapus [formée des trois gé-
nérations d'ime très -prolifique ÊuniUe qui était
déjà en chemin pour prendre possesion d'un
coin de la fJ^ouvdle-Hollande; plusieurs foils même
le fidèle Anthony eut beaucoup de peine à Fem-
pécher de descendre des montagnes, dans l'ex-
cès de sa colère y et de tomber , l'épée au poing ,
sur certaines villes frontières qui envoyaient en
avant leur milice déguenillée.
. Le premier mouvement du gouva[tieur, quand
il: eut atteint son logis, fut de monter sur le toit,
d'où il contem[^ d'un œil sinistre la flotte enne-
mie, qui avait déjà jeté l'ancre dans la baie, et qui
con^tait en deux fortes frégates, ayant à bord,
comme John Josselyn nous le dit : ce trcâs cents
braves habits rouges. » Après avoir Ëiit cette in-
spection il s'assit, et écrivit au commandant pour
luidemander raise» de son mpuillage dans le port
sus avoir préalablement obtenu la permission dfy
jeter l'ancre. Cette lettre était écrite dans les
(i) Échine da Okble.
LIVRE Vn,CHAt>ITKB VI. âS^
termes les plus digïies et les plus polis, quoique
je sache , d'une autorité sûre , qu'il grinçait des
dents en l'écriyant ^ et que sa figuré avait une ex*-
pression sàrdoniqué tout-^&it amère. Après avotir
envoyé cettettiissive, le sombu^è Pierre commença
à se démener dans le&rues avec un aspect qui présa-
geait la guerre , les mains dans les ^ussets^ et sîf^
fiant Faird'une vieille complainte hollandaise doèt
la musique réassemblait assez à celle du vent du
nord quand Forage est près d'éclater^ Les cluens éa
le voyant se sauvaient d'effroi , tandis que toutqs
les vieilles et laides kmmes de la ville ooùraieiit
sur ses talons, en poussanU d'ho9TiUes'hurleixi€iis>
et le conjurant de les sauver du meurtre, du pit-
lage , et autres abominations: de la guevré.
La réponse du colonel Michds, commandant de
la flotte ennemie, était écrite dans les termes aussi
polis que la lettre du gouverneur ; il y déclarwt
les droits et lesr titres de sa majesté britannique à
la province, dont il affirmait que les: Hollandais
n'étaient que les usurpateurs ; et il demandait que
la ville, les forts, etc., rentrassent incontinent
sous Fdbéissance' et la pv^iectîon; de sa majesté ^
promettant en même temp& la vie , la liberté , ki
propriété sauve et le commerce Kbre , à tout Hdi*-i
landais naturalisé qui se soumettrait de suilean»
gouvernement anglais.
a4o HISTOIRK DE NEW-YORK.
Kerre Stuy vesant lut cette épître amicale de
Tàir que doit avoir le fermier qui s'est long-temps
engraissé sur les terres de son voisin , quand il
lit l'exploit qui l'en chasse. Cependant le vieux
gouverneur n'était pas homme à se laisser prendi^
par surprise ; mettant donc la sommation dans là
poche de sa culotte ^ il se mit à marcher fièrement
dans la chambre, l'arpenta trois fois, renifla im*
petueusement une prise de tabac , et , avec un
signe de main plein de noblesse et de dignité ,
promit d'envoyer une réponse le matin suivant.
Aussitôt il iconvoqua un grand conseil de guerre
composé de ses conseillers privés et des boui^^
mestres , non pour leur demander leur avis , car
on a déjà vu qu'il n'en £dsait pas plus de cas que
d'un fétu , mais pour leur £dre connaître sa dé-
termination souveraine et requérir leur prompte
adhésion.
Cependant , avant de se rendre au conseil , il se
fixa sur trois points importans : le premier de ne
jamais rendre la ville sans avoir combattu un peu
chaudement, car il jugeait qu'une cité aussi cé-
lèbre dérogerait grandement à sa dignité si elle se
laissait prendre et piller , sans recevoir au moins
quelques coups par-dessus le marché j le second,
que la majorité de son grand conseil était compo-
sée de fieffés poltrons qui n'avaient pas plus de
LIVRÉ VII, CflAPlfÏRfi VI, 24 c
cœur que des poules. Le tiNDisiàme enfin , qu^il ne
soufFrîif^it pas ^u^ls vissent la sommation du colo*
nel Nîcliols, de peur que lés termes faéiles qu'elle
offrait he les portassent à etabauder pour se rendre.
Ses ordres dûment pi^mulgués, ce firt un
douloureux spectacle que de voir ces bourg-
mestres naguère si vaillans , qui avaient anéanti
toute la nation britannique dans leui^s harangues,
jeter maintenant un œil inquiet et furtif autour
de leur cachette avant d'en sottir, se traîner en
tremblant dans les rues leâ pluâ étroites y dans les
allées les plus obscures , tressaillant aux aboie-
mens du moindre ^letit cl!iien ^ comme s'ils eussent
entendu une décharge d'artillerie, prenant les
lanternes de leurs c6rps-de-gardes pour des gre-
nadiers anglais, et , dans l'excès de leur frayeur,
métamorphosant les pompes en autant de soldats
formidables qui les ajustaient avec des espingoles.
En dé(ât de nombreuses difficultés et de beaucoup
de périls de cette espèce , ils arrivèrent néanmoins
sains et saui& , et sans avoir perdu un seul homme,
au lieu de Passemblée , s'y assirent^ et attendirent
dans une silencieuse anxiété l'arrivée du gou-
verneur. On entetidit bientôt les coups fermes et
mesurés dé la jambe de bois de Fintrépide Pierre
résonner sur l'escalier. Il aitra dans la salle , vêtu
de son graiid uniforme, et portant sa fidèle lame
II. 16
^^^ HISTOIRE DE NEW-YORK.
de Tolède , non plus lui caressant la cuisse , mais
relevée sous son bras. Gomme le gouverneur ne
s'équipait de cette formidable manière que quand
son cerveau rêvait gloire et combats , ses con-
seillers le regardèrent aussi tristement que si son
seul aspect leur eût présagé mille désasf res ; et ,
dans leur agonie , ils oublièrent même d'allumer
leui^ pipes.
Le grand Pierre était aussi éloquent que coura-
geux. Ces deux, rares qualités semblaient réelle-
ment avoir une part égale dans sa composition ; et,
différent des plus grands hommes d'état dont les
seules victoires ne s'étendent pas au-delà du champ
peu sanglant de l'ai^umentation , il était toujours
prêt à appuyer ses paroles hardies par des actions
non moins courageuses. Ses discours étaient géné-
ralement marqués par une simphcité approchant
de la rudesse « et annonçaient une détermination
positive. En s'adressant au grand conseil , il parla
brièvement des dangers et des fatigues quljl avait
supportés en s'échappant des mains de ses rusés
ennemis ; puis reprocha au conseil d'avoir perdu ,
en vains débats et en querelles de parti , ce temps
qui aurait dû être entièrement dévoué à la patrie j
il était particulièrement courroucé contre ces
braillards qui , se reposant sur leur sécurité indi-
viduelle^ avaient déshonoré les assemblées de la
LIVRE VII, CHAPITRE Vï. ^43
nation par d'impuissantes rodomontades et de cho-
quantes invectives contre un ennemi noble et puis-
sant. Lâches roquets ^ qui jappent et aboient sans
relâche après le lion éloigné ou endormi , mais
qui sont les premiers à se sauver dans leurs trous
aussitôt qu'il s'approche. Il appelait alors ceux qui
avaient été si courageux dans leurs menaces contre
la Grande-Bretagne , pour qu'ils s'avançassent et
soutinssent leurs vanteries par leurs actions j car
c'était par les faits et non par les mots qu'une na-
tion prouvait son courage. Puis il rappela l'âge d'or
de leur première prospérité qu'ils ne pouvaient
reconquérir qu'en résistant, en hommes, à leurs
ennemis; car, ajoutait -il , la paix qui est due à la
force des armes est toujours plus sûre et plus du-
rable que ces replâtrages achetés par de lâches
concessions et de petits arrangemens temporaires.
11 s'efibrca surtout d'éveiller leur feu martial en
leur rappelant le temps où il les avait conduits à la
victoire devant les menaçantes murailles de Chris-
tina. 11 tâcha aussi d'exciter leur confiance en les
assui^nt de la protection de saint Pticolas , qui
jusqu'alors les avait conservés en sûreté au mi-
lieu des sauvages du désert , ainsi que parmi les
sorcières de l'est et les géaus de Merry-Land.
Enfin , il leur apprit la manière insolente dont il
avait été sommé de se rendre, mais il jura en
i6.
a44 HISTOIRE DE NEW-TORH;
même temps qn'il défendrait la province aussi
long-temps quç le ciel serait pour lui et qu'il au-
rait une jambe de bois pour le soutenir} noble
promesse , qu'il corrobora d'un si terrible cottp de
plat de sabre sur la table , que ses aucËteurs en
furent complètement electrises.
Accoutumés depuis long-temps aux allures du
gouverneur , et &çonnés à la discipline aussi sévè-
rement que le furent jamais les soldats du grand
Frederick , messieurs^ du conseil privé virent qu'il
était tout-à-fait inutile de dire un mot ; ils allu-
mèrent leurs pipes , et fumèrent silencieusement
en gras et discrets conseillers Mais les bourg-
mestres, moins directement sous la dépendance
du gouverneur , se considérant d'ailleurs comme
les représentons du peuple souverain , et surtout
gonflés de cette orgueilleuse suffisance acquise aux
écoles de sagesse et de moralité qu'on nomme as-
semblées populaires ; les bourgmestres , dis-je ,
ne se laissèrent pas persuader si aisément ,• dé-
ployant donc d'autant plus de courage qu'ils
voyaient quelque chance d'échapper au danger
présent sans être réduits à la désagréable nécessité
de se battre plus tard , ils demandèrent une copie
de la ^sommation pour pouvoir la montrer à l'as-
semblée générale du peuple.
Une requête aussi insolente et aussi factieuse
LlVja£ vu, CHAPITRE Vï. ^45
aurait suffi pour exciter la colère du tranquille
Vaa-Twiller lui-même ; qud eflSet dut-elle donc
Élire sur le grand Stuy venant , qui mm-seuleraent
était QoUandais , gouTerneur , et hon(»*ë d'une
jambe de bois par--dassus le marché , mais qui , de
plus , était fort chatouilleux , de sa nature , et in-
flammable comme lia poudi^e. Il éclata en une
noble indignation ; jura qu'aucun de ces présomp*
tueux personnages ne verrait une syllabe de la
sommation , et qu'ils méritaient tous d^être pendus
et écartelés pour o$er mettre en question , d'une
manière aussi pei'fida , l'infaillibilité du gouverne-
ment ! ce Quant à Leur c^inion ou à leur consens
ce tement^ il n'en &isaH pas plus de cas, dit-il,
c( que d'une bouffée de tabac : il avait été longp
ce temps harassé et contrarié par leurs lâches con-
ce seils, mais ils pouvaient désormais s'en aller chez
ce euîc se mettre au lit ccmune de vieilles femmes ,
a car il était déterminé à défendre lui-même la
ce colonie sans leur assistance et celle de leurs ad-
ee hérens. lè A ces mots il retroussa son sabre sous
son bra$ , enfonça son chapeau sur sa tête, et , re-
levant son ceinturon , s'élança avec indignation
hors de la chambre du conseil, où chacun s^ ran-
gea pour lui faire place.
Il ne fut pas plus tôt sorti, que les aiïairés bourgs
mestres convoquèrent une assemblée publique
^46 HISTOIRE DE NEW-YORK.
en fece de l'hôtdi-de- ville , et en nommèrent pré-
sident un certain Dofue-Roerback , gros mar-
chand de pain d'épice du pays et anciennement
membre du calnnet de William-le-Bourru. Il était
regardé avec une grande vénération par la popur
lace 9 qui le considérait comme un homme versé
dans la magie noire, vu qu'il était le premier qui
eût gravé de mystérieux hiéroglyphes et des em-
blèmes magiques sur les gâteaux du jour de l'an.
Cet important bourgmestre, dont la rancune
n'oubliait pas que le vaillant Stuyvesant l'avait
ignominieusement chassé de son emploi au mo-
ment où il prit les rênes du gouvemanent, adressa
aux bonnets gras dont il était entouré un discours
patriotique dans lequel il leur appint que, sommé
très-polinâent de se rendre , le gouverneur avait
refusé , non-seulement d'y souscrire , mais même
de communiquer la sommation, qui olSrait , il n'en
doutait pas , les conditions les plus honorables et
les plus avantageuses pour la province.
11 parla ensuite de son excellence en termes so-
nores et appropriés à la grandeur et à la dignité de
sa position , le comparant à Néron , à Caligula et
aux grands hommes de l'antiquité qui sont géné-
ralement cités par les orateurs populaires, dans
de semblables occasions , assurant le peuple que
dws Uhistoire du monde entier, les fastes du des-
LIVRE VII, CHAPITRE VI. 1^4?
potisme n'offraient pas Pexemple d'un seul outrage
qui, pour l'atrocité, la cruauté, la tyrannie, la soif
du sang , pût se comparer à celui-ci ; qu'il serait
gravé en lettres de feu sur les tablettes sanglantes
de l'histoire ! que les siècles à venir reculeraient
d'horreur à cette lecture! que le temps , tout gros
qu'on le suppose d'épouvantables horreurs, n'ac-
coucherait jamais d'une horreur semblable! ( Peut-
être les orateurs qui font ainsi accoucher le temps
seraient-ils un peu embarrassés pour concilier cette
faculté qu'ils lui prêtent, avec la figure de vieil-
lard qu'on lui donne.) Notre harangueur entassa
mille autres figures de rhétorique plus touchantes,
plus sublimes, plus effrayantes que je ne pourrais
le dire ; mais, au reste, il serait tout-à-fait inutile
de les citer , car elles ressemblaient exactement à
toutes celles qu'on emploie aujourd'hui dans toutes
les harangues populaires, dans tous les discours
patriotique , et qui peuvent être classées en rhé-
torique sous le titre générique de boursouflure.
Le discours de cet inspiré bourgmestre terminé,
l'assemblée entra dans une sorte de fermentation
populaire qui produisit non-seulement une suite de
justes et sages résolutions, maïs aussi une vigou-
reuse adresse au gouverneur , pour le tancer sur
sa conduite. Par malheur, cette adresse n'eut pas
plus tôt passé de la main du messager d'état dans
2^S IllSTOIBE DIS, STEW-YORK.
celle du gouvemeur , qu'elle passa de la main du
gouverneur dans le jfeu, et la postérité fut ainsi
privée d'un inestimable documenjL qui aurait pu
servir de modèle à tous les docte$ taiUeurs et sa-
vetiers de nos jours pour leur sage coppé^tion
dans les affîdres politiques.
CHAPITRE VII.
C^oDteuant le triste dësastre d'Anthony le trompette. Gomment
Pierre Stay vesant , comme un second Cromwell , rompit soudai-»
uement un autre rump parliament .
Le courageux PieiTe de Groodt se répandit
alors en malédictions contre les bourgmestres,
les traitant de volontaires, d'obstinés et opiniâtres
valets qu'on ne pouvait ni convaincre ni persua-
der , et il rjésolut de n'avoir dorénavant rien à dé-
mêler avec eux , se bornant à consulter l'ppinion
de ses conseillers privés , qu'il savait , par expé-
rience, être la meilleure du monde, puisqu'elle
ne différait jamais de la sienne. Il ne manqua pas,
pendant qu'il était en train , de distribuer au
ppuple souverain quelques milliers de niauvais
complimens et de railleries sur les goûts p^bles
de ce vil broupeau de poltrons , qui, peu jaloux de
gloiieuic ti^nraux et d'illustres av^itures , aimaient
oggi^uqc oiaoger et boire au Icigis ^ dans un ignoble
repos y que de gagner Ixrâvement des tabchfis, et
rjimmortalité sur les remparts.
Résolument acharné, cap^idant, à défendre
sa ville chérie , même en dépit d'elle , il appela
en sa pr&eqce son fidèle Yan-Gorlear , qui était
son jbras droit dans toutes les occasions pressantes,,
le conjura d'emlK>ucher sa trompette guerrièore,.
d'enfourcher son cheval, et d'aller, bcittant le
pays jour et nuit, sonni^ l'alarme aux bords
champe):res du Bi;onx, éveiller les solitudes sau-
vages du Grotpn, faire lever l'indomptable milice
de Weeha^k et de Hobodken , mettre sur pied les
vigpjilinpux $ok]ate de Tappaan-Bay (i) , les braves^
en&ns de Tarrytpwn et de Sleepy-HoUow , en-r
fin r^issembler tous le$ gu^errij^rs des pays enviroar
na^s, ^t, leur i^is^nt mettre en bandjouUère fiiâgil
et ff^re à poudre , les poussa joyeuscsnent ¥6V^
les A}anhattoes.
Or il n'y avait rien au n^o^de , le beau sexe
(i) Corruption de Top-PauD; ainsi appelée d'une tribut
dlndiens qui comptait cent cinquante guerriers. Vojez.
Ogilby's history. ^
aSo HISTOIRE 0£ NEW- YORK.
excepté , qu'Anthony Van-Corlear aimât mieux
que de semblables missions. Ne s'arrétant donc
que le temps nécessaire pour prendre un copieux
rapas , il ceignit à son côté sa bouteille de grès ,
pleine jusqu'au goulot de véritable esprit de Hol"
lande , et soiiit gaiement de la ville par la porte
qui donnait sur ce que l'on nomme à présent
Broad- Way ( i ) , sonnant , comme à l'ordinaire ,
une fanfare d'adieu qui résonna, en joyeux échos,
dans les rues tortueuses de New- Amsterdam que
ne devait fdus , hélas ! égayer désormais la mâo*'
die de leur trompette £ivori !
Ce fut par une nuit sombre et orageuse que le
bon Anthony arriva à la baie ( sagement appelée
rivière d'Harlem) , qui sépare l'île de Mannahata
de la terre ferme. Le vent était fort , les élémens
en tumulte , et il n'existait pas de Caron <k^nt la
barque pût transporter l'aventureux sonneur de
trompette de l'autre côté de l'eau ; il exhala son
humeur pendant quelques instans sur la rive,
comme une ame impatiente , puis se rappelant
l'urgence de sa mission , il étreignit tendrement
sa bouteille de grès ; et , puisant dans cet embras-
senient le courage de jurer qu'il traverserait la
(i) La grande route.
LIVRE VII, CHAPITRE Vfl. !l5f
rivière en dépit du diable, il se plongea hardi-^
ment dans les flots ! Infortune Anthony! A peine
était-il parvenu , en battant les vagues, jusqu'à la
mmtié de sa course , qu'on le vit lutter avec vio-
lence comme s'il eût été aux prises avec l'esprit
des eaux , mettre par instinct sa trompette à sa
bouche , et , produisant une épouvantable son ,
s'enfoncer pour janiais dans Fabîme.
Le bruit effrayant de sa trompette, comme
celui du cornet d'ivoire du fameux paladin Ro-
land au moment où il expirait dans le champ glo-
rieux de Roncevaux , résonna au loin dans la
campagne , et alarma les habitans du voisinage , qui
accoururent étonnés suï* la plage. Là un vieux
citadin célèbre pour sa véracité , et qui avait été
témoin du fait, leur raconta la mélancolique
aventure , en y joignant l'effrayante circonstance
(à laquelle j'hésite d'ajouter foi) , quïï avait vu
le diable sous la forme d^une énorme anguille de
mer saisir le courageux Anthony par la jambe et
l'entraîner sous les flots ; ce qu'il y a de certain y.
c'est que cet endroit , ainsi que le promontoire
qui y touche , a tx^ujours été appelé depuis Spi-
king Devil (i). L'ombre errante de l'infortuné
(i) La pointe du diable.
d52 HISTOJRE DE NfiW-YQRK^
Anthony haate eDCore lés solitudes avoisinahtes,
et les habitans ont souvent entendu, par une nuit
orageuse, les sonâ de saî trompette se melier
aux mugissemens de la tempête. Jamais per-^
sonne ne tente de traverser la baie quand la nuit
(est tombée ; on y a même construit un pont pour
empêcher à l'avenir d'au^i tristes accidens ; et ,
quant aux anguilles de mer , on les a dans une
telle horreur , qu'aucun véritable Hollandais ai-
mant le bon poisson et haïssant le diable y ne les
admet sur s^ table.
Telle fut la fin d'Anthony Van - Corlear ,^
homme qui méritait un meilleur sort. Il mena
jusqu'au jour de sa mort la joyeuse vie d'un
véiitable luron ; mjais quoiqu'il n'eût jamais été
marié , il n'çn laissa pas moins deux ou trois dou^
zainçs d'enfans dans différens endroits du pays ,
tous gros gaillards, tapageurs et vantards, de qui
descend, si l'on doit en croire les légendes (et dies
ne sont pa$ sujettes à mentir) , l'innombrable race
d'écriya^ers qui peuplent et défendent ce pays,
e( aç font Ubéralement payer par le peuple pour
le tenir dans ]m état constant d'alarme et de mi-
sèi*e. Plût à Pieu qu'ils eussent hérité du mérite
de leur célèbre aïeul aussi bien que de sa vigou-
reuse embouchure !
La nouvelle de cette tei:ribl^ catastrophe porta
LIVRE VU, CHAPITRE Vil. fi53
un coup plus cruel à Pâme de Pierre St^yvesant ,
que l'invasion de New- Amsterdam elle-même.
Elle se fit impitoyablement jour jusqu'à ces se-
crètes avenues du cœur où se nourrissent les plus
douces et les plus chaudes affections , ainsi qu'uii
pèlerin égaré , tandis que le vent de la tempête
siffle sur sa tête ^ et que la nuit jette autour de lu^
son voile noir et lugubre, contemple étendu, froid
et sans vie , le chien fidèle qui , seul compagnon de
son voyage , avait partagé son repas solitaire et si
souvent léché sa main aveC une huiîiblé recon-
naissance y ainsi le généreux héros des Manhat-
toés pleure sur la ûh prématurée de son fidèle
Anthony , de ce modeste compagnon de tous ses
pas , dont l'honnête gaieté avait allégé pour lui
tant d'heures longues et pénibles , et qui l'avait
suivi avec autant de loyauté que d'affection à tra-
vers mille affreux périls : il était disparu !..• dis-^
paru pour jamais! et cela, au moment même où
tant de misérables poltrons abandonnaient le maU
heureux Stuy vesant ! O bravç Kerre ! c^est bien
alors que tu dûs fidre preuve de courage ! et c'est
alors en effet que tu méritas le mieux le titré de
Pierre Forte-Tête !
La clarté du jour avsiit dissipé depuis loii^
temps les horreurs de la nuit orageuse , tout ce-
pendant était encore triste et nébuleux j Apollohy
s 54 HISTOIRE DE NEW- YORK.
naguère si radieux , se cachait maintenant der-
rière de sombres nuages , paraissant de temps en
temps à la dérobée comme s'il eût désiré et craint
à la fois de voir ce qui se passait dans sa ville fe-
vorite. Le jour critique était arrivé où le grand
Pierre devait faire une réponse à la sommation de
Tennemi. Déjà il était enfermé avec son conseil
privé , et, assis d'un air sombre, tantôt il méditait
sur le sort de son trompette favori , et tantôt il
écumait de rage en songeant à Tinsoleuce de ses
lâches boui^mestres. Pendant qu'il était dans cet
état d'irritation , un courrier envoyé par Win-
throp, rusé gouverneur du Connecticut, lui
apporta , en toute hâte , le conseil aussi amical que
désintéressé de rendre la province ; grossissant ,
pour l'y rendre , les dangers et les désastres
auxquels un refus l'exposerait. Le moment était
bien choisi pour se mêler de donner d'oiBcieux
avisa un homme qui, dans le cours de sa vie en-
tière , n'avait écouté ceux de personne ! Le vieux
mais indomptable gouverneur se mit à arpenter
la chambre avec une violence qui fit trembler de
crainte ses conseillers , et à maudire la rigueur
de son sort qui le livrait constamment en butte à
des sujets Êictieux et à de perfides donneurs d'avis.
Les oiEcieux bourgmestres , qui se tenaient
sans cesse aux aguets , et qui avaient appris l'arri-
LIVRE VII, CHAPITRE VII. a55
vée lies mystérieuses dépêches, saisirent préci-
sément cet instant malencontreux pour entrer
résolument en corps dans rassemblée , suivis d'une
légion de schepensetde mangeurs de grenouilles^
et demandèrent brusquement communication de
la lettre. Etre ainsi assailli par ce qu'il jugeait une
misérable canaille , et cela au moment où l'irri-
tation que lui causaient les affaires du dehors était
à son comble , c'en était beaucoup trop pour le
colérique Pierre, Il déchira la lettre en mille mor-
ceaux (i), les jeta au nex du bourgmestre qui
était le plus près de lui , cassa sa pipe sur la tête
d'un autre , assomma de son crachoir un pauvre
diable à l'instant où il s'empressait de gagner la
porte , et enfin prorogea indéfiniment l'assemblée
en culbutant ses membres du haut en bas des
escaliers à coups de jambe de bois.
Aussitôt que les bourgmestres furent revenus
de la confusion où les avait jetés cette soudaine
retraite, et qu'ils . eurent pris un peu de temps
pour respirer , ils protestèrent contre la conduite
du gouverneur, qu'ils n'hésitèrent pas à nommer
tyrannique, inconstitutionnelle, et même tant soit
peu irrespectueuse. Ils convoquèrent une assem-
(i) Smith's hist, of New-York.
u56 HISTOIRE DE NEW-YORK.
blée publique oh ils lurent la protestation , et ,
adi^ssant au peuple un discours ferme et réfléchi ,
peignirent avec les couleurs et l'exagération con-
venables un tableau complet de la conduite des-
potique et vindicative du gouverneur , déclarant
que , quant k eux , ils ne s'embairassaient pas le
moins au monde d'avoir été frottés et étrillés par
la bûche qui servait de jambe à son excellence ,
mais qu'ils souffraient seulemeiit pour la dignité
du peuple souverain ainâ grossièrement insulté
par l'outrage commis ekivers ses repr^entans. Là
dernière partie de cette harangue produisit un
effet d'autant plus violent- sur la sensibilité des
auditeurs, qu'elle attaquait directement cette dé-
licatesse de sentiment et ce soupçonneux orgueil
de caractère que possède la vraie populace , qui ^
tout en pouvant supporter les injujres sans mur-
murer, n'en est pas moins étonnamment jalouse
de sa suprême dignité. On ne sait pas même jus-
qu'où leur ressentiment contre le redoutable Pierre
eût pu les porter, si ces lurons à bonnets gras
n'eussent pas redouté un peu plus leur opiniâtre
vieux gouverneur , qu'ils ne redoutaient sairtf
Nicolas , les Anglais , ou le diable lui-même.
V /
LIVRE VII, CHAPITRE VIII. 267
CHAPITRE VIII.
Comment Pierre Stiiyvesant dëfendit , pendant plusieurs jours, la
ville de New- Amsterdam par la seule force de sa tête.
La crise où se présente en ce moment notre
histoire offre un spectacle à la fois sublime et mé-
lancolique. Qu'on se figure une illustre et véné-
rable petite cité, la métropole d'une immense
étendue de pays inhabité, ayant pour garnison
une puissante armée d'orateurs , de présidens , de
commissaires, de bourgmestres, de schepens et
de vieilles femmes, gouvernée par un brave et
déterminé soldat , fortifiée par des batteries de
terre , des palissades et des arrêtés , bloquée par
mer , assiégée par terre , et menacée au dehors
d'une effroyable ruine , tandis que son sein est
déchiré par des factions et des commotions intes-
tines..» et qu'on me dise si jamais plume d'histo-
rien eut à tracer une page plus désastreuse ! à
moins que ce soient peut-être les querelles qui
divisèrent les IsraéHtes pendant le siège de Jéru-
salem , où les partis opposés se coupaient la goi^e
pendant que les légions victorieuses de Titus ren-
11. 17
a 58 HISTOIRE DB NEW^YORK.
versaient les murailles, et portaient le fer et le
feu dans le temple jusqu'au fond du sanctum
sanctorum.
Le gouverneur Stuyvesant 5 après avoir, comme
je l'ai déjà dit , mis victorieusement son grand
conseil en déroute , et s'être ainsi délivré d'une
multitude de donneurs d'avis, envoya aux chefs
de l'armée ennemie une réponse catégorique dans
laquelle il soutenait les droits et les titres de leurs
hautes puissances les membres des états généraux
à la possession de la province de Mannahata , et
où , se fiant en la légitimité de sa cause , il portait
un défi à toute la nation britannique.
Mon impatience de tirer mes lecteurs et moi
de ces scènes désastreuses m'empêche de donner
la copie entière de cette épître courageuse , qui
finissait dans ces termes à In fois fermes et af-
fectionnés :
a Quant aux menaces qui servent de conclusion
m à votre lettre , nous n'avons rien à y répondre
Qi sinon que nous ne craignons rien que ce que
a Dieu (qui eétt aussi juste que miséricordieux)
(i voudra nous infliger ; toutes choses étant à sa
a bienveillante disposition , il peut aussi bien nous
<( j^éserver avec une chétive armée qu'avec une
« grande , ce qui feit que nous vous souhaitons bon-
ce heur et prospérité , et que nous vous recomman-
LIVRE VII, CHAPITRE YIII. 25g
(( dons à sa protection . De vos seigneuries le très-
« humble et affectionné serviteur et ami.
« P. StUY VESANT. »
Ayant ainsi résolument jeté le gant y le brave
Pierre mit une paire de pistolets d'arçon dans sa
ceinture , attacha une immense poire à poudre à
son côté y fourra sa bonne jambe dans une botte
à la hessoise, et, campant sou redoutable petit cha-
peau militaire sur le sommet de sa tête , il se mit
à marcher fièrement de long eu large devant la
porte de sa maison , déterminé à défendre jusqu'à
la fin sa cité bien-aimée.
Tandis que ces afOigeans débats et ces cruelles
dissensions avaient lieu dans la malheureuse ville
de New -Amsterdam, et que son digne mais in-
fortuné gouverneur rédigeait la lettre que je viens
de citer , les commandans anglais ne restaient pas
oisi&. Ils avaient des agens qui s'occupaient secrè-
tement à fomenter des troubles et à exciter les
craintes et les clameurs de la populace; ils firent
en outre circuler de tous côtés dans le voisinage
une proclamation dans laquelle étaient reproduits
les termes déjà employés dans leur sommation ,
trompant ainsi les confîans Hollandais par les pro-
messes le$ plus astucieuses et les plus séduisantes.
17-
260 HISTOIRE DE NEW-YORK.
•
Chaque homme qui se soumettrait volontairement
à l'autorité de sa majesté britannique devait res-
ter en paisible possession de sa maison , de sa
femme , et du jardin 011 il cultivait ses choux. On
lui permettrait de fumer sa pipe , de parler hollan-
dais j de porter autant de culottes qu'il voudrait , et
d'importer de Hollande des briques, des tuiles
et des cruches de grès , au lieu de les febriqûer
dans le pays. On ne les forcerait sous aucun pré-
texte à apprendi'e l'anglais, ni à compter autre-
ment que sur leurs doigts ou avec de la craie sur
la forme de leurs chapeaux , usage que les paysans
hollandais observent encore aujourd'hui. Chaque
homme aurait la permission d'hériter tranquille-
ment du chapeau , de l'habit , des boucles de sou-
liers , de la pipe et autres apanages personnels de
son père ; on n'obligerait personne à se conformer
aux perfectionnemens , inventions ou innovations
modernes , mais on permettrait à tous , au con-
traire , de bâtir leurs maisons , de conduire leur
commerce , de diriger leurs fermes , d élever leurs
cochons et leurs enfans , précisément à la manière
dont leurs ancêtres l'avaient fiiit de temps immé-
morial. Ils auraient enfin tous les avantages de la
Uberté du commerce et ne seraient contraints à
reconnaître dans le calendrier aucun autre saint
que saint Nicolas, qui serait considéré par la suite,
LIVRE VU, CHAPITRE VIII. 26 1
ainsi qu'il l'avait toujours été , comme le saint pro-
tecteur de la ville.
Ces conditions , comme on peut le supposer, pa*
rurent trèssatisfiiisantes aux habitans, qui avaient
une grande disposition à jouir tranquillement de
leur propriété et une aversion extraordinaire pour
s'engager dans une contestation où il n'y avait
guère à gagner que l'honneur et les étrivières ,
deux choses dont la première leur insj^rait une
philosophique indifférence, et l'autre une com-
plète antipathie. Les Anglais réussirent donc,
par ces insidieux moyens , à aliéner la confiance
de la populace , et à détruire son affection pour
son brave vieux gouverneur, qu'elle considérait
comme obstinément déterminé à l'entraîner dans
d'afïreuses calamités ; et l'on n'hésita plus à dire
librement son opinion et à le maudire hautement. ..
quand il avait le dos tourné.
Comme une immense baleine qui ^ quoique as-
saillie et battue par les flots écumeux et mugis-
sans , poursuit imperturbablement sa course , et,
dominant l'abîme , sent décupler , par la tempête
qui la soulève, la violence dont elle fait jaillir
l'eau dans les airs ; ainsi l'inflexible Pierre pour-
suit sans chanceler la carrière qu'il s'est tracée, et
s'élève au-dessus des clameurs de la populace qu'il
dédaigne.
a6a HISTOIRE de new-york.
Mais quand les guerriers anglais virent , par le
style de sa réponse , qu'il mettait leur poutoir au
défi^ ils dépêchèrent des officiers recruteurs à Ja-
maica , à Jéricho > à Kinive , à Quag , à Palchc^ ,
et autres villes de Long - Island ^ que l'immoitel
Stoffel Brinkerhoff avait jadis subjuguées, exci-
tant la Vaillante progéniture des petits hommes
qui avaient autrefois illustré ce pays à assiéga^ par
terre la ville de New-Amsterdam , pendant que
les vaisseaux ennemis faisaient d'imposans prépa-
ratifs pour livrer l'assaut du c^é de la mer.
Les rues de New-AmsteinJam offraient alors
uûe scène d'horreur et de consternation. Ce fut
en vain que le brave Stuy vesant ordonna aux ci-
toyens de s'armer et de se réunir sur k place du
marché. Le parti entier des pipes courtes s'était ,
dans le cours d'une seule nuit, changé en véri-
tables vieilles femmes. Métamorphose qli'on ne
peut comparer qu'aux prodiges que Tite-Live
nous dit être arrivés à Rome à l'approche d'Anni-
bal , où l'on vit les statues suer de fi^yeur , les
chèvres se transformer en moutons , et les coqs ,
changés en poules, courir gloussant dans les rues.
Le malheureux Pierre, harassé, menacé au
dehors et tourmenté au dedans , harcelé par les
bourgmestres et hué par la canaille , s'empor-
tait , grondait et rugissait comme un ours furieux
LIVRE VII, CHAPITRE VIII. «lôS
lié à un poteau et déchiré par une légion de misé-
rables chiens. Voyant cependant que tout essai
ultéiieur pour défendre la ville sa^it désormais
inutile, et apprenant qu'une irruption de troupes
et d'habitans des frontières était prête à Paccabler
du coté de l'est, force lui fut enfin, en dépit de
son cœur orgueilleux , qui se gonflait de- rage jus-
qu'à l'étouffer , de consentir à un traité de reddi-
tion.
Les mots ne peuvent exprimer les transports
du peuple en apprenant cette agitable nouvelle. Il
n'eût pas pu s'abandonner à plus de joie s'il eût
obtenu une victoire sur ses ennemis. Les i^ies ré-
sonnèrent d'acclamations, les habitans élevèrent
jusqu'aux nues leur gouTcmeur, qu'ils appelaient
le père du peuple et le sauveur du pays ; ils s'as-
semblèrent en foule devant sa maison pour témoi-
gner leur reconnaissance , et furent dix fois plus
bruyans dans leurs applaudissemens que lorsqu'il
était revenu brillant de gloire de la fameuse coti-
quéte du fort Christina . Mais Pierre , indigné et
furieux , ferma portes et fenêtres ^ et se réfugia
dans l'endroit le |^us reculé de son logis , pour
échapper aux ignobles réjouissances de la popu-
lace.
Pai' suite de ce consentement du gouverneur, les
assiégeans demandèrent une confér^Qce pour trai.
264 UISTOIBE DE NEW- YORK.
ter des termes de la reddition. En conséquence ,
on nomma des deux côtés une commission de six
membres, et le 27 août i664, une capitulation
très-£ivorable à la province et grandement hono-
rable pour Pierre Stuy vesant , fut accordée par
l'ennemi qui avait cohçu une haute opinion de la
valeur des Manhattœs , ainsi que de la magnanir
mité et de la prudence incomparables de leur gou-
verneur.
Il ne s'agissait plus que d'une chose, c'était de
lui fidre ratifier #t signer les articles de la reddition.
Quand les commissaires se présentèrent respec-
tueusement devant lui à ce sujet , ils furent reçus
par le vaillant vieux guerrier avec la politesse la
plus froide et la plus ironique. 11 avait mis de côté
ses vêtemex^ miUtaires, une robe de chambre
d'indienne enveloppait ses membres nerveux , un
bonnet de laine rouge ombrageait son front me-
naçant , et une barbe grise, qui n'avait pas été &ite
depuis trois jours, ajoutait encore à l'aspect ef-
frayant de son visage. 11 saisit trois fois l'espèce
d'allumette qui lui servait de plume, et essaya de
signer l'abominable papier ; il grinça trois fois des
dents et fit une plus horrible grimace que s'il lui
eut fallu avaler une dose de rhubarbe , de séné et
d'ipécacuanha ; enfin il la jeta loin de lui , saisit
son épée à poignée de cuivre , la tira du fourreau ,
LIVRE VII, CHAPITRE VIII. ^65
et j ura par saint Nicolas qu'il mouirait plutôt que
de céder à aucune puissance sous la calotte des
cieux.
Ce fut en vain que l'on essaya d'ébranler cette
ferme résolution; menaces ^ remontrances, in-,
jures, furent inutilement épuisées. Pendant deux
jours entiers la maison du vaillant Pierre fut as-
siégée par les clameurs de la populace , et pendant
deux jours entiers il demeura inébranlable dans
le courageux refus de ratifier la capitulation.
Enfijile peuple, voyant que des moyens vio-
lens ne disaient que provoquer une opposition plus
déterminée, songea heureusement à un humble
expédient au moyen duquel la colère du gouver-
neur pouvait être calmée et sa détermination vain-
cue. Une triste et solennelle procession , ayant à
sa tête les bourgmestres et les schepens , et suivie
par la populace, s'avança lentement, et en portant
la capitulation, vers la maison du gouverneur. Là,
le vieux héros fut trouvé grimpé, comme un
géant , au haut de sa tour , ses portes fortement
barricadées , et lui-même vêtu en grand uniforme,
le chapeau retape sur l'oreille , et posté fièrement
à la fenêtre de son grenier avec une espingole sur
l'épaule.
11 y avait dans cette formidable attitude quelque
chose qui frappa le rebut de la canaille elle-même
'à66 histoire de NEW-YORK.
(le respect et d'admiration. Cette populace brail*
larde ne put pas ne pas réfléchir avec humiliation
à la pusillanimité de sa conduite , en voyant son
hardi mais abandonné vieux gouverneur ainsi
fidèle à son poste , et sans hésitation quoique sans
espoir, résolu à défendre jusqu'à la fin son ingrate
cité. Cette contrition c^ndant fut bientôt noyée
sous le flot grossissant des alarmes pubtiques.
Les citoyens se rangèrent en cercle devant la
maison , ôtant respectueusement leurs chapeaux ;
puis lebourgmestre Roerback, qui était du nombre
de ces orateurs populaires cités par Salluste pour
être plus bavards qu'éloquens, s'avança, etadressa
au gouverneur un discours de trois heures , dans
lequel il lui détaillait , dans les termes les plus
pathétiques, la déplorable situation de la pro-
vince y le pressant , par une constante répétition
des mêmes argumens , de signa: la capitulation.
Le puissant Pierre le regardait de la petite lu-
carne de son grenier, et garddt un morne silence.
De temps ea temps son œil se promenait sur la
multitude environnante , et un grincement de
rage, sanblable à celui d'un dogue en colère, con-*
tractait son visage redoutable. Mais quoique ce fût
un homme d'une indomptable vigueur , quoiqu^l
eût le coeur aussi gros qu'un bœuf, et que la du-
reté de sa tête eût feit honte au diamstnt , ce n'était
LJVBE VU, CHAJPrXHE Vlll. aG^f
après tout qu'un simple Inortel. Epuisé par ces
oppositions répétées , par cette éternelle harangue ,
et s'apercevant qu'à moins qu'il ne cédât , les ha-
bitans suivraient leur volonté , ou plutôt leurs
craintes , sans attendre son consentement , il leur
ordonna avec humeur de lui hisser le papier , ce
à quoi on procéda en le lui tendant au bout d'une
p. rche j grifibnnant alc»*s son nom au bas de la
page, il les anathématisa comme une troupe de
lâches mutins et de poltrons dégénérés ; puis leur
jetant la capitulation à la tête , il ferma sa fenêtre
avec fracas , et on l'entendit dégringoler les ^ca-
llers avec la plus violente indignation. Les sup-
plians prirent incontinent leurs jambes à leur cou ^
et les bourgmestres eux-mêmes ne furent pas les
derniers à évacuer la place y de peur que le ro-
buste Pierre ne sortît de son antre pour les gra-
tifier de quelque désagréable témoignage de son
mécontentement.
Trois heures après la reddition , une légion de
guerriers anglais , mangeurs de beefstaek , se ré -
-pandit dans New- Amsterdam , prenant possession
du fort et des batteries. Op put entendre alors de
tous côtés le bruit des marteaux des vieux bour-
geois hotlatidais qui clouaient portes et fenêtres,
pour protéger leurs femmes coûtt^ <ses barbares
furieux qu'ils regardaient , dans un triste silence ,
^68 HISTOIRE DB NEW-YORK.
•
des feiiétixîs de leurs gi'eniers , pendant qu'ils
marcbaient oi^ueilleusement dans les rues.
Ce fut ainsi que le colonel Richard Nichob ,
commandant des forces britanniques, entra en pair
sible possession du pays conquis , comme locum
tenens du duc d'York. La victoire ne fut suivie
d'aucun autre outrage que le changement de
nom de la province et de la métropole , qui fut
nommée New- York , nom qu'elle a conservé jus-
qu'à présent. Leshahitans eurent , suivant le traité,
la permission de rester tranquillement en posses-
sion de leurs propriétés. Mais leur horreur pour
la nation britannique devint telle, qu'il fut una-
nimement décidé , dans une assemblée secrète des
principaux citoyens , de ne jamais demander à
dîner à aucun de leurs conquérans.
CHAPITRE IX.
Contenant la retraite honorable et la mort de Pierre Stuy vesant.
Me voici arrivé au terme de cette grande en-
treprise historique ; mais , avant que je dépose ma
plume fatiguée , il me reste encore un pieux de-
LIVRE VII, CHAPITRE IX. 269.
voir à accomplir. Si parmi le nombre des lecteurs
qui poun'ont parcourir ce livre , il se trouvait par
hasard quelqu'une de ces âmes véritablement
nobles , qui s'animent d'un feu céleste à l'histoire
de l'homme généreux et brave, elles sont néces-
sairement impatientes de connaître le sort du vail-
lant Pierre Stuy vesant , et je ferais beaucoup plus ,
je l'avoue , pour satisfaire une seule ame de cette
trempe, que pour complaire à la froide curiosité
de toute une académie.
Le fougueux gouverneur n'eut pas plus tôt signé
les aiiicles de la capitulation , que déterminé à ne
pas être témoin de l'humiUation de sa cité chérie,
il lui tourna les talons, et se retira, en murmurant,
à son bouwery (ou maison de campagne) , situé à
environ deux milles de la ville où il passa le reste
de ses jours dans une solitude patriarcale. Il
jouit là de cette tranquillité d'esprit qu'il n'avait
jamais connue au milieu des soucis accablans du
gouvernement, et goûta les douceurs d'une auto-
rité absolue et incontestée ; bonheur que ses sujets
&ctieux avaient si souvent troublé par l'opiniâtreté
de leur opposition.
Aucunes sollicitations ne purent jamais le déci-
der à retourner à la ville, loin de là, il voulut
toujours que son grand fauteuil fût placé le dos
tourné à la fenêtre qui donnait de ce côté , j usqu'à
270 HISTOIRE DE NEW-YORK.
ce qu'un épais bosquet d'arbres, plantes par lui,
eût formé, en grandissant, un rideau qui la cachât
à sa vue. Il déclamait sans cesse contre les inno*
vations et les améliorations , ou plutôt contre ce
qu'il appelait les dégénérations introduites par ks
vainqueurs. 11 défendit qu'on proférât jamais dans
sa Ëimille un seul mot dans leur odieux langage,
défense à laquelle on se soumit d'autant plus &ci-
lement qu'il n'y avait pas une personne dans sa
maison qui pût parler une autre langue que le hA-
landais; et il alla même jusqu'à faire abattre une
belle avenue devant sa maison , parce les arbres
qui la formaient étaient des cerisiers d'Angleterre.
La vigilance continuelle qui le distinguait quand
il avait une vaste province à gouveruer se dé-
ployait alors avec un égale vigueur , quoique dans
des limites plus étroites. Il faisait soigneusement la
ronde autour de son petit territoire , repoussait
chaque usurpation avec une intrépide vivacité;
punissait les larcins qu'on se peimettait dans son
verger et dans sa basse-cour , avec une sévérité
inflexible, et menait (K)mpeusement en fourrière
les vaches et les cochons qui rôdaient sur sa pro-
priété. Mais ses portes étaient toujours ouvertes
au voisin indigent, à l'étranger sans amis, au
voyageur fatigué, et son vaste foyer, emWème de
^n cœur brûlant et généreux , était toujours prêt
LIVflK Vil, GHA.PITK£ fX. 27 1
à les recevoir et à les héberger. Je dois avouer ,
cependant , qu'il y avait une exception à cette
règle toutes les fois que l'infortuné suppliant se
trouvait être un Anglais ou un Yankee y car, quoi*
qu'il tendît à ceux-ci une main secourable, on ne
put jamais l'amener à exercer envei's eux les de-
voirs de l'hospitalité; et même, si, par aventure,
quelque marchand ambulant du pays de l'est s'ar-
rêtait à sa porte avec une charrette chargée de pots
d'étain et de jattes de bois, le furieux Pierre s'é-
lançait de sa retraite comme un géant de son châ-
teau , et faisait un si abominable tintamarre parmi
les cruches et la poterie, que le malheui*eux mar--
chand avait bientôt pris la finite.
Son uniforme complet, que la brosse avait usé
jusqu'à la corde, était soigneusement accroché
dans la chambre de parade , et mis régulièrement
à l'air le pranier jour de chaque mois ; son cha-
peau retapé et sa fidèle épée , suspendus dans un
triste repos sur le manteau de la cheminée du
parloir, semblaient servir de support au portrait
en pied du fameux amiral Von-Tronap. 11 main-
tenait une stiicte discipline et un gouvernement
despotique parfaitement organisé dans son em-
pire domestique. Mais quoique sa propre volcmté
fût la loi suprême , il n'avait cep(œdant pour but
que le bien de ses sujets , il s'occupait non-seu-
l'J'à HISTOIRE DE NEW- YORK.
lement de leur bien-être actuel , mais aussi de
leurs moeurs , et de leur bonheur futur, car il ne
leur épargnait pas les exhortations, et nul ne pou-
vait se plaindre qu'au besoin il se montrât jamais
chiche d'une correction salutaire.
Ces bonnes vieilles fêtes consacrées en Hol-
lande , ces épanchemens périodiques où se com-
plaisent les cœiu^ reconnaissans et démonstratif,
mais qui tombent maintenant en oubli chez nos
compatriotes, étaient fidèlement observées dans
la maison du gouverneur Stuy vesant. Le premier
jour de l'année était célébré par des marques
d'une grande UbéraUté , par des repas joyeux et
des félicitations affectueuses ; le cœur se dilatait
alors dans les plaisirs d'une table abondamment
servie où régnaient la liberté, la famiUarité et
cette gaieté fille de l'abondance , inconnue dans
nos jours corrompus à force de civilisation. Pâ-
ques et la Pentecôte étaient scrupuleusement ob-
servés dans ses domaines , jet on n'y laissait point
passer le jour de saint Nicolas sans se feire des
présens , accrocher le bas à la cheminée , et ac -
comphr enfin toutes les cérémonies consacrées.
Une fois l'an , le premier d'avril , Pierre était
dans l'usage de s'habiller en grand uniforme , en
commémoration de son entrée triomphante à New-
Amsterdiim après la conquête de la Nouvelle-
LIVRE VII, CHAPITRE IX. U^S
Suède. Ce jour était une espèce de saturnale
parmi les domestiques; ils s'y croyaient libres,
en quelque sorte , de dire tout ce qui leur plaisait
car on observait toujours qu'à cet anniversaire
leur maître, tout-à-feit déridé, devenait excessi-
vement plaisant et jovial. Il envoyait alors ses
vieux nègres à tête grise chercher du lait de pigeon,
pour poisson d'avril, et aucun d'eux ne manquait
à s^y laisser prendre pour complaire au badinage
du vieux patron comme il convient à un servi-
teur fidèle et bien discipliné. C'était ainsi qu'il
régnait heureux et paisible dans ses terres , n'in-
sultant personne, n'enviant personne, sans être
molesté au dehors ni tourmenté dans l'intérieur
de sa famille , et les puissans monarques de la
terre , qui cherchent vainement à maintenir la
paix et à augmenter la prospérité pubhque au
moyen de la guerre et de la désolation , auraient
bien feit de faire un voyage à la petite île de Man-
nahata , pour y prendre une leçon de gouverne-
ment dans l'intérieur de la famille de Pierre Stuy-
vesant.
Avec le temps néanmoins le vieux gouverneur,
comme tout autre enfant des hommes , commença
à montrer des marques évidentes de dépérisse-
ment ; semblable au vieux chêne qui , aprèjj
avoir long-temps bravé la fureur des élémens
II* i8
a74 HISTOIBE DE WEW-YORK.
sans que ses gigantesques propoitions en soient
altérées, commence pourtant à s'ébi*anler et à
gémir sous les coups de l'aquilon , le vaillant
Pierre, tout en conservant encore le port et l'ap-
parence qu'il avait aux jours de ses chevaleres-
ques exploits y ployait enfin sous le poids de l'âge
et des infirmités , mais son cœur , forteresse iné*
branlable y triomphait encore dans toute son im-
mutabilité. Il écoutait avec une avidité sans égale
le récit des batailles entre les Anglais et les Hol-
landais. Ses palpitations redoublaient toutes les
fois qu'on lui parlait des victoires de Ruy ter ; mais
quand la fortune favorisait les Anglais, on voyait
ses soui*cils se froncer et ses traits s'obscurcir. Un
certain jour enfin , qu'après avoir fumé sa quin-
zième pipe, il s'était endormi après dîner dans
son Êiuteuil , conquérant en rêve toute la nation
britannique , il fut soudainement réveillé par le
son des cloches , le l'oulement des tambours et le
bruit du canon , qui mirent tout son sang en fer-^
mentation ; mais quand il eut appris que toutes
ces réjouissances se faisaient en l'honneur de la
grande victoire remportée sur le brave Ruyter et
Von-Tromp le jeune, par les flottes anglaise et
française réunies f il en fut tellement accablé,
qu'il se mit au lit , et fut en moins de trois jours
conduit aux portes de la mort par un violent co^-
LIVRE VH, CHAPITRE IX. ayj
lera - morbus ! Mais à cette extrémité même il
déploya encore l'esprit indomptable de Pierre
Forte-Tête, car il se défendit avec la plus inflexible
obstination jusqu'au dernier soupir, contre une
armée entière de vieilles femmes qui étaient achar.
nées à chasser l'ennemi de ses entrailles , d'après
le mode dé défense employé en Hollande, en
inondant le lieu du mal avec force décoctions de
camomille naêlées d'huile d'amandes douces.
Tandis qu'il gisait ainsi, luttant contre sa pro-
chaine dissolution, il apprit que le brave Ruy-
ter n'avait souffert que peu de pertes , qu'il avait
fait une belle retraite , et qu'il se proposait de se
mesurer encore une fois avec l'ennemi ; les yeux
éteints du vieux guerrier, s'allumèrent à ces mots,
il se souleva sur son lit j un éclair de feu martial
éclaira son visage; il serra sa main flétrie comme
s'il eût cru saisir cette épée qu'il agitait en triom-
phe devant les murs de Christina , et , au milieu
d'une convulsion où l'expression de sa figure gri-
maçait la joie , il retomba sur son oreiller, et ex-
pira.
Ainsi mourut Pierre Stuy vesant , vaillant sol-
dat , sujet loyal , gouverneur vertueux et honnête
Hollandais , à qui il ne manqua que quelques em-
pires à ravager pour être immortalisé comme uii
héixw!
i8.
'JLjG niSTOIRK DE NEW-YORK.
Ses funérailles furent célébrées avec la plus
grande pompe et la plus grande solennité. Les
habitans de la ville la désertèrent pour accourir
en foule rendre les derniers devoirs à leur bon
vieux gouverneur; toutes ses bonnes qualités re-
vinrent subitement à leur mémoire^ tandis que
le souvenir de ses faiblesses et de ses fautes expi-
rait avec lui. Les anciens bourgeois se disputaient
à qui aurait le privilège de porter les coins du
drap mortuaire , la populace s'efforçait d'appro-
cher le plus près possible de la bierre, et le triste
cortège était suivi par un grand nombre de vieux
nègres à tête grise , qui avaient vécu pendant la
plus grande partie du siècle sous le toit hospita-
lier du maître qu'ils escortaient pour la dernière
fois.
Le peuple, abattu et désolé, s'attroupa autour de
la tombe, chacun conservant, dans l'amertume
de son cœur , le souvenir des vertus courageuses,
des services signalés et des exploits guerriers du
brave et digne vieillard, chacun se reprochant
secrètement son opposition factieuse au gouver-
nement d'un si vaillant chef, et on vit maint an-
cien bourgeois, dont la figure phlegmatique ne
s'éiait jamais attendrie, dont les yeux ne s'é
taient jamais mouillés , exhaler tristement la
fumée de sa pipe , et pendant qu'une grosse larme
LIVRE VII, CHAPITRE IX. 277
coulait le long de sa joue , articuler avec un
accent affectionné et un mouvement de tête
mélancolique : Eh bien ! Pierre Forte - Tête est
donc mort à la fin !
Ses restes furent déposés dans le caveau de sa
famille, sous la chapelle qu'il avait pieusement
élevée sur sa propriété , et qu'il avait dédiée à saint
Nicolas. Cette chapelle était construite sur la place
même qu'occupe aujourd'hui l'église Saint-Marc ,
où l'on peut voir encore son tombeau. Sa maison
de campagne, ou bouwery, comme on l'appe-
lait , est toujours restée en la possession de ses des-
cendans, qui, par la constante intégrité de leur
conduite et la stricte obsei-vation des usages et des
coutumes du bon vieux temps , se sont montrés
dignes de leur illustre ancêtre. Souvent la ferme
a été hantée pendant la nuil, par d'enlreprenaiis
chercheurs d'argent , qui creusaient la terre, dans
l'espoir d'y découvrir les pots pleins d'or qu'on
disait y avoir été enterrés par le vieux gouver-
neur, mais je ne sache pas qu'aucun d'eux ait
jamais été enrichi par ses recherches ; et quel est
celui de mes compatriotes qui ne se rappelle pas
que dans les maUcieux jours de son enfance, il
regardait comme un grand exploit d'aller les di-
manches , après dîner , piller le verger de Stuy-
vesant.
uyS HISTOIRE DE NEW-YORK,
On peut encore voir certains souvenirs de l'im-
mortel Pierre dans cette demeure de famille.
Son air menaçant et guerrier respire encore dans
son portrait en pied, suspendu à la muraille du
parloir y son chapeau à trois cornes et son ëpée y
sont encore accrochés dans la chambre de parade,
son haut-de-chausses couleur de soufre a long-
temps orné la grande salle , mais il en fut retiré il
y % quelques années , par suite d'une dispute qu'il
avait occasionée entre deux nouveaux mariés^
et sa jambe de bois montée en argent est encore
conservée dans le garde-meuble , comme relique
d'un prix inestimable.
CHAPITRE X.
Réflexions de Tauteur sur ce qui a été dit.
Parmi les nombreux événemens qu'offre l'in-
téressante et authentique histoire , événemens
dont chacun paraît à son tour le plus terrible et
le plus mélancolique des événemens possibles, au-
cw ne frappe d'une manière plus cruelle et plus
désespérante que le déclin *et la chute des empires
puissans et célèbres. Quel lecteur pourrait con-
LIVRE VII, GHAPITAE X. 27g
templer sans émotion les désastreuses eatastroplies,
teraie &tal des plus grandes dynasties du monde?
Pendant que son imagination s'égare parmi les
ii.iines gigantesques des royaumes et des empres,
et signale les effrayantes convulsions qui les ont
bouleversés , Vobservateui' mélancolique sent gon-
fler péniblement son cœur à la vue des désastres
qui l'environnent. Chaque souveraineté et chaque
puî.ssance de la terire a eu tour à tour sa naissance^
ses progrès et sa fin ; chacune , après avoir saisi
le sceptre du pouvoir , est retombée dans le vide
du néant; hélas! il en fut ainsi de l'empire de
leurs hautes puissances à Mannahata , sous le règne;
paisible de Walter-l'Indécis , sous le règne turbu -
lent de William-le-Boui-ru, et enfin sous le règne
chevaleresque de Pierre Forte -Tête.
L'histoire de cette puissance est riche d'instruc-
tion , et méiûte d'être attentivement étudiée j car
ce n'est qu'en remilânt ainsi les cendres de la
gloiîeuse antiquité que le sage peut y trouver
l'étincelle qui doit FécIairer.Que le règne de Wal-
ter - l'Indécis nous prémunisse dcwic contre cette
facilité, cette sécurité confiante et cet amour pré-
somptueux du bien-être et du repos produits par
un état de paix et de prospérité. Ces dispositions
tendent à énerver une nation , à détruire la no-
Ijiesse de son caractère , à la rendre patiente à Tin^-
îiSo HISTOIRE DE NEW-YORK. •
suite et sourde à la voix de Fhonneur comme de
la justice, elles la font s'attacher aussi étroitement
à la paix qu'un paresseux s'attache à son oreiller,
aux dépens de toute considération et de tous de-
voirs imporlans; une telle indolence assure le mal
même qu'elle croit éviter , un droit cédé produit
l'usurpation d'un autre , une usurpation patiem-
ment souffeite fraie le chemin à une usurpation
nouvelle , et la nation qui , par un amour extra-
vagant de la paix , a sacrifié ainsi son honneur et
ses intérêts , sera forcée à la fin de combattre pour
son existence.
Le règne désastreux de William -le -Bourru
doit nous servir d'avertissement salutaire contre
ce mode de gouvernement capricieux et fantasque
qui agit sans système , s'appuie sur des expédiens
et des projets , et se fie à d'heureux hasards , qui
hésite , balance et se décide enfin avec la témérité
de l'ignorance et de l'imbécillité ; qui , cherchant
la popularité dans l'abaissement , caresse les pré-
jugés de la populace, et flatte son aiTOgance au
lieu de commander son respect; qui, croyant
trouver son salut dans la multipUcité des conseils,
s'égare dans un labyrinthe d'opinions et de projets
contradictoires , qui prend les délais pour la pru-
dence , la précipitation pour la fermeté , l'avarice
pour l'économie, le mouvement pour l'occupa^
LIVRE VII, CHAPITRE X. 28 I
tion , et les rodomontades pour la valeur j qui est
violent dans le conseil , présomptueux en espé-
rances , précipité dans l'entreprise , et faible dans
l'exécution ; qui forme des projets sans prévoyance,
les commence sans préparatife , les conduit sans
énergie et les termine par la confusion et la dé-
faite.
Le règne du bon Stuy vesant nous montre les
effets de la fermeté et de la résolution , même
quand elle est dépourvue d'un jugement sain , et
qu'elle est entourée d'entraves. 11 nous fait voir
combien la franchise , la probité et un noble cou-
rage , commandent le respect et assurent l'hon-
neur, lors même que le succès est impossible.
Mais en même temps il doit nous prémunir contre
le danger de croire trop promptement à la bonne
foi des autres , et d'accorder une confiance ti'op
naïve aux protestations amicales de voisins puis-
sans, qui ne se montrent jamais plus bienveiltans
que quand ils ont le plus d'envie de trahir. Enfin
il nous enseigne à faire une judicieuse attention
aux opinions et aux vœux de la majorité qui , en
temps de péril , doit être calmée et dirigée , sans
quoi la crainte même finira par amener la révolte.
Le vain bavardage de ses sujets fectieux , leurs
discours désordonnés , leurs violentes résolutions^
leurs rodomontades contre un ennemi absent , et
a8a HISTOIRE DE NEW-TORK.
leur pusillanioiitë à son approche, ^vent nous
apprendre à n'avoir que défiance et mépris pour
ces patriotes braiHards dont tout le courage est
dans la langue ; ils dcnvent nous avertir de répri-
Hier cette insolence discoureuse et dépourvue de
force réelle qui éclate trop souvent dans les asso-
ciations populaires , et qui montre la vanité plutôt
que le courage d'une nation. IL9 doivent enfin nous
prémunir contre cette disposition à nous trop vanter
de notice valeur et de nos prouesses en outrageant
un noble ennemi. La véritable grandeur d'ame
nous porte toujours à traiter un adversaire avec
la civilité la plus digne et la plus scrupuleuse ; une
conduite contraire ne fait que diminuer le méiite
de sa victoire , et ajouter à la honte de sa défidte.
Mais je ne m'arrêterai pas davantage sur la mul-
titude d'excellens exemples que l'on peut tirer des
anciennes chroniques des M anhattoes ; le lecteur
attentif découvrira aîsém^it les fils d'or mêlés au
tissu de l'histoire, fils qui sont invisibles aux yeux
ternes et endormis de l'ignorance. Mais qu'il me
soit permis, avant de terminer ces réflexions, de
signaler l'avertissement solennel qui doit résulter
pour nous d'événemens dont l'enchaînement im-
perceptible &it dériver de la prise du fort Casimir
les convulsions actuelles de notre globe.
Prête donc attention , cher letleur , à cette pal-
UYRE VII, châpit:\e X. u83
pable consequence , et ne manqua pas (surtout si
tu es roi , empereur, ou potentat quelconque) et
la recueillir précieusement dans ton coeur. Je me
flatte peu, cependant ^ que^^ mon ouvrage tombe
en de telles mains 3 je connais trop bien le soin
qu'ont les ruses ministres d'empêcher qu'aucun
livre grave et utile de l'espèce de celuirci, se ren-
contre jamais sur le chemin des malheureux mo-
narques , de peur qu'ils ne le lisent par hasard et^
n'y apprennent la sagesse.
Or donc , ce fut par la perfide surprise du fori
Casimir, que les rusés Suédois jouirent d'un
triomphe momentané , mais attirèrent sur leurs
têtes la vengeance de Pierre Stuy vesant , qui ar-
racha de leurs mains toute la NouveUe-Suède.
Par la conquête de la Nouvelle-Suède, Kerre
Stuyvesant éveilla les prétentions de lord Balti-
more, qui en appela au cabinet britannique, le-
quel subjugua toute la province de la Nouvelle -
Hollande. Par ce grand exploit l'étendue entière
de l'Amérique septentrionale, depuis la Nouvelle-
Ecosse jusqu'auî^ Florides , tomba sous l'entière
dépendance de l'Angletewe. Suivez maintenant ^^
je vous prie, les conséquences. Les colonies, jus-
qu'alors dispersées, ét^nt ainsi consolidées par leur
réunion , et n'ayant plus de colonies rivales pour
les réprimer et les tenir en respect , augmentèrent
'^84 illbTOlIlK DE NEW-YORK.
en grandeur et en puissance, jusqu'à ce que, de-
venant enfin trop fortes pour la mère- patrie , elles
secouèrent ses chaînes, et, par une glorieuse ré-
volution , se firent indépendantes. Mais la chaîne
des conséquences ne s'arrêta pas là. Le succès de
la révolution américaine produisit la sanguinaire
révolution française , qui produisit à son tour le
grand Bonaparte , fauteur de ce despotisme finan-
çais qui a jeté le monde entier dans la confusion.
Ainsi, ces grandes puissances ont été successive-
ment pu nies par leurs malencemtreuses conquêtes.
Ainsi , comme je l'ai avancé , les convulsions , les
ixîvolutions et les désastres qui accablent aujour-
d'hui l'humanité, viennent originairement de la
capture du petit fort Casimir, telle que je l'ai ra-
contée dans cette intéressante histoire.
Maintenant, digne lecteur, avant que je prenne
de toi un triste congé , qui doit , hélas ! être le der-
nier ! je souhaiterais ardemment que nous nous
séparassions dans les termes d'une cordiale amitié,
et que tu m'accordasses un bienveillant souvenir.
Crois donc bien que si je n'ai pas mieux tracé l'his-
toire de cette époque patriarcale , ce n'est pas ma
faute ! Si quelqu'un en avait fait une seulement
aussi bonne , je n'eusse pas écrit un mot de la
mienne. Que d'auti'es historiens s'élèvent après
moi et me surpassent , c'est ce dont je doute peu et
LIVRE VII, CHAPITRE X. 285
me soucie encore moins, sachant, comme je le
sais , que quand le grand Christovallo Colon (vul-
gairement appelé Colomb) eut une fois fait tenir
son oeuf sur le petit bout, chacun de ceux qui
étaient à table avec lui purent y faire tenir le leur
mille fois plus adroitement. S'il était un seul lec-
teur qui pût se croire offensé par cette histoire,
j'en serais mortellement affligé ; mais je me garde-
rais bien de mettre en doute, ni sa pénétration en
lui disant qu'il s'est mépris, ni son bon naturel
en lui disant qu'il est susceptible , ni la pui^té de
sa conscience en lui disant qu'il a peur de son
ombre; et, certes, s'il est assez habile pour trou-
ver une offense oii l'on n'a point eu l'intention
d'en faire, ce serait pitié qu'on ne lui permît pas
de jouir du bénéfice de sa découverte.
J'ai une trop haute opinion de l'intelligence
de mes compatriotes pour songer à leur donner
quelqueinstruction , et j'ambitionne trop leur bien-
veillance pour vouloir la perdre en leur donnant
un bon avis. Je ne suis point du nombre de ces
cyniques ^'qui méprisent le monde parce que le
monde les méprise ; au contraire , quoique bien
petit à ses yeux, je ne lève vers lui les miens qu'a-
vec toute la bienveillance de ma nature, et mon
seul chagrin est qu'il ne se montre pas plus digne
de l'amour excessif que je lui porte.
a86 HISTOIRE JDE NEW-YORK.
Si, néanmoins, dans cette production histo-
rique , fruit chetif d'une vie longue et laborieuse ,
je n'ai pas été asset heureux poui^ contenter la dé-
licatesse du siècle, je ne puis que déplorer mou
malheur ^ car je suis maintenant trop avancé dans
la cariière pour avoir même l'espoirde le réparer.
L'inexorable vieillesse a déjà fané ma tête de sa
nage stérile ; dans peu de temps , ce cœur qui pal-
jHte encore affectueusement (oui , cher lectem-,
affectueusement pour toi-même), ce cœur aura
senti se refroidir et s'éteindre cette chaleur vivi-
fiante dont les restes l'environnent et l'animent
encore; mais qui sait si ce fragile ensemble de
poussière, qui , vivant , n'aura peut-être rien pro-
duit que d'inutile, changédans la vallée en humble
monticule , n'y fera pas naître de suaves et douces
fleurs , pour parer mon île tant chérie de Manna-
hata!
FIN.
>^%-%^»'*.%'%/^%/»'%.%>%^%/w%>%/^%^»<%%/»i^v^/» %■■%••*• %'%^»'%--v%»^'^%>m.'^%/»i^%i%,%,%«^<^%^^%,i%'^'V'»
TABLE
DA
MATIÈRES œNTENUES DANS LE SECOND VOLtJMF.
Page».
LIVRE V.
Contenant la première partie du règne de Peter Stuy-
vesant et ses différends avec le conseil des Am-
phictions.
Chapitre premier. Dans lequel Ton toit comme quoi
un grand homme peut mourir sans que le monde
en soit inconsolable , et comment Peter Stuyyesant
acquit un grand nom par la force extraordinaire de
sa tête 1
Chapitre ii. Montrant comment Pierre Forte-Tête
eut à se démener, en entrant en fonctions , parmi
les rats et les toiles d^araignées , et la dangereuse
bévue dont il se rendît coupable dans ses procédés
avec le conseil des amphictions 1 1
Chapitre m. Divers calculs sur la guerre et les né-
gociations, montrant qu'un traité de paix est une
calamité publique • 20
Chapitre iv. Comment Peter Stuyvesant fut outra-
geusement calomnié par ses adversaires les Moss-
Troopers. Sa conduite ù celle occasion 29
a88 TABLE
Chapitre v. Comment les habitans de New-Amster-
ilain devinrent fameux dans les armes, et de la ter-
rible calastrophe survenue à une puissante armée.
Mesures que prit Pierre Stujvesant pour fortifier
la ville. Comment il fut le fondateur de la Batterie, ^ô
Chapitre vi. Comment le peuple de Test fut soudai-
nement aflïigé d'un mal diabolique. Ses judicieuses
mesures pour le détruire 5a
Chapitre vu. Qui mentionne l'élévation et la renom-
mée d'un vaillant commandant, et qui montre qu'u n
homme peut, comme un ballon, ne devoir son
importance et sa grandeur qu'au vent qui le gonfle. Gi
LIVRE VI.
Contenant la seconde partie du règne de Pierre
Forte-tête et ses glorieux exploits sur la Delawarre.
Chapitre premier. Dans lequel on donne un portrait
martial du grand Pierre. Comment le général Von-
PofiFenburgb se distingua au fort Casimir ^5
Chapitre ii. Comment les secrets les plus cachés
viennent souvent à être découverts. Conduite de
Pierre Forte-Tête quand il connut les infortunes
du général Von-Poffenburgh 91
Chapitre m. Voyage de Pierre Stuyvesant sur l'Hud-
son : délices et merveilles de cette rivière renom-
mée 102
Chapitre iv. Où l'on trouve la description de l'armée
formidable qui s'assembla dans la cité de New-
Amsterdam, l'entrevue de Pierre Forte-Tête avec
DES MATIERES. 289
Pages.
le général Yon-Pofifenburgh , et les opinions de
Pierre sur les grands hommes tombés dans Fin-
fortune 1 15
Chapitee V. Dans lequel l'auteur parle très-naïve-
ment de lui-même^ après quoi on trouvera une
histoire très-intéressante sur Pierre Forte-Tête et
sa troupe 1 24
Chapitre vi. Qui montre le grand avantage qu'a
Fauteur sur son lecteur en temps de guerre , ainsi
que divers incidens alarmans qui annoncent qu'un
événement terrible est sur le point d'arriver i58
Chapitre vu. Contenant la plus horrible bataille qui
ait jamais été célébrée en vers ou en prose; ainsi
que les admirables exploits de Pierre Forte-Têle . . \î\S
Chapitre viii. Dans lequel Fauteur et le lecteur cau-
sent très-sérieusement en se reposant de la bataille;
ùi la suite de quoi on verra quelle fut la conduite
de Pierre Stuyvesant après sa victoire iG5
LIVRE VII.
Contenant la troisième partie du règne de Pierre
Forle-têle. Ses différends avec la nation britanni-
que. Déclin et fin de la domination hollandaise.
Chapitre premier. Comment Pierre Stuyvesant sou-
lagea le peuple souverain du fardeau des affaires
publiques. Diverses particularités de sa conduite en
temps de paix 179
Chapitre u. Où l'on voit à quel point Pierre Stuy-
vesant fut molesté par les troupes indisciplinées de
II. X 19
ago TABLE DES MATIERES.
Pagi.i.
l'est et par les géans de Merry-Land. Comment
le cabinet britannique conduisit une horrible con-
spiration contre la prospérité des Manhattoes 196
Chapitre m. De Texpédition de Pierre Stuyyesant
dans le pays de Test, où Ton verra que, tout vieil
oiseau qu'il était , il ne connaissait pas le piège. . . 206
Chapitre iv. Comment le peuple de New -Amster-
dam fut jeté dans la consternation par la nouvelle
de l'invasion qui le menaçait , ainsi que la manière
dont il s'y prit pour se fortifier 320
Chapitre v. Comment il advint que le grand conseil
des nou?eaux Pays-Bas fut miraculeusement doué
de longues langues. Grand triomphe de l'économie. 2 26
Chapitre vi. Dans lequel les troubles de New- Am-
sterdam paraissent augmenter. De la bravoure , en
temps de péril , d'un peuple qui se défend par ré-
solution 254
Chapitre vu. ContenCint le triste désastre d'Anthony
le trompette. Comment Pierre Stuyvesant, comme
un second Cromwell 9 rompit soudainement un
autre rump parliament , 248
Chapitre viii. Comment Pierre Stuyvesant défendit
pendant plusieurs jours la ville de New-Amsterdam,
par la seule force de sa tête 257
Chapitre ix. Contenant la retraite honorable et la
mort de Pierre Stuyvesant 268
(Chapitre x. Reflexions de l'auteur sur ce qui a été dit. 278
FIN DE tA table.
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JAN 1 1S68