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Full text of "Histoire des pêches, des découvertes et des établissemens des Hollandois dans les mers du Nord; ouvrage tr. du hollandois par les soins du gouvernement, enrichi de notes, & orné de cartes & de figures à l'usage des navigateurs & des amateurs de l'histoire naturelle. Par le C. Bernard"

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COMPARATIVE ZOOLOGY 


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HISTOLRE 
DES PÊCHES, 
DES DÉCOUVERTES 


| ET DES 
ÉTABLISSEMENS DES HOLLANDOIS 
DANS LES MERS DU NORD. 


TOME SECOND. 


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HISTOIRE 


DES PÈCHES, 
DES DÉCOUVERTES 


ET DES 
ÉTABLISSEMEN S DES HOLLANDOIS 
DANS LES MERS DU NORD; 


OUVRAGE traduit du Hollandois par Les foins du 
Gouvernement, enrichi de Notes | & orné de Cartes 
€ de Figures a l'ufage des Navigateurs & des Amateurs 

… de l'Hifloire Naturelle. 


PAR LE C. BERNARD DE RESTE. 


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Chezla Ve. NYON, Libraire, rue du Jardinet, n°, 2. 


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HISTOIRE 
DES PÊCHES 


. DANS LES MERS DU NORD. 


. DiIsSERTATION HISTORIQUE fur 
À l'ISLANDE, la LAPONIE, NORDLAND, 
FINMARKEN G la SAMOYEDE, pour 
fervir d’Introduclion à lHifloire du 
GROENLAND. 


DE LCISLANDE 


Ex vain chercheroit-on à dévoiler les 
fecrets les plus cachés de la nature; 
en vain fe flatteroit -on de découvrir 
limmenfité & la variété de fesrichefles, 


Tome IT. | A 


2 HisToire DES PÊCHES 
fans une connoiffance aflez exaête des 
peuples qui confervent encore la phy- 
fionomie & le caraétère de l’homme, 
fortant, pour ainf dire, des mains du 
Créateur. Les Iflandois & quelques 
autres peuples plus. voifins du pole du 
Nord, ont encore aujourd’hui dés traits 
frappans avec l’homme dans fon premier 
état : les recherches fur leur hiftoire 
particulière , fur leurs mœurs, fur leurs 
ufages, fur leur vie privée & fociale, fur 
leur religion, doivent donc contribuer 
à nous faire apprécier , avec quelque 
certitude, les progrès des connoiffances 
humaines & les avantages de l’état {o- 
cial chez les peuples les plus policés. 
L'Iflande n’a pas encore été aflez gé- 
néralement connue, & elle ne l’eft pas 
parfaitement fous le point de vue fous 
lequel je vais la préfenter. Il exifte peu 
de relations exactes de cette contrée ; 
tous les voyageurs fe font bornés uni- 
quement à décrire fes côtes, & les cimes 
des montagnes de glace dont cette ifle 
ft hériffée ; d’après fa pofition fur le 


DANS LES MERS DU Nom. 3 
globe, & l’afpect hideux de fon fol, ils 
ont conclu avec raifon, que le climat y 
eft exceflivement rigoureux. 

Cette ifle eft fituée entre le 63" & 
67" degré de latitude feptentrio- 
nale (1) ; elle a cent trente milles com- 
muns d'Allemagne, dans fa plus grande 
longueur, fur foixante-dix de largeur, 
de left à l’oueft, (124 & 80 lieues de 
France) ; elle eft la diftance de 3 ; lieues 
marines du Groenland : celui-ci eft ina- 
bordable du côté le plus près de l'Iflande; 
les rochers & les glaces y mettent un 
obftacle infurmontable, ce qui rend le 
trajet de l’un à l’autre beaucoup pluslong/ 

Onne fait où placer la véritable époque 
de la découverte de l’Iflande. Quelques 
écrivains ont avancé qu’elle étoit connue 
avant les premières années de l’ère chré- 
. tienne ; mais 1l faut les en croire fur pa- 
role, car ils n’en donnent aucune preuve. 


(:) Il eft plus probable que fon extrémité au Nord- 
oueft entre dans le 68m degré, fi nous en jugeons par 
une nouvelle carte, faite en 1771, par MM. Ærichffen 
& Schonning ; cette carte pafle pour être la plus exatte. 


À 2 


4 HISTOIRE DES PÈCHES 
L’'Hifloire de la Colonifation de l Iflande 
(LaNDNAMA-Box), édition de Copen- 
hague, 1774, nous apprend que cette 
Ifle a été peuplée, pour la première fois, 
par des Îrlandois , des Écoffois & des 
Norvesiens , fous le règne d'Alfred & 
d'Édouard fon fils, Rois d’Anglererre. 
On lit aufi dans la Préface de cette Hif- 
toire , que Bede, morten 735, a parlé 
de l’fflande , fous le nom de Thule. 
D’autres hiftoriens fixent la découverte 
de l’Iflande à l’année 798; ils en font 
l'honneur à un certain Madocus, qui lui 
donna le nom de Sneeland , ( pays de 
neige). Les Suédois s’en attribuent la 
gloire & foutiennent qu'un de leurs 
compatriotes, nommé Gardanus, eft le 
premier qui ait reconnu l'Iflande, & qui 
y ait abordé. 

M. Troil, Suédois, Évêque de Linkoe- 
ping, auteur des Lesrres fur lIflande (1), 


(1) Ces Lettres ont été traduites en français, par 
M. Lindblonm , Secrétaire & Interprète du Roi au Dé- 
partement des Affaires étrangères ; l'édition deces Lettres 
et de 1781, 


DANS LES MERS DU NORD.  $% 
dit fimplement que cette Ifle a reçu fes 
premiers habirans au [X7* fiècle ; qu’elle 
fut peuplée alors par des Morvégiens & 
des Suédois émigrans. Les Sagas (1) 
Iflandaifes afurent que ces Norvégiens 
& Suédois, trouvèrent l’Ifle déjà habitée 
à leur arrivée, & qu'ils ne furent que 
des ufurpateurs. Le Zandnama - Bok 
attribue la caufe de cette invafion à un 
certain Vaddor, fameux pirate, qui fut 
jeté par le vent fur les côtes d’Iflande 
en 861, en revenant de Norvège à 
l'Ifle de Ferroé : après un court féjour, 
il en remit à la voile, & vanta fi fort le 
pays découvert pat lui, qu'il donna en- 
vie à un Suédois entreprenant, ( Gardez 
Suafarfon), d'aller chercher ce pays, où 
il arriva en effet en 864 (2). 

MM. Anderfon & Horrebow font les 


(:) Saga , mot fflandois , fignifie monument de 
l’ancienne Hifloire ; il y en a de purement hiftoriques , 
& d’autres qui ne font que la Fable écrite dans un ftyle 
figuré. | 
_ (2) Voyez les Lettres fur l’Iflande, pag. 45 & fui- 
vantes, jufqu'à la page ç1, 


À 3 


6 HISTOIRE DES PÊCHES 
premiers quiaient donné une defcription 
un.peu déraillée de l’Iflande; on n’avoit, 
avant eux , qu'une connoiflance très- 
fuperficielle de cette Ifle : M. Kerguelen 
de Tremarec a re&ifié les defcriptions 
d'Anderfon & d'Horrebow, & nous lui 
devons de nouveaux décails fur cette 
contrée. 

Toute l’Ifle eft coupée par des chaines 
de montagnes & de rochers efcarpés qui 
fe croifent en tous les fens, dans une 
projection aflez régulière; la plupatt de 
ces montagnes font couvertes de neige; 
les fommets en font glacés; on les pren- 
droit de loin pour d'énormes criftaux : 
un voyageur ordinaire en trouve l’afpec 
peu flatteur ; celui, au contraire, qui 
eft entraîné par le defir d'étudier la na- 
ture dans les endroits où elle paroît la 
plus fauvage , y trouve abondamment 
de quoi s'inftruire ; ke Naturalifte y 
exerce fes talens avec avantage, fur- 
tout en examinant attentivement le voi- 
finage & les débris des volcans, dont 
l'effet rerrible lui offre prefque dans 


DANS LES MERS DU NORD. ÿ 
toute l’Ifle, les traces de ces fournaifes 
effroyables. L’Aecla, qui ne le cède ni 
à l'Erna, ni au ’efuve, eft le volcan le 
plus renommé de l’/flande (1). Les mon- 
tagnes n'y font pas fufcepribles de cul- 
ture; on n’yvoitpas une feule habitation; 
la très-grande partie n'offre que des 
volcans plus ou moins redoutables. L’in- 
térieur de l’Ifle n'offre pas cependant 
par-tout un vafte défert abfolument dé- 
peuplé & inculte; les vallées & les petits 
vallons , entre les chaînes de rochers, 
donnent le fpettacle d’un aflez grand 
nombre d'habitations ; & comme ces 
plaines fourniflent d’abondans pâtura- 
ges, on y trouve de grands propriétaires, 
qui afferment leurs prairies pour un cer- 
tain nombre de vaches, de chevaux & 
de moutons , fixé par le bail, fous 
une redevance convenue : on y trouve 


(x) J'en parlerai plus amplement d’après les obfer- 
vations de MM. Troi!, Banks & Solander , que l'Auteur 
Hollandois a fuivi ; il n’a même fait que traduire littéra- 
lement leur defcription , dans prefque tout ce que ce 
voyageurs ont rapporté du fol de F’Tflande. 


À 4 


8 HISTOIRE DES PÊCHES 
quelques collines couvertes de petits 
arbrifleaux , qu'on foigne pour Le chauf- 
fage ; mais on n’y cultive que très-peu 
de jardins potagers ; les légumes y vien- 
nent très - difficilement, & on ne voit 
pas un feul arbre fruitier dans coute 
l'Ifle ; les tempêtes & les ouragans , 
très-fréquens en Iflande, font un obfta- 
cle infurmontable à leur croiffance : on 
a effayé inutilement de planter des pins 
& des fapins; parvenus à la hauteur de 
deux pieds, les tiges en ont été deflé- 
chées, & le petit arbre s’eft lui-même 
bientôt féché fur pied. 

On ne peut cependant pas révoquer 
en doute, qu’il n’y aît eu anciennement 
en Iflande, des bois de haute furaie, & 
d’une étendue aflez confidérable ; outre 
que le fait eft conftant par la tradition, 
& qu'il eft attefté parle Landnama-Bok, 
les gros troncs & les racines qu’onarrache 
aujourd’hui dans les marais defléchés, 
en forment une démonftration com- 
plette. Le Sururbrand fournit aux Iflan- 
dois, uncharbonexcellent pour travailler 


DANS LES MERS DU NORD. 9 
leur fer; ils le préfèrent à tout autre. 
Le Sururbrand eft un bois qui fe conferve 
par couches dans les terres humides, 1l 
fe met en poudre lorfqu'il eft expofé en 
plein air (1). 

Le très-grand nombre des habitans fe 
font ru à peu de diftance des côtes 
&c fur le rivage de la mer; il n’y a ni 
ville, ni village dans toute l’étendue de 
lIfle ; chaque père de famille occupe 
une feule habitation, & ne forme qu’un 
feul ménage avec tous fes enfans, fes 
domettiques & les ouvriers qu’il occupe; 
fon fermier habite aufli fous le même 
toit. 

Un paysauffi montueux que l’Iflande, 
n’eft pas fufceprible de grands chemins 
& de bonnes routes; il eft très-difficile, 
très-pénible, &, à certains égards, très- 
dangereux d'y voyager : l’ufage des voi- 
tures, descharrettes & des traineaux y eft 


(1) J'aurois pu entrer dans des plus grands détails à : 
ce fujet ; je les ai cru inutiles, puifque tout ce que j’au- 
rois pu en dire, fe trouve dans la onzième lettre ur 


Piflande, pag. 24 & fuivantes. 


10 HISTOIRE DES PÊCHES 
inconnu, parce qu'il y eft impraticable ; 
la feule reffource pour un voyageur , 
c'eft le cheval, mais encore faut-il re- 
noncer à s’en fervir dans certainsendroits 
de l’Ifle, où cet animal ne fauroit fe 
foutenir en marchant; il faut fe réfoudre 
à voyager à pied la plupart du temps. Il 
feroit inutile de pratiquer des chemins 
&c des routes en Iflande; on ne feroit 
pas afluré de retrouver , au bout d’un 
an, ceux qu'on aufoit tracés où com- 
mencés ; la gelée y fend quelquefois les 
rochers les plus durs; alors leurs éclats 
font fi nombreux, qu’ils entraînent des 
éboulemens confidérables, & oppofent 
aux voyageurs des obftacles infurmon- 
tables ; d'un autre côté, la fonte des 
neiges forme des torrens impétueux qui 
roulent avec eux des amas de pierre & 
de terre, qui vont former, dans le val- 
lon, une nouvelle colline ou un banc 
d’une étendue prodigieufe. On ne trouve 
pas une feule auberge dans l’Ifle ; les 
Églifes y font aujourd’hui le feul abri 
qu’elle offre aux voyageurs. 


DANS LES MERS DU NORD. 11 

Le commerce des Iflandois fe borne à 
‘échange de leut poiflon fec contre des 
marchandifes anaiogues à leurs befoins 
ordinaires, que les vaiffeaux danois leur 
portent; ce peuple porte fon poiflon au 
bord de la mér, avec des chevaux, ou 
ille colporte lui-même; après l'échange, 
il regagne fes habitations chargé de ces 
marchandifes; 1l lui eft impoflible d’amé- 
liorer & de fimplifier fes charrois. 

La population de l’Iflande eft très-peu 
confidérable, relativement à fon éten- 
due ; on n’y compte’ pas au-dela de 
foixante à foixante - cinq mille ames; 
 plufeurs caufes femblent concourir à 
entretenir cette population fur un pied 
aufli foible. Les tremblemens de terre y 
font fréquens & violens; ils ont fouvent 
caufé des explofions qui, en embrâfant 
le fol même, faifoient écrouler des mon- 
tagnes; les habitations étoient empor- 

ées , les vallées obftruées , les marais 
même defféchés , & tout ce qui refpiroit 
dans toute la diretion de ces tremble- 
mens défaftreux , étoit englouti dans les 


12 HISTOIRE DES PÊCHES 

gouffrés qu'ils ouvroient, ou enfeveli 
fous les décombres & les ruines des mon- 
tagnes renverfées. L’Iflande n’a pourtant 
pas été toujours aufli dépeuplée qu’elle 
left aujourd’hui ; les maladies conta- 
gieufes, & notamment la pefte parti- 
culière qui emporta tant de milliers 
d'hommes dans le Nord, vers le com- 
mencement du XV. fiècle, ont défolé 
l’Iflande à plufñeurs reprifes; cette pefte 
nommée pefte-noire (zwarte-peft), s'y 
fic fentir plus rudement que par-tout 
ailleurs; elle dura depuis 1402 jufqu’en 
1404. Les habitans de l'intérieur de 
lffle en furent fur-tout fi cruellement 
atteints, que ceux qui eurent aflez de 
force pour fe trainer au pied des mon- 
tagnes & grimper fur leur cime, préfé- 
rèrent de s’y retirer, au rifque d’y mourir 
de faim. Quoiqu’en général l'air foit pur 
& très-fain en Iflande, un brouillard 
continuel , épais & empefté, le rend 
infe@ & intolérable danslesbas-fonds : la 
famine , compagne ordinaire & prefque 
néceffaire de la pefte, y a aufli exercé, 


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DANS LES MERS DU NORD. 13 
à différentesreprifes, toutes fes horreurs. 
La petite vérole enfin emporta plus de 
feize mille habitans, en 1707 & 1708 ; 
ce nombre faifoit, à-peu-près alors, le 
cinquième de la population. 

Un pays aufli couvert de montagnes 
& qui renferme dans les entrailles de fon 
{ol, autant d'énormes foyers, doit néce£ 
fairement abonder en fources chaudes; 
aufli en trouve-t-ou prefque par-tout dans 
cette Jfle; ces fources ont divers degrés 
de chaleur; il y a en plufieurs dont l’ébul- 
litioneft au plushaut point; elles forment 
toutes des jets qui s'élèvent à des hau- 
teurs différentes. La plus fingulière fe 
trouve aux environs de Raycum , tout 
près d’une cabane de payfan; elle s’é- 
lance par trois tuyaux, diftans de trente 
verges l’un de l’autre, fur un terrein 
parfaitement uni. Les trois réfervoirs 
bouillonnent tour-à-tour : deux de ces 
jets d'eau ne s'élèvent qu'a la hauteur 
de cinquante-huit pouces, les baflins en 
{ont d’une forme irrégulière ; le troifième 
d'une forme ronde , lance fon eau à 


14 HISTOIRE DES PÊCHES 
cinquante pieds de hauteur; le diamètre 
de celui-ci eft de huit pieds : ces trois 
jets d’eau paroiflent être aflujettis à ne 
s’élancer que l’un après l’autre ; le fpec- 
tateur eft averti par trois forts bouillon- 
nemens qui fe font entendre très-diftinc- 
cement par intervalles, qu'il eft temps 
de s’écaïter, pour éviter une pluie d’eau 
bouillante qui lincommoderoit prodi- 
gieufement. Une pierre, quelque grofle . 
quelle foit, ne tarde pas à être repouflée 
& jetée hors du bafin par la à force de 
lébullition (1). 


(1) L’Auteur Hollandois n’a pas eu fans doute con- 
noïflance de la fource du Gcyfer, la plus remarquable 
de toute l’Iflande, & peut-être la plus extraordinaire 
de l'Univers. MM. Troil, Banks & Solznder, en ont 
donné une defcription auffi favante que curieufe; j'ai 
cru devoir en rapporter le précis dans cette Note, pour 
inftruire le leéteur & piquer agréablement fa curiofite. 

« Du côté oppofé (au mont Hécla), la plaine ef 
» bordée d’une chaîne de montagnes, du pied def- 
» quelles fortent, par intervalles, des’ torrens d’eau 
» bouillante. Plus bas, on voit un marais d’une demi- 
» lieue de circonférence, dans léquel fe trouvent qua- 
» rante à cinquante fources bouillantes , d'où beaucoup 
» de vapeurs s'élèvent très-haut dans les nues & s’y 
» perdent. 


» 


» 


DANS LES MERS DU NoRD. 15 
La plupart de ces fources ‘donnent 


» C’eft dans le centre de ces fources, qu’eft fitué le 
Geyfér, la plus confidérable de toutes, & qui, par 


cette raïfon, mérite une defcription plus détaillée. 


» En avançant vers cet endroit, nous entendimes, à 


» un quart de lieue du Æuer, encore féparé de nous 


2? 


» 


par les montagnes , un bourdonnement tel que celui 
d’un torrent qui fe précipite du haut d'énormes ro- 
chers. Notre guide , à qui nous demandâmes ce que 
c'étoit que ce bruit, nous répondit qu’il étoit produit 
par le Geyfer. Nous fûmes bientôt convaincus de la 
vérité, ayant devant nos yeux ce que nous n’aurions 
jamais pu croire d’apres les relations. 

» La profondeur de l'ouverture , ou tuyau par où 
l’eau jaillit, ne fauroit être déterminée; l’eau qui 
remplit le cratère, s’abaifloit par intervalle à la pro- 
fondeur de plufieurs braffes. En y jettant une pierre, 
il fe pafloit quelques fecondes avant qu’elle eût atteint 
Ja furface de l’eau. L’orifice , ou le tuyau eft rond & 
de dix-neuf pieds de diamètre; les parois & bords 
qui forment le cratère, ont cinquante-neuf pieds de 
diamètre, & font formés ainfi que le tuyau, d’une 
croûte de fhalaétite travaillée ; le bord extérieur du 
cratère eft de neuf pieds, il eft un pouce plus haut 
que celui du tuyau. 

». L'eau jaillit du Geyfer à pluñeursreprifes par jour ; 
comme par élancemens & à grands flots; les habitans 
des environs nous ont,affuré que l’eau monte beau- 
coup plus haut dans le froid & dans le mauvais temps. 
Eggert-Olafsen, & d’autres, prétendent qu’elle monte 


» jufqu’à foixante brafles : il eft très-probable que cette 


16 HISTOIRE DES PÈCHES 

des bains très - fréquentés ; on trouve 
même des étuves dans plufieurs endroits; 
il y en a une renommée à Hunfevik, 
dans la partie feptentrionale ; on en 
trouve une autre à ZAiofaurholt, près 
de Skalholr; les vapeurs quienfortentpar 
plufieurs trous, font chaudes. M. Troil 
rapporte ; qu'étant dans cette étuve , 
qui n'eft qu'une cabane en terre, «Il y 
» fit l’obfervation du degré de chaleur 


» obfervation n’a été faite qu'à vue d'œil, & que l’affer- 
» tion eft un peu hafardée. Je doute fort que jamais 
» l’eau ait été pouflée à cette hauteur, mais je fuis 
» perfuadé qu'elle s’élève quelquefois plus haut que 
» dans le moment que nous l’avons obfervée. 

» Je vais joindre ici une note qui pourra vous faire 
» plaifir fur la hauteur où nous vimes l’eau s’élancer. 
» Voici la manière dont nous nous y fommes pris pour 
» juger de l'élévation. Chacun de nous écrivit à chaque 
» nouvel élancement, la hauteur où il jugeoit que l’eau 
» pouvoit s'élever, & nous primes le terme moyen ». 

( Ti fuit une table d'heure en heure, depuis fix heures 
du matin jufqu'à fix heures du foir, avec une defcrip- 
tion très - détaillée de tous les élancemens faits dans 
l'intervalle de douze heures : il confte par cette table, que 
Le plus fort élancement , entre fept & huit heures du matin, 


porta l’eau à foixante pieds de hauteur ; cet élancement 
dura fix fecondes ). 


» de. 


DANS LES MERS DU NORD. 17 
de ces vapeurs. Le thermomètre de 
» Fahrenheit étant en plein air à $7 
» degrés, monta à 93 dans la cabane, 
» quoique la porte en fut ouverte; & 
» l'ayant placé dans un des trous d’où 
» s’exhaloientces vapeurs, 1] monta juf 
» qu'à 125 degrés ». 

L'HÉCLA ne le cède ni au Véfuve, 
ni à l'Etna, n1 à aucun autre des volcans 


w 
w 


connus fur notre globe, par l’énormité 
de fa mañle , par la violence de fes érup- 
tions & par la quantité de lave qu'il 
vomit; peut-être les furpañle- t-il tous 
par la fréquence de fes débordemens 
terribles. Cette fournaife redoutable eft 
fituée au midi de PIfle, à environquatre 
milles du rivage de la mer : l'Hécla a plu- 
fieurs bouches ainfi que tous les volcans; 
fon fommet eft divifé en trois branches; 
_celle du milieu, la plus haute, s’élève 
à la hauteur prodigieufe d'environ cinq 
mille pieds au-deflus du niveau de la 
mer. : | 

Horrebow a prétendu qu’il étoit im- 
poflible de monter jusqu'au haut de 


Tome I]. B 


18 HISTOIRE DES PÈCHES 
l'Hécla ; Mefieurs Troil , Banks & 
Solander , ont fait difparoître cette 
prétendue impofñhbilité. Ces trois voya- 
geurs franchirent courageufement tous 
lesobftacles, & atreignirent les fommets 
de l’'Hécla, le 24 feptembre 1772. Nous 
leur devons la meilleure relation de 
lIflande , & la defcriprion la plus com- 
plette de l'Hécla (1). 

« À 4 heures 49 minutes du foir, 
» plufeurs décharges fouterraines fe 
» firent entendre; elles furent extrème- 
» ment fortes : elles fe firent entendre 
» non-feulement près de la fource, 
mais encore dans la chaîne des mon- 
» tagnes voifines, & 1l fe fit un élan- 
» cement. À 6 heures, l'élévation ob- 
» fervée avec un quart de cercle, fut 


(1) J'ai cru devoir copier fidellement la defcrip- 
tion de l’Hécla dans les lettres {ur l’Iflande, traduites 
en français par M. Lindblom. L’Auteur Hollandois 
n’a fait que traduire littéralement le texte de M. 
Troil ; en traduifant la verfion hollandoife , je 
ferois tombé dans le grand inconvénient de rraduire une 
Traduéion. 


ww 


>) 


DANS LES MERS DU NORD. 79 
de 92 pieds, elle dura 4 fecondes. 
» Ce dernier jet, qui étoit le plus 
confidérable , étant fini , l’eau def- 
cendit très-profondément dans le 
tuyau, où'elle refta tranquille pendant 
quelques minutes, au bout defquelles 
elle recommença à bouillonner, fans 
monrer cependant plus haut qué 


jufqu'au bord du tuyau. 


» La force des vagues qui font 
monter cette eau, eft très-grande; 


_non-feulement elles tiennent fufpen- 
dues en l'air de grofles pierres qui 
s’élancent par l'ouverture ; mais elles 


en jettent du fond de l’abime ; con- 


jotntement avec l’eau , à une hauteur 
-prodigieufe. » 


: Voyez les lettres fur l'Iflande , pages 


358» 3595 360, 361, 362 & 363. La 
defcription du Gey/er & fa pofition géo- 
graphique y font repréfentées sur deux 
planches, bien propres à ajouter à l’inté- 
rêt de la defcription des trois eftimables 
voyageurs. : 


c« La raifon pour laquelle l’Æec/a, ou 
B 2 


20 HISTOIRE DES PÈCHES 


% 


2 


29 


3 


Hécclasjall, comme l’appellent les 
Iflandais , eft plus remarqué & plus 
connu que quantité de volcans tout 
aufli confidérables , & qui produfenc 
des phénomènes non moins extraor- 
dinaires, doit en partie s’attribuer à 
fes fréquentes éruptions , en partie 
à fa pofition qui eft telle, qu’on le 
voit de tous les vaifleaux allant au 
Groenland & à l’Amérique fepten- 
trionale. Comme ce volcan fixa plus 
qu'aucun autre notre attention, je 
donnerai quelques détails de l’état 
dans lequel nous le trouvâmes en 
1772, le 24 de feptembre. 

» Après avoir vu plufieurs chaînes 
de lave , dont le Garde & le Sarnr- 
Valeyrehraun font les plus confidé- 
rables, nous continuâmes notre route 
jufqu’au pied de l'Hécla. Là, nous 
drefsèmes une tente afin d'y pañler la 
nuit , & pour que le lendemain nous 
euflions toute notre vigueur pour 
monter fur le volcan. Le temps étoit 
des plus favorables , &, à l’'éruption 


DANS LES MERS DU NoRD. 21 
près , nous eùmes la facisfaction d’y 
voir tout ce que nous defirions. 

» L’AHécla eft fitué dans la partie 
méridionale de lIfle , à quatre lieues 
de la mer ; la cime en eft divifée 
en trois pointes , dont celle du mi- 
lieu eft la plus élevée ; elle eft, 
d'après d’exactes obfervations par le 
baromètre de Ram/den, cinq mille pieds 
au-deffus de la mer. Nous reftämes 
à cheval jufqu’à la première ouver- 
ture d’où il étoit forti du feu; mais 
là, il nous fallut aller à pied. Ce 
cratère préfente une efplanade entou- 
rée de hautes muraillescommeglacées; 
le fond en eft rempli de roches glacées 
crès—élevées , que je ne puis comparer 
à rien de cette efpèce que j'eufle vu 
avant. 

» À quelque diftance plus haut, nous 
trouvâmes beaucoup de gravier & de 
cailloux ; plus haut encore , nous 
vimes une autre ouverture peu pro- 
fonde , mais qui s’élargifloit par en 
bas; nous crûmes y appercevoir des 


B 3 


22 
bb) 


» 


22 
3 
2 
23 
3 
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22 
>») 
23 
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29 
+») 
33 
23 


22 


32 
95 
29 
39 
23 


3 


2 


HisToire DES PÉCHES 
traces bien profondes d’ébullition 
d’eau. Lai 
», AfEZVprès de/hcér. endiqit | 4 
montagne étoit couverte de neige, 
à quelques places près. Nous n’en. 
découvrimes pas d’abord la raifon, 
mais en l’examinant, nous trouvâmes 


que c’étoir l'effet des vapeurs chaudes 


qui s’élevaient de la montagne. Plus 
nous avançions vers le haut, plus les 
places fans neige fe trouvaient fpa- 
cieufes. À environ quatre cents pieds 
du fommet , il y a une ouverture 
de trois pieds de diamètre , d’où 
{ortoit une efpèce de vapeurfichaude, 
qu'il n’étoit pas poflible , par aucun 
thermomètre , d'en connoître le degré 
de chaleur. 

» Le froid commençoit ici à être 
crès-fort : de $4 degrés où étoit, au 
bas de la montagne , le thermomètre 


de Fahrenhert, il étoit ici defcendu à 


24 : le vent qui fortoit du dedans des 
nuages, écoit fi violent, que notis étions 
fouvent obligés de nous coucher par 


ww) 


DANS LES MERS DU NORD. 23 
terre, crainte d’être renverfés dans 


d’affreux précipices. 

» Nousavionsoagné un des plushauts 
fommets de la montagne , lorfque 
notre conducteur , qui ne prenoit pas 
beaucoup de plaifir à cette promenade, 
entreprit de nous perfuader que cet 
endroit étoit le plus haut. Nous 
venions de finir nos obfervations, 
fuivant lefquelles le baromètre de 
Rarnfden étoit à 24—2138 , & lether- 
momètre de Fahrenheit qui lui étoit 
attaché |, à 27 , lorfque tout-a- 
coup les nuages fe diflipèrent, & 
nous apperçumes un fommet encore 
plus élevé. Sans perdre le temps à 
délibérer , nous y montâmes, & nous 
découvrimes de la cime, une efpace 
de quarante pieds de longueur fur 
feize de largeur , où il n’y avoit point 
de neige; le fable y étoit cependant 
mouillé , les neiges venant de fondre. 
Nous éprouvâmes en cet endroit 
tout-à-la- fois, l'excès du froid & 
de la chaleur. Le chermomètre de 


B 4 


24  HisToirE DES PÈCHES 


39 


35 


92 


23 


35 


35 


35 


35 


35 


25 


33 


33 


35 


33 


35 


53 
35 
53 
55 
33 
+ 
53 
22 


35 


Fahrenheit , venu en l'air, étoit tou- 
jours à 24 ; pofé à terre , 11 remontoit 
a 153 , le baromètre étoit à 21—247, 
& le chermomètre qui lui étoic atta- 
ché , à 38. | 

» Quelque grande envie que nous 
euflions de refter un peu plus long- 
temps en cet endroit, il fallut s’en 
aller. Nous en defcendimes après 
avoir vu la dernière ouverture; une 
des parois étoit entièrement écroulée, 
& l’autre étoirt revêtue de gravier 
& de cendre. Nous découvrîimes, en 
defcendant , trois autres cratères 
confidérables ; dans l’un , tout étoit 
rouge comme de la brique ; la lave 
avoit coulé d’un autre, dans un efpace 
de près de 100 pieds de large : nous 
en trouvâmes encore un, Mais peu 
confidérable ; il avoit une ouverture 
circulaire : il y avoit au fond de celui- 
ci, une petite éminence ex forme de 
pain de fucre , comme fi la force du 
feu qui la poufloir en dehors s'étant 
épuifée , elle füc reftée en chemin. 


DANS LES MERS. DU NORD. 215$ 
» La montagne n’eft point formée de 
lave , mais principalement de fable, 
de gravier & de cendres vomies par le 
volcan avec des grofles pierres, les 
unes fondues, les autres feulement 
décolorées par le feu , quoique peu 
endommagées ; nous y trouvämes de 


la pierre-ponce de différentes efpèces , 


& une dans le nombre avec du foufre. 
La pierre-ponce étoit en général fi 
brülée , qu’elle étroit légère comme de 
l’écoupe ; la forme & la couleur de 
quelques-unes éroient belles ; mais 
elles étoient fi caffantes & fi foibles, 
qu’à peine pouvoit-on les tranfporter 
d’un lieu en un autre. Nous trouvämes 
de la lave ordinaire , tant en grandes 
pièces qu’en forme de copeaux, ain 
que beaucoup de jafpe noir dont les 
extrémités étoient brulées; ce jafpe 
reflembloit à un arbre ayant fes 
branches. Nous trouvâmes aufli parmi 
les pierres vomies par le volcan, & 
qui avoient alimenté le feu , de 
l’ardoi{e rouge ; il peut fe faire qu’elle 


26 HISTOIRE DES PECHES 


»5 n'avoit pris cette couleur que par 
» laétion du feu. (1). » 


(x} Voyez la vingt-deuxième lettre fur l’Iflande, 
Be 137 

On trouve dans la vingtième lettre, page 311, une 
differtation hiftorique fur les volcans d’Iflande, & une 
table chronologique des éruptions de ces diflérens vol- 
cans. L’Auteur , fans adopter poftivement l’opinion 
de ceux qui ont prétendu que la formation entière de 
toute l’ifle n’eft due qu'aux éruptions des volcans , 
croit, dit-il, être autorifé à la conferver, tant par la 
forme voütée qu'on voit toujours prendre aux torrens de 
lave , que par la connexion probable qui s’y trouve entre 
lz mer & plufieurs volcans, page 316.— La première 
éruption , atteftée par les anciens documens d’Iflande, 
_eft celle de T/dborger Hraun , dans la partie occidentale 
de l’Ifle , au IXmME, fiècle, immédiatement après l’arri- 
vée des Norvégiens. Il s’en fit une autre à Oclves l’an 
1000, époque à laquelle l’évangile fut prèché pour la 
première fois en Îflande : on fe doute bien que les 
payens voulurent en tirer avantage contre les nouveaux 
chrétiens, & qu'ils voulurent leur faire entendre que 
c’étoit par cet incendie, que les Dieux manifeftoient 
leur colère. Le miflionnaire Snorre les confondit, & le 
chriftianifme s'établit malgré les prêtres des idoles. Les 
éruptions de l’Hécla, les plus célèbres après cette épo- 
que , font celles de 1004, de 1029 ; en tout vingt-trois, 
en diverfes années ; la dernière arriva le $ d’Avrnil 1766 
&c continua jufqu’au 7 Septembre de la même année. 
L’Hécla vomit aufh œuelques flammes en Septembre 


DANS LES MERS DU NORD. 27 


Les éruptions font en général fuivies 
de défaftres affreux, elles ravagent à 
plufieurs lieues à la ronde du volcan, 
tout ce qui fe trouve à la rencontre 
des torrens de lave. Il y a eu des cantons 
de trente à quarante lieues de long , où 
les prairies ont été couvertes de cendres 
à plus d’un pied d’épaiffeur. Les beftiaux, 
privés par-là de leur nourriture, périf- 
foient de faim , & un très-srandnombre 
contractoit des maladies qui, devenant 
épidémiques, emportoient la plupart des 
bœufs & des moutons. Le Kartlecta 
détruifit en 1755, fix paroiflés entières, 
en engloutiffant les habitans & leurs 
demeures ; l’Hecla fit, en 1766, un très- 
grand dégât dans le pays à plufeurs 
lieues au Nord-Eft. La vue feule de 


1771 À 1772 , mais «elles ne furent fuivies d'aucun 
défaftre particulier. @’autres volcans ont fait des ra- 
vages affreux à divers temps dans l’Ifle; les annales 
confervent particulièrement le fouvenir des éruptions 
de Myraten, Kattlegia, Reidenaas , Trolledyngr, Jo- 
kzel , Roidekamb , Oraële , Lielenhend, Hordebred , 
Tkuisvalla & Krable, 


28  HisToirE pes PÊCHES 
FIflande fuffit pour fe faire une idée de 
horrible ravage que le feu y a fait. 
Horrebow n’eft donc pas croyable, lorf- 
qu'il dit que les éruptions des volcans 
n'ont eu lieu en Iflande que très- 
rarement & en très-peu d’endroits. 
L'idée de quelques naturaliftes qui ont 
avancé que les volcans d’Iflande & ceux 
d'Italie avoient une communication , eft 
abfurde ( 1 ). 
L’Iflande,quipeut-étren’aété produite 
toute entière que par le feu, & qui 
cache encore dans les entrailles de fes 
montagnes & de fes rochers, des brafiers 
toujours ardens , toujours en action , ne 
doit pas offrir un fol propre à nourrir par 
fes fucs les plantes précieufes dont les 
femences font la nourriture de l’homme. 
On ne trouve , en effet, dans toute cette 
Ifle, ni froment, ni orge, ni pois, ni 


(1) Voyez les lettres fur l’'Iflande ,| aux endroits 
cités dans la note ci-deflus ; elles contiennent des par- 
ticularités très-intéreffantes pour l'Hifioire Naturelle & 
la Phyfque. 


DANS LES MERS DU NORD. 29 
féves d'aucune efpèce quelconque. Ce- 
pendant les Iflandois ne font pas entière- 
ment dépourvus de plantes indigènes, 
propres à leur fournir une efpèce de 
pain ; ils cueillent dans les creux & 
les crevafles des rochers, une forte de 
mouffé qui, étant defléchée, fe réduit 
en farine & fert à faire du pain ; cette 
plante a beaucoup de rapport avec celle 
que nous connoïiflons fous le nom de 
Pulmonaria : ils ont encore le Fzoellproes 
( Lichen 1flandicus ) , dont ils fe fervent 
plus communément , & le Korn/yra 
(Polygonnus-biflorta ; enfin , deux efpèces 
d'orges fauvages ( Melur ) ( Arundo 
arenarta 8 Arundo foliorum lateribus 
convolutrs ). Ces diverfes plantes féchées 
au feu ou au foleil, fe réduifent facile- 
ment en farine ; les [flandois en font de 
petits gâteaux & du gruau. Æorrebow 
aflure avoir mangé des srofeilles rouges 
ou un fruit à-peu-près femblable dans le 
jardin du Gouverneur à Befeftad; M. de 
K'erguelen révoque ce fait en doute , & 
il prétend qu’il feroit bien plus difficile 


30 HISTOIRE DES PÈCHES 
de cultiver des Vavers en Iflande que des 
Ananas à Paris(1). 

Onnetrouvenulle part en Iflande, des 
quadrupèdes voraces & carnaciers indi- 
gènes; on y voit arriver fouvent, fur les 
glaçons qui dérivent le long des côtes, 
des ours de toute couleur ; il en eft de 
noirs, de blancs, de tigrés & de gris ; 
mais à peine ces animaux ont-ils gagné 
la côte , qu'on leur donne la chafle, pour 
ne pasleur laifferletemps de fe multiplier 
& de s'établir dans l’Ifle; on a grand foin 
de les détruire tous jufqu’au dernier. 

Le renard eft la feule efpèce de bête 
fauve qui foit indigène ; il y en a de 
différentes couleurs ; on en trouve de 
noirs , de bleus , de rouges & de blancs; 
les [flandais s’attachent à les détruire 
autant qu'ils peuvent. L’appät auquel le 


(1) Cette réplique du fieur Æerguelen ne me paroit 
guère concluante contre Æorrebow. Mais l’Auteur des 
lettres fur l’Iflande révoque aufli en doute l’aflertion 
d’AHorrebow , & nie abfolument la poflbilité du fait tel 
qu'il eft énoncé. 


DANS LES MERS DU NORD. 31 
renard fe laifle cromper le plus facile- 
ment , eft la charrogne. Les Iflandois 
jettent dans un pré , un cheval mott, ou 
tout autre gros animal ; les renards ne 
manquent pas de s’y rendre par bandes 
trèés-nombreufes ; le chafleur |, caché 
dans une petite cabane, ou derrière un 
rocher , à la portée du fufil, ne manque 
jamais fon coup; 1l arrive très-fouvent 
qu’il en couche cinq à fix par terre d’un 
feul coup de fufil. 

S1 les bêtes fauves font trés-rares en 
lande , les animaux privés, ceux fur- 
cout qui rendent des fervices fi importans 
à l’homme , y font en très-srande quan- 
tité. On y élève beaucoup de chevaux ;, 
la race en eft très-petite, mais, en 
récompenfe , le cheval Iflandois eft trés- 
vif & porte de fortes charges ; les mon- 
tagnes en font couvertes , plulieurs de 
‘ceux-ci n’entrent jamais dans l’écurie : 
ces chevaux, à certains égards fauvages, 
brifent la glace avec leurs pieds, & fe 
facilitent lé moyen de paître l'herbe qui 
croit fous ces petites plages glacées. On 


32 HISTOIRE DES PÈCHES 
n’achète jamais de chevaux en [flande ; 
lorfque les habitans en manquent pour 
leur commerce, ils envoyent deshommes 
fur les montagnes , qui vont y prendre 
ces animaux dans des lacets de corde. 
Les chevaux de cinq ans, pris ainfi fur 
les montagnes , font les plus leftes & les 
plus forts , ils valent beaucoup plus que 
ceux qu'on élève dans les habitations ; 
on n’a que la peine de les dompter. 

On élève en Iflande , de grands trou- 
peaux de moutons; chaque propriétaire 
a fes troupeaux particuliers. Dans cer- 
tains cantons, ces animaux ne fontjamais 
retirés des montagnes où ils paiffent, pas 
même dans le plus fort de l'hiver; ona 
feulement l'attention, au commence- 
ment de la mauvaife faifon , d'aller cher- 
cher les agneaux, & de les renfermer 
dans les étables. Ces petits animaux, 
encore tendres & délicats, ne pourroient 
pas foutenir la rigueur des frimats ; ils 
périrotent par l'excès du froid. Les mou- 
tons d’Iflande, comme les chevaux, font 


obligés de brifer les glaces pour brouter 
l'herbe 


DANS LES MERS DU NORD. 33 
l'herbe dont ils fe nouïiriflent fur les 
montagnes. Les troupeaux de moutons 
font une richefle très-précaire pour les 
Iflandois ; il arrive fouvent que la plu- 
part de ces troupeaux font perdus dansun 
moment pour le propriétaire. Lorfqu’il 
tombe beaucoup de neige par un vent 
fort, ces animaux, forcés de fe raffem- 
bler, font entrainés fur les bords des 
côtes, un fecond ouragan les précipire 
tous dans la mer. Il arrive aufli que, 
lorfqu’il tombe beaucoup de neige, & 
quela gelée fe fait fentirrigoureufement, 
ces troupeaux fe refferrant , ayant la 
toifon chargée de neige , ils fe gèlent les 
uns contre les autres, au point de ne 
faire qu’une feule maffe ; alors , la neige 
continuant à tomber en abondance, ces 
animaux fe trouvent enfevelis fous des 
montagnes de dix, quinze à vingt pieds 
de haut : on a quelquefois le bonheur de 
les en retirer fains & faufs, maisil arrive 
plus fouvent qu’on les y crouve tous ge- 
és. Les renards qui, dans tous les temps, 
les pourfuivent avec acharnement , en 


Tome II. a de 


34 HISTOIRE DES PÊCHES 
font, dans ces occafions, une curée 
énorme. 

Anderfon rapporte un fait fingulier, 
que M. de Kerguelen confirme parce 
qu'il lui a été RUE par les Iflandois 
même. Lorfque les troupeaux font furpris 
par la neige, & qu'ils font obligés de 
_refter enfevelis plufeurs jours de fuite, 
Ja faim les contraint à manger la laine 
les uns des autres. Les propriétaires 
retrouvant leurs moutons dans cer état, 
après la fonte, ont {foin de les faire 
égorger tous, parce qu’alors, ces ani- 
maux dépouillés de leur robe , qui eft 
leur feule reflource contre le froid, 
périroient infailliblement. La laine des 
moutons [flandois eft très-belle ; mais, 
comme par-tout ailleurs , elle diffère en 
qualité, proportionnellement à la diffé- 
rence du climat des diverfes contrées du 
pays. | | 
Les moutons Hando ne font pas à 
l'abri del’ Fpilagties elle y fait desravages 
cruels.;. les années 1759 & 1760 PR 
tout, He époque à cet égard; 


ds) 


DANS LES MERS DU NORD. 3$ 
quantité de moutons qui moururent 
cette année , eft innombrable (1). 

L’Iflande fournit une quantité pro- 
digieufe de bœufs & de vaches; la 
race en eft petite , la chair du bœuf a 
un fumet fauvage ; les vaches y donnent 
beaucoup de lait qui eft d’un très-bon 
goût. Lorfque le foin manque pour les 
nourrir l'hiver dans les étables , on leur 
donne des arrêtes de poiflon, bouillies 
dans l’eau (2). 

On ne trouve dans l’Ifle, d'autre BINIAE 

que des bécafles & des perdrix ; celles-ci 
Gi blanches & plus grofles que les 
nôtres; leurs pieds font garnis d’une 


(1) On trouve des détails très-curieux fur: l’éduca- 
tion des moutons en [flande, & fur les différens profits 
qu'ils donnent aux propriétaires , dans la neuvième 
lettre fur l’{flande, pag. 110 & fuivantes. 

(2) Confultez la même lettre ; l’Auteur y entre dais 
‘des détails très-intéreflans. Je m’écarterois trop de mon 
fujet, fi je m’attachois à rapporter toutes ces particu= 
larités. Les Iflandois élèvent trois fortes de chiens de 
race différente ; ils commencent à élever aufli dés 
rennes qu’on y'a tran{portées de Norvège : ils n’élèvent 
pas de POrss ; ; 1ls ont des chats privés (Se fquxaies 


ra 


36 HISTOIRE DES PÊCHES 
éfpèce de duvet : les Iflandois leur 
tendent des lacets, ou les tuent à coup de 
fufil. ja 

On y trouve des bandes d’oifeaux 
de proie ; il y en a de‘différentes efpèces : 
les aigles , les vautours , les épérviers , 
les faucons, les hibous , les corbeaux & 
quantité d’autres oifeaux de ce genre, 
y font très-communs. Les faucons , fur- 
tout , y font remarquables ; il y en a de 
blancs, de cendrés, de gris foncé; ils 
font plus forts & meilleurs pour la chafle 
que ceux des autres pays; on peut s’en 
férvir pendant douze années. Le Roi de 
Danemark envoie tous les ans en Iflande 
pour en acheter un certain nombre. 
Chaque faucon gris coûte vingt-cinq 
flotins de notre monnoie ( cinquante- 
trois livres de France ): les blancs coûtent 
jufqu'à quarante florins. 

Les oifeaux aquatiques y multiplient 
prodigieufement ; les cignes , les oies, 
les poules d’eau, les plongeons, &c. y 
#ourmillent. Le plus utile de tous, & 
celut-qui rapporte plus de profit aux 


DANS LES MERS DU NORD. 37 
habitans, eft le canard (l'efpèce nommée 
EDREDON ); celui-ci donne un duvet 
excellent , & pond ordinairement trois 
fois l'an ; les œufs en font excellens. Cet 
oifeau’s’atrache les plumes pour.en faire 
un toit à fon nid, afin de le mettre à 
l’abri du mauvais cemps. Le propriétaire 
qui a un droit inconteftable à ce nid ,:en 
retire le duvet, & les œufs quien font 
couverts ; la femelle qui voit fa première 
ponte enlevée, fe prépare danslemoment 
àenfaireunefeconde,& fe dépouille pour 
la feconde fois de fon duvet ; pour la 
troifième fois ni le mâle fe. éponilte à fon 
tour, pour mettre le nid en état de rece- 
voir la troifième ponte, dont on laifle les 
œufs : lorfque les pouflins fonc éclos , 
on vient enlever le duvet. On fait par 
expérience que fi lon enlevoit la troi- 
fième ponte comme les deux premières, 
le couple infortuné déferteroit pour tou- 
jours les environs de ce malheureux 
endroit, & iroit chercher ailleurs un 
afile plus für pour s’y reproduire en 
liberté : on fait aufli-que les jeunes ne 


GC 3 


38  HisToiRE DES PÊCHES 
s’écartent guère du lieu où ils font nés, 
pour s’y multiplier à leur tour. Le duvet 
des mâles eftinfiniment plus fin que celui 
des femelles; c’eft le fentiment de M. de 
K'erguelen qui en a tué plufieurs à coup 
de fufil , & de a eu occafion par- là , de 
PES l'un à l’autre. 

Lapofñition de lIflande eft des plus 
favorables pour la pêche : fes mers, 
fes lacs , fes rivières y font très-poiflon- 
neux ; mais , foit que la population de 
l'Iflandé ne donne pas le nombre des 
Pêcheurs néceflaires pour en tirer tout 
lé’ parti poffible, foit que la pêche ne 
foit pas affez encouragée , foir enfin que 
le monopole infuppottable de la compa- 
gnie de commerce de Danemark dégoüte 
les Iflandois d’un commerce dont il leur 
révient fi peu de profit, on peut dire que 
la pêche de ces Infulaires n’eft, pour 
ainsi dire , encore qu'à fes premiers 
élémens ; que les avantages qu'ils en 
retirent font infiniment au-deffous de 
ce qu'ils pourroient être avec plus 
HER & d activité. 


DANS LES MERS DU NORD. 39 
Les flandois font la pêche dans toutes 
les faifons de l’année fans interruption; 
le temps le plus propre pour la faire fur 
les côtes, eft depuis le mois dé mars 
jufqu’'en feprtembre. C'eft alors que les 
habitans du centré de l’ifle, occupés 
ordinairement à pêcher dans leurs lacs, 
fe rendent fur les côtes pour pêcher en 
mer. Les Pêcheurs ne s’éloignent jamais 
de plus de huit lieues du rivage ; leurs 
bacéaux font trop frêles & crop petits 
pour les hafarder en haute mer. On 
prend du Hateng, des Morues , du 
Turbot de la plus grande efpèce , des 
Plies , des Soles, des Maquereaux , des 
Rayes ; tous ces poiffons & quantité 
d’autres de différentes efpèces , y font 
beaucoup plus grands que par-tout 
ailleurs. Lorfque la pêche eft abondante, 
les Iflandois coupent fur-le-champ les 
têtes des gros poiflons , & les jettent à la 
mer pour avoir plus d’efpace dans leurs 
bateaux , & former une charge plus 
confidérable. Les femmes qui fe tiennent 
le long du rivage , s'occupent à évider le 


C 4 


49 HISTOIRE DES PÈCHES 

poiflon , & à le faire fécher fur le fable 
& fur les pierres, lorfque le temps eft 
beau. Les Pêcheurs établis fur les côtes 
de l’Ifle , ont des hangards appropriés 
pour fufpendre le poiflon & le fécher 
a l’air ; il faut au moins quinze jours 
pour fécher fuffifamment le poiflon au 
foleil fur le fable , & il faut avoir la plus 
grande attention de le retourner plufieurs 
fois par jour. La Morue ( XKabiljauw ) 
eff le poiffon dont les Iflandois font un 
plus grand commerce ; c’eft la même - 
que celle dont les François & les 
Hollandois font la pêche. On trouve 
particulièrement en été, fur les côtes 
feptrentrionales de lIfle, une quantité 
prodigieufe de Baleines: M. de Kerouelen 
aflure en avoir vu jufqu’à dix ou douze 
nageant enfemble à la diftance de quatre 
lieues de la côte (1). On prend auf 


(x) Les Mandois diftinguent les Baleines en deux 
fortes principales, les Baleines fans dents, &les Baleines 
avec des dents. La première forte fe divife en deux ; celles 
qui ont le ventre life, celles qui ont le ventre ridé : on 
en trouve dans celles qui ont le ventre life, de plates 


DANS LES MERS DU NORD. 41 
beaucoup de Saumon dans la mer ; on 
pêche une quantité prodigieufe d’Alofes 
dans les lacs ; les Infulaires falent & 
sèchent ces poiflons,. qui font pour eux 


fur le dos; ce font les plus grandes, elles ont jufqu'à 
200 pieds de longueur; les autres ont une boffe fur le 
dos , & n’ont que 160 pieds de longueur au plus. Celles 
qui ont le ventre ridé font en général les plus grandes ; 
on en trouve qui ont 240 pieds de long. Les Iflandois 
mangent la chair de toutes ces Baleines , & prétendent 
qu’elle a un goût fort approchant de la viande de 
bœuf. | 

Les Baleines qui ont des dents, font de deux fortes ; 
l’une dont on mange, & l’autre dont on ne mange pas, 
parce qu'on prête end que celle-ci fe nourrit de chair hu- 
maine : les anciens Commandemens de l’églife d'Iflande 
défendent d'en manger pour cette raifon fous peine de 
damnation : la fuperftition eft éncore dans toute fa force 
en Iflande. Les Iflandois prennent la plus petite forte de 
Baleines avec des filets ou avec des harpons; ils n’ofent 
attaquer les grandes ;. ils n’ont pas les infirumens nécef- 
faires pour s’en rendre maîtres ; leurs bateaux font trop 
petits & contiennent trop peu de monde pour pouvoir 
en faire la chaffe avec fuccès ; ils s’expoferoient à de trop 
grands dangers en les pourfuivant en haute mer. S'ils 
en prennent de la grande efpèce, ce n’eft que, lorfque 
furprifes fur le rivage par le reflux, elle ne trouvent 
plus aflez d’eaû pour fe retirer ; alors les [flandois n'ont 
d'autre peine qu’à les afflommer. Voyez la neuvième 
lettre fu: l'iflande ; pag. 104, 105 & 106. 


42 HISTOIRE DES PÊCHES 

un aliment ordinaire pendant toute l’an- 
née. Les étangs & les rivières fourmillenc 
d’anguilles de route efpèce ; mais les 
Hire ont pour ce poiflon une rs 
hkère averfion. 

La pêche du eau marin eft, pour les 
Iflandois , une branche de commerce très- 
Jucrative ; ils en diftinguent quatre fortes 
différentes : cette pêchenefe fairque dans 
certaines parties des côtes de l’Ifle,car on 
n'en trouve pas fur toutes. Les Phoques 
font très-gras en hiver & très-maigres 
en été ; les Infulaires en mangent la 
chair , ils en vendent le lard à un bon 
prix; il y en a qui donnent, jufqu'à 
vingt livres pefant de lard. J'ai cru devoir 
faire précéder ces détails fur les produc- 
tions de l’Iflande , & fur la nature du fol 
de cette Ile; je vais tâcher de donner 
une idée des Iflandois eux-mêmes. 

T'ous les anciens peuples ont dégénéré 
aupoint, qu'onferoittenté de douter s’ils 
ont gagné ou perdu à lacivilifation, dont 
les plus grandes Nations de l’Europe, fur- 
tout , fe fonc gloire, même au centre dé 


DANS LES MERS DU NORD. 43 
la corruption des mœurs les plus effrénées. 
Les Iflandois eux-mêmes ne reffemblent 
prefque plus à leurs ancêtres ; les anciens 
Sagas nous repréfentent ces anciens 
Infulaires, ayant une pañlion caractérifée 
pour là guerre , & la faifant avec beau- 
coup de fuccès contre leurs ennemis ; 
s'appliquant conftamment aux exercices 
du corps , tels que la lutte , la courfe & 
lefcrime , & y déployant la plus grande 
dextérité & la plus grande force; aimant, 
en un mot, la gloire avec paflion, & 
cherchant à l’acquérir autant par les 
belles - lettres , la poéfe , les fciences 
d'alors , que par les armes. Leur pofition 
relativement à la Norvége , les expofoit 
à des continuelles invafions de la part de 
leurs redoutables voifins , leurs ennemis 
naturels. Les époques de l’écablifflement 
de lareligion chrétienne, & de la pertede 
leur liberté fous Hacan, roi de Norvége, 
font celles où ces Infulaires commen- 
cèrent à perdre de leur courage naturel ; 
leur caractère s’abâtardic, & ils ne furent 
bientôt plus que des hommes pliés 


44 HISTOIRE DES PÈCHES 
fuperftitieufement fous le joug de la 
religion & du defpotifme. La religion les 
forçoit à s’abftenir de la piraterie, & 
contraignoit leur gout décidé pour les 
grandes expéditions militaires. (1). Le 
defpotifme des Rois de Norvége leur 
avoir Ôté la force néceflaire, pour entre- 
prendre de grandes expéditions. Depuis 
ces deux époques , les Iflandois ne 
donnèrent plusunfeulexemple d’exploits 
héroïques tranfmis par leurs anciens 
Sagas (2). 

Leslflandaismodernesfont d'unetaille 
moyenne ; ils font d’une complexion 
aflez robufte jufqu’à l’âge de 40 ans; 
ils font en général aflez fains : on peut 
attribuer ces avantages à une éducation 
mâle , à une vie fobre, & à un travail 


(x) La dégradation du cara@tère des Iflandois fut 
plutôt l'effet de l'ignorance &t de la fuperftition de leurs 
Miffionnaires & de leurs Prêtres, que celui de la reli- 
gion chrétienne elle-même; celle- - ci condamne fans 
doute la férocité & l’injuftice, mais elle'ne profcrit ni 
le vrai courage, ni la noble & jufte ambition des peuples. 

(2) Voyez la cinquième lettre fur l’Iflande, page 66: 


DANS LES MERS DU NORD. 4$ 
continuel & pémible : ils font leftes & 
bien proportionnés ; leurs dents font 
très-blanches ; 1ls ont prefque tous les 
cheveux blonds. Les femmes ne font 
pas à beaucoup près aufli robuftes, & 
leur tempérament eft en général foible ; 
leurs occupations font peu fatigantes ; 
elles font aflez fédentaires ; elles pré- 
parent la laine & la travaillent : ce n’eft 
que dans le temps de la fenaifon qu’elles 
fatiguent à un certain point. Elles ac- 
couchent laborieufement , quoi qu’en 
difent quelques écrivains, qui ont avancé 
que leurs couches font fi heureufes, que 
peu d'heures après elles vont fe baigner 
&creprendreleurs occupations ordinaires. 
Le témoignage de M. de Kerouelen nous 
paroît au - deflus de toute exception; 

voici comme ce Navigateur s'explique. 
 « Dans les différens voyages que j'ai 
faits en [flande, mon chirurgien a 
accouché plufeurs Iflandoifes avec 
autant de difficulté qu'ailleurs, & je 
fais qu’elles gardent le lit communé- 
» ment huit jours après leur délivrance; 


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46 HISTOIRE DES PÊCHES 

» j'ai oui dire que plufieurs meurent en 
» couches, & que ce malheur provient 
» particulièrement de ce qu'il n'ya pas 
» en Jflande, d'habiles fages - femmes 
» 8 pas un accoucheur qui fache’ fon 
» métier». Les Iflandois n’ont ni de 
bons chirurgiens , n1 d’habiles méde- 
cins ; 1ls y feroient cependant.de la plus 
grande utilité; car à l’âge de 4säsoans, 
les Iflandois commencent à reflentir 
toutes les infirmités de la vieillefle ; ils 
font fujets alors à diverfes maladies qui 
abrègent leurs jours : rarement ces In- 
fulaires atteignent la quatre-vingtième 
année ; on ne trouve que très- peu de 
feptuagénaites ; ils meurent prefque 
tous des maladies de poitrine ; 1ls fonc 
très-fujets au fcorbut & aux obftruétions 
qui en emportent une très-grande quan- 
cité. Une forte de lèpre héréditaire en 
précipite au tombeau un très - grand 
nombre : cette maladie défaftreufe-n’eft 
pourtant pas contagieufe (r).: Quoique 


. (r) « Les femmes ence pays, comme prefque par- 


DANS LES MERS DU NORD. 47 
les Iflandois foient en général bien conf- 
titués & robuftes, on ne doit pas être 
furpris qu'ils parviennent rarement à 
une vieilleffe avancée; le travail péni- 
ble & continuel des hommes, la vie 
fédentaire des femmes en font les caufes 
naturelles ; les uns affoibliflent leurs 
forces par trop de travail, les autres 
n'en acquièrent pas aflez faute d’exer- 
cice. Les Iflandois ne connoiflent plus 
aucun exercice de corps, qui, en les ré- 
créant, leur donne de la fouplefle & 
développe toutes leurs forces naturelles 
ils n’ont ni jeux, ni danfe : les hommes 
font la plupart du temps expofés à toutes 
les intempéries de l'air, à caufe de leurs 
pêches continuelles ; les habitans du 
centre de l’Ifle , ne peuvent fortir de 
leurs cabanes, fans marcher continuei- 
- lement dans l’eau, toujours très-froide, 
parce que routes leurs vallées font 


| : | 
» tout, vivent plus long-temps que les hommes ; mais 
» on remarque que ce font celles qui ont eu beaucoup 
» d’enfans qui parviennent à un plus grand âge ». 


Lettres fur l’Iflande, page 274. 


48  HisToiRE DES PÊCHES 
coupées par une infinité de ruifleaux for- 
més de l’eau de neige, qui, venant des 
montagnes, charrie continuellement des 
glaçons. 

Les Iflandois élèventleurs enfans avec 
le plus grand foin; ils ne les sèvrent pas 
plus à bonne heure que chez nous; à 
deux mois, ils les fortent des langes & 
leur donnent une culotte & une vefte (1). 

Ces infulaires confervent encore au- 
jourd’hui leur ancien coftume, à quelque 
petit changement près ; le climat dans 
lequel ils vivent, ne leur permet guère 
de fuivre le caprice des modes; & leur 
habillement fans Le pn eft propre & 
commode. 

L’habit des hommes a beaucoup de 
rapportaucoftume des matelots-pêcheurs 


(x) Ceci eft en contradiétion avec ce que l’Auteur 
des lettres fur l’/flande rapporte à ce fujet. 

« Les enfans nouvyeaux-nés ne font nourris du lait 
» de leur mère que pendant les trois premiers jours 
» tout au plus: Ces trois jours révolus, on les met au 
"» lait de vache, &'dans les mauvaifes années, on mêle 
» ce lait avec de la farine. » page 274. 


Hollandois. 


DANS LES MERS DU NORD. 49 
Hollandois. Les Iflandois portent aflez 
généralement du linge ; leur habillement 
complet confifte en un gilet de drap, 
une vefte, une culotte de même étoffe, 
des bas de laine & des fouliers de cuir de 
bœuf, & plus généralement de peau de 
mouton ; 1ls portent un grand chapeau 
à trois cornes, qu'ils tabattent jufques 
fur les épaules, lorfqu’ils vont à la 
pèche , pour fe garantir du mauvais 
temps ; ils fe eouvrent d’un manteau 
Jorfqu'ils vont en voyage : la couleur du 
gilet, de la vefte, de la culotte & du 
manteau eft ordinairement noire. 

Les Iflandois du nord de l'Ifle ont gé- 
néralement adopté le blanc. L'habit de 
pêche eft de peau de mouton, & plus 
fouvent de peau de veau; dans la pré- 
paration, cette peau doit être imprégnée 
d'huile de baleine afin de la rendre aufñi 
fouple que l’étoffe la plus lésère & néan- 
moins impénétrable à l’eau. Cet habic 
particulier ; qui fe mer par - deflus les 
vêremens ordinaires, confifte en un pan- 
talon qui monte trés-haut & fortement 


Tome IT. Ve 


so HISTOIRE DE PÊCHES 

ferré fur les reins; un gilet un peu ample, 
mais fermant exaétement autour du col 
& bien ferré à la ceinture ; des très- 
gros bas foulés jufqu’à la confiftance du 
drap, & des fouliers très-épais : quel- 
ques pêcheurs ont la culotte, les bas & 
les fouliers tout d'une pièce; la feule 
élégance que les Iflandois fe permettent, 
eft de porter jufqu’à fix rangs de boutons 
à leur gilet; ces boutons font de métal, 
pour le commun ; les riches ont des 
boutons d’or ou d'argent doré. 

Les Iflandoifes font un peu plus re- 
cherchées dans leur parure; leurs habits 
font de drap un peu plus fin que celui 
des hommes, mais fabriqué aufli dans 
le pays. Leur habillement confifte en un 
corfet, un jupon, un tablier & une 
mante aflez ample par le fond & un 
peu moins longue que le jupon : les bords 
& les fonds de ces ajuftemens font bor- 
dés de ruban, ou de velours; les dames 
ferrent leur corfet avec des boucles d’ar- 
gent , de vermeil, ou d'autre métal, à 
proportion de leur richefle. Elles portent 


2 


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DAME D ISLANDE 


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DANS LES MERS DU NoRp. 51 
un collier de trois doigts de large monté 
fur du carton; l’étoffe en eft ordinaire- 
ment de velours ; il eft bordé d’un petit 
cordonnet d’or ou d'argent : les Iflan- 
doifes ont aufli adopté la couleur noire, 
quoiqu'’elles ne s’interdifent pas abfolu- 
ment les autres. Leur coëffure eft en 
forme de pain de fucre, elle a deux fois 
la hauteur du vifage ; elle eft formée 
de plufieurs mouchoirs de toile roulés 
proportionnellement à la forme conique, 
l'un fur l’autre; ils font aflujettis fur la 
tête par un mouchoir de foie, dont 
l'ufage principal eft de garantir du froid. 
Les jeunes filles ne prennent cette coëf- 
fure que le jour de leurs noces. Les 
femmes portent commeles hommes, des 
fouliers de cuir, attachés autour de la 
cheville avec des cordons. 

Elles ont un habit de cérémonie 
pour le jour qu’elles fe marient; cette 
parure particulière les expofe à des 
frais confidérables pour le pays : læ 
mariée porte autour de la coëffure, une. 
couronne d’argent doré , deux chaînes 


D 2 


52 HISTOIRE DES PÊCHES 
au col, l’une pend fur le fein, l’autre 
fur les épaules ; elles ont une troifième 
chaîne, au bout de laquelle eft un cœur 
qui renferme une caflolette remplie de 
baume, ou de quelque autre parfum(x). 
Les maifons des Iflandois font fans 
luxe; elles font fans ornemens; les riches 
même n ont que les meubles & les uften- 
files abfolument néceflaires & d’un ufage 
journalier. On y voit peu de vitres, ce 
meuble eft trop cher pour la plupart des 
Infulaires. On les remplace très-fouvent 
par un parchemin très - délié &c tranfpa- 
rent ; on fe fert ordinairement de veflies 
de bœuf préparées. On trouve dans quel- 
ques endroits de l’Ifle des maifons conf- 
truites en bois; ce bois ne croît pas en 
Ylande, mais la mer en charrie beaucoup 
& en laifle une grande quantité fur le 
rivage; le pluscommunémentles habita- 
tions font conftruites avec de la lave, 
mêlée de moufle dans les incerftices, 
pour fermer toute iflue au froid. On 


(x) Voyez la fixième lettre fur l’flande, page 79. 


DANS LES MERS DU NORD. 53 
n’en trouve que peu bâties en pierre; 
celles-ci font conftruites aux frais du 
Roi, pour la demeure des Évêques & 
des Officiers de Juftice; tous les maté- 
riaux de ces maifons doivent être appor- 
tés de Copenhague, & coûtent très.cher : 
le voit eft couvert de gazon rangé fur 
les chevrons, quelquefois fur des côtes 
de baleine : les murs n’ont pas plus de 
fix pieds d’élévation ; la porte d'entrée 
eft très-bafle ; quelques lucarnes ména- 
gées fur le toit y donnent accès à la 
lumière. Ces lucarnes font fermées avec 
des peaux cranfparentes ; on voit quel- 
quefois des petites fenêtres vitrées à la 
chambre à coucher , mais jamais de 
cheminée ; 1l n'y en a pas même à la 
cuifine ; on allume le feu au milieu de 
cette pièce, entre trois pierres, & la 
fumée fort par un trou pratiqué dans le 
toit. Les maifons de la partie fepten- 
trionale de l’Ifle font en général mieux 
bâties, plus commodes & plus propres; 
c'eft aufli fur les côtes du nord - oueft , 


que le bois flotté eft en plus grande 
P D 3 


$4 HISTOIRE DES PÉCHES 
quantité. Les granges à foin, les étables, 
les ferres pour le poiflon, &c., font 
conftruites proportionnellement aux 
maifons. | 

Les Iflandois mènent une vie fort 
fobre : ils fe nourriflent pendant l'été, 
de têtes de morue, qu’ils font cuire dans 
de l’eau de mer; le corps de ce poiffon 
falé & defléché, fait une partie confi- 
dérable de leur commerce; les rêtes de 
mouton & quelque peu de viande de 
bœuf, cuite aufli à l’eau de mer, font 
leur principale nourriture en hiver : ils 
confervent les têtes de mouton dans une 
forte de vinaigre fait avec du petit-lait 
& du jus d’ofeille ou d’autres plantes 
fauvages les plus acides : les moutons 
faifant aufi une autre branche précieufe 
de leur commerce, ils ne réfervent pour 
eux que les têtes, parce qu’elles ne font 
d'aucun débit. Tous leurs mets font 
apprèêtés au beurre, fans fel & fans 
aucune forte d’épiceries : en général 
cependant le lairage eft le fond de ja 
nourriture de ces Infulaires ; ils la 


DANS LES MERS DU NoRD.. $s 
diverfifient de plufieurs manières. Le 
pain eft très-rare en Iflande; les pauvres 
ne connoiflent guère que les gàteaux de 
moufle dont nous avons parlé plus haut; 
ceux-ci mangent quantité de poiffon 
defléché. Les riches ne mangent du 
pain que les jours de feftin, ou lorfqu'ils 
font en gala; c’eft du bifcuit de Copen- 
hague, fait avec de la groffe farine de 
feigle ; 1l eft entièrement noir, & d’un 
aflez mauvais goût; malgré cela les ri- 
ches Iflandois le paient très-cher (1). 


(1) L’Auteur Hollandois me paroït avoir un jeu 
chargé le tableau de la modicité des alimens des [flan- 
dois ; celui des lettres fur l’Iflande en fait un détail plus 
avantageux. Celui-ci affure que ces Infulaires mangent 
du pain de plufieurs efpèces ; 1l avance même que 
quelques-uns cuifent chez eux du pain de feigle, dont 
la farine eft détrempée avec du petit-lait fermenté : ils 
ont auffi de la farine de Hivelgroes ( Lichen Iflandicus ), 
& de celle de Xornfyra ( Polygonum Biflortum ), qui 
font des plantes indigènes, &c. 

Voyez d’autres détails fur la nourriture des [flandois, 
lettre feizième, page 264. M. Troil avoue néanmoins 
que la nourriture & la manière de vivre des Iflandois 
les empêchent de devenir aufli- forts qu'on pourroit 
l’attendre de la falubrité du climat, page 274. 


D 4 


56 . HISTOIRE DES PÊCHES 

Les Iflandois font en général compa- 
ciffans, humains, hofpitaliers & doux; 
leurs mœurs font réglées & 1ls n’ont guère 
aucune de ces pañlions violentes qui font 
tant de ravages chez les peuples trop 
énorgueillis de leur civilifation ; les étran- 
gets font très-bien venus en Iflande & 
reçoivent par-tout un accueil très-favo- 
rable. Ces Infulaires font enclins à la 
parefle, ou plutôt ils font en général 
dominés par une forte d’infouciance qui 
leur donne un air de mollefle; ils font 
un peu méfñans, &c fans être ivrognes 
de profeflion, ils boivent un petit coup 
avec plaifir & fe laiflent furprendre quel- 
quefois par lattrait des liqueurs fortes. 
Les facteurs des magafins de la Compa- 
gnie de Copenhague , établis fur les 
côtes , font un commerce d'échange 
avecce peuple, quiabeaucoup contribué 
a les porter à la boiffon : ils leur livrene 
des eaux-de-vie en paiement de leur 
poiflon falé, de leurs laines & des autres 
denrées qu’ils fourniflent à la Compa- 
ge ; quoiqu'il y ait un tarif réglé entre 


DANS LES MERS DU NORD. $7 
les Danois & les Iflandois pour toutes 
les efpèces d'échanges; ce tarif eft tou- 
jours au grandavantage delaCompagnie. 
Les Iflandois n’ont pas l'air guerrier ; on 
aflure cependant que le Roi de Dane- 
matck en a un aflez bon nombre dans 
fon armée. Ils font excellens matelots ; 
aufli les Hollandois qui vont pêcher tous 
les ans fur leurs côtes, en engagent-ils 
de temps à autre pour fervir fur leurs 
vaiffeaux. Ce peuple à de l’efprit, il ne 
manque pas même de génie ; 1l a un 
goût décidé pour les arts, les fciences 
& même pour la poélie; 1l cultive parti- 
culièrement l'Hiftoire & en fait une 
étude aflidue : 1l aime particulièrement à 
jouer aux échecs, & y joue très-bien. 
Les Iflandois envoient beaucoup de jeu- 
nes gens étudier à Copenhague , & il 
n’eft pas rare de trouver dans lIfle, ces 
hommes qui ont bien fait leurs études 
& qui parlent latin avec beaucoup de 
facilité. Il y a des Colléges de latinité à 
Skelholr & à Hoolum ; on y fait d’af- 
fez bonnes études dans les humanités , 


53 HISTOIRE DES PÊCHES 
pour que les écoliers qui en fortent pour 
aller à Copenhague, puiflent faire des 
progrès dans les hautes fciences. 

La langue Iflandoife n'a éprouvé en- 
core aucune altération ; elle eft telle 
qu'onla parloit au IX". fiècle, en Suède, 
en Danemark & en Norvége ; cet avan- 
tage eft précieux fans doute, puifque 
tous les Iflandois , fans exception , 
entendent encore aujourd’hui parfaite- 
ment leurs plus anciennes Sagas; aufli 
favent-ils tous très-pertinemment leur 
Hiftoire ancienne; plufieurs d’entre eux 
récitent par cœur leurs poëmes & leurs 
poéfies fugitives , compofées dans les 
premières années de leur établiflement 
dans l’Ifle (1). 

L'époque de la prédication de l’évan- 
gile en Iflande remonte à l'an 1000: 
c’eft au commencement du XI". fiècle, 
que l’idolâtrie fut abfolument bannie de 


(1) Voyez fur la littérature [flandoife les lettres 
onzième & douzième fur l’Iflande , depuis la page 148, 
jufqu’à la page 202. La lettre treizième fur les veftiges 
de l’antiquité qu’on trouve en cette File, 


DANS LES MERS DU NORD. 59 
cettelfle. Les anciens Iflandois adoroient 
Jupiter fous le nom de THOR, & Mer- 
cure fous celui d'OpIN. Ce peuple ne 
reconnoifloit que ces deux Divinités. La 
religion catholique y fur établie fur les 
ruines de l’idolâtrie ; dans la fuite , 
Chriftian IIT, Roi de Danemarck, l'y 
perfécuta, & parvint enfin à la bannir 
entièrement. La perfécution fut fan- 
glante ; un Évêque catholique s'oppofa 
courageufement aux édits du Monar- 
que; 1l foutint long-temps fon troupeau 
dans la foi ; il ne l’abandonna que lorf- 
qu'il eut fignalé fon zèle & couronné fes 
travaux apoftoliques par la palme du 
martyre. Après la mort du faint Évêque, 
le Lutéranifme de la confeflion d’Auf- 
bourg devint la religion dominante des 
Iflandois; c’eft aujourd’hui la feule qui 
{oit fuivie dans l’Ifle. 

Les Iflandois font un commerce direét 
avec une Compagnie privilégiée à Co- 
penhague , moyennant une redevance 
annuelle qu’elle paie au Gouvernement, 
elle eft feule autorifée à porter en Iflande 


60 HISTOIRE DES PÊCHES 

tous les effets commerçables pour cette 
Ifle, & d’en rapporter, pour fon propre. 
compte , les imarchandifes qu’elle y a 
pris en échange de fes cargaifons. Cette 
Compagnie, aufli nuifible aux Iflandois 
qu'aux Danois, entretient des facteurs 
&c des magafins fur toutes les côtes que 
fes vaifleaux viennent vifiter tous les 
ans ; ainfi les Infulaires font continuel- 
lement à même de faire l’échange de 
leurs produétions contre les marchan- 
difes dont ils font une confommation 
régulière. Ce débit journalier n'empêche 
pourtant pas que tous les ans, 1l n'y ait 
dans les ports d’Iflande, une foire gé- 
nérale à l’arrivée des vaifleaux de la 
Compagnie Danoife. Les marchandifes 
d'exportation en Danemarck , fonc le 
poiflon defléché , le mouton, le bœuf 
falé, le beurre, l'huile de baleine, le 
fuif, la laine grafle, le cuir, des étoftes 
de laine en pièce, les gilets, les bas, les 
gants, les peaux d’agneaux & de renard, 
le foufre, les plumes , le duvet & quel- 
ques autres articles : les marchandifes 


DANS LES MERS DU NoRD. 61 
d'importation en lande, fout le fer en 
barre & travaillé , du bifcuit, de la 
bière, des eaux-de-vie, des écoftes, de 
la farine, des lignes pour la pêche, des 
planches , du bois de charpente, du ta- 
bac, des fers de cheval, de la cloute- 
rie, &c. Comme tous ces marchés avec 
la Compagnie, fe font par échange, on 
ne connoît prefque pas l'argent monnoié 
dans l’Ifle; les principaux échanges fe 
font contre du poiflon ; une aune de 
tabac eft eftimée un poiflon , & c’eft 
fur ces deux termes de comparaifon que 
tous les échanges fe font; on peut donc 
dire en quelque façon, que le poiflon 
& le tabac font la monnoie courante de 
l'Iflande, ou du moins l'argent de banque 
dans lIfle. T1 y a vingt-deux ports affec- 
tés, en Iflande , pour tenir ces foires 
anauelles. 

Ce commerce eft tout au défavantage 
des Infulaires ; les profits que la Com- 
pagaie fait fur eux font incalculables. 
Les Hollandois s’en prévalent ; ils 
font, avec les Iflandois, un commerce 


62 HISTOIRE DES PÊCHES 
clandeftin ; ils y trouvent un bon béné- 
fice, même en payant plus cher les 
marchandifes qu'ils achètent, & en leur 
donnant à meilleur marché celles qu’ils 
leur livrent en échange; la qualité en 
eft même fupérieure à celle des mar- 
chandifes du Danemarck. Les Hollandois 
ont fouvent été furpris en faifant la 
contrebande fur les côtes d’Iflande : il 
eft arrivé plus d’une fois qu’on leur a 
confifqué leurs navires (1). 

Il fe tient cous les ans, une foire à 
Hraundal-Sretter, où ceux de l’intérieur 
de l'ffle fe procurent du poiflon & de 
l'huile de poiflon, pour leur provifion 
paiticulière; ils donnent en échange du 
beurre, des draps, du mouton, &c.(2). 

Le Roi de Danemark , Souverain de 


(x) La Compagnie Danoife a été fupprimée par une 
ordonnance du Roi, en date du 30 Mai 1776. On a 
fait un nouveau tarif plus favorable aux Iflandoïs , & le 
commerce fe fait aujourd’hui pour le compte de la 
Couronne , fous la direétion d’un Confeiller d’État. 
Lettres fur l’Iflande, page 141, Note (4). 

(2) Voyez la dixième lettre fur l'Tflande , page 141. 


DANS LES MERS DU NORD. 63 
Norvése, left aufi de l'{flande qui doit 
en être confidérée comme une dépen- 
dance. Un Gouverneur général qui fait 
toujours fa réfidence à Copenhague, a 
la diretion générale de l’Ifle. Elle eft 
divifée en quatre grands départemens; 
celuide Sud, celui du Nord, celuideÏ Eft, 
& celui de lOueft. Ces quatre grandes 
provinces font divifées en plufieurs bail- 
liages ; ces bailliages reflortent chacun 
d’un officier de juftiée placé par le Roi. 
Chaque Baillia, dans fon petit départe- 
ment, quinze ou feize hameaux formant 
chacun une paroifle , & ayant une églife. 
La Cour fouveraine fe tient à Be/feftad , 
où le grand Bailli eft le chef de la juftice. 
Le Roi a placé aufli dans ce lieu un Rece- 
veur général chargé de la recette des 
domaines de la couronne , & des droits 
royaux dans l’Ifle. Ces deux premiers 
agens du Souverain font comptables au 
Gouverneur général de lIfle. Deux 
Évêques gouvernent le fpirituel de l’'I£- 
lande ; l’un fait fa réfidence à Ska/hok, 
dans la partie méridionale de l'Ifle, qui 


64 HISTOIRE DES PÈCHES 

forme fon diocèfe particulier ; & l’autre 
à Hoolum , dans la partie feptentrionale , 
qui forme aufli l’arrondiflement de fon 
évêché (1). | | 


_ (x) Je penfe faire plaïfir au leéteur, en ajoutant à 
cette defcription de l’intérieur de l’Iflande un partage 
des terres de cette Ifle, que je trouve dans une table 
inférée dans la onzième lettre fur l’Iflande, page 22. 
T{ verra par-là, ce que j'ai entendu par Domaines de la 
Couronne , quelles font les pofleflions territoriales de 
l’Églife & du Clergé, la portion des Pauvres, celle des 
Hôpitaux, &t enfin les poifeffions particulières des Infu- 
 Jaires propriétaires. Cette Table eft intitulée : EXTRAIT 
DU CADASTRE D ISLANDE. 

Il réfulte, par le dépouillement, que dans la totalité 
des dix-fept grands Diftriéts de l'Ifle, | 
Le Roi y pofsède . . . . .. 718 fermes ouhabitat, 
Le Siége épifcopal de Skalhoit, 304 
Le Siége épifcopal de Hoolum, 345 


L'Églife en général . . . . . . 640 
Le Clerpé... se . se «ee 140 
Les Émerites dû :Clergé . . - Fi 
Ebpiäuvres 1112.64 . < 16 
Les Hôpitaux . ...…. . . 440 
Les Fermiers ou les Propriét. 1,847 
: Total des Fermes . .:... . 4,059 


Il réfulte donc aufh de ce partage très-inégal & peu 
favorable aux Iflandois en géneral, que le plus grand 
nombre des Infulaires n'ont pour toute propriété que 

Cette 


DANS LES MERS DU NORD. 6% 
Cette defcription fommaire de P'Tf- 
lande peut être d’une utilité aflez pré- 
cieufe pour l’hiftoire du globe , & fur-tout 
pour l’hiftoire naturelle ; mais, la def 
cription la plus intéreflante pour la navi- 
gation , & pour le but particulier de cet 
ouvrage, eft certainement celle descôtes, 
des baies , des rades & des ports de cette 
grande Ifle. C'eft celle que je vais donner, 
avec un certain détail , d’après les renfei- 
gnemens de M. de Kerouelen. 

La baie d’Adelford eft large & pro- 
fonde ; l’ancrage pour les gros navires 
n’y eft pas sûr , parce que la côte en eft 
très-efcarpée , & qu'il faut en approcher 
de trop près pour pouvoir y jeter l’ancre; 
les bateaux pêcheurs qui y mouillent, en 
font fi près , que l'équipage peut facile- 
ment aller à terre, au moyen d’une 


leur cabane, & pour richefle, que leur pêche & leur 
induftrie. Ce régime paroît très-ancien , & rien n’an- 
nonce encore une infurrettion pour le renverfer & faire 
rentrer les Citoyens d’Iflande dans les droits primitifs de la 
Nature & de la Liberté de l'Homme ifolé & errant dans 
les déferts & fur les montagnes. | 


Tome II. E 


66 HisToiRE DES PÊCHES 
planche appuyée par un bout fur létan- 
bord de l'arrière, & par l’autre, fur la 
côte. | 
La baie de Dizeford ne le cède nien 
beauté, niengrandeuràcellé de Zusbaay ; 
l'entrée n’ofreaucun écueil, & on y entre 
en toute sureté ; 1l faut feulement faire 
attention de s’y mettre à l'abri des vents 
qui foufflent impétueufement des gorges 
des montagnes. La baie de Patrixford 
offre ie même inconvénient, Des navires 
de guerre trouventdansla première un an- 
crage excellent. Onapperçoitaufonddela 
baie, deux netits caps en forme de pains 
de'fucre ; qu'on prendroit de loin pour 
deux Ifles très-hautes ; ces deux pointes 
indiquent la baie d’aflez loin en mer. 
La baie de 7eft-Noorderford eft auf 
fpacieufe ; l’ancrage y eft tres-bon à l’en- 
trée à gauche; mais il ne faut pas y 
mouiller dans le deffein d’y faire ua long 
féjour; il vaut donc mieux entrer plus 
profondément dans la baie pour s’y éta- 
blir plus en sureté. On trouve au milieu 
de la baie, vingt-cinq braffes d'eau ; on 


DANS LES MERS DU NoRD. 67 
mouille fur quinze à dix-huit brafles, au 
fond de la baie , & l’on y eft en sureté; 
l'entrée eft bordée de chaque côté, de 
rochers ; 1ls ne font pas dangereux, puif- 
qu'ils tiennent à Ja côte. 

La baie de P:khol eft trop ouverte, les 
Pêècheurs & les petits navires peuvent 
feuls y ancrer ; il faut aller mouiller vis- 
a-vis le Presbyrère, & fe mettre à l’abri 
fous la pointe feptentrionale : le fond eft 
d'un fable très-fin ; on y trouve douze 
brafles d’eau. 

La baïe, ou plutôt le golfe de Bo/kbozr, 
eft peu connue ; les Pècheurs y entrent 
rarement ; on a afluré à M. de Kerguelen 
qu'il y a un excellent mouillage au fond 
de la baie , au-deflus de la maifon du 
Facteur de la Compagnie Danoife; & 
que c'eft le meilleur de tous les ports 
_ d'Iflande pour l’hivernage des navires. 

La rade de Seerrelbay elt tres-belle ; 
routes fortes de navires peuvent y mouil- 
ler en sureté ; on doit préférer l’ancrage 
de la gauche de l'entrée derrière une 
pointe; le fond de la rade offre cependant 


EE 


63  HisToire DES PÊCHES 

le meilleur mouillage, à l'entrée d’une 
petite anfe qui eft très - remarquable. 
On reconnoît de loin cette rade , à une 
coline de fable gris qu’on apperçoit faci- 
lement de loin. On mouille dans la baie 
de Rako/, à douze brafles d’eau, fur un 
fond de fable ; on y eft à l’abri des vents 
de fud & d’eft ; mais on y eftexpofé aux 
vents de nord & d’oueft. 

La rade de Rakbaay eft fpacieufe & 
bonne ; cinquante navires de guerre 
peuvent y mouiller fans aucun inconvé- 
nient , & peuvent y être fort à l’aife. Le 
meilleur mouillage eft à la partie du fud, 
tout-à-fait au fond de la baie, à la dif- 
tance d’un mille de la côte. On y trouve 
beaucoup de bois , des arbres même en- 
tiers que la mer y charrie. 

Le Norpxap eft fitué à la gauche de 
l'entrée de Bokbaay. On trouve à l’eft 
du Cap , en tirant du côté du Golfe 
d'Orsel , un torrent qui va fe jerer dans 
la mer avec beaucoup de fracas ; c’eftä ce 
bruit & à l’écume de ce torrent , dont la 
mer eft couverte, qu'on reconnoît ce 


DANS LES MERS DU NORD. 69 
canton qu'on nomme vulgairement Ïu- 
talope. On ne trouve dans tout le golfe 
d'Orselbogt que la baie du Noorderfiord 
oriental ; une frégate peut s’y refugier ; 
mais on doit jeter l’ancre à la droite de 
l'entrée, à deux encablures de la côte, 
fous les habitations des Infulaires : les 
 Pêcheurs vont mouiller au fond de la 
baie ; pour y arriver , il faut franchir un 
banc, fut lequel il n’y a pas plus de onze 
pieds d’eau à la marée bañle. La mer y 
charrie beaucoup de bois; 1l s’y décharge 
une rivière dans laquelle on prend beau 
coup de Saumon. Il y a une chaîne de 
rochers à la pointe orientale du golfe, 
qui fe prolonge bien plus loin que nos 
cartes hollandoifes ne l’indiquent. À l’eft 
de ces rochers , eft un archipel de quatre 
Îles aflez élevées, & qu'on peut appro- 
cher facilement ; la quatrième eft firuée 
à l'entrée de X/pbay, on peut y mouiller 
près de terre , à la droite & à la gauche; 
il faut feulement prendre garde à un banc 
placé en travers du milieu de la baie, & 
qui empêche qu’on puiile louvoyer. 


E 3 


70 Histoire DES PÊCHES 

L'Ifle d'U/akiland eft fituée à left des 
quatre dont je viens de parler ; celle-ci 
eft très - grande, elle a un bon mouillage 
tout près de la cote occidentale. L’Ifle de 
Guirs n’en eft pas éloignée ; on peut y 
jeter l’ancre à la côte méridionale ; on y 
eft à l'abri du vent de nord ; mais il faut 
être toujours prêt à lever l’ancre, lorfque 
le vent commence à fouffler de la partie 
du fud-eft ou du fud-oueft ; les marées y 
font très-fortes, & leur direction eft à 
l'eft & à l’oueft. Le mouillage eft très- 
bon à la pointe de Roedehoek ; on y eft à 
l'abri des vents du Sud; on a dix brafles 
d’eau fur un fond de fable; on y rencontre 
un rocher qui fort de l’eau , & qu'on peut 
approcher fans danger. 

L'ancrage elt très-bon aufli à Bude- 
man; on y eft à couvert des vents du 
fud ; mais auffirôt qu’il commence à 
venter nord, il faut en faire voile, pour 
n'être pas jeté fur la côte qui eft très- 
bafle : on courroit rifque d'y échouer. 

Telles font les baies, tels font les 
mouillages de loueft & du nord de 


DANS LES MERS DU NORD. %1I 
fIflande, que j'ai cru devoir indiquer & 
faire connoître aux Navigateurs , pour 
qu'au befoin ils puiflent y trouver des 
afiles , & échapper aux dangers du nau- 
frage, toujours imminent dansles mers du 
Nord. Je vais donner, dans la mêmevue, 
une notice des mouillages & baies fur la 
côte orientale de la mème Ifle : je com- 
mencerai par le fud de la côte de Zanper- 
nefs , & je la fuivrai jufqu’à fon extrémité. 

Langernefs eft une langue de terre 
très-alongée & unie; on la découvre à la 
diftance de fept à huit milles en mer; 
elle eft fituée direétement au-deflous du 
pole arétique. On trouve au fud de cette 
côte, un bon mouillage pour toute forte 
de navires & un fond de fable fur dix 
& quinze brafles d’eau; on v eft à l'abri 
des vents du nord & de l’oueft. Lorfqu'on 
y vient chercher un mouillage en arti- 
vant de la partie de left , on doit direc- 
tement faire voile à la côte ; fi le venteft 
nord, on peut mouiller à la portée du 
moufquet , de la terre , & l'on y eft en 
sureté ; cet afile eft précieux pour ceux 


E 4 


72 HISTOIRE DES PÊCHES 
qui cherchent à fe fouftraire au mauvais 
temps, ou qui ont befoin de boucher une 
voie d’eau confidérable. On apperçoit en 
y entrant, des longues perches pofées fur 
trois ou quatre maifons ; ces perches pa- 
roiflent être des mâcs de navire : on peut 
mouiller vis-à-vis; mais 1l eft mieux 
d'avancer un peu plus loin; & aprèsavoir 
laiflé à ftribord les maifons, aller jeter 
l'ancre vis-à-vis d’autres qui font bâties 
fur le rivage; les Pêcheurs y mouillent à 
la diftance d’un quart de lieue du rivage ; 
un navire de guerre pourra facilement y 
mouiller à une demi-lieue de la côte. Les 
vents de nord & d’oueft n’y donnent pas 3 
mais auflitôt que les vents de fud & d’eft 
commencent à fouffler , 1l faut fe hâter 
de fortir de la plage. | 

Wapenford eft aufli une excellente 
baie pour les navires de toute grandeur; 
on y mouille en face des maifons, à dix- 
huit brafles d’eau : maïs, comme il fe 
trouve au milieu de la baie deux grands 
rochers , les grands navires, qu'on ne 
gouverne pas comme l’on veut, à moins 


DANS LES MERS DU NORD. 73 
que le vent ne foit très-bon, ne fauraient 
y entrer fans danger. 

: Zandhoek offre un bon afile contre les 
vents de fud , pourvu qu'on mouille au 
fud des cabanes des lflandois établis fur 
le rivage. La partie feptentrionale de la 
baie eft remplie de rochers: la petite Îfle 
de Bonibickeft fituée entre lesdeuxports; 
on peut facilement lapprocher fans 
crainte d'aucun écueil. 

Les petites frégates & les corvettes 
mouillent commodément à Burgerfiord : 
on découvre, à la diftance de huit lieues 
en mer, une montagne qui a la forme 
d’une bouche de canon ; cette montagne 
peur fervir à faire reconnoitre la côte; 
elle eft fituée entre les deux baies dont 
je viens de parler. 

Lammerford eft un bon port pour des 
- frégates ; il faut y mouiller à la droite de 
l'entrée, vis-à-vis des huttes des Pé- 
cheurs , à une encablure du rivage, fur 
dix brafles d'eau. On découvre derrière 
la baie, une montagne qui a quelque 
reflemblance avec une couronne. 


74 HISTOIRE DES PÊCHES 
Zuiderford eft une petite rade pour 
les Pêcheurs ou pourles petites corvettes. 
Menneford , autre petite rade; elle eft 
expofée aux vents d’eft. | 
Buiderklipeft, fans contredit , le meil- 
leur port d’Iflande ; c’eft une fuperbe 
rade fermée de tous les côtés ; elle peut 
recevoir aifément & commodément cin- 
quante vaifleaux de guerre : tous les 
vents d’eft en favorifent l'entrée; on peut 
mouiller dans toute la rade, à vingt-cinq 
& trente brafles d’eau ; cependant le 
meilleur ancrage fe trouve au fond de la 
baie, 1l faut doubler un petit cap de fable, 
qui de loin paroit rouge, & qui, courant 
. dans la baie, v forme une forte de coude; 
c'eft dans ce coude, qui eft dans la partie 
du nord , que le mouillage’ eft excellent; 
il y a depuis quinze jufqu’àa dix-huit 
brafles d'eau ; on peut y jeter deux 
ancres, l’une en avant & l’autre en ar- 
rière ; lorfque l’on en jette une à la côte, 
elle prend très-bien dans le fable. 
Kolhom eft une baie qui offre de bons 
mouillages , mais ileft difficile d’yentrer; 


DANS LES MERS DU NORD. 7s 
il faut tourner le fud de l’Ifle Schorras, 
fituée à l'entrée de la baie :1ly a à lacôte 
feptentrionale de cét Iflot, un rocher 
prefque à fleur d’eau; ils’étend aflezloin, 
& rend impoflible la Navigation le long 
de la côte feptentrionale de certe Tfle. 

Papeifiord eft une rade ouverte ; l’Ifle 
de Papei, fituée à l'entrée du port, lui 
donne fon nom. 

Prérfierbay & Engelf[che-Bay font deux 
rades où l’on va mouiller très-rarement; 
la dernière eft ainfi nommée, parce que 
les Anglois y entrent très-fouvent. En 
droite ligne de ces deux baies, & à la 
diftance de fept à huit milles, eft une 
roche fort large & plate ; on la nomme 
Walsbok ; elle reffemble de loin àl’échine 
d'une Baleine nageant à mi-corps. Les 
Pêcheurs aflurent qu’on trouve des gouf- 
fres & qu'on efluie des tempêtes affreufes 
entre la roche & la côte. Il eft donc aflez 
probable qu'il y a aufli une chaine de 
bancs fous l’eau, qui s'étend depuis la 
roche jufqu’à terre : il feroit très-dange- 
reux de pafler entre les deux avec un 


- | 


76  HiSToiRE DES PÈCHES 
gros vaifleau ; cependant les Pêcheurs y 
paflent fans aucun danger. 

M. de X'erouelen femble penfer que 
l'Ifle d'Fnchuizen, que nos cartes placent 
{ur la même ligne , n’eft autre chofe que 
la Roche de Walsbok, qui paroît être, 
par un temps de brume, une lIfle fépa- 
rée. Cette conjecture eft d'autant plus 
probable , que cette Ifle n’a été décou- 
verte que par des Pècheurs peu expéri- 
mentés en géographie , qui ne favent ni 
lîre ni écrire, & peu capables de faire des 
obfervations exactes. 

Telle eft la defcription abrégée des 
côtes d’Iflande que M. deKerguelen nous 
a donnée pour fervir de guide à nos Pé- 
cheurs & autres Navigateurs, vers l’1/- 
lande ; elle m'a paru être d’une grande 
utilité pour notre Navigation vers le 
nord ; & je crois pouvoir aflurer qu’on 
peut fe fier aux obfervations de M. de 
K'erguelen,quiavoittous les talens requis 
pour faire un excellent & favant Navi- 
gateur. | 


- DANS LES MERS DU NORD. 77 
D E LA LAPONTE 


Îl arrive très-fouvent que nos Naviga- 
teurs, au Spztsberg & au Groenland, 
font jetés par des tempêtes loin de leur 
route , & qu’ils font portés vers des côtes 
qu'ils ne connoiflent pas , ou dont ils 
n'ont qu’une connoiffance très-impar- 
faite. Je penfe qu’il n’eft pas inutile de 
m'arrêter un moment fur des contrées 
adjacentes aux mers du Nord, & de les 
indiquer avec quelque détail , aux Navi- 
gateurs expofés à y être entraînés malgré 
eux-mêmes. 

Les côtes de Norvége, fi fréquentées 
par les Groenlandois , font très-connues 
aujourd'hui ; je n’en ferai donc pas la 
defcription. La Zaponie , Finmarken, & 
le pays des Samojèdes, le font beaucoup 
moins. Les Navigateurs, dans les mers 
du Nord , font expofés à être contraints 
de faire route vers ces contrées ftériles 
& hideufes : je vais effayer d’en faire con- 
noître la pofition avec quelque précifion, 


78  HiSToiRE DES PÈCHES 
& de donner une idée jufte du caraère 
des habitans. 

La Zaponie | qui fait partie de la 
Scandinavie , eft fituée entre le 32°. & 
43°. degré de longitude, & entre le 65°. 
& 72°. de latitude, à la diftance d’envi- 
ron $ degrés fud-eft du Spztsbers, & de 3 
desrés de lIfle- aux -Ours ( Beeren- 
Eyland ).Ge pays a pour limites, à left, 
la Mer Blanche & la Ruflie ; au fui, la 
Suède; à l’oueft & au nord, la Norvése, 
où il eft borné par la Mer Glaciale & la 
Mer du Nord. Les Lapons appellent leur 
pays Sameland , ou Samenolmar : les an- 
ciens géographes qui ne paroiïflent pas 
s’en être beaucoup occupés , ont défigné 
la Laponie fous les noms de pays des 
Cynocéphales, Hymantopodes ; Troglo- 
dues où Pygmées. Les Suédois, qui les 
premiers en ont fait la conquête , au 
XEI°. fiècle ,ontnommé ce pays Laponie : 
il eft connu depuis ce temps-là fous cette 
dénomination. 

La Laponie fe divife en trois parties : 
la partie orientale eft connue fous le nom 


? 


DANS LES MERS DU'NORD. 79 
de Laponie Ruffe ;1a partie méridionale ; 
{ous celui de Laponie Suédorfe, & la par- 
tie occidentale, fous celui de Zaponie 
Danoife ; tout ce pays’eit, eneffer, fou- 
mis à ces crois couronnes. La Laponie 
Danoife fait une partie du pays de 
Drontheim ; la Suédoife fait partie de la 
Bochnie occidentale , & la Rufle fait 
partie de l’Archipel de ce nom. 

La Laponie {e préfente , au premier 
coup d'œil comme le pays lé plus pauvre, 
le plus miférable , & le plus dépourvu de 
tout : il n’en eït pas en Europe de plus 
froid , & dont la terre foit moins fertile; 
l'air & le fol en font affreux. On ne dé- 
couvre dans le pays, que des montagnes 
dont les fommets couverts de neige n’en 
ont jamais été dépouillés ; on n’y trouve 
que des marais qui, à peine dans la 
plus belie faifon, font dégelés; des ri- 
vières 87 des petitslacs, aontla jouiflance 
ne donne ni profit ni agrément. On ne 
connoît dans la Laponie , ni printemps, 
ni automne ; l'hiver, qui y dure pendant 
neuf à dix mois , fait place à l'été, dog 


80  HASTOIRE DES PÈCHES 

la durée ne paffe pas quelques femaines. 
Si , à la fonte des neiges, on découvre 
quelques efpaces de terre découverte, ce 
n'eft que pour y voir une moufle bour- 
beufe ; jamais l’afpett d’une plante agréa- 
ble n’y flacte la vue. 

Tel eft le premier coup d’œil de la La- 
ponie : mais, quand on examine de près 
ce pays, on découvre par luiquela nature 
n’a pas abandonné l’homme à toute la 
rigueur de l’indigence , & qu’elle lui a 
fourni , ici comme ailleurs , de quoi 
fubftanter fa vie, & pourvoir à fes pre- 
miers befoins. 

Ces plaines, couvertes de mouffe , pro- 
duifent néanmoins des plantes & des ra- 
cines qui fervent autant à la nourriture 
des hommes, qu’à celle des animaux. 
Quoique lété y foit très-court , il dure 
cependant aflez long-temps pour faire 
murir & donner le temps de récolter les 
grains que ces terres fontgermer. L'hiver, 
maloré fa longueur & fon âpreté , ne 
laifle pas que de donner quelques jours 
fereins , & de procurer aux Laponois 

| quelques 


DANS LES MERS DU NoRp. 81: 
quelques plaifirspaifbles & agréables. Les 
rivières font très-poiflonneufes , & le 
gibier y eft aflez abondant ; il y a même 
des bêtes fauves en aflez grande quan- 
tité, dont les peaux fourniflent à l’habil- 
lement des habitans. La Renne y eft, 
de tous les animaux privés , le plus 
utile & le moins à charge; cet animal 
s'élève , fe nourrit, & pourvoit à tous fes 
befoins lui-même : pendant lété, 1l pait 
dans les champs de moufle , & broute 
la pointe des arbriffeaux ; pendant l’hi- 
ver , il découvre avec fes pieds la moufle 
cachée fous la neige & fous la glace , & 
fe procure ainfifa nourriture. Lorfque cet 
animal a couru pendant un jour entier , 
fans s'arrêter, on l’attache pendant la 
nuit à un arbre , en mettant devant lui 
un peu de mouffe pour fa nourriture; plus 
ordinairement on lui donne la liberté de 
chercher fa pâture lui-même. La Renne, 
qui reffemble affez bien au Cerf, eft cour 
pour le Laponois ; elle fait toute fa ri- 
cheffe ; il fe nourrit de fa chair , il boit 
fon lait , 1l s’habille de fa peau, & en 

Tome IT. | F 


S2 HISTOIRE DES PÉCHES 

fait un petit commerce qui lui procure 
de quoi avoir une tente pour pañler l’été ; 
le poil de Renne fe file, & fert à beau- 
coup d’ufages dans le ménage ; les os & 
les cornes fervent au Laponois à fe faire 
des outils, des uftenfiles , &c. ; il couche 
fur les peaux de cet animal, & y dort à 
fon aife. On fait de bon fromage du lait 
de Renne; en un mor, le Laponois eft 
riche , à proportion que fon troupeau 
de Rennes eft plus nombreux : quelques- 
uns entretiennent jufqu’à mille Rennes : 
il eft remarquable que chacun de ces 
animaux , recevant un nom particulier , 
pour les diftinguer, jamais le propriétaire 
ne fe trompe & ne confond ces noms; il 
diftingue & appelle chacun d’eux par le 
nom qu'il leur a donné. Les Laponois 
voyagent & tranfportent leurs marchan- 
difes dans des traineaux reflemblant par 
leur forme, à des batelets; ces traineaux 
font impénétrables à la pluie : le Laponois 
y pratique une petite chambre où il eft à 
l'abri du froid & des intempéries du cli- 
mat ; il y attèle fes Rennes, qui courent 


DANS LES MERS DU Norp. 83 
avecune figrande vitefle, même àtravers 
les bois 8 les montagnes, que l’oifeau ne 
fend pas l'air avec plus de rapidité : on ne 
peut fe fervir de ces traîneaux que fur la 
neige ou fur la glace (1) 

Les Laponois fe fervent aufli d’une 
forte de patins qui font très-commodes : 
le patin confifte en une planche légère, 
de fept à huit pieds de long , fur un pied 
de large , elle finit en pointe relevée {ur 
le devant ; les pieds affujettis fur ces pa- 
tins, le Laponois, un bâton à la main 
pour fe donner de l'élan, court fi vite, 
qu’il pañle a la courfe les loups & les ours 
auxquels il donne la chafñfe. 

Les Laponois ont quelque reflemblance 
morale avec les habitans des autres con- 
crées de l’Europe ; mais ils ont des rap- 
ports plus frappans avec les Finlandois. 
- La Laponie eft peu peuplée; les habitans 
font tous d’une petite ftature , ils ont la 


(1) Ona eflayé depuis quelques années d’élever des 
Rennes en Jflande ; l'épreuve, felon M. Van- Troil, 
commençoit à réuflir aflez bien en 1772. 


F 2 


84 HISTOIRE DES PÊCHES 

mâchoire fupérieure plus faillante que 
les Finlandois ; leur chevelure a plu- 
fleurs nuances ; les femmes y font bien 
de figure ; & , au rapport des voyageurs 
les plus dignes de foi, 1l y a des Lapo- 
noifes qui pafleroient ‘pour belles dans 
tous les autres pays de l’Europe. On penfe 
que les Laponois font originaires de la 
Finlande. Quoique quelques voyageurs 
aient rapporté que les Laponois fe fer- 
voient de dards & de javelots pour la 
chaffe , il eft certain au contraire, qu’ils 
n’en connoiflent pas même l’ufage : ils 
ont des fufls, & achètent leur poudre à 
Kola. Ils font cuire la viande & le poif- 
fon pour leur nourriture , 8 ne mangent 
jamais ces alimens cruds, comme les 
Samojèdes ; ils ne font pas de la farine 
d'arêtes de poiflon , comme on la pré- 
tendu. Les Finlandois, habitans de la 
Carelie, font les feuls qui en faflent 
ufage. Les Laponois font une forte de 
farine , de la membrane déliée qu'ils 
trouvent fous l'écorce du fapin ; ils 
en font leur provifion dans le mois de 


DANS LES MERS DU NorD. 8 
mai ; ils la font sècher avec foin, la pul- 
_vérifent , la détrempent avec du lait, 
& en font des gâteaux : ils penfent que 
cette forte de pain eft un excellent anti- 
{corbutique ; leur boiffon ordinaire eft du 
lait, & non l’huile de poiffon ,comme on 
la avancé fans fondement : il eft faux 
auf qu'ils foient polygames , & qu'ils 
n'aient égard à aucun degré de confan- 
guinité , pour fatisfaire au vœu le plus 
preflant de la nature ; le reproche qu’on 
leur fait d'offrir aux étrangers leurs 
femmes & leurs filles, pour en jouir, 
n’eft pas mieux fondé : ils ont en horreur 
tous ces écarts contre la pudeur. On les 
accufe de forcellerie ; tout ce qu’on en 
raconte de merveilleux, eft avancé fans 
preuves; 1l y a apparence qu'ils ne font 
pas plus forciers que ceux qui paflent 
pour tels dans les pays les plus policés de 
l'Europe. 

Quoique la majeure partie des Lapo- 
nois ait embraflé le Ch:iftianifme, ils 
n’en font aucun exercice public , & n'en 
donnent d'autre marque , que le nom 


F 3 


86 HISTOIRE DES PÊCHES 

qu'ils ont reçu au baptême ; ils font crès- 
enclins à l’idolâtrie , & ont beaucoup de 
peine à régler leurs mœurs fur les pré- 
ceptes de l’évansile. Les Divinités qu'ils 
paroiflent reconnoître , font Jubmel, le 
bon Efprit, & Peckel le mauvais ; mais 
ils en reconnoiffent une intermédiaire, 
qui eft fon & mauvars tour-à-tour ; ils 
l'honorent fous les deux noms de Thor & 
d’Ajicke. Il fuit de-là , que leur religion 
eltune efpèce de Manichéifme. 


Du NORDLAND ET FINMARKEN. 


Ces deux contrées ne diffèrent guère 
pour la température du climat & pour la 
nature du fol, de la Laponie, dont je 
viens de donner une idée fuccinéte ; elles 
s'étendent depuis le 64°. degré de lati- 
tude feptentrionale, jufqu’au 72°. ; elles 
font toutesles deux au nord de Drontheim. 
Nordland comprend tout l’efpace entre 
Normendal & Finmarken. Les habitans 
vivent principalement de leur pêche , de 
même que ceux de Frrmarken. 


DANS LES MERS DU Norp. 87 
Cette dernière contrée fe divife en 
orientale & occidentale ; la partie orien- 
tale touche À l'extrémité de la terre ferme, 
au nord de la montagne Voordkin, qui 
eft à dix lieues Danoifes de Nord-Cap & 
de l’Îfle de ardoë , fituée à une très- 
petite diftance du continent. La partie 
occidentale comprend l’Ifle de Maperoë ; 
c’eft dans certe ffle qu'eft le cap le plus 
feptentrional de l'Europe, qui, pour 
cette raifon, eft appelé le Nord Cap. 
On trouve d’excellens ports tout le 
long des côtes, & de bons mouillages 
par-tout ; 1l femble que la nature fe foit 
appliquée à former les afiles les plus sûrs 
pour les Navigateurs , dans les contrées 
les plus effroyables de l'Europe , & fous 
le ciel le plus rigoureux par l’âpreté de 
l'air & la fureur des tempêtes. Un navire, 
battu par les flots foulevés, ou forcé, par 
quelque befoin, de relàcher fur la côte, 
y trouvera toujours , quelque temps qu'il 
fafle , ün port qui le mettra à l'abri du 
naufrage , & qui lui fournira les moyens 
de fe radouber, On aborde cette côteavec 


F 4 


88 Histoire DES PÊCHES 
d'autant plus de sûreté , que les Pêcheurs 
du pays font tous excellens pilotes, & 
qu'ils s'avancent jufqu’à deux milles en 
mer, quelque fort que foit le vent, pour 
y rencontrer des navires, & les conduire 
dans un port. Quoique le coup d'œil de: 
ces côtes foit effrayant , elles ne font ce- 
pendant pas aufli dangereufes qu’elles le 
paroiflent : tout le danger eft en pleine 
mer , & on peut naviguer le long de 
toute la côte, fans craindre d'accident, 
par-tout où l’on n’apperçoit aucun brifan. 
Tout ce que je viens de dire, relative- 
mentäcesdeuxcontrées, peut s'appliquer 
aux côtes voifines de Noordland & de 
Finmarken, de même qu'aux peuplades 
ui y habitent. Tous ces peuples com- 
mercent en fuif, beurre, huiles, poif- 
fons & bois; 1ls ont tous la même façon 
de vivre. Quelques écrivains nous les 
ont peints comme des peuples lâches 
& pulñillanimes ; 1ls les ont mal jugés : ils 
font au contraire vaillans & courageux ; 
ils ne craignent nullement de fe mettre 
aux prifes avec les ours, & de leur livrer 


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COMBAT VIGOUREUX 


1 


DANS LES MERS DU NORD. 39 
des combats finguliers ; on les voit atta- 
quercourageufementcetanimal, d'autant 
plus redoutable , que la faim le dévore 
dans ces contrées ftériles; on en voit corps 
à corps avec l'ours, ouvrir le ventre de 
l'animal , le cerrafler & emporter fa dé- 
pouille. N'ayant pour toute arme qu’un 
long couteau : ils ne le quittent jamais, 
pas même pendant le fommeil. Il eft vrai 
que la chaffe de l'ours a aufli fes dangers, 
& que beaucoup de Chaffeurs, ou furpris 
par l’animal, ou aflez peu exercés au 
combat qu'ils lui livrent , fuccombent & 
deviennent fa proie. 


DE S:S.A MOT ED ES. 


Le pays des Samojèdes eft fitué entre 
le 66°. & le 70°. degré de latitude fep- 
tentrionale, depuis la rivière de Morene, 
jufqu’au de-là de lOby; à left, jufqu’au 
fleuve de Jenifen ; il borde les côtes fep- 
tentrionalesdela Mer Glaciale, & occupe 


un efpace d'environ 30 degrés de lon- 
gueur. 


90 HISTOIRE DES PÈCHES 

Ce'pays a la même latitude que la 
Laponie & Finmarken ; il n'eft ni plus 
fertile ni moins froid : il eft habité par 
quelques hordes ambulantes qui le par- 
courent d’un bout à l’autre, à mefure que 
les befoins de la vie fe font fentir, fans fe 
fixer irrévocablement dans aucun lieu. 
La narure ne les a pas traités plus favora- 
blement que leurs voifins. 

Quelques écrivains ont avancé fans 
fondement, que les Samojèdes & les 
Lapons tiroient leur origine d’une fouche 
commune, & qu'ils écoient frères; M. de 
Buffon lui-même a été encore plus loin, 
& ce grand naturalifte a cru que les 
Lapons, les Samojèdes , les Borendiers 
& les Zembliens n’étoient tous que des 
Tartares du Nord, provenant d’une feule 
race. ÏÎl paroïit démontré que M. de 
Buffon s’eft trompé, & qu’il atropcompté 
fur des rapports peu authentiques & 
adoptés fans examen. Quant aux Zem- 
bliens, ils n'exiftent pas ; on fait pofti- 
vementquela nouvelle Zemble n’a jamais 
été habitée; s’il eft vrai qu'on y ait vu 


DANS LES MERS DU NORD. 91 
quelques êtres humains , il eft très-vrai- 
femblable que ces infortunés étoient des 
matelots qui , après le naufrage fur ces 
côtes défertes, avoient gagné cette terre 
défaftreufe & inhabitable. Cette conjec- 
ture devient d’autanc plus probable , que 
les Ruffes, qui tousles ans vont ä la pêche 
fur les côtes de la nouvelle Zemble, 
s’habillent comme les Samojèdes, qu’ils 
n'ont jamais vu fur ces côtes une feule 
figure humaine , ni rien qui put leur faire 
conjecturer que ce pays étoit habité. 
Pour ce qui regarde les Borendiers, le 
nom de ce peuple, que M. de Buffon 
fuppofe exifter dans ces contrées, n’eft 
pas même connu dans tout le Nord. On 
place les Zembliens au-defflus de la ri- 
vière de Morene ; mais cette contrée eft 
inhabitable pendant la majeure partie de 
l'année , à caufe de l’infalubrité de l'air; 
il n’eft pas d'homme qui püc y réfifter. 
Un navire, furpris fans doute dans cette 
contrée par le mauvais temps, fut con- 
traint d’y hiverner: l'équipage, confiftane 
en vingt-quatre hommes, ayant choifi 


92 HISTOIRE DES PÈCHES 

fur la côte un endroit propre à y attendre 
le retour de la belle faifon , y périt tout 
entier; on trouva, l’année d’après, ces 
vingt-quatre malheureux morts dansieur 
tanière; on crut qu'ils y étoient morts de 
froid , mais il eft démontré que les va- 
peurs qui s’exhalent de la quantité des 
plantes de mer, & de la moufle putride 
qui borde la côte, infectent l'air, & lui 
donnent une qualité peftilentieufe, M. de 
Kerouelen , obfervateur judicieux , & le 
plus digne de foi, confirme ce fâcheux 
événement, & la caufe très-probable de 
la mort de l’infortuné équipage dont je 
viens de parler, par un événement ä-peu- 
près de la même nature qu’il rapporte. 
Une horde des habitans des bords du 
fleuve Mérene, alla s'établir a vingtlieues 
de la côte de la nouvelle Zemble ; ces 
malheureux, au nombre de vingt, y 
furent rous attaqués d’une maladie dou- 
loureufe, caufée par l’infeétiondes brouil- 
lards infectes qui, s’élevant du côté de 
la mer, obfcurcifloient l’armofphère ; ils 
furent tous obligés d'abandonner cet 


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DANS LES MERS DU NORD. 93 
établiflement nouveau : il n’en mourut 
aucun, à la vérité , mais aufli 1l n'y en 
eut pas un feul qui ne fut attaqué d’une 
maladie dangereufe , de laquelle ils fe 
reflentirent touspendanttrès-long-remps, 
même aprés avoir refpiré un air & plus 
vif & plus pur. Il eft probable que l’épi- 
démie , connue fous le nom de Pefle- 
notre , qui dépeupla lIflande, & qui fit 
un ravage affreux au Groenland , au 
milieu du XIV. fiècle , ne fut occafon- 
née que par l’infeétion des vapeurs mé- 
phitiques , plus abondantes & plus con- 
tinuelles qu’elles ne le fontordinairement 
dans ces contrées. 

Les Samojèdes font prefque tous d’une 
taille au-deffous de la médiocre ; ils font 
forts & robultes ; ilsontlesépauleslarges, 
les jambes courtes , le pied petit, la tête 
-grofle, des grandes oreilles, le co! court, 
la figure applatie, des petits yeux noirs, 
le nez plac & écrafé , la bouche extraor- 
dinairemernt fendue, & les lèvres très- 
minces ; leurs cheveux noirs & épais leur 
pendent fur les épaules, leur teint eft 


04 HISTOIRE DES PÊCHES 

rembruni , tirant un peu fur le jaune ; ils 
n'ont prefque pas de barbe, la plupart 
n'enontpasdutout.La ftaturedes femmes 
eft parfaitement femblable à celle des 
hommes ; leurs traits font à la vérité plus 
fins , elles ont le pied plus mignon ; il 
n'eft cependant guère pofñible de les dif- 
tinguer des hommes, au premier abord; 
outre qu'elles font deflinées de même, 
elles ne mettent aucune différence dans 
leur coftume ; leur habillement eft en 
tout femblable à celui des hommes : les 
Samojèdes des deux fexes s’habillent de 
peaux de Rennes , & donnent précifé- - 
ment la même forme à leur ajuftement. 
On voit, par-là , combien eft peu fondée 
Fopinion de ceux qui ont prétendu que 
les Laponois & les Samojèdes fortent de 
la même fouche & n’ont qu'une même 
origine ; ces deux peuples ne fe reflem- 
blentni parlaftature , ni parleurs ufages, 
ni par leur façon de vivre : le feul-trait 
de reflemblance qu'ils aient , c’eft l’ufage 
qu'ils font l’un & l’autre des Rennes, 
tant pour leur fervice que pour leur 


DANS LES MERS DU NORD. 95 
habillement : mais cet ufage n’eft pas une 
marque carattériftique d’une même ori- 
gine ; il eft néceflité par la difette d’autres 
animaux propres à faire le fervice des 
Rennes. La race des Samojèdes & celle 
des Hottentos , femblent être les deux 
extrêmes ; en exaiminant avec un œil 
obfervateur ces deux peuples, on peut fe 
former une idée affez juite de la grande 
diverfité d’hommes qui peuplentle globe, 
dont quelques-uns ne nous font que peu 
OU point connus. | 

Les Samojèdes, occupés uniquement 
à fe procurer le pur néceffaire , font , la 
plupart du temps, renfermés dans leurs 
huttes pratiquées dans la terre ,nefortent 
de leurs tanières , que lorfque la faim , ou 
quelque autre befoinles prefle. Les Samo- 
jèdes ne connoiflent ni vertus, nicrimes; 
le larcin & le meurtre font abfolument 
inconnus chez ce peuple ; l'extrême fim- 
plicité dans laquelle le Samojède vit, le 
rend inacceflible aux grandes pañlions, 
autant pour le bien que pour le mal. 
Cependant on peut conclure, ce femble, 


96 HISTOIRE DES PÊCHES 
par certains craits de leur vie privée, que 
les Samojèdes font naturellement portés 
à la vertu , & qu’ils aiment la juftice ; fi 
quelquefois ils fe livrent à quelques 
écarts, ce n’eft jamais que lorfqu’on les 
irrite par de mauvais procédés, & qu’on 
les force à la vengeance par des traite- 
mens capables d’enflammer leur reffenti- 
ment. | 

Le Gouvernement de Mofcovie, en- 
voya, en 1595, un Cofaque à la tête 
d’une petite troupe armée, pour s'empa- 
rer du pays des Samojèdes : ce conqué- 
rant remporta une victoire facile ; ce 
peuple ne fit pas la plus petite réfiftance , 
& le Cofaque prit poffeflion de cette con- 
trée , au nom du Czar, fon maître. 

Inurilement les Empereurs Mofcovites 
ont eflayé d'introduire le Chriftianifme 
chez les Samojèdes ; inutilement ils ont 
envoyé des miflionnaires pour prêcher 
l'évangile à ce peuple ; leur zèle & leurs 
efforts ont toujours été fans fruit ; la 
fuperftition & l’idolâtrie ont toujours fait 
le fond de la religion des Samojèdes ; 

comme 


DANS LES MERS DU NoRD. 97 
éomme leurs voifins, ils ont toujours cru 
& croient encore à deux principes, l’un 
bon & l’autre mauvais ; ces deux divini- 
tés reçoivenc tous leurs hommages. 

On parvintenfinà  éterminerquelques 
Samojé les À fe laifler conduire à Mo/f- 
couw : arrivés dans cette capitale de 
l'Empire Rufle , ces bonnes gens furent 
émerveillés de cout ce qu'ils y virent ; ils 
prirent l'Empereur pour un Dieu, lorf- 
qu'ils le virent environné de tout l’éclat 
& de toute la pompe royale ; ils fe fou- 
mirent fans réhiftance à lui payer annuel- 
lement un tribut de peaux de Maïtres 
& de quelques autres fourrures; mais, 
l'amour & le préjugé pour leur patrie, 
refteront toujours dans toute leur force ; 
les agrémens de la vie, le luxe , les com- 
modités , les richefles, les fpeacles , 
rien, en un mot, de tout ce que Mo/couw 
leur offroit d’attrayant, ne fit aflez d’im- 
preflion fur ces hommes de la fimple 
nature , pour les obliger à préférer le 
féjour de Mofcouw à celui de leur âpre & 
ftérile contrée. Ils répondirent au Czar 


Tome IT. G 


93 HISTOIRE DES PÊCHES 

même, avec cette fimpliciré naive qu? 
caractérife l’homme que les pafions n’ont 
pas encore dégradé, qu’ils n’abandonne- 
roient jamais leur pays, pour en habiter . 
un autre : « Si votre Majefté, lui dirent- 
» ils, avoit une idée des beautés, & dela 
> falubrité de l'air de notre patrie, elle ne 


JS 


» balanceroit pasun moment avénir fixer 
» fa réfidence parmi nous, & Mofcouw 
>» n’auroit plus aucun attrait pour vous ». 


Tel eft le cableau de l'Affande , de à 
Laponie , de Finmarken & du pays des 


+ 


Samojèdes , que j'ai cru devoir tracer 
avant d'entrer dans l Hiftoire générale du: 
Groénland. Cette feconde partie de l’ou- 
viage que je traduis, dégagée ainfi ce 
toutes les digreflions dont il m’auroit été! 
impofible dela débarraffer, en fuivantla 
divifion & l’ordre desmatièresdel’Auteur 
Hollandois, n’en fera que plus intéref- 
fante. Une narration fouvent interrom- 
pue par des incidens, devient faftidieufe,. 
parce que prefque toujours elle détourne 
&c fatigue l'attention, & qu’elle fait per- 
dte la liaifon & l’enchainement des faits. 


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Pan e Sauvage 
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DANS LES MERS DU NORD. 99 


ÉCOLE D Cod 


CA PE T'ES CNE 


DU GROENLAND. 


L'Histoire du Groenland ne peut 
êtreque très-imparfaire,ellelaiffe encore 
beaucoup à cefirer ; cette contrée n'eft 
pas affez connue, & il eft très-doureux 
qu’ellele foit jamais mieux. Il eft bien dif- 
ficile d'écrire l’hiftoire d’un pays qui n’of- 
fre prefque aucun de ces monumens h1f- 
toriques qu'un écrivainjudicieux emploie 
avec difcernement ; la difficulté fe fait 
fur-tout fentir par rapport au Groenland: 
ici tout paroit manquer ; monumens , 
traditions , relations anciennes avec 
d'autres peuples connus; en un mot, 
. les conjeétures même ne peuvent étre 
appuyées fur aucun fondement médio- 
crernent folide. Que peut-on favoir de 
certain, en eftet, fur l’origine & fur 
l'antiquité d’un peuple, placé à l’une des’ 
extrémités du globe , fur un terrein dont 


G 2 


100 HISTOIRE DES PÊCHES 
l'intérieur eft impénétrable, peut-être 
inhabité aujourd’hui , dont l'étendue eft 
encore indéterminée , dont les limites au 
nord font abfolument ignorées , dont la 
plupart des côtes font inconnues & inac- 
cefhbles , dont le fol laifle encore à devi- 
ner s’il forme un vafte continent, ou s’il 
eft coupé par plufieurs détroits qui, le 
divifant en plufieurs Iles, font du Groen- 
land un archipel, moins agréable, à 
la vérité , que celui du levant, mais 
plus vafte que tous ceux que les Navi- 
gateurs les plus habiles ont découverts 
jufqu'à ce jour dans routes les mers 
connues ? 

On diftingue communément le Groen- 
land en Jeux & Nouveau : cette diftinc- 
tion ne porte que fur la différence des épo- 
ques, auxquelles la côte orientale & la 
côte occidentale ont été découvertes. La 
côteorientale eft défignée fous la dénomi- 
nation du Ÿ’zeux Groenland, parce qu’on 
la croitla première connue. C’eft decette 
partie, prefque abfolumentinconnue au- 
jourd’hui, par l’impofñlibilité de l’aborder 


DANS LES MERS DU NORD. 101 
dans la majeure partie de fa longueur, 
que je vais eflayer de tracer l’'Hiftoire, 
dans ce chapitre : ce que je vaisendire, 
.ne doit être confidéré que comme une 
introduction à l'Hiftoire des Groenlan- 
dois modernes. 

Tous les Auteurs qui ont écrit fur la 
première découverte du Groenland , fe 
font fervilement copiés, & je me vois 
dans la néceflité indifpenfable d'adopter : 
‘leur Hiftoire , faute de guides plus surs 
que ceux qu'ils ont fuivis eux-mêmes. 
Deux chroniques Danoifes, l’une en ver 
ê&c l’autre en profe, tels font les garants 
uniques de tous ceux qui ont écrit fur le 
Vieux Groenland. On fent combien il 
faut fe méfier d’une Hiftoire écrite en 
vers , & combien , par conféquent, doit 
être fufpe“t le Poëme Danois fur Pori- 
oine & les hauts faits des premiers 
Groenlandois , connus & découverts par 
les {flandors , ou parles Norvégiens, leurs 
plus proches voifins à left. Le merveil- 
leux , le héroïque , fond inépuifable des 
poëmes épiques , enfeveliflent toujours 


G ; 


102 HISTOIRE DES PÊCHES 

la vérité fous un tas de fables, qui, pour 
l'ordinaire , ne laiflent qu’un efpoir bien 
foible de l’en démèler & de l’en dégager, 
pour la reproduire dans toute fa pureté. 
S'il exifte encore fur la côte orientale du 
Groenland , quelques-uns des monumens 
hiftoriques dont il eft fait mention dans 
les deuxchroniquesDanoifes, ils fontinac- 
ceflibles, & la tradition des Groenlandois 
établis fur les côtes de l’oueft , n’eft pas 
unereflource bienaffurée pour fe procurer 
des renfeignemens certains {ur l’origine 
& les mœurs antiques de leur nation : les 
Groenlandois de l’oueft font encore dans 
un état de rufticité complette. L'origine 
des peuples les plus policés , n’eft-elle 
pas encore , dans ce fiècle de lumières, 
un myftère que nos écrivains d’un mérite 
le plus diftingué n’ont pu dévoiler ? Mal- 
gré l'abondance des monumens antiques 
& en tout genre, qui font pour ain dire 
fous la main, eft-on encore parvenu à 
dégager l'Hiftoire d’un feul peuple de 
l'Europe , de tout le merveilleux & le 
fabuleux qui nous en dérobent la vraie 


DANS:LES MERS DU NoRD. 103 
origine? Ils nous laiffent dans une pro- 
fonie ignorance fur fes mœurs, fur fes 
coutumes, & fur fa police primitives. 
La rufticité du Groenland, & l'ignorance 
crafle de fes habitans, ne laiflent pas 
même la foible reflource des conjeétures 
aux voyageurs qui voudroient acquérir 
quelques connoiffances moins vagues fur 
la première découverte de cette contrée, 
& fur le caraëtère de fes premiers habi- 
tans. Îl faut donc fe contenter des lam- 
beaux de l’Hiftoire du Vieux Groenland, 
que quelques Voyageurs , ou Compila- 
teurs , ont puifés dans la même fource. 

Il en eft des relations des voyageurs 
comme des monumens hiftoriques de la 
plus haute antiquité : il ne faut mi les 
rejeter abfolument , parce qu'ils ne 
portent pas un caradère évident d’au- 
thenticité, & qu'ils ne peuvent foutenir 
l'épreuve de la critique la plus févère, 
ni les admettre tous indiftinétement, 
& les employer fans difcernement. Je 
tâcherai de marcher entre ces deux 
écueils , & de les éviter tous les deux, 


G 4 


104 HISTOIRE DES PÊCHES 
pour approcher autant que pofble de la 
vérité, en efquiffant le tableau du Vieux 
Groenland. | 

La côte orientale de cette vafte con- 
trée , n'eft plus abordable au-deflus du 
Promontoire de la Diftorde ; on ignore 
donc aujourd’hui l’état où elle fe trouve : 
c’eft cependant celle-là qu’on aflureavoir 
été découverte la première, c’eft celle-là 
qui reçut les premières Colonies Norvé- 
giennes ; c’eft fur celle-là que furent 
conftruits les premières habitations & 
les premiers édifices publics ; c'eft enfin 
fur cette côte que les miflionnaires Chré- 
tiens abordèrent, & qu'ils prêchèrent 
l'évangile aux naturels du pays avec 
afflez de fuccés | pour y fonder diverfes 
égclifes , & y établir divers monaftères 
pour les cénobites des deux fexes. Tous 
les Auteursquiontécrit{furle Groenland, 
s’accorcent fur les faits principaux : ils 
conviennent tous que la côte orientale 
du Groenland a confervé , pendant plu- 
fieurs fiècles , des veftiges fenfibles de 
population & de chriftianifme ; les ruines 


DANS LES MERS DU NORD. 105$ 
des habitations, des églifes & des monaf- 
cères ont attelté pendant long-temps ces 
deux faits. En quel temps cette côte a- 
t-elle été découverte ? Les écrivains va- 
rient fur cette époque : en quel temps 
a-t-elle été abandonnée ? quelle a été la 
caufe de cet abandon ? C’eft ce qu’on 
ignore abfolument. 

L’Auteur Hollandois que je traduis, a 
particulièrement adopté le fyftème de 
M. Mallet fur la découverte du Groen- 
land ; cet Auteur François l’a développé 
dans fon introduétion à l’Hiftoire du Da- 
nemarck. Le fyftême de M. Mallet eft 
précifément le même que celui de 
l’évêque Eggede ; La Peyrere n’a tra- 
vaillé que d’après le même Prélar, & 
David Crantz, Auteur Allemand, ne 
paroît pas avoir eu de meilleurs renfei- 
_gnemens. Voici à quoi fe réduit tout ce 
que ces Auteurs ont écrit fur la première 
découverte du Groenland. 

Torwald:, Genuilhomme Norvégeois, 
brilloit à la Cour du Comte avez, au- 
tant par fa dépenfe, que par la faveur 


106  HisTOIRE. DES PÊCHES 

dont il jouifloit auprès de fon maître : il 
eut le malheur de tuer, dans un combat 
fingulier , un Seigneur de la même Cour, 
dont les parens eurent aflez de crédit 
pour le faire difgracier & l’obliger à 
quitter le pays. Il y avoit à peu près un 
fècle que l'Iflande avoit été découverte; 
Torwald fut s’y réfugier pour fe fouf- 
craire aux pourfuites de fes ennemis : il 
emmena dans fon exil, Æric fon fils; 
celui-ci devint fameux par la fuite , & 
fut furnommé le Rouge. Torwald mou 
rut bientôt après fon arrivée en [flande; 
le fils en héritant des biens de fon pére, 
hérita aufli de fa bravoure, peut-être de 
fa barbarie ; du moins il fe vit contraint 
de venger un affront perfonnel qu'un de 
fes voifins lui avoit fait. Comme fon 
père, 1l tua fon adverfaire, comme lui 
il fut obligé de s’expatrier & de chercher 
ua afile hors de l’Iflande ; il en étroit 
banni pour trois ans. Eric apprit qu'un 
nommé Gunbivern avoit découvert quel- 
ques Jfles à l’oueft de l’J/lande, & qu'il 


avoit apperçu plus loin, une côte d'une 


DANS LES MERS DU NORD. 107 
vafte étendue : Eric prit fon parti, &, ac- 
compagné de deux ou trois Iflandois qui 
s’attachèrent à fa fortune, il partit dans 
le deffein d'aborder la côte que Gunb:- 
vern avoit découverte. Son entreprife 
lui réuflit au gré de fes defirs, &z après 
une courte & heureufe navigation, 1l 
découvrit le cap Herjois, le plus avancé 
de la côte orientale. Il ft voile direc- 
tement fur ce cap, & le doubla fans 
accident; il longea la côte vers le Sud & 
jera l'ancre dans la baie d’une Ifle qui 
lui parut agréable ; 1l y defcendit &z s’ar- 
rangea pour y pafler l'hiver; il donna 
fon nom à la baie, connue encore au- 
jourd'hui fous la dénomination d'Erics- 
Fioerd ; elle eft fituée à l’entrée d’un 
détroit, nommé auf Ercs-Sund. 

Eric plus encouragé que jamais à 
faire la découverte du continent qu'il 
avoit cotoyé pour arriver dans fon ÎJfle, 
remit à la voile au commencement du 
PARTS 1l rangea la côte d’affez près 
pour s’en former une idée aflez précife ; ; 
elle lui parut couverte d’une agréablè 


108 HISTOIRE DES PÈCHES 

verdure, & lui donna le nom de Groen- 
land ( Terre-verte). Toute cette vafte 
contrée a retenu ce nom jufqu’à ce jour. 
Eric examina le pays avec beaucoup 
d'attention ; 1l le crut propre à recevoir 
des Colonies, & il forma le deffein d'y 
mener la première aufitôt que les trois 
ans de fon bannifflement feroient expi- 
rés (1). Revenu en [flande, ÆErc fitune 
peinture fi agréable de fon nouveau 
monde, qu'il réufit facilement à trouver 
des Colons. Il exagéra la beauté de cette 
contrée , la fertilité des plaines, lim- 
menfe étendue des pâturages , l’abon- 
dance du poiflon & la richeffe à laquelle 
la Colonie parviendroit infailliblement, 
par les nombreux troupeaux qu'il étoit 
facile d'y élever & d'y multiplier. Il per- 
fuada facilement : il employa unanafaire 


(1) J'ai fuivi ici la verfion de Crantz ; M. Mallet 
dit feulement qu’Eric revint en Iflande quelques années 
après fon départ, & qu’il réuflit à perfuader à quelques 
Tflandois de le fuivre pour aller s'établir fur le continent 
qu'il venoit de découvrir. Eggede fait revenir Eric en 
Iflende, une année après {on départ. 


DANS LES MERS DU NORD. 109 
les préparatifs de fon voyage ; il chargea 
vingt-cinq navires de tranfport fur lef- 
quels il mit un très-grand nombre de 
Colons; il les fournit, à fes dépens, de 
tous les uftenfiles de ménage , d’un 
grand nombre de beftiaux de toute forte, 
& de vivres fuffifans, tant pour la tra- 
verfée, que pour fe fubftancer dans les 
premières femaines de la colonifation. 
Eric mit à la voile & conduifit lui-même 
fa Colonie à la nouvelle terre promife ; 
il eut le malheur de perdre onze navires 
dans le trajet, & arriva feulement avec 
quatorze au Groenland. 

On n’eft pas d'accord far l'année de la 
découverte du Groenland ; on la place 
communément, fur la foi d’une chro- 
nique d’Iflande, à l’année 982 de l'ère 
chrétienne. Cette chronique eft de 
Sonorro Sturlefen , qui vivoit en 1215, 
& qui pafle pour le meilleur Hiftorien 
du Noïd , 1l étoit Grand Juge d'Iflande 
fous le gouvernement des Rois de Nor- 
vége. Thormoder Torfaeus, naufd’Iflande 
& Hiftoriographe du Roide Danemarck, 


110 HISTOIRE DES PÈCHES 
a fuivi cette chronologie dans fon ou- 
vrage , intitulé Groenlandia antiqua. 
Eggede, Cranrz, La Peyrere, & mon 
Auteur Hollandois l'ont aufli adoptée. 
Pontanus , dans fon Hiftoire du Dane- 
marck, & Claudius Chriftopherfer , plus 
communément Ly/candre , Auteur de 
la Chronique Groenlandoife en vers 
Danois , placent cette découverte à 
l'année 770; certe différence eft confi- 
dérable, puifqu'il s’en fuivroit que cette 
découverte auroit été faite 212 ans plu- 
toc. Ce dernier fentiment paroît appuyé 
fur une autorité refpettable ; les anti- 
quités de l’Iflande ne paroiflent pas le 
contredire ; & une bulle du Pape Gré- 
goire IV, de l’année 835, lui donne un 
très - grand poids ; le fouverain Pontife 
ladreffe à l’'Évêque /7/garius (Anfcher), 
ommé à l'évêché de Hambourg , par 
l'Empereur Lours le Pieux ; le Pape re- 
commande particulièrement au Prélat 
les mifions de l’{/lande 8& du Groenland, 
& la propagation dé la foi dans ces deux 
contrées fpécialement nommées dans la 


DANS LES MERS DU NORD. rrr 
bulle. Il faut, pour détruire cette opi- 
nion, nier l’authenticité de la bulle du 
Pape Grégoire IV. La Peyrere rapporte, 
fur la foi de M. Gunter, Secrétaire du 
Roi de Danemarck, avec lequel:il étoit 
fort lié, qu'il exiftoit de fon temps, 
dans les archives de l’archevêché de 
Brême, uné vieille Chronique manuf- 
crite , dans laquelle étoit une copie de 
la bulle qui conftitusit l'archevêché de 
Brême Métropolitain de tour le Nord, 
& nommément de la Norvége & des 
Ffles qui en dépendent, telles que l//- 
lande & le Groenland, qui y font expref- 
fément nommées. Cette bulle éroirdatée 
avant l'an 900. Il y a apparence que 
cetté dernière bulle dont parle Za 
Peyrere eft la même dont Pontanus & 
Lyfcandre s'autorifent. 
_ LaColônieGroenlandoïife eut d’abord’ 

le même fort de routes les nouvelles: 
plantations ; elle fut foible dans fa naif- 
fance | & ne parvint à uh état plus 
floriffant , que far les foins, la vigi- 
lance & les grands moyens d'Eric, fon 


112 HISTOIRE DES PÊCHES 
fondateur. ZLeyfe, fils d'Eric, aufi zélé 
que fon père pour l'avancement de fa 
Colonie , fit un voyage en Norvége dans 
le deffein d'obtenir du Roi, Olaus Try- 
guefon , des fecours proportionnés à fes 
befoins, pour faire fleurir & étendre fa 
Colonie. Le Monaïque le reçut avec 
beaucoup de bonté, & le tableau que 
Leyfe fit à Olaus de la contrée qu’il vou- 
loit peupler de plus en plus, détermina 
le Roi à fe prêter aux defirs du Groen- 
landois. Olaus avoit embraffé le Chrif- 
tianifme depuis peu de temps, ilen étoit 
devenu un des plus ardens apôtres; Leyfe 
Jui fournifloit une trop belle occafion de 
faire des profélytes à la foi, pour qu'il 
la laiffât échapper. Il conçut le projet 
d'établir une Mifion au Groenland & de 
fe fervir de Ley/e lui-même pour faire 
réuflir ce pieux deflein. Olaus le retint 
pendant tout l'hiver à fa Cour; 1l vinc à 
bout de lui perfuacer de fe faire inftruire, 
& Leyfe reçut le baprème quelques mois 
après fon arrivée en Norvége. Le Prince 
lui permit de-partir au printemps pour 
retourner 


DANS LES MERS DU NORD, 113 
retourner au Groenland ; il lui donna 
un Prètre pour l'accompagner: & pour 
le fortiñier dans les principes de l’évan- 
gile qu'il venoit d’embraffer ; il lui re- 
commanda fur-tout de favorifer de tout 
fon pouvoir, l’établiflement du Chrif- 
tianifme dans ce nouveau monde. 

Eric ne fut pas peu furpris de voir 
arriver fon fils convertit à la religion 
Chrétienne ; 1l fut d’abord très-fcanda- 
lifé que Leyfe eut abandonné le culte 
de fes ancêtres, & qu'il eüt préféré la 
Croix, aux Dieux de fon pays. Leyfe & 
le Prêtre qui l’accompagnoit, réuflirent 
bientôt à appaifer Eric ; le Mifionnaire 
vint à bout de faire gouter les maximes 
de l’évangile au chef de la Colonie ; il 
lui préfenta les myftères de la foi avec 
ce zèle & cette onction qui réufliflenc 
prefque coujours à les faire adorer. Ærrc 
demanda le baprème, & dans peu, toute 
la Colonmie devint Chrétienne. Leyfe 
devint lui-même le coopérateur le plus 
zélé & le plus utile du Miffionnaire ; 
par fes foins, le vrai Dieu reçut feul , 


Tome IL. H 


114 HISTOIRE DFS PÊCHES 
dans la Colonie, les hommages qui ne 
font dus qu’à lui. 

Le Chriftianifme fit des progrès dans 
la Colonie à proportion qu’elle- même 
devine plus peuplée & plus floriffante ; 
avant la fin du X°°. fiècle, on comptoit 
déjà plufeurs églifes dans ce nouveau 
monde : un évêché fut érigé à la Garde, 
petite ville nouvellement bâtie; elle fut 
bientôt la capitale du Groenland, & les 
Norvégiens en firent le centre du com- 
merce avec les Groenlandois ; ce com- 
merce a fleuri pendant longues années. 
La population augmentant rapidement, 
on penfa à jeter les fondemens d’une 
feconde ville ; elle fut bientot peuplée ; 
on lui donna le nom d’4/6e : on y érigea 
un monaftère à l'honneur & fous l’invo- 
cation de Saint Thomas. 

La Colonie profpéra d’un jour à lau- 
tre fur la côte orientale, elle fut bien- 
côt en état de fournir de petits détache- 
mens pour s'étendre dans l’intérieur du 
côté du fud, & enfin de fe propager juf 
que furla côte occidentale. Le Groenland 


DANS LES MERS DU NORD. 115$ 
fut ainf divifé en deux grands Diftrids, 
celui de left ( Offer-Biod), & celui de 
loueft ( Vefler-Bigd). Selon Cranez , le 
fils d'Eric le Rouge , ambitionnant de fe 
rendre fameux par quelque découverte 
importante, entreprit de faire celle de 
la côte de l’oueft. Il découvrit une terre 
à laquelle il donna le nom de Wyr/and 
(pays à vin), & y fonda une Colonie. 
Crantz ajoute, que le frère de Leyfe 
pourfuivic la découverte & la pouffa fort 
avant le long de la côte occidentale. 
Quoi qu'il en foir, 1l eft conftant que les 
Groenlandois s’étendirent aflez fur les 
deux côtes, pour y faire un commerce 
étendu avec leur mère-patrie , l’{/lande, 
& avec la Norvége fur-tout, qui elle- 
même avoit fournit à la population de 
l'Iflande. 

Les Groenlandois reconnurent la fou- 
veraineté des Rois de Norvége, ils fe 
foumirent à leur payer un tribut annuel; 
ils voulurent s’en affranchir en 1265; 
leurinfurreétion ne réuflit pas, &1ls ref- 
cèrent foumis jufqu’ent 348. Cetreannée 


H 2 


116 HISTOIRE DES PÊCHES 
fut fatale au Groenland comme à tous 
les autres pays les plus feptentrionaux ; 
ils furent tous dévaftés par une affreufe 
épidémie, connue fous le nom de Mort- 
Noire (1). C'eft à cette malheureufe 
époque qu'on rapporte la décadence de la 
Colonie Norvégienne fur la côte orien- 
tale du Groenland ; l'interruption du 
commerce achevadela dévafter au point, 
que depuis le commencement du XVI®<. 
fiècle, on ignore abfolument ce qu’eft 
devenu cet établiflement. On a fait de- 
puis d’inutiles efforts pour aborder cette 
côte; elle n’eft plus acceflible, & toutes 
les entreprifes des Navigateurs Danois 
n’ont abouti qu’à la découverte de la 
côte occidentale. Le Gouvernement du 
Danemarck y a fondé quatre différentes 
Colonies, depuis 1700. 

Les différentes relations des voyages 
entrepris pour découvrir une feconde 
fois la côte orientale du Groenland (/ 


(1) C’eft la même dont j'ai parlé à l’article d'Iflande 
fous le nom de Pefle-Noire. 


DANS LES MERS DU NORD. 117 
Vieux Groenland),fontfi contradiétoires, 
fi peu cohérentes, fi remplies de mer- 
veilleux, de contes & de fables, qu'il 
feroit aufli inutile que ridicule de 
s'attacher à démèêler le vrai du faux ; 
aucune de fes relations ne mérite aflez de 
croyance pour fournir matière à une dif- 
fertation utile fur le Vieux Groenland. 
Nous verrons plus bas à quoi ont abouti 
les efforts des Danois, encouragés par le 
Gouvernement, depuis 1578, jufqu’en 
1672, pour découvrir de nouveau cette 
côte perdue depuis 1402,ouenviron. Ces 
efforts aboutirent enfin à perfuader qu’il 
falloit perdre de vue cette découverte, 
&c renoncer pour toujours au deflein de 
retrouver le Vieux Groenland. 

S'il faut en croire les anciennes chro- 
niques, le Vieux Groenland, au temps 
où on a commencé à le perdre de vue, 
éroit dans l’état le plus brillant, & fa 
population donnoit les plus belles efpé- 
rances : on y comptoit douze églifes 
patoiiliales 8 deux couvens, dix-neuf 
villages 8 deux villes. Comment & par 


ts 


118 HISTOIRE DES PÈCHES 

quel accident cette côte eft-elle devenue 
inabordable ? Il cft inutile de fe perdre 
dans les conjettures, lorfqu'il n’y en a 
qu'une feule qui puifle fatisfaire raifon- 
nablement l’obfervateur judicieux. Il eft 
donc très-probable que cette cote a fubi 
quelque commotion violente ; & que les 
flots de la mer la battant avec plus de 
fureur que ci-devant, les courans deve- 
nus plus multipliés & plus rapides, en 
écartent les navires & rendent la tra- 
verfée impoflble. Il eft certain d’ailleurs 
qu'il auroit été impoffible d'aborder cette 
côte, fi, au temps de fa découverte, les 
glaçons empoïtés entre le Spirsberg & 
le Groeniand, avoient fuivi la direétion 
qu'ils ont aujourd'hui; c’eft donc à une 
de ces révolutions phyfques auxquelles 
le globe eft aflujetti, qu’il faut attribuer 
limpoflibilité aétuelle de la communi- 
cation qui a eu lieu autrefois entre le 
Vieux Groenland & l'[fiande. Les glaces 
fotrantes qui viennent continuellement 
du Spitsberg, fe jettent en quantité fur 
la côte , & en défendent l'approche aux 


DANS LES MERS DU NORD. 519 
petits bateaux, comme aux gros navires. 
Nousnefavons doncpasfilesanciennes 
Colonies Norvégiennes fubfiftent encore 
en tout ou en partie au Vieux Groen- 
land ; nous ignorons s’il eft entièrement 
dépeuplé, & s’il y refte encore quelques 
traces de fon ancienne population. Ev- 
gede rapporte deux faits auxquels 1l ne 
donne pas lui-même plus de croyance 
qu'ils n’en méritent; s'ils étoientauthen- 
tiques, 1ls prouveroient que les Colonies 
du Vieux Groenland ont fubffté long- 
temps après l'abandon forcé des Norvé- 
giens , fur la côte occidentale, & que 
par conféquent, elles pourroient fubfifter 
encore aujourd'hui dans un état quel- 
conque. | 
Un Évêque d'Iflande, qui fans doute 
vouloit pañler fur la côte occidentale du 
. Groenland | vers le milieu du XVI, 
fiècle, fut jeté fur la côte orientale. 
Ce Prélat, ramené par un coup de vent 
fur les côtes d'Iflande d’où il étoit parti, 
rapporta avoir apperçu fur le rivage du 
Vieux Groenland , quelques hommes 


H 4 


120 HISTOIRE DES PÊCHES 
conduifant & faifant paître destroupeaux 
de moutons. L'Évêque ajouta qu'il n’a- 
voit pu poufler fes obfervations plus loin, 
attendu qu'il ne fit cette importante dé- 
couverte que vers le foir, & que peu 
d'heures après, un coup de vent lem- 
porta loin de la côte & le força à gagner 
le large. | 

Un Navigateur de Hambourg, fur- 
nommé le Groenlandois , pour avoir été 
jeté, dans trois différens voyages, fur la 
côte du Vieux Groenland, affura dans le 
temps, avoir jeté une fois l'ancre tout 
près d’une Ifle inhabitée, fituée fur la 
côte orientale du Groenland; que delà, 
1l avoit apperçu quelques autres Ifles 
habitées; curieux ce s’en aflurer plus 
poñtivement, il approcha de fort près 
cetie Îfle; ayant mis pied à terre, il 
s'arrêta à une efpèce d'habitation devant 
laquelle 1l trouva les agrèêts d’un bateau 
& un corps mort étendu le vifage contre 
terre; ce cadavre étoit revêtu d’un ha- 
billement moitié laine, moitié peau de 
Phoque ; le bonnet qu'il avoit fur la tête 


DANS LES MERS DU NORD. 121 
éroit coufu à fon habillement; il avoit 
un vieux couteau à la ceinture ; il lem- 
porta en Iflande , comme une curiofité & 
un témoignage certain de fa véracité (1). 

Crantz a recueilli avec beaucoup de 
foin tout ce que les meilleurs Auteurs 
ont écrit fur le Vieux Groenland; & 
comme ce qu'il en rapporte, roule par- 
ticulièrement fur la defcription de la 
côte orientale de cette contrée, j'ai cru 
devoir fuivre cet Auteur. Quoique ces 
defcriptions ne foient pas appuyées fur 
des preuves bien authentiques, il m'a 
paru néceflaire d'en faire ufage à tout 
événement. Peut-être qu'un jour le 
hafard jetera quelque Navigateur Fran- 
çois fur la côte orientale du Groenland, 
8 dans ce cas, je penfe qu'il n’eft pas 
hors de propos, que même il pourroit 
_être d’une utilité réelle, de donner dans 
cet Ouvrage la defcription de la côte 
orientale du Groenland, telle qu'on la 
trouve dans celui de Crantz. 


a 


(1) Cette Relation felon Thorlak, ne peut avoir plus 
de cent ans d’antiquité. 


122 HISTOIRE DES PÈCHES 
Torfaeus | Hiftoriographe du Roi de 
Danemarck, Iflandois d’origine, a écrit 
un Ouvrage intitulé Groenlandia anti- 
qua. Cet Auteur eft très-eftimé & pañle, 
avec raifon, pour très-exatt. Il eft vrai 
que tout ce qu'il écrit fur ce fujet, ne 
porte pas un caraëtère évident de véra- 
cité ; mais 1l mérite quelque confiance, 
jufqu’à ce que des obfervations plus sûres 
aient démenti les fiennes. Torfaeus à 
fuivi,dans fa defcription du Vieux Groen- 
land, Fvar-Baar, grand Bailii de l'Évé- 
que du Groenland,au XIV”. fiècle. Yvar- 
B'aar divife le Vieux Groenland en deux 
parties, & prend pour point de divifion 
le cap Herjols ; ille place au 63°. degré de 
latitude; Crantz l’a indiqué fur fa carte, 
au 65°.:cetre côte orientale fe trouve 
donc divifée en deux parties, celle du 
fad & celle du nord. En remontant 
véts le nord, on trouve, felon Thorlac, 
Évêque d’Iflande , au XVII. fiècle , la 
baie de Skaga - Fiord ; l'entrée en eft 
barrée par un banc de fable qui la tra- 
veife dans toute fa largeur; on peut 


DANS LES MERS DU NORD. 123 
néanmoins la franchir lorfque la mer eft 
haute ; on croit qw’alors les navires & 
les Baleines peuvent y entrer & en fortir. 
Plus haut, & en face de l’Iflande , fe 
trouve la baie d'Ollum-Langri ; on ne 
fauroit en trouver le fond ; on croit 
qu’elle n’eft que l’ouverture d’un long 
détroit, qui va débouquer dans la baie de 
Difco , fur la côte occidentale (1). La 
baie d'Ollum-Langr: eft parfemée de 
petits flots couverts de verdure : Zor- 
faeus la place au 66°. degré. Au-deffus . 
de cette baie, fe préfente un pays abfo- 
lument ftérile & défert; on le nomme les 
déferts d’ Obygder. La baie de Tunche- 
buder et fituée au fud d'Osygder, & 
conféquemment entre Olum-Langri & 
ce défert. On découvre , derrière la baie 
de T'unchebuder, deux hautes montagnes, 
dont l’une fenommeB/aaferken, & l'autre 
Huitferken. La glace qui couvre la 


(1) Si ce fait étoit avéré , il s’enfuivroit que toute | 
la partie méridionale en deçà de ce détroit , formeroit 
au moins une grande JÎfle féparée au nord, du grand 
Continent du Groenland par cé même détroit. 


124 HISTOIRE DES PÊCHES 
première, paroît de couleur bleuâtre, & 
c’eft la raifon pour laquelle on la défigne 
auff fous le nom de Chemife-Bleue ; la 
couleur de la glace qui couvre la feconde 
eft blanche; on la défigne auf fous le 
nom de Chemife- Blanche. Ces deux 
montagnes , qui paroiflent aflez près 
lune de l’autre , font les deux dernières 
qu'on peut découvrir au nord du Groen- 
land. Lorfqu’on eft à moitié chemin du 
cap Snocfels, au cap Herjols, fur la 
côte orientale du Groenland, l’on dé- 
couvre aifément lés montagnes de glace 
de la partie occidentale & de la partie 
méridionale du Vieux Groenland : ces 
deux caps font à la diftance de cent vingt 
lieues l’un de Fautre. 

En defcendant du cap Æerjols, au cap 
le plus méridional du Groenland, on 
rencontre plufeurs Ifles aflez peu éloi- 
gnées du continent : celle de Kéxl eft 
une des plusrenommées;onaflure qu’elle 
a été autrefois aflez peuplée, pour avoir : 
deux églifes paroifliales ; on croit aufh 
quil y avoit ua couvent d'Auguftins. 


DANS LES MERS DU NORD. 115$ 
Ravens-Eiland (YIfle des Corbeaux } eft 
plus méridionale, & n’eft pas éloignée de 
celle X'éril: on croit aufli qu'il y a eudans 
celle-ci un monaftère de filles, fous l’in- 
vocation de Surnt Olafle. L'Ifle de Renfey 
eft encore plus avancée vers Sraaten- 
Hoek ; on y trouve de grands troupeaux 
de Rennes; elle abonde auffi en une forte 
de pierre qui reflemble au marbre. Les 
Groenlandois en font leurs pots, leurs 
lampes, &autres vafes; 1lsen font même 
des cuves qui contiennent jufqu’à douze 
tonnéaux d'eau. L’Îfle-Lonoue , celle 
d'Érics , & quelques autres, jufqu’au 
promontoire de Forbisher, font moins 
connues. On croit que le Vieux Groen- 
land ne s'étend pas plus loin fur la côte, 
&z que par conféquent, il eft compris 
entre le 61°.8 66°. degré : c’eft fur cet 
efpace que les Norvégiens avoient éra- 
bli leurs Colonies ; on ne les retrouve 
plus aujourd’hui. 

Les chroniques Iflandoifes s'accordent 
toutes fur les érabliffemens qui ont été 
faits par les anciens Norvésiens , à la 


126 HISTOIRE DES PÊCHES 
côte occidentale, peu de temps après la 
fondation des premières Colonies à la 
côte orientale. On a douté long-cemps 
de la véracité de ces chroniques, relati- 
vement aux Colones occidentales , parce 
qu'on n’en découvroit aucun veftige ; on 
ne peut plus aujourd’hui les fufpecter à 
ce fujet. Il n’y a pas bien long-remps que 
des Voyageurs Danois s’en font affurés : 
ils ont rapporté avoir trouvé, fur la côte 
occidentale , des ruines de grandes mai- 
fons bâties en pierre; 1ls y ont mème 
découvert des fondemens de quelques 
églifes , & des gros morceaux de fonte, 
qui étoient des débris de cloche. Ces 
Voyageurs ayant interrogé les habitans 
modernes de cette côte, ont trouvé 
qu'ils confervoient encore la tradition 
des anciens Norvégiens ; qu'ils favoient 
que le pays avoit été peuplé avant 
eux , & que leurs ancêtres avoient 
chafté les anciens habitans, qu'ils leur 
avoient fait la guerre pendant longues 
années, & qu'enfin, fe trouvant les plus 
forts, ils avoient exterminé ou chaflé 


DANS LES MERS DU NORD. 127 


entièrement les premiers Colons, de 
cette côte. 


Eggede confirme ce fait, & voici com- 


ment cet eftimable Auteur s’explique : 


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Les Norvégiens n'ont pas été les pre- 
miers habitans du Groenland ; peu de 
temps après leur arrivée, ils rencon- 


crèrent dans la partie occidentale du 


pays, un peuple fauvage qui, fans 
doute, tiroit fon origine des Améri- 
cains , comme on peut le préfumer du 
caractère , de la manière de vivre, & 
du coftume des peuples qui habitent 
au nord de la baie d'Hudfon, & qui ne 
diffèrent en rien des Groenlandois 
d'aujourd'hui. Ces Sauvages fe feront 
progreflivement avancés, du nord (du 
détroit de Davis ) vers le fud ; on 
rapporte qu’ils eurent de fréquences 
guerres avec les Colons Norvésiens, 
qu'ils trouvèrenc écablis fur la côte. 
—— Les antiquités du Groenland nous 
apprennent que la Colonie du ’e/£er- 
Bigd fut défolée au XIV. fiècle, par 


les Sauvages appelés alors Skrelingers , 


128 HISTOIRE DES PÈCHES 


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35 


32 


2 


& qu'elle tut tellement ruinée, que, 
lorfqueles Colons del Offer-Bigd arri- 
vérent pour donner du fecours à leurs 
frères, & combattre avec eux les Skre- 
lingers , ils trouvèrent le pays entière- 
ment abandonné. Ils ne rencontrèrent 
que des troupeaux aflez nombreux 
encore , errans ça & la dans les prai- 
ries & fur les colines ; ils leur don- 
nérent la chafle , en tuèrent une 
erande partie, & embarquèrent tout 
ce qu'ils purent, pour emporter chez 
eux. Les Groenlandois d'aujourd'hui, 
defcéndans des Skrelngers , favent 
encore que les maifons dont on voit les 
veftiges, ont été habitées autrefois 
par un peuple différent d'eux. Certe 
tradition confirme ce que l’ancienne 
hiftoire nous apprend ; favoir, que les 
pères des Groenlandois d’aujourd’hui 
firent la guerre aux premiers Colons 
Groenlandois , de la côte occidentale, 
& qu'ils les exterminèrent ». 

Il paroît certain que la Colonie occi- 


dentale a été la première détruite , & 


que 


DANS LES MERS DU NORD. 7129 
que la Colonie orientale 2 fubfifté très- 
long-temps après elle ; que, peut-être, 
quoiqu’abâtardie , elle fubfifte encore 
aujourd'hui. On donne pour une des 
çaufes de l'abandon des Colonies Not- 
végiennes du Groenland , la défenfe 
faite par Marguerite, Reine de Danemark 
& de Norvège , en 1389, de naviguer 
vers ces côtes. Cette Reine, irritée de ce 
que les Colonies avoient refufé de lui 
payer le tribut ordinaire , crut les punir 
févèrement en interdifant , fous les-plus 
grièves peines, toute relation de com- 
merce avec les Groenlandois , efpérant 
de les ramener à l’obéiffance en les pri- 
vañt des provifions que les vaifleaux Da- 
nois & Norvégiens leur portotent tous les 
ans. La guerre qui fe déclara entre. le 
Danemark & la Suède , vers la fin du 
XIV”. fiècle , porta le dernier coup à la 
Navigation du Groenland, & les Colo- 
nies furent entièrement perdues pour le 
Danemark & la Norvége. 

- On pourroit conjeéturer avec beau- 
coup de vraifemblance, que la Colonie 


Tome IT. Qi A | 


130 HISTOIRE DES PÊCHES 

Norvégienne de l’eft, ne fut pas à abri 
des infultes des Skrelingers qui avoient 
chaflé les Colons de l’oueft. Egcède, 
envoyé au Groenland pour y faire des 
découvertes , & qui y a habité pendant 
quinze années confécutives , croit , au- 
tant d’après fes propres obfervations, 
que d’après les relations anciennes , qu’il 
n'y a pas plus de fix jours de marche de 
Tancienne poftion de la Colonie occi- 
dentale , à la Colonie orientale (1). Si 
fa conjeture eft fondée, 1l aura été très- 
facile aux Skrelingers de vifiter la Colo- 
ñie orientale, 8 d'y faire les mêmes 
ravages que dans la Celonie occi- 
dentale. Les Groenlandois d'aujourd'hui 
y ont navigué dans certains temps 
avec leurs grands bateaux ; mais ils 
n'ont jamais ofé s’avancer aflez pour 
découvrir l’état aétuel du pays, par la 


(1) Suivant la Relation d’Ivar Beéri qu'Eggedt 
cite , le trajet intérieur de la Colonie de l’oueft à 
celle de left, ne devroit être par mer, que de douge 
milles. 


DANS LES MERS DU NORD. 531 
crainte, ont-ils dit, qu'ils ont d'y êcre 
dévorés par un peuple qu'ils favent l’ha- 
biter, & qui fe nourrit de chair humaine. 
Les Hollandois qui naviguent au Groen- 
land , fe font quelquefois avancés fur la 
côte orientale, jufque fousle 61°. degré, 
dans des enfoncemens qu'ils ont trouvés 
dépourvus de glaces ; 1ls y ont fait alors 
un commerce très-avantageux avec. des 
Sauvages qu'ils ont trouvé furces côtes. 
À la vérité, ils ne les ont pas dépeints 
comme anthropophages;:maisles Groen- 
landoïs qui neles ont jamais vus, peuvent 
fort bien s’en être faircetre faufle idée, & 
leur appréhenfon n’en prouve pas moins 
en faveur de la conjeéture. | 
Crantz penfe qu’on pourroit faire une 
objeétion très-forte À ceux qui croient 
que les Colonies du Vieux Groenland 
ont été détruites: par les: Skre/ngérs. 
« Ces Sauvages , dit-il, doivent avoir 
» pris la fuite devant leurs ennemis 
» Américains, pour s’expatrier & venir 
» chercher un nouvel établiffement fur 


» lescôtes du midi du Groenland. Si les 
fa 


132 HISTOIRE DES PÊCHES 
» Groenlandois d’aujourdhui font 1flus 
» de ces mêmes S£re/ngers, ce peuple 
» doit avoirété petit de ftature, foible, 
» craintif & peu propre à conquérir un 
» pays habité par un peuple fort, vigou- 
» reux.& vaillant, tels que devoient être 
» les Norvégiens , premiers Colons du 
5» Groenland, defcendus des courageux 
» vainqueurs de l'Europe ». Crantz ne 
paroît pas avoir fait aflez d’attention 
à la foiblefle de cet argument; puifqu'il 
eft évident qu’on peut le rétorquer avec 
avantage contre ceux qui le mertroienc 
en avant. On pourroit leur demander 
comment il peut fe faire que les Norvé- 
giens d'aujourd'hui, s'ils font les def- 
cendans des premiers: Colons , ont fi 
fort dégénéré, & pourquoi ils n’ont 
aucun trait de refflemblance avec leurs 
valeureux ancêtres, vainqueurs de l Eu- 
rope ? © | 

Yvar Bir, qui vivoit au XIV”. fié- 
cle, conclut la relation du Groenland 
par ces termes remarquables : Toute 
la côte occidentale. du Groenland eft 


DANS LES MERS DU NORD. 133 
actuellement habitée par les Skrelin- 


gers (1). 


(1) Pour entendre ce pañlage, il faut favoir que Île 
détroit de Frobisher eft probablement continué juiqu’à 
l'extrémité de la côte orientale, où il communique à 
une autre grande baie qui eft en face du Promontoire 
nommé aufli Frobisher. On en voit un autre qui eft 
pon@tué fur la carte de Crantz, & qui eft un peu plus 
au nord que celui-ci; il a fon entrée dans la baie dite 
Barfund. Si ces détroits exiftent réellement de même 
que celui d’'Ollum-Langri dont j'ai déjà parlé, ce qu’on 
croit être le continent connu du Groenland n’eft effec- 
tivement que trois Îfles féparées par trois détroits qui 
courent tous dans la même direétion de l’oueft à l’eft. 
Ces détroits, à la vérité, ne paroiffent pas navigables 
dans toute leur longueur. Frobisher lui-même ne peut 
parvenir à retrouver le fien, le moins long, parce qu'il 
approche le plus de la pointe méridionale du Groenland; 
mais on peut fuppofer , avec raïfon, qu'ils font couverts 
d’une glace qui ne fond jamais, & qu'ils coulent fous 
le pont indeftruétible que le froid exceflif a formé fur 
toute leur longueur, par les neiges congelées qui dé- 
robent à la vue lecourant , & qui mettent un obftacle in- 
furmontabie à la navigation. Eggede paroït perfuadé de 
la poffibilité de correfpondre avec la côte orientale par le 
moyen de l’un de ces détroits. Voici comme il s’explique : 

« Ainfi lorsqu'on aura trouvé qu’il eft poffible dans 
» certains temps, de pouvoir arriver le long des terres 
» jufqu’à la Colonie orientale, vers le 63°. ou 64°. de- 
» gré, & qu'on aura eu foin d'établir ça & à, de petites 
» Loges, ou Colonies, on pourra alors entretenir 


1 3 


134 HISTOIRE DES PÈCHES 

Crantz cherche à découvrir l’origine 
des Skrelingers , qui fe font établis au 
Groenland , après en avoir chaflé , ou 


» perpétuellement une correfpondance entre les Loges, 
» & l’une pourra affifter l’autre au cas que les vaifleaux 
» ne puiflent pas tous les ans approcher de toutes, 
mais. feulement des plus méridionales.. C’eft donc à 
> mon avis, une chofe abiolument poflible & prati- 


1 
ss 


» cable, non-feulement d'arriver à la côte orientale du 
» Groenland, mais encore de fournir tous les ans aux 
» Colonies qu’on pourra établir, lès fecours dont elles 
» auront beloin ». Eggede, DESCRIPTION du Groenland, 
Chapitre Il. 

Crantz dit avoir appris d’un Fa@teur très-intelligent , 
établi fur la côte occidentale, « que les Groenlandois 
» de lOueft, qui cherchent à doubler le cap méridional 
» appelé Sranten-Hoek, ont été fouvent arrêtés après 
» une navigation de quelques jours, à l’entrée d’un 
» golfe couvert de glaçons qui en fortoient avec 
» rapidité, & étoient portés dans la mer. Ce Facteur 
» étoit perfuadé que ce golfe communiquoit avec le 
» détroit de Frobisher , dont il devoit être Fentrée; ce 
» détroit, navigable autrefois, étoit couvert depuis plu- 
» fieurs fiècies | d’une glace qui le rendoit inaccefhble ». 

Je pañle fous filence beaucoup d’autres conjettures 
fur la navigation ancienne de ce détroit, fur l'état où il 
eft aftuellement, & fur beaucoup d’autres faits relatifs 
a la population aétuelle de la côte orientale. L’Auteur 
Hollandois qui a copié Crantz, en rapporte la plupart 
J'ai cru devoir les fupprimer, parce que les faits fur 


DANS LES MERS DU NORD. 7r3$ 


extermineé les Colons Norvégiens. « Les. 


Norvégiens, dit-il, découvrirent à-peu- 
près dans le même temps , le Groen- 
land & une autre contrée qu’ils appe- 
lèrent Finland : cette dernière ne peur 
être que la côte de Labrador , ou FIfle 
de Terre-Neuve en Amérique; c’eft, 
fans doute, de là , ou du Canada, 
que font venus au Groenland les Skre- 
lingers. S'ils étoient venus du nord de 
l'Europe, ils auroient du faire leur tra- 
jet par la Mouvelle Zemble , ou par 
Spitsbers : or, depuis que l’on connoît 
la Mer Glaciale, on fait poñtivement 
que ces deux Iftes font féparées d’elles- 
mêmes & du Groenland feptentrional, 
par un trajet de mer aflez confidérable 
pour que le trajet n’en puiffe être fair 
avec de fimples canots , tels que ceux 
des Sauvages. Il eft certain, d’ailleurs, 
que les Groenlandois d’aujourd’hui 
n'ont pas autant de reflemblance avec 


lefquels repofe leur vraifemblance, m'ont paru fort 
hafardés , & que Crantz lui-même n’y ajoute pas beau 
coup de foi, 


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136 HISTOIRE DES PÊCHES 


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32 


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29 


les Samojèdes & les autres peuples qui 
habitent le long des côtes de la Mer 
Glaciale, que ces derniers en ont avec 
les Tartares Ka/mouks & les autres 
hordes de Kamfchatka, au nord-oueft 
de la Tartarie. Peut-être peut-on 
conjeéturer avec quelque fondement, 
que la fouche des Groenlandois mo- 
dernes , n’eft qu’un rejeton des Tar- 
tares de À amfchatka, formée par quel- 
que petite émigration particulière : 
l'Amérique n’eft effeivementféparée 
du K'am/fchatka, que par un détroit peu 
fpacieux , fous le 66°. degré ou envi- 
ron ; il eft très-facile de le traverfer 
avec des batelets. Ces Tartares Amé- 
ricains , continue Crantz, auront pu 
facilement pafler d’une Jfle à autre ; 
& leur inconftance naturelle les chaf- 
fant ainfi fucceflivement d’un défert à 
un autre, 1ls auront pu arriver fur les 
bords du Détrois de Davis, & recon- 
noître le Groenland par hafard ». 

Cette fuppolition de Crantz ,une fois 


admife , il n’eft pas difficile d'expliquer 


DANS LES MERS DU NORD. 137 
comment les premiers Skrelingers ont 
pu fe fixer dans un pays qu’ils trouvèrent 
peuplé , & qui leur offroit un afpe bien 
moins fauvage que celui d’où ils ve- 
noient , & que celui des Ifles défertes 
qu’ils avoient parcourues fucceflivement. 

Crantz appuie fa conjecture par le té- 
moignage d’un Frère Morave qui fit un 
voyage, en 1764, à laterre de Zabrador. 
Hugues Pallifer, Gouverneur alors de 
Terre-Neuve, lui en facilita les movens, 
& lui accorda toute la protettion qu'il 
écoit en fon pouvoir de lui accorder. 
« Ce Frère Morave, continue Crantz, 
» m'aditavoir rencontré, le 2 Septembre 
5 1764, une trouped’environ deuxcents 
» Sauvages; 1l fut d’abord très-mal reçu 
» du premier qui le joignit : celui-ci 
» l'ayant confidéré pendantun moment, 
5» & s'étant apperçu qu'il portoir le cof- 
» tume du pays , & qu’il parloit la même 
» langue , 1l fe tourna vers fa troupe, & 
» lui cria * Ÿ’ozcz un de nos amis ! Les 
». Sauvages s'avancèrent, entourérent 
» le nouveau venu, & le conduifirent 


138 HISTOIRE DES PÈCHES 


3 


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32 


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29 


22 


3 


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39 


dans leurs habitations , où ils le 
comblèrentdecarefles, & lui firent l’ac- 
cueil le plus fraternel. Les Européens 
l'avaient averti avant fon départ, de 
fe garder fur-tout de tomber entre les 
mains des Sauvages de cette contrée, 
parce qu'ils étoient cruels envers les 
étrangers , autant qu'envers leurs en- 
nemis; fes habits & fon langage le 
fauvèrent. Peu fatisfait de ce premier 
voyage , le Frère Morave en entreprit 
un fecond l’année d’après, avec un 
compagnon qui parloit Groenlandois 
auifi facilement que lui : ils furent 
reçus avec la même affabilité, & fe 
convainquirent que l’idiôme de ces 
Sauvages du Labrador , ne diffère de 
l’idiôme Groenlandois, que par lPac- 
cent & la prononciation toujours diffé- 
rente entre les habitans du fui & du 
nord d’un même pays ; ce qui eff frap- 
pant même au Groenland : qu'au fur- 
plus , la différence des deux idiômes 
étoit moins fenfble, qu'entre le Haut- 
Allemand & le Bas-Allemand ». 


DANS LES MERS DU NORD. 139 

On explique la conquête du Groenland 
par les Sauvages de l'Amérique, en la 
rapportant immédiatement après l’année 
1350 , époque à laquelle on fixe la ter- 
rible épidémie dontsnous avons parlé, 
fous le nom de Morr-Noire ; cette épidé- 
mie fit tant de ravages , qu’elle emporta 
la majeure partie des hommes & des 
animaux ; on crut même qu’elle infeéta 
les arbres & les plantes, & qu'il en mou- 
rut une très-grance quantité. Après un 
tel ravage, il étoit facile aux Sauvages 
de s'emparer d’un pays où ils ne pou- 
voient rencontrer qu’une très-foible réfif- 
tance. Alors, fans doute, ces Colonies fi 
affoiblies , ne pouvoient que devenir la 
proie du vainqueur ; les Colons , en très- 
petit nombre , manquant de tout, de- 
voient, ou tomber fous les coups des 
Sauvages, ou s’incorporer avec eux, où 
fuir dans les montagnes, pour éviter la 
brutale fureur de leurs conquérans. Si 
J'incorporation des Colons Norvégiens 
avec les Sauvages Skrelingers a eu lieu, 
il faut que les premiers aient été bien peu 


ayo ‘HISTOIRE DES PÈCHES 
nombreux lors du mélange ; car , les 
Groenlandois d'aujourd'hui , qui en fe- 
roient 1iflus , ne reffemblent guère aux 
Groenlandois qui fondèrentles premières : 
Colonies. Il eft plus vraifemblable que 
les premiers Groenlandois périrent pref- 
que tous lors de la conquête ; ou que, 
s’ilenéchappa quelques-uns, ils furentfe 
cacher dans les montagnes, ou dans quel- 
que Îfle qu’on n’a pas encore pu décou- 
vrir. Crantz rapporte deux faits qui con- 
firmeroient cette idée, s'ils étoient plus 
authentiques ; mais, n'étant appuyés que 
fur le témoignage d’un Sauvage , on ne 
peut trop s'en méfier ; ils ne portent ce- 
pendant pas un caraétère aflez évident de 
fauffeté, pour les rejeter & les négliger ; 
j'ai cru devoir en rendre compte; il eft: 
pofible qu'un Voyageur prudent en ure 
parti un jour. | 
« Un Groenlandois nommé X'ojake, 
» habitant de ‘la côte du fud-eft , à 
» foixanre lieues de Szaatent-Hoek , vint 
» faire une vifite , en 1752, à quelques 
» amis établis dans une Colonie des 


DANS LES MERS DU NORD. 141 
Frères Moraves, près de Baals-Rivier, 
au fud-oueft de la côte occidentale. 
Kojake raconta à fes amis, que trois 
Groenlandois étoientvenuschez luien 
1751, & qu'ils avotent employé trois 
ans à faire un voyage le long de la 
côce orientale : après des peines & des 
fatisues infinies, les trois voyageurs 
étoient parvenus à un point vers le 
Nord, oùuenété, le foleil ne quittepas 
lhorifon ; c’eft-à-dire, au 66°. degré 
de longitude feptentrionale. Ils fui- 
voient , autant que pofible , la côte 
par terre : fouvent ils avoient été con- 
traints de mettre leur tente &c leur 
canot fur un traineau tiré par des 
chiens ; ils préférèrent de voyager par 
terre, autant que pofhble, parce qu'ils 
crouvoient des places affez étendues , 
où la neige & la glace avoient été fon- 
dues par le foleil. Kojake raconta à fes 
amis , {ur la foi de fes crois hôtes, que 
les habitans de la côte orientale fonc 
d’une taille plus avantageufe que les 
Groenlandois de l’ouelt ; au refke, ils 


142 HISTOIRE DES PÊCHES 


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5 
» 
5 
» 
3 
3 
39 
5 
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3 


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ont les cheveux noirs, portent de 
longues barbes , & ne diffèrent pas, 
par la couleur du teint, des habitans 
de l’oueft ; ils en parlent la langue, à 
quelques nuances près. Ce peuple eft 
nombreux, & paroit être humain. Les 
Voyageurs dirent encore à Koyake, 
qu’arrivés à l’entrée d’une belle baie , 
ils n’ofèrent y entrer ; 1ls prétendirent 
que le rivage en eft habité par des an- 
chropophages.(Ce préjugé eft commun 
à tous les Groenlandois ). Kojake pré- 
tendit que ces Sauvages ne commen- 
cèrent à manger de la chair humaine, 
qu'à la fuite d’une famine occafionnée 
par un hiver des plus longs & des plus 
rudes, dont leur contrée fut défolée 
il y a plufieurs fiècles;il prétenditque, 
lorfqu’ils en eurent goûté , ils ne per- 
dirent plus l’habitude d’en faire leur 
provilion , à l’égal de la viande des 
chiens marins, en la faifant geler pour 
la conferver & la manger crue. Îls 
n'ésorgent que les vieillards & les en- 
fans orphelins de leur peuplade, par 


DANS LES MERS DU NORD. 143 
la raifon que ces créatures leur font 
inutiles , & ne peuvent rendre aucun 
fervice à la fociété commune. Ils con- 
ferventleurs chiens jufqu’à la plus ex- 
trème vieillefle ,parcequecesanimaux 
leur rendent de très-grands fervices, 
& fervent à leurs amufemens. Ils vont 
couverts de peaux dechiens, mais très- 
mal ajuftées, parce qu’ils nefavent pas 
les coudre enfemble , pour en faire un 
habit plus commode ; ils n’ont point 


-d’aiguilles à coudre , manquant ab{o- 


lumént de fer. Ils font d’une joie 
inconcevable , lorfqu’ils trouvent quel- 
que clou attaché aux débris dé 
quelque vaifleau que la mer jette 
quelquefois fur leurs côtes. Ils n’ont 
jamais vu de navire; ils ne connoiffent 
pas l’ufage des voiles, & ils fontréduits 
à conduire leurs canots à la rame ». 

Crantz rapporte aufll qu’un Faéteur 


Danois, établi au Groenland, luia raconté 
« qu'un Groenlandois de la côte orien- 


» 


tale , arriva chez lui én 1757, & l’af- 


» fura qu'il exiftoit une peuplade établie 


144 HISTOIRE DES PÈCHES 


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3 
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322 


fur le bord d’une baie , entre des 
hautes montagnes; que cette peu- 
plade faifoit tous les ans, au printemps, 
un voyage le long des côtes voifines. 
Cette peuplade, très-nombreufe , pañle 
pour fi cruelle , qu’à fon apparition, 
les Groenlandois abandonnent leurs 
habitations, & fuient dans les Ifles 
voifines ; ils y font à l’abri de toute 
infulte , parce que leurs ennemis ne 
peuvent pas les y fuivre , faute de 
canots dont ils ne connoifflent pas 
l’'ufage ; ils leur jettent en mer 
une nuée de flèches, s'ils arrivent 
aflez à temps pour les voir fuir; ils 
fe vengent en ruinant leurs habita- 
tions, & emportent dans leurs mon- 
tagnes tout ce qu'ils trouvent a leur 
ufage ». 

Ces deux traits fembleroient prouver 


que ces Sauvages font les defcendans des 
premiers Colons Norvégiens, fur la côte 
orientale, qui, fachant par tradition le 
défaftre arrivé à leurs pères ; cherchent 
encore à les venger furles defcendans des 


Sauvages 


DANS LES MERS DU NORD. 145 
Sauvages Skrelingers, qui envahirent 
leurs pofleflions. Cette conjetture eft 
bien foible , fans doute , maïs elle ne 
renferme aucune impofñlibilité. 

Les Rois de Danemarkont faitdiverfes 
tentatives pour retrouver la côte orien- 
tale du Vieux Groenland, & les traces de 
l’ancienne Colonie Norvégienne ; toutes 
ces tentatives ont échoué, & ont coûté, 
à diverfes reprifes , au rapport d’'Eggede, 
des fommes très-confidérables ; l’équi- 
pement & l'armement des navires qu’on 
y a envoyés à divers temps, ont été en 
pure perte, & n'ont jamais produit 
quelque découverte fatisfaifante. 

FrédéricIl &fonpère,avoientfaitcher- 
cher inutilementle Groenland; Chriftian 
IV , fuccefleur de Frédéric Il, ne fut pas 
plus heureux ; il dépenfa des fommes 
énormes pour l’équipementdes vaifleaux, 
êc ne put avoir aucune nouvelle pofitive 
du Groenland. Zindovy , chargé de la pre- 
mière expédition, n’en rapporta qu'une 
relation peu digne de foi. Ce Navigateur 
prétenditavoir abordé à la côte orientale, 


Tome IT. | K 


146  HisToirEe DES PÈCHES 

& n’y avoir trouvé que des Sauvages fans 
civilifation. Zindov aborda vraifembla- 
blement dans quelque Ifle, où il trouva 
ces Sauvages; 1l en prit deux, qu’il em- 
mena avec beaucoup de peine & de diffi- 
cultés. Après trois jours de féjour, illeva 
l'ancre, & s’en retourna en Danemark ; 
les deux vaiffeaux qui l’accompagnoient 
doublèrent le cap Farevel, & s’avan- 
cèrent jufqu’au Dérrort de Davis ; is y 
reconnurent divers havres très-beaux, 
des prairies couvertes de verdure, & des 
Sauvages tels que ceux que Lindoy avoit 
trouvés lui-même fur la prétendue côte 
orientale du Groenland. Zindoy entre- 
prit un fecond voyage en 1606, par les 
ordres du même prince ; il emmena cinq 
vaifleaux ; il doubla le cap Farevel , & 
parvint aufli au Dérroit de Davis, d’où il 
repartit après y avoir fait quelques nou- 
velles découvertes; ilramena cette fois-ci 
cinq Sauvages , dont un mourut en che- 
min. Le Capitaine Richart, natif du 
Holftein, fut envoyé par le même Chrif- 
tian IV , avec deux vaifleaux feulement, 


DANS LES MERS DU NORD. 147 
pour une troifième expédition; Richart 
tenta inutilement d'aborder à la côte 
orientale, il en fut conftamment éloigné 
par les glaces qui dérivoient avec une 
rapidité étonnante; voyant fes efforts inu- 
ules, il pritle fage parti de s’en retourner, 
fans avoir pu remplir l’objet de fa miflion. 

Chriftian IV, ne fe rebutant pas par fes 
mauvais fuccès , fit partir, en 1616 , le 
Capitaine Jean Munch : {on objet princi- 
pal étoit de chercher un paflage entre le 
Groenland & l'Amérique, pour aller à la 
Chine. Le voyage fut des plus malheu- 
reux, & la relation de ce voyage eft un 
tableau de calamités, dont on a de Ia 
peine à fe faire une idée. En 1636, fous 
le règne du même Prince, une Compa- 
gnie de quelques Négocians de Copen- 
hague , entreprit un armement de deux 
vaifleaux; l’objet de cet armement étoit 
d'entamer un commerce régulier avec 
les Sauvages du Dérrort de Davis : ces 
vaifleaux y arrivèrent heureufement; un 
des Capitaines de ce petit armement 


avoit des vues plus étendues ; il avoit 
nu 


548 HISTOIRE DES PÊCHES 
réfolu de ne pas fe borner à l’objet de fa 
miflion : il avoit été autrefois fur cette 
côte , & y avoit découvert un endroit 
couvert de fable , qui, pat la couleur & 
le poids, reffembloit à l'or. Il yarriva , & 
en chargea les deux navires. De retour à 
Copenhague , ce fable , éprouvé, ne fut 
trouvé bon à rien ; le Gouvernement le 
fic jetér dans la mer : on avoit pris la pré 
caution d’en confervet par curiolité une 
petite portion, Un Chymifte, arrivé à 
Copenhague quelque temps après, opéra 
fur ce fable, & en tira de très-bon or. 
Le Capitaine difgracié , étoit mort de 
chagrin ; lui feul pouvoit reconnoitre 
l’heureufe plage qui contenoit ce riche 
fable ; ainf, tout fut perdu, & on ne 
penfa plus à chercher cette mine pré- 
cieufe. | 

David de Nelles fit un voyage inutile 
pour la découverte du Vieux Groenland, 
en1654, fous Frédéric III, Roi de Dane- 
mark ; 1l voulut faire croire qu'il avoit 
abordé & mis à terre fur la côte orien- 
tale 3 il'emmena , pour appuyer fa 


DANS LES MERS DU NORD. 149 
fupercherie , trois femmes Sauvages ; 
mais il fut prouvé qu'il les avoit prifes 
à Baalf= Rivier (Rivière de Baal), fur la 
côte occidentale. Chriftian V fit faire 
deux autres entreprifes ; l’une, en 1670, 
& l'autre , en 1674 : elles manquèrent 
toutes les deux, & on parut renoncer 
pour toujours à l’efpoir de retrouver le 
Groenland oriental. 

Æogede crut être plus heureux que 
tous ceux qui lavoient précédé dans 
cette entreprife ; en conféquence, 1l en- 
gagea les Négocians de Bergen à former 
une Compagnie du Groenland, pour éta- 
blir une Colonie fous le 64°. degré de 
latitude. Æsggede partit avec toute fa 
famille , & fut s’y établir effeétivement ; 
1l y demeura quinze ans pour acquérir 
les connoiffances néceflaires , afin d’être 
en état de faire la découverte qu’on avoit 
tant à cœur : il découvrit effectivement 
_les veftiges de l’ancienne Colonte occi- 
dentale , & il en rendit compte dans un 
journal particulier. Il fur chargé , en 
1723, pat la Compagnie de Berven, de 

 K 3 


150 HISTOIRE DES PÉCHES 
mettre tout en œuvre pour découvrir la 
Colonie orientale : Egpede voulut être 
lui-même de l'expédition, & ne pouvant 
recrouver le Detroit de Forbisher ; il prit 
le parti de doubler le cap méridional , & 
d’aller à la découverte de la côte orien- 
tale, en remontant par Sraaten- Hoek.La 
faifon étoit trop avancée ; 1l trouva que 
les glaces commençoient à dériver avec 
impétuofté ; il craignit d’être furpris par 
l'hiver. Continuellement jeté loin de la 
côte qu’il vouloit tenir de près , il aban- 
donna l’entreprife , & s’en retourna fur 
la côte occidentale d’où il étoit parti. Les 
Direéteurs de cette même Compagnie 
firent partir diretement un vaifleau, en 
1724, pour faire cette découverte; ils 
ordonnèrent au Capitaine de tenir l’an- 
cienne route , entre l’flande & la côte 
qu'on cherchoit; le Capitaine du vaif- 
{eau de l’entreprife , trouva les mêmes 
obftacles, & s’en retourna comme les 
autres, fans remplir l’objet de fa miiion. 
Le Roi de Danemark , renonçant au 
projet de la découverte par mer, conçut 


DANS LES MERS DU NORD. 151 
le deffein de l’entreprendre par terre , en 
traverfant le pays de l’oueft à l’eft. Il fc 
partir, en 1728 , des vaifleaux fur lef- 
quels 1l ft embarquer , à grands frais, 
un aflez bon nombre de chevaux; fe 
flattant qu'avec ce fecours, le trajet de 
terre deviendtoit pofible. Un pays aufli 
froid , aufli montagneux & aufi hériffé 
de roches, n'étoit pas fufceptible d’un 
voyage par terre; tout, dans ce climat 
àpre , s'oppofe irréfiftiblement à une ca- 
ravane ; l’entreprife manqua comme les 
autres. MIE 

Eggede penfe qu’il refte cependantun 
moyen pour la découverte du Vieux 
Groenland oriental : il penfe que l’im- 
menfe quantité des glaces qui flotrent 
entre la côte orientale & lIflande, & 
qui viennent du Spirzberg , font empor- 
tées avec une rapidité étonnante à quel- 
que diftance de l'entrée des golfes, & 
qu’elles laiffent un efpace navigable avec 
de petites barques, entre elles & la côte : 
il croit qu’il feroit poflible , dans la belle 
faifon , de ranger ainfi de près la côte 
K 4 


152 HISTOIRE DES PÊCHES 
orientale , depuis Sraaten-Hoek , jufqu’à 
Erics-Sund, où même ÆHerjols-Cap; & 
qu'infailiblement on trouveroit fur cette 
côte , quelque endroit propre à mettre à 
terre, duquel il feroit facile de faire la 
découverte qu’on a tant à cœur. Les 
Groenlandois occidentaux ont confirmé 
E pgede dans cette idée, & lui ont afluré 
y avoir navigué en certains temps , avec 
leurs grands bateaux , fans néanmoins 
s’êcre approchés d’affez près pour décou- 
vrir les veftiges de l’ancienne Colonie 
orientale. 

Torfaeus femble favorifer cette idée. 
Cet Auteur, fur lautorité d’un ancien 
livre Iflandois , qu’il croit être du XI. 
fiècle , affure que le froid n’eft pas auñli 
rigoureux fur la côte orientale du Groen- 
land, qu’il l'eft en [flande & en Norvége ; 
que les orages y font plus violens , quoi- 
qu'ils y foient rares & peu dangereux. La 
Peyrere rapporte qu’en 1308, le Groen- 
land fut défolé par un de ces orages ter- 
tibles, qui font toujours époque dans 
l'hifoire. Le feu du ciel tomba fur une 


DANS LES MERS DU NORD. 153 
églife , qui en fut réduite en cendres ; la 
tempête fut fi terrible, qu'emportant la 
pointe des rochers les plus haucs, il s'é- 
leva des tourbillons de fable, fi nom- 
breux & fi épais , que tout le pays en fut 
couvert. L'hiver {uivant fut fi cruel , & 
la gelée fut fi terrible, que la glace ne 
fondit nulle part dans la belle faifon , & 
qu’elle fubfifta pendant plus d’une année 
entière. 

Les defcriptions du Vieux Groenland 
ne s'accordent nullement fur la fertilité 
du pays, & fur le genre de fes produc- 
tions. L’hiftoire particulière des Colonies 
Norvégiennes dansce pays, eft embrouil- 
lée & pleine d’obfcurités ; les faits les 
plus remarquables n’ont aucune liaifon, 
& femblent ifolés ; en un mot, les an- 
nales du Vieux Groenland n’offrent que 
des difficultés & des contradiétions qu'il 
eft impoflible d’applanir & de concilier. 
Torfaeus rapporte une chronologie de 
dix Évêques qui fe feroient fuccédés au 
Groenland, depuisrr21,jufqu'en 1341; 
M. le Baron d'Halberg , qui a écrit une 


154 HISTOIRE DE PÈCRES 

hiitoire de Danemark , en compte fept, 
depuis cet dernière année , jufqu'en 
1408 , époque à laquelle le Vieux 
Groenland femble sème échipfé. pour 
toujours. 


DANS LES MERS DU NORD. 155 


CHA RET REX. LE 


Coup d’æil général fur la côte occidentale 
du Groenland. 


I L n’a pas été poflible encore de véri- 
fier fi le Groenland eft un continent, s’il 
n'eft qu’une Îfle fituée entre l'Europe & 
l'Amérique ; fi, enfin, cette Ifle, fuppo- 
fée contiguë avec le Spitzberg & la nou- 
velle Zemble , ne tient pas au continent 
de l’Afe , par la Tartarie la plus fepten- 
crionale. Les Voyageurs n'ont pu encore 
s'élever aflez haut dans le nord, pour 
faire cette découverte importante, & 
l’on n’a jufqu’à préfent que des conjec- 
tures aflez hafardées , fur l'étendue & 
les limites de cette contrée au nord. La 
nature femble avoir pofé une barrière 
infurmonçable , aux approches du pole, 
contre laquelle l’intrépidité du Navisa- 
teur le plus audacieux , a été jufqu’à ce 
ce jour conftamment déconcertée. Les 


156 HISTOIRE DES PÊCHES 

glaces , la ftérilité des côtes , & plus que 
tout cela, la rigueur exceflive du froid, 
ont toujours arrêté les Voyageurs, & en 
ont fait repentir plus d’un d’avoirentre- 
pris d’arracher à la nature, un fecretim- 
portant qu'elle paroît réfolue de nous 
cacher à jamais. 

On fait que le Groenland s'étend du 
fud au nord, dans une longueur de 35 
degrés ou environ, entre la Mer Gla- 
ciale , à l’eft, & le détroit de Davis, à 
l'oueft ; le cap Farvel, qui eft la pointe la 
plus méridionale , eft au 59°. degré; la 
côte orientale arrive au moins au 80°. 
degré ; & la côte occidentale , au 78°. 
C’eft du moins à cette hauteur que fe 
bornent jufqu’à préfent routes les dé- 
couvertes relatives à la latitude & à la 
longitude feptentrionale du Groenland. 

Eggede & Crantz , font très-difpofés 
à croire que la côte occidentale du 
Groenlandeft trés-voifine ducontinentde 
l'Amérique , fi elle ne lui eft pas conti- 
guë : Crantz s'appuie fur quatre faits in- 
conteftables. 1°. Le détroit de Davis. 


DANS LES MERS DU NORD. 157 
ou plutôt la baie de Baffins va roujours 
en fe rétréciflant , jufqu'au 78°. degré. 
1°, La côte , qui en général eft crès-éle- 
vée lé long de la Mer du Groenland, va 
toujours baiffant , à proportion quon 
avance vets le pole , jufqu’au 78°. degré. 
3°. La marée qui ne monte jamais plus 
haut qu’à la pointe de Cokins , au cap 
Farvel, ou à Staaten-Hoek, s’y élève à 
18 pieds, dans la nouvelle & pleine lune; 
&z qu’au contraire , à la baie de Difco, 
fituée au 70°. degré, fur la côte occiden- 
tale ,elle ne s'élève jamais qu’à 8 pieds 
tout au plus. 4°. Enfin, c'eft qu’au rap- 
port des Groenlandois les plus fepten- 
trionaux, le détroit de Davis eft fi ref- 
ferré vers leur côte, qu’en s’avançant fur 
la glace , ils peuvent facilement fe faire 
entendre des Sauvages ficués fut le bord 
oppofé ; ils peuvent même fe jeter mu- 
tuellement un poiflon avec la main, 
lorfque les Sauvages, leurs voifins, s’a- 
vancent de-leur côté, fur la glace , le 
plus près qu’ils peuvent du torrent. Les 
uns n1 les autres n’ont jamais ofé le 


158 HISTOIRE DES PÊCHES 
franchir; c’eft le feul obftacle qui s’op- 
pofe au paflage réciproque d’une côte à 
l'autre : ce torrent ef firapide,qu’iltient 
le milieu du détroit, dégagé des glaces. 


ÆEppede raconte le même fait d'une 


manière un peu différente. « Les Groen- 


23 


23 


>>] 


23 


>] 


322 


» 


3 


3 


32 


33 


Lb] 


landois de la baie de Difco rapportent 
aufli, qu'étanc d’un côté du golfe, 
ils ont parlé à des gens qui étoient 
de l'autre côté, que leur langage étoit 
le même; mais que les animaux du 
pays différoient de ceux du Groen- 
land : ils ajoutent qu'il n'y a qu’un 
petic détroit qui fait la féparation 
entre le Groenland & l'Amérique ; 
quece détroiteftfrpeularge , que ceux 
qui fe tiendroient fur les deux bords, 
pourroient karponer le même porfjon ; 
que la terre ferme, vers Le nord , eft 
entièrement couverte de glace, de 
forte qu'il n’y a que les Ifles qui fotent 
découvertes ; & qu’il y adans ces Ifles, 
des Rennes, des Oies & des Canards. 
en fi grande quantité , qu’elles en font 
couvertes ». 


DANS LES MERS DU NORD. 159 

Le détroir de Davis fut découvert par 
un Anglois ,en 1585 : cet Anglois lui 
donna fon nom ; 1l cherchoit un paffage 
au nord-oueft. Ce détroit a été très-fré- 
quenté depuis , fur-tout parles Pêcheurs 
Hollandois. On appelle proprement Dé- 
trort de Davis, l'efpace de mer qui eft 
entre le cap Walfingan &YIfle de James , 
une de celles de l'Amérique feptentrio- 
nale. Ce bras de mer s'étend, àcommen- 
cer de l’Ifle de Difto, depuis le 67°. de- 
oré , jufqu'au 71°., & 1l a environ 60 
lieues de large ; mais les Navigateurs 
donnent le nom de Détroit de Davis , in- 
diftinétement à toute la mer qui bordela 
côte occidentale du Groenland. Toute 
cette cote eft comme défendue par une 
chaîne non interrompue d’Ifles grandes 
ou petites, & par beaucoup de Pénin- 
fules qui paroiflent former un très-long 
archipel. De grands golfes, des rivières, 
des fleuves même , entrent de toutes 
parts dans les terres : Baals-Riviereft la 
plus confidérable de toutes : elle eft fous 
le 64°. degré ; elle entre jufqw’à 18 à 20 


160 HISTOIRE DES PÊCHES 

milles dans le pays : c’eft fur la rive 
gauche que les Danois établirent leur 
première loge , en 1721. 

La côte occidentale eft hériffée , dans 
toute fa longueur ,; de roches inaccef- 
{bles , contre lefquelles les vaifleaux 
viendroient fe brifer, fi l’on avoit la témé- 
rité de les ranger de crop près. Ces rocs 


font fi élevés, qu’on en découvre quel- 


_ques-uns à 40 lieues en mer. La rerre, 
{i l’on peut donner ce nom à des rochers 
éternellement cachés fous la neige gla- 
cée, eft abfolument ftérile , & ne produit 
aucune efpèce de plante; les interftices 
entre ces rochers, fe rempliflent, tous les 
ans , d'une nouvelle neige , qui, en fe 
congelant, forme une nouvelle couche 
de glace ; & toutes ces couches s’accu- 
mulent annuellement, & applaniffent de 
plus en plus le fol, de façon qu’on peut 
préfumer , qu'après une révolution de 
quelques fiècles , les pointes des rochers 
les plus efcarpés ne préfen--#ont plus 


qu'une furface unie & contiguë , & for- 


metront enfin une plate-forme de glace 
d'une 


DANS LES MERS DU NORD. 161 
d’une élévation prodigieufe. Les rochers 
les plus élevés, dont le fommet fe dé- 
couvre quelquefois par la fonte de la 
neige , ne préfentent de loin qu’une 
ombre noire ; ils ne laiflent jamais apper- 
cevoir , à une certaine diftance , rien 
qui reflemble à de la cerre ou à quelque 
plante : en les approchant de prés, on 
diftingue ,en certains endroits, des veines 
d’une forte de marbre , de petites houpes 
d'herbe , de la moufle , des petites 
bruyères , & d’autres plantes qui fem- 

lent jetées par le hafard fur le revers de 
ces rochers: on voit aufhi, par-ci par-la, 
de petits atbrifleaux difperfés dans les 
valons , le long d’un lac ou d’une rivière. 
L'afpe& de la Norvège , & celui du 
Groenland, ont beaucoup de rapports de 
reflemblance ; mais il y a cette grande 
différence entre les montagnes de ces 
deux pays , que celles de Norvége fonc 
couvertes de grands arbres , que les 
valées y font fertiles, & que les mon- 
tagnes n’empêchent pas qu’on ne puifle 
entrer dans l’intérieur du continent; au. 


Tome IL. | L 


xé2  HisToiRE DES PÊCHES 
Groenland , au contraire, il femblé 
qu’elles aient été difpofées de façon, à 
former une feconde barrière ,| pour em- 
pêcher l'entrée du pays, parce qu'elles 
font toutes entourées de lacs gelées & 
impraticables. 

Le cap FarvelouF arevel eft le premier 
promontoire du Groenland qu'on dé- 


couvre en arrivant par le fud; c’eft une 


Ïfle féparée, par un détroit peu fpacieux , 
de Sraaten - Hoek qui eft aufli le cap le 
plus méridional de ce continent, au fud- 
eft. La navigation en eft pémible & péril- 
leufe dans certains temps, par les vents 
violens quiy foufflent; cedétroitreflemble 
beaucoup, par-là , à celui de Magellan ; 


il a encore un autre rapport plus frappant | 


avec lui, c’eft qu'il eft placé à-peu-près à 


une diftance égale du pole arétique, à 


celle du détroit de Magellan , du pole 
antarétique. | 
L'Ifle de Staaten-Hoek (1), ou, fuivant 


(1) Crantz ne dit pas que le cap de Statenhoek fafle 


patié d'une Îfle dè ce nom; ce cap eft marqué fur la 


DANS LES MERS DU NORD. 163 
Crantz, de Nennortalik( mais toujours 
celle a laquelle appartient le cap FARVEL) 
eft fituée fous la latitude du 59°. degré 
so minutes, & {ous la longitude du 3 30°. 
degré 30 minutes : elle eft haute , le fol 
en eft montagneux .& roide ; il eft com- 
pofé de plufeurs petites Ifles formées 
par quantité de rivières , qui le coupenc 
en plufeurs fens. La partie la plus fep- 
tentrionale eft continuellement couverte 
de neige, & paroït être inhabitée. En 
remontant la côte occidentale , après 
avoir dépaflé la baie de Maurice, on 
arrive au détroit de Forbisher. On doute 
que jamais le Navigateur Anglois, en- 
voyé , en 1576 ,; à la découverte du 


carte, comme faifant la pointe du continent, & l’Ifle 
qui en eft féparée par le détroit, & dont le cap Farvel 
fait la pointe la plus méridionale vers l’oueft, eft nom- 
mée par Crantz, Îfle de Nennortalik. L’Auteur Hollan- 
dois fuppofe que le cap Farvel appartient à une Ile 
différente, peu éloignée de celle-ci. On trouve fur la 
carte de Crantz , une Ifle aflez grande au nord de celle 
que notre Auteur nomme Stantenhoek, & qui n’en eft 
féparée que par un très-petit détroit; Crantz la nomme 
le de Sermenfok ; mais ce n’eft pas là qu’eft placé le 
cap Farvel, + 


pin 


164 HISTOIRE DES PÊCHES 
Groenland , par la Reine Élifabeth, y 
foit entré bien avant , & fi ce n’eft pas une 
invention de fa part, que l’exiftence de 
ce détroit (1). On eft plus porté à croire 
que ce n’eft qu’un golfe très-profond. 
Cependant, Crantz rapporte à ce fujet , 
une converfation particulière qu’il eut 
avec un Faéteur Danois , très-intelligent ; 
je crois devoir aufli la rapporter d’après 
cet excellent Voyageur ; elle contient des 
faits aflez curieux , & dont on pourroirt 
tirer un affez bon parti, dans le cas qu’on 
fe déterminât à faire de nouvelles ten- 
catives pour la découverte de l’ancien 
Groenland , fur les deux côtes, & fur 
lefpace qui féparoit les anciennes Colo- 
mes des Norvégiens , établies à left & à 
l'oueft du Groenland ( 2). 

« Je ne pouvois d’abord comprendre 


(1) J’avois d’abord annoncé que je n’en ferois pas 
ufage; cependant l’ayant relue avec plus d’attention, 
je me fuis déterminé à l’inférer ici telle que je la retrouve; 
car l’Auteur en a fait ufage deux fois dans le même vo- 
lume. | b 1H9q-2#: 

(2) J'ai déjà fait remarquer l'opinion d’Eggede & celle 
de Crantz fur l’exiftence de ce détroit; l’un doute qu'il 


DANS LES MERS DU NORD. 165 


( c’eft le Faéteur Danois qui raconte à 
Crantz le réfulrat de fes obfervations fur 
le détroit de Forbisher ) 5 comment ce 


Lb) 


>) 


2 


33 


3 


3 


3 


39 


» 


3 


» 


» 


bb) 


Lb) 


3 


2 


ss 


» 


détroit, ou plutôt la baie qui lui fert 
d'entrée, pouvoit charrier à la mer 
une fi grande quantité de glace, fans 
qu’il fut poflible de remarquer la plus 
petite diminution dans celle qui ef 
fur la côte, derrière la baie, & quine 
s’en détache jamais. Cependant la baie 
chatrie conftamment , tous les ans, 
depuis le mois de Juillec, jufqu’au mois 
de Novembre. Lorfque le dégel, ou 
plutôt le débordement de cette glace 
eft confidérable , & que la mer eft 
calme, cette glace détachée couvre 
un efpace de mer de trente lieues 
d’érendue , fur cinq à fix de large ; ces 
glaçons ne dérivent avec force, & ne 
fe difperfent ça & là, que lorfque 
le vent impétueux les pouile avec 


arrive réellement à la côte orientale oppofée; & l’autre 


penfe que ce qui empêche de le découvrir aujourd’hui 


dans toute fa longueur d’une côte à l’autre, c’eft la glace 


qui le couvre, & qui forime une efpèce de pont. 


L 3; 


166 HISTOIRE DES PÉCHES 


»2 


39 


violence, & les emporte au loin dansla 
mer, où les courans les font dévier 
dans tous les fens. Je demandois aux 


 Groenlandois d’où ils penfent que cetre 


quantité immenfe de grands glaçons 
defcendent dans la baie, pour en fortir 
avec afuence ? Ils me répondoignt 
tous , que le détroit étoit fans fin, & 
qu'ils favoient par tradition, que leurs _ 
ancêtres y avoient navigué, jufqu'à 
l'extrémité de la côte oppofée à la 
baie. 

» Peu fatisfait d’une folution fi laco- 
nique , je réfolus de remonter fa baie, 
en 1747; je m'aflociai un certain 
nombre de Groenlandois qui, tous les 
ans , alloient à la chafle des Rennes, 
dans lintérieur du pays. J’exécutai 
mon deflein , & je partis avec mes 
compagnons en marchant fur la glace. 
Dès que je fus à la diftance de qua- 
corze milles de la baie, je gagnai le 
haut d’une montagne, efpérant dé- 
couvrir de ce point d’élévation , le 
prolongement du détroit à travers les 


» 


3. 


3 
3 
35) 
» 
3) 


5 


33. 


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2 
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39 


32. 


2 


22 


29 


3 


29 


3 


2 


3 


DANS. LES MERS DU NORD. :x67 
cerres.: mon efpoir fur déçu, & je 


.m'apperçus devant moi, dans un éloi- 


gnement de quarante nulles, :qu'une 
fuite.de montagnes de glace amon- 
celée qui.me cachoient l'embouchure 
du détroità la côte orientale, l'unique 
chofe que je cherchois à découvrir. 
Pendant que je faifois mon obferva- 
tion , je fus diftrait tout-à-coup par un 
bruit extraordinaire, qui reflembloit 


parfaitement à celui d’une décharge 
P FA 


de plufeurs canons tirés dans le même 
inftant. Ce bruit étroit produit en par- 


tie parle craquement des glaces amon- 


celées. devant moi, & que le courant 
OTTOE 


de l’eau rompoit avec force; & en 
partie auffi par la chûte des cafcades 


que l’eau faifoit en fe dégageant des 
bancs de glaçons qui obftruoient fon 
cours, & qui, étant remontée à la 
hauteur de ces digues, retomboit fur 
d’autres plus bafles avec un bruit 
effroyable. Je reftai immobile pendant 
un moment , autant par la furprife 
que par l’épouvante que la nature 


L 4 


168 HISTOIRE DES PÊCHES 


3 


29 


39 


>») 


3 


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LD) 
5 
3 
39 
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LD) 
92 
2 
3 
à 
39 
LD) 
39 
5 
» 
3 


39 


infpire toujours à celui quiconfidère de 
loin fes prodigieux effets, & qui l’en- 
tend fe courroucer contre les obftacles 
qu'elle a ménagés elle - même, pour 
donner plus d'éclat aux prodigieux 
efforts qu’elle fait pour les furmonter 
dans les effets qu’elle veut produire. 
Je ne fus pas long-temps à me con- 
vaincre, par l'effort de l’eau contre 
ces monceaux de glace , & par la 
chüte des cafcades, qu'il devoit y avoir 
dans toute cette direétion un canal 
aflez large & très-rapide , & que 
c'éroit infailliblement ce canal qui 
Portoit régulièrement tous les ans dans 
la baie, une fi prodigieufe quantité de 
glaces mouvantes ; mais je n’en étois 
pas moins en peine de deviner com- 
ment ce charroi pouvoit avoir lieu, 
puifque le canal n’étoit jamais vifible, 
& qu’il fe déroboit conftamment à la 
vue, par la glace qui le couvroit dans 
route fa longueur , & dans toute fa 
largeur. | 

» Jj’eus enfin l'occafñon de trouver la 


DANS LES MERS DU NORD. 169 
folutionde ce problèmedansun voyage 
que je fis, en 1751, à la montagne 
d'Ysblink ; aucun Groenlandois n’a- 
voit jamais pénétré fi avant que mot 
dans l'intérieur du pays. Quoiqu'on 
diftingue difficilement le fol d'avec 
un lac, lorfque la furface de l’un & 
de l’autre eft couverte d’une croûte 
épaifle de glace, qu'il n'eft pas hu- 
mainement pofñible de foulever ; je 
découvris néanmoins qu’il pouvoit ar- 
river qu'on prit facilement pour un 
champ, ou pour un chemin battu, ce 
qui n’eft réellement qu’un lac très- 
profond, ou qu’un grand canal. Je me 
convainquis aufli que les glaçons peu- 
vent être emportés dans la mer par 
un courant très-rapide, dont la fur- 
face eft glacée à une certaine épaif- 
feur; car on ignore jufqu’a préfent, 
quand & comment l'entrée de la baie, 
dite le Pont de Glace ( Fsbrug ), 
s’obftrue & fe bouche. Il eft vraifem- 
blable que les glaçons, que la mer 
charrie au plus fort de hiver, ont 


170 HISTOIRE DES PÊCHES 

» été portés & accumulés par quelque 
» courant! à la bouche de cette baie; 
» que la neige qui tombe en abondance 
» fur cette digue, lui prépare tous les 
» ans une nouvelle couche que la gelée 
» doit rendre très-compaéte; que le 
» foleil, au fort de l'été, ne la fond 
» qu'à la fuperficie, & que cependant 
» le torrent, en fortant de la baie, doit 
» agir avec force contre cette digue, la 
» miner en defflous, en détacher de 
» fortes pièces: de glace, les emporter 
» dans la mer, & former, de cette 
» forte, un pont de glace à l'entrée de 
» Ja baie(r). Il eft vraifemblable que ce 
» fameux pont de glace, eft ainfi con- 
>» tinué jufqu’à la côte orientale, & que 
» le détroit de Forbisher n’eft aufli qu’un 


(1) L’Fsblink eft fitué , fur la carte de Cramiz, un 
degré & quelques minutes plus haut que lé détroit de 
Forbisher ; quelques milles plus haut encore, eft Barfund : 
.Crantz a fait ponétuer un canal abfolument parallèle. à 

celui de Forbisher, depuis le fond de cette baie jufqu’à 
la côte orientale. Selon lui, ce détroit eft auffi perpé- 
tuellement couvert de glace, &'il n’eft pas plus facile à 
+ trouver que celui de Forbisher, | 


» 
>») 
>>] 
92 
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92 
39 
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2) 
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» 
33 


33 


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59 
5 
5, 
3) 
5 
5 
» 
5 
59 


32 


DANS LES MERS DU NORD. 17% 
pont de glace formé de la même ma- 
nière. On remarque cependant que 
les pièces de glace qui arrivent dans 
la baie de Barfund , ne font pas aufli 
grandes ni aufli polies que celles qui 
fortent de la baie de: Forbisher, & 
qu'elles font plus échancrées, ce qui 
prouve feulement que le détroit d'Y{- 
blink :devroit. être : plus ferré que 
celui de Forbisher, & que les pièces 
de glace qui.en fortent, éprouvent 
un brifement & un frottement plus 
rudes. 

» Parfaitement convaincu. de l’exif- 
tence des deux détroits, & de leur 
communication avec la côte orientale, 
mais aufli bien afluré qu’ils n’étoient 
navigables en aucun temps de l’année, 
j'effayai de pañler par terre, ou plutôt 
fur la glace, d’une côte à l’autre. Ma 
tentative fut infrutueufe , & je fus 
obligé d'abandonner mon entreprife. 
IL feroit très - poñible fans doute de 
faire cette traverfée fur la glace, au 


moyen d'un petit canot très - léger 
» 


372 HISTOIRE DES PÈCHES 


» 


32 


53 


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32 


53 


35 


33 


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25 


33 


39 


» 


22 


qu'on porteroit fur fa tête, on pour- 
roit traverfer toutes les flaques d’eau 
qu’on trouve de diftance en diftance, 
& dont les ouvertures font très-pro- 
fondes ; on pourroit aufli les tourner, 
mais ces détours alongeroient prodi- 
gicufement le chemin. Avec un long 
bâton, ou même en s'appuyant fur le 
canon de fon fufil, on faute facile- 
ment d’un petit monceau de glace fur 
un autre : enfin, en fe laiffant glifier 
du haut d’une petite colline, on arrive 
facilement au pied, & rien n'empè- 
chetoit qu'on ne pourfuivit fa route 
en prenant quelques précautions. Mais 
deux obftacles invincibles fe préfen- 


tent d’abord & doivent faire aban- 


donner à tout homme fenfé, un projet 
qui, s’il pouvoit avoir fon exécution, 
ne feroit pas d’une grande utilité gé- 
nérale. Comment en effet fe pourvoir 
pour ce voyage, d’une quantité fuff- 
fante de vivres ? car il deviendroit 
impofhble de s’en charger. Avec quoi 
& comment les porter ? Comment 


92 


» 


7 


D) 


LD 


» 


» 


» 


32 


» 


9 


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2 


22 


3 


22 


2 


2 


32 


2 


32 


22 


DANS LES MERS DU NORD. 173 
foutenir le froid fur la glace pendant 
plufieurs mois de fuite, nuit & jour ? 
car le voyage , à caufe de la difficulté 
du terrein , devroit être fort long. 
Mes compagnons & moi nous étions 


munis d'excellentes pelleteries , & 


nous prenions la précaution de ne 
jamais nous coucher fur la glace, ou 
fur la neige ; malgré cela nous éprou- 
vâmes un froid horrible, quoique en- 
veloppés de nos peaux d'ours , & 
couchés fur un ras de peaux de Rennes 
dont nous nous faifions même une 
efpèce de tente. Je puis dire avec vé- 
rité, que jamais, dans les hivers les 
plus rudes , je n’avois éprouvé un 
froid fi cuifant, même en plein air, fur 
la côte occidentale du Groenland, que 
celui que je reffentis dans les premiers 
jours de Septembre, dans l’intérieur 
du pays, à l'endroit où j’eftime que doit 
être le détroit de Forbisher. » | 
La montagne d’Ysblinkeft crès-haute, 


les Navigateurs découvrent fon fommet 
de crès-loin; ce fommet brille comme 


194 HISTOIRE DES PÊCHES 

du criftal : il réfléchit une lumière aflez 
femblable à celle d’une aurore boréale. 
Cette efpèce de fanal eft fitué au fond 
d'une baie, dont l'entrée eft obftruée par 
un pont de glace à plufieurs arches(r). 
Ce pont merveilleux eft appuyé par fes 
deux extrémités, aux deux rives oppo- 
fées de l'entrée de la baie, à un éloi- 
gnement de huit milles ; 1l a deux milles 
de large. Les arches, portées fur des 
mañfles énormes de glace , ont depuis 
42 jufqu'à 120 pieds d’élévation. On 
pourroit facilemententrera pleines voiles 
dans la baie, gouvernant fous ces arches, 
fi l’on n’avoit deux grands dangers à cou- 
ir; le premier, c’eft qu'on rifqueroit 
d’être écrafé par les pièces énormes de 
glace qui fe détachent fouvent du cintre 
des arches; le fecond, c’eft qu'on rif- 
queroit de fe brifer contre les énormes 
glaçons qui roulent du haut des mon- 
ragnes voifines dans la baie, & que le 


(1) J'en ai parlé un peu plus haut, dans la relation 
du Fafteur Danois, 


DANS LES MERS DU NORD. 175 
teflus entraîne avec une rapidité éton- 
nante dans la mer. Lorfqueles Groen- 
Jandois veulent aller au port de Ysélink, 
ils prennent leurs petits canots fur la 
tête & s’acheminent ainfi jufqu’au bord 
de la baie. On avoit bâti anciennement 
quelques maifons fur la rive des deux 
côtes, pour indiquer que l'entrée de lz 
baie n’étoit pas toujours obftruée par 
les glaces amoncelées. De grands bancs 
de terre s'étendent au loin des deux 
côtés du pont ; ils font formés d’un fable 
fi fin & fi délié, que le vent l’enlève 
facilement & en obfcurcit latmofphère. 
Lorfque le vent vienc de fa mer, ce fable 
eft emporté, comme un brouillard épais, 
jufqu’à douze milles dans l’intérieur du 
pays ; il eft crès-incommode pour ceux 
qui fe trouvent dans cette direction ; il 
eft impoñlible d'en garantir les yeux ; 
fouvent même 1l entre dans la bouche, 
quelque précaution qu'on prenne pour 
n’en être pasincommodeé. 

On apperçoit vers le 64°. degré de 
latitude feptentrionale |, une énorme 


176 HISTOIRE DES PÊCHES 
montagne, la plus haute de toutes celles 
du Groenland : fon fommet fe termine 
par une pointe à trois branches , dont 
la plus élevée s’apperçoit en mer, à plus 
de foixante lieues : elle fert de fanal 
aux Navigateurs, & de baromètre aux 
Gioenlandois. La pointe du fommet eft 
enveloppée d’un très-petit nuage, lorf- 
qu'on eft menacé très - prochainement 
d’un orage; le même phénomène fe fait 
voir conftamment au fommet de la mon- 
cagne de la Table ( Tafelberg), au cap 
de Bonne-Efpérance, à la pointe méri- 
dionale de l'Afrique. Au refte la pointe 
de cette montagne du Groenlaud , fe 
montte toujours à nud, elle n’eft jamais 
couverte de neige, ni de glace; elle eft 
trop aiguë pour que l’une ou l’autre 
puiflent y tenir; ce n’eft que dans fes 
cavités, ou fur de petits rocs faillans le 
long de ce pic , que la neige tient & 
qu’elle fe congèle à une certaine diftance 
du fommet. 
On trouve un peu plus haut vers le 
Nord , le grand golfe, dit Baals-Rivier 
( la 


DANS LES MERS DU NORD. 177 
(la rivière de Baal). Ce golfe s'étend 
au nord-eft jufqu’à la diftance de vingt- 
huit milles; 1l a quatre milles dans la 
plus grande largeur. Une quantité in- 
nombrable de petites Ifles forme à l’en- 
trée de la baie, un archipel d'environ 
fix lieues de circonférence. Æooede & 
Crantz diffèrent un peu avec moi, fur 
la véritable fituation de ce golfe : je crois 
être afluré de celle que je lui donne, 
d’après lArflorre générale des Voyages, 
tome XIX, p. 1, cor. G; & d’après 
Zorgdrager, dans fon Ouvrage fur les 
progrès & les richefles de la Pêche du 
Groenland, page 71. 
- Affez près de Baals - Rivier , ‘font 
fituées les Ifles de Napar/ok ; elles font 
remarquables par leur fertilité (1); la 
nature fans force & fans vigueur au 
Groenland , femble revivre ici , & s’y 
montre fous un afpect affez riant. On y 
voit de la verdure , on y entend le chant 


(1) Sans doute que cette ferrilité eft relative, & qu'il 
n'eft guère poffhible de l’entendre à la rigueur, fous un 
. climat aufli rude. 


Tome IL. | LME 


578 HISTOIRE DES PÈCHES 
des oifeaux, & la mer y charrie quan- 
tité de bois ; le Poiffon & les Phoques y 
font en abondance. C’eft à la hauteur 
de ces Ifles que font arrêtés ces innom- 
brables glaçons, portés par les courans 
de la partie de left, qui, après avoir 
doublé la pointe de Staaren - Hoek, 
y font chaflés par les vents du fud; 
arrivés à la vue des Ifles de Napar- 
{ok , ils s’y tiennent en équilibre par 
la force réadive des courans qui y arri- 
vent du nord-oueft, & qui bientôt après 
les repouflent & les chaffent au loin en 
pleine mer. | 
Un Voyageur ne trouverien de remar- 
quable entre le 65°. & le 67°. degrés de 
latitude feptentrionale. Le détroit de 
Davis commence vers le milieu du 67°. 
degré. On découvre à cette hauteur, la 
côte de l'Amérique , oppofée à la côte 
occidentale du Groenland (1). | 
L'objet principal des Voyageurs & des 


(1) C'eft à cette hauteur qu’eft fituée lle de Jean- 
mayen , &c’eft la côte de cette Ifle de l’Amérique qu'on 
décore en cet endroit. 


DANS LES MERS DU NoRD. 1i:9 
Navigateurs, le long de la côte occiden- 
tale du Groenland, dans le détroit de 
Davis, eft d'atteindre la Bare de Disco : 
elle eft fituée entre le 68°. & le 71°. de- 
grés de latitude feprentrionale ; FIfle a 
environ 160 lieues de tour ; l'entrée de 
cette baie eftcommeobftruée par un très- 
grand nombre d’Ifles, qu'il faut cotoyer 
& tourner par les divers petits détroits 
qu'elles forment. Quelques-unes de ces 
Iles ont leur direction prolongée vers 
left & d’autres vers l’oueft; celles-ci fe: 
rapprochent de la grande Ifle de Difco., 
qui donne fon nom à la baie fur le bord 
de laquelle elle eft fituée au nord- 
oueft. L’Ifle de Difco pourroit facile- 
ment défendre l’entrée de la baie ,: elle. 
Ja domine à-peu-près comme l’Ifle de 
Cuba domine le golfe du Mexique. Le 
bras de mer qui pañle entre l’Ifle & le 
continent , eft ce qu’on nomme le Ÿay- 
Gat (la Paffe du Vent). Ce détroit a 
fix lieues de lârge. Le fol au nord de la 
baie eft aflez élevé; il eft prefque tou- 
jours couvert de neige ; 1l eft plus bas. 


M : 


180 HISTOIRE DES PÊCHES 

& plus uni, au fud. On fait dans cette 
pafle (le Way-Gac), une pèche très-abon- 
dante; .c'eft la plage la plus abondante 
en poiflon fur toute la côte occidentale 
du Groenland. Les habitans du pays y 
prennent en hiver, une quantité pro- 
digieufe de Phoques, & au printemps, 
un grand nombre de petites Baleines. 
Les côtes de la baie de Difco font les 
plus peuplées de tout le pays; c’eft là 
aufli, qu'on trouve la Colonie la plus 
florifflante, parce qu’elle eft la mieux 
fituée pour le commerce. 

Nogfoak, ou le grand cap (de Groote 
Kap jeft le port le plus feptentrional, 
dans lequel on s'arrête fur toute cette 
côte ; il eft marqué dans la carte de 
Crantz, fous la dénomination de Jacobs- 
Puch : c'eft là l'extrémité du Way-Gat, 
c’eft là qu’eft la dernière Colonie Da- 
noife , c’eft là enfin , qu’eft bornée 
la navigation au Groenland; on ne con- 
noit plus rien de cette côte , au-deflus 
de cette grande baie , que celle de 
Baffins. Celle-ci doit s'étendre vers le 


DANS LES MERS DU NORD. 181 
pole , entre le 72°. & le 78°. degrés. 
Guillaume Bafins , qui le découvrit en 
1716 , en naviguant dans le détroit de 
Davis, ne trouva plus d’habitans fur 
la côte , après avoir dépañlé le 74°. de- 
gré : il y reconnut les veftiges de quel- 
ques tentes , & quelques pièces de voile 
qui avoient fervi à les former ; il con- 
jeétura qu’elles y avoient été abandon- 
nées par quelques Pêcheurs, qui, à 
certaines faifons de l’année, venoient 
s’y établir. Quoique les Norvégiens de 
Difco aflurent que leur côte eft habitée 
jufqu’au 78°. degré de latitude fepten- 
trionale , il paroîït que ce n’eft de leur 
part qu’une jaétance, car ils n’en donnent 
pas la plus petite preuve. Îl paroît cer- 
rain , au contraire , qu'aucun mortel ne 
pourtoit foutenir la rigueur d’un climat 
fi près du pole : les nuits d'hiver y 
font , fans interruption, abfolument 
obfcures , & ne Fée jamais place au 
jour dans les vingt-quatre heures. Le 
pays eft hérifé de rochers, & conti- 
nuellement couvert d'une glace tës- 


MS 


182 HISTOIRE DES PÈCHES 

épaifle : on n’y trouve aucune forte 
d'oifeaux ; il n'y à ni Ours blancs , nt 
Phoques , ni Baleines, ni rien qui puiffe 
{ervir à une nourriture quelconque pour 
l'homme. Comment feroit-il poflible que 
l'homme , dénué de toute efpèce de 
reffource , abandonné, pour ainfi dire, 
du ciel & de la terre, en butte à toutes 
les horreurs de la nature courroucée, 
püt fe fubftanter & pourvoir à fes plus 
preflans befoins fur un fol de glace éter- 
nelle ? 

En remontant la côte orientale, de- 
puis Sraaien-Hoek , jufqu’au 66°. degré 
de latitude boréale , paflé lequel la côte 
ne préfente plus qu'un affreux défert, 
on trouve le cap de la Drfcorde, & au- 
deflus , le promontoire de Forbisher ; 
c'eft-à-dire, le cap à l'entrée de la baie où 
l'on fuppofe que vient aboutir l’extrémité 
orientale du détroit de Forbisher; cette 
baie par conféquent communiqueroit, 
au moyen de ce détroit caché, avec celle 
qui lui correfpond fur la côte occiden- 
tale. Tout proche de ce promontorre, 


DANS LES MERS DU NorD. 183 
eft une Îfle aflez grande, qu’on nomme 
Y Ifle-Blanche. On trouve au 63°. degré, 
une baie très - profonde ; elle corref- 
pond à celle de Bearfond , fur la côte 
occidentale : on fuppofe encore ici, 
qu'un détroit caché pañle de l’une dans 
Pautre , j'en at parlé un peu plus haut. 

La côte eft aflez paralléle à elle- 
même , jufqu’à Erics-Fioerd, & même 
un peu plus haut, jufqu’à Errcs-Sund ; 
mais alors elle s’élargit prodigieufement 
vers l’eft, jufqu'à la hauteur ce l'If- 
lande , dont le Groenland n’eft fépare, 
de ce côté-là, à Fzordum Ollum Langri, 
que par un petit détroit qui, comme 
je l'ai dit , n’eft plus navigable, à 
caufe des glaces qui dérivent impétueu- 
fement depuis Spirzberg | d’où elles 
partent , pour gagner Sraaren-Hoek. 
- Au deflus de Funkabuder (1), la côte, 
en s'élevant vers le nord, eft abfolu- 
ment inculte ; on le fuppofe du moins 
ainfi , parce qu’elle eft abfolument 


(x) Voyez la carte de Crantz. 
M 4 


184 HiSTOIRE DEs-PÈCHES | 
inconnue. Funkabuder, où Findeubuder, 
eft une baie très-profonde (1); il y périt 
un favori du Roi Ofaüs , avec tout 
l'équipage; cette baie porte le nom de 
cet infortuné courtifan. | 

Quoique la côte orientale foit beau- 
coup moins dentelée que la côte occi- 
dentale , on y trouve infiniment moins 
d'Ifles, d'Iflots & de Peninfules. Après 
avoir décrit ainfi les côtes connues du 
Vieux Groenland, il me paroît:indif- 
penfable de donner, avant tout, une 
courte notice des lieux habités par les 
Groenlandois , & des nouveaux établif- 
femens Danois. 


ee ee 


(1) L’Auteur Hollandois dit que c’eft un Détroit ; il 
fe trompe évidemment. Voyez la carte de Crantz & celle 
d'Eggede. 


DANS LES MERS DU NORD. 185$ 
Ge 
CHAPITRE X VIT 


Lieux habitées par les Groenlandois ; 


Établiffemens Danois fur la côte occi- 
dentale. 


Lis partie du Groenland la mieux 
peuplée , ou, pour ne rien exagérer , 
la feule un peu connue par les Na- 
vigateurs , Pêcheurs ou Voyageurs , 
s’érend depuis le cap Farvel, jufqu'à 
Frederics-Haab , fur la côte occiden- 
tale ; c’eft-à-dire , dans un efpace de 
cent lieues, entre le 59°: & le 62°. 
degrés de latitude , & les 325°. & 330°. 
de longitude feptentrionales. 

Le cap Farvel, peu diftant de Staaten- 
Hoek , paroit teur à deux Ifles très- 
voifines, celle de Vennortalis , dont il 
fait réellement la pointe méridionale à 
l'oueft ; & celle de Serznefoc , au nord- 
oueft de la première ; celle-ci eft plus 
connue fous la dénomination d’'Ys-Erland 


186 HISTOIRE DES PÊCHES 

( Ile de Glace ) ; & l’autre, fous la 
dénomination de Beeren - Eiland ( Ile 
aux Ours ). Ces deux Jfles font au centre 
d'un petit archipel; elles font féparées 
du continent par un détroit. On aflure 
que les Navigateurs qui rangent de 
près la côte orientale, pour fe rendre 
fur la côte occidentale, préfèrent d’en- 
trer dans ce détroit, & de le débouquer; 
ils abrégent leur route , & fe difpenfent 
de doubler le cap Farvel. J'ai parlé plus 
haut , de ce détroit, & je l'ai comparé 
à celui de Magellan. Les Groelandois 
qui habitent la côte & les environs de 
Staaten-Hoek, de même que ceux qui 
habitent les Ifles , fur la côte occi- 
dentale, fous le 60°. degré, font, par 
rapport aux autres, les Groenlandois 
méridionaux, & leurs frères les regardenc 
comme-tels. 

L'Ifle d'Onartork eft une des plus 
belles ; lafpet en eft moins fauvage 
que celui de toutes les autres, fituées 
fous les mêmes degrés ; on y trouve 
des plantes & de la verdure; elle a un 


DANS LES MERS DU NORD. 187 
très-bon port; elle eft, fur-tout, très- 
bien fituée pour la pêche du Hareng; 
on y trouve une fource d’eau chaude ; 
l'Ifle porte le nom de cette fontaine ; au 
plus fort de l'hiver , l'eau en eft fi 
chaude , qu’elle diffout dans un clin- 
d'œil une groffe pièce de glace. 

Ikerfoak | ou Groon-Bay , eft une 
Ifle fituée à une petite diftance de la baie 
d'Jgalik : on y trouve aufli des fources 
chaudes ; on y ramafle des cailloux 
tranfparens, à pointe de diamant ; ces 
pierres font fi dures , qu'on peur s’en 
fervir pour couper le verre, comme fi 
c'étoit un diamant même. En fortant 
de cette baie , on trouve celle de 7ux- 
nurlzarbik ; celle-ci a aufli un très-bon 
port ; elle eft très-profonde. Sur la côte 
à droite de la baie, eft Kangok, ou 
Kakokrok ; fur la gauche, Aglurok : 
ces deux établiflemens Groenlandois 
font les plus beaux de tout le pays; ils 
{ont les plus peuplés, & fontles premiers 
qui ont été habités; aufli font-ils les 
plus fréquentés, même aujourd’hui. 


188 HisToinE DES PÊCHES 
Kikkertarfoak, ou lIfle-Grande , eft 
un des premiers établiflemens Groen- 
landois , que les Hollandois aient fré- 
quentés ; ils y ont fait anciennement 
un très-grand commerce; ce marché 
eft tombé aujourd’hui. Un navire Hol- 
Jandois y périt, en 1742, par la glace 
qu'une tempête violente y accumula ; 
le vent foufloit de la partie du fud , & 
vraifemblablement ces gros glaçons ve- 
noient de la côte orientale, & avoient 
doublé le cap Farvel; l'équipage fut 
fauvé, & recueilli par les Groenlandois. 
Kudnarme eft une très-bonne habi- 
tation fur la côte de la terre ferme ; 
elle eft avoifinée par plufeurs petites 
Ifles : on trouve, un peu au-deflus , 
un golfe très -enfoncé & fort étroit; 
les Groenlandois le nomment Zéblik ; 
ils sy réfugient lorfque la mer eft en 
tourmente , & ils y font en sureté. 

: Sermeliarfok ;ouYsbay (Baze Glacée), 
offre une excellente plage pour pêcher 
le Hareng ; on y prend aufli quantité 
de Phoques : les géographes la placent 


DANS LES MERS DU NORD. 189 
au 61°. degré 20 minutes ; il eft à pré- 
fumer qu’elle communiquoit au détroit 

de Forbisher; mais la glace doit avoir 
intercepté cette communication : il eft 
certain, au moins, que le fond de la 
baie refte continuellement bouché par 
un banc de glace énorme. 

Voilà les principaux établiflemens 
Groenlandois dans cette partie de la 
côte occidentale ; ils font aflez peuplés; 
les Européens ne les connoiffent guère, 
& les vifitent encore moins. Ceux qui 
font la pêche au détroit de Davis, re- 
montent beaucoup plus haut vers le 
nord, & n’ont pas le temps de s'arrêter 
à ces habitations. 

Il me refte à faire connoître les Co- 
lonies Danoïfes , routes fituées le long 
de la même côte , entre les 62°. & 72°. 
_degrés de latitude. 

Le Groenland eft, comme la Norvéce, 
dont 1l a fuivi le fort, fous le Gouver- 
nement Danois. Les Rois de Danemark 
n'ont jamais perdu de vue cette portion 
ingrate de leur royaume ; ils ont 


190 HISTOIRE DES PÊCHES 

dépenfé , à divers temps, des fomimes 
confidérables pour fonder & foutenit 
des Colonies, fousunclimatdont l’âpreté 
contrarie au plus haut point le vœu de 
la nature. On compte aujourd’hui douze 
différentes Colonies Danoifes, entre les 
61°. & le 70°. desrés de latitude. Fre- 
deriks-Haab , la première qui fe pré- 
fente un peu au-deflus du détroit de 
Forbisher , fut fondée en 1742. L’em- 
placement fut choili de préférence, parce 
qu'il parut être très-propre au commerce 
qu'on fe promerttoit d'y établir avec Co- 
penhague. Cette Colonie eft à une lieue 
& demie de la mer; les objets de fon 
commerce , font l'huile de Poiflon, les 
peaux de Renard & de Chiens de mer. 
Cette Colonie a fouffert, dans les pre- 
mières années, par la glace, au point 
que les navires envoyés pour l'appro-. 
vifionner , étoient obligés de décharger 
dans le port de Godhaab ( Bonne-Ef- 
pérance ) ; on employoit enfuite de 
petites allèces qui alloient porter les 
approvifionnemens à la Colonie, par 


DANS LES MERS DU NORD. rot 
un petit canal détourné , de foixante 
lieues de long ; ce détour rendoit les 
approvifionnemens très- précaires. La 
Colonie d'Ysélink eft à douze milles de. 
Frederiks-Haab ; j'en ai déjà parlé. 

À trente-fix lieues de Frederiks-Haab, 
eft fituée une baie étroite; elle a fix 
lieues de profondeur ; on la nomme 
Fisher-Fiord ( la Baie au Poiflon ); elle 
eft ainfi nommée , à caufe de la grande 
quantité de poiflons de toute efpèce 
qu'on y trouve. L'entrée de cette baie 
eft coupée par deux Ifles qui ont envi- 
ron neuf milles de contour. Une plaine 
fertile & couverte de verdure , fait la 
pointe méridionale deceslfles:onnomme 
cette pointe Frsher-Lodge ( Loge au 
Poiflon ); la Compagnie Danoïfe du 
Groenland y a établi un comptoir, qui 
fert de centre de correfpondance à toutes 
les Colonies; cet établiflement date de 
l'année 1754. Les Frères Moraves ont 
établi le chef-lieu d’une miflion , à trois 
lieues de diftance de cette Fattorerie ;. 
çer établiffement eut lieu en 1758 ; 4l. 


r92 . HISTOIRE DES PÈCHES 
eftconnu fousla dénomination de Zriéten- 
fels. Le commerce de la Colonie de 
Freceriks-Haab, s'étend jufqu’à /aunck- 
fuk, habitation des Groenlandois , à 
quatre lieues de Fisher-Lodge. 
La feconde Colonie des Danois -eft 
à X'ingorne , ou aux lfles de Kellingeit , 
à cinq lieues de: Kznoorne : celle-ci eft 
excellente pour la chafle des Phoques ; 
on s'y rend facilement maître de ces 
animaux , qui y font comme renfer- 
més entre les deux files; il n’eft guère 
pofiible qu'ils échappent aux chafleurs 
qui les y attaquent toujours avec fuccés. 
Buxe- Bay eft fitué à huit lieues au- 
deflus ; les Hollandoïs y ont un bon 
port ; 1l eft toujours ouvert pour les 
Pêcheurs Groenlandoïs errans , & qui 
n’ont pas d'habitation fixe ; ils hivernent 
tous les ans dans cette baie. X'arrak elt 
encore à fix lieues plus haut; cette baie 
eft remarquable par une rivière , qui s’y 
rendaprès avoir parcouru plufieurs milles 
du continent. Deux lieues plus haut, 
on trouve la grande baie d'Amaralk , 
ou 


DANS LES MERS DU NORD. 193, 
ou Baals - Rivier; la mer y donne 
du poiflon en abondance , & les côtes 
fourmillent, de Rennes : le fol y eft cou- 
vert de verdure & d’arbrifleaux ; on 
y trouve une forte de pierre , qu’on 
regarde comme du marbre bâtard , à 
caufe des veines de granit dons, elle 
eft parfemée. | 
: La baie de Kobe eft au pied de la 
montagne de ÂAiorte-Tag ( Montagne 
à trois fommets ); on la nomme aufi 
Stag-Shorn, elle eft à fix lieues de celle 
d’Amaralik ; on y prend du petit Saumon, 
qui fe tient dans de-petits marais difper- 
fés ça & la. 

La troifième Cole eft celle de God- 
Haab , au 66°. degré, 14 minutes;..elle 
eft fituée au fond de la baie de Baals- 
Rivier. Entre le très-grand nombre d’Ifles 
qui font à l’entrée de cette baie, les 
plus confidérables , font celles que les 
Groenlandois nomment Kz4/:Kkfur. L’'Ifle 
de Kangek (- Efpérance j eft fituée au 
nord de celles-ci ; elle eft limitrophe 
du Wefterland, qui eft féparé de la côte 

Tome IT. N 


194 HISTOIRE DES PÊCHES: 

du continent par un petit détroit, où 
les Groenlandois font une bonne pêché 
pendant l'automne : au fud, eft un autre 
courant qu'on appelle la Pafje-du-fud, 
qui fépare de ée côté, les Ifles de Xzr- 
likfut, d'un grand nombre d’autres Ifles 
aflez grandes : c’eft entre ces dernières 
qu'eft le canal dit de Hambourg ;'elles 
ont, au nord-eft, un autre canal qui 
fe prolonge dans le pays, jufqu'à une 
prefqu’ffle ; où l’on trouve un bon port 
pour les navires qui vont à la ‘pêche 
dé la Baleine. A'un demi-mille du:port , 
fat la côte occidentale, eft le chef-lieu 
des Frères Moraves Groenlandois > on 
le nomme ÂView-Hernhut ( Nouveau 
Hernüt-). La Colonie de Goede-Hoop. 
(-Bonné-Efpérance ) , eft fituée à une 
égale diftance des Frères Moraves (r) ; 
au nord de ce chef-lieu. Cette Colonie 


- (r) Cette maifon n’eft à proprement parler que le 

lieu du-rendez-vous annuel des profélytes Groenlan- 
dois ; c’eft-là où ils viennent recevoir. des inftruétions 
plus particulières, & fe confirmer dans la cro ur 
des Hernutes. 


DANS LES MERS DU NORD. 19$ 
confifte en une maïfon habitée par le 
Facteur de la Compagnie Danoife, & 
par le Mifionnaire Danois ; ayant, 
chacun leur ménage & leur famille : 11 
y a une églife , un magafñn, une fon- 
derie de fer & une brafferie. 

L'Ile de Saalberg , ou Zaalberp , eft 
fituée deux milles plus haut que Bonne- 
Efpérance; elle prend fon nom, de la 
forme des fommets de la montagne j 
qui repréfente aflez bien une Selle ; 
cette Îfle domine fur toutes les autres 
par fon élévation. On apperçoit facile- 
ment cette montagne, à la diftance de 
cinquante lieues ; les oifeaux s’y refu- 
gient dans les longues nuits d'hiver. 
Tout proche, eft l’//le-aux-Ours , & 
l’Ifle Auprllartok ; celle-ci a huit milles 
de long , & eft fituée entre deux baies. 
Une de ces baies fe prolonge au fud- 
eft, jufqu'à Piffik-Sarbik ; la pèche 
y eft bonne en cet endroit ; elle eft 
coupée par üne autre baie qui s'enfonce 
dans la côte. L’Ifle Aupillartok eft au 
nord de Zaalbers ; elle a à l’oueft 

N 2 


196 HISTOIRE DES PÊCHES 

Kaunnerfut; c’eft un pays très-plat, fté- 
rile & pierreux ; on y trouve cependant 
un marais d’eau douce , dans lequel on 
pêche du Saumon. Ce marais a huit 
milles d’étendue , mais il n’eft pas fort 
poiflonneux. La baie du nord fe divife 
en deux bras; l’un fe nomme Ujarak- 
Jfoak ; on trouve fur fes bords , une 
pierre blanche aufli douce que la craie ; 
l’autre bras eft abfolument couvert de 
glace. | 

Tel eft à-peu-près l’état de la Colo- 
nie de Bonne-Efpérance, qui avoit été 
d’abord établie en 1715 , à l’Ifle de 
Kangel, & qui fur tranfplantée en 1728, 
fur la côte du continent; c’étoit l’en- 
droit le plus propre & le mieux fitué 
fur toute la côte occidentale, pour y 
former unétablifflementde conféquence : 
il étoic richement peuplé, & 1l y avoit 
alors plufieurs milliers d'habitations de 
Gioenlandois. Depuis le ravage que la 
peste vérole y fit en 1733, la popu- 
lation ne s’y eft jamais rétablie ; le plus 
grand nombre des habitans fut emporté 


DANS LES MERS DU NORD. 197 
à cette époque, par cette épidémie défaf- 
treufe. Un Facteur, qui s’attacha par- 
ticulièrement à fe procurer un dénom- 
brement authentique des Groenlandois 
échappés au fléau deftruéteur dont nous 
venons de parler, ne trouva, dans un 
arrondiffement de quarante lieues, que 
neuf cent cinquante-fept Groenlandois 
qui habitaflent ce diftriét : cette contrée 
eft cependant une des plus peuplées 
de toute la côte : car , à l'exception de 
la côte méridionale, & de la baie de 
Difto, on peut parcourir vingt lieues 
d'étendue par-tout ailleurs, fans ren- 
contrer âme vivante. En fuppofant donc, 
400 lieues de pays habité , & en comp- 
tant mille habitans par quarante lieues , 
il s'enfuit qu'en y comprenant même 
le fud & le nord de la côte, qui font 
paffablement peuplés, il n’y auroit pas 
en tout plus de dix mille habitans. Le 
Facteur dont j'ai parlé, n’en comptoir 
pas au-delà de fept mille : il aflure 
cependant qu’en 1730 , le Groenland 
pouvoit compter trente mulle habitans; 


N 3 


198 HISTOIRE DES PÈCHES 

& qu'en 1746, 1l n’y en comptoit pas 
lui-même au-delà de vingt mille. La 
population a diminué pe deux tiers 
depuis cette époque. 

Zurkertop eft la quatrième Ghiarié 
Danoife ; elle eft fous le 65° degré 48 
minutes ; elle fut établie en 175$, à la 
diftance de cinquante-fix lieues , de celle 
de Bonne-Efpérance. On lui a donné 
ce nom, à caufe des trois montagnes 
au pied defquelles elle eft fituée, qui 
cat la forme d’un pain de fucre. Ces 
montagnes fervent de fare aux Naviga- 
teurs qui fortent du port ; il eft un des 
plus sûrs & des meilleurs de toute la 
côre ; il eft à une deimi-lieue de la mer, 
entre deux petits lots qui le couvrent, 
& le mettent à l'abri des ouragans & 
des tempêtes. Cette côte abonde en 
poiflon, & on y voit quantité d’oifeaux ; 
on y voit aufli, de temps à autre, quel- 
ques Baleines, mais les Groenlandois ne 
leur donnent pas la chafñle ; les Euro- 
péens qui viennent y mouiller, n’y entre- 
prennent jamais cette pêche , faute de 


DANS LES MERS DU NORD. 199 
nacelles & d’autres canots néceflaires 
à la pêche de la Baleine. 

On remonte deux baies au-deflus de 
Zuikertop , dont l’une a 3$ lieues de 
long ; les bords en font couverts de 
verdure ; vingt milles plus loin, on 
trouve une grande Jfle, au milieu d’un 
grand nombre de petites qui l'entourent. 
Cette Ifle eft remarquable, à caufé des 
grandes Baleines & du nombre prodi- 
gieux de Saumon qu’on y pêche. Le 
fol eft couvert d’une forte d'argile blanc 
qui a le brillant de l'argent , mais qui, 
jeté au feu, ne brüle pas. 

On remarque fur-rout un très-grand 
rocher , au fond d’une profonde vallée, 
qui. fert aux Groenlandois comme de 
quartier de réferve pour la chafle des 
Phoques : ces animaux y viennent en 
quantité avec le flux, dans les beaux 
jours d'été, pour y dormir au foleil; 
le reflux les laiffant à fec, les Chafleurs 
en tuent par milliers , vu que les 
Phoques , pris alors comme dans une 
nacelle , ne peuvent s'échapper. par 


. N4 


200 HISTOIRE DES PÈCHES 

aucun endroit. La baie d’Amaralik eft 
fituée à quarante lieues au-deflus de 
Zurkertop ; on y prend quelques Ba- 
leines tous les ans. 

Holfleinburg eft la cinquième Colsbis 
des Danois; elle fut établie en 1759 ; 
c'eft une des mieux fituées pour le 
commerce & pour l'agrément du lieu. 

Zuibaay eft la fixième ; elle ef 
fous le 67°. degré 30 minutes ; fon 
établiffement date de 1756 ; mais celle 
d'Aolfiernberg , établie trois ans après, 
a ruiné celle-ci; à peine y entretient-on 
un commis chargé de ramañler le poif- 
fon que les Groenlandois pêchent dans 
le voifinage. 

La feptième Colonie eft celle d’ sl 
des- Mernde , ainfi nommée du Capitaine 
Escede,, qui fut chargé de l’établir en 
1759 ; elle a recu cette dénomination 
pour perpétuer la mémoire de fon fon- 
dateur. Le Danemark & l’Europe lui 
doivent infiniment; fans lui, le Gou- 
vernement Danois auroit perdu fes Co- 
lonies du Groenland, & l'Europe feroit 


DANS LES MERS DU NORD. 201 
privée des connoiflances précieufes d’un 
pays qui enrichit l’hiftoire naturelle , & 
qu'il eft fi difficile de connoître. La 
pêche de la Baleine réuflit très - bien 
dans ces trois dermers établifemens , 
pendant les premières années ; mais les 
Groenlandois n’y viennent aétuellemenct 
que très-rarement , quoique le pays foit 
également propre à la pêche & à la 
chafle. La caufe du dégoût des Groen- 
landois ‘provient de ce que le port 
d'Egoëdes - Meinde eft fermé par la 
glace jufqu'au mois de Mar, & qu’alors, 
la bonne faifon de la pêche de la Baleine 
eft déjà pañlée : c’eft pour cette raifon 
aufli que la Compagnie du Groenland 
a mis en délibération, s’il ne convien- 
droit pas de tranfporter cette Colonie 
aux Îfles de Dunk. 

… Chriflianshoop fut fondé en 1734, 
fous le 69°. degré & demi ; fuivant 
d’autres , cette Colonie eft au 68°. 34 
minutes. 

Claushaven eft la neuvième Colonie ; 
elle eft plutot un fimple comptoir qu’une 


202 HISTOIRE DES PÈCHES 
Colonie : on trouve Yshaay , ou ce- 
Baay, quatre milles plus haut ; cette 
baie avoit ci-devant un port ouvert; 
il eft férmé aujourd’hui par la glace; 
ous les ans , cette glace augmente gra- 
duellement à un tel point, qu'il s'élève, 
dans la baie même, des montagnes de 
glace dont la hauteur eft déjà confidé- 
rable. | 

La dixième Colonie, eft celle de J'acobs- 
Haven ; ce port n’a été reconnu pout 
la première fois , qu'en 1741. Le com- 
merce de ces trois dernières Colonies 
n'occupe à peine qu'un feul navire de 
409 tonneaux ; chaque tonneau de 80 
gallons ; 36 gallons font 12 /£eekan- 
nen (1x). 

La onzième Colonie eft fituée entre 
le 69°. & le 70°. degré de latitude fep- 
centrionale ; elle fut établie en 1755. 

Enfin , la Colonie de Nog/oak , qui 


fait la douzième, eft fituée au fond du 


(1) Cette manière de compter la cargaifon d’un navire 
pêcheur, eft particulière aux Adminiftrateurs des Co- 
lonies Danoifes , relativement aux Groenlandois. 


DANS LES MERS DU NoRD. 103 
Way-Gai ; fon établiflement date de 
1758. 

On n’a rien entrepris fur la côte orien- 
tale du Groenland; elle eft beaucoup 
moins propre à la pêche de la Baleine 
que la côte occidentale. D'ailleurs , j'ai 
fait remarquer plus haut , combien la 
navigation y eft dangereufe ; tous les 
eflais qu’on pourroit faire pour y éta- 
blir un commerce relatif à la pêche, 
feroient infruétueux , & les dépenfes 
feroient en pure perte. 


204 HISTOIRE DES PÊCHES 


CHAR LATE KV RTE 
Du Climat & des Saifons du Groenland 


V4 V4 
en général. 


Ox comprend facilement, d’après la 
defcription des côtes du Groenland, 
que le climat doit y être des plus rudes 
_ & des plus äpres ; la pofition feule de 
ce pays , depuis le 59°. degré de lati- 
rude feptentrionale , jufqu’aux degrés 
les plus voifins du pole , fuffiroit pour 
faire conclure que le Groenland doit 
être une terre ingrate, inhabitable, & 
que le plus rude hiver doit y faire fencir 
éternellement fes rigueurs. Le Groen- 
land, en effer, eft conftamment cou- 
vert de neige & de glace; & fi le fol 
fe montre à nud quelquefois dans quel- 
ques endroits d’une petite étendue, 1l 
reprend bientôt fa parure ordinaire, la 
neige & la glace. Cependant, la nature, 
toujours fage & prévoyante , même 
lorfqu’elle femble avoir réfervé toutes 


DANS LES MERS DU NORD. 205$ 
fes rigueurs pour les deux zônes des 
extrémités du globe, a ménagé pour les 
Groenlandois une petite portion de l'in- 
fluence bienfaifante de laftre qui la 
vivifie elle-même. Il eft des endroits 
dans le Groenland , où le froid eft très- 
fupportable lorfque le foleil paroît fur 
lhorifon , quoique toujours rigoureux ; 
il fuffit, pour cela , qu’il fe montre deux 
ou trois heures dans les vingt-quatte , 
que la terre emploie à faire fa révo- 
lution journalière autour de lui. Dans 
ces momens même , où le Groenlan- 
dois , au plus fort de l'hiver, tapi fur 
la neige , réchauffe aux rayons du fo- 
leil, fes membres engourdis, les liqueurs 
de toute efpèce fe gèlent dans les réduits 
de fa hutte, les mieux clos, & dans 
les maifons les mieux conftruites : ce 
{ont celles que les Danois ont fait bârir 
pour leurs Faéteurs & leurs Miffionnaires. 
Dans les contrées où le foleil ne fe 
montre jamais fur l’horifon, tout gêle 
fans exception ; quelque feu que l’on 
fafle, à quelque degré qu’on porte, par 


206  HisToiRE DEs PÈCRES 


l'art, l'activité de cet élément, on ne 
parvient jamais à dégeler tout ce qui 


renferme quelques fucs. 


Eggede rapporte un fait , dans fon 


journal du 7 Janvier 1738 , bien propre 
à donner une idée de l’intenfité du froid 


dans le Groenland. Ce Voyageur y dit : 


ce 


» 


2 


2 


Lb 


2 


32 


2 


bb] 


2 


Que ce jour, la cheminée de la 
chambre où 1l fe tenoit , fut remplie 
de glace jufqu’à l'ouverture du poële, 
& qu’il ne fut pas poflible de la faire 
fondre de toute la journée, quel- 
que feu’qu'on fit dans ce poële. L’ou- 
verture extérieure de la cheminée 
éroit bouchée par une couche de glace 
très-épaifle , qui y formoit comme 
une forte de couvercle; celui- ci 
étoit parfemé de quelques petites 
ouvertures , par lefquelles la fumée 
avoit de la peine à s'échapper. Les 
portes de la maifon, de même que 
les murs, étoient recouverts d’une 
forre chemife de glace, & les in- 


terftices étoient calfeutrés de neige. 


Tout étoir gelé dans Pintérieur des 


DANS LES MERS DU NORD. 207 
habitations ; le lingedansles armoires; 
les bois de lit , les plumes & le duvet 
des couflins & deslits, & le tout étoit 


‘recouvert d’une couche de glace d’un 


‘pouce d’épaifleur. On fut obligé de 


couper la viande comme on brife une 


pierre, pour la retirer du vafe où on 


la confervoit; on eut de la peine à 
enfoncer la pointe du couteau dans 
la fuperficie , même après l'avoir fait 


bouillir long-temps dans de leau 


de neige fondue. C’eft à ce degré 
qu’étoit alors le froid , à la baie de 
Difco. Communément cependant , 
le froid s'adoucit par intervalles, & 


-ne fe foutient que rarement à ce point 


de ‘figüëur pendant plufeurs jours de 


fire ; le cemps change ordinairement 


tous ks quatre ou cinq jours ». 
Le grand froid commence au Groen- 


land , comme dans les autres parties 


de l'Europe, vers le premier de Janvier; 
il eft fi âpre en Février & Mars, que 
les pierres fe fendent & éclatent ; la 
mer fume alors comme un four à chaux, 


208 HISTOIRE DES PÊCHES 
particulièrement dans les baies. Cepen- 
dant le froideft plus fupportable dans les 
endroitsou le brouillard épais donne ,que 
dans ceux où l’aireft ferein & fans nuage ; 
on s’en apperçoit quand, de l'intérieur 
du pays on arrive fur les cotes, ou 
fur le rivage  obfcurci par les vapeurs 
épaifles qui s'élèvent de la mer ; on 
éprouve alors une température bien plus 
douce , & un froid moins rigoureux , 
quoique les vêtemens & les cheveux 
foient dans un moment couverts de 
givres , qui fe convertiflent en glaçons, 
& qui forment une infinité de criftaux. 
tranfparens. Ces brouillards , quoique. 
plus fupportables que le froid fec & 
piquant, font infiniment plus-dange- 
reux , & agiflent avec plus de violence 
fur les parties du corps : les mains & 
les pieds font bientot remplis d’enge- 
lures , & courent le plus grand rifque 
de fe geler. C'eft dans ce temps qu’on 
voit congeler l'eau fur le feu, avant 
d'y prendre une forte ébullition, que la 
gelée prépare une route commode fur 
la 


DANS LES MERS DU NORD. 209 
la mer, pour aller par la glace, d’une 
Ifle à l’autre; que les Groenlandois 
meurent fouvent de faim, faute de 
pouvoir aller à la chafle ou à la pêche; 
& que , quand même ils feroient en état 
de fortir de leurs huttes & de réfifter 
au froid , ils n’en feroient pas plus avan- 
cés, puifqu'ils ne trouveroient rien pour 
fe fubftanter. 

Un hiver aufli rigoureux eft toujours 
long. Cependant les Groenlandois comp- 
tent leur été ducommencement de Mai, 
à la fin de Septembre ; car, pendant 
les cinq mois qui s’écoulent de Mai en 
Septembre, ils fe tiennent fous des 
tentes, & abandonnent leurs tanières. 
La terre n’eft parfaitement dévelée, 
qu'au mois de Juin , & alors même, 
elle ne left qu'à fa fuperficie , & il 
neige continuellement jufqu’au folftice 
d'été. . Il recommence à neiger dès le 
mois d'Août, mais la terre. n’en eft 
entièrement- couverte qu'au mois d'Oc- 
cobre. On affure cependant qu'il tombe 
moins de neige & de pluie au Groenland 


Tome IL. pt | 


210 HISTOIRE DES PÊCHES 

qu'en Norvége : on voit rarement 
que la neige s'élève à plus d’un pied 
fur le rivage , excepté toutefois, aux 
endroits où le vent l’accumule , mais 
elle ne refte pas bien long-temps amon- 
celée ; car, lorfque le foleil ne la fond 
pas, le même vent la difperfe ; & alors, 
l'air en eft fi rempli, que les Groen- 
landois n’ofent pas fortir de leurs de- 
meures, parce qu'ils en feroient pro- 
digieufement incommodés. Il arrive quel- 
quefois , pendant plufeurs années de 
fuite , que la neige refte fur la terre, 
depuis l’équinoxe de l'automne, jufqu’au 
folftice d'été; elle eft même , dans cer- 
tains Heux bas, tellement accumulée 
& durcie par le froid , qu’on peut faci- 
lement & fans danger s'y promener à 
patins. Cette neige ne fond pas faci- 
lement, & 1l faut plufeurs jours de 
pluie continuelle pour la fondre. 

L'été | moins long au Groenland 
qu'ailleurs , y eft néanmoins fi chaud, 
qu'on eft obligé de quitter les habits 
plus pefañs, pour vaquerà fes occupations 


DANS LES MERS DU NORD. 211 
ordinaires , particulièrement pour fe 
rendre dans les baies , ou fur les 
plages abritées, parce que les rayons 
du foleil y font beaucoup plus ardens, à 
raifon du foyer .qui les réunit: L'eau 
qui refte alors dans les cavités des ro- 
chers, y eft rellement cuite par l'ardeur 
du foleil, qu’elle fe criftallife au point 
de donnerun feltrès-fin, & blanc comme 
neige. La chaleur eft fi forte dans ces 
mêmes mers qui reftent gelées pendant 
fix mois de l’année , que dans certains 
beaux jours d'été, le goudron fond & 
coule le long des navires qui en font 
enduits. Ce phénomène eff, à la vérité, 
rare ; car, d'un côté , les chaleurs d’été 
{ont ordinairement . tempérées, par les 
vents qui foufflent deslfles qu'on nomme 
Yferlanden ( les..Ifles de Glace ). Ces 
vents fonc fi frais, qu'on eft obligé de 
reprendre vers le foir , les habits chauds 
dont on s’écoit débarraflé dans la jour- 
née., D’un'autre côté aufli, la cote eft 
fouvent couverte de nuages. très-fré- 
quens depuis Avril jufqu’en Août; ils 

O0 & 


212 HISTOIRE DES PÊCHES 
forment quelquefois un brouillard fi 
épais , qu'on peut diftinguer à peine un 
navire à une trés-petité diftance ; ce 
brouillard eft fouvent fi bas, qu’à peine 
on le diftingue de l’eau de la mer, de 
laquelle il s'élève; alors, cependant , 
la cime des montagnes fe fait apperce- 
voir dans un atmofphère clair & dégagé 
de toute efpèce de nuage : enfin, le 
Voyageur élevant la tête, refpire aux 
rayons du foleil , un air pur, pendant 
que, fes pieds enfevelis dans l'ombre , 
il femble marcher dans les ténèbres. 
L'automne eft , en général, la plus 
belle faifon du Groenland; car, à pro- 
prement parler, il ny a pas de prin- 
temps , puifqu’on ypaffe très-rapidement 
de l’hiver à l'été. La durée de l’automne 
eft très-courte; les nuits: très - froides 
en diminuent fouvent l’agrément & les 
avantages. C’eft dans cette faifon que, 
fous un horizon rempli de vapeurs, & 
éclairé par les rayons du foleil qui les 
pénètrent , on voit des nuagés qui quél- 
quefois fe congèlent , & forment dans 


DANS LES MERS DU NORD. 213 
l'air une forte de verglas tranfparent ; 
on les voit fur la mer, comme.un tiflu 
de glace aflez reflemblant à une toile 
d’araignée ; on les voit auffi. fe. prome- 
ner quelquefois dans l’atmofphère, fur 
la côte & dans l’intérieur du pays, tiflus 
de petites parties écincelantes., de la 
forme de petites, aiguilles. 

On a obfervé plus d’une fois , que 
les faifons fuivent l’ordre inverfe de leur 
température, à celui qu'elles fuivent 
dans le refte de l’Europe ; de façon 
que, lorfque l'hiver eft crès-rude dans 
les contrées tempérées , 1l eft très-doux 
au Groenland , & que le froid eft au 
contraire plus piquant aux contrées les 
plus feptentrionales , à proportion qu’il 
eftplusradoucidanslesnôtres. Quelqu'un 
a fait la remarque, que l'hiver de1739 
fut doux à la baie de Difco, que les 
Oies , au mois de Janvier fuivant , arri- 
vèrent des contrées tempérées, à celles 
qui , d'ordinaire, font couvertes de glace 
& de neige, pour y chercher un air 
plus chaud , tant le froid étoit piquant 

O 3 


214 HISTOIRE DES PÊCHES 

cette année dans les autres pays de l’Eu- 
rope. On remarqua aufli , qu’en 1740 , 
la baie de Difco fut abfolument fans 
glace jufqu'au mois de Mars, pendant 
que dans le refte de l'Europe , le plus 
grand froid fe fit fentir depuis le mois 
d'otobré jufqu'au mois de Mai. Cet 
obfervateur ajouté que le foleil qui, 
communément reparoît au Groenland, 
dans les premiers jours de Janvier , ne 
parut cette année qu’au mois de Février, 
quoique l'ait y fur beau & fereia. Il 
croit que ces deux phénomènes parti- 
culiers doivent être attribués aux douces 
mais infenfibles vapeurs de l’armofphère 
des contrées tempérées de l'Europe , qui 
furent chaffées für les côtes du Groen- 
land ; par l’intenfité du froid de certe 
année (1). L'hiver de r763 , qui fur 
fi rigoureux en Europe , fut fi doux au 
Groenland, qu’on ÿ voit des étés bien 
plus froids que cet hiver. En général, 


. (1). Il me femble que cette caufe eft bien hafardée,, 
& que c’eft tomber dans le grand inconvénient d’ex- 
pliquer ces jeux de la Nature, obfcurum per obfcurius. 


DANS LES MERS DU NORD. 215 
Pair eft put au Groenland, vif & très- 
fain ; on peut y vivre en bonne fanté, 
jufque dans une vieilleffe aflez avancée, 
pourvu qu'on ait foin d’aller bien vêtu , 
de manger fobrement, & de faire un 
exercice régulier. On n’y voit aucune 
des maladies communes en Europe ; 
on y eft fujet feulement au fcorbut, 
aux inflammations des yeux, & aux 
maux de poitrine : ces incommodités 
proviennent de la diète longue & forcée 
que les habitans y font , & du froid 
exceflif, de même que de la blancheur 
extraordinaire de la neige qui éblouit & 
affecte prodigieufement la vue. Les pre- 
miers Miffionnaires Allemands , que le 
zèle le plus louable fit venir dans cette 
contrée féparée , & à une très - grande 
diftance du refte de l’Europe , y jouirent 
- pendant trente ans, d’une fanté inalté- 
rable ; ils ne furent fujets, pendant tout 
ce temps, malgré leurs pénibles travaux 
apoftoliques, à aucune maladie un peu 
férieufe , fur-tout dans les premières 
années où ils ne trouvoient qu'une 


O 4 


216 HISTOIRE DES PÈCHES 
nouïriture, groflière , mauvaife & dé- 
goütante, & encore manquoient-ils très- 
fouvent de quoi fe fubftanter & appaifer 
leur faim. Ces Mifionnaires moururent 
dans l’âge le plus avancé & dans une 
vieillefle décrépite , entre ces rochers 
inacceflibles & couverts d'une glace éter- 
nelle, au milieu des neiges , pendant 
que leurs confrères payoientletributäla 
nature , à la fleur de l’âge, dans des pays 
plus chauds & abondans en tout ce qui 
peut contribuer aux commodités & aux 
agrémens de la vie. Les Groenlandois 
eux-mêmes fe préfervent de la rigueur 
du froid & réfiftent à l’âpreté de leur 
climat; ils font plus incommodés des 
chaleurs de l’été & des humidités de 
l'hiver, lorfqu'ils fe trouvent dans nos 
ports dans ces deux faifons; ils font in- 
finiment mieux dans leur patrie, malgré 
la rigueur & la longueur de leurs hiveïs. 
Le temps eft variable pendant l'hiver; 
la pluie n'eft jamais de longue durée, 
particulièrement à la baie de Difco, où 
l'été fe foutientfans variation. Les orages 


DANS LES MERS DU NORD. 2117 
fubits y-font très-rares, de même que 
la grofle grèle ; le vent y eft cependant 
aufli variable qu'ailleurs ; & foit qu'il 
vienne des montagnes, ou de la côte, 1l 
n’eft jamais aufli froid qu’on fe l’imagine 
en Europe, 1l contribue même beaucoup 
à ramener le beau temps. M. de Buffon 
prétend que-les vents participent de la 
nature des climats d’où ils viennent, & 
qu'ainfi les ventsd’eft, qui font les vents 
du foleil, règnent fous l'équateur, & 
que les vents des deux poles doivent 
fouflerdans les pays les plus froids. Crantz 
démontre que ce raifonnement eft pré- 
cifément démenti par l’expérience ; il 
avance que plus on approche du pole 
arétique ,-& plus.aufli on y trouve les 
vents du fud;. ce vent même y caufe la 
gelée dans les hivers les plus froids. 

Ileft des remps, & particulièrement 
en automne, où les vents foufllent avec 
tant d'impétuofité au Groenland, que 
les maifons en-font ébranlées, que même 
quelquefois elles font renverfées, & les 
ruines jetées au loin. Dans ces ouragans, 


2183 HISTOIRE DES PÊCHES 

il arrive ordinairement, que les tentes 
des habirans & des pêcheurs, que les 
navires même {ont enlevés & emportés ; 
qu'enfin l’eau de la mer enlevée par le 
vent, va inonder la côte, fous la forme 
d’une pluie abondante. Les Groenlan- 
dois affurent avoir vu des pierres de deux 
livres enlevées par l'ouragan , à une 
hauteur confidérable & retomber pour 
fe brifer en éclats. Lorfqu'ils veulent 
forur pendant ces tempêtes pour aller 
mettre leurs canots en sureté, ils fe 
traînent fur le ventre , crainte d’être 
emportés par le vent. Ces ouragans 
extraordinaires arrivent aufli quelquefois 
pendant l'été; alors ils pouffent les vagues 
de la mer dans tous les fens autour des 
navires; pendant cette tourmente , ils 
paroiffent être fur la furface d’un goufre 
dans lequel ils tournent fur leur quille 
avec une viîtefle incroyable. Les plus 
fortes tempêtes viennent de la partie du 
fud, & fe dirigent continuellement vers 
le nord ; elles s’y calment & finiflent par 
clatifier les eaux qui en avoient été 


DANS LES MERS DU NORD. 219 
troublées par l'agitation qu'elles avoient 
éprouvée. Ces orages font annoncés par 
un cercle qui paroit autour de la lune, 
& par divers rayons de lümière diffé- 
remment coloriés qu’on apperçoit dans 
Pair. 

On voit quelquefois des nuages d’où 
il part des éclairs ; mais le tonnerre ne 
gronde que rarement , & lorfque par 
hafard il fe fait entendre , on peur difi- 
cilement diftinguer fes éclats, du bruit 
que la glace fait lorfqw’elle fe caffe par 
violence, ou de celui que font les énor- 
mes pièces de rochers, lorfqu’elles fe 
détachent avec fracas des montagnes. 
Les tremblemens de terre font très-rares 
au Groenland ; 1l n’y a pas dans toutle 
pays un feul volcan, quoiqu'il y en ait 
beaucoup en Iflande, qui en eft fi voi- 
fine. On n’y trouve pas même une feule 
pierre à feu, de forte que la nature, 
aufli avare dans les incommodités & les 
maux qu'elle diftribue , que dans les fa- 
 veurs & les richefles qu’elle accorde, 
a réfervé pour les pays chauds les orages 


220 HISTOIRE DES PÈCHES 
& les maladies épidémiques dont elle a 
préfervé les pays qu'elle a livrés à toute 
la rigueur du froid. 

Ji n’y a pas de nuit au Groenland pen- 
dant tout l’été, car auflitôc que le foleil 
entre dans l’Écrevifle , il ne quitte 


plus l'horizon au-deflus du 66°. degré. 


En deflous du même degré , il ne fe 


couche qu’à 10 heures ro minutes, pour 


reparoître quinze minutes après : 1l eft 
vrai cependant qu'il refte alors fous l'ho- 
rizon, trois heures & environ quarante 
minutes; mais pendant le mois de Juin, 
ilréfléchitconftammentfesrayons contre 
le fommet des montagnes; on peut dire 


que véritablement on ne le perd pas de 


vue pendant tout ce temps; & cela eft 
d'autant plus vrai, que pendant Juin & 
Juillet, lhorizon refte éclairé par un 
crépufcule qui approche tellement, par 
fa clarté, du jour vrai, qu’on peur facile- 
ment écrire fans lumière & lire l'écriture 
la plus menue. Les habitans profitent de 
ces longs jours & en tirent un grand 
parti ; ils chaflent & pèchent durant 


DANS LES MERS DU NORD. 221 
toute la nuit, & les Navigateurs peuvent 
s'approcher fans danger des mers voi- 
fines le long de la glace. Quoique le 
foleil ne quite pas entièrement l’horizon 
pendant l'été , fa lumière n’eft cependant 
pas fi vive vers le foit qu’elle left à 
. midi; fon éclat s’affoiblit infenfiblement 
à mefure que fon difque s’abaïfle ; enfin 
elle s’affoiblit au point qu’elle n’a pas 
plus de vivacité que celle de la lune dans 
fon plein ; on peut alors fixer le difque 
du foleil fans que l’œil en foit affecté dé- 
fagréablement. 

+ Par la même raifon qu'il y a au 
Groenland des jours fans nuit, il y a 
aufli des nuits fans jour. On ne voit 
abfolument pas le foleil à la baie de 
Difco, depuis le 13 Novembre jufqu'au 
12 de Janvier ; rien ne répare la perte 
cotale de la lumière de l’aftre du jour, 
qu'un foible crépufcule ; ce crépufcule 
ne difparoit que lorfque les rayons du 
foleil recommencent à fe refléchir fur 
le fommet des montagnes , & qu'ils 
commencent aufli à pénétrer les nuages 


222 HISTOIRE DES PÊCHES 

épais qui les interceptent, & qui oof- 
fufquent alors l'horizon. Malgré cette 
longue perte de la lumière du foleil , 
il s’en faut beaucoup que les nuits 
ordinaires foient fi obfcures au pole , que 
dans les autres parties du globe ; on 
diroit que la lune & les étoiles cherchent 
à fuppléer le foleil; car alors leur lumière 
paroit briller d'un nouvel éclat. Ce phé- 
noméne doit être attribué à la reflexion 
des rayons de ces aftres fur la neige 
qui couvre le pays, & fur la glace du 
fommet des montagnes, des baies & 
des marais : 1l en réfulte une lumière 
fi pure & fi éclatante , pendant ces nuics 
froides d'hiver, qu'on peut aller par- 
tout fans lanterne & fans falot , & 
qu'on peut même lire facilement dans 
un livre. La lune femble avoir pris la 
place du foleil, pendant labfence de 
celui-ci, pour veiller fur le pays; on 
ne la perd jamais de vue pendant fes 
longues ténèbres; mais aufli on ne lap- 
perçoit que rarément, ainfi que les 
étoiles, pendant lécé, & pour bien 


DANS LES MERS DU NORD. 223 
dire , elle ne fe montre prefque pas: 
depuis le mois de Mai jufqu'au mois 
d'Août. La lune & les étoiles ne font 
pas les uniques fources ou caufes de 
la lumière, pendant les longues nuits 
du Groenland ; on y jouit d’une lumière 
continuelle qui étincelle dans la partie 
du nord. Cet avantage eft précieux pour 
le pays ; les rayons de certe lumière, 
continuellement en mouvement dans 
rous les fens , forment un des plus fingu- 
liers phénomènes de la nature. 

Sans entrer dans une differtation 
approfondie fur la caufe de cette lu- 
mière, je rapporterai une remarque de 
Crantz , fur une fingularité qu'il dit 
avoir obfervée au Groenland même, 
« Ni moi, dit cet Auteur, ni aucun 
» de ceux qui ont fait une longue réf- 
». dence dans ce pays, n’avons jamais 
» apperçu l'aurore boréale dans la par- 
» tie du nord, ni dans celle du nord- 
» oueft ; car , l'aurore boréale n'’eft 
» certainement pas cette lueur bleuâtre 
»# refléchie contre l'horizon , à travers 


t24 HISTOIRE DES PÈcHEs 
» un nuage éclairé par le foleil : mais 
» la véritable aurore boréale :vient 
» conftamment du fud ou de l’eft, d’où 
» elle s'étend prefque toujours au nord- 
» oueft, & éclaire quelquefois l’hori- 
» zon ». Îl fuit de là, que l'aurore 
boréale a une direétion bien différente 
au Groenland , de celle qu’elle a en 
Norvége , dans la Laponie, en Rue, 
& dans les autres contrées de l'Europe. 
Au refte , comme les glaces de l’Iflande, 
&z {es volcans , font fitués à l’eft & au 
fud-eft du Groenland , & que ces mé- 
téores augmentent de temps à autre, 
& deviennent plus fenfibles, de même 
que l’aurore boréale , qui quelquefois 
a plus d'éclat qu’à l'ordinaire , il ne 
feroit pas impoflible qu’il y eut quelque 
rapport de correfpondance entre ces lu- 
mières, d’un côté, les glaces & les vol- 
cans de l’Iflande, de l’autre. Une fuite 
d’obfervations bien faites fur cet objet, 
pourroit nous donner bien des induc- 
tions fur la véritable caufe de la lumière 
de l'aurore boréale, qu’on ignore jufqu’à 
préfent; 


DANS LES MERS DU NORD. 225 
préfent ; il eft très - incertain qu'on 
doive la chercher dans une /umière élec- 
trique , & encore moins dans le mélange 
de l’atmofphère du foleil avec celui de 
la terre. 

« Tout ce que j'ai obfervé , à l'égard 
» de ce phénomène , continue Cranez, 
» ceft que le temps fe radoucit, 
» à proportion que cette lumière eft 
» plus tranquille , & que fon éclat eft 
» moins étincelant ; qu'à proportion 
» aufli qu’elle paroït plus en mouve- 
» ment & plus rougeätre , les orages 
» fe montrent plus fréquemment dans 
» la partie du fud ». Cette obferva- 
tion de Crantz, eft abfolument con- 
traire à celle qu'on fait conftamment 
fur ce phénomène , dans les zônes tem- 
pérées. | 
. On a apperçu , depuis quelques an- 
nées , des feux follets qui, du haur 
du firmament, paroiflent fe plonger 
dans la mer; outre les arcs-en-ciel, 
les étoiles errantes , & autres lumières 
phofphoriques, qui font communes à tous 


Tome IT. ne 


316 HISTOIRE DES PÊCHES 
les pays, on voit au Groenland , plus 
qu'ailleurs , de faux foleils & des cercles 


lumineux autour de la lune , même lorf- 


que Pair eft le plus pur & le plus dé- 
barraflé de nuages. « J'ai vu, dit Crantz, 


b) 


92 


9 


3 


32 


3 


32 


23 


22 


2 


29 


92 


rh] 


2 


3) 


D 


9 


9 


9% 


33 


un arc-en-ciel qui, au lieu d’avoir 
fes belles couleurs , ne paroifloit 
qu'une bande grisâtre fur un fond 
très-blanc : l'air étoit alors obfcurci 
par un nuage de grêle très-épais. De 
tous ces phénomènes, aucun ne m’a 
plus étonné , & n'a plus captivé mon 
attention , que l’afpeét fingulier fous 
lequel les Ifles de Kookernen s'of- 
frirent à mes regards : ces Ifles me 


‘parurent fous une forme tout-à-fait 


différente de celle qu’elles ont ordi- 
nairement ; c’étoit dans un jour, d’été 
très-chaud ; le ciel étoit abfolument 
fans nuages, & parfaitement beau. Je 
crus les appercevoir d'abord beaucoup 
plus grandes qu’elles ne font, & telles 
qu’elles auroient dü me paroître , fi 
je les avois confidérées avec une lu- 
nette d'approche; je les voyois fi près 


3 


2 


3) 


2 


3 


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>>) 


Pb 


3 


D 


>») 


9 


LD] 


3 


2 


3 


3 


3 


3 


29 


32 


DANS LES MERS DU NORD. 217 
de moi, que, quoique je fufle à 
Godhaab qui en eft éloigné de quatre 
lieues , je pouvois facilement compter 
routes les pierres & les cavités des 
rochers , couvertes & remplies de 
glace. La décoration changea quel- 
ques momens après, & ces Jflés n'of- 
frirent à ma vue qu'une étendue de 
pays qui repréfentoit un bois coupé 
récemment. Bientôt après, parut un 
tableau mouvant , fous pluñeurs for- 
mes ; tantôt c'étoit des navires qui 
voguoient à pleines voiles, tantor 
c'étoit des maïfons , puis de grands 
châteaux, puis des ruines de tours 
qui fe préfentoient dans le lointain; 
des nids decigne,&nulleautresfigures 
grotefques que les nuages deflinent 
plus d’une fois , & qui, en fe féparant 
infenfiblement les uns des autres , 
finiffent par difparoîtreentièrement ». 
Au temps où ces phénomènes pa- 


roiflent , le ciel eft ordinairement fe- 
rein, quoique parfemé de petits nuages, 
comme quand le temps eft très-chaud 


P > 


228 HISTOIRE DES PÈCHES 

& très-pefant. Lorfque ces vapeurs s’ar- 
rêtent à une certaine diftance, entre 
l'œil de l’obfervateur & un objer, cel, 
par exemple , que les Ifles de Kooker- 
ner, elles font grofhies comme lorfqu’on 
les obferve à travers une boule de verre; 
deux heures après , 1l s’élève ordinai- 
tement un vent doux de la partie de 
l'oueft qui raflemble ces vapeurs, & 
en forme un petit nuage qui met fin 
à ces jeux de la nature. 

Nous croyons faire plaifir à nos Lec- 
teurs intelligens , nous croyons même 
rendre un fervice aux Savans, en rap- 
portant les divers changemens de temps 
qui ont lieu au Groenland, d’un bout 
de l’année à l’autre , d’après les judi- 
cieufes obfervations de Crantz , qui s’eft 
donné la peine d’en faire une table 


féparée. 


as 


DANS LES MERS DU NORD. 229 


OBSE RM AT T'ON S 


Faites au Groenland par Crantz, depuis 


9 


3 


le mois d’ Août inclufivement de l'année 
1761, jufqu'au même mois, rnclufive- 
ment aufft, de l’année 1762. 


L'urver de 1761, fut extraordi- 
nairement doux; le temps fut conf- 
tamment variable , & 1l tomba peu 
de neige. 

» Le foleil parut fans nuages au mois 
d’Août de la même année ; il étoit 
chaud ; il gréloit de temps en temps 
de la partie du fud; il y eut des 
brouillards vers la fin du mois; il 
gela , mais pas en mer ; malgré cela, 
il faifoit chaud; enfin, il tomba de 
la neige & une pluie très-froide. 

» Le vent fut au nord-eft dans les 
premiers jours de Septembre; le temps 
ferein & chaud; la glace avoit un 
pouce d’épaifleur aux endroits où le 


AN 


230 HISTOIRE DES PÈCHES 


32 


22 


29 


ss 


32 


29 


33 


35 


22 


9 


23 


32 


foleil ne pouvoit darder fes rayons ; 
le vent courut au fud ; l’air devint 
tempéré , mais pefant ;leventfe porta 
enfuite au fud-eft, & il tomba de la 
pluie ; enfin 1l s’éleva un grand orage 
qui parut d’abord dans le fud , & qui 
fut bientôt au nord : alors la terre 
fut gelée au point, que le foleil ne 
put procurer un dégel; la glace avoit 
jufqu’à trois pouces d’épaifleur dans 
les eaux douces. 

» Les vents du nord-eft régnèrent 
en Otobre ; la neige qui continua 
pendant quelques jours, fut empor- 
tée par un vent violent & très-froid; 
11 neigea encore à la hauteur de fix 
pouces ; la neige ne cefla que par un 
très - mauvais temps qui venoit de 
la partie du fud. 

» Au commencement de Novembre, 
le vent du nord-eft étoic fi froid, 
que l’eau geloit dans les maifons ; 
les flaques d’eau qui font aux envi- 
rons, furent gelées aufli. Les baies 
fe remplirent de glace , & Ia mer 


DANS LES MERS DU NORD. 231 
fut gelée ; cependant , le foleil étoit 
fi chaud pendant le jour, que la neige 
fondoit facilement. Le vent pafla au 
fud -eft, & nous donna de la petite 
grêle ; il gela, 1l grêla tout de bon; 
il neigea jufqu’à la fin du mois, que 
le vent courut au fud. 

» Tout fut couvert de neige pendant 
le mois de Décembre; le froid de- 
vint aufli rigoureux qu'il l'ait jamais 
été après un temps Orageux , AC- 
compagné d'éclairs & de foudre, 
mais 1l ne dura pas long - temps; 
les vents du fud-eft ramenèrent un 
temps plus doux, & l'année 1761 fut 
ainfi. 

» Le mois de Janvier 1762 s’annonça 
par les vents du nord & du nord-eft, 
qui amenèrent bientôt un froid très- 
piquant ; ils portèrent aufll en mer 
la glace ramaflée dans les baies ; le 
temps s'adoucit enfuite ; 1l tomba 
un peu de neige ; le froid fut fec, 
& ne dura que cinq à fix jours. 

» Le temps fut aflez conflamment 


P 4 


232 HISTOIRE DES PÊCHES 


» 
9 


99 


LE 


23 
3 
29 


3 


3 
39 
35 
23 
25 


35 


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Pb) 
Lp 
939 
35 
33 
25 
3 


D 


& 


le même , pendant le mois de Fé- 
vrier ; 1l grêla & il gela; enfuite le 
froid s’adoucit, & 1l tomba un peu 
de neige ; peu de temps après , 1 
commença à geler encore , & à grè- 
ler par les vents de left & du fud-eft, 
enfin on eut du froid & de la grêle en 
même-temps. 

» Tout le mois de Mars fut comme 
un printemps précoce; le remps y fut 
plus doux qu'il ne l’eft ordinairement 
dans cette faifon en Allemagne; les 
vents de fud, de nord, & nord -eft 
foufflérent alternativement, mais 1ls 
s’adoucifloient dans le jour. 

» Le vent du nord-eft fut violent au 
commencement d'Avril, & donna un 
froid très-rude; il deviat fupportable 
dans la fuite ; le vent du fud-eft donna 
de la grêle : on commença alors À 
pouvoir fe pafler de feu, mais le froid 
devint fi vif vers la fin du mois, & 
dura fi long - temps, qu'il fallut fe 
chauffer de nouveau, quoique le vert 
d’éft eût occafionné le dégel. 


3 


Y 


3 


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2 


Le. 


3 


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2 


3 


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3 


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LL 


5 


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2 


DANS LES MERS DU NORD. 133 
» Le dégel fut interrompu au mois 
de Mai, par la neige qui tomba en 
abondance & qui ramena la gelée ; les 
jours devinrent enfuite aflez chauds, 
& les nuits reftèrent froides; à la fin 
du mois il tomba de la grêle. 

» Le mois de Juin s’annonça par fa 
chaleur ordinaire ; la terre dégela 
aflez profondément, & on travailla. 
les jardins pour les enfemencer. Il 
tomba enfuite une neige froide , & 
les vents fouflèrenr avec beaucoup 
de violence de la partie du fud-oueft. 
L'été parut; mais il fut tempéré par 
le vent du nord-eft ; ce mois finit par 
des brouillards & de la grêle, qui étoit 
jetée par le vent de fud-oueft. 

» Juillet donna de la grêle au com- 
mencement, enfuite il donna des jours 
chauds & agréables ; le vent du fud 
avoit donné une chaleur exceflive qui 
fut tempérée par les petits vents de 
l’oueft ». ” 


Crantz ajoute à la fin de ce journal, 


qu'il règne un grand filence dans tout le 


234 HISTOIRE DES PÊCHES 
Groenland, & que ce filence augmente 
à proportion qu'on s'élève vers le nord. 

Il paroït , par les obfervations de 
Cranez, que les vents font auf variables 
dans cette contrée de glace, que partout 
ailleurs : 1l arrive même fouvent que le 
vent fouffle avec impétuofité entre les 
Ifles & fur la côte, pendant que la mer 
eft parfaitement calme; & qu'au con- 
craire la mer et furieufe , lotfqu’à peine 
on reflent fur la cote quelques légers 
fouffles de vent : on voit fouvent auf 
que les vents de terre , qui fouflent 
conftamment pendant les beaux jours, 
fe changent le jour d’après en vents de 
la mer. 

On remarque enfin, que pendant les 
rudes hivers, les vents du fud adoucif- 
fent le temps & donnent de la grêle; 
ceci arrive particulièrement à Di/co & 
fur la côte encore plus feprentrionale. 
Ces vears du fud font d'autant plus agréa- 
bles, qu’ils égayent les hommes & les 
animaux & les foulagent en leur procu- 
rant de l’eau douce à boite, parce qu'ils 


DANS LES MERS DU NORD. 235 
amènent le dégel : ils augmentent néan- 
moins la glace, parce que la neige & la 
grêle qu'ils liquéfient, fe regèlent bien 
vite pendantles nuits froides, & en font 
d'autant plus difpofées à la congélation ; 
car l’eau qui a été chaude, fe congèle 
plus facilement & plus vite, lorfqu'elle 
eft expofée au grand froid. 

Frederic Martens qui, en 1671, ob- 
ferva à Spicsberg, la température de l'air 
& des faifons, nous a laiflé un journal 
de fes obfervations qui eft parfaitement 
conforme à celui de Crantz, quant aux 
points eflentiels. 


236 HISTOIRE DES PÈCHES 


CHR PULT RE RUES 


Oëférvations curieufes & utiles fur les 
Mers @ [ur les Glaces du Groenland. 


o E n’eft feulement pas dansles contrées 
les plus favorifées de la Nature, que 
cette mère commune à tous les êtres, a 
placé des objets dignes de l'admiration 
d'un Obfervateur éclairé ; elle en a fage- 
ment diftribué aufli fur toutes les parties 
du globe , même dans celles dont elle 
paroît avoir défendu les approches avec 
la plus grande précaution. L'univers 
entier attefte fa puiflance & la variété 
de fes prodigieufes opérations. Dans 
ces endroits même , où elle cefle de 
nous offrir fes bienfaits & de nous en 
faire jouir, elle attire notre attention 
par la forme hideufe & gigantefque 
qu’elle y donne à certains objets, plus 
proptes , ce femble , à jeter, par leur 
afpect, la frayeur dans nos cœurs, qu'à 


à 


DANS LES MERS DU NORD. 237 
augmenter la mafle des lumières de 
notre efprit. 

Entre tous ces objets effrayans, qui ne 
femblent avoir été fortis du néant, que 
pour compléter la chaîne de tous ceux 
qui concourent à la formation d’un tout 
fi diverfifié , les énormes montagnes 
de glace que le Créateur femble auñi 
n'avoir placées aux deux poles que pour 
y porter les deux extrémités de l'axe de 
la cerre , méritent l'attention particu- 
lière de l’homme, curieux d’étudier la 
nature & de la connoître autant que 
poflible , dans ce qu ir préfente de 
plus impofant. 

À voir les montagnes de glace qui 
floctent fur routes les mers qui entourent 
& qui entrent dans les côtes du Groen- 
‘land, on diroit que ce vafte continent 
n’eft lui-même qu’une mafle énorme de 
glace : ce coup d'œil, quoique effroyable, 
ne laifle pas d’avoir quelque agrément, 
en ce que ces montagnes ambulantes, 
apperçues à une très-grande diftance, 
repréfentent toutes fortes d’édifices. & 


238 HISTOIRE DES PÈCHES 

autres grands objets qu’on fe plaît à 
confdérer comme des chefs - d'œuvre 
de l'art. Ici c’eft une églife qu'on croit 
appercevoir , ornée de plufieurs tours 
fort exhauflées ; 1à, c’eft un château 
entouré de bois & de jardins fpacieux ; 
quelquefois on croit voir dériver un na- 
vire paré de toutes fes voiles enflées par 
un vent doux & léger; 1l arrive même 
aflez fouvent que le Navigateur le plus 
exercé, trompé par la diftance, fait force 
de voiles & dirige fon cours vers ce faux 
navire pour l'approcher & l’araifonner. 
Souvent ce font de grandes Ifles flottan- 
tes, dont le plateau s'élève à plus de fix 
cents pieds au-deflus du niveau de la 
mer. Un de nos Marins, qu’on ne peut 
pas taxer de crédulité puérile & qui mé- 
rite toute confiance , aflure qu'on a 
apperçu plufieurs années de fuite, dans 
la baie de Difco, où l’eau a plus de trois 
cents brafles de profondeur, des mon- 
tagnes de glace fi prodigieufes, qu'on 
donna à l’une de ces énormes mafñles de 
glace, le nom de la ville d'Am/ferdam , 


DANS LES MERS DU NORD. 239 
& à une autre celui de la ville de Harlem. 
Les Navigateurs, felon lui, venoient 
calfater leurs navires fur ces Ifles & y 
décharger leurs cargaifons, pour pouvoir 
les mettre fur le côté. 

Cette glace eft, pour l’ordinaire, très- 
dure ; elle eft claire & tranfparente 
comme du verre; elle paroït d’un verd 
pâle, ou d’un bleu de ciel; mais quand 
il dégèle, ou qu’on la fait fondre, elle 
eft d’une blancheur éblouiffante : on en 
trouve de grisâtre, 8 même tirant fur 
le noir; cela provient de ce que le vent 
& la pluie y jettent des faletés & quel- 
ques parties légères de terre, qui s’unif- 
fent aux différentes couches & qui leur 
fervent de ciment, comme la chaux en 
fert aux pierres. 

Ces mafles de slace, grandes & pe- 
tites, donnent les unes contre les autres 
dans les baies du détroit de Davis, où 
elles font innombrables ; ces baies en 
{ont particulièrement couvertes au prin- 
temps, après une tempête quilesdérache 
des côres voifines & en jette les glaçons 


240 HISTOIRE DES PÊCHES 

dans le détroit : elles fe heurtent conti- 
nuellement, s’amoncélent les uaes fur 
les autres & bouchent enfin le petit 
paffage qu’elles avoient laiflé à l'entrée 
de plufeurs baies & dans quelques en- 
droits du détroit. Quelques-unes s’atta- 
chent fortement au fol du rivage, & y 
reftent inébranlables jufqu'à ce que le 
foleil les ait fondues, ou que le reflux, 
les ouragans & les courans les en déta- 
chent pour les emporter dans la mer. 

Il y a de ces mafles de glace, qui 
s’accroiflent tellement entre les rochers 
où elles fe forment, qu'enfin, par un 
accroiflement fucceflif ou des pièces qui 
tombent des rochers, où de la neige 
qui, après la gelée, fait une nouvelle 
couche, elles furpaflent en hauteur les 
rochers les plus élevés auprès defquels 
elles ont pris confiftance. Elles font de 
couleur bleue, creufes en plufeurs en- 
droits & comme écaillées par la pluie; 
c’eft ce qui facilite leur accroiflement , 
parce que la neige qui tombe, remplit 
ces cavités, & prend à la première gelée, 

; ja 


DANS LES MERS DU NORD. 241 
la confiftance de la glace, & ainfi elles 
s'élèvent progreflivement tous les ans 
à une hauteur prodigieufe. Celles - ci 
fonc plus folides & plus ftables que celles 
qui fe forment par le cumulement des 
glaçons flottans, & elles n’en font pas 
moins remarquables par la diverfité des 
objets qu’elles repréfentent. Il n’eft rien 
dans la nature qu’elles ne paroiflent re- 
préfenter de loin, pour peu qu’on donne 
carrière à l'imagination : on croit voir 
de grands arbres avec leurs énormes 
branches; les Aocons de neige qui pen- 
dent de rous côtés à ces ramifications de 
glace, en repréfentent les feuilles : la 
ce font des colonnades régulières , d'une 
hauteur prodigieufe ; ici des arcs de 
triomphe majeftueux & élevés; là des 
galeries ; ici des frontifpices de maifon 
avec des fenêtres, &c. &c. Les divers 
traits bleuâtres de lumière, qui partent 
de ces énormes glaces, fe réfléchiflent 
au loin avec un éclat dont il eft impof- 
fible de fe faire une idée. 

On n’eft pas d'accord fur la formation 


Tome IT. pr | Q 


242 HISTOIRE DFS PÈCHES 

des glaces dont l'amoncèlement donne 
enfin ces hautes montagnes flottantes. 
Certains Navigateurs prétendent qu'elles 
prennent naiflance dans les baies même, 
qui , felon eux , fe glacent jufqu'au 
fond ; qu'enfuite elles font détachées 
au printemps par la fonte de la neige, 
& qu'accrues prodigieufement , par la 
neige & les frimars qui les couvrent, 
le vent les entraîne dans la mer. L'ex- 
périence eft contraire à cette opinion, 
parce que premièrement, la mer ne fe 
gèle jamais jufqu'au fond, & qu'il eft 
très-rare qu'elle fe gèle à plus de fix 
pieds de profondeur, même dans les 
baies les plus tranquilles & les moins 
profondes; parce que, fecondement les 
morceaux de glace qu'on en détache 
pour les fondre, donnent une eau douce, 
ce qui prouve évidemment que cette 
congélation a eu lieu dans les rivières 
& non dans la mer, & qu'ainf elles ont 
commencé à fe former dans les eaux 
douces des rivières & des ruifleaux. Peut- 
être ne font-ellesque desmañles détachées 


/ 


, 

DANS LES MERS DU NORD. 243 
des rochers qui ont roulé dans les riviè- 
res ou dans les baies, où elles ont reçu 
un accroiflement fucceflif par les diffé- 
rentes couches de neige qui fe font con- 
gelées fucceffivement auf. 

Ces mafles de glace , fufpendues 
aux rochers, ne dégélent prefque ja- 
mais à leur fommet ; elles s’accroiffent 
prodigieufement par la neige, & fe 
minent infenfiblement en deflous , lorf- 
que leur pefanteur eft parvenue au 
point de les affaifler ; elles fe dérachent 
du rocher avec un bruit effroyable , & 
roulant de rocher en rocher , elles fe 
précipirent enfin dans la mer : 1l arrive 
quelquefois qu'elles rombent direéte- 
ment du haut du rocher qui domine 
la baie, dans la baie même ; alors, 1l 
fe fait un mouvement fi violent, non- 
feulement dans la baie |, mais même 
dans la mer à une aflez grande dif- 
tance, que les petits navires , qui par 
hafard fe rrouvenc dans le voifinage , 
lors de ce fracas, en fonc jetés fur la 
côte , & échouent trés-{ouvent. 


Q 2 


244 HISTOIRE DES PÊCHES 

La neige fait des trous & des ca- 
vités dans ces montagnes de glace, en 
dégelant aux ardeurs du foleil pendant 
le jour; cette neige fe gèle de nou- 
veau pendant la nuit, & doit né- 
ceflairement renfermer dans ces cavi- 
tés , une grande quantité d'air qui 
s'y trouve très-raréfié & comprimé ; 
cet air intérieur doit chercher à fe 
dégager , & à fe faire un chemin par 
la force de réaction , en faifant des 
efforts continuels contre les parois qui 
le retiennent en prifon ; il doit donc 
produire le même effet que lorfqu'il 
eft renfermé dans une bouteille d’eau 
qui s'eft gelée, & comme dans ce der- 
nier cas , 1l parvient toujours à fortir 
de fa prifon, en brifant la bouteille en 
mille pièces ; on le voit aufli s’échap- 
per avec force de la montagne de glace, 
en brifant les parois, & en fendant les 
couches de glace fous lefquelles il étoit 
renfermé. Ces explofions de l’air com- 
primé dans les cavités de ces montagnes, 
font prefque toujours accompagnéesd’un 


DANS LES MERS DU NORD. 724$ 
bruit effroyable ; elles donnent une fi 
forte fecoufle, qu'on eft obligé, lorf- 
qu'on eft à portée , de fe coucher ventre 
à terre pour n'être pas jeté au loin: 
au moment de l’explofion , la terre, 
les morceaux de bois , les pierres, les 
animaux , & enfin tous les autres corps 
étrangers que le hafard ou le vent avoit 
raflemblés dans ces cavités , font reje- 
tés avec force par ce volcan de glace, 
s’il eft permis de donner ce nom à 
deux caufes fi différentes, le feu & le 
froid , qui produifent les mêmes effets. 

On ne peut difconvenir que ces mon- 
tagnes flottantes ne rendent la navi- 
gation du ‘nord pénible & dangereufe; 
cependant , le danger n'eft pas auf 
grand qu'on pourroit le croire d’après 
cette defcription. On apperçoit ces mon- 
tagnes de fort loin, & elles dérivenc 
à une grande diftance les unes des autres; 
on peut donc les éviter facilement : 
cependant un brouillard épais peur les 
dérober à la vue; une forte tempête 
peut y jeter les navires ; la force du 


st 


246 HISTOIRE DES PÈCHES 

courant peut y entraîner pendant le 
calme , il eft certain qu'alors on court 
de grands dangets, & l’on rifque d’aller 
fe brifer contre ces redoutables écueils. 
Jarrivetrès-rarementnéanmoins, même 
dans la baie d'Hudfon | que quelque 
navire faffe naufrage en donnant contre 
ces montagnes de glace, car on prend 
la précaution d’avoir jour & nuit un ou 
deux hommes, fur l’avant dunavireou fur 
lès mâts, pour veiller, & faire éviter 
ces écueils. Les plages de glace mou- 
vante font bien plus dangereufes que 
les montagnes. Les côtes du détroit de 
Davis font roujours bordées de ces 
glaces détachées, au point que les Na- 
vigateurs font .continuellement obligés 
de les éviter & de les tourner jufqu'à 
ce qu'ils trouvent une ouverture pour 
pañler à travers ; il eft d’ailleurs très- 
dangereux de s'y enfoncer ; le vent, 
les courans , la marée, une tempête, 
raflemblant quelquefois ces glaces flot- 
tantes autour du navire , on cout alors 
les plus grands dangers d’être renfermé, 


DANS LES MERS DU NORD. 247 
preflé, & enfin brifé en mille pièces. 
Ces glaçons ambulans forment des 
efpèces de radeaux de deux cents milles 
de long, fur foixante ou quatre-vingts 
de large; ils fe fuivent de fi près, que, 
lorfque le vent ne les fépare pas, on 
peut facilement fauter de l’un à l’autre. 
L'épaifleur de ces glaces n’eft pas tou- 
jours égale , mais elles ont communé- 
- ment de 9 à 12 pieds; ces glaçons font 
falés, puifqu'ils font formés par l’eau 
de la mer; ceux qui ont été formés 
dans les rivières , font doux ; quoique 
mêlés avec les premiers, il eft facile 
de les diftinguer.,, parce qu’ils font beau- 
coup plus tranfparens ; l’épaifleur de 
ceux-ci eft beaucoup plus forte, on 
en trouve qui ont depuis quatre juf- 
qu'à dix brafles. L’air devient plus froid 
à propoïtion qu'on s’en approche; un 
brouillard épais & fort bas, les annonce 
toujours , ce qui fait qu'on y donne 
prefque toujours fans s’en appercevoir. 
Quelques Navigateurs ont cependant 
obfervé au détroit de Davis, que ce 


Q 4 


248 HISTOIRE DES PÊCHES 
brouillard fe diflipe à l'approche des 
navires , & que , plus on s'avance vers 
le nord, moins on trouve de cetteglace, 
que même l'air y eft moins froid. 

Lamercommenceàcharrier des glaçons 
à Spitzberg, aux mois d'Avril & de Mai; 
c'eft cette glace qui arrive en très-grande 
quantité au détroit de Davis, après avoir 
parcouru la côte orientale du Groen- 
land & fuivi la côte occidentale pour : 
entrer dans le détroit; il y en vient 
aufli de la Nouvelle Zemble; on a re- 
marqué que la glace fe détache beau- 
coup plutôt par-tout ailleurs qu’à Spitz- 
berg, d’où l’on a conclu que néceffai- 
rement le bout du pole doit être une 
terre ferme & non une mer, puifque 
la glace y refte attachée; car, s’il en 
étoit autrement , elle flotteroit comme 
dans les autres mers voifines. 

Un Voyageur qui a cherché depuis 
peu à découvrir, avec quelque certi- 
tude, d’où vient la grande quantité 
de glace qui embarrafle fi fort la navi- 
gation au détroit de Davis, croit pouvoir 


DANS LES MERS DU NORD. 249 
aflurer que certe glace ne fe forme 
pas dans le détroit même , 1l appuie 
fon aflertion fur deux faits : le pre- 
mier , ditil, c’eft que le flux & le 
reflux y font fi forts, que l’eau du 
décroit eft fortement agitée fans inter- 
ruption , &: que ce mouvement conti- 
nuel eft un obftacle invincible à la 
formation de la glace; le fecond, ré- 
fulce de ce que le courant y eft très- 
rapide , & que cette rapidité eft encore 
augmentée par l’impécuofité du venr, 
obftacle non moins infurmontable que 
le premier, & qui eft fondé fur le 

ême principe. Le peu de glace qui 
fe forme entre les Ifles & dans les baies 
qui font à l’abri des vents, celle même 
qui fe forme dans la baie de Difco, 
difparoiflent bientot , & les courans 
qui portent fur la côte d'Amérique, 
y entraînent ces glaces. Il eft donc 
certain que ce font les glaces de la 
côte orientäle du Groenland qui fe 
rendent dans le détroit de Davis, en 
cotoyant la mer occidentale qui conduit 


250  HisTOiRE DE PÊCHES 

au détroit : il paroït également cer- 
rain que cette prodigieufe quantité de 
glaces ne peut venir que de la. Mer 
Glaciale, qui, s'étendant de la Tarta- 
rie jufqu’au pole , eft aflez vafte pour 
la fournir. Ce Voyageur fe fait une 
objection qui paroit très-forte , en ad- 
mettant le fyftêème de M. de Bufton. 
Si l’extrémité du pole n’étoit qu’une 
vafte mer, & que cette extrémité ne 
fut pas une terre ferme , il eft certain 
que la congélation y feroit impofhbie, 
au point de donner une quantité de 
glace aufli procigieufe que celle que 
nous voyons arriver au détroit de Da- 
vis, & que nous fuppofons y être portée 
de la côte orientale du Groen'and. Cette 
mer, fuppofée à l'extrémité du pole, 
devroit être prodigieufement agitée par 
le flux & reflux qui devroient y être 
continuels ; les vents y fonc très - va- 
riables & violens, & les vagues de 
cette mer devroient être continuelle- 
ment en fureur. Comment fuppofer , 
d'après ces faits inconteftables , qu’il 


DANS LES MERS DU NORD. 25€ 
peut s’y former aflez de glace, pour 
compofer ces immenfes radeaux dont 
j'ai parlé plus haur ? il eft certain , 
d’ailleurs , qu’il ne fait pas fi froid fous 
le pole , qu’on pourroit bien le croire , 
eu égard à fa pofition. Pour répondre à 
cette Go ce rar ur aflure que 
cette quantité énorme de glace eit four- 
mie en paie par la Mer Glaciale, 
en partie par les fleuves & les rivières 
qui s’y jettent, par la mer de la Nou- 
velle Zemble , & enfin par la mer qui 
baigne tout le haut de la côte orien- 
tale du Groenland, inconnue jufqu’à 
préfent , 8 que toutes ces glaces por- 
tées par un courant rapide fe réglé , 
dans le dérroit qui fépare l’Iflande du 
Groenland , fuivent enfuirte le même 
. cours , & fe rendent au détroit de Davis 
après avoir doublé le cap Farvel ; que 
dans leur cours, elles font encore aug- 
mentées par les glaces qui foïtent des 
baies & des Ifles de la côte occiden- 
tale de Groenland 

La providence femble s'être attachée 


252 HISTOIRE DES PÊCHES 
particulièrement à réparer les dégâts & 
les incommodités que la mer caufe au 
Groenland, par des avantages précieux 
que cette même mer procure àce pays fté- 
rile,inculte &fauvage. La nature a refufé 
au fol du Groeland une qualité qu'elle 
a prodiguée à tant d’autres pays; c’eft 
celle de produire des forêts & des arbres 
de différente grandeur, & d’efpèce dif- 
férente. Le Groenland ne produit pas 
un feul arbrifleau, mais l'océan jette 
fur fes côtes une quantité immenfe de 
bois ; c'eft avec ce bois, que la mer 
vient dépofer fur les rivages, dans les 
plages , & pour ainfi dire fous la main 
des Groenlandois , qu'ils bâtiffent leurs 
hutres & leurs tentes , qu'ils conf- 
truifent leurs nacelles & leurs batelets, 
qu'ils font leurs flèches & leurs har- 
pons : ce bois fournit à leur chauf- 
fase, à leur lumière, & à une infinité 
d’autres befoins preflans dans leurs mé- 
nages. 

Cette provifion de bois eft très-abon- 
dante & très-diverffiée ; la mer leur 


DANS LES MERS DU NORD. 253 
porte des faules, du bouleau, des aunes 
&c des peupliers. Ces arbres arrivent des 
baies du fud ; cependant le plus grand 
nombre de ces arbres font des pins & 
des fapins ; le bois de ces derniers eft 
dur & rougeûtre, les veines s’y montrent 
à découvert, & on les diftingue très- 
facilement ; l’odeur en eft plus fuave 
que celle des fapins ordinaires du Da- 
nemark. 

On ignore abfolument de quel pays 
tout ce bois arrive fur les côtes du. 
Groenland ; mais, certainement, il 
doit avoir crü fur un fol fertile, fous 
un climat froid, & dans un pays monta- 
gneux : 1l ne peut pas venir de la terre de 
Labrador , contrée de l'Amérique & 
voifine du Groenland; les glaces font 
portées fur les côtes de Labrador par 
les courans des mers du Groenland. Il 
eft donc vifble que ces courans feroient 
contraires au flottage des arbres, & 
qu'onne peut-pas fuppofer qu’ils viennent 
du nord de l'Amérique. On pourroit 
néanmoins foupçonner que ces arbres 


254 HISTOIRE DES PÊCHES 

feroient d’abord charriés par la mer, 
des côtes du Canada à celles de Spitz- 
berg , & qu'enfuite, entraînés avec les 
glaces, ils artiveroient comme elles, de 
Spitzberg fur la côte occidentale du 
Groenland. Mais alors ces arbres de- 
voient être de ceux qui croiflent au 
nord de l'Amérique, & particulièrement 
des chènes qui fout très-communs dans 
le Canada ; cependant, parmi tous les 
arbres jetés fur la côte du Groenlaïd, 
on ne trouve pas un feul chêne , on 
n'y trouve que quelques planches de 
ce bois, qui font viñiblement des dé- 
b:is de pavires qui fe perdent. M. Ef/s, 
qui dit avoir trouvé beaucoup de ces 
arbres dans la baie de Hudfon, rap- 
porte que les Groenlandois de cette 
contrée , penfent que ces bois leur vien- 
nent de Norvége ; mais il remarque 
que les vents du nord-oueft qui font 
violens & très-fréquensdansces parages, 
devroient s’oppofer à l’abordage de ces 
arbres, & les chafler loin des côtes : 
il remarque encore que les courans qui 


DANS LES MERS DU NORD. 255 
viennent du fud, & qui fe dirigent vers 
le détroit de Davis & vers la baie de 
Hudfon , écarteroient tout ce qui, ve- 
nant d'Amérique, prendroit fon cours 
vers les côtes du Groenland. M. E//s 
conclut que tous ces arbres viennent 
des côtes méridionales du Groenland 
même ; il fonde fon opinion fur le jour- 
nal d'Epgede | que certainement il n’a 
pas entendu. Evgede dit feulement 
que la partie méridionale du Groenland 
produit des faules & des aunes de la 
groffeur de la cuiffe. Or, 1l eft certain 
que les arbres jetés fur la côte occi- 
dentale font infiniment plus gros; que 
d’ailleurs , la plus grande quantité con- 
fifte en pias, dont on pourroit faire 
des mâts de navires ; 1l eft certain auf 
que la côte méridionale du Groenland 
ne produit pas des arbres de cette qua- 
lité ni de cette groffeur. 

Il eft inconteïftable que les courans 
{euls apportent ces arbres ; 1l eft encore 
bien certain que ces courans viennent 
de l’eft. D’après ces deux obfervations, 


+ 


256 HISTOIRE DES PÈCHES 
il feroit tout fimple de conclure que 
c’eft l’Iflande qui fournit tout ce bois à 
la côte occidentale du Groenland ; mais 
1] n’en eft pas moins certain aufh qu’on 
trouve une quantité prodigieufe de ces 
arbres , fur la côte du fud-eft de l’Ifle 
de Jeanmayen, qu’on y en trouve même 
affez pour fournir à la cargaifon entière 
d’un navire ; il faut donc chercher plus 
haut que l’//Zande , la contrée qui fournit 
ces arbres, foit fur le pole, foit plus 
loin à left du pole. On ne peut pas 
fuppofer que ces arbres viennent du 
pole ; car, quand bien même le pole 
feroit une terre ferme , les arbres qui 
y croitroient, ne pourroient Jamais pat- 
venir à la grandeur de ceux que la mer 
jette fur la côte occidentale du Groen- 
land , & fur la côte de Jeanmayen ; 
ce feroit tout au plus de petits arbres, 
tels que ceux qui croiflent au fud du 
Groenland. Il paroït donc trés probable , 
&c à-peu-près certain, que cette quantité 
de bois vient de la Szbérie, ou de la 
Tartane Afiatique. Ces gros arbres, 
{à qui 


DANS LES MERS DU NORD. 257 
qui croiflent fur les montagnes de ces 
contrées, font arrachés & déracinés 
par les vents impétueux qui y foufflent; 
les pluies abondantes qui y tombent, 
forment des torrens qui defcendent du 
haut des montagnes, & qui entraînent 
ces arbres dans les grandes rivières : 
celles-ci les portent par leurs déborde- 
mens, dans la mer. On conçoit alors 
qu'il eft très-facile que ces arbres , en- 
traînés avec les glaçons par les courans, 
arrivent dans le voifinage de Spitzbeïg. 
Une fois arrivés à cette hauteur, 1ls 
doivent être entraînés le long de 1a 
côte orientale du Groenland , & être 
portés enfin dans le détroit Fi Davis; 
& comme le courant commence à chan- 
get de direétion fous le 65°. degré, ces 
arbres. ne dérivent pas plus loin vers le 
nord , mais prennent leur cours vers 
loueft de l'Amérique : voilà pourquoi 
auffi il n’en arrive pas un feul dans la 
baie de Difco, ni plus haut. le 

I! eft cependant vrai, qu’il arrive auf 
des fapins au Kamschatka ; les habicans 


Tome IT. 1e: 


253 HISTOIRE DES PÊCHES 
affurent qu'ils leur font portés par les 
vents d'eft ; il faut donc qu'ils leur 
viennent de la partie de l'Amérique, 
qui eft à l’oppoltion directe du Kam/f- 
chatka. On pourroit fuppofer que ces 
atbres , emportés par la violence des 
courans de l’eft à l'oueft , viennent effec- 
tivement de l'Amérique ; mais, que 
ne fuivant pas d’abord la direction la 
plus courte, à caufe de ces courans 
rapides, ils arrivent plutôt au nord de 
Spitzberg , après avoir dépañlé la bouche 
de Lena , grande rivière de la Tartarie ; 
que de-là, ils font emportés comme 
les autres , à la côte orientale du Groën- 
land. On trouve dans cette grande quan- 
té de bois qui eft jeté fur la côte 
occidentale du Groenland , des arbres 
fans racine & fans écorce, dontla vétufté 
eft atteftée par les piquures des vers. 
Ces arbres, fans doute , ont été pendant 
longues années le jouet des flots & des 
glaçons qui les ont jetés d’un côté & 
d’autre, & quidoivent les avoir dépouillés 
de leurs branches & de leur écorce. 


DANS LES MERS DU NORD. 259 
Les marées font régulières au Groen- 
land comme par - tout ailleurs fur les 
côtes de l'océan; elles fuivent les phafes 
de la lune ; elles arrêtent la force & 
la direétion des courans. Du fud au 
nord, la marée diminue infenfiblement; 
fa plus forte élévation eft à rrois-brafles ; 
& à la baie de Difco, elle ne remonte 
déja plus qu'à un:pied ; cependanc, il 
y a‘ici de temps en temps, de hautes 
marées qui s'élèvent auili jufqu’à trois 
brafles ; cés-cas extraordinaires arrivent 
toujours Pendant la. pléine lune. Le 
vent contribue béaucoup: à haufler le 
flux, & l’on prévoit le plus ou le moins 
de hauteur du flux, par le plus ou le 
moins de vent. Les hautes marées font 
fuivies fouvent d’orages & de tempêtes , 
particulièrement dans le temps des équi- 
noxes ; mais on manque fouvent sn 
faire attention. | 
L’aiguille dela bo s'écarte de 
deux points 8: demi vers l’oueft , c’eft- 
à-dire ; environ vingt-huit degrés ; 
l'écart eft plus confidérable au fond 
R 2 


260 HISTOIRE DES PÈCHES 

de la baie de Baffins, il eft de $6 de- 
grés ; c'eft aufli le plus grand écart qu’on 
ait obfervé jufqu'à préfent. 

Les fources hauflent & baiflent Hogis 
ce pays, fuivant les phafes de la lune, 
& fuivent à-peu-près le cours des ma- 
rées. Dans l'hiver , lorfque tout eft cou- 
vert de neige & de glace , on voit jaillir 
des fontaines , au temps du flux, dans 
les lieux même où il n’y a pas une goutte 
d'eau dans les temps ordinaires; ces 
fources tariflent avec le reflux ; on en 
voit même :dans des lieux beaucoup 
élevés au-deflus de la fuperficie de la 
met. 
Le te sd n’eft pas auf Lie 
pourvu d'eaux douces que les pays 
chauis; les’ fources dont l’eau eft ce- 
pendant très-claite & très-faine, fe font 
jour dans des rerreins humeétés par la 
neige , à travers laquelle elle: filtre & 
fe clariñie. On trouve dans quelques 
vallées, de beaux viviers ; 1is font tou- 
jours pourvus d'eau par la neige & la 
glace qui fondent fur les revers des 


æ 


DANS LES MERS DU NORD. 261 
montagnes. Îl ne peut y avoir de grandes 
rivières dans un pays tel que le Groen- 
land ; il eft crop coupé par de petites 
vallées reflerrées entre des montagnes 
très-élevées , dont les fommets ne dé- 
gêlent jamais , & qui, par conféquent, 
ne peuvent pas fournir les grands tor- 
rens qui forment les rivières. Les fources 
qui donnent en été une eau aflez abon- 
dante, font bientôt interceptées par les 
grands froids d'hiver ; les hommes & 
les animaux mourroient de foifen hiver, 
fi la provicence ne faifoit tomber des 
pluies abondantes dans ce pays, pendant 
la plus rude faifon , & fi la neige fondue 
par ces pluies, n’entretenoit les viviers 
dont j'ai parlé, dans une abondance d’eau 
fufifante pour pourvoir à un des pre- 
miers befoins de la nature. 


2 
Fe 


162 HISTOIRE DES PÊCHES : 


CORON FL EL RUE LS 


Caractère moral des Groentandois ; leurs 


V'ertus & leurs Vices. 


JE n'ai encore fait connoître le Groen- 
and , que par la ftérilité de fon fol, la 
rudefle de fon climat , les neiges & 
les glaces éternelles qui couvrent fes 
montagnes , qui obftruent les baies, 
& qui rendent laccès de fes côtes dif- 
ficile & dangereux. Je vais , dans les 
chapitres fuivans, crayonner la phyfio- 
nomie morale de ce peuple, qui habite 
une terre qu'on diroit maudite de la 
nature, tant elle éft ingrate & peu propre 
à y faire fupporter la vie aux naturels 
du pays ; ils femblent y avoir été jetés 
par hafard, & condamnés à s’y multi- 
plier. | 

Peut-on dire qu'un peuple fans 
religion , fans adminiftration , fans 
loix divines & humaines, poflède des 


DANS LES MERS DU NORD. 263 


vertus ? C’eft la demande que Cranez fe 
fait à lurmême dans fon voyage au 
Groenland. Voici comme il cherche à 
y répondre , en nous donnant le tableau 
de quelques qualités morales de ce peu- 
ple ; qualités qu’il eftime propres à faire 
rougir, les peuples civilifés, & foumis 
aux loix du Chriftianifme. 


« Je fais, dit cer Écrivain, qu'on 
\ . 
reproche à ce peuple fimple, des vices 
hideux , & que plufieurs Voyageurs 
nous l'ont peint fous les couleurs les 
plus noires ; mais comme tous les 
objets peuvent être confidérés fous 
deux faces, j'ai eu le bonheur d’être 


_plus affecté de la douceur que de la 


barbarie de leurs mœurs. Je vais 
cependant préfenter ce peuple fous 
les deux afpe@s ; j'imiterai les bons 
peintres, qui, pour faire un portrait 
reflemblant , ne cachent aucun des 
craits qui pourroient rendre leur ta- 
bleau moins agréable : telle doit être 
lexaditude d'un Voyageur , s'il veut 
que fon journal ait quelque mérite ». 


R 4 


264 HISTOIRE DES PÊCHES 

On dit que les Groenlandois font 
fauvages ; mais on fe formeroit une 
idée très-faufle de ce peuple, fi lon 
prenoit cetre expreflion dans le fens 
rigoureux, & fur-cout fi l’on entendoit 
par là qu'il eft cruel. Les Groenlandois 
ne fonc , par rapport à nous, que ce 
qu'étoient, par rapport aux Romains, 
les peuples qu'ils appeloient barbares , 
quoiqu'il y en eut entre ceux-ci, dont 
les mœurs & les coutumes éroient plus 
propres à faire le bonheur de l’huma- 
nité , que les mœurs & les loix des Grecs 
& des Romains. 

Les mœurs font l’appui le plus ferme 
de la fociété, & les loix ne font que 
les moyens de les conferver ou de les 
former. Les Voyageurs ont toujours ap- 
pelé Sauvages , les peuples qui font 
errans , & qui parcourent par bandes 
les déferts & les forêts, à l’inftar de 
certaines efpèces d'animaux. On à auf 
donné le nom de Payens aux peuples 
idolâtres , qui ont leurs temples , non 
dans des villes , mais dans des hameaux, 


DANS LES MERS DU NORD. 265 
ou dans les champs. Les Groenlandois, 
loin d’être fauvages, barbares & incrat- 
tables, font au contraire, doux, pai- 
fibles & d’un caractère fociable ; ils font 
très-propres à tous les arts, & parti- 
culièrement à ceux qui demandent une 
complexion robufte & beaucoup de pa- 
tience ; ils vivent dans l’état de nature, 
ou du moins ils jouiflenc entièrement 
de la précieufe liberté qui en eft l’apa- 
nage ; ils ne font pas réunis en com- 
munauté, mais bien en fociété, par la 
force de l’intempérie de Fair qu'ils ref- 
pirent ; l’âpreté du climat les force donc 
à fe rapprocher, & à vivre les uns au- 
près des autres, fans être aflujectis à 
aucun de ces actes de fervitude, fruit 
déplorable & néceflaire de la proprièté 
des terres : ils doivent cette liberté 
particulière à la ftérilité du pays, fur 
lequel ils errent plutôt qu'ils ne l’ha- 
bitent. Depuis plus ce deux mille ans, 
ils vivent par bandes en peuple libre, 
fans avoir eu befoin de ces inftituttons 
qui devinrent néceflaires aux Athéniens 


266  HisTOIrE DES, PÈCHES 

& aux.Spartiates, pour fecouer le joug 
de leurs tyrans & de leurs voifins trop 
puiflans. En un mot, les Groenlandois 
n'ont pas de maître, & ne doivent pas 
redouter de romber fous la puiffance 
de quelque Souverain ; ils ont été crop 
mal partagés par la nature, pour qu'il 
entre jamais dans le fvflême de quel- 
qu'un, de les foumertre au joug de la 
fervitude ; ils ne peuvent être traités 
plus durement qu’ils le fonc; & 1l fe- 
roit abfolument ridicule d'entreprendre 
de les affajettirà une puiffance fuprème, 
fous prétexte de rendre leur vie plus 
agréable & plus fupportabie. 

Il eft certain qu'ils vivent dans la 
plus grande pauvreté , fi toutefois l’in- 
digence & la mifère ne font pas des 
maux plus fentis par ces infortunés qui 
vivent dans la privation abfolue detoutes 
les chofes nécefaires à la vie , fous des 
adminiftrations policées, dans des pays 
cpulens, que par un peuple dont tous 
les individus, fans exception , font dans 
uñ dénuement égal des premiers befoins 


DANS LES MERS DU NORD. 2167 
de l'humanité. Rien ne rappelle à ces 
derniers , comme aux premiers, l'af- 
 freux fouvenir de leur mifère , pas même 
la faim qu'ils doivent endurer , parce 
qu'on s’accoutume à trouver raifonnable 
& néceffaire tout ce que la nature im- 
pofe de dur , lorfqu’on eft placé à une 
très-grande diftance de l’abondance , des 
douceurs & des commodités de la vie, 
& qu'on ne voit perfonne en jouir au- 
tour de foi. 

L'indépendance & la sûreté réci- 
proque des Groenlandois font tout 
leur bonheur; c’eft le feul qu'ils con- 
noiflent , & dont ils aient une idée. À 
l'abri de toute violence particulière, 
& encore plus d’une oppreflion géné- 
rale; ne craignant ni difputes, ni guerres, 
qui font la fource trop féconde de tous 
Jesmaux dela nature, & particulièrement 
des féaux. qui accablent la fociété , ils 
dormentauflitranquillesfousleurstentes, 
que le vent peut cependant emporter, 
que les Rois dans Le fond de leurs palais. 

On remarque, en général , que ce 


168 HISTOIRE DES PÉCHÉS 
peuple, loin d’être rancuneux & mé- 
chant, a au contraire beaucoup d’ex- 
cellentes qualités, dont la douceur fait 
la bafe ; ils font même fi étonnés lorf- 
qu'ils voient les Européens qui font le 
commerce avec eux , fe quereller, sin- 
fulter & fe battre , qu’ils attribuent ces 
violences à l’ufage des liqueurs fortes: 
Lis ont perdu lefprit, fe difent-ils alors 
les uns aux autres ; /4 mauvaife eau les 
a rendus fous. 

Ils mentent très-rarement ; & jamais 
ils ne trompent un Voyageur qui leur 
demande des renfeignemens pour aller 
d'un lieu à un autre ; ils ont fouvent 
la générofité de faire une partie du 
chemin avec lui, pour le conduire juf- 
qu'à ce qu'il puiffe fe guider lui-même : 
mais, d'un autre côté, fi l’on accufe 
un Groenlandois d’avoir fait une maur- 
vaife ation, il ne l’avouera pas, crainte 
de perdre , par cet aveu , l’eftime 
dont il eft jaloux. Ils font enfans; & 
s'ils croyotent les petits menfonges 
qu'ils fe permettent quelquefois, auffi 


DANS LES MERS DU NORD. 269 
déshonorans que le crime, ce feroit aflez 
pour leur donner la même averfon pour 
le menfonge que pour le crime. 

Quoique d’un caraétère doux & hu- 
main , ils font cependant fujets à une 
forte d’indifférence , qu’il feroit difficile 
d’excufer entièrement de cruauté : lor{- 
que, par exemple, ils voient une kaique 
( barque }) flotter au gré des vagues, 
& dont le Pêcheur eft dans le plus 
grand danger de périr , faute de .{e- 
cours , ils l’'abandonnent à fon malheu- 
reux fort sil n'eft pas de leur com- 
pagnie ; ils préfèrent alors de continuer 
leur pêche , & ne l’interrompent jamais 
pour voler au fecours de l’infortuné qui 
va périr ; fi, cependant ils entendoient 
dans cette barque , des cris de femmes 
ou d’énfans , ils ne balanceroient pas 
alors de fe jeter dans la mer, pour aller 
les délivrer. Mais , lorfqu'ils partent 
en compagnie pour la pêche , alors, 
tout devient commun entre eux3 le 
travail, le péril, la peine, la mifêre; 
la faim même; & jamais ils ne fe 


\ 


+0 HISTOIRE DES PÊCHES 
refufent un fecours mutuel , qui s'étend 
à tous les befoins. 

Ils portent la tendreffe pour leurs 
enfans, jufqu'à l'excès ; une mère ne 
les perd jamais de vue ; fi, par hafard, 
elle en voit périr un dans l'eau , elle 
va fe jeter dans la mer, & y périt 
avec lui. Les veuves & les orphelins 
éprouvent toutes les calamités attachées 
à la foiblefle du fexe & de l’âge; lorf- 
que le père meurt, le fils aîné hérite 
de tout, & cet héritage confiite en une 
rente & une barque; mais cet héritage 
eft grevé de la néceflité indifpenfable 
d'entretenir fa mère & fes frères , avec 
lefquels il partage le refte des meubles 
& les habits du ménage. Si le défunt 
ne laifle pas un fils d’un âge aflez mûr 
pour PRUEE a {a fubfftance , à celle 
de fa mère & de fes frères, le plus 
proche parent eft héritier de droit , mais 
il eft obligé aux mêmes charges ; sil 


a lui-même une pofiefion, c’eft-à-dire, 


une tente & une barque, il doit céder 


l'héritage du défunt à un étranger, 


DANS LES MERS DU NORD. 271 
parce que perfonne ne peut pofléder, 
au Groenland, plus d’une tente & plus 
d'une barque ; l’étranger accepte l’hé- 
rédité aux conditions ci-deflus énoncées. 
Lorfque les enfans font devenus en état 
de travailler , ils n’ont aucun droit au 
retrait du bien de leur père , quand 
bien même l'étranger qui en a été pour- 
vu , mourroit fans enfans , ou qu'il n’en 
laifleroit qu'en bas âge. Dans ce der- 
nier cas, les enfans adoptés fuccèdenc 
à l'héritage de ces orphelins ; ils en 
font les tuteurs, aux conditions de les 
nourrir. Jufque-là , il n’y a nulle 1n- 
juftice; mais, Voici en quoi pèche la 
coutume de ce peuple, faute de loix 
fubfiftantes. Auflitôc que ces enfans font 
devenus grands , & compris dans la 
clafle des Pêcheurs, la veuve qui les 
a nourris, peut difpofer à volonté de 
tout ce qu'ils gagnent, quoiqu'elle les 
eût abandonnés à eux-mêmes après la 
mort du père, & qu'on n’eüt pas pu la 
forcer à les élever. Il arrive fouvent 
auflh que la veuve & les enfans font 


272 HISTOIRE DES PÊCHES 
réduits à mourir de faim, lorfque pet- 
fonne ne veut s’en charger, à caufe de 
leur pauvreté. 

Pendant qu’une pauvre veuve étendue 
par terre , pleure avec fes enfans la perte 
de fon époux , les voifins qui viennent 
pour la confoler ,| dérobent ordinaire- 
ment en cachette les habits & les uften- 
files du mort : elle n’a d'autre reffource 
alors, que de mettre dans fon parti celui 
qui a eu la plus grande part au larcin ; 
celui-ci l’entretient d’abord pendant 
quelque temps, & pendant ce temps, 
elle eft obligée ‘de chercher quelque 
autre homme de bonne volonté qui 
veuille fe charger d'elle; mais à la fin 
elle & fes enfans font-abandonnés à leur 
fatal deftin , c'eft-à-dire à vivre de 
moufle de Goumon (1) & de moules; 
enfin le froid & la faim la délivrent bien- 
tôt de cet état de fouffrance cruelle. II 
n’eft pas douteux que cette coutume 


(1) Plante qui croit dans l’eau ; on la nomme auf 
Sareck ,.où Jareck.. | 
barbare 


DANS LES MERS DU NORD. 273 
barbare ne foit une des premières caufes 
de la diminution de la population au 
Groenland; tousles anscette diminution 
devient plus fenfible, particulièrement 
depuis que ce peuple a porté fes befoins 
beaucoup au-deflus de fes facultés & de 
fes revenus. 

Aucun crime n’eft puni de mort au 
Groenland, à l’exception du meurtre & 
du fortilège, parce que les Groenlandois 
penfent que le forcier & le meurtrier 
occafionnent fouvent des combats à 
mort. Un homme envieux & jaloux de 
la richeffe d’un autre, ou de fon atti- 
vité à fe procurer les befoins de la vie, 
n’attaque jamais fes pofleflions, quoique 
celui-ci foit plus à fon aife ; il va l’atta- 
quer en mer ; 1l renverfe fa kaïque , ou 
lui lance un harpon par derrière, & 
 labandonne ainfi aux vagues qui l'ont 
bientôt englouti : les parens de l’affaf- 
finé diffimulent leur reflentiment jufque 
à ce qu'ils aient trouvé l’occafon de 
venger la mort de leur allié ; ils n’en 
témoignent pas la plus petite colère a: 


Tome IT. 


274 HISTOIRE DES PÊCHES 
meurtrier, duffent:ils diffimuler pendant 
trente années; mais lorfqu’ils rencon- 
tent l’aflaffin dans l’intérieur du pays, 
quoiqu'il fe tienne continuellement fur 
fes gardes, ils le failiflent, lui repro- 
chent en peu de mots fon crime, & le 
font mourirfous un tasdepierres ,oubien 
le précipitent du kaut d’un rocher; ils 
vont enfuite le jeter dans la mer. Si 
quelquefois la foif de la vengeance les 
porte plus loin, tls deviennent enragés 
au point, qu'ils hachent le malheureux 
à petits morceaux, & mangent fon cœur 
& fon foie , pour ôter, difent-ils, à fes 
patens le courage de venger fa mort fur 
eux-mêmes. La vengeance eft hérédi- 
taire chez ce peuple, & pañle d’une gé- 
nération à l’autre; elle pafle même aux 
voifins , excepté cependant lorfque le 
premier meurtrier , qu'on pourfuit, a 
été un vagabond & un fcélérat, méprifé 
de fa propre parenté , alors perfonne ne 
cherche à venger fa mort. 
La juftice eft encore bien plus expé- 
ditive au Groenland contre les foi-difant 


DANS LES:MERS DU NORD. 275 
forcières. Une femme qui pofsède quel- 
que fecret de charlatanerie & qui a 
limprudence de le Rae trop loin & 
la vanité de chercher à s’en faire gloire x 
eft bientôt accufée de forcellérie, & 
dès-lors fa perte eft aflurée. Un Devin 
eft confuité; fi cet homme dangereux 
rejette fur la vieille, la perte d’un fils, 
ou la mauvaife réuflite d’une chaffe ou 
d'une pêche , la prétendue forcière a 
beau prouver évidemment qu'elle n’y a 
nulle part, elle n'en eft pas moins im- 
molée : tout le voifinage fe raffemble 
autour d'elle pour la lapider , la jeter 
dans la mer, ou la hacher à petits mor- 
ceaux. Elle n'échappe au fupplice , que 
lorfque quelque allié, ou proche parent 
fe préfente pour en faire fon affaire & 
défendre l’accufée. La crainte des {or- 
cières eft poutfée fi loin au Groenland, 
& elle rend ce peuple fi cruel, que le 
mari poignarde fans remords fon époufe, 
& le frère fa fœur , lorfque l’une ou 
l'autre font foupçonnées de fe mêler de 
fortilèges : : perfonne ne fera un crime 


S 2 


276 HISTOIRE DES PÊCHES 
au meurtrier d'une action aufli barbare. 
Les malheureufes viétimes de cette fu- 
perflition, vont fouvent d’elles-mêmes 
fe précipiter dans la mer, pour échap- 
per aux tourmens qu'on leur prépare ; 
elles préviennent, par ce défefpoir dé- 
plorable |, une mort cruelle que ces 
monftres fanguiriaires lui feroient fouf- 
frir. sisi 
Tels font les principaux traits du ca- 
rattère moral d'un peuple qui, privé 
d’une religion bien ordonnée , ne fuit 
que linftin@ de la nature , dont les 
vertus & les vices font trop peu carac- 
térifés par la rufticité de la vie qu'il 
mène , & par le manque d’objets propres 
à réveiller & à exciter les pailions, autant 
qu'à les régler & à leur donner de la vie. 
= Tout Voyageur qui voudra obferver 
avec quelque fuccès le Groenland, doit 
faire quelque attention à toutes fes par- 
ticularités , autant pour éviter d'être 
trompé par fa propre imprudence, en fe 
formant des idées tout-à-fair oppofées à la 
vérité, fur un pays quiluieftparfaitement 


DANS LES:MERS DU NORD. 277 
inconnu , que pour ne pas tomber dans 
des plus grands embarras en y faifant 
quelque féjour. Si la plupart des Pècheurs 
Hollandois qui ont mis à terre fur ces 
cotes, euflenteu une connoiffance moins 
imparfaire des mœurs de ce peuple, ils 
auroient certainement trouvé plus de 
confolation & plus de fecours chez les 
Groenlandois, qu’ils ont calomniés faute 
de les connoître ; c’eft en faveur de ceux 
qui vificeront ce pays à l'avenir, que je 
me fuis un peu étendu en crayonnant à 
grands traits, le tableau des vertus & 
des vices de ce peuple véritablement 


à plaindre, habitant d’une terre auf 


ingrate. 


L 


278 HISTOIRE DES PÊCHES 


CHAPITRE, XXI 


… Religion, ou plurôt Superflitions des 
Groenlandors. 


Ux péuple ignorant , qui paroït re 
penfer qu'aux jouifflances du moment, 
qui d'ailleurs eft parfaitement libre dans 
fes actions & dans toutes fes affe@ions, 
un tel peuple doit néceffairement adop- 
ter toutes les erreurs, routes les folies 
de Pefprit humain ; il doit tout croire 
en religion, ou n'avoir aucune croyance, 
. pas même aucune idée épurée de la Di- 
vinité. Tels font les Groenlandois. Ce 
peuple n’a aucun principe de morale, & 
ne profefle aucuneefpèce de culte. Quel- 
ques Navigateurs, aufli ftupides que le 
Groenlandois lui-même, ont penfé que 
le foleil & le diable étoient les Dieux 
du Groenland ; que ce peuple adoroic 
le premier & facrifioit au fecond : ces 
Voyageurs ignorans ont été crompés en 


DANS LES MERS DU NORD. 279 
voyant les Groenlandois monter tous les 
foirs fur des élévations , pour confidérer 
le foleil rentrant fous Phorizon :1ls ne 
font dans cet ufage, que pour obferver, 
& juger du,temps du lendemain ou de 
la nuit, Ces. Voyageurs ont. encore été 
trompés en prenaat pour des autels, des 
petits emplacemens quarrés, pavés de 
pierres {ur lefquelles ils ont fnppofé que 
les Groenlancois faifoient leurs facri- 
fices , qu'ils y brüloient des entrailles 
de poiffon fur du charbon ardent. Ces 
lieux ne font autre chofe que des empla- 
cemens de tentes, jadis habités & aban- 
donnésaujourd’hui. Ce peuple n’aaucune 
cérémonie publique ou particulière de 
religion , & il yeft. fi écranger que. lorf- 
que les premiers Milionnaires. Danois 
asrivérent au Groenland ,. ils s’apper- : 
çurent bientôt qu’on n’y avoit pas la plus 
petite idée de Dieu, & qu’on parloit à 
ce peuple un lañgage nouveau en lui 
parlant de l'Etre fuprême : 1ls n’avoient 
pas même de nom dans leur langue 
pour exprimer la Divinité. Quand, les 


S 4 


280 HISTOIRE DES PÈCHES 
Miffionnaires leur demandoient qui avoit 
fait le ciel & la terre ? leur réponfe 
écoit celle-ci : Nous n’en [avons rien, ou 
nous ne connorffons pas le faifeur, ou il a 
di être certainement très-laborieux & très- 
purffant. Ils difoient quelquefois, Les 
chojes ont êté toujours de même, 6 refte- 
ront bien dans le même étar. Les Miffion- 
paires ont cru néanmoins que ce peuple 
avoit une idée obfcure de l’exiftence de 
Dieu , fans pouvoir en rendre compte, 
mais que certe idée éroit grofhière,vague, 
déplorable & ridicule. Les fentimens des 
Miffionnaires à cet égard, paroît être con- 
firmé par l’idée extravagante que les 
Groenlancois fe font d’un lieu, où ils 
croient devoir vivre en fortant de ce mon- 
de. Il eft certain d’ailleurs que les Groen- 
landois ontune idée quelconque dela fpi- 
ritualité de l'ame, de la création , des 
efprits, &c.; qu’à la vérité ces idées font 
trés-vagues, mais qu'enfin ils n’en font 
pas abfolument dépourvus (1). 


(1) I paroït y avoir un peu de contradiftion dans 


DANS LES MERS DU NORD. 281. 
Crantyentredans un détail aflez curieux 
fur les idées extravagantes des Groen- 
landois, fur l'ame. «Il y en a, dit-1l, 
» qui croient qu'il n’y a dans l’homme 
» d'autre efprit que celui qui eft dans 
» les animaux, & que ces efprits fur- 
» vivent au corps ; mais ceux-ci font les 
» plus ftupides; les autres s’en moquent 
» & font les plus pervers; ils font leur 
» profit de cette doétrine abfurde. D'au- 
» tres penfent que l'ame eft le /écond 
» principe dans l’homme, mais que cette 
» ame eft matérielle & deftruétible , 
» qu’elle peut abandonner le corps à 
» volonté & y rentrer quand il lui plaït : 
» ils ajoutent qu’elle peut vivre feule 
» & hors du corps. D’autres partifans 
» du matéralifme, donnent deux ames 
» à l'homme, l'ombre & V’haleine ; Yom- 
» bre abandonne le corps pendant la 


ce paffage de notre Auteur Hollandois ; mais cette 
contradiHon prouve elle - même que ce peuple n’eft 
encore connu que très = imparfaitement ; & que les 
Voyageurs l’ont envifagé fous des afpets oppoiés, 
foit par ignorance, foit par prévention. 


282 HISTOIRE DES PÈCHES 


23 


>] 


32 


3 


2) 


33 


33 


23 


5 


» 


p> 


32 


>] 


2 


» 


329 


» 


32 


23 


33 


3 


nuit, elle va à la chaffe, à la pêche, 
au bal, & par-cout où 1l lui plait : en 
conféquence. ils regardent les rêves 
comme une abfence de l’ame , foit 
pendant le fommeil, foit pendant la 
maladie. Cette croyance eft fortement 
appuyée parles Devins, & les Sorciers 
qui ne négligent rien pour la propager, 
parce qu'ils s’actribuent la puiflance 
de rappeler lame, lorfque la fièvre 
& le délire viennent à ceffer; ils fe 
vantent même de la changer dans le 
corps d’un malade, & de lui fubfti- 
tuer, celle d’un lièvre, d’une renne, 
d’un oifeau, d’un enfant, &c. Ainfi 
ces Devins font troquer d’ame auxma- 
lades comme il leur plait. Que cette 
fuperftition ridicule foit ancienne ou 
nouvelle chez les Groenlandois , il 
importe fort peu d’en rechercher l’ori- 
gine ; 1l en réfulte toujours qu’elle eft 
fouvent utile aux pauvres; les veuves 
dans l’indigence la mettent à profit 
pour procurer la fubfftance à leurs 
enfans délaiflés, Lorfqau’un père de 


DANS LES MERS DU NORD. 283 
» famille vient à perdre fon fils, une 
» veuve tâche de lui perfuader que 
» l'ame de cet enfant a pañlé dans le 
» corps d'un des fiens, dont elle a ac- 
» couché depuis la mort de l’autre; alors 
» ce père fuperftitieux fe fait un devoir 
» d’adopter l'enfant qu’on lui propofe; 
» il prend chez lui la mère, qui dès-lors 
» eft fa proche parente ; il nourrit & 
» entretient la mère & l'enfant ». 

Les Groenlandois intelligens, qui, 
ici comme partout ailleurs, font le 
plus petit nombre , croient que l’ame 
eft une fubftance fpirituelle qui ne fe 
noutrit pas comme le cotps , mais qui 
lui furvic après la pourriture ; ceux-là 
croient à l'immortalité, & à une autre 
vie qui ne finira jamais ; mais les fen- 
timens de ceux-ci diffèrent extraordi- 
nairement , tant fur cette immortalité, 
que fur la fpiritualité de cette ame. 

Les Groenlandois, retirant de la mer 
la plus grande partie de leur fubfi£ 
tance, il n’eft pas furprenant qu'ils 
aient l’idée la plus avantageufe de cet 


284 HISTOIRE Des PÈCHES 

élément ; c’eft en conféquence de cette 
vénération pour la mer, qu'ils placent 
le paradis au fond de l'océan ; quelques- 
uns le placent dans les entrailles de 
la terre ; & d’autres, fous les voûtes 
des rochers qui féparent les eaux de 
la terre ; ils fe font de ce paradis une 
idée analogue à leurs affe@ions les plus 
douces & les plus flatteufes. La, difent- 
ils , règne un été continuel ( car les 
Groenlandois ne connoiffent pas le prin- 
cemps ); le foleil y luit continuellement, 
& défend à la nuit d’v étendre fes fombres 
voiles ; les eaux y font toujours lim- 
pides & d’un goût exquis ; tout y eft 
en abondance, fur-tout les Rennes , 
les Poules d’eau , le Poiflon, & par- 
iculièrement les Chiens de mer, qu’on 
y prend fans la moindre peine, & 
qui, d'eux-mêmes , viennent fe jecer 
tout vivans dans des chaudières qui 
bouillent fans interruption. Les Groen- 
lzndois ne penfent cependant pas que 
ce paradis foit ouvert à tous les hommes 
fans diftinétion ; mais ils penfent que , 


DANS LES MERS DU NORD. 285 
pour y être admis, il fauc l'avoir mé- 
rité pat une vie laborieufe , & par une 
conftance à route épreuve. Les vertus 
cardinales des Groenlandois confiftent 
à une habileté confommée pour la pêche, 
à exceller fur-rout dans la pourfuire 
de la Baleine , & dans la chafle des 
Phoques , à braver les dangers, à-en- 
treprendre des voyages périlleux fur 
rerre & fur mer ; la mer eft leur champ 
d'honneur; la vertu la plus recomman- 
dable des femmes eft de mourir en 
couche. Ils croient que les ames n’en- 
crent pas au paradis en danfant; ils 
penfent au contraire que , pendant cinq 
jours , elles errent fur un rocher ef- 
carpé, pointu & couvert de fang, & 
que de là, elles gliflent infenfiblement 
dans la demeure des bienheureux. On 
doute fi cette idée n’a pas quelque ana- 
logie avec celle du purgatoire que les 
Européens yontportéeanciennement(1). 


(r) L’Auteur Hollandois & Crantz lui-même font 
allufion ici, aux premiers établiffemens faits fur les 


286  HisToIRE DES PÊCHES 

Les ames qui font un voyage aufñi fca- 
breux pendant l'hiver , font portées fur 
les ailes des vents courroucés & ora- 
geux ; elles courent rifque de mourir 
une feconde fois en chemin ; cette 
mort feroit fuivie d’une deftruétion ab- 
folue ; & cette crainte tourmente les 
Groenlandois. Pour cette raifon, les 


proches parens du défunt doivent, par 


commifération , s’abftenir de certains 
alimens pendant cinq jours confécutifs ; 


ils doivent auflh éviter tout travail pé- 


nible, excepté les travaux de la Pêche, 
qui ne fouffrent jamais d'interruption. 
Cette abftinence & cette efpèce de re- 
pos s’obfervent pour ne pas diftraire 
lame pendant fon pélerinage, pour 
ne pas la fatiguer , ou même pour ne 
pas la faire périr dans le voyage pé- 
nible qu’elle a à faire pour arriver dans 


deux côtes du Groenland par les Norvégiens , qui y 
portèrent le Chriftianifme, long-temps avant la réforme 
ce Luther & de Calvin. Cette réflexion devoit naître 
naturellement dans l’efprit de deux Écrivains peu par- 
tifans du Catholicifme. 


4 


DANS LES MERS DU NORD. 287 
lheureufé contrée vers laquelle elle 
tend, 

D’autres Groenlandois placent Le pa- 
radis dans le firmament au-deflus des 
nues : le voyage, felon eux, eft fi 
facile pour les ames, & elles arrivent 
fi promptement auprès des étoiles , que, 
dès le premier foir elles couchent dans 
la lune, où elles danfent & vont à la 
chaffe avec les autres ames qui y font 
de paflage. Les Groenlandois penfent 
que l'aurore boréale n’eft autre chofe 
que l’éclat que répandent autour d'elles 
les ames qui danfent à ce bal célefte. 
Ces Groenlandois habitent fur les bords 
d'un grand lac rempli de poiflons & 
d’oifeaux aquatiques. 

Les partifans du paradis dans les en- 


trailles de la terre, prétendent que le 


firmament n’eft fait que pour recevoir 
les ames des malfaiteurs & des forcières ; 
& que les ames de ces fcélérats doivent 
maigrir , &-enfin mourir de faim dans 
cette ftérile région aérienne , ou bien 
qu'elles y feront toujours tourmentées 


288 HISTOIRE DES PÈCHES 

& déchirées par les corbeaux ; tout at 
moins , difent-ils, elles n’y auront ni 
paix, m1 repos; elles y toutneront fans 
cefle autour d'un centre commun, 
comme fi elles étoient emportées par les 
ailes d’un moulin à vent. Le petitnombre 
des fages Groenlandois fe moquent de 
ces deux fyftèmes, également fous, & 
fe retranchent à dire, qu'ils ignorent 


quelle fera la nourriture & l’occupa- 


tion des ames après la mort; maisque, 
certainement , elles habiteront une de- 
meute paifñible. Ceux qui croient à un 
enfer, le placent dans le fein de Ia 
terre ; ils en font une demeure téné- 
breufe ; la lumière n1 la chaleur n'y 
pénètrent jamais ; les foins, les cha- 
orins & les ennuis y règnent continuel- 
lement, & rien ne peut en diftraire 
les ames malheureufes qui y font ren- 
fermées. | 

Ce font auffi à-peu-près les idées de 
la Divinité qu’on trouve chez les Sau- 
vages de l'Amérique, & chez les hordes 
des Tattares de l’Afie. Les Groenlandois 


Ont 


ET 


DANS LES MERS DU NORD. 289 
ont beaucoup de rapport avec ces 
peuples ; leurs mœurs, leurs coutumes 
& leurs fentimens font à peu de chofe 
près les mêmes, quant au fond; il 
femble qu’on pourroit en conclure qu'ils 
font originaires de ces contrées, & 
qu'ils defcendent de quelqu’une des 
hordes ambulantes de ces Sauvages ; 
mais il réfulte des meilleures obferva- 
tions , que plus on s'approche du nord, 
plus aufli les idées des peuples diffèrent 
& s’éloignent de la première origine. 
Cette diverfité eft auili frappante que 
celle des traits de la figure de ces di- 
vers peuples. Ce n’eft pas fans fonde- 
ment qu'on croit retrouver chez les 
Gtroenlandois , des traces de la religion 
des Européens , relativement à la créa- 
tion , à la fin du monde & au déluge; 
il eft vraifemblable que ces idées leur 
viennentdes Norvésciensqu'ilstrouvèrent 
établis-lors de leur invañion , & qui fui- 
voient, comine on fair, le culte de 
léglife romaine. Le premier homme, 


 difent-ils, fortit de la terre; la première 


Tome IL. ba à 


290 HISTOIRE DES PÉCHES 
femme fortit du pouce de l’homme, 
& ces deux premiers êtres font la fouche 
de rout le genre humain ; l’homme pro- 
duifit tout dans le monde , à l'exception 
de la mort , que la femme feuley porta , 
en difant à fes enfans : z/ eft nécefJaire 
que vous mouriez, pour faire place à 
vos defcendans. Un Groenlandois s’avifa 
de prendre de petites branches d'arbre 
& de les jeter, en les paflant entre 
fes jambes, dans la mer; dès ce mo- 
ment , l'Océan fourmilla de poiflons. 
Dans la fuice des temps, le monde 
fut enfeveli fous les eaux d’un grand 
déluge ; un feul homme fut confervé, 
mais 1l fut entièrement corrompu ; 1l 
frappa la terre avec un bäton, & il en 
fortit une femme; c’eft par ces deux 
perfonnages que le monde fe peupla 
de nouveau. Les Groenlandoïis portent, 
en preuve du déluge univerfel , les 
écailles & les arêtes des poiffons, qu’on 
trouve à une très-grande profondeur 
dans la terre , où jamais perfonne n’a 
habité, & les offlemens des Baleines 


: 


[1 
: 


| DANS LES MERS DU NORD. 291 
! qu'on trouve fur le fommet des plus 
| hautes montagnes (1). 

Après une révolution de plufeurs 
 fiècles , le genre humain difparoitra 
de deffus le globe ; il fe détachera par 
parties, & fe rompra enfin totalement, 
mais le fang même des morts le pu- 
tifiera ; ce fera comme un torrent, dans 
lequel il nagera pendant quelque temps. 
Cette mer de fang fera defléchée par 
un vent léger qui en enlévera les parties 
dans l'air; elles s’y raflembleront fous 


une forme bien plus belle qu'auparavant. 


(1) L’Auteur Hollandois fait ici une réflexion bien 
fimple , & que tout homme fenfé ne fera pas beau- 
coup de difficulté d'adopter : « il eft à craindre , ajoute- 
» t-il, que Crantz ne nous ait donné fes propres idées, 

» pour celles des Groenlandois dans cette partie de fa 
» narration fur la création du monde. » Je crains bien 
à mon tour aufh , que l’Auteur Æollandois ne foit 
tombé lui-même dans cét inconvénient , fur ce que nous 
allons voir , relativement aux idées des Groenlandois, 
fur Pefpèce des Champs Élyfées, dont je. vais parler. 
Ces idées fuppofent une connoiflance de la Mythologie 
bien au-deflus de l'intelligence d’un peuple qu’on nous 
repréfente dans la plus crafle ignorance & dans une 
rufticité abfolue, 

A':2 


292 HISTOIRE DES PÊCHES 

Alors , auront cifparu pour toujours 
de deflus le globe, les rochers arides, 
& la terre ne préfentera plus qu’une 
fuperficie unie, toujours couverte de 
verdure & d’autres objets agréables. 


| 


Les animaux paroitront alors pour re- 
peupler cette terre; quantaux hommes, 
l’Étre fuprème foufflera fur eux , & 1l 
les reflufcitera tous par ce moyen tout 
fimple. Quand on demande aux Groen- 
landois quel eft cer être fi puiflant, 
ils répondent qu'ils n'en favent rien. 
Ce peuple , qui fe croit le premier né 
de l'Univers, eft dans la croyance que 
les Européens font nés de quelques 
petits chiens dont une Groenlandoife 
accoucha , & qu’elle jeta dans la mer, 
après les avoir mis dans un fabor. 
C'eft pour certe raifon , felon eux, que 
les Européens font fi aconnés à la 
navigation, & qu'ils donnent à leurs 
navires la forme d’un foulier ou d’un 
fabot. | 

Ce peuple compte un certain nombre 
indéterminé d'Efprits du premier ordre, 


A 


DANS LES MERS DU NORD. 293 
qui paroiflent avoir quelque rapport de 
reflemblance avec les Dieux révérés par 
les peuples policés de l'antiquité. Entre 
ces Efprits, ils en comptent deux prin- 
cipaux; l’un /on,,& l’autre mauvais : 
ils appellent le premier Torigarfuk ; 
c'eft celui-ciqueleurs Angekoks(Devins) 
vont confulter fur l'avenir, dans fa 
demeure au fein de la terre. On n’eft 
pas d'accord fur fa forme ; quelques- 
uns prétendent qu’il n’en a pas, d’autres 
l'afimilenc à un grand Ours, d’autres 
le repréfentent fous lafigure d’un homme 
wayant qu'un bras, d'autres ne lui 
donnent pas plus d’un pouce de hau- 
teur. Quoiqu'il foit immortel de lui- 
même, on peut cependant lui donner 
la mort, & c’eft en laächant un vent 
dans la maifon du Devin qui l’évoque : 
il n’en faut pas davantage pour chaf- 
fer les Efprits, & les empêcher de 
paroître , lorfqu’on fe moque du Devin 
qu'on confültes Le mauvais principe 
eft. un Efprit femelle qui n’a pas de 
nom; celui-ci, au dire des Groenlandois, 


T3 


294 HISTOIRE DES PÉCHES 
eft enfant d'un fameux Devin qui 
fépara l'Ifle de Difco du continent par 
la rivière de Baals ; il porta cette Ifle 
cent milles plus loin vers le pole. Cette 
Déefle fait fa demeure dans un grand 
palais fous la mer; c’eft là qu’elle en- 
chaine par fa magie tous les monftres 
de l'Océan. Elle retient dans une chau- 
dière d'huile, où elle a foin d’entre- 
tenir une lampe toujours brülante , tous 
les oïfeaux aquatiques ; les portes du 
palais font conftamment gardées par 
deux énormes Chiens de mer qui 
rampent continuellement autour de 
l'entrée ; la garde particulière du feuil 
de la porte, eft confiée à une efpécé 
de Cerbère cruel, qui ne dort jamais, 
t7ne Pért pas étre léUTLE 

Lorfque les Groenlandois fouffrent 
la faim , & qu’ils ne peuvent rien pren- 
dre à la pêche ou à la chafe , ils payent 
un de ces Devins, pour appaifer cet 
Ffprit malfaifant. Son Ange conduéteur 
Je conduit à travers la mer, dans le 
fein de la terre. Il commence par 


DANS LES MERS DU NORD. 295$ 
parcourir les régions des ames bien heu- 
reufes , qui paflent leur vie dans la joie 
& le bonheur : de-là, il arrive fur le 
bord d’un précipice effroyable , où il 
trouve une petite poulie brillante comme 
du verre , & qui tourne avec une vitefle 
extraordinaire ; alors , l’Ange conduc- 
eur prend le Devin par la main, & 
le laifle glifler, en le tenant, le long 
d’une corde qui aboutit par l’autre extré- 

- mité , au fond du précipice. C’eft ainfi 
que , crompant la vigilance des gar- 
diens , ils entrent dans le palais de la 
Divinité malfaifance : auflitôt qu’elle 
apperçoit ces écrangers , elle entre dans 
une fureur terrible ; elle écume de rage, 
& tombe dans les convulfions de la 
fureur ; elle met le feu aux ailes de 
quelques oifeaux de mer ; la fumée 
puante qui remplit cette fombre de- 
meure , étourdyr bientôt le conducteur 
& le Devin , qui fe rendent alors à 
la difcrécion de la furie. Mais, peu 
de temps après , ils la prennent aux 
cheveux, pour l'empêcher de répandre 


T4 


296 HISTOIRE DES PÊCHES 

tout le venin de fa fureur , & la dé- 
pouillent de tous les fymboles de for- 
celleïie , dont Ia force retient enchaî- 
nés tous les habitans de la mer ; auflitôc 
après que ce fortilége eft détruit, tous 
ces animaux rentrent dans l'Océan, & le 
Devin revient, fans peine & fans dan- 
ger, retrouver les Pècheurs qui lavoient 
envoyé pour défarmer la Déefle malfai- 
fante. 

Les Groenlandois n'aiment pas cet 
Efprit femelle qui leur fait plus de mal 
que de bien; mais aufh, ils ne le 
craignent pas, parce qu'ils ne lui fup- 
pofent pas aflez de méchanceté pour 
leur faire du mal, uniquement par le 
plaifir de le faire; ils difent que c’eft 
un amour extraordinaire de la folitude , 
qui lui a fait environner de danger fon 
palais, pour qu'on ne vienne pas l'y trou- 
bler. Cet Efprit femme n’eft qu'abforbé 
dans une profonde triftefle ; 1l fuit la 
fociété des hommes, au lieu que le 
mauvais Efprit les perfécute. Quoique 
le bon Efprit ne les défende pas coujours, 


DANS LES MERS DU NORD. 297 
ils l’aiment néanmoins; & lorfque les 
Européens leur parlent de leur Dieu, 
ils s’imaginent entendre parler de leur 
Torigarfuk , quoiqu'ils ne lui actri- 
buent pas la création & la dire&tion 
fuprême de toutes chofes. Du refte, ils 
ne le prient jamais, & ne lui font au- 
cune offrande , penfant qu'il eft trop 
bon pour recevoir des prières , des pro- 
meffes ou des préfens. Ils ont cependant 
une coutume qui reflemble beaucoup 
à un ade de religion : lorfqu'ils font 
à la chafle ou à la pêche, ils dépofent 
fur une pierre, un morceau de sraifle, 
ou un lambeau du cuir de l'animal qu’ils 
ont pris, & fur-tout une grande pièce 
de la chair de Renne ; ils répondent, 
lorfqu’on leur en demande la raifon, 
qu'ils Pont appris de leurs pères, qui 
ne manquoient jamais de le faire , pour 
faciliter la réuflite de leurs entreprifes. 

Ce peuple fuperftitieux a la foiblefle 
qui paroît l'apanage de la plupart des 
hommes, c'eft de croire que les êtres 
invifibles font fans nombre ; aufli, 


1298 HISTOIRE DES PÊCHES 

peuplentils les élémens d’Efprits. Ils en 
fuppofent dans l'air, dont l'occupation 
eft d’être continuellement à la guette 
des ames , pour les dévorer. Ces Ef- 
prits, difent-ils, font maîgres, noirs 
& hideux ; tel étoit le Saturne des 
Grecs. Il y en a auf dans l'Océan, 
qui tuent les Renards & les dévorent 
lorfqu'ils viennent fur le rivête pour 
y chafler le poiflon. Ils comptent auffi 
des Efprits de feu, qu'ils croient ap- 
percevoir dans les comètes & dans les 
lumières phofphoriques : ceux-ci habi- 
croient fur la terre avant le déluge ; 
mais , lorfqu’elle fut enfevelie fous les 
eaux, ils furent changés en flammes, 
&c furent fe réfugier dans les antres 
des rochers. On les accufe de tromper 
l'homme par leurs faufles lueurs, & 
de le faire errer pour l’empêcher de 
retrouvet fes camarades ; ils ne font 
pourtant pas autrement malfaifans. Il y 
a aufli des Efprits de montagne, dont 
les uns font des Géans de douze pieds, 
& d’autres des Pygmées qui n'ont pas 


DANS LES MERS DU NORD. 299 
plus d'un pied de hauteur ; ces der- 
niers fonc très-agiles & très-induftrieux ; 
felon les Groenlandois, ce font eux 
qui ont montré tous les arts aux Eu- 
ropéens. Les eaux douces ont aufli des 
Nymphes; & jorfque les Groenlandois 
découvrent une nouvelle fource, le 
Devin commence par boire le premier; 
à fon abfence , c’eft au plus vieux de la 
bande qu’eft déféré cet honneur , & par 
cette cérémonie, elle fe trouve purifiée 
à jamais de tous les mauvais Efprits. 
is attribuent aux mauvais Efprits qui 
habitent dans les alimens, les excès 
contre la modeftie, auxquels les femmes 
mariées & les veuves fe livrent quelque- 
fois , après avoir mangé certains alimens 
qui dérangent leur raifon ; ils penfent 
que ces mauvais Efprits quelles onc 
avâlés , les ont excitées à ces indé- 
cences. 

LesGroenlandois ont auf leur Afars ; 
celui-ci a pour compagnons les Efprits 
de la guerre, ennemis du genre hu- 
main; leur réfidence ordinaire eft dans 


300 HISTOIRE DES PÈCHES 

la -partie orientale du Groenland. Il 
eft à préfumer que cette idée extra- 
vagante leur vient de ce que les Nor- 
végiens abordèrent au Groenland par 
la côte orientale, & qu'ils s’y établirent 
avant de pañler fur la côte occidentale. 
Ils reconnoiffenc aufli un £ole , qui. 
règne fur la mer & fur le beau temps. 
Le foleil & la lune ont auffi leurs Ef 
puits, qui font comme des fatellites 
deftinés à les défendre ; ces gardiens 
ont été des hommes. Les Devins Groen- 
Jandois racontent une infinité de fables 
& de contes fur des fpectresqu’ils préten- 
dent voir : ces fpeëtres ,difent-ils, fontun 
tort confidérable aux hommes, parce 
qu'ils épouvantent les oifeaux, & les 
chaflent. Les Devins font les feuls qui 
aient le privilége de les voir ; & pour 
mieux les découvrir, ils vont à la chafle 
les yeux bandés ; de cette manière, ils 
furprennent ces fpeêtres , les mettent 
en pièces & les mangent. C’eft ainfi 
que la fourberie fubjugue tous les 
hommes, qu'ils en font les viétimes, 


DANS LES MERS DU NORD. 301 
& que le fourbe fait la tourner À fon 
profit. 

Les Devins doivent faire un noviciat 
avant de s’annoncer comme tels, & de 
pouvoir exercer publiquement l’art ma- 
gique ; ils doivent fe familiarifer avec 
les Efprits qui habitent les élémens; 1 
faut qu'un Angekok en ait au moins un 
à fa difpoñition. Un Groenlandois qui 
fe fent de la vocation pour ce minif- 
tère, fe fépare pendant quelque temps 
des hommes , & fe retire dans une 
folitude impénétrable ; 1l s’y livre à la 
contemplation & à la prière ; 1l con- 
jure Torzsarfuk de lui envoyer, pour 
l’inftruire , un de fes Efprits les plus 
familiers. Affoibli par le jeune & par 
l’abftinence la plus rigoureufe, le novice 
a des vifions continuelles, & devient 
le jouet d’une imagination exaltée. Les 
extafes fuivent de près cet état, &, 
dans fes rêves continuels , il croit êtré 
devenu de compagnon le plus intime 
des Efprits. Il en eft qui, depuis leur 
tendre jeunefle , fe font attachés à un 


302 HISTOIRE DES PÈCRHES 

maître de l’art magique, & l'ont exac- 
tement fuivi dans toutes fes fonctions : 
le noviciat de ceux c1 eft bien moins 
pénible ,| & 1ls font bien mieux au fait 
que les autres d’un art qui , tout groflier 
qu'il eft, demande pourtant aflez de 
dextérité & de fouplefie. Lorfque le 
novice a fait tous fes exercices pré- 
paratoires , & qu'il fe croit en état de 
recevoir fon inauguration , il va s’as- 
seoir fur une pierre ; 1} évoque Zor:- 
garfuk ; ce maitre de tous les Efprits 
paroït ; le novice tombe , & refte pen- 
dant trois jours dans un état de mort; 
le grand Efprit le retire de fa léthar- 
gie, lui donne un Efprit conduéteur ; 
1l rétablit fa fanté, l’inftruit dans les 
préceptes de la fagefle, lui montre toutes 
les fineffes de l’art, & le tranfporte b'en- 
tôt après au ciel & en enfer pour lui faire 
faire connoiffance avec tous les Efprits 
bons & mauvais qui habitent ces deux 
régions invifibles. Ce voyage ne fe fait 
jamais qu'au printemps , parce qu'on 
ne peut aller au cielque parle moyen de 


DANS LES MERS DU NORD. 303 
larc-en-ciel , qui fert d'échelle pour 
y monter. | | 

Le nouveau Devin ayant reçu fa mif- 
fion , reparoït dans la fociété, & s’an- 
nonce en battant le tambour ; ilaffemble 
tous les voifins, & leur fait voir un 
échantillon de fon favoir-faire, en épui- 
fant devant eux tous les tours les plus 
fublimes de l’art. Il a grand foin de faire 
tous fes exercices particuliers 8 myfté: 
rieux de magie, dans un réduit par- 
faitement obfcur, & de recommander 
aux afliftans le filence Îe plus rigou- 
reux & l'attitude la plus tranquille ; 
deux conditions eflentielles pour que 
l'Efprit qu’il évoque foit docile à fa voix. 
Cet Efprit ne left pas toujours | du 
moins il fe fait prier très-long-temps. 
Le Devin l'annonce franchement aux 
afliftans , & leur dir que fon ame va 
partir pour aller le chercher. Pendant 
le voyage de l'ame , le Magicien refte 
étendu fans mouvement ; on eft averti 
de fon retour par de petires convul- 
lions qui annoncent la réfurreétion du 


304 HISTOIRE DES PÊCHES 
corps du Devin, & enfin par un grand cri 
de joie qu’il poufle avec force. 

Le Magicien découvre aux Groenlan- 
dois tout ce qu'ils defirent favoir, Cet 
Oracle leur répond par deux voix qui 
fe font entendre en même-temps; l’une, 
dans la falle où il eft confulté , &l’autre, 
en dehors. La réponfe eft coujours am- 
biguë ; les dévôts à l’Oracle tâchent 
d'en pénétrer le vrai fens; s’ils ne peu- 
vent y réufir, ils prient l'Efprit fami- 
lier de l'expliquer luimême au Magi- 
cien. [Il arrive quelquefois qu'un fe- 
cond Oracle s’avife de parler en même- 
temps que le premier qu'on confulte ; 
alors, ni les dévôts, ni le Magicien 
lui-même, n'y comprennent rien. Ce- 
pendant, le Magicien s'arrange fi bien 
dans toutes les réponfes qu'il fait, que 
toujours fon honneur eft à couvert, foit 
que fa prophétie s’accomplifle , ou. 
non. 

C'eft en ceci particulièrement, que fe 
font toujours accordés trous les fourbes 
qui fe font ingérés à faire des prédiétions 


par 


DANS LES MERS DU NoRD. 30s 
par le double fens qu'ils fe font étudiés 
de donner à leurs oracles. 

Tous les Groenlandois ne réufliffent 
pas également dans l’art de la Magie. 
Un candidat fortant de fon noviciat, 
qui ne peut faire venir fon Efprit, 
après l'avoir évoqué dix fois de fuite 
au fon du tambour, doit renoncer à 
’état , & l’abandonner entièrement , 
parce que fa vocation n’a pas fans doute 
été ratifiée par Zorzgarfuk. Mais , lorf- 
qu'après avoir battu fur fon tambour 
pendant quelques momens, l’Efprit do- 
cile fe rend fur-le-champ à fon évoca- 
tion, alors 1l peut efpérer de devenir 
fameux, & il a des droits au premier 
rang du facerdoce magique ; pour y 
arriver, fa vocation fe manifeite par un 
miracle. Un Ours blanc vient prendre 
lé Magicien par les pieds , & le porte 
au fond de la mer; un autre Ours & 
un Lyon marin l'y attendent pour le 
dévorer ; mais, peu de temps aprés , 
ces animaux rapportent fon corps dans 
fa cellulle obfcure ; l'Efprit familier 


Tome IT. ds: "i 


306 HisToiRE DES PÊcHEs 

du Magicién fort des entrailles de Îa 
terre, & reflufcite le mort : le voilà 
alors Archimagicien. 

Tous les Groenlandois ne croient pas 
À ces folies, trop vifibles pour faire im- 
preffion fur les perfonnes de bon fens ; il 
fe trouve même beaucoup de Magiciens 
qui ont la franchife d’avouer qu'ils n’y 
croient pas eux-mêmes. Ils s’excufent 
fur ce qu'ils ont reçu cet ufage de leurs 
ancètfes qui leur impofe la néceflité de 
le perpétuer. Ces Magiciens fonit les fa- 
vans & les fages de la Nation; ils font les 
fonttions de Juges & de Médecins ; en 
un mot ils font confultés en tout & jouif- 
fent d’un grand crédit & d’un grand af- 
cendant fur leufs concitoyens. 

Appelés auprès d’un malade, ils com- 
mencent par lui dire quelques mots à 
l'oreille : s’il a perdu connoiflance , ils 
foufflent fur fon vifage pour le guérir, & 
même pour lui donner une feconde aime à 
la place de celle qui s’eft envolée. Pour 
favoir file malade guérira de fa maladie, 
ou s’il doit en moutir, ilsl’aflujectiflenc à 


DANS LES MERS DU NORD. 307 
une épreuve fort fingulière; ils lui paflent 
une corde autour du col; ils attachent 
aux deux bouts, qu’ils tiennent dans la 
main, un petit bâton ; au moyen de ce 
bâton, qu'ils tirent à eux, ils élèvent 
la tête du patient & la laiffent retomber 
à plomb ; fi la crête eft pefante, qu’elle 
oppofe une certaine force pour s'élevér 
& qu’elle recombe pefamment, lemalade 
doit mourir ; fi au contraire elle eft lé- 
gère, ke Magicien répond du rétabliffe- 
ment du malade. Pour favoir fi quelqu'un 
qui eft tombé dans la mer, eft mort où 
vivant ; les Magiciens emploient un 
moyen trés-fingulier. Ils paffent, felon 
le procédé ci-deflus, une corde au col 
du plus proche parent de l’abfent , ils 
placent fa tête devant un fceau d’eau, 
& examinent les traits de fon vifage , ré- 
fléchis fur la furface du liquide ; d’après 
cette expérience , ils fe chargent de pro- 
noncer fi l’abfent vit encore, ou s'il eft 
mort. À l’aide de ce pouvoir imaginaire, 
ils ajournent l’ame de celui dont ils veu- 
lent fe fervir pour certeexpérience, dans 


Mme! 


308 HISTOIRE DE PÈCHES 

une chambre obfcure, & là, feul à feul 
avec cet infortuné, 1ls le percent avec 
une lame en plufieurs endroits; l'homme 
victime de cette affreufe fuperftition, 
ne manque pas d’en mourir à petit feu; 
ils déclarent alors qu’on attend en vain 
l'homme qui s’eft jeré dans la mer. Ces 
abominations & en général tousces forti- 
léges ont beaucoup diminué & font rom- 
bés dans un grand difcrédit depuis que 
les Miffionnaires ont porté la lumière de 
l'évangile au Groenland. On n’y en trou- 
veroit même plus aujourd’hui aucun 
veftige, fi cette magie n’avoit un attrait 
particulier pour ceux qui l'exercent, à 
caufe de la confidération qu’elle leur 
donne auprès des foibles, & de la faci- 
lité qu’elle leur procure de vivre dans 
J'aifance, en menant la vie la plus oifive; 
car les Devins fe font payer au Groen- 
land comme par-tout ailleurs. 


Se 
ab 


DANS LES MERS DU NORD. 309 


ET] 


CG HAB LTFORPE LXUX ISLE 


Maœurs particulières , Mariages, Édu- 
cation , Occupations  domeftiques , 
Ufages & Coutumes des Groenlandois, 


ant dans la vie privée, que dans 


P État focial. 


LA température du climat, & la na- 
ture du fol, influent toujours fur le 
caractère & fur les mœurs des peuples, 
comme fur leur phyfique.Cetteinfluence 
eft encore plus fenfible fur les peuples 
que notre vanité nous fait appeler fi 
gratuitement Sauvages. Un obfervateur 
attentif devineroit aifément les occu- 
pations &les inclinations d’une nation, 
en les mefurant aux moyens de fub- 
fiftance que la nature lui a donnés 
fur le fol qu’elle habite. Les occupa- 
tions des hommes fe dirigent principa- 
lement à affujettir la terre à leur fournir 
les alimens & les autres commodités 
de la vie. De là naïffent naturellement la 


310 HISTOIRE DES PÊCHES 

fociété & le commerce On vit de ce 
que l’on récolte, & l'on parle de ce 
qui eft continuellement foumis à la 
vue. Un homme qui penfe & qui té- 
fléchit, peut donc facilement fe faire 
une idée des occupations , des mœurs 
particulières & de la façon de vivre 
des Groenlandois, en confidérant fur 
la carte la pofition du Groenland, fa 
latitude & fa longitude ; & en y voyant 
ce pays hériflé de montagnes, morcelé 
par de profondes baies qui doivent être 
couvertes de glaces, il doit en con- 
clure , fans même avoir jamais lu au- 
cune relation du Groenland , que cette 
contrée froide doit être ftérile, peu 
peuplée , & que l’homme condamné à 
l'habiter , doit y être aufli froid que 
le fol qui le porte : il doit conclure 
encore que le Groenlandois ne peut 
fe nourrir que du Poiffon qu'il pêche, 
&. des animaux qu'il tue à la chafle; 
qu'il doit être mal propre comme le 
poiffon huileux qu'il pêche & qu'il 
prépare ; que ne poflédant que peu de 


DANS LES MERS DU NORD. 311 
bois & de fer pour faire des outils & 
des inftrumens, à raifon du manque 
abfolu de mines & de forècs , fa hutté 
doit être étroite & peu commode ; 
qu'oblisé de paffer la moitié de l’année à 
la chafle & fur-tout à la pêche , & 
l'autre moitié renfermé dans fa ca- 
verne. à l'abri du froid extrême de fon 
climat , il ne lui refte pas un moment 
pour perfectionner les arts même de 
première néceflité , & encore moins 
pour culriver ceux qui ne font que de 
pur agrément, ou d’une utilité plus 
générale ; que la vie des Groenlan- 
dois doit être miférable, leur naturel 
fombre, leur caraétère filencieux , & 
que toute leur fociété doit participer 
de l’obfcurité de: l'horizon, éclairé à 
peine pendant quelques mois de l’an- 
née; ce peuple étant plongé tout le 
refte du temps dans une nuit continuelle, 

On pourroit donc plus facilement 
encore , d'après la defcription que j'ai 
donnée du Groenland, fe faire une 
idée de la manière particulière de vivre 


V4 


312 HISTOIRE DES PÊCHES 

des Groenlandois. On pourroit aufli 
prefque deviner en quoi confifte leur 
commerce, leur manière de fe traiter 
les uns & les autres, & de fe vifiter ; 
quels font leurs exercices, leurs amu- 
femens,leurs feftins ,& en quoi confiftent 
leurs fêtes publiques. Cependant,comme 
l'hiftoire des voyages n’eft pas écrite 
uniquement pour les hommes qui réflé- 
chiflent profondément, & qu'elle doit 
inftruire aufli ceux qui lifent avec quel- 
que attention , mais qui n'en font pas 
une étude réfléchie, 1l me paroît né- 
ceffaire d’entrer , par rapport à ces der- 
niers , dans quelques détails relatifs à 
quelques objets intéreflans pour une 
certaine claffe d'hommes, que ce genre 
d'étude amufe & inftruit en même 
temps. Je mettrai Crantz à contribution ; 
ce Voyageur me paroît un de ceux 
qui ont mieux connu les ufages des 
Groenlandois, & qui les aient décrits 
avec le plus d'ordre & de clarté (1). 


(1) Il y a cependant quelques précautions à prendre 


DANS LES MERS DU NORD. 353 
Les Groenlandois s'appliquent moins 

à fe faire valoir & à furpafler en con- 
noiflances & en habileté leurs conci- 
toyens , qu'à fe garder de tout ce qui 
peut les rendre méprifables, ou porter 
quelque atteinte à l’eftime publique 
dont ils font très-jaloux. Ils ne font 
pas complimenteurs , & ne peuvent 
s'empêcher de rire lorfqu’ils voient un 
Européen qui, la tête nue, s'incline 
profondément devant fon femblable , 
qu'il a la foiblefle d'appeler fon maitre. 
Ïls ne favent pas la raifon de cette 
fubjeétion ; ils font étonnés que cette 
fupériorité de l’un fur l’autre, aille fi 
loin ; qu'elle autorife l’un à frapper 
l’autre, fans que celui-ci s’en venge. 
Le Groenlandois s'applique moins à 
plaire qu’à ne pas déplaire à fon fem- 
blable ; il exige moins de politefle que 
de concorde ; il eft plus porté à n’in- 
fulter perfonne , qu’à fe venger d’une 


en fuivant cet Auteur ; on courroit rifque de s’écarter 
quelquefois de la vérité , en lui donnant une trop 
grande confiance, 


314  HisToirE DES PÊCHES 
infuice reçue (1). Ce peuple feroit même 
trés en peine pour s'infulter en paroles ; 
{a langue eft prefque dénuée de termes 
injurieux. Il ignore abfolument l’ufage 
de ces mots indécens & injurieux , fi 
communs & fi en ufage chez nous. 
Les Groenlandois ne rougiffent de rien 
de ce qui n’eft pas direétement inju- 
rieux , ou qui ne fait pas un tort fenfble 
& direét à fon femblable. Ils fe paflenc 
quelques libertés que la nature nécef- 
fire, comme une fuite de la digeftion 
des alimens; les vents lâchés, que la 
polireffe condamne chez nous , ne les 
fcandalifent nullement : ils s’en abf- 
tiennent, cependant en préfence des 
Européens, parce qu’ils favent que ceux- 
ci s’en offenfent. 


(1) On a vu plus haut , que le Groenlandois confer- 
voit le defir de la vengeance pendant longues années , & 
que , même au bout de trente années , il fe vengeoit 
à coup sûr & toujours en traitre, de fon ennemi; 
qu’il étoit envieux de fa profpérité, au point d’aller 
l’aflafliner en pleine mer. Sans doute que ces cas font 
rares , & qu'ils font exception à la règle générale. Il eft 
toujours des monftres dans la fociéié la mieux ordonnée, 


DANS LES MERS DU NoRD. #15 
« Nous navons jamais vu, dit le 
Mifionnaire Crantz , les Groenlandois 
fe livrer À quelque aétion indécente, 
malhonnète ou fcandaleufe. Ces Sau- 
vages fe permettent tout aufli peu des 
paroles lafcives ou impudiques, & 
nous ne les avons jamais entendu 
en prononcer une feule. Il eft très- 
rare que les femmes y mettent au 
monde des enfans illégitimes , & 
qu'une jeune veuve fe déshonore ; 
il eft au moins certain que dans ces 
cas très-rares , jamais les Groenlan- 
doifes ne font périr , ni avorter le 
fruit de leur libertinage. La fille trom- 
pée , quoique méprifée, n’en cherche 
pas moins avec ardeur à réparer la 
honte & le deshonneur de l'enfant 
qu’elle a mis au monde, en fe ven- 


dant à un homme qui n’a pas d’en- 


fans, & qui ne peut plus efpérer 
d'en. avoir, ou en fe louant pour 
domeftique dans la maifon de celui 
qui l’a trompée , & qui ne veut pas 
l’époufer. Dans un pays dont le 


316 HISTOIRE DES PÈCHES 
» climat n’excite à aucune pañlion défor- 
» donnée , la modeftie du foible fexe 
» eft pourtant pouflée au point, que 
» jamais les jeunes filles n’ont de fré- 
» quentationparticulière avec les jeunes 
» gens ; une fiile fe croiroit déshono- 
» rée fi elle préfentoit une prife de 
» tabac à un jeune homme ». 
Jamais un garçon ne penfe à fe ma- 
tier avant fa vingtième année; lorfqu'il 
fe fent de l’inclination pour le mariage, 
il jette les yeux fur une fille à-peu-près 
de fon âge ; il déclare à fes parens qu'il a 
fixé fon choix, & il n’a pas à craindre 
d'être forcé à époufer une femme 
qu'il n’auroit pas choifie lui-même. Le 
jeune homme n’attend ni ne cherche 
une riche dot ; il n’a lui-même à porter 
à fa future époufe que fes habits, fon 
couteau, fa lampe, & tout au plus un 
chauderon de pierre ; aufli n’exige-t-il 
de fon époufe que la capacité requife 
pour entretenir dans un état de pro- 
preté, ce modique mobilier. La future 
ne confidère de fon côté, dans le jeune 


DANS LES MERS DU NORD. 317 
homme qui lui offre fa main, que le 
mérite d'être bon Chañfleur & bon Pè- 
cheur. Les parens de l’un & de l’autre 
donnent fur-le-champ leur confentement 
au mariage , & couronnent avec plaïft 
le vœu de ces deux jeunes gens, d’au- 
tant qu'ils nont pas le plus petit inté- 
rêt à traverfer leur inclination, & à 
s’oppofer à leur union. 

Deux vieilles femmes font chargées 
par le jeune homme de faire la demande 
aux parens de la fille , & elles font 
autorifées par lui , de fonder avant 
cout, le verrein, & de ne s'expliquer 
qu'après avoir propofé l'affaire en termes 
généraux. Âu premier mot de mariage 
qu’elles prononcent, la fille fort, in- 
dignée en apparence de cette propofi- 
tion ; elle paroît ne vouloir pas même 
les entendre ; elle entre dans une ef- 
pèce de défefpoir ; & arrachant l'anneau 
qui attache fes cheveux, elle le brife. 
Une déplorable coutume , ici comme 
ailleurs , fait jouer aux filles cette co- 
médie ; elles feignent de s’oppofer à 


318 HISTOIRE DES PÊCHES 
un projet qui le plus fouvent eft l’objet 
le plus cher à leur cœur. Le jeune homme 
eft prefque toujours affuré d’avance de 
la réuflite de fa démarche , & il eft 
prefque toujours d’accord d'avance aveë 
la fille qu'il fait demander en mariage. 
Il eft des cas cependant , où le refus 
de la jeune Groenlandoife n’eft pas une 
pure grimace , il provient quelquefois 
d’un éloignement réel pour le mariage. 
La répugnance pour le mariage eft fou- 
vent fi forte dans une Groenlandoife , 
que, lorfqu’elle fe voit recherchée , 
elle fe livre au plus fort défefpoir ; élle 
quitte la maifon paternelle | & s'enfuit 
dans les montagnes , où elle s'enfonce 
dans quelque trou inacceffible à tous 
autres qu'a elle; elle coupe fes che- 
veux : c'en eft fait alors , elle eft vouée 
pour toujours au célibar, & il n’eft 
plus permis de lui propofer de fe ma- 
rier. Il peut fe faire que cette répugnance 
pour le mariage , qu’on remarque quel- 
quefois dans les filles du Groenland , 
provienne uniquement du rifque qu’elles 


DANS LES MERS DU NORD. 319 
courent d’être chaflées par leurs maris 
après quelque temps de mariage. Elles 
ont des exemples bien triftes de la liberté 
que les hommes fe font réfervée d’épou- 
fer une feconde femme. Les patens ne 
forcent jamais une fille à fe marier, 
& la laiflent parfaitement libre. Si là 
fille ne s’évade pas de la maifon pa- 
ternelle, & continue néanmoins à refufer 
le parti qu'on lui propofe, lés deux 
vieilles entremettantes ufent à fon égard 
de toute forte de violence pour arracher 
fon confentement. Si les moyens de la 
perfuafion ne fuffifent pas, ceux de la 
force font employés fur-le-champ; ces 
Duègnes l’accablent de coups : fi elle ne 
fe rend pas & qu’elle s'échappe, elles 
vont la chercher, l’entraînent de force, 
&c la garottent de façon qu’elle ne peut 
plus s'enfuir. Rien ne paroît plus tyran- 
nique , plus injufte, plus contraire à 
l'amour conjugal que cette rigueur & 
cette barbarie : rien ne doit être plus 
libre qu’un engagement qui doit dé- 
cidér ; fur-tout au Groenland , du 


320 HISTOIRE DES PÊCHES 
bonheur ou du malheur de la vie d’une 
femme ; cependanciln’y apasdeviolence 
ou d’injuftice qui foit plutôt pardonnée 
que celle-ci. On voit rarement une 
Groenlandoife avoir une répugnance 
décidée pour le mariage, & on n’en 
voit pas une qui, après en avoir, eflayé , 
fe dérobe aux plaifirs de l'amour con- 
jugal. Ce premier refus , qui paroit 
obftiné, n’eft donc chez elles qu'un 
préjugé , qu’une grimace , qu'une pu- 
deur mal dirigée , en un mot qu'une 
mode. 

Les parens quelquefois arrangent eux- 
mêmes le mariage de leurs enfans, & 
préviennent leur vœu ; ils leur propofent 
l’établiflement , & fans employer au- 
cun moyen de violence , ceux-ci y 
donnent leur confentement. Dès que 
les futurs époux fe font donnés mutuel- 
lement leur parole, le mariage eft arrêté, 
on y met la dernière main , fans d’autre 
cérémonie que celle de les unir & de 
les établir en ménage. 

On voit rarement un coufin époufer 


fa 


DANS LES MERS DU NORD. 321 
fa coufine ; des enfans élevés enfemble 
dans une même famille, & qui ont 
quelque degré de parenté , ne s’uniflent 
prefque jamais par le mariage. Cepen- 
dant il arrive quelquefois qu’un homme 
époufe les deux fœurs, ou même la 
mère & la fille en même temps. Ces 
exemples font rares à la vérité, & font 
hautement condamnés , comme annon- 
çant un libertinage pouflé à l'excès. 

La Polygamie n’eft pas commune au 
Groenland , quoiqu’elle y foit tolérée ; 
fur vingt hommes , on en trouve à peine 
un qui foit Polygame. Bien loin , néan- 
moins, qu'un homme foi blâmé d’avoir 
plufieurs femmes, il fe fait au contraire 
honneur d’avoir de quoi les entretenir 
honnêtement. Comme le plus grand 
déshonneur d’un Groenlandois confifte 
à n’avoir pas d’enfans, ou du moins un 
fils qui puifle devenir le foutien de fa 
vieillefle , celui qui eft aflez riche pour 
en noufrir un grand nombre , a le droit 
d’avoir plufieurs femmes pour multiplier 
plus facilement fa race ; mais il ne feroit 


Tome IT. n. 


322 HISTOIRE DES PÊCHES 
pas exempt de blâme, fi la multiplicité 
des femmes n’étoit pour lui que le moyen 
de fatisfaire fon incontinence. Il ne doit 
avoir en vue que de fe reproduire, & 
laiffer une poftérité nombreufe. On re- 
garde la Polygamie comme un abus con- 
damnable , lorfqu'un homme qui a à 
peine de quoi entretenir une fémime , 
en époufe plufieurs. Eppede , fait à ce 
fujet une fingulière réflexion : Avant 
l’arrivée des Miffionnaires , dit-il , Les 
femmes ne connoifjorent pas la jaloufie ; 
mais , depuis qu’elles ont appris que le 
Chriflianifme prohiboit la Polygamie, 
elles ne fupportent pas auffi facilement 
l’infidélité de leurs maris. En général 
néanmoins , la fidélité conjugale eft peu 
leflée chez ce peuple fimple , dont la 
bonhommie fait le fond du caraétère. La 
plus grande paix règne dans les mé- 
nages des Groenlandois ; rarement on 
y entend ces vives querelles qui fcan- 
dälifent la fociété; rarement les ma- 
ris. fe portent à battre leurs femmes, 
& les pères leurs enfans. On n’y connoic 


DANS LES MERS DU NORD. 313 
pas le ferment du mariage , & en- 
core moins les mariages indiflolubles. 
Lorfque le’ mari n’a pas d’enfans, ou 
qu’il eft mécontent de fa femme, il 
lui lance un regard févère ; auflitôt elle 
fort de la maifon , & n’y revient que 
plufieurs jours après ; elle comprend ce 
que ce regard fignifie, elle fait fon 
paquet & fe retire chez fes amis, où 
elle vit d’une manière irréprochable. 
Par cette circonfpection, elle cherche 
à rejeter {ur fon époux, tout l’odieux 
de cette féparation. Quelquefois c’eft 
la femme elle même qui rompt les 
liens du mariage, lorfqu’elle ne peut 
pas vivre en paix avec les autres femmes 
qui font dans la maifon de fon mari; 
cela arrive fur-tout, lorfque la belle- 
mère , abufant de fon ancienneté, exige 
que la belle-flle lui ferve de domef- 
tique , & lorfqu’elle la traite avec trop 
de rigueur & de hauteur. Dans le cas où 
la femme fe fépare , fes enfans la 
fuivent , & ne reviennent pas même 
après la mort de leur mère, dans la 


x 


324 HISTOIRE DES PÊCHES 
maifon paternelle, pour fervir de fou- 
tien de vieilleffle à leur père. Cette 
coutume eft un puiflant motif pour 
les deux époux, de vivre en paix, & 
de ne point s’expofer, par de mauvais 
procédés, à une féparation honteufe ; 
aufli voit-on très-peu de divorces. 

Très-fouvent le mari , défefpéré , 
n'a pas plutôt abandonné fon époufe , 
qu’il va fe cacher dans un défert , & 
qu'il fuit à jamais la fociété. [l cherche 
une tanière au pied d’un rocher , & y 
vit du produit de fa chafle ; quelque- 
fois, s’abandonnant tout-à-fait au dé- 
fefpoir, 8 devenant abfolument per- 
vers , 11 détrouffe les paflans , & vit de 
brigandage. Ces Sauvages errans font 
pour l'ordinaire des jeunes gens mariés 
fans réflexion , qui fe font repentis bien- 
tot d’un choix trop précipité. On re- 
marque au Groenland , que les époux 
qui s’uniflent dans un äâge avancé , s’en 
aiment davantage. 

Immédiatement après la mort de fon 
époufe , le Groenlandois penfe à la 


DANS LES MERS DU NORD. 325 
remplacer ; quelques jours après l'avoir 
fait enterrer, il étale fes richefles à la vue 
de tous fes voifins ; il affete de fe 
montrer lui-même plus qu’à l’ordinaire , 
il fait parade de fes enfans ; fa maifon 
eft ouverte ; il expofe fa provifion de 
poiflon, fon équipage de pêche & de 
chafle , en un mot tout ce qu'il pof- 
fède. Loin de faire des préparatifs de 
deuil , il paroît faire les apprêts d’un 
fecond mariage. Il ne vole cependant 
jamais en fecondes noces qu'après l’an- 
née révolue de fon veuvage , à moins 
qu'il wait des petits enfans dont quel- 
qu’un de fes proches parens ne puifle 
prendre foin. Lorfque le Groenlandois a 
plus d’une époufe , la feconde en rang ,» 
prend la place de la morte, & devient la 
première femme. Cette promotion de 
la feconde époufe, fe faitdefa part, avec 
routes les marques de la plus profonde 
criftefle ; mais on n'eft pas la dupe de 
ces dehors affectés, & cette répugnance 
n’eft que feinte : elle conduit le convoi 
funèbre de fa compagne, & elle en 


2 


326 HISTOIRE DES PÊCHES 
dirige tous les apprêts ; elle fe répand 
en, larmes, & fes fanglots font pouflés 
avec, d'autant plus de. force , qu’elle 
a moins de raifon d’être aisée. Elle 
montre plus de tendrefle aux enfans 
du premier lit qu'aux fiens propres ; 
elle les plaint de.fe trouver privés de 
leur mère ; elle leur prodigue fes ca- 
refles, & leur promet plus de foins, 
de douceurs & d’attentions qu'ils n’en. 
ont éprouvé jufque -là, On ne fauroit 
fe faire une idée jufte de l’aftuce & de 
l'adrefle avec laquelle les femmes fau- 
vages {e comportent dans cette occafion. 
Les Groenlandoifes ne font pas très- 
fécondes; rarement elles mettent au 
.monde plus de trois enfans; mais ja- 
mais elles ne paflent fix ;: elles font 
ordinairement deux ou trois ans avant 
de, redevenir enceintes. Lorfque les 
femmes du Groenland entendent parler 
de la fécondité de celles des autres pays, 
elles s'en moquent, & les comparent 
à leurs chiens. Raremene elles accou- 
chent de deux jumeaux ; plus rarement 


DANS: LES MERS DU NORD. 3217 
encore elles meurent en couches. Peu 
de momens avant & après leur déli- 
vrance, elles s'occupent des foins & 
des travaux du ménage comme à l’or- 
dinaire ; un jour leur fuffit pour mettre 
‘ un enfant au monde, & pour être re- 
levées. Le nouveau né reçoit le nom 
de fon grand père ou de fon ayeule, 
ou celui du dernier plus proche parent 
mott ; ce nom eft ordinairement celui 
d’un animal, d’une arme de chafle, 
d'un outil de pèche , ou de quelqu’une 
des parties du corps. Il arriveroit fou- 
vent que ce nom auroit une fignifica- 
tion indécente , fi leur langue & la 
fimplicité de leurs mœurs attachoient 
un fens indécent À certaines parties du 
corps,que la nature a formées comme les 
autres, pour concourir à la perfeétion du 
tout , & pour l'utilité réelle de l'homme. 
Lorfque quelqu'un porte le nom d’un 
parent où d’un ami qui lui eft cher & 
qui vient à mourir , 1l change de nom 
pour un temps, afin de ne pas irriter 
la douleur d’une perte qui lui eft f 


4 


328 HISTOIRE DES PÊCHES 
_ fenfible. Les Groenlandois peuvent avoir 
plufieurs noms; une belle ation, un 
fervice confidérable, leur acquièrent un 
furnom honorable ; une mauvaife ac- 
tion, un crime public, leur en ac- 
quièrent un d’infamie. Souvent ils font 
de la difficulté de dire leur nom à un 
étranger, parce qu'ils craignent d’être 
obligés de rougir par modeftie , ou de 
fe couvrir de honte. 

Les Groenlandois aiment tendrement : 
leurs enfans ; les mères les portent 
toujours par-tout où elles vont; &, quel- 
que travail qu’elles faflent, elles portent 
cet agréable fardeau fur leurs épaules, 
de la façon la plus commode pour elles 
&: pour ces petits innocens. Les en- 
fans ne font fevrés qu’à l’âge de crois ou 
quatre ans , parce que ce pays ne donne 
pas une nourriture aflez légère, qui 
puifle être analogue aux eftomacs foibles 
de ces petites créatures. Un enfant 
court le plus grand rifque de péri, 
lorfqu’on eft obligé de le fevrer de trop 
bonne heure. 


DANS LES MERS DU NORD. 329 

On élève les enfans fans aucune con- 
crainte & fans aucune efpèce de chà- 
timent ; on n’a pas befoin d’être févère à 
leur égard, car ils font doux & pai- 
fibles comme des agneaux; la févériré 
d’ailleurs feroit en pure perte à leur 
égard, car on les tueroit plutôt que 
de leur faire faire quelque chofe contre 
leur gré; f1 l’on n’a pu les y engager 
par des carefles, leur réponfe alors eft 
laconique, mais décifive; je ne veux pas: 
on ne fait pas attention à ce qu’elle 
renferme de malhonnète ; on attend 
que l’âge ait un peu développé la raifon , 
85 que lenfant comprenne de lui- 
même l'obligation où 1l eft d’obéir à fes 
parens , & de leur répondre avec le 
refpect qu'il doit à ceux qui lui ont 
donné le jour. Cette patience à l'égard 
des enfans , concilie aux pères, dans 
la vieillefle , amour, le refpe& & le 
dévouement le plus entier ; & peut- 
être les mœurs de ce peuple, fous ce 
rappott , font-elles un reproche pour 
celles des peuples qui fe vantent d’être 


330 HISTOIRE DES PÈCHES 

les mieux policés. Chez les peuples 
où la première éducation fe fait par 
la force, par les punitions & par la 
févérité la plus outrée, où l’on fait 
tout apprendre aux enfans, avant que 
eur intelligence {oit aflez développée 
pour retirer quelque fruit des exercices 
auxquels on les aflujettit contre le vœu 
de la nature, où l’on plie le corps à la 
forme de Phabit, qui lui-même eft aflu- 
jecti aux modes les plus bizarres ; où 
lon commence par infpirer aux enfans 
un dégout faftidieux pour des chofes 
qu'ils devroient aimer avec ardeur ; où 
toutes les douceurs de la nature leur 
font interdites, pendant que tout ce 
qu’elle a de nuifible & de pernicieux 
fe multiplie pour eux par l'éducation 
même, chez ces peuples, les énfans 
devenus hommes, font néceflairement 
infupportables, adonnés aux plaifirs, 
diflipateurs, diflipés, ingrats, rudes & 
vindicatifs ; 1ls doivent manquer ordi- 
sairement de ce degré de bonté dans le 
caraûère, qu'une mauvatfe éducarcion 


DANS LES MERS DU NORD. 331 
2 éxtirpée & étouffée au moment 
où elle alloit prendre racine dans leur 
cœur. Les Gioenlandois au contraire 
proportionnent l’âge , l'éducation qu’ils 
donnent à leurs enfans; ils propor- 
tionnent le travail à leurs forces, & 
ils ont la douce fatisfation de s’en 
voir tendrement aimés & obéis avec la 
plus exaëte ponctualité, lo:fque leur 
raifon eft entièrement développée. Ra- 
rement découvre-t-on en eux une incli- 
nation décidée au vice ; ils font francs 
a l'égard de leurs parens, & ils font 
dociles, parce que ceux-ci les traitent 
en vrais amis. 

Auflirôt qu'unenfant peut faire ufage 
de fes pieds & de fes mains, le père jui 
donne un arc & des flêches ; on le voit 
alors s'exercer continuellement à fe fer- 
vir avec adrefle de cette arme : on 
lui apprend auifi à jeter des pierres, 
&, on place à cer effer un but fur la 
côte; peu de temps après, on lui fait 
préfent d'un couteau, qui, dans les 
commencemens , ne lui fert que 


332 HISTOIRE DES PÊCHES 

d’amufement; mais ilapprendinfenfble- 
ment à en faire l’ufage convenable. Dés 
qu'il eft parvenu à fa dixième année, le 
père lui donne un Kajak ; c’eft avec 
ce petit batelet qu'il va feul faire les 
prenuers exercices de pêche & de chafle ; 
‘1l commence alors à affronter les plus 
grands dangers de la mer. À feize ou 
dix-fept ans , il fuit fon père à la chafle 
des Phoques ; le premier animal qu'il 
tue eft deftiné pour un feftin auquel 
toute la parenté & tout le voifinage 
font invités. Le jeune homme raconte 
aux convives tout le détail de fon combat 
avec le monftre, & de quelle manière 
il eft parvenu à le terrafler ; ceux-ci 
ne manquent pas de faire fon éloge 
dans les termes les plus pompeux, de 
vañter le mets qu'il leur donne, & 
qui a été le prix de fa valeur. Ce jour de 
fête eft pour lui un vrai triomphe. Dés 
ce moment, on penfe à lui chercher 
une époufe. Lorfqu'un jeune Groenlan- 
dois n’eft pas heureux dans fes premières 
chafles , & fur-tout lorfqu’il n’y donne 


DANS: LES MERS DU NORD. 333 
aucune preuve de valeur & d’adrefle, 
il combe dans le mépris de fes cama- 
rades ; il ne lui refte d'autre parti à 
prendre , que de fe réduire à la con- 
dition des femmes. Il eft contraintalors 
d'aller avec elles pêcher des Moules, 
des Coquillages , du Hareng, & de 
vivre de ces alimens. Il eft des jeunes 
gens qui ne parviennent jamais à ac- 
quérir la capacité requife pour la grande 
pêche ; ceux-ci font prefque toujours 
obligés de fe louer en qualité de do- 
meftiques , & de fe réduire à faire 
dans les ménages le fervice des femmes. 
À vingt ans , le Groenlandois doit être 
en état de faire lui-même fon Kajak 
& tout fon équipage de pêche; alors 
il travaille avec fes propres outils, & 
pour fon compte; c’eft alors aufli qu'il 
commence à penfer à s’écablir : en pre- 
nant une femme; s'il eft l'aîné, il ne 
quitte pas la maïfon paternelle, & fa 
mère conferve toujours la direction du 
ménage. ? 


L'éducation des filles eft encore moins 


334 HISTOIRE DES PÊCHES 

gènée que celle des garçons; elles ne 
font rien dans le ménage avant qu’elles 
aient atteint la quatorzième année; 
elles paflent tout leur temps jufqu'alors, 
à faire la converfation avec leurs com- 
pagnes , à chanter & à danfer; quel- 
quefois elles vont chercher de l’eau. 
À quinze ans , elles commencent à 
avoir foin d’un enfant au maillot , à 
apprèter à manger , à préparer les peaux 
des Phoques, à ramer fur les Kajaks, 
& à fervir d'aides pour la conftruétion 
des huttes. 

Le père de famille ne fe mêle que 
de la chafle & de la pêche; une fois 
forti pour l’une ou pour l’autre, 1l ne 
s'inquiète plus du ménage; 1l met même 
au-deflous de lui de traîner dans fa 
hutte le gibier ou le poiflon qu'il a 
pris. Les femmes font chargées de tout 
le détail ; ce font elles qui font les 
fouliers & qui coufent les habits ; elles 
n’ont pour tout outil, qu'un couteau 
qui a la forme d’une ferpe, & quel- 
ques autres outils tranchans ; moins 


DANS LES MERS DU NORD. 335 
courbes. Elles ont aufli un polifloir d’os 
de Baleine, un dez à coudre , & deux ou 
trois aiguilles. Elles font le métier des 
maçons , & les hommes celui des char- 
pentiers dans la bâtifle des maifons ; 
ceux-ci ne font pas touchés de les 
voir courbées fous des grofles pierres 
qu'elles portent fur leurs épaules. 

Les Groenlandois fupportent la faim 
avec une patience & une réfignation 
dont il n'y a pas d'exemple. Lorfque 
toutes les provifions font confommées, 
&c que tout eft mangé jufqu'aux fou- 
liers, un ménage entier prend la réfo- 
lution d'attendre la mort avec patience, 
8 tous les individus fe promettent de 
mourir enfemble. Ces miférables ne 
paroiflent fenfibles alors qu'aux fouf- 
frances de leurs petits enfans : cepen- 
dant il eft encore des reflources pour 
ces malheureux indigens ; & dans certe 
calamité , il eft des Groenlandois qui 
ont pitié de leurs femblables. Un mé- 
nage où il n’y a pas d’enfans, s’emprefle 
de retirer deux ou trois orphelins & de 


336 HISTOIRE DES PÊCHES 

les nourrir. La femme fe charge d’une 
fille qui a perdu fes père & mère, ou 
même d’une veuve. Les adoptés font 
obligés de fervir au profit de ceux qui 
les ont retirés ; mais auf ils ont la 
liberté de renoncer à l'adoption, & 
de fe retirer par-tout où ils veulent. 
Un maître ne frappe jamais fes do- 
meftiques; s'il fe portoit à cette ex- 
crémité vis-à-vis d’une fille , il fe désho- 
noreroit. 

En général, les femmes ne font heu- 
reufes au Groenland , qu'avant leur 
mariage ; & aufli long-temps qu'elles 
reftent dans la maifon paternelle , elles 
y font traitées avec beaucoup de dou- 
ceur. Depuis leur vingtième année juf- 
qu'à leur mort, leur vie n'eft quun 
enchaînement de travail, de peines & 
de mifère. Aufñlitôt après la mort du 
père, les filles font obligées de fortir 
de la maifon, & d'aller gagner leur 
vie en fervant dans une famille étran- 
ère. Elles gagnent uniquement de quoi 
fe fubftanter, mais elles doivent pourvoir 

comme 


DANS LES MERS DU NORD. 337 
comme elles peuvent à leurs habille: 
mens. Si elles n'ont rien d’agréable dans 
leur rournure , fi elles paroiflent pei 
propres ou peu habiles au travail, per- 
fonne n’en veut , & elles vivent feules 
comme elles peuvent. Si ellés fe ma- 
rient , elles courent le danger d’être 
répudiées , fur-tout fi elles ne donnene 
pas d’enfans à leur mari. Dans ce cas, 
elles perdent l’eftime publique , & n’ont 
que la cruelle alternative de fe mettre 
en fervice, ou.de fe livrer à la dé- 
_bauche ; il ne leur:refte pas d’autre: 
moyen de gagner leur vie. Si elles 
époufent un vieillard , elles doivent 
fouffrir toutes fes impatiences & fa 
 mauvaife humeur ; elles ont de plus , à 
fouffrir les querelles continuelles d’une 
belle-mère. Si le mari meurt, la veuve 
n’hérite de rien ; elle reprend fimple- 
ment les habits qu’elle a apportés lors 
de fon mariage, & elle refte chargée 
de fes enfans: Si cependant eile a un 
fils , fon fort change , & elle eft mille 
fois plus heureufe pendant fon veuvage, 


Tome IT.  : 


338 HISTOIRE DES PÈCHES 
qu'elle ne l’a été pendant le vivant de 
{on mari. Si une femme vieillit fans 
avoir eu des enfans, elle eft encore 
plus miférable; toute fa reflource eft 
de faire le métier de Sorcière ; mais 
ce métier eft, comme je l’a di, le 
plus dangereux de tous ; elle eft con- 
tinuellement expofée à être lapidée ou 
aflaflinée par quelqu'un qui la fufpeéte 
de l'avoir enforcelé. Souvent une vieille 
femme ,; à charge à elle-même, & 
délaiflée par la fociété, prend la fatale 
réfolution de s’enterrer vivante, ou de 
fe noyer. | ie 

Malgré toutes ces cruelles vicifli- 
tudes, auxquelles les Groenlandoifes 
font aflujetues, elles vivent en général 
plus long-temps que les hommes. Ceux-ci 
font continuellement expofés à route 
l'intempérie du climat ; ils paflent plus 
de la moitié de leur vie fur mer, dans 
l'eau, dans la neige & au milieu des 
glaces ; toujours travaillant & cher- 
chant à échapper aux dangers continuels 
de cet élément redoutable ; toujours 


DANS LES MERS DU NORD. 339 
placés entre la faim & le travail d’une 
digeftion pénible ; ne mangeant qu’une 
fois dans les vingt-quatre heures , mais 
furchargeant alors leur eftomac d’ali- 
mens les plus faftidieux ; & les ava- 
lant avec une précipitation plus nuifible 
à la fanté, que l’abftinence immodé- 
rée. Rarement ces hommes paflent la 
cinquantième année ; aufli font-ils bien 
moins nombreux que les femmes. Cette 

raifon peut feule juftifier la Polygamie 
chez ce, peuple, 8: même la rendre 
néceffaire à un certain point. Les femmes 
parviennent fouvent à quatre-vingts, ans 
& plus ;: mais elles paient bien cher 
ce privilége de la nature, & elles fe 
livrent , pour :BASHEF leur vie dans cet 
âge avancé , à toutes fortes de fuperf- 
citions qui les rendent méprifables:; 
l'enfance de la vieilleffe chez les Groen- 
landois , eft bien plus trifte que chez les 
autres peuples. Loi 
Les Groenländois font paifibles des 
leurs ménages ; 1ls y font propres, autant 


que peut le comporter l’érat d’un peuple 
Move 


340 HISTOIRE DES PÈCHES 

qui nage prefque toujours dans l'huile 
de poiflon & dans le fang des Chiens 
de mer. On n'entend prefque jamais 
de bruit dans une hutte qui fouvent 
renferme un bon nombre de perfonnes, 
parentes quelquefois au quatrième ou 
cinquième degré, quelquefois la plu- 
part étrangères les unes aux autres. 
Dès qu'un Groenlandois s’apperçoit 
qu'on lui fait mauvaife mine dans la 
maifon qu'il habite , ou que même il 
en a le plus petit foupçon , fon parti 
eft pris fur-le-champ. Il fait fon paquet 
fans mot dire , fans montrer même de 
l'humeur, & il fort pour aller cher- 
cher üne autré retraite ; mais il quitte 
én ami; & bien loin . conferver le 
plus: petit reflentiment, il part dans la 
difpofition de rendre fervice à ceux dont 
il fe fépare, fi l’occafon s'en PASSE 
Les Groenlandois font toujours prêts à 
foulager leurs frères , & à partager leur 
travail ; ils font toujours difpofés à of- 
fr une partie de leur capture & de 
leur pêche à ceux qui n’ont pu s’en 


DANS LES MERS DU NORD. 341 
procurer, & jamais 1ls ne fe font de- 
mander ce fervice important. La largefle 
prévient la mendicité dans ce pays, le 
plus pauvre qu’on puifle fe figurer. Sans 
cette charité prévenante, la plupart des 
Groenlandois périroit de faim avant d’ar- 
river au terme de la chafle ou de la 
pêche , qui eft fouvent éloigné de plu- 
fieurs milles du lieu de leur habitation, 
dans un pays dénué de toute reflource. 

Les Groenlandois fe vifitent pendant 
l'hiver ; ils viennent les uns chez les 
autres, quelquefois de très-loin. Les 
nouveaux venus portent toujours des 
préfens à ceux chez lefquels ils viennent 
loger ; ils font reçus & introduits avec 
beaucoup de joie; on s’emprefle de dé- 
charger leurs batelers , & de les re- 
tirer de la mer pour les mettre à terre. 
Ces préfens confiftent en provifions de 
bouche , & en quelques habits de peau 
de Phoque; chacun s'emprefle auñi 
de recevoir des hôtes, pour recevoir 
leurs préfens. La première entrevue fe 
pafle dans un profond filence ; le maitre 


342 HISTOIRE DES PÊCHES 

de la maifon le rompt le premier, & 
invite fes hôtes à quitter les habits de 
_ mer , & à les fufpendre auprès de la 
lampe pour les fécher; en attendant, 
11 offre des vêtemens fecs & des peaux 
en croc ; il cède la place d'honneur , 
& la converfation s’entame de la ma- 
nière la plus affledueufe ; elle s’ouvre 
toujours fur la chafle & fur la pêche; 
chacun raconte avec gravité fes hauts 
faits. Les femmes , féparées dans un 
coin , s’entretiennent en particulier 
des parens & des amis qu’elles ont 
perdus. Cette converfation eft crifte, 
interrompue par des gémiflemens, des 
pleurs & des hurlemens. Ces grimaces 
& ces petites comédies feroient très- 
divertiffantes pour un fpectateur Euro- 
péen. On préfente bientôt la boîte à 
tabac ; chacun la prend à fon tour, & 
y mettant le nez dedans, il en prend 
autant qu'il veut , fans y toucher avec 
fes doigts graifleux & huileux. Cette 
tabatière eft de corne de Renne, dou- 
blée d’étain ou de cuivre. Le repas fe 


DANS LES MERS DU NORD. 343 
prépare , & on invite les étrangers à 
s’affeoir par terre autour des plats-qu’on 
a fervis; ceux-ci affectent de l’indiffé- 
rence, & fe font beaucoup prier ; ils 
ont la vaine gloire de ne pañler ni 
pour pauvres , ni pour affamés ; trois 
ou quatre plats font tout le fervice dans 
ces occafions, mais on les porte juf- 
qu'a dix ou douze les jours de feftin. 
Tous les mets des Groenlandois con- 
fiftent en Hareng falé , chair de Chien 
de mer, falée & séchée, ou cuite à 
l'eau ; du Mrtriak : c'eft de la même 
chair à moitié pourrie ; elle eft le gi- 
bier des Groenlandois ; des #’r:llocks 
cuits à l’eau; de la queue de Baleine 
jeune , c’eft le plus fucculent de tous 
leurs mets ; du Saumon defléché, de la 
viande de Renne , des Müres fauvages 
trempées dans le fang de Renne ou 
dans l'huile de Baleine : ce fruit eft 
très-rare , & par là mème très-pré- 
cieux ; il n’y a que les Groenlandois 
de la première clafle, c’eft-ä-dire les 
plus riches, qui en font fervir dans 

Y4 


344 HISTOIRE DES PÊCHES 

les jours de gala. On refte très-long- 
temps à table; la converfation roule 
toujours fur la chafle des Phoques ; 
chacun y fait parade de fon habileté; 
& comme le dîner fert de fouper , il 
arrive toujours qu'on s'endort à table, 
dans les grands feftins , & qu'on ne 
s’éveille que pour aller achever de pañler 
Ja nuit dans fon coin. 

La langue des Groenlandois , très- 
pauvre, comme celle de prefque tous 
les Sauvages, a beaucoup d’articula- 
tions aiguës & perçantes, dont lin- 
flexion détermine le fens. Aufli, lorf- 
qu'un Groenlandois raconte la prife d'un 
Phoque qui lui a donné beaucoup de 
peine , & qui s’eft défendu long-remps, 
il ajoute à fes expreflions une démonf- 
tration active, en fe fervant de fes deux 
bras pour repréfenter l'attaque & la 
défenfe ; fon bras droit repréfente le 
vainqueur, & fon bras gauche lani- 
mal vaincu. Ce récit eft une vraie 
pantomime aflez comique. La conte- 
nance des eufans préfens au récit de 


DANS LES MERS DU NORD. 345 
quelque combat important, eft des plus 
fingulière , la crainte & l’efpérance fe 
peignent tour-à-tour dans leurs yeux ; 
ils exécutent en leur particulier tous 
les geftes de l’Orateur; & on diroit, à 
les voir, qu'ils font eux-mêmes aux 
prifes avec l'animal. 

Un Européen qui veut fe faire en- 
rendre d’un Groenlandois, doit toujours 
lui parler par des comparaifons tirées 
des chofes qui font familières au Sau- 
vage; 1l doit chercher à lui faire com- 
prendre l’analogie qu'il y a entre les 
objets qu'il a fous les yeux, ou qu'il 
connoît parfaitement , & les objets 
étrangers fur lefquels 1l veut l'inftruire. 
Les Groenlandois admirent tout ce 
qu'on leur raconte de l’Europe ; ils 
montrent dans le premier moment, le 
plus grand defir d’habiter un pays dont 
on leur raconte tant de merveilles, & 
{ur-cout dont on leur peint l'abondance 
& la fertilité. Mais, lorfqu’on leur die 
que le tonnerre y gronde quelquefois, 
que la foudre y tombe de temps en 


346 HISTOIRE DES PÈCHES 
temps, & fur-tout qu'il n’y a point 
de Phoques, ce defir s’évanouit auflitôt, 
& fe change en répugnance ; ils re- 
gardent l'Europe comme un pays maudit 
du ciel & de la mer. Ils entendent 
païler avec plaifir de la Divinité, mais 
il ne faut leur rien dire qui foit contraire 
à leurs fuperftitions. Les Groenlandois 
font aufh jaloux que tout autre peuple, 
des préjugés religieux ; cependant, ils 
n'ont pas la manie de les étendre & 
de les faire adopter par d’autres. 

Le commerce n’eft chez eux qu'un 
échange des chofes fuperflues avec des 
chofes dont ils manquent; mais à cet 
égard , ils font aufli minutieux & aufli 
inconftans que les enfans ; ils n’ont 
aucune connoiflance du prix intrinfèque 
des effets qu’ils trafñiquent. Tout ce qui 
eft nouveau a un attrait infurmontable 
pour les Groenlandois ; ils troquent juf- 
qu'à vingt fois dans un jour les objets 
pour lefquels ils ont montré le gout 
le plus décidé, lorfqu'on leur en offre 
qu’ils n’ont pas encore vus ; ils perdent 


DANS LES MERS DU NORD. 347 
toujours à ces trocs de pure fantaifie ; 1ls 
préfèrent une bagatelle à un inftrument 
qui peut leur être de la plus grande 
utilité, fi cette bagatelle , qui n'eft 
d'aucun ufage , leur plaît. Ces Sauvages 
refflemblent affez à nos femmes du 
meilleur ton ; ils ne connoiflent pas 
le jeu , à la vérité, mais, commeelles, 
ils fe font un plaifir de tromper les 
étrangers , ou même de les voler lorf- 
qu'ils peuvent; ils paroiffent croire que 
ces fupercheries font permifes. 

Le gros du commerce fe fait, au 
Groenland, dans une Foire à laquelle 
le peuple fe trouve exaétement ; elle 
fe tient, pendant l'hiver, au temps 
de la fête du Soleil, dont je parlerai. 
Les Groenlandois fe rendent à cette 
fête comme à un Pélerinage , ils y 
étalent leurs marchandifes, & les échan- 
gent contre les effets dont 1ls peuvent 
avoir befoin. Les habitans de la partie 
méridionale n’ont pas de Baleines; ceux 
de la côte occidentale , n’ont point de 
bois. Il part des navires de la pointe 


348 HISTOIRE DES PÈCHES 

méridionale, & quelquefois même des 
Ifles orientales, pour fe rendre à la 
baie de Difco qui eft à trois ou quatre 
cents lieues de ces pays. C’eft là où ces 
Sauvages font leur provifion tous les 
ans, de bois, de poterie & de marbre 
bâtard ; ils donnent en échange, des 
cornes des dents de Poiflon. Ces na- 
vires font chargés aufi de fanons, de 
côtes de Baleines, de boyaux, & de 
queues de Poiflons. Cette forte de com- 
merce fe fait tout entier entre les diffé- 
rentes hordes des Sauvages Groenlan- 
dois. Les Groenlandois qui partent pour 
le Pélerinige de la fête du Soleil, 
emméênent tout leur ménage, & em- 
portent toutes leurs richefles. Soit in- 
conftance, foit curiofité, foit indiffé- 
ence pour les lieux particuliers qu'ils 
habitent , ils font fi accoutumés à la 
vie errante, que, lorfqu'ils ne peuvent 
pas s'arranger fur-le-champ en un lieu, 
ils partent fubitement pour en chercher 
un autre ; il s'écoule fouvent des années 
avant qu'ils foient de retour dans leur 


DANS LES MERS DU NORD. 349 
* lieu natal. S'ils font furpris quelque part 
par l'hiver, ils bâtiflent à la hâte une 
cabane , & y hivernent fans le plus 
petit fouci, pourvu aw’ils croient avoir 
des provifions fufffantes ; ils choififlenc 
de préférence le voilinage d'un éta- 
bliffement Danois. La terre & la mer 
font leur propriété par-tout; & comme 
ils changent très-fouvent de demeuré, 
ils font toujours aflurés de trouver des 
connoiffances & des amis par-tout. 

Le commerce des peaux de Renard 
& de Chien marin, & particulièrement 
celui de l'huile de Poiflon , a lieu entre 
les Sauvages du Groenland & les Eu- 
 ropéens; c'eft pour cette branche de 
commerce uniquement , que ceux-ci y 
ont établi divers Comptoirs. Jamais les 
Groenlandois ne reçoivent des efpèces 
en paiement ; la monnoie & le métal 
ne font chez eux d'aucune valeur. Il 
leur eft égal d’avoir un collier d’or ou 
de cuivre’; des oreillettes de verre ont 
pour eux la même valeur que les 
diamans. Ils n’eftiment les brillans 


350 HISTOIRE DES PÊCHES 

d'Europe , que parce qu'ils luifent ; & ils 
s’'embarraffent fort peu fi ce luifant eft 
beau, s’il eft durable & folide. Plus 
d'une fois on a vu les Groenlandois 
donner une guinée ou une piaftre d'Ef- 
pagne , qu'ils avoient volée à quelque 
étranger, pour deux charges de poudre, 
ou pour deux onces de tabac. Moins 
avides d'or, qu’ardens à fe procurer 
du fer , ils s'occupent d’abord à croquer 
leurs marchandifes contre des outils de 
ce métal. Ils cherchent à fe pourvoir 
de harpons, de couteaux, de fcies, de 
cifeaux & d’aiguilles ; ils recherchent 
les grofles voiles peintes & les grofles 
mouflelines ; du gros drap, des bonnets 
& des bas de laine ; des mouchoirs, 
des boîtes, des feaux de bois , des 
tonneaux , des afliettes d'étain, des 
chauderons de cuivre, des miroirs, des 
peignes , des rubans , des joujoux d’en- 
fant, & d’autres bagatelles femblables. 
Jls achètent aufli volontiers des fufils, 
de la poudre &: du plomb, mais ces 
effets ne leur font pas de première 


DANS LES MERS DU NoRD. 351 
utilité, & ils y perdent confidérablement 
en les revendant. Le tabac en poudre 
fert d’une efpèce de monnoie pour fa- 
ciliter les échanges ; ils donnent des 
chofes de prix pouf un certain nombre 
de prifes de tabac qu'ils déterminent. 
Leurs tailleurs 8 leurs cordonniers fe 
contentent de cette monnote pour leur 
paiement. On les voit donner quelques 
poignées de beau duvet, des œufs & 
des oifeaux, ou même du Poiflon, 
pour quelque once de tabac. Le Groen- 
dois vendra fes habits & tout ce qu'il 
a, aux rifques même de mourir de 
faim avec toute fa famille, pour fe 
procurer du tabac; il eft aufli cher 
chez ces Sauvages, que la poudre d’or 
chez les Européens. Cependant , cette 
poudre eft aufli pernicieufe aux Groen- 
Jandois , que les liqueurs fortes aux 
autres peuples ; c’eft-à-dire, qu'ils font 
aufi difpofés à fe rendre malheureux, 
pour fe procurer du tabac , que les peu- 
ples de l'Europe le font ordinairement 
en s’adonnant à la boiflon. 


352 HISTOIRE DES PÊCHES 
Malgré leur flegme & leur triftefle, 
les Groenlandois ont leurs fètes & leurs 
danfes nationales. Leur grande fête an- 
nuelle eft celle du Soleil; ce peuple 
la célèbre au folftice d'hiver , pour ho- 
norer la mémoire de cet aftre bienfai- 
fant, qui , revenant lentement de fa 
grande courfe, ramène avec Jui la faifon 
de la chañle & de la pêche. Ce qu'il y 
a de bien fingulier en ceci, c’eft que 
les Groenlandois aient choifi le temps 
le moins propre, ce femble , pour ho- 
norer l’aftre du jour qui fe dérobe à 
eux pendant plufeurs femaines confé- 
cutives. C’eft au milieu des ténèbres 
de leurs longues nuits , c’eft lorfque le 
froid fe fait fentir chez eux avec toute 
fa rigueur : c’eft lorfque la nature, cou- 
veite de deuil, infpire l’effroi & la 
terreur ; c'eft enfin au moment même 
où tout femble annoncer le retour très- 
prochain du :cahos, que ce peuple fe 
livre à l’alégrefle , & célèbre le retour 
prochain de la lumière & du bonheur. 
Les Groenlandois alors fortent de leurs 
tanières , 


DANS LES MERS DU NoRD. 353 
tanières, fe vifitent mutuellement, s’ex- 
citent à la joie, font des repas ; & 
oubliant pour ainf dire la rigueur de la 
faifon, ces Sauvages, au milieu de la 
plus épaifle & de la plus longue obfcu- 
rité, éclairés de leurs lampes fépul- 
chrales, font le feftin le plus fomptueux 
de lannée. Lorfque les convives ont 
mangé jufqu'à s’incommoer , & qu'ils 
fentcent le preflant befoin de faire de 
l'exercice pour digérer les grofliers ali- 
mens dont ils ont furchargéleur eftomac, 
ils fe lèvent de table, & le bal commence. 
Les Groenlandois n’ont pour tour inf- 
trument qu'un tambour; c’eft un cercle 
de Baleine ou de bois, qui n’a que deux 
pouces de largeur ; il eft de forme ovale, 
il eft recouvert d’une peau très-fine, 
mais très-forte : c’eft ordinairement la 
peau d’une langue de Baleine , qui eft 
fufceprible d’une forte tenfon. Ce tam- 
bour a un pied & demi de diamètre, 
d'une pointe de l’ovale à l’autre ; on le 
tient de la main gauche parune poignée 
fixée à l’un de fes côrés ; on le bar avec 


Tome IL. © 4 


354 HISTOIRE DES PÊCHES 

une baguette , de la main droite. Celui 
qui le tient, fait un faut à chaque coup 
de baguette, fans bouger de place; il 
marque la cadence par des geftes de 
tête, & fon corps eft continuellement 
en activité, 1l joint àcet exercice pénible, 
le chant des hymnes à l'honneur de la 
pèche ces Phoques,desaétionshéroiques 
de fes compatriotes, delabravoure & des 
haurs faits de fes ancêtres, & du retour 
du foleil fur l'horizon. L’Aflemblée 
chante à grand chœur , & répéte les 
ftrophes du muficien. En danfant pêle- 
mêle des ballets fymmétrifés par la fimple 
nature, le refrein du grand chœur eft 
celui-ci: Amna Ajak , Ajak ...ak...akl! 
Il n’eft guère pofhble que le même 
mufcien puifle tenir plus d’un quart 
d'heure, la peine qu'il fe donne eft 
inconcevable ; au bout de ce temps, 
épuifé , enroué, & tombant de laffi- 
tude , un fecond fe préfente , & le 
fecond aîte commence. Les autres actes 
fe fuccèdent aufli rapidement , & s’exé- 
cutent avec la même force, jufqu'à ce 


DANS LES MERS DU NORD. 355$: 
qu'enfin tous les acteurs, écumans. & 
dégoütans de fueur , ne peuvent plus 
fe foutenir , & vont fe coucher chacun 
de leur côté. On ne fe relève que pour fe 
mettre à table & fouper; car,.toute la 
journée s’eft paflée à dormir. Après le 
fouper , qui eft long, & auquel on mange 
avec excès comme à diner, la mufique & 
le bal commencent. Cette fête continue 
plufieurs jours de fuite, & les convives 
ne fe féparent, que lorfqu'ils ont en- 
ièrementconfommeé toutes les provifions 
de bouche , ou que , n'ayant plus de 
forces , ils fuccombent à la fatigue, & 
ne font plus en érat de fe foutenir : ils 
perdent ordinairement leur voix, & ne 
la recouvrent qu'après plufñeurs jours 
de régime. Ce peuple a aufi des jeux 
de paume ; cette partie fe fair au clair 
de la lune, Les joueurs fe divifent en 
deux bandes; un des joueurs jette la 
balle à l’un du parti oppofé ; c’eft à qui 
la recevra ‘& la renverra à fon tour. 
Quelquefois on poufle la balle avec 
coute la force qu’on peut lui donner, 


#2 


358  HisToiRE DES PÉCHES 
& c’eft à qui courra plus fort pour la faifir; 
le plus agile remporte la victoire. 

La nature paroiflant avoir condamné 
ce peuple au travail le plus rude & 
le plus pénible, elle lui à infpiré auffi 
le goùt pour les exercices violens, afin 
de développer fes forces, & l'endurcir 
à la peine. C’eft fans doute à cette fin 
que les Groenlandois s’exercent à une 
efpèce de lutte qui a quelque trait de 
refflemblance au combat du cefte des 
anciens Grecs. Ces Sauvages s’attaquent 
deux à deux , & fe combattent à grands 
coups de poing qu'ils fe portent fur 
l’'échine , avec une violence qu’on diroit 
tenir de la colère la plus exaltée. Celui 
des deux champions qui réfifte le plus 
long-temps à cette attaque dangereufe , 
eft le vainqueur, & acquiert une ré- 
putation de bravoure qui lui fait beau- 
coup d'honneur ; mais il doit défier 
au combat fon adverfaire après l'avoir 
terraflé , & être toujours prêt à lui 
faire raifon, jufqu'à ce que celui-ci 
déclare qu'il ne veut plus fe battre, 


DANS LES MERS DU NORD. 357 
& qu’il le reconnoît pour fon vainqueur. 
Les Groenlandois s’exercent aufli a faire 
des tours de force fur la cordé, & ne 
manquent pas de foupleffe, de hardiefle 
êc d’agilité dans cet exercice. 

Les Groenlandois ont une façon bien 
fingulière de vider toutes leurs que- 
relles. Lorfqu’un Sauvage fe croit offenfé 
par un autre , il garde le filence, ne 
donne pas même à connoitre fon reffen- 
timent ; il attend les jeux publics pour 
fe. venger & pour fe faire rendre juf- 
tice. Il prépare, en attendant , une 
fatyre bien mordante contre fon enne- 
mi ; lorfqu'elle eft faite , 1l s'exerce à 
là chanter devant fa famille, & parti- 
culièrement en préfence des femmes, 
jufqu'à ce qu'il foit parvenu à bien la 
favoir par cœur , & à en avoir meu- 
blé fa mémoire. À l'ouverture des jeux, 
loffenfé fe préfente dans le cirque, 
défie fon ennemi au combat du chant; 
il monte ke premier fur un banc, & 
chante fon épigramme & fes injures, 
qu'il a rendues aufli piquantes qu'il [ui 


L 3 


358 HISTOIRE DES PÊCHES 

a été poñlible. Il eft foutenu par toute 
fa parenté, qui répète à chaque vers 
le refrein ordinaire :° Anna ‘Ajak ! 
l'Affemblée ne manque pas d’applau- 
dir aux traits les plus mordans , en 
poullant des éclats de rire , dont la ma- 
lignité eft dirigée contre le miférable 
que le poète déchire à belles dents. 
Celui-ci , attaqué à l'improvifte, & 
pris 'au dépourvu , monte cépendant fur 
le banc à fon tour, & répoufle de fon 
midux les traits de fon adverfaire, en 
lui difant autant ‘d'injures que fa mé- 
moire & fon imagination peuvent lui 
en fournir ; il.improvife le mieux qu'il 
peut, & met quelquefois les rieurs de 
fon côté. L'agrefleur réplique , & ce 
combat d’infultes dure aufli long-temps 
que les champions fe fentent aflez de 
reflources pour le foutenir ; celui qui 
quitte la partie le premier , eft cenfé 
vaincu. Les auditeurs prononcent fur 
cette affaire, &c’eftroujours celui quieft 
refté maître du champ debataille quirem- 
porte la palme. Ces combats finguliers, 


DANS LES MERS DU NORD. 359 
peu dangereux,comme l’on voit, finiflent 
toujours par une reconciliation fincère 
entre les deux athlètes ; ils s’embraf- 
fent, & fe promettent d'oublier tout 
pour vivre déformais dans la meilleure 
intelligence. Ces afflemblées fonc ordi- 
nairement très-pailibles ; elles font ce- 
pendant troublées quelque‘ois par l’en- 
lèvement forcé de quelque fille que 
quelqu'un de ces Sauvages veut épou- 
fer, & qu'il n’a pu obtenir de bonne 
grace ; celui-ci, aidé de fes parens & 
de fes amis, s'arrange d'avance pour 
enlever de force, & arracher du fein 
de fa famille l'objet qu'il aime & au- 
quel 1l veur s'unir. Ces enlèvemens ont 
quelque rapport à celui des Sabines , 
& paroiflent excufables par le motif 
qui les dicte. 

Ces affemblées font cependant, en 
général, une école de morale , & les 
fatyres même qu'on y débite , font 
propres à infpirer la vertu à ceux qui 
les entendent réciter , puifqu’elles pei- 
gnent le viceavec les plus fortes couleurs. 


L 4 


360 HISTOIRE DES PÈCHES 

On y apprend à rendre à chacun ce 
qui lui eft dû; on y condamne févé- 
rement l'infidélité 8 le menfonge , 
fur-tout l’adultère , fuite ordinaire de 
ces deux vices infâmes. Ce qui rend 
ces leçons d'autant plus efficaces, c’eft 
que Ja plus grande crainte d’un Groen- 
landois eft celle de perdre fon honneur 
& fa réputation. Cette crainte eft le 
frein le plus propre à contenir fes paf- 
fions ; cette manière de fe venger pu- 
bliquement, coupe cours à toutes les 
vengeances particulières. Le Groenlan- 
dois cependant ne fe les interdit pas ab- 
folument , & 1l en eft parmi eux qui 
confervent le fouvenir d’une offenfe 
jufqu'à la mort, & qui font aflez 
diffimulés pour ne faire foupçonner 
leur reflentiment, qu’au moment de 
laflouvir par une cruauté. Ces cas font 
rares, & 1l faut que l’offenfé ait recu 
un dommage confidérable dans la pêche, 
par fon adverfaire, ou que, baffement 
jaloux de la profpérité de fon voifin, 
1! ait la lâcheté de s’en venger en 


DANS LES MERS DU NORD. 361 
laffafinant ; mais aufli, 1l en eft puni 
fur-le-champ , par l'exil perpétuel au- 
quel il eft obligé de fe condamner. 

Les Groenlandois formentune fociété 
où l'égalité la plus parfaite règne d’un 
bout de la vie à l’autre. Les feuls pères 
de famille y jouiflent dans leur mé- 
nage feulement, d’une autorité émi- 
nente , mais toujours douce & fuppor- 
table. La fociété ne reconnoit aucun 
chef , aucune affemblée de magnats qui 
exercent la fouveraine puiflance. Lorf- 
que deux ou trois familles réunies 
vivent fous le même toit, il arrive 
fouvent qu’un chef de ces familles s’eft 
fait une grande réputation de fagefle 
ê&c de bravoure ; dans ce cas , il ef 
refpeété & honoré comme le père com- 
mun de toute l'habitation ; on lui défère 
le droit de confeil, & une forte d’in- 
tendance fur toute cette petite fociéré : 
tous s’empreflent de le prendre pour 
arbitre fuprêémedansleurs petits démêlés. 
Si quelqu’une de ces familles réunies 
dans la même habitation, fe refufe aux 


362  HisToIRE DES 'PÈCHES 
confeils & aux avis du fage vieillard, 
elle eft obligée de prendre fon parti à 
la fin de l'hiver , & d’aller chercher 
au loin une autre demeure. La feule 
punition que cette famille indocile en- 
court, c'elt d’être dénoncée à l’affemblée 
prochaine des jeux publics, & d'y être 
chantée pour y recevoir le blâme que 
fon opiniâtreté & fon indocilité lut ont 
méritée. Le fage vieillard n’a aucun ordre 
à donner, il n’a pour lut que la voie 
de la remontrance & de la perfuafion ; 
il occupe l'appartement d'honneur; ce 
réduit eft le plus au nord ; c’elt cepen- 
dant le plus commode , parce que Pair y 
pénètre le moins, & qu'il eft le plus 
éloigné de lentrée de la hutte. 

Les Groenlandois n’ont point de loi 
politive ; ils {e souvernent par des cou- 
tumes d'autant plus facrées , qu’elles 
font fondées fur une efpèce de droit 
naturel, & que les mœurs générales 
de cette nation fauvage rendent pref- 
que toujours inviolable. Voici ce que 
Crantz en rapporte d’aprèsletémoignage 


DANS LES MERS DU NORD. 363 


du Sieur Delager , Fadeur d'un des 
établiflemens. Danois. 


pb] 


po) 


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23 


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2 


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Ep] 


3 


» 


2 


« Chaque Groenlandois va ou il veut, 
fans la plus petite contrainte ; il vit 
à fa guife, & perfonne na rien à 
lui dire. S'il trouve le lieu où il a 
réfolu d'aller s'établir, occupé par 
d’autres, il poufle plus loin & va 
chercher une demeure ailleurs, à 
moins que les premiers occupans ne 
l’invitent à refter avec eux , & qu'il 
ne fe rende à leur invitation. La pêche 
& la chafle fonc libres par-tout; on 
prend tout ce que lon trouve & 
par-tout où on le trouve, même dans 
les filets d’un autre, pourvu que ceux- 
ci foient furchargés, & qu'on ne coupe 
ni la pêche ni la chafle Ges autres, 
dans les lieux où ils l’ont commen- 
cée : à cet égard, il n'y a pas de 
propriété proprement dite particu- 
lière , même à l’égard des étrangers. 
Si ceux-ci forment des prétentions 
hors d’ufage , & qu’ils entreprennenc 
de faire valoir certains droits, felon 


364 HISTOIRE DES PÊCHES 


bb) 


33 


33 


33 


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33 


33 


rh) 


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33 


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33 


33 


27 


23 


23 


23 


33 


33 


+3 


>: 


les loix du commerce d'Europe, les 
habitans naturels du Groenland, loin 
d'entrer dans des difcuflions , aban- 

donneroient plutôt tour leur pays aux 
ufurpareurs, & laifleroient à la ri- 
gueur du climat, &aux dangers innom- 
brables de leurs mers, le foin de 
les venger de cette injuftice. Celui 
qui trouve du bois flottant fur les 
côtes, le retire, le porte fur la grève, 
l'y amoncelle, y met une pierre en 
figne de propriété, & 1l n’a pas à 
craindre que quelqu'un le lui vole, 
où lui en difpute l’ufage; ce bois lui 
appartient , & il peut en difpofer 
comme 1l lui plaît, en quelque fieu 
qu'il lait pêché. Si quelque animal 
ou quelque poiflon fuyant avec le 
harpon , ou la lance dans le corps, 
va mourir loin de lFendroit où il a 
été attaqué, celui qui le trouve mort 
ne peut pas fe l'approprier, il appar- 
tient à celui qui la bleflé : lorfqu'au 
contraire un Phoque coupe la corde 
du harpon qu’il emporte dans le corps, 


DANS LES MERS DU NORD. 365 
& s'échappe , celui qui achève ou 
le trouve mort, fe l’approprie; il eft 
obligé feulement de rendre le harpon 
au propriétaire. Lor{qu'on fe met plu- 
fieurs à chafler le même animal, 


» on convient de le partager ; ais 
»,+celui qui l’atteint le premier, & lus 


79 
3 
3 
Lb] 


3 


met le couteau fur le corps pour le 
dépecer, a de droit pour lui la tête 
&c la queue, enfuite chacun coupe 
ce qu'il peut attrapper. Il n’en eft pas 
ainfi de la prife d’une Baleine ; Îe 
fimple fpeétateur à autant de droit 
que les Chaffeurs , que le Harponneur 
même. Auf voit-on quelquefois plu- 
fieurs centaines de Sauvages, grimpés 
fur une Baleine , & acharnés à la 
dépecer avec une aétivité & un dé- 
fordre étonnant; car chacun emporte 
ce qu’il peut en couper. Les accidens 
font inévitables; ces avides dépeceurs 
fe donnent des coups de coureaux aux 
doigts , aux mains, aux jambes & aux 
pieds ; mais , comme on eft perfuadé 
que ce font des accidens inévitables 


366 HISTOIRE DES PÈCHES 


32 


>] 


3 


3 


39 


3 


3 


3 


29 


3 


>») 


93 


9 


29 


3 


3 


3 


» 


3 


>] 


3 


3 


& fans malice , perfonne ne s’en 
plaint, & les bleflures font pour le 
compte de ceux qui les reçoivent ; 
rarement elles font graves & dange- 
reufes. Une Renne , attaquée par 
plufieutrs Sauvages à la fois , emporte 
fouvent plufieurs flèches, avant de 
tomber; elle appartient, lorfqu’elle 
eft terraflée , à celui dent la êchel’a 
atteinte le plus près du cœur ; les 
autres ne reçoivent qu'une petite 
portion de la proie qu'ils partagent 
entre eux. Mais depuis que lesGroen- 
landois fe font pourvus de fufils, 
& qu'ils s'en fervent à la chañle, 
il arrive fréquemment entre les Chaf- 
feurs , des conteftations très-férieufes 
fur la propriété de l’animal couché 
par terre ; car 1l eft impofbble que 
chacun reconnoifle fa balle, & tous 
ont un égal droit à fourenir qu'ils 
lui ont porté le coup mortel. L’ufage 
des fufils , parmi ces Sauvages. 
y occafonnera vraifemblement des 
malheurs bien plus grands que les 


DANS LES MERS DU NORD. 367 
conteftations fur la propriété du si- 
bier. Si quelque Sauvage tend un 
piége au Renard, & qu'il le perde 
de vue pendant quelque temps, le 
Renard trouvé pris à ce piége par 
un autre Sauvage qui aufoit racom- 
modé le piége , lui appartient. Celui 
qui prête fon bateler, ou quelque 
autre inftrument de pêche ou de 
chafle à un autre , n’a pas le droit 
d'exiger qu’on le lui rende en bon 
état comme 1l l'a prêté; tanc pis 
pour lui s’il y a des réparations à faire, 
elles font pour fon compte. Celui qui 
troque quelque chofe, & qui n’eft 
pas content de fon troc , peur le 
rompre & reprendre fon effet fans 
indemnité. Celui qui vend à crédit, 
peut, après la mort de fon débiteur, 
fe préfenter aux parens du défune, 
& leur dénoncer {a créance ; quel- 
que temps aprés 1l fe préfente encore, 
& fi on m’acquitte la dette, il reprend 
fes effecs fans difficulté &lesemporte, 
s'ils fubfiftent encore après le pillage 


368 HISTOIRE DES PÊCHES 


» 


» 


b> 


» 


2 


3 


93 


3> 


3 


33 


 » 


32 


>] 


2 


L> 


3 


3 


32 


9 


33 


» 


des effets du mort. Ce pillage a 
toujours lieu dans la maifon mor- 
tuaire, & s'exécute par les voifins 
& les amis qui viennent de cette 
façon, confoler la famille affligée. 
Telles fonc les mœurs privées & pu- 
bliques de ces Sauvages ; toutes im- 
parfaices qu'elles font , elles font 
fujettes à moins d’injuftices que dans 
les fociétés policées. Les Groenlandois 
ne connoïflent aucun des détours de 
la chicane , ni aucun de ces piéges 
uficés qui alongenc les procès, les 
rendent interminables, & les font 
finir trop ordinairement par des injuf- 
tices criantes, dont le plus foible eft 
toujours la viétime. Si quelquefois 
on a lieu de reprocher aux Groen- 
landois quelque aétion qui ne s’ac- 
corde pas avec les règles de la juftice, 
ils fe contentent de répondre : Je ze 


» fais qu'y faire ! c’eft la coutume ! » 


» 


# 
à : y 
! 


CHAPITRE 


DANS LES MERS DU NORD. 369 


CRT PE RC TT 


STATURE , Conformarion & Pafions 
particulières des Groenlandors. 


Les Groenlandois qui fe difent na- 
turels du pays, pour fe diftinguer des 
autres peuples qui les fréquentent & 
commercent avec eux, méprifent ces 
derniers , parce que, le plus fouvent, 
ils ne découvrent en eux que des vices. 
Ils en font à leur tour méprifés, à 
caufe de la petitefle de leur taille, qui 
prefque toujours eft au-deflous de cinq 
pieds. Ces Sauvages font néanmoins très- 
bien proportionnés, très-bien faits, &leur 
tournure n’a en général rien que d’agréa- 
ble & deflatteur. La tête du Groenlandois 
eft un peu renfoncée; la figure eft platte 
& très-ouverte , les joues rondes & 
charnues ; les yeux petits, noirs & 
fans feu ; ils nont:pas cet éclat étin- 
celant qui annonce le génie; le nez, 


Tome IT. ‘42 à 


370 HISTOIRE DES PÊCHES 

fans être applati , n'eft ni grand ni 
trop faillant; la bouche eft commu- 
nément petite & ronde; la lèvre infé- 
rieure un peu plus épaifle que la fupé- 
rieure ; les cheveux noirs, épais, longs 
& rudes. Rarement un Groenlandois a 
de la barbe, foit qu’elle ne croifle pas, 
foit qu'il s'occupe à l’épiler ; il a auf 
les membres très-charnus , la poitrine 
haute , les épaules larges, la main petite 
& potelée, le pied de mème. Les femmes 
fur-tout ont la taille quarrée; la nature 

femble avoir prévu qu’elles feroient 
condamnées à être continuellement 
chargées de leurs nourriçons, même 
en travaillant ; & elle leur a donné 
des larges épaules pour pouvoir les y 
attacher commodément , & les porter 
avec plus d’aifance. J'ai remarqué dans 
le chapitre précédent, qu’elles font 
pour ainfi dire les bêtes de fomme, 
& qu’elles font aufli impitoyablement 
condamnées à porter les plus lourds 
fardeaux ; c'eft peut-être certe tâche 
pénible qu’elles rempliflent depuis leur 


DANS LES MERS DU NORD. 3#1 
jeunefle, qui contribue beaucoup à les 
affaifler ; elles portent une Renne entère 
fur leurs épaules , & d’autres fardeaux, 
à quatre lieues de diflance fans fe 
repofer ; nos Européens les plus robuftes 
en feroient découragés. 

La couleur de ces Sauvages tire en 
général fur le jaune verdâtre ; leur 
épiderme eft d’un brun relevé par un 
rouge clair. Ce qui prouve que le brun 
n'eft pas leur couleur naturelle, c'eft 
que leurs enfans naiflent blancs comme 
la plupart des Européens ; ils n’ac- 
quièrent cette couleur que par lPintem- 
périe de l'air qu'ils refpirent ; ils font 
d’ailleurs continuellement baignés de 
graifle & d'huile. Pendant tout leur 
long hiver , ils ne fortent que rare- 
ment de leurs huttes que la fumée de 
leurs lampes rend fales & noires; ces 
Sauvages , d’ailleurs , ne fe lavent 
prefque jamais. Cetre couleur doit leur 
venir auill en partie de ce qu'ils 
paflent fubitement du grand froid à 
une chaleur exceflive, & qu'ils fonc 


À a 2 


372 HISTOIRE DES PÈCHES 
continuellementexpofés à l’une oul’autre 
de ces deux extrémités, qui néceflai- 
rement doivent beaucoup influer fur 
la couleur de la peau. On peut raifon- 
nablement conjeéturer aufli que cette 
couleur brune leur vient en partie de 
la qualité de leur nourriture, dont le 
fuc huileux fe mêle avec le fang , au 
point que leur fueur a l’odeur de l'huile 
dont ils fe nourrifient ; leurs mains & 
tout leur corps fentent le Phoque qu'ils 
manient journellement ; ils font gras & 
fanguins; ils ne font pas frilleux, & 
ils vont à l'air la tête & le col nuds; 
dans leurs huttes , ils ne font couverts 
que depuis la ceinture jufqu'aux ge- 
noux. Ils répandent alors une odeur 
infupportable aux Européens : à peine 
les Mifionnaires Danois peuvent-ils 
y réfifter dans les églifes , même au 
milieu de l'hiver ; il y fait fi chaud, 
que la refpiration eft interceptée ; les 
exhalaifons de l'huile & de la graifle 
dont la lampe eft garnie, ajoutent inf- 
himent à cette incommodité. 


DANS LES MERS:.DU NORD. 373 
Les Groenlandois font agiles & adroits 
de leurs mains ; ils font rarement ma- 
lades; on y voit peu de tempéramens 
foibles & d’enfans contrefaits ,. ou caco-. 
chimes. Peu difpofés à apprendre ce: 
qu'ils n’ont jamais fait, mais très-ha- 
biles dans leurs travaux ordinaires, 
ils montrent ordinairement beaucoup de 
courage , fuite néceflaire de leur robufte 
complexion. [ls ne font pas courageux 
par un effet d’une colère paflagère , & 
qui les enflamme , ils le font par fen- 
timent. Un homme qui n'aura rien 
mangé de trois jours, ou qui n'aura 
pris pour toute nourriture qu'un peu 
de moufle de mer, ou quelque autre 
plante aquatique, ramera avec aflurance 
fur fon batelet, & le conduira avecintré- 
pidité à travers les flots de la mer dé- 
chaînés contre lui ; les femmes porteront 
avec la même aflurance leur lourd far- 
deau , foit qu'elles aient pris leur nour- 
riture ordinaire, foit que la faim les 
dévore. 
Ces Sauvages font naturellement 


Aa 3 


374 HISTOIRE DES PÊCHES 

triftes & mélancoliques; ils font comme 
enfevelis dans une profonde ftupeur. La 
quantité de fang quiremplic leurs veines, 
rend'leur colère terrible lorfqu’elle s’en- 


flamme; mais elle doit être excitée 


pat des infultes répétées & par des 
outrages multipliés ; leur ame ne s’é- 
meut que difficilement , on la diroit 
purement pañlive ; ils ne font fenfbies 
que lorfqu'ils font pouflés à bout. Con- 


tens du préfent , ils ne penfent plus 


au pañlé , & s’'embarraflent peu de l’ave- 
nir ; ils font plus prodigues que foigneux 
d'amafler pour l’avenir ; ils font igno- 
rans, & cependant aflez glorieux pour 
s'eftimer beaucoup ; ils tournent toute 


leur attention {ur les Européens, mais 


c'eft pour s'étudier à fe moquer d'eux 
& à les méprifer; ils avouent cependant 
que ces étrangers font plus habiles & 
plus fins qu'eux, mais cet avantage eft 
bien peu de chofe à leurs veux. Æ [411 
quelque chofe, difent-1ls , de plus urle 
que la chaffe aux Phoques ? Et, lorf- 
qu’on pofféde le fécret de [avorr pourvoir 


DANS LES MERS DU NORD. 37s 
a fa fubfiftance , qu’a-t-on befoin de plus ? 
Voilà touce la philofophie de ce peuple 
fimple ; on doit avouer qu’elle n’eft 
pas tout-à-fait dépourvue de bon fens. 
S'ils rencontrent un étranger d’une con- 
tenance pofée & d’un caraétère doux, 
cet étranger leur plait. Quel dommage ; 
difent-ils alors , qu’il ne foit pas ne 
parmi nous , mais 1l fèra bientôt des 
nôtres. Ils aiment mieux céder que 
difputer; cependant, fi on les tracafle 
& qu'on poufle leur patience à bout, 
ils deviennent furieux comme des lions, 
&z aucune crainte ne les arrête. Ils 
endurent fouvent les torts qu'on leur 
fait, les difgraces de la fortune & celles 
de la nature , avec une indifférence qui 
furpañle celle des Stoiciens , moins par 
réflexion & par diflimulation, que par 
Anfenfibilité ; mais, s'ils viennent à fe 
fâcher pour quelque infulte reçue, il 
n'eft pas poñlible de les diftraire un inf- 
ant par aucun plaifir, & ils attendent 
dans un morne filence , le moment 
de la vengeance. Cette fenfibilité eft 

Aaa 


376 . HISTOIRE DES PÊCHES 
alors accompagnée d’un defir de fe 
venger , d'autant plus cruel , que leur 
patience a été pouflée à bout, & qu'ils 
ont eu à fouftrir linfulte plus long- 
temps. | 
Quoiqu’en général, tousles Sauvages, 
comme les hommes & Îles animaux, 
{oient enclins à la parefle & à la vie 
oifive, le climat & la ftérilité du fol 
néceflitent les Groenlandois au travail; 
ils ne peuvent refter long-temps fans 
occupation, & leur fubfiftance journa- 
lière dépend continuellement des peines 
qu'ils fe donnent pour fe la procurer. 
Ils ont le grand défaut de tous les 
enfans , c'eft de commencer dans leurs 
huttes mille ouvrages, & de n’en finir 
prefque jamais aucun ; leur inconftance 
eit extrème à ce fujet. Le Groeniandois 
eft curieux de faire ce qu'il n’a jamais 
fair, mais il en eft bientot dégouté. 
Dans les jours les plus longs de cette 
contrée , le Sauvage ne dort que cinq 
à fix heures ; & dans les nuits les plus 
longues, il ne donne au fommeil que 


DANS LES MERS DU NORD. 377 
fept à huic heures; mais, foit qu'il 
travaille, foit qu'il dorme toute la 
nuit , 1l fe coucheroit volontiers toute 
la journée. La première aétion du Groen- 
landois, fortant le matin de fon lie, 
eft de monter fur quelque hauteur 
voifine de fa hutte, & d'y confidérer 
attentivement & d’un air rêveur, Île 
ciel & la mer; il s'attache à devi- 
ner quel temps il fera, & à prévoir 
quelles peines il aura, quels dangers 
le menaceront dans la journée, & enfin 
l'occupation qu'il aura; il prend un 
air riant, ou fombre, felonque l'horizon 
lui a paru pronoftiquer du bonheur 
ou du malheur. Lorfqu'il n’a pas de 
travail marqué pour fa journée , ou 
qu'il revient le foir après avoir fait 
une bonne pêche, il eft gai, content, 
& reçoit compagnie ; 1l fe félicite de 
jouir du calme & de la profpérité. 
L'homme eft toujours le même quant 
au fond , fur toute la furface du globe ; 
par-tout il eft plus ou moins égal & 
femblable à lui-même, à proportion qu 


378 HISTOIRE DES PÊCHES 

{es goûts font fatisfaits ou contrariés ; 
il eft toujours abattu par la peine, & 
le travail le tourmente toujours plus 
ou moins. 


DANS LES MERS DU NORD. 379 


GHA PATR Fi X EN. 


Nourriture des Groenlandoïrs. 


@ N ne doit pas s'étonner fi les Sau- 
vases du Groenland n'ont pour toute 
nourriture que la chair & le fang des 
animaux qu'ils tuent à la chafle, & 
du poiffon qu’ils pêchent dans la mer; 
ces Sauvages font donc tous & Pêcheurs 
& Chafleurs. D'où tireroient-ils leur 
fubfftance , d’où s’habilleroient-ils , s'ils 
n'avoient des Rennes, des oifeaux de 
mer 8 des Phoques ? Si le foleil fait 
éclore quelques planres au Groenland, 
pendant le court été dont ces Sauvages 
jouiflent , ces plantes, à peine parve- 
nues à un cettain degré de maturité, 
font bientôt emportées par l'hiver long 
& rigoureux qu'il fait dans cette con- 
rrée ; & à peine ce malheureux peuple 
a-c-1l le temps d'en cueillir une pe- 
ute provifion qui lui fert plutôt de 


380. HISTOIRE: DE PÊCHES 
médicamens que d’alimens propres à le 
fübftanter. Ces plantes ne paroiflent, 
pour ainfi dire, qu’un moment fur ce 
fol ftérile ; la neige & la glace les dé- 
robent bientôt à la vue, & les Groen- 
Jlancois feroient d’inutiles efforts pour 
les cueillir. On peut dire que la con- 
dition de ces Sauvages eft de vivre 
continuellement dans la pauvreté & 
le dénuement des chofes les plus né- 
céfiaires à la vie. 

Les Rennes, leur principale reflource, 
font devenues très-rares dans un pays 
où cet animal trouve à peine de quoi fe 
nourrir, & où le Chafleur lui fait une 
guerre cruelle ; il faut donc que ces 
Sauvages fuppléent aux Rennes par le 
Poifou. Les Groenlandois diffèrent des 
autres Sauvages qui, comme eux, ne 
vivent que de la chafle, en ce que ces 
dermers mangent la chair crue des ani- 
maux qu'ils tuent, & que ceux-là ne 
mangent que très-rarement & en pe- 
tite quantité la chair de Renne. Il ef 
vrai qu'auffirôt qu'ils ontruéune Renne, 


DANS LES MERS DU NORD. 381 
ils enlèvent un morceau de fa chair, 
& la mangent encore palpitante , & 
qu'ils boivent un peu de fang encore 
chaud de l'animal; mais on croit que 
c'eft un acte religieux qui leur eft com- 
mandé par la fuperftiion, & que ce 
_n’eft nullement par un goût décidé pour 
Ja viande crue. Il n'y auroit que la 
faim qui pourroit les déterminer à man- 
ger, jufqu'à fatiété , la chair crue des 
animaux qu'ils tuent. On croit en trouver 
la preuve, en ce qu'une femme qui 
fe rend maïtrefle d’un Phoque, n’en 
coupe fur-le-champ quelques lambeaux, 
que pour les femmes fes camarades, 
& que les hommes préfens à cette cé- 
rémonie n’en goutent pas ; ceux-ci 
rougiroient & auroient honte de rece- 
voir un tel préfent. 

Le Poiflon , ou plutot cet animal 
amphibie qui, par fon mafque & par 
quantité d’autres qualités , tient plus 
à la grande famille des animaux ter- 
reftres qu’à ceux qui vivent dans l'eau, 
les Phoques, en un mot, font la grande 


382 HISTOIRE DES PÊCHES 

reflource des Sauvages du Groenland. 
La tête de cet amphibie ; de: même 
que fes pieds , fe confervent fous l'herbe 
pendant l'été ; on conferve fon corps 
{ous la neige pendant l'hiver. Les Groen- 
landois fe régalent autant avec une 
pièce de Chien de mer, à moitié ge- 
lée & à moitié pourrie, que les plus 
friands Européens avec une bonne Bé- 
cafle, ou toute autre pièce de gibier 
qui a acquis le fumer qu'il faut pour 
la rendre délicieufe. On fait fécher à 
l'air les côtes du Phoque , & ce mets 
fe mange fans autre préparation. On 
napprète pas autrement le Saumon, le 
Merlan & le Carlet; on découpe ces 
Poiffons par tranches, pour qu'ils fèchent 
plus facilement. Les Groenlandois man- 
gent tout l’autre Poiflon & les Oifeaux 
de mer, cuits à l’eau, à lhuile, ou 
dans le fang des Phoques. Tout l’affai- 
fonnemenc confifte à jeter dans le chau- 
.deron une petite quantité d’eau de mer 
pour donner du goût. Le premier foin 
de ces Sauvages, après avoir couché 


DANS LES MERS DU NORD. 383 
par terre un Phoque, eft de boucher 
la plaie mortelle qu'il a reçue , après 
l'avoir fucée un moment, pour étan- 
cher le fang qui ea découle ; on le 
verfe enfuite dans des pots, dans lef- 
quels on le conferve précieufement, afin 
de s’en fervir pour apprêter d’autres 
viandes ; c’eft le feul coulis en ufage 
chez les Groenlandois. Ils mangent le 
ventre des jeunes animaux fans d’autre 
préparation que de le prefler fortement 
entre les doigts , pour en faire fortir la 
fiente; celle qu’on trouve dansles boyaux 
de la Renne , eft, pour les Sauvages, 
aufli délicieufe que celle des Bécaffes 
& des Grives pour nous; ils en font 
des préfens à leurs meilleurs amis. Ils 
eftiment au même degré la fiente des 
perdrix du Nord, & l’huile fraîche de 
Baleine. Les Groenlandois, tout grof- 
fiers qu'ils font , ont aufli leurs ragouts 
& leurs fauces. | 

Un de léurs mets, le plus recher- 
ché , eft celui qu'ils font avec des œufs 
battus, dans lefquels on jette de la graine 


384 HISTOIRE DES PÊCHES 

de genièvre & de la racine d’Anpélique. 
On met cette pâte dans un fac fait 
d’une veflie de Phoque , remplie d'huile 
de Poiflon; ce mets eft excellent en 
hiver. En voici un autre plus fin encore, 
& dont les Groenlandois riches ne font 


ufage que dans les jours de galas. On 


arrache avec les dents la graifle des 
ailerons des Canards & des Poules d’eau, 
on la mêle avec celle qui refte attachée 
à la peau d’un Chien de mer lorfqu'on 
lécorche; on a grand foin de la racler 
avec le couteau ; on fait de ce mélange 
une efpèce de pâte que les Sauvages 
trouvent délicieufe ; c’eft le pla le plus 
fin dans ‘un feftin Groenlandois. C’eft 
à cort que quelques Voyageurs ont afluré 
que ces Sauvages buvoient l'huile de 
Baleine , & qu’ils en faifoient leur boif- 
fon ordinaire ; ils confervent cette huile 
pour leurs lampes, pour apprèter leurs 
mets, & vendent le refte. Ils mangent 
avec plaifir du Hareng fec, trempé dans 
la graifle du Chien de mer; c'eft dans 
éette graifle qu'ils fonc cuire ‘aufi 

quelquefois 


DANS. LES MERS DU NORD. 38$ 
quelquefois leur poiflon. Leur unique 
boiflon eft l’eau douce qu'ils tiennent 
dans leurs huttes, dans des vafes de 
cuivre, ou dans des fceaux de bois ; 
ils les font eux-mêmes trés-proprement , 
& ils les ornent de cercles faits d'os 
de Poiflon , pliés, avec beaucoup d'art 
& d'adreffe. Ils ont foin de tenir ces 
vafes toujours pleins; à cer effer, ils 
changent l’eau tous les jours , ils vont 
la chercher dans. des outres faites de 
peaux de Chien de mer. Leur eau de- 
viendroit bientôt chaude dans Jeurs 
hurtes, à caufe de la chaleur que la 
flamme des lampes y répand. Pour parer 
‘à ce grand inconvénient, ils ont foin 
d'y jeter une pièce de glace ou, une 
grofle boule de neige. 

Ce peuple eft très-mal- -propre ; ; mais 
cette mal-propreté fe, fait fur-tout re- 
marquer. dans leurs repas. Raremenr 
les femmes prennent la peine de laver 
les plats & les marmites ; les chiens 
font chargés de cette befogne , & on 
n’y regarde pas après eux ; ils n’ont foin 

Tome IT. _ Bb 


386 HISTOIRE DES PÈCHES 

que de leurs pots de marbre bâtard. 
Leurs plats font des petites planches 
de bois fans rebords ; ils y dreffenc 
leur viande & leur poifflon, après avoir 
avalé la fauce dans laquelle ces mers 
ont été cuits; ils fe fervent de cuillers 
d'os ou de bois. Quant au poiflon & 
à la viande defféchés , ils n’y regardent 
pas de fi près; 1ls les mettent fur une 
nape de vieux cuir de Phoque, étendue 
devant eux fur le pavé de leur hutte 
ou de leur tente. Ils prennent la viande 
ou le poiffon avec leur main droite, 
& la déchirent à belles dents, ou avec 
leurs ongles; on peut les comparer aux 
Chiens dans cet exercice, & certes la 
comparaifon eft très-jufte. Leur couteau 
ne leur fert, dans cout le repas, qu’à la 
place de ferviette ; ils en récurent leurs 
dents , ils raclent léurs mains & leurs 
doigts, ils en frottent même leurs lèvres 
huileufes. Après s'être ainfi nétoyés, 
ils fe lèvent & le repas eft fini. Lors 
mème qu'ils fuent , ils raclent foigneu- 
fement la fueur de leur vifage avec le 


DANS LES MERS DU NORD. 387 
couteau , & la dirigent toujours vers. 
la bouche. Ils ont grand foin d’avaler 
cette crafle gluante , fans doute pour 
ne rien perdre. Lorfqu'ils veulent traiter 
un Européen en grande cérémonie, ils 
lèchent avec beaucoup de foin le mor- 
ceau qu’on lui deftine , afin de le nétoyer 
de toute la graifle & de cout le jus qui 
y reftent attachés en fortant de la mar- 
mite ; ils le préfentent enfuite à leur 
hôte, & ce feroit leur faire un très- 
grand affront, non-feulement de le re- 
fufer, mais même de le recevoir avec 
une efpèce de répugnance. Tous les 
Sauvages fe reflemblent par cette dé- 
licatefle particulière, & il n’en eft aucun 
qui ne fe fcandalife d’un refus. 

_ Les Groenlandois n’ont pas précifé- 
ment d'heure fixe pour leurs repas ; 
‘ils mangent lorfqu’ils ont faim ; cepen- 
dant , dans l’été, ils ne font ieur repas 
que vers le foir , au retour de la chafle 
ou de la pêche ; ils ont l’attention d’in- 
viter leurs voifins, lorfque ceux-ci n’ont 
rien pris, ou tout au moins de leur 


B b 2 


388 HisToiRE DES PÉCHES 
envoyer de quoi manger, lorfquelachaffe 
ou la pêche n’ont pas été heureufes pour 
eux. Les hommesmangenten particulier, 
maisles femmesn’y perdentrien ; comme 
ce font elles qui apprêtent le repas, & 
que tout pañle par leurs mains, elles ne 
s’oublient pas, & elles fe régalent très- : 
fouvent à l’abfence des hommes, & 
même au détriment de la portion de 
leurs maris. Leur plus grand plaifir eft 
de voir alors leurs enfans fe remplit 
leftomac, au point qu'ils n’en peuvent 
plus, & qu'ils font fuffoqués par la grande 
quantité des alimens dont ils fe font 
gorgés; ils roulent fur le pavé , fe 
vautrent & preflenc leur ventre contre 
terre ,afin de lui donner plus de capacité, 
& pouvoir recogmencer à le remplir. 
D'après cette efquifle , peut-on dire 
que ce peuple eft heureux , ou qu'il 
eft malheureux ? Il s'embarraffe fort peu 
du lendemain ; lorfqu’il a dé quoi manger 
devaut lui avec abondance, il ne fe lève 
jermais que lorfque tout eft dévoré , 
dut-il refter plufeurs heures de fuite 


DANS LES MERS DU NORD. 389 
à table. Lorfqu'il eft bien repu, 1l fe 
lève pour danfer, & il fe réjouit dans 
l'efpoir que la mer lui fournira tous 
les jours de quoi fatisfaire à fes befoins 
les plus preflans. Le Groenlandois paie 
chérement cet excès de bonne chère & 
fon intempérance. À l’approche de la 
mauvaife faifon , lorfque, fur-rout, les 
Phoques difparoiffent pour deux ou trois 
mois ; lorfque l'air fe réfroidit au point 
qu'il n’eft plus poflible de fortir pour 
la pêche ou pour la chaffe ; lorfqu’en- 
fin quelque accident imprévu amène 
la difette, le Groenlandois, crifte & 
rèveur , refte quelquefois plufeurs jours 
de fuite fans manger ; ou, s’il fe fubf- 
tante, ce n’eft qu'avee un peu de 
moufle ou de goemon qu'il trouve par 
hafard. Très-fouvent fa mifère s’accroit® 
au point qu'il eft obligé de manger fes 
fouliers & les peaux qui lui fervent à 
couvrir fes tentes pendant la belle faifon. 
Pour rendre cet aliment groflier un peu 
fouple , il le fait tremper dans l'huile 
qu'il avoit deftinée à l'entretien de fes 

‘Bb :3 


390 HISTOIRE DES PÈCHES 
lampes ; & , de cette manière, 1l pro- 
longe une vie miférable qu'il eft con- 
tinuellement en danger de perdre , 
faute de provifions de bouche. 

Cependantces Sauvages mangentavec 
plaifir certains mets en ufage chez les 
étrangers ; ils trouvent le pain, le gruau, 
les pois , les féves, le riz & le ftokvis 
excellens, la plupart ne s’y accoutume 
même que trop tôt. Ils ont une ré- 
pugnance décidée pour le porc, & ils 
en donnent pour raïfon, que cet animal 
fe nourrit d’ordures. Il eft en effet fingu- 
lier que les peuples les plus fales aient 
eu de tout temps une averfion infur- 
montable pour la chair de cet animal, 
& qu’au contraire ceux qui fe piquent 
d'une extrême délicarefle & d’une pro- 
preté exceflives, mangent de cette chair, 
& qu'ils en faflent des mets exquis. 

Les Groenlandois avoient aufli un 
dégoût abfolu pour toutes les liqueurs 
fortes qu'ils appellent fimplement de 
Peau ; le commerce avec les Européens 
a fait abfolument difparoïitre cette 


DANS LES MERS DU NORD. 39r 
répugnance, & ceux qui font à portée 
d’en faire ufage, en boivent avecplaifir, 
fur-tout lorfque ces liqueurs ne leur 
coûtent rien. Ils s’accoutumeroient aufli 
très-facilement à fumer du tabac, s'ils 
pouvoient s’en procurer abondamment 
pour rien, mais ils en manquent très- 
fouvent ; ils en confervent dé préfé- 
rence les feuilles pour les faire fécher 
au feu; lorfqu’elles font au point de 
pouvoir être réduites en poudre , ils les 
jettent dans un mortier, & les y pilent 
pour en faire du tabac en poudre. Ils con- 
tractent cette habitude dès leur plus 
tendre jeunefle ; elle devient impérieufe 
pour eux; il feroit peut-être dangereux 
qu'ils fe privaflent du tabac. Ils font fu- 
jets à jeter une quantité prodisieufe d’hu- 
meuts par les yeux, & l’ufage du tabac 
doitnéceffairementfacilicer l'écoulement 
de ces humeurs, & foulager les yeux qui, 
s’en trouvant trop furchargés, ne pour- 
roient peut-être plus fuffire à cette dan- 
gereufe fonéion. 


Bb 4 


392 HISTOIRE DES PÊCHES 


CFD LT RUE" 26 DEAN 
De l’Habillement des Che 


Ces Sauvages ont été infiniment mieux 
traités par la nature, par rapport à leurs 
vêtemens, que par rapport à leur nour- 
riture ; elle ne leur accorde celle-ci 
qu'avec beaucoup de parcimonie , & leur 
a prodigué les fourrures pour couvrir leur 
nudité & pour fe garantir de l’âpreté du 
climat fous lequel elle les à placés. Leur 
habit de deflus eft une efpèce de robe 
faite de plufeurs peaux de Chien marin, 
ou de Renne, jointes énfemble par une 
couture très-ferrée & en général très- 
proprement faite ; ils paflent cette robe, 
comme nous pañons nos chemifes. Au 
col de cette robe eft attaché un capu- 
chon, dont ils font ufage pendant le 
plus grand froid, ou lorfque le remps eft 
exceflivement humide : cet habit ne def- 
cend aux hommes qu’à moitié cuifles; il 


DANS LES MERS DU NORD. 393 
eft très-ample ; mais comme il eft fermé 
par devant & par derrière , 1l eft très- 
chaud. Ils portent, en guife de chemife, 
une tunique faite de peaux d'Oifeaux de 
er , dont le duvet eft en-dedans ; ordi- 
nairement néanmoins cette chemife eft 
de peaux de Renne : lorfque cet animal 
n'étoit pas rare, ils deftinoient à cet 
ufage les plus belles & les plus fines four- 
rures; mais depuis un certain temps, à 
peine les Groenlandoifes les plus riches 
peuvent-elles s’en procurer. L’étoffe or- 
dinaite des habits des Groenlandois n’eft 
autre chofe que de peaux de Phoques ; 
ils ont l'attention de réferver les plus 
rudes pour les habirs de deffus, er de 
mettre toujours le côté le moins doux 
en-dehors. Ils bordent ces habits de ban- 
des de cuir rouge apprêté à cette fin; ils 
en recouvrent auf toutes les coutures; 
quelquefois ces galons font blancs. Ces 
Sauvages ont le fecret d'apprèter, pour 
cet ufage, lés peaux de Chien de mer: 
c'eft dans ces bordures qu'ils font con- 
fifter leur luxe, comme les Européens le 


394 HISTOIRE DES PÈCHES 
font confifter dans les galons d’or & d’ar- 
gent. Depuis que les Européens fré- 
quententles côtes du Groenland, l’ufage 
des chemifes de toile, de coton & de. 
drap s’eft introduit chez ceux de ces 
Sauvages qui commercent avec eux; 
mais la façon n'a pas changé & leurs 
chemifes font toujours taillées felon lan- 
cien ufage. Leurs culottes font de peau 
de Phoque ou de Renne ; elles font très- 
courtes ; 1ls font leurs bas avec la peau 
des plus jeunes Phoques, & autant qu’ils 
peuvent avec celle de ces animaux morts- 
nés. Leurs fouliers font faits d’un cuir 
noir préparé, mais très-fouple ; ils les 
actachent à leurs piedsavec des courroies 
qui, faifant le tour de la cheville, paf- 
fent fous la plante du pied, & fe nouent 
en deffus; les femelles débordent de 
deux doigts devant & derrière, mais un 
peu recourbées en dehors: ces fouliers 
fans talons font très-proprement faits. 
_ Les Groenlandois, enrichis par le com- 
merce, portent des chapeaux, des bas 
& des culottes de laine. 


DANS LES MERS DU NORD. 395$ 
L’habillement que nous venons de dé- 
crire eff le coftume ordinaire de ces Sau- 
vages dans leur ménage; leur habit de 
mer eft un peu différent: il confifte en 
un manteau noir de peaux très-uuies de 
Phoques ; ce manteau les garantit abfo- 
lument de l’eau; ils paffent par-deflus 
leur gilet ordinaire, une chemife faite 
des membranes des inteftins des Chiens 
de mer; cette chemife les préferve du 
froid, & l’eau ne peut pas la pénétrer. 
Leur habit de pêche confifte en une 
vefte , culotte, bas, fouliers & capuchon 
faits d’une feule pièce & qui s'ajufte 
parfaitement au corps; il eft fait de peau 
de Chien de mer, très-unie & fans poil; 
le Groenlandois s’y enfevelit, pour ain 
dire, tout vivant; il et coufu avec tant 
de précaution, qu'une feule goutte d’eau 
ne peut pas y entrer : on pratique une 
petite ouverture à l'endroit où 1l couvre 
la poitrine ; c’eit au moyen de cette ou- 
verture que le Sauvage introduit dans 
fon cicophante autant d’air qu’il en faut 
pour le foutenir dans l’eau & ne pas 


396 HISTOIRE DES PÊCHES 

courir le risque de fe noyer. Après cette 
opération, le trou eft fermé avec une 
petite cheville de bois qui s’y adapte de 
façon à ne pouvoir en fortir d’elle-même; 
le plongeur defcend & remonte fur l’eau 
à proportion qu'il introduit plus ou moins 
d'air dans cette efpèce de veflie, dans 
laquelle il fe renferme; ainfi affublé, 
le Sauvage fe jette hardiement dans la 
mer, & y refte aufli long-temps qu'il 
veut, fans courir rifque de fe noyer. 
L’habillement des femmes diffère peu 
de celui des hommes. Cette différence 
confifte feulement en ce que leur habit 
eft plus haut par derrière & remonte juf- 
qu'à la nuque; conféquemment le ca- 
puchon fe trouve attaché plus haut: il 
eft aufli taillé un peu différemment par 
le bas , depuis la hanche jufqu’au-deflous 
du genou. Les deux pièces dont il eft 
compofé fe terminent infenfñblement en 
pointe arrondie, & finiflent en forme de 
chafuble ; ces pointes font ourlées avec 
du fil rouge ; les femmes portent cale- 
çon & culotte ; celle-ci, & les fouliers 


DANS LES MERS DU NORD. 397 
doivent être , autant qu'il eft poflible, 
de peau rouge ou blanche. Ces ajufte- 
mens fonc ornés d’une bordure très- - 
fimple , mais bien faire, qui leur donne 
beaucoup d'agrément. Les mères qui 
nourriflent leurs enfans , ont encore une 
efpèce de manteau très-ample, dans 
lequel elles portent leur nourriflon : ce 
manteau, très-chaud & très-commode, 
fert de berceau & même de langes à leurs 
nourriflons ; elles les y mertent vrout 
nuds; pour que l'enfant y foit en sûreté, 
ce manteau eft attaché à l'habillement 
ordinaire, par le fond, au moyen d’une 
ceinture de cuir, qui s'attache par devant 
avec une boucle, ou fitnplement par un 
nœud. Leurs habirs dé ménage fontfales 
& puans; mais elles ont foin, aurant 
qu’elles peuvent, de tenir propres leurs 
habits de gala. 

Les hommes portent les cheveux 
courts ; quelques-uns les coupent très- 
près du front, pour qu’ils ne tombent 
pas fur les yeux & ne les incommodent 
pas dans leur travail. Il feroit honteux 


398 HISTOIRE DES PÊCHES 

pour une femme de fe faire rafer-la tête. 
ou même de faire couper fes cheveux , 
à moins que ce ne foit pour porter le 
grand deuil de fon mari, ou en figne de 
veuvage , & pour avertir qu’on ne doit 
plus la rechercher en mariage, y ayant 
renoncé pour toujours. Les femmes re- 
trouflent leurs cheveux fur la tête, en 
en faifant deux grandes boucles ; elles 
donnent à lune la forme d’une houpe 
très-large, fur laquelle l’autre, un peu 
plus petite, vient s'attacher : cette. fri- 
fure eft adroitement faire ; elle eft ornée 
quelquefois de petits morceaux de verre 
qui y donnent un nouvel agrément. Les 
femmes Groeniandoifes n’ont pas d’au- 
tres diamans ; elles en font des colliers, 
des braflelets &. des boucles d'oreilles ; 
elles fe croient très-richement parées 
avec cet ajuftement fimple & qui ne 
laifle pas de leur donner un certain relief. 
Le luxe néanmoins commence à fe glifler 
chez ces femmes Sauvages, & les plus 
- riches ceignent leur front d’un ruban de 
fil ou de foie ; mais elles le placent de 


DANS LES MERS DU NORD. 399 
façon que les brillans dont leur coëffure 
eft enrichie , n’en foient pas cachés ; ces 
morceaux de verre forment le plus pré- 
cieux de leur parure. 

Les Groenlandoifes les plus Évaueteés 
portent, fur leur vifage , une efpèce de 
broderieartificielle ; elle eft douloureufe 
à la vérité, mais la vanité triomphe de 
tout : on paîle une aiguille garnie d’un 
fil noirci à la fumée de la lampe, entre 
peau & chair, depuis la pointe du men- 
ton jufqu'4 l'extrémité fupérieure des 
joues, & cout autour de la main & même 
du pied ; ce fil fe décharge, en paffanc, 
du noir de fumée qui s’y étoit attaché, 
& marque par-tout une trace noire qui 
ne s’efface jamais. Les mères font cette 
opération douloureufe à leurs filles dès 
la plus tendre jeuneffe; elles veulent les 
mettre à l'abri, par À, du malheur de 
n'être pas recherchées en mariage. Crantz 
aflure que les Groenlandoifes qui ont 
recu le baptême; renoncent à cette 
vanité du monde ; il eft un des plus puif- 
fans moyens pour exciter l’incontinence 


400 HISTOIRE DES PÈCHES 
des hommes. Peut-être que par-tout 
ailleurs ce moyen fufliroit pour en- 
laidir une femme & pour la fouftraire 
aux empreflemens d’un amant incon- 
tinent. | 
Les Groenlandois pouflent la mal- 
propreté jufqu’à ne jamais fe laver; en 
fortant de la mer, ils lèchent leurs doigts 
& fe peignent comme les chats; 1ls frot- 
tent leurs yeux pour les effuyer & pour 
adoucir les cuiflons que l’eau de la mer 
occafionne toujours. Les Groenlandoifes 
fe lavent à la vérité , mais c’eft avec leur 
urine ; elles penfent que cette ablution 
eft propre à faire croître leurs cheveux, 
& à leur donner un parfum agréable; 
l'urine eft leur eau de fenteur , de préfé- 
rence : lorfqu’une jeune Groenlandoife 
s’eft ainfi parfumée, on dit d'elle : Æ7e 
fent bon comme une demoifelle. Niviar fr 
ac fuar necks. 


CHAPITRE 


DANS LES MERS DU NORD. 401 


CHEPTTRE X LVL 
Huites & Tentes des Groenlandoïs. 


L ES huttes font les maifons d'hiver 
des Groenlandois ; ils habitent fous des 
rentes pendant la belle faifon qui eft leur 
été. Les huttes ont deux brafles de lar- 
geur , & depuis quatre jufqu’à douze de 
longueur ; la hauteur eft de fix pieds. 
Bien loin de’ creufer dans la terre ces 
maifons d'hiver, comme l'ont faufflement 
avancé quelques voyageurs, ces Sau- 
vages choififlent, au contraire , des élé- 
vations pour y affeoir leurs cabanes : ils 
donnent même la préférence à un pla- 
teau de rocher efcarpé, pour être à l'abri 
de la fonte de la neige, qui, au com- 
mencement de l'été, inonde les lieux 
bas. Ils fe logent toujours, autant qu'ils 
peuvent, au voifinage de la mer, pour 
être plus à portée de leur pêche; l'entrée 


\ 


des cabanes fait toujours face à la mer, 


Tome IL. die Ev 


402 HISTOIRE DES PÊCHES 

qui fournit à leur fubfftance. Les murs 
de ces cabanes ont une brafle d’épai- 
feur ; 1ls font faits de pierres amoncelées 
les unes fur les autres; les interftices font 
remplis de terre & de moufle. Lorfque 
les murs font élevés, on met une feule 
poutre qui porte fur les deux murs de 
clôture, dans toute la longueur de la 
cabanne ; fi la poutre eft trop courte, on 
l'alonge avec des pièces de bois qu'on 
lie fortement, au moyen de longues 
courroies de cuir ; ces alonges font fou- 
tenues en-dedans par des étançons; cette 
poutre foutient toute la charpente; des 
côtes de Baleine , pofées de diftance en 
diftance, en font les folives; elles portent 
par un bout fur le mur, & par l’autre 
fur la poutre maïtrefle ; quelquefois 
elles vont d’un mur à l’autre , & portent 
par leur milieu fur la poutre. On rem- 
plit les interftices de lates aflez minces; 
le tout eft recouvert de brouflailles où 
de ronces : voilà le toit prêt à recevoir 
fa couverture. On y jette de la terre 
groflière à la hauteur d’un pied, & 


DANS LES MERS DU NORD. 403 
celle-ci eft recouverte par d'autre plus 
fine & plus légère, qui remplit les interf- 
tices de la première. Au moyen de cetre 
précaution , le toit reflemble aflez à 
une platte-forme unie que la gelée con- 
folide & raffermit. 

Ces maifons font aflez folides pendant 
tout le temps du grand froid & de la 
gelée ; mais la pluie & la fonte de 
la neige les détériorent au point que, 
l'automne d’après , on eft obligé de 
refaire les murs à neuf. Il n’y a nf 
portes , ni cheminées à ces cabanes ; 
un corridor de deux ou trois brafles 
de largeur , ménagé à l'entrée de la 
cabane, forme une efpèce de voûte 
faite de pierres & de terre ; elle fert 
de courant à l’air, au moyen duquel 
celui-ci fe renouvelle continuellement 
- dans la cabane ; le vent , cependant, 
ni le froid ne pénétrent jamais par ce 
paflage : il eft terminé par une forte 
d’équerre ‘donc l'ouverture eft placée à 
côté ; ce paflage eft fi bas, qu'il faut 
y entrer à quatre pattes , & le parcourir 

Cola 


404 HISTOIRE DES PÊCHES 

ainfi jufqu’à l’entrée de la hutte à la- 
quelle 1l fert d’avenue. Les murs font 
capiflés , en dedans, de vieilles peaux de 
Chien marin, qu’on emploie à cet ufage 
après les avoir fait fervir pour les tentes; 
elles font attachées aux murs avec de 
petits clous faits avec des côtes de 
Phoque ; elles préfervent de l'humidité, 
& c’eft pour cette raifon qu’on en garnit 
aufli le plafon de la cabane. Depuis 
le milieu de la cabane jufqu'au mur 
de derrière , règne un banc d’un pied 
de haut au-deflus du niveau du pavé; 
ce banc eft divifé en plufñeurs fec- 
tions, au moyen des peaux attachées 
aux étançons qui foutiennent la poutre 
maïtrefle qui porte toute la toiture ; 
ces cloifons donnent autant de chambres 
qu'il y a de féparations ; on les prendroit 
pour des loges d'animaux. Chaque mé- 
nage à fon appartement féparé ; on 
trouve dans chacune de ces cabanes 
jufqu'a dix familles réunies fous le 
même toit ; les bancs recouverts de 
peaux leur fervent de lit pour la nuit, 


DANS LES MERS DU NORD. 405 
& de fiége pour le jour : les hommes 
s’affeoient fur le bord, les jambes pen- 
dantes ; les femmes s’y tiennent les 
jambes croifées comme les tailleurs fur 
leurs établis. L’occupation des hommes 
eft de faire des uftenfiles de pêche ou 
de ménage ; les femmes préparent à 
manger , font les habits & les fouliers. 
Le jour entre dans la partie antérieure 
de la hutte, par une fenêtre de deux 
pieds en quarré ; des inteftins de Poiflon, 
préparés & très-tranfparens, en forment 
la vitre; elle eft impénétrable au vent & 
à la neige. C’eft fous cette fenêtre, 
qu’on loge les étrangers ; il y a dans 
cet appartement, comme dans les autres, 
un banc qui fert de lit & de chaife. 
Chaque ménage a fon feu particulier- 
Un bloc de bois, recouvert d’une large 
pierre, & appuyé au pilier de fépara- 
tion, porte un trépied; fur celui-ci 
eft placée la lampe qui eft de cette 
efpèce de marbre bâtard; cette lampe 
a la forme d’un croiflant ; elle eft in- 
cruftée dans une planche de forme 


VER 


406 HISTOIRE DES PÊCHES 

elliptique ; cette boîte reçoit l'huile qui 
découle , & elle empêche qu’elle ne 
foit perdue. La mèche eft faite d’une 
moufle fine , qui brule fi bien , que 
tout l'appartement eft éclairé de la feule 
lueur de fa flamme ; cette méche , ou 
plutôt cette poignée de moufle ardente, 
a encore la propriété de réchauffer la 
cabane entière ; la chaleur de cette 
flamme eft même à un degré aflez fort, 
pour faire bouillir un chauderon de mar- 
bre fufpendu au plafond par quatre 
cordes, un peu au-deflus de la lampe. 
Cette marmite, d’un pied de haut, fur 
fix pouces de diamètre , fuffit pour cuire 
les alimens d’un repas ordinaire d’un 
ménage entier. C’eft au feu de cette 
lampe que les Sauvages sèchent tous 
leur habits de chafle & de pêche; on 
les accroche à un porte - manteau fuf- 
pendu au plafond , à une petite diftance 
de la flamme. Les lampes des Groen- 
landois | continuellement allumées , 
donnent une chaleur plus uniforme que 
les poëles d'Allemagne ; elles font plus 


DANS LES MERS DU NORD. 407 
faines , ne fument prefque pas, & il 
n’y a aucun danger qu’elles mettent le 
feu à la cabane. Cependant 1l feroit 
bien difficile pour un Européen, de s’ac- 
coutumer à ces prifons lugubres, dont 
l'infection eft au-deflus de tout ce qu’on 
peut en dire : l'odeur forte des lampes, 
celle du poiflon & de la viande que l’on 
fait cuire dans les marmites, celle des 
peaux qui tapiffent les murs intérieurs 
& le plafond, & fur-tout celle de l'urine 
qu'on répand fans fe gêner dans la 
cabane même, ou qu’on y ramafle dans 
des baquets , rendent lhabitation de 
ces huttes plus infupportable pour les 
étrangers , que les prifons les plus in- 
fetes de l'Europe. Cependant cette 
mauvaife odeur ne doit pas beaucoup 
nuire à la fanté, puifque les Groen- 
landois y vivent plus de la moitié de 
l'année fans prefque en fortir, & qu’ils 
s'y portent bien. Contens dans leur 
pauvreté , 1Îls fe croient heureux pourvu 
qu'ils aient de quoi manger; ils le font 
en effet mille fois plus que ces opulens 

CC 4 


408 HISTOIRE DES PÊCHES 

de la terre , dont l'ambition eft infa- 
tiable au fein des richefles, de la mol- 
lefle & des plaifirs. 

À l'entrée de la cabane eft placée une 
efpèce de cuve de bois, dans laquelle 
les Groenlandois renferment tous les 
jours leur petite provifion de viande & . 
de poiflon ; car ils tiennent leur provi- 
sion d'hiver fous la neige en dehors de 
leur cabane, & tous les jours ils vont 
prendre ce qui leur eft néceflaire pour 
la journée. Tout près de cette caifle, 
font fufpendus à un pilier, les Kajaks, 
ou barelets, les uftenfiles & les armes 
de pêche & de chafle. Les Groenlan- 
dois fe renferment dans leurs cabanes 
vers Ja fin de Septembre & n’en fortent 
qu'a la fin d'Avril ou au commencement 
de Mai. C’eft dans ce temps que la fonte 
de la neige détériore les huttes, & que 
les Sauvages, forcés de les abandonner, 
fe retirent fous des tentes pour y pañler 
Ja belle faifon. 

Voici quelles font les dimenfons des 
tentes des Groenlandois. Ils choififlent 


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DANS LES MERS DU NORD. 409 
un terrein uni qu'ils pavent de pierres 
plates dont ils forment un quartré long. 
Ils y plantent dix à quatorze folives ou 
côtes de baleines; elles portentune efpèce 
de chaflis qui les lie & les foutient toutes 
à la hauteur d’un homme, il leur fert 
de ciel : cette charpente eft recouverte 
de peaux de chien de mer doublées; les 
plus riches Sauvagestapiflentleurs tentes 
de belles peaux de rennes. Celles qui 
couvrent la tente & qui tombent jufqu'a 
terre, y font aflujetties par des pierres 
& de la moufle , afin que le vent ne 
puifle pas s’y introduire & renverfer la 
rente. L'entrée eft fermée par un rideau 
de boyaux de poiflon très - artiftement 
faic & tranfparent; il a une bordure de 
fil bleu & rouge ; les anneaux font de 
peau blanche ; ce rideau fuffit pour 
mettre à l'abri du vent. Ce veftibule 
donne à la grande porte d’entrée ; celle- 
ci fe ferme par une tapiflerie de peau 
de Chien de mer. On y conferve les 
provifions, on y place les baquets d’ai- 
fance. Les cuifines font en dehors des 


410 HISTOIRE DES PÈCHES 
centes en plein air; c’eft dans la belle 
faifon qu’on fait ufage de marmites de 
cuivre & du bois à brüler pour apprêter 
à manger. La mère de famille a fa toi- 
ette dans un des coins de la tente ; 
elle étale fes nipes & fes beaux ajufte- 
mens à un porte - manteau fous un large 
rideau de peau blanche, dont la broderie 
en fil de diverfes couleurs, repréfente 
diverfes figures aflez fingulières. 
Chaque ménage a fa tente; mais les 
riches logent jufqu’à trois ou quarre fa- 
milles pauvres, auxquelles elles font 
apparentées : on trouve dans ces grandes 
tentes, jufqu’à vingt perfonnes. Les lits 
& les autres meubles font difpofés dans 
les tentes comme dans les cabanes ; il y 
règne cependant plus de propreté & plus 
d'ordre. On n’y éprouve pas autant de 
chaleur, & on n’y eft pas autant incom- 
modé par l'infection de l'air intérieur. 
Les Groenlandois s'y dédommagent des 
incommodités de l’hiver, & il eft vrai de 
dire qu'ils y reffentent à un certain de- 
gré, l'agrément de leur belle faifon. 


DANS LES MERS DU NORD. 41f. 
On fouffre peut-être moins fous ces 
tentes & dans ces tanières infeétes au 
Groenland , que dans les fables brülans 
de la Lybie , ou même dans les plus belles 
contrées de l’Afie; ici, il eft vrai, une 
gelée prefque éternelle porte la ftérilité 
jufques dans les entrailles de la terre, 
& lui permet à peine de poufler quel- 
ques ronces inutiles ; là, une chaleur 
brülante deflêche les fources , & elle eft 
prefque toujours accompagnée d’une 
pefte cruelle qui emporte la moitié des 
habitans. Si quelquefois la pefte femble 
donner quelque relâche aux peuples 
qu’elle afige , d’autres maladies épidé- 
miques, non moins défaftreufes , les 
emportent avec autant de violence & de 
fureur : on trouve au Groenland peu de 
ces plaifirs dont la jouiffance eft pénible ; 
en Âfie, il s’en faut bien que les jouif- 
fances foient proportionnées aux defirs 
variés des cœurs paflionnés pour la mol- 
leffe ; là, la peine qu’on fe donne pour 
fe procurer les premières néceflités de la 
vie , les feules que les Groenlandois 


412 HISTOIRE DES PÊCHES 

ambitionnent, eft toujours couronnée du 
fuccès, & le Sauvage trouve toujours de 
quoi foulager fa mifère , parce qu'il fait 
fe contenter de peu ; ici, les pañlions &c 
les defirs, excités par une imagination 
féconde & toujours fixée fur le fan- 
tome des jouiffances de la mollefle, ne 
trouvent aucun aliment propre à les cai- 
mer un inftant ; en un mot, les Groen- 
landois poffédent peu, mais ils poffèdent 
tout ce dont ils ont befoin ; & la plupart 
des autres peuples vivant dans la plus 
grande abondance, manquent fouvent 
du pur néceffaire, & font pauvres de 
leur richefle même. Quoiqu’'en général 
perfonne de nous ne voulut s’expatrier, 
pour aller fixer fa demeure au pied des 
rochers de glace du Groenland , combien 
cependant de nos pauvres ouvriers, jout- 
naliers, foldats même, & habitans des 
campagüues s’y trouveroient infiniment 
mieux que parmi nous; combien n’en 
eft-1l pas qui très-fouvent defireroient 
être nés fous la zone glaciale, & y 
vivre par préférence à leur malheureufe 


DANS LES MERS DU NORD. 413 
patrie, fi, dans l’excès de leur misère, 
ils étoient en état de comparer la vie des 
Sauvages du Nord à celle qu’ils traînent 
eux-mêmes dans la plus douloureufe 
indigence ! 


414 HISTOIRE DES PÈCHES 


G HP: ET RES KE AE LE 


Arts & Sciences des Groenlandors. 


On ne s'attend pas, fans doute, de 
trouver chez un peuple fauvage, tel que 
celui que je viens de defliner, des arts 
perfettionnés , des fciences profondes & 
fublimes : les Groenlandois font peut- 
être les plus ignorans , les plus bornés 
& les moins fufceptibles de civilifation 
de tous les Sauvages connus. Les Mif- 
fionnaires même que le Dannemarck 
leur envoie pour leur prêcher l'Évangile, 
n’ont pu parvenir encore à développer 
en eux le plus petit germe d'aptitude 
pour nos arts & nos fciences; leur intel- 
ligence toujours groflière, femble ce- 
pendant s’être un peu dégourdie ; ils font 
moins ftupides qu’ils n’étoient ; mais les 
progrès de l’efprit font fi lents chez les 
Groenlandois, qu’on peut conclure dés 


DANS LES MERS DU NORD. 415 
aujourd’hui qu'ils font tout ce qu'ils 
peuvent être. 

La langue de ces Sauvages eft très- 
pauvre, très-imparfaite ; les mots fonc 
longs & compofés en général, de beau- 
coup de fyllabes ; ils parlent du gofier; 
ce qui fait que, même lorfqu'ils s’ex- 
priment dans une des langues des Euro- 
péens , dont ils ont appris quelques ex- 
preflions, 1ls font prefque inintelligibles; 
ils fuppléent au défaur des expreflions de 
leur propre langue, par des geftes ; on 
peut dire qu’alors il eft bien plus aifé de 
les comprendre que lorfqu’ils parlent. 
On affure que leur dangue n’a aucun 
rapport avec celle des autres peuples 
du nord, excepté avec celle des Efqui- 
maux , qui paroiflent être leurs frères 
& la tige originaire d’où font fortis les 
Groenlandois. 

Ce peuple n’a pas de poffie propre- 
ment dite, ou du moins elle eft auf 
imparfaite que les arts & les fciences 
qui lui font propres ; il a cependant 
certains mots plus cadencés &une efpèce 


416 HISTOIRE DES PÊCHES 
de rime qu’il emploie quelquefois avec 
une forte de grace. 

Les Groenlandois ne comptent que 
par leurs doigts, & ne comptent que 
jufqu'à vingt, encore n’ont-ils pas des 
mots particuliers pour s'exprimer juf- 
qu'à vingt; ils n’en ont que pour dire 
un, deux, trois, quatre, cinq. Ainf, 
pour dire vingt, ils difent quatre fors 
czng, ou plutôt 1ls montrent quatre 
fois cinq doigts de la main; pour compter 
jufqu’à cent, ils montrent cinq fois leurs 
vingt doigts , ou ils difent czrg hommes , 
parce que cinq hommes ont cent doigts 
entre eux tous; ils ont cependant des 
mots pour exprimer dx , one & 
Jerxe. 

Ils font plus habiles dans la fcience 
de la Généalogie ; ils favent par cœur, 
& fans la plus petite erreur larbre 
généalogique de dix races de leur fa- 
mille , foit en ligne droite , foit en ligne 
collatérale ; il n’eft pas furprenant qu'ils 
foient toujours prêts à répondre fur leur 
defcendance particulière , leur intérêt le 

plus 


DANS LES MERS DU NORD. 417 
plus précieux eft attaché à la éonnoif- 
fance exacte de leurs ancêtres. Un pauvre 
Groenlandois ne périra jamais de faim, 
& ne manquera jamais du néceflaire, 
s’il eft en état de prouver à un Groen- 
Jandois riche , qu'il fort de la même 
famille que lui & qu’il eft fon parent, 
ne le füt-1il qu'au dixième degré, 
même par une branche collatérale. Ce 
peuple ne rougit pas d’avoir des pa- 
rens pauvres, & fe fair un devoir de 
les aflifter. 

Les Groenlandois ne favent ni lire 
ni écrire ; les efforts des Miflionnaires, 
pour parvenir à montrer à ces Sauvages 
ces deux arts, les plus utiles dans la 
fociété , ont été en pure perte. Les 
Groenlandois regardent le temps qu’il 
faut donner à l'étude des élémens de 
l'écriture & de la leéture, comme tout- 
à-fait perdu; & ils penfent pouvoir l’em- 
ployer beaucoup plus utilement à la 
pêche ou à la chafle. Ces Sauvages 
avoient fi peu d'idée de l'écriture , 
avant l’arrivée des Miflionnaires & des 


Tome IT. "5 d 


418 HISTOIRE DES PÈCHES 

Pêcheurs Européens, qu’ils furent épou- 
vantés lorfqu'ils virént des caractères 
tracés fur le papier ; 1ls ne pouvoient 
comprendre que le papier fut ur être 
parlant; c’eft l’expreflion donc. ils fe 
fervoient, On eut beaucoup de peine 
à les déterminer à toucher un papier 
écrit, où un livre; ils crurent y voit 
une efpèce de forcellerie ; les caractères 
noirs, tracés fur du papier bianc, leur 
parurent unenégromancie épouvantable. 
Lorfqu'un Miniftre Luchérien leur lifoit 
le Décalogue, ils étoient perfuadésqu’un 
Efprit familier parloit derrière lui. Ils 
font revenus de leur étonnement & 
de leur peur à ce fujet ; ils fe chargent 
avec plaifir de porter une lertre à plu- 
fieurs milles , parce que leur comnufion 
efttrès-bien payée; 1ls yattachent même 
une efpèce d'honneur, en cequ'ils s’ima- 
ginent être les porteurs de paroles, d’un 
homme à un aurre. Quelques-uns d’entre 
eux , néanmoins , & ce font ceux par- 
ticulièrement qui font un commerce : 
plus étendu , ont profité jufqu'à un 


DANS LES MERS DU NORD. 419 
certain point de l’utilité de l'écriture ; 
on en trouve qui en favent aflez pour 
écrire, avec du charbon noir fur une 
pièce de peau blanche, leurs demandes 
& la promefle d’acquitter leurs dettes. 
Ils favent fpécifier la quantité des mar- 
chandifes dont ils ont befoin; les jours 
qui s’écouleront , jufqu’à celui du paie- 
ment , & en un mot tout ce qui à 
rapport à un commerce réglé; ils en- 
voient ces factures de leur façon aux 
Fa@eurs Danois, & ceux-ci les com 
prennent aflez pour remplir exactement 
les commiflions qu'ils tesntens de ces 
Sauvages. 

Ils comptent le temps avec fi peu 
de précaution, que la plupart ignorent 
leur âge; 1ls comptent les années par 
les hivers, & les jours par les nuits. 
La raifon qu'ils en donnent n’eft pas 
fans fondement , puifque effectivement 
l'hiver fait les deux tiers de l’année, 
& que la nuit emporte les deux tiers 
de leur vie. Ils ne comptent que juf- 
qu’à vingt hivers ; arrivés à ce terme, 


Dd 2 


410 HISTOIRE DÉS PÊCHES 

ils fe perdent dans le calcul de leurs 
années. Ils ont fixé cependant, depuis 
quelque temps, des époques qui leur 
fervent à fixer aufli les événemens les 
plus remarquables de leur vie. La fon- 
dation d’un établiflement Danois, l’ar- 
rivée d’un Mifionnaire font pour eux 
de grands événemens; c’eft de ces deux 
principales époques qu'ils partent pour 
mettre quelque ordre dans leur chro- 
nologie particulière. Ils divifent les fai- 
fons de l’année d’une manière qui leur 
eft toute particulière. Ne connoiffant 
pas les équinoxes , ils fe règlent par le 
folftice d'hiver , qu'ils jugent arriver 
quelques jours plutôt que nous ne le 
fixons. Lorfqu'ils apperçoivent à la cime 
des rochers la foible lueur des rayons du 
foleil prêt à quitrer leur horizon, ils 
le confi‘érent un moment en filence, 
& célèbrent alors leur nouvelle année. 
De ce moment , ils comptent trois mois 
jufqu'au printemps, & fe préparent, 
après ces trois mois, à quitter leurs 
cabanes pour fe loger fous leurs tentes. 


DANS LES MERS DU NORD. 4121 
Le quatrième mois , c’eft-à-dire celui 
d'Avril , leur eft annoncé par l'apparition 
de certains Oifeaux, & par la ponte 
des Corbeaux ; le cinquième mois, ils 
reçoivent la vifite des Phoques qui com- 
mencent à reparoître avec leurs jeunes 
{ur leurs côtes. Les Canards fauvages 
leur annoncent le mois de juin ; alors 
la lune difparoït entièrement à leur 
vue, parce que l'éclat de la lumière 
du foleil obfcurcit abfolument celle de 
laftre de la nuit. Les Groenlandois 
ne pouvant plus compter alors , comme 
dans l'hiver, par les différentes phafes 
de la lune , comptent par le cours de 
l'ombre du foleil, qui leur eft indiqué 
par le fommet des hautes montagnes 
dont les pointes leur fervent d’aiguille 
folaire ; c’eft par ces prolongations variées 
de l'ombre, qu’ils comptent alors leurs 
jours. Pendant tout le temps que le 
foleil ne quitte pas leur horizon, ils 
mefurent la longueur de leurs jours, 
par la longueur de l'ombre qu'ils apper- 
çoivent à l’eft des plus hauts rochers. 


Dd ; 


422 HISTOIRE DES PÈCHES 
C'eft par la perpendicularité de ces 
ombres , ou par leur déclinaifon, qu'ils 
fonc avertis du retour des Phoques, 
du départ ou de l’arrivée de certains 
Poiflons & de certains Oifeaux , & du 
moment enfin où ils doivent plier leurs 
tentes & réparer leurs huttes pour s'y 
renfermer. 

Ïls divifent les parties du jour par le 
flux 8 le reflux dont ils attribuent l’action 
à la preflion de la lune ; ils divifent encore 
plus commodément les parties de la nuit 
par le lever & le coucher des étoiles. 
C'’eft là que fe borne toute leur fcience 
aftronomique fur la divifion du temps. 

Leur fcience fur la création & le 
mécanifme de l’univers , fe borne à 
des fables groffières que leurs Devins 
ont foin de leur inculquer comme des 
vérités qui méritent toute leur croyance 
& tout leur refpeët. Ils croient que la 
terre eft immobile fur fes fondemens, 
mais que ces fondemens tombant en 
lambeaux par leur vétufté, bientôt le 
globe entier difparoîtroit dans l’abyme, fi 


DANS LES MERS DU NORD. 423 
les Devins n’étoient continuellement à 
les réparer & à les étayer. Ces jongleurs 
entretiennent les Sauvages dans cette 
pitoyable crédulité, en leur montrant 
des gros morceaux de bois qu'ils pré- 
tendent être des débris des fondemens 
de la terre. Les Groenlandois prétendent 
que le firmament à fon pivot particu- 
lier, placé fur une haute montagne, 
fur lequel 1! roule continuellement en 
équihbre ; ils prétendenr aufli que tous 
les corps céleftes font autant de Groen- 
landois ou d'animaux enlevés au ciel 
par quelque accident particulier | & 
que la qualité des alimens dont ils 
fe nourriflent, détermine la couleur 
des étoiles qu'ils repréfentent. Les pla- 
nètes en conjonétion ne font, à leur 
avis , que deux femmes qui fe vifitent 
en fe querellant ; les comètes ne fonc 
aufli que des ames Groenlandoifes qui 
voyagent dans le ciel pour voir ce qui 
s’y pafle. Ils nomment la conftellation 
de la Grande Ourfe, la Renne ; les 
fepc étoiles dont elle eft compofée font 


D d 4 


414 HISTOIRE DES PÈCHES 

fept Chiens de mer qui pourfuivent un 
Ours. Cette conftellation fert aux Groen- 
Jandois pour leur annoncer le retour de 
la nuit. Ils prennent les deux Gemeaux 
pour la poitrine du firmament, & la 
conftellation d'Orion ; pour quelques 
hommes errans & qui fe font perdus 
fans pouvoir retrouver leur route , au 
retour de la chafle aux Phoques , & 
qui ont été enlevés dans les cieux. Le 
{oleil & la lune étoient frère & fœur. 
Jouant un jour avec d’autres enfans dans 
le cahos, Malina fatiguée des pourfuites 
de fon frère Anninga, trempa la main 
dans l’huile de la lampe qui éclairoit le 
cahos, & l’appliqua fur la figure d’Ax- 
ninga ; ellele marqua ainf pour pouvoir 
le reconnoïître lorfqu’il repafferoit de- 
vant la lampe. Après cette efpiéplerie, 
Malina vouloir prendre la fuite, mais 
fon frète la pourfuivit, jufqu’a ce qu’elle 
eût pris fon eflor vers le ciel, & elle y 
fut changée en foleil ; fon frère qui refta 
en chemin, parce qu’il étoit moins agile 
qu’elle, fut changé en lune ; il tourne 


DANS LES MERS DU NORD. 425 
continuellement autour d'elle, comme 
s’il fe Aattoit encore de pouvoir l’attein- 
dre. Lorfque Arninga, métamorphofé 
en lune, eft fatigué, qu'il n'en peut 
plus de faim, & que faute de manger, 
il eft devenu très-maigre, il s'arrête; 1l 
pofe fes armes de pêche & de chaffe fur 
un traîneau attelé de quatre Chiens, & 
s’abfente quelques jours pour reprendre 
de l'embonpoint; alors il reparoit gros 
& gras (1). La lune fe réjouit de la mort 
des femmes , & le foleil de celle des 
hommes : c’eft pour cette raifon que les 
hommes ferment la porte lorfqu’il y a 
éclipfe de foleil, & que les femmes la 
ferment pendant les éclipfes de lune. 
Anninga rode alors autour des cabanes 
pour enlever les peaux & les provifions, 
& pour donner la mort à tous ceux qui 
ne fuivent pas exactement, & avec la 
plus fcrupuleufe fidélité , les règles de 


(1) L’Extrême maigreur d’Anninga | repréfente le 
dernier quartier de la lune ; fon embonpoint & fa 
groffeur repréfentent la pleine lune, 


426 HISTOIRE DES PÊCHES 
conduite que les Devins prefcrivent aux 
Groenlandois. On cache aufli avec le 
plus grand foin les provifons ; leshommes 
fur-tout s’empreffent de porter fur le toit 
des cabanes, les meubles & les uftenfiles 
de cuifine; ils battent fur leurs chaude- 
rons pour épouvanter la lune, & pour 
lobliger à prendre la fuite & à aller 
reprendre fa place ordinaire dans le firma- 
ment. Lorfque l’éclipfe eft de foleil, les 
femmes prennent leurs Chiens par les 
oreilles ; s'ils aboyent, c’eft une marque 
certaine que la fin du monde n’approche 
pas encore, car, difent-elles, les Chiens 
créés pour l’ufage de l’homme, ont un 
certain preflentiment de l'avenir; mais 
fi ces animaux n’aboyoient pas , tout 
feroit perdu ; le monde fe décompofe- 
roit, &on n'y trouveroit plus de Groen- 
landois. On a grand foin de prévenir ce 
malheur en pinçantles Chiens, de façon 
à les faire crier, à force de leur faire 
mal. | 

Lorfque par hafardle tonnerre gronde, 
les Groenlandois croient que ce font 


DANS LES MERS DU NORD. 427 
deux vieilles femmes qui fe battent dans 
leur cellule aërienne pour la peau d’un 
Phoque qu'elles fe difputent. La cellule 
eft renverfée , les lampes fe brifent & fe 
répandent, & les éclairs ne font autre: 
chofe que le feu de ceslampes qui, alors, 
ferpente dans les airs. Ils font du refte 
très-ignorans en aftronomie. Les Groen- 
Jandois ne croient pas à l’aftrolosie, & 
fe mettent peu en peine de chercher 
l'avenir, en obfervant le ciel, le vol ou 
le chant des oifeaux. 


418 HISTOIRE DES PÈcHES 


C'IFRPPTR'ES SK NPTÉE 


Maladies & Remèdes des Grovale 


La médecine n’a pas fait plus de progrès 
au Groenland, que les autres fciences. 
Voici les maladies & les incommodités 
auxquelles les Groenlandois font fujets. 

Les vents qui foufflent avec violence 
dans les mois de Mai & de Juin, ainf 
que la réflexion des rayons du foleil fur 
la neige & fur la glace , leur occafionnent 
une fluxion très - douloureufe fur les 
yeux ; ils les ont alors très-enflammés 
& très-larmoyans. Pour prévenir cette 
incommodité , ils prennent un petit co- 
peau de bois très-mince, large de trois 
doigts & l’affujettiflent fur les yeux. 
Quelquefois ils y font pluñieurs petits 
trous pour fe conferver l’ufage de la vue, 
& diminuer feulement la force de la 
réverbération des rayons du foleil. Si 
Vincommodité devient infupportable, ils 


DANS LES MERS DU NORD. 419 
fe font une incifion au front qui produit 
l'effet d’une forte de cautère. Lorfqu'ils 
font affigés de la cataracte, ils appellent 
une femme qui en fait l'opération avec 
une aiguille courbe & un petit couteau 
deftinés à cet ufage; il arrive fouvent 
que cette opération ne réuflit pas, & 
que le patient s’en trouve beaucoup plus 
mal. Depuis que les Groenlandois font 
ufage du tabac en poudre , ils font moins 
fujets aux maux d’yeux. 

Les Groenlandois font fujets aux hé- 
morrhagies ; elles font occafionnées par 
le froid, & par une trop grande abon- 
dance de fang, que l’ufage immodéré 
de l'huile de Poiflon & du Poiflon même 
leur donne. Pour arrêter ces pertes de 
fang lorfqu’elles font trop abondantes, 
ils prient quelqu'un de les fuccer fur la 
nuque, ils lient fortement avec un fil 
leurs doigts annulaires , ils mettent dans 
leur bouche un morceau de glace, ou 
enfin ils teniflenc de l’eau de mer. Ils 
font fujets aufi aux autres maladies des 
Européens , comme douleur de tête, 


430 HISTOIRE DES PÈCHES 
douleur de dents, éblouiffemens, hydro- 
pifie, épilepfie , folie, &c. Mais ces 
maladies font fi rares chez eux, qu'ils 
ne connoiffent point de remèdes pour les 
guérir. R 
Ce peuple eft fujer à deux fortes de 
maladies de la peau ; la première eft 
une forte de gale; tout le corps, à l’ex- 
ception des mains , fe couvre de puftu- 
les; cette incommodité n’eft ni conta- 
gieufe, ni de longue durée. La feconde 
eft une forte de lèpre dégoutante ; elle 
eft incurable , & même contagieule à 
un certain point. Ces lépreux vivent fé- 
parés de la fociété , & n’ont d'autre 
confolation que celle de pouvoir fe gra- 
ter à leur aife; ils fe fervent de plumes 
pour faire tomber les écailles dontils font 
couverts. Les habitans penfent qu’ils doi- 
vent originairement cette maladie à la 
trop grande quantité de Poiflon, qui fait 
pour ainh dire, leur unique nourriture. 
La petite vérole étoir inconnue au Groen- 
land avant l’année 1733: Un jeune 
homme de Copenhague y porta ce fléau; 


DANS LES MERS DU NORD. 431 
& dans peu de cemps, plus de trois mille 
Groenlandois en furent la victime. 

Les Groenlandois font auf fujets à 
la gravelle , à la pierre ; mais 1ls en font 
la cure au moyen d’une très-grande in- 
cifion ; ils y mettent un appareil de 
foin ou de moufle, qu'ils aflujettiflent 
quelquefois avec une petite planche 
très-mince, pour que leurs habits n’en- 
veminent pas la plaie ; du refte ils 
vaquent à leufs travaux fans fe plaindre 
de la plus petite incommodité. L’urine 
eft le remède ordinaire pour les bleflures 
des mains & des pieds; parce moyenils 
étanchent le fang qui découle de la plaie; 
ils y mettent enfuirte un emplâtre de 
graifle ; ou bien ils y appliquent un 
peu de moufle trempée dans l'huile, & 
bandent le pied ou la main avec une 
Janière de cuir. Si la bleflure eft large, 
ils en recoufent les bords enfemble , 
avant d'y mettre le bandage. 

Ïls ont un remède prompt & efficace 
pour guérir les luxations : ils font tirer 
avec force le bras ou la jambe luxés, 


432 HISTOIRE DES PÊCHES 

jufqu'à ce que les os foient remis à leur 
place; alors ils y font un bandage au 
moyen d’une courroie très-munce ; 1l eft 
furprenant qu'au moyen de cette fimple 
opération, 1ls foient guéris en très-peu 
de temps. Lorfqu'ils fe caflent un bras, 
ou une jambe , ils ne fe fervent pas 
d'autre moyen pour les remettre. 

En général, les Groenlandois n’ont de 
remèdes que pour les maladies extérieu- 
res ; ils les guériflent en peu de temps, fi 
elles ne font pas trop graves. Ils n’en ont 
aucun pour les maladies internes, & 
laiflent à la nature le foin de les guérir. 
Ces dernières font ordinairement l’étifie 
& la pulmonie : cependant ils cherchent 
à en arrêter les progrès, en faifant ufage 
d’une forte de moule noire qu’on trouve 
fur les montagnes. Ils font fujets aufli à 
la dyflenterie, principalement au prin- 
temps ; il y a apparence que la quantité 
de mures fauvages qu'ils mangent avant 
leur parfaite maturité , leur occafñonne 
cette dangereufe maladie. Enfin ce peu- 
ple eft encore très-fujer aux maladies 


de 


DANS LES MERS DU NORD. 433 
de langueur ; la refpiration devient de 
plus en plus pénible jufqu'à ce que la 
mort vient mettre fin à tous leurs maux. 

Le Groenlanlois en général n’eft pas 
fujet à la fièvre. Lorfqu'il fe fent atta- 
qué d’une douleur de côté, maladie 
trés fréquente au Groenland, & qui eft 
occalionnée par une fueur interceptée , 
il fe fenc pris d’un friflon, fuivi d’une 
grande chaleur qui occafionne des tirail- 
lemens à la poitrine. C’eft la maladie la 
plus ordinaire ; mais les Groenlandois 
en font bientôt délivrés foit par les re- 
mèdes, foit par la mort. Ils appliquent 
la pierre d’aimant fur la partie doulou- 
reufe; 1l paroit qu'elle atuire l’humeur 
& qu’elle foulage le malade. Depuis 
l'arrivée des Européens au Groenland, 
ils fe font faigner dans cette maladie ; 
& même quelquefois feulement par pré- 
caution , & ils s’en trouvent trés-bien. 

La plupart de ces maladies leur pro- 
viennent de leur manière de vivre, qui 
eft en général très-pénible, & de la 
mauvaife nourriture que la nature leur 


Tome IT. ._ Ee 


434 HISTOIRE DE PÊCHES 

a départie. Dans l'hiver , lors même que 
le froid eft au point de leur ôter toute 
fenfibilité , & que tous leurs membres 
font engourdis, le Chafleur fort de fa 
hutte tout fuant, fouvent À demi nud, 
pour s’expofer aux rigueurs du vent du 
nord, le plus froid dont on puiffe fe faire 
une idée. S'il n’a rien à manger, il jeune 
pendant deux ou trois jours ; lorfqu'il 
refte dans fa hutte, il mange continuel- 
lement & ne laiffe pas un inftant fon 
éftomac vide. Il a continuellement foif, 
à caufe de la chaleur exceflive qu'il 
éprouve dans fa tanière ; alors l’eau 
n’eft jamais aflez froide pourlui; il y jette 
une pièce de glace & ne boit l’eau que 
lorfque celle-ci eft prefque fondue : 
aufli les maladies de la poitrine furvien- 
nent-elles particulièrement dans l’hiver, 
lorfque ce peuple manque de vivres : 
c’eft aufñli alors, que la mort fait plus de 
ravage chez ces Sauvages. 


TS 


DANS LES MERS DU NORD. 435 


RS REA ENRE RIAUE VOECPUIRENRE ES HR PCR SEE TRAINERS RE TIGE, 


GA PA EX XX EUX. 
Des Funérailles des Groenlandoïrs. 


Dis qu'un Groenlan£ois eft à l’agonie, 
on le revêt de fes plus beaux habits & 
on lui met fes bottes. Auilitôt qu'il eft 
mort, on troufle fes jambes, & on 
les lie fortement aux cuifles , fans doute 
POUF que fon tombeau étant plus court, 
il n'en coûte pas autant de peine pour 
le faire. On écarte avec foin tout ce 
qui a touché fon corps, pour détourner 
tous les malheurs qui pourroient en être 
la fuite pour fa famille. On jette tout 
à la porte, ainfi que tous les meubles 

& effets de tous les habitans de la 
. même hutte. On laifle le tout expofé 
à l’air jufqu'au foir; l'air intérieur eft 
cenfé alors aflez Dee , & tour eft 
remis à fa place. On pleure le mort pen- 
dant une heure, & on fait les prépara- 


tifs de fes funérailles; on prépare {on 
£ez 


436 HISTOIRE DES PÊCHES 
combeau qui eft ordinairement conftruit 
avec des pierres , fur une élévation 
à une certaine diftance de la hutte; 
on met dans le fond une légère couche 
de moufle. On ne fort pas le cadavre 
par la porte, on le jette par une fe- 
nêtre. Si le Groenlandois meurt fous fa 
tente, on ne le fort pas non plus pat 
l'entrée de la hutte, mais on pratique 
une ouverture dans l’une des peaux qui 
couvrent la vente , & le corps mort 
eft jeté par cette grande lucarne, Une 
femme eft chargée de faire le tour de 
la demeure du mort, avec une pièce 
de bois allumé dans fa main, & de crier, 
I n’y a plus rien à faire 1c1 pour vor. 
Le cadavre , emmaillotté & coufu 
dans fa plus belle pelifle , eft porté au 
tombeau par fes plus proches parens; 
ils le mettent fur leurs épaules, ou bien 
ils le traînent fur la terre. On le place 
dans le tombeau ; on le recouvre d’une 
peau, fur laquelle on met beaucoup 
de moufle, & enfuite on amoncelle 
des grofles pierres pour empêcher que 


DANS LES MERS DU NORD. 437 
le cadavre ne devienne la proie des 
Oifeaux ou des Renards. On place tout 
près de ce maufolée , le kajak du défunt, 
ainfi que fes flèches & tous fes autres 
outils; fi c’elt une femme qui a payé le 
tribut à la nature, on place à fes côtés 
fon couteau & fes aiguilles. Ce peuple 
penfe que la privation de ces uftenfiles , 
afigeroit leur ame dans l’autre monde, 
& qu’elle porteroit obftacle à leur fub- 
fiftance. 

_ Quelques Groenlandois ont aban- 
donné la coutume de placer ces uften- 
files auprès de leurs morts; ils fe fonc 
appetçus que des filoux venoient les 
enlever , fans avoir peur des fpedtres 
ou de la vengeance des ombres. Cepen- 
dant ils n’en font pas ufage, mais ils 
les vendent à d’autres qui s'en fervent 
fans fcrupule. Ceci prouve qu'il y a 
chez tous les peuples, des ames aflez 
fortes , ou dés Philofophes aflez rai- 
fonnables pour fe mettre au-deflus de 
toutes ces puériles fuperftitions. 
Quelques-uns mettent la têre d’un 


Fes 


438 HISTOIRE DES PÈCHES 

Chien fur le tombeau de leurs enfans; 
ils difenc que l'ame d’un Chien fait fe 
conduire, & qu’elle fervira de guide 
sur à celle d’un enfant (r). 

Les parens & les voifins qui forment 
le convoi funèbre , reviennent en filence 
à la hutte mortuaire , immédiatement 
après avoir rendu les derniers devoirs 
au mott. Il eft quelques purifications 
indifpenfables pour ceux qui l'ont porté 
au tombeau , qui l’ont enfeveli, ou qui 
l'ont touché. Les hommes prennent 
place dans la hutte, & gardent un morne 
filence ; ils fe blotifflent fur la terre, 
leurs couces appuyés fur les genoux, 
& la face dans les deux mains. Les 
femmes fe couchent tour de leur long, 
le vifage contre terre ; elles fanglottent 
& gémifflent. Le plus proche parent du 
mort eft chargé de l’oraifon funèbre; 
l'Orateur s’en acquitte avec zèle; tous 


(1) Defcription du Groenland par Escede, Évêque & 
Miffionnaire, traduite en français , par M. D. R. D. P. 
Édition de 1763, Chap. XIV. 


DANS LES MERS DU NORD. 439 
les hauts faits, les bonnes qualités & 
les vertus de fon parent font récités 
avec enthoufiafme. Ce difcours n'eft, 
à proprement parler , qu'une ode ; le 
file en eft empoulé : le Panégyrifte 
fait une pofe à chaque ftrophe ; il eft 
interrompu par des pleurs, des gémif- 
femens & des cris de douleur qui fer- 
vent de refrein ; mais à la dernière 
ftrophe , les hurlemens redoublent, & 
l'Orateur donne auf carrière à fa dou- 
leur, 1l gémit & fanglotte avec tout 
{on auditoire. Une femme eft chargée 
de la conduite de ce lugubre concert; 
elle bat une forte de mefure, & tous 
les afliftans fe règlent pour les gémiffe- 
mens , pour les cris & pour les pofes, 
fur elle : les hommes ne font ordinai- 
rement que fanglotter. Cette mufique, 
toute bizarre qu'elle eft , eft néanmoins 
touchante, & porte la trifteffle dans 
l'ame. La cérémonie finit toujours par 
un repas dont le mort fait les frais; la 
douleur des convives difparoît tout-à- 
coup à la vue des provifions que le mort 

Fe 4 


440 HISTOIRE DES PÊCHES 

n’avoit pas confommées; ils ne penfent 
qu’à fe bien régaler. Les vifites de deuil 
fe répètent tous les jours, aufli long- 
temps que les provifions ne font pas 
épuifées ; le temps de ces vifires eft 
appelé le temps du grand Deuil. La 
veuve porte ce deuil , couverte de fes 
plus fales habits ; elle ne fort prefque 
pas de fa hurte ; elle dit à tous ceux 
qui viennent la vifiter : Celur que vous 
cherchez n’eft plus 1ct; 1l ne s’en eft 
allé, hélas ! que trop loin. Le deuil or- 
dinaire dure plus d’un an; fa durée eft 
réglée fur l’âge du mort & fur le plus 
ou moins de fervices qu’il pouvuoit rendre 
à fa famille. Les femmes vont pleurer 
fouvent fur le tombeau du chef de la 
maifon Le deuil des hommes eft marqué 
quelquefois par des bleflures aflez pro- 
fondes qu'ils fe font, dans les premiers 
accès de leur chagrin. Les Angekoks, 
ou les Devins, font toujours confultés 
fur la durée du deuil. Si le défunt ne 
laifle pas de parens, on ne fe met 
pas mêrhe en peine de lui donner la 


DANS LES MERS DU NORD. 441 
fépulture ; il pourrit dans fa hutte ou 
en pleine campagne. 

Les Groenlandois ont une coutume 
barbare ; il eft furprenant que les Mif- 
fionnaires n’aient pu réuflir à la détruire. 
Un enfant à la mamelle, dont la mère 
meurt, eft enterré tout vivant auprés 
d'elle, fi le père ou les parensne peuvent 
pas lui trouver une nourrice. C’eft par 
excès de tendrefle pour lui, qu'ils pré- 
tendent autorifer cette barbarie. Nous 
n'aurions pas le cœur de le voir fouffrir 
© mourir de faim , difent-ils; & ils 
ont le cœur ce le condamner à ce 
fupplice! Le fort des veuves avancées 
en âge , eft le même; fi elle n'a plus 
de parens ou d'amis qui veuillent fe 
charger d’elle , elle eft enterrée vivante 
à côté de fon mari. Le fort des vieil- 
lards eft plus confolant en quelque 
forte. Lorfqu'un homme eft en proie 
à tous les malheurs de la caducité , 
& qu'il eft dans l'indigence , fi per- 
_fonne ne veut lui donner afile , on 
le tranfporte dans une Ifle déferte , 


422 HISTOIRE DES PÊCHES 
on !’y abandonne à fon malheureux fort. 

Quelle étrange commifération que 
celle qui rend l’homme cruel & bar- 
bare envers fon femblable , envers fes 
plus proches parens ! Les Groenlandois 
font fans doute violence à la nature, 
lors même qu'ils croient obéir à fes loix 
éternelles. Tout ce qu'on peut dire, 
pour difculper ce peuple groflier, c'eft 
qu'il interprête bien à contre-fens les 
loix de l'humanité. 

Je crois faire plaifir à mes leéteurs ,en 
donnant ici la traduétion que M. Dalager 
nous a laiflée d’une de ces oraifons 
funèbres dont j'ai parlé plus haut. Celle- 
ci eft l’ode qu’un père de famille chante 
lui-même à la mort de fon fils. La 
nature la plus agrefte eft roujours ex- 
preflive dans fes grands élans ; & la 
naïveté avec laquelle elle s'exprime, 
vaut bien tout ce que l'art oratoire a 
de plus brillant & de plus recherché. 

« Ah que je fuis malheureux ! J'ai 
» beau te chercher de mes yeux, à 
» cette place où tu r'afleyois à mes 


2 
2 
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L» 
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>» 
2 
3 
3 


22 


DANS LES MERS DU NORD. 443 
cotés ; hélas elle eft vide ! Il eft donc 
perdu le foin que ta mère prenoit 
de fécher tes habits au retour de- 
ca chafle ! Ma Joie s'eft convertie 
en triftefle ; ma joie s’eft enfevelie 
fous les montagnes ! Avant ta mort, 
je men revenois content dans ma 
hutte, le foir après avoir donné toute 
la journée au travail. J’ouvrois d’a- 
bord mes foibles yeux pour ty voir; 
ou je t’y attendois, & me réjouiflois 
d'avance de t'y voir arriver bientôt 
après moi. | 
» Avec quelle agilité tu maniois ton 
Kajak, au moment de ton départ 
pour la chafle ! Les jeunes gens, les 
vieillards même te portoient envie 
en admirant ton adrefle. Ta mère 
allumoit la lampe, fufpendoit le chau- 
deron pour faire cuire le gibier que 
tu avois tué de ta main; elle invi- 
croit tous les voifins à venir fe régaler 
de ta pêche ; elle leur fervoit ces 
mets exquis, & moi j'en avois auf 
Ma part, 


444 HISTOIRE DES PÊCHES 


29 


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bb) 


2 


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2 


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235 


» C’eft toi qui appercevois au loin 
le pavillon écarlatte des vaifleaux 
qui approchoient de nos côtes ; tu 
r'écriois avec tranfport ; voila le mar- 
chand qui arrive. Tu fautois alors 
dans la barque qui portoit nos mar- 
chandifes, le fruit de notre travail; 
tu en féparois une partie que tu 
donnois à ta mère; elle avoit foin 
de racler la peau des animaux dont 
tu t’étois rendu maître. Tu recevois 
en échange des chemifes de toile & 
des outils de fer; &, de cette ma- 
mère, tu recevois le prix que ton 
harpon & tes flèches t’avoient mérité. 
» À préfent, hélas , tout eft perdu! 
Quand je penfe à toi, mes entrailles 
s'émeuvent; un trouble général me 
met hors de moi-même ! Si, du moins, 
je pouvois pleurer comme bien d’au- 
tres, mes larmes foulageroient ma 
douleur. 

» Qu'ai-je donc plus à defirer doré- 


_navant dans ce monde ? La mort feule 


peut être de quelque prix pour moi! 


DANS LES MERS DU NORD. 445 
Je la préfère à cout ! Mais, fi je 
» MmOurOis, qui auroit foin alors de mon 
» époufe & des enfans qui nous reftent? 
» Je confens donc à vivre encore quel- 
» que temps. Hélas ! je ferai privé pen- 
» dant tout le refte de mes jours, de 
» tout ce qui peut réjouir & confoler 
l’homme fur la terre . . 


L°4 
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e LI 2, 


446 HISTOIRE DES PÊCHES 


CHU PTTIR'E RO 


Événemens remarquables au Groenland. 


N OUS n'avons rien d’aflez certain fur 
les événemens ramarquables du Groen- 
land, qui remonte avant l’année 1733. 
Ce peuple fans police, fans arts, fans 
fciences & fans belles-lettres, a tou- 
jours manqué d'Hiftoriens, d'Écrivains, 
de Savans, d’Obfervateurs en état de 
tranfmectre à la poftérité les événemens 
dont j’enfemble fait l’hiftoire nationale 
d'un pays. Cette hiftoire n’exifte ni par 
les écrits des naturels du pays, ni par 
les monumens d'aucune efpèce qui aient 
pu guider les Voyageurs, d’une manière 
aflez sûre pour ramafler des matériaux 
propres à fervir de fondemenc à l'hif- 
roire du Groenland. 

Les événemens dont je vais rendre 
compte, font tous malheureux & bien 
propres à confirmer l'opinion générale 


TT 


DANS LES MERS DU NORD. 447 
{ur la rufticité d’une contrée dont l’af- 
pet eft rebutant, le climat affreux, le 
{ol ingrat & ftérile. 

Les Groenlandois ne connoifloient 
pas la petite vérole , avant l’année 1733; 
ils en éprouvèrent alors, & dans la fuite, 
les plus terribles effers. Cette épidémie 
y caufa les plus grands ravages, fans 
que ce malheureux peuple eüt aucun 
moyen d’en arrêter le cours, ou d’en 
adoucir la furie. Le projet louable que 
les Miffionnaires avoient formé, de jeter 
dans ce pays fauvage , les fondemens 
de la civilifation , & d’y propager avec 
plus de fruit, les préceptes de l’évan- 
oile , donna entrée à ce fléau dans un 
pays, où il n’avoit pas encore pénétré. 
Tant il eft vrai que le bien & le mal 
fe touchent de fi prés , que très-fouvenr 
lun produit l’autre. 

En 1731, on avoit fait partir pour 
le Danemark fix Groenlandois, quatre 
hommes faits, & deux enfans, garçon 
& fille , dans la vue de jeter dans 
leur cœur, les femences des mœurs 


448 HISTOIRE DES PÊCHES 
Européennes & des préceptes de l'évan< 
gile, afin de pouvoir les faire fruétifier 
dans la fuite avec plus de fuccès au 
Groenland. Les hommes étoient morts 
à Copenhague, les deux jeunes gens 
Jeur avoienc furvécu; lorfqu'on les crut 
un peu inftruits, on les renvoya dans 
leur pays. La fille mourut dans la tra- 
verfée, & le jeune homme arriva en 
bonne fanté chez fes parens. Peu de 
jours après fon arrivée , le germe de 
la petite vérole fe développa ; il fut 
bientôt couvert de puftuies. D'abord, 
l’éruption de ces boutons ne donna 
aucune alarme ; cette maladie étoit 1n- 
connue dans fon pays. Îl continua à 
fréquenter fes camarades & à jouer avec 
eux ; il leur communiqua le venin dontil 
étoit atteint, & bientôt il en fuc la 
première viétime ; 1l mourut au mois 
de Septembre 1733. Plufeurs de fes 
camarades le fuivirent de près au tom- 
beau; & dans peu, l'épidémie fit de 
cruels ravages dans toute la Colonie. La 
contagion fit d'autant plusde progrès ,que 
les 


DANS LES MERS DU NORD. 449 
les Groenlandois n’en connoïifloient pas 
le traitement , & qu’ils s'y expofoient 
fans réferve. Les malades, dévorés par 
une foif brülante, l’étanchoient avec 
de la glace dont, pendant la maladie, 
ils faifoient leur unique boiflon. La 
mortalité s’étendit au loin, comme il 
arrive toujours dans un pays où l’épi- 
démie fe manifefte pour la première 
fois. Les malades , fouffrant des dou- 
leuts inconcevables , & qu'ils n’avoient 
jamais reflenties , entroient dans une 
forte de rage ; plufieurs fe donnoient 
la mort avec leurs couteaux, d’autres 
alloient fe jeter dans la mer pour mettre 
fin à leur tourment. Un de ces malheu- 
reux Groenlandois , voyant fon fils prêt 
à mourir de cette cruelle maladie, affaf- 
fina fa belie-fœur, dans la ferme croyance 
qu’elle avoit enforcelé cet enfant, & 
qu'il alloit mourir de ce fortilége. Les 
Danois qui fe crouvoient alors au Groen- 
land, craignirent unfoulèvementgénéral 
contre eux ; on les accufoit hautement 
d'être la mets de ce fléau, & d’avoir 


Tome IT. po 5: 


459 HISTOIRE DES PÈCHES 
apporté le germe de cette maladie ; la 
peur de la contagion en multiplia les 
ravages. Les Groenlandois, fe perfua- 
dant que c’étoit la pefte, fuyoient les 
infortunés malades, les laifloient fans 
aucun fecours, & même fans fépulture. 
Quelques-uns s’adreffèrent au commen- 
cement, au Dieu que les Européens 
leur avoient fait connoître ; mais, 
voyant que leurs prières n’étoient pas 
exaucées , ils finirent par blafphémer 
contre ce Dieu, avec une rage & un 
défefpoir inconcevables. Ils ne favoient 
pas, fans doute, que les defleins de 
ce Dieu font impénétrables | quoique 
toujours fages. 

M. Eggede & les autres Miffionnaires 
fe portèrent par-tout avec un zèle vrai- 
ment apoftolique & infatigable. Ils ta- 
chèrent , par leurs exhortations, de 
ramener l’idée du vrai Dieu parmi ce 
peuple défefpéré , en lui citant des 
exemples frappans de fa miféricorde & 
de fa providence. Ils ne trouvèrent par- 
tout que Ja dévaftation & la plupart 


DANS LES MERS DU NORD. 451 
des habitationsiabandonnées ; ils mar- 
choient fur les cadavres & fur les rom- 
beaux, qu’un petit tas de pierres ou'de 
neige leur indiquoit. La pâleur ; la 
triftefle & le deuil étoient peints fur 
les phyfonomies des miférables qui 
avoient furvécu à leurs parens & à leurs 
amis. Îls ne trouvèrent dans une Ifle, 
qu'une feule jeune fille, couverte de 
puftules , avec trois petits frères qui 
fe débattoient encore contre les at- 
teintes de la mort. Leur malheureux 
père, après avoir donné la fépulture à 
tous les habitans de l’Ifle, s’'étoit fait 
un tombeau pour lui-même ; il s’yéroic 
renfermé avec le plus jeune de fes en- 
fans , mort de la petite vérole, & avoit 
ordonné à cette fille de combler ce 
tombeau de pierres , pour le mettre 
lui - même à l'abri d'y être dévoré 
par les Renards. Les reftes de cette 
famille infortunée ne vivoient plus 
qu'avec le réfidu du Hareng defléché 
& d’un peu de chair de Phoques , en 
attendant que la faim ou la maladie 

F f:2 


452 HISTOIRE DES PÊCHES 
vinflent terminer leur malheureureufe 
vie. | 

La petite vérole étendit alors fes 
ravages quarante mulles au nord, & 
à-peu-près autant vers le fud; elle dura 
une année entière. Les Navigateuts 
Danois qui arrivèrent pour faire leur 
commerce ordinaire , trouvèrent la core 
déferte à plus de trente milles d'étendue; 
les habitations même étoient prefque 
détruites. M. Egsgede porte le nombre 
des morts, dans l’efpace cité , à trois 
mille. Dans lefpace de trois mois, 
cinq cents Groenlandois moururent dans 
un feul diftri& de huit milles d’éten- 
due. Dans celui de Baals-Rivier , le 
plus peuplé de tous, huit ou neuf 
perfonnes feulement échappèrent à la 
mort. 

L'hiver de 1739 fut un des plus 
rudes , il eut les fuites les plus défaf- 
treufes pour les naturels du pays; äl 
fut f rigoureux dès les premiers jours 
qu'il fe fit fentir, que les baies du 
fud furent tellement fermées par les 


DANS LES MERS DU NORD. 4$3 
places accumulées, que les Groenlan- 
dis ne purent plus y pénétrer pour 
faire leur provifion de Poiflon. Plu- 
fieurs moururent de froid & de faim. 
Îls manquoient d'huile pour allumer 
leurs lampes qui leur fervent tour-à-la- 
fois à faire cuire leurs alimens , & à 
échauffer leurs tanières. Dans cette 
double calamité, ils prirent la réfolu- 
ion de fe réfugier chez les Européens 
établis dans leur contrée. Les hommes 
partirent à ce deflein ; ils étoient obligés 
de marcher plufeurs jours de fuice fur 
la glace , en portant leur Kajak fur leurs 
épaules ; à peine trouvoient-ils de loin en 
loin quelque plage d’eau fuffifante pour 
recevoir leur Kajak , & leur donner ,en 
naviguant dans cette frèle nacelle, le 
moyen de fe délafler. Ils prièrenc les 
Miflionnaires de leur donner afile, & 
d'envoyer chercher fur la glace leurs 
enfans & leurs femmes qui n’avoient 
pu les fuivre. Les Frères Moraves les 
reçurent avec humanité, leur donnèrent 
tous les fecours qui étoient en leur 


F£ 3 


454 HISTOIRE DES PÊCHES 

pouvoir , & firent partir un navire pour 
allerchercherlesmalheureux qui étoient 
reftés dans l’ffle. Elle étoit inabordable, 
à caufe de la glace qui-en défendoit 
les approches. On fut obligé, pendant 
une femaine , de laifler ces infortunés 
à la merci de la faim ,.ne pouvant les 
approcher aflez pour leur faire, pañler 
des vivres. Enfin le temps s’adoucit.un 
peu, l'eau commença à reprendre fon 
cours , & on ptofita de ce moment 
pour les enlever & les fouftraire à une 
moït certaine. Jls avoient pañlé dix 
jours dans la neige, fans autre reflource 
que Jeurs peaux & le cuir’ de leurs 
fouliers pour fe nourrit. Un Groenlän- 
dois plus hardi que fes compatriotes, 
ptit la réfolution défefpérée de furmon- 
ter tous les. obftacles au péril de fa 
vie, pour arriver à l'Ile, & enretirer 
fa femme & fes enfans; il s’'étoit muni 
de deux Kajaks. Il-réuflit.:il plaça dans 
lun fa fémme & le plus jeune de fes 
enfans qu'elle portoit fur fes épaules; 
il fe mit dans le fecond avec l’autre 


DANS LES MERS DU NORD. 455 
enfant qu'il attacha fur fes épaules; 11 
attacha fortement les deux nacelles 
enfemble , & il parvint, avec des peines 

incroyables , en ramant tantôt fur l’une 
tantôt fur l’autre, À délivrer fa fa- 
mille, & à la conduire heureufement 
à bord du navire. 

L'année 1756 eft une époque ble 
à laquelle la famine fit des ravages 
inouis au Groenland. M. Dalanger, 
Facteur Danois , étant allé cette année 
a Kellingeir pour y faire le commerce 
de l'huile de Poiffon, y fut témoin d’un 
trait qui répugne à la nature, & qui eft 
horrible À raconter. La famine y avoit 
fait un rayage inoui, & avoit emporté 
la plus grande partie des habitans. Uñe 
jeune fille , dont les parens étoient dans 
limpoñibilité de l’'alimenter , avoit été 
jetée par eux dans un trou, pour s’épar- 
gner , difoient-ils, le chagrin de la voir 
mourir de faim. Deux jours après l'avoir 
enterrée vivante, ils eurent la curtofité 
d'aller voir fi elle vivoit encore; ils la 
trouvèrent refpirantencore. Accablés de 


Ff 4 


456 HISTOIRE DES PÊCHES 
chagrin ne pouvant venir à fon fecours ; 
& alonger une vie qu'elle étoit fur le 
point de perdre , l'amour pour leur 
fille leur fit prendre une réfolution 
cruelle. Afin de la délivrer des angoïifles 
de la famine, ils s’avisèrent de la jeter 
toute nue dans la mer. Cette malheu- 
reufe fe débattant contre les flots de 
ce terrible élément , y rencontra un 
Sauvage : celui-ci la faifitpar commiféra- 
tion, & la recira de la mer. Mais cette 
bonne aétion même parut devoir lui être 
plus nuifible qu'avantageufe ; fon libé- 
rateur ne pouvant lui donner aucun 
aliment pour appaifer la faim qui la 
dévoroit | il la dépofa dans un magafin 
vide , & elle fut laiffée une feconde 
fois en proie aux horreurs de la famine. 
C'eft.dans ce trifte & déplorable état, 
que M. Dalanger trouva cette infortu- 
née, maigre, épuifée , n'ayant plus 
qu'un fouffle de vie, il lui procura de 
Ja nourriture & des habits, & l’envoya 
au Comptoir de fa Fadtorerie. 

En 1757, la famine fe fit encore 


DANS LES MERS DU NORD. 457 
fentir dans cette contrée , de la manière 
la plus cruelle. C’eft le dernier trait 
de ce fléau deftruéteur, que nous cité- 
rons ; les Européens n’y avoient jamais 
vu autant d'infortunés qu’ils en virent 
cette année. La communication des Ifles 
de l’une à l’autre, & avec le continent, 
avoit été abfolument fermée par les 
tempêtes , les neiges, les glaçons, & 
tous les autres obftacles qui font la fuite 
d’un atmofphère congelé. Dès les pre- 
miers jours de Mars, 1l étoit impoñlible 
d’aller chercher des vivres. La plus grande 
partie des enfans mourut, & ces innocen- 
tes créatures reftèrent fans fépulture; on 
en enterra un crès-grand nombre vivans, 
pour épargner les vivres par ce moyen 
eruel. Les Mifionnaires furentvivement 
couchés du fort déplorable de ces in- 
fortunés ; ils hafardèrent de venir à 
leur fecours, & de chercher à leur 
procurer : des vivres. Deux d’entre eux 
partirent pour Kangek. Voici le rapport 
qu'ils firent fur l’étac où ils avoienttrouvé 
les Groenlandois, 


458 HISTOIRE DES PÊCHES 


& Nous partimes le 123 Mars ; l'air 
de mer étoit prodigieufement froid ; 
mais les vents fouflant aflez fort, 
nous. arrivèmes heureufement à Kan- 
gek., En parcourant cette Ifle, nous 
apperçumes une hutte abandonnée, 
faute d'huile de Poiflon néceflaire 


pour faire du feu. Tout près de 


cette habitation , nous trouvimes 


quinze individus dans une forte de 


magafn pratiqué dans la terre ; nous 
y encrâmes à quatre pattes ; 1l nous 
fut impoñible de nous y tenir de 
bout. Ces malheureux étoient tous 
couchés l'un contre l’autre, pour tà- 


cher de fe réchauffer mutuellement, 


car ils étoient fans feu & fans lu- 


_mière. Leur foiblefle éroit extrême, 


au point de ne pouvoir remuer, nt 
parler. Un de nos ferviteurs fortit 
pour leuraller chercher deux Poiflons. 
Une jeune fille, n'ayant plus qu'un 
foule de vie, fe faifñir de l'un de 
ces Poiflons, le dévora tout crud, 
& en avala les morceaux fans les 


DANS LES MERS DU NORD. 459 
mâcher.Quatreenfansdecette famille 
étoient déjà morts; nous laifsàmes 
à ces malheureux une partie de nos 
provifions ». 


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Quoique cette contrée paroifle trop 
peu favorifée de la nature, &, par 
là , devoir être exempte de plus grands 
malheurs, néamoins l'expérience prouve 
qu'elle eft fujette aux tremblemens 
de terré , autre fléau qui met le comble 
à fes défaftres ordinaires; en voici un 
exemple: La maifon de Zrichtenfels , 
quoique d'une itrès-petite : élévation , 
dont les, murs avoient quatre pieds 
d'épaifleur, fut ébranlée par un trem- 
blement de terre, arrivé au mois de 
Septembre. de l’année:1759. Les mai- 
fons. voifines. foufliirent davantage ; 
les toits en volèrent en éclats. Les 
navires qui étoient à fec fur le rivage, 
furent renverfés & jetés au loin par 
l'ouragan; huit hommes furent empor- 
tés dans la mer & y périrent. Cer orage 
s’étendit très au loin ; il porta fes ra- 
vages -jufque dans la Mer. Baltique & 


460 HISTOIRE DES PÊCHES 
jufqu'au Karepat, où plufeurs navires 
furent renverfés & fubmergés. Ce dé- 
faftre fut précédé & fuivi par des éclairs 
épouvantables. Un de ces éclairs mit le 
feu à une maifon qui en fur confumée ; 
un pareil événement eut lieu la veille 
de Noël à midi. 

Quelque rares que foientces fortes de 
calamités dans ce pays, M. Crantz parle 
d'un de ces phénomènes terribles qu'il 
avoit obfervés lui-même deux ans au- 
paravant ; 1] s’'annonça le 21 Septembre 
1757, par un vent du fud, accompagné 
de pluie & de neige. On vit des éclairs 
f terribles, & ferpenter avec tant de 
force, que, même dans les pays les 
plus chauds, on en voit rarement de 
femblables : on n'en avoit jamais vu 
de pareils au Groenland. Ce qu'il y 
a de remarquable , c’eft que , pen- 
dant tout cet orage, on n’entendit pas 
un feul coup de tonnerre ; le feu de 
ces éclairs, quoique très-vif, ne caufa 
aucun dommage. 

Voilà les événemens principaux à 


DANS LES MERS DU NORD. 465 
remarquer dans l’hiftoire du Groenland. 
Les Hernutes s'efforcent depuis long- 
temps , avec un zèle & une péine 1n- 
croyables , de  prêcher lévaagile aux 
Groenlandois ; de leur en faire gouter 
les préceptes, & d'y faire fleurir la 
religion chrétienne. Ils perfiftent depuis 
plufieurs années dans cette mifion pé- 
nible , & reftent expofés au froid excef- 
if, & aux autres incommodités de ce 
pays fauvage , dans l'unique vue de 
faire des profélytes. L’attachement in- 
croyable des Groenlandois aux maximes 
de leurs pères , a toujours été un obf- 
tacle au zèle défintéreflé & digne d’é- 
loges de ces refpectables Prédicateurs; 
is ont retiré peu de fruit de leur mif- 
fion. Ils ont fait conftruire des églifes 
en plufñeurs endroits, particulièrement 
au canton appélé /es nouveaux Hernutes , 
& à Lichrenfels ; cependant le nombre 
des Néophites, dans l’efpace de vingt- 
trois ans , montoit à peine à fept cents, 
parmi lefquels 1l y avoit à peine aufli cent 
foixante communians à ce même temps. 


462 HISTOIRE DES PÈCHES, &c. 

Ce nombre eft bien petit, relative- 
ment à la totalité des habitans ; on en 
comptoit dix mille, qui tous, à fept 
cents près , reftoient encore opiniâtre- 
ment attachés aux coutumes , aux 
dogmes, aux: habitudes & aux fuperfti- 
tions de leurs ancêtres. 


ne ne die nan men een ne ce ee 
TABLE 
DES CHAPITR EF 


CONTENUS DANS CE VOLUME. 


Disécainon HISTORIQUE fur PISLANDE ; 
la LAPONIE 8 la SAMOYEDE. Page  # 


CHapr. XV. Du Groenland. 09 
CHap. XVL Coup - d'œil général fur la côte 
occidentale du Groenland. | 155 
Cap. XVII. Lieux habités par les Groenlan- 
dois. Établiffemens des Danois. 185 
Cap. XVIIL Du Climat & des Saifons du 
Groenland. 204 


OBSERVATIONS faites au Groenland , depuis 
le mois d'Aoët 1761, jufqu'au méme mois 


1762. 229 
Cap. XIX. Olfirvations curieufes & utiles 

fur les Mers du Groenland. 236 
CHap. XX. Caractère moral des Groenlan- 

dois, leurs Vertus & leurs Vices. 262 
CHapr. XXI. Religion, ou plutôt Superfhsions 

des Groenlandois. 278 
CHap. XXII Moœurs particulières, Mariages, 

Éducation, &c. 309 


CHaP. XXII. Srarure | Conformation & 
Paffions particulières des Groenlandois, 369 


464 TABLE DES CHAPITRES. 
Car. XXIV. Nourriture des Groenlan= 


dois, Page 379 
Car. XXV. Del'Habillement des Groenlan-* 

dois: 392 
Car. XX VI. Huttes & Tentes des Groenlan- 

dois, AO 
Car. XXVIL Ares & Sciences des Groen- 

landois. 414 
CHar. XXVIIL Maladies & Remèdes des 

Groenlandois. 428 
Cuar, XXIX. Des Funérailles des Groen- 

landeis. 435 
CHar. XXX, Événemens remarquables at 


Groenland, | 446 


Fin du Tome fecond, 


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